10

Je suppose que tout le monde garde à l’esprit plus ou moins la même image de ce que fut le jeudi Rouge et de ce qui suivit. Mais en ce qui me concerne (et ne serait-ce que pour tenter de me l’expliquer et de comprendre, si tant est que ce soit possible), je vais essayer de le décrire tel que je l’ai vu, avec la confusion et les doutes qui le marquèrent.

Nous nous sommes retrouvés à quatre dans le grand lit de Janet, mais pour nous réconforter mutuellement et nous tenir compagnie, pas pour le sexe. Nous guettions la moindre bribe de nouvelles et nos yeux étaient fixés sur le terminal. Les mêmes informations se répétaient : une attaque avortée du Québec, le président de l’Imperium de Chicago tué dans son lit, la frontière fermée, différents rapports non vérifiés concernant des sabotages, les rues interdites, la population exhortée au calme. A chaque fois, c’était la même chose mais, régulièrement, nous nous taisions pour écouter, dans l’espoir d’un élément nouveau qui pourrait donner quelque sens à tout ce que nous avions appris.

Mais, au lieu de cela, les choses ne firent qu’empirer durant la nuit. Vers quatre heures du matin, nous savions qu’il y avait eu des assassinats et des sabotages sur toute la surface du globe. Au matin, des bulletins annoncèrent que des incidents avaient eu lieu à Ell-Quatre, dans la base de Tycho, à la Station Stationnaire et (d’après un message interrompu) sur Cérès. Impossible de savoir si les troubles s’étaient produits également dans les systèmes d’Alpha Centauri ou de Tau Ceti, mais une déclaration officielle nous le confirma plus ou moins en nous demandant de ne pas nous livrer à des spéculations inutiles.

Vers quatre heures, j’ai donné un coup de main à Janet qui avait décidé de faire quelques sandwiches et du café.

Je me suis réveillée à neuf heures parce que Georges venait de bouger. J’avais passé un bras autour de son épaule et je m’aperçus que j’avais dormi la tête sur sa poitrine. Ian était assis sur le lit, en travers, appuyé contre des oreillers, les yeux fixés sur l’écran du terminal. Mais ses paupières étaient fermées. Janet n’était plus là. Elle s’était glissée jusqu’à ma chambre.

En faisant très doucement, je réussis à me déplier et à quitter le lit sans réveiller Georges. Dans la salle de bains, je trouvai un peu de café qui restait et je me sentis bien mieux. En jetant un coup d’œil dans « ma » chambre, je vis mon hôtesse disparue. Elle était réveillée et me fit signe d’entrer. Je me glissai auprès d’elle et elle m’embrassa.

— Comment vont les garçons ?

— Ils dorment encore tous les deux. Du moins, ils dormaient encore quand je les ai quittés, il y a trois minutes.

— Bien. Ils en ont besoin. Ils ont tendance à se faire du souci, ce qui n’est pas mon cas. Je me suis dit qu’il était vraiment inutile d’attendre Armageddon comme ça, l’air hagard, alors je suis venue ici. Tu dormais, je pense.

— C’est possible. Je ne sais pas à quel moment j’ai sombré. Il me semble que j’ai entendu des centaines de fois les mêmes informations.

— Tu n’as rien raté de particulier. J’avais coupé le son mais laissé l’écran allumé. Ç’a été tout le long la même histoire. Tu sais, Marjorie, les gars attendent que les bombes nous tombent dessus. Mais je n’y crois pas.

— J’espère que tu ne te trompes pas. Mais pourquoi ne tomberaient-elles pas ?

— Des bombes H sur qui ? Où est l’ennemi ? Tous les grands blocs de la planète sont en péril, si j’ai bien compris. Mais, si l’on excepte cette faute imbécile de quelque général québécois, aucune force militaire ne semble être entrée en action jusqu’à présent. Des assassinats, des incendies, des explosions, des émeutes, des sabotages de toutes sortes, du terrorisme partout – mais aucun plan discernable. Ce n’est pas l’Est contre l’Ouest, les marxistes contre les fascistes, ou les Noirs contre les Blancs. Non, Marjorie, si les missiles sont lancés, ça ne signifiera qu’une chose : que le monde tout entier est devenu dingue.

— Est-ce qu’il n’en a pas déjà l’air ?

— Je ne le crois pas. Tout cela ne ressemble à rien. La cible, c’est tout le monde. On dirait que tout cela est dirigé contre tous les gouvernements en même temps.

— Des anarchistes ? ai-je suggéré.

— Des nihilistes, peut-être…

Ian apparut, les yeux cernés, le visage mangé de barbe, l’air accablé, vêtu d’une vieille robe de chambre trop courte pour lui. Je remarquai qu’il avait les genoux cagneux.

— Janet, je n’arrive pas à joindre Betty ni Freddie.

— Est-ce qu’ils devaient retourner à Sydney ?

— Ce n’est pas ça. Je ne peux même pas contacter Sydney ou Auckland. Ce foutu synthé n’arrête pas de me répondre : « Aucun-circuit-n’est-disponible-pour-l’instant. Veuillez-prendre-patience-et-renouveler-ultérieurement-votre-appel. » Enfin, tu connais.

— Mmm… Sabotage ?

— Possible. Ou peut-être pire. Ensuite, j’ai appelé le contrôle du port et j’ai demandé ce qui se passait avec les liaisons satellites entre Winnipeg et Auckland. Je me suis annoncé et j’ai pu avoir le superviseur. Il m’a dit de ne pas insister parce qu’ils étaient vraiment dans la merde. Tous les SB sont collés au sol parce qu’il y en a déjà eu deux de sabotés en plein espace. Le Winnipeg-Buenos Aires de 29 et le Vancouver-Londres de 101…

— Ian !

— Pas un seul survivant. Sûrement l’étanchéité, parce qu’ils ont tous les deux explosé en quittant l’atmosphère. Janet, à mon prochain décollage, je vais tout inspecter moi-même. Tout Et j’arrêterai le compte à rebours au plus petit pépin. Mais je me demande quand j’aurai l’occasion de le faire, remarque. Pas question de lancer un SB quand les liaisons avec le port de rentrée sont interrompues… Et le superviseur m’a avoué qu’ils avaient perdu tous les circuits satellites.

Janet s’est levée pour l’embrasser.

— Maintenant, cesse de t’inquiéter ! Immédiatement. Bien sûr que tu vas tout vérifier toi-même jusqu’à ce qu’ils mettent la main sur les saboteurs. Mais pour l’instant, tu n’y penses plus parce que personne ne t’appellera au port jusqu’à ce que les communications soient rétablies. Donc, disons que nous sommes en vacances. Je suis d’accord pour Betty et Freddie : j’aurais aimé leur parler. Mais ils peuvent se débrouiller par eux-mêmes, et tu le sais. Je ne doute pas qu’ils se font du mauvais sang pour nous et ils ne le devraient pas. En tout cas, je suis heureuse que ça se soit passé pendant que tu étais à la maison et non de l’autre côté du globe. C’est tout ce qui compte pour moi. Tu es ici, en sécurité avec nous. Alors nous allons tous nous asseoir bien tranquillement en attendant que cette histoire de fous prenne fin.

— Il faut que j’aille à Vancouver.

— Mon Dieu, mon Dieu ! Il ne « faut » rien, si ce n’est payer tes impôts et mourir. Tu ne crois quand même pas qu’ils vont embarquer des artefacts dans les vaisseaux alors qu’ils ne peuvent pas décoller ?

— Artefacts ! ai-je lâché, et je l’ai aussitôt regretté.

Ian a paru me voir pour la première fois.

— Hello, Marj, bonjour ! Ne t’en fais pas pour ça. Je suis désolé d’avoir à me débarrasser de cette corvée pendant que tu es là. Les artefacts dont Janet parle ne sont pas des gadgets. Ils sont vivants. La direction s’obstine à croire qu’un artefact vivant peut faire un meilleur pilote qu’un homme. Je suis délégué de la section de Winnipeg et il faut bien que j’aille me battre parce que la direction et le syndicat se réunissent à Vancouver demain.

— Ian, a lancé Janet, téléphone au secrétaire général. C’est stupide de partir pour Vancouver sans t’être informé.

— D’accord, d’accord.

— Mais ne te contente pas de poser la question pour savoir si la réunion a lieu ou non. Demande qu’on la reporte jusqu’à ce que l’alerte ait pris fin. Je veux que tu restes ici et que tu me protèges.

— Ou vice versa.

— Ou vice versa, oui. Mais je suis prête à m’évanouir dans tes bras si nécessaire. Qu’est-ce qui te dirait pour le breakfast ? Quelque chose de pas compliqué, sinon tu es désigné d’office.

Je n’écoutais plus vraiment. Le mot d’artefact résonnait encore en moi. Jusque-là, j’avais pensé à Ian – et à eux tous, vraiment – comme à des êtres profondément civilisés, évolués, qui pouvaient nous considérer, moi et mes pareils, comme des humains de plein droit. Et je venais d’apprendre que Ian faisait partie d’un syndicat décidé à lutter contre la concurrence que représentaient les miens.

(Que voudrais-tu que nous fassions, Ian ? Nous couper la gorge ? Quand on nous a produits, on ne nous a rien demandé, pas plus qu’à toi quand tu as été conçu. Il se peut que nous ne soyons pas réellement humains, mais nous partageons la vieille fatalité des humains : nous sommes des étrangers dans un monde que nous n’avons pas fait.)

— Eh bien, Marj ?

— Oh ! excuse-moi. Que disais-tu, Janet ?

— Je te demandais ce que tu voulais pour ton breakfast, chérie.

— Oh ! ce que tu voudras. Je mange tout ce qui est immobile, ou même ce qui va très lentement. Je peux te donner un petit coup de main ? Tu veux bien ?

— J’allais te le demander. Parce que Ian n’est pas très utile dans une cuisine, je dois avouer.

— Quoi ? Je suis un très bon cuisinier.

— Mais oui, chéri. Ian s’est engagé à cuisiner tout repas que je viendrais à lui commander. Mais il faut vraiment que j’aie très faim.

— Marj, ne l’écoute pas !

Je ne sais toujours pas si Ian sait ou non faire la cuisine, mais Janet s’y entend très bien. (Ainsi que Georges, comme je devais le découvrir plus tard.) Et nous avons donc dégusté une omelette au cheddar légère et mousseuse, des crêpes bien fines avec du jambon, du sucre et du bacon parfaitement grillé, le tout arrosé de vrai jus d’orange pressé à la main et de café dont les grains venaient tout juste d’être torréfiés.

(La nourriture, en Nouvelle-Zélande, est merveilleuse, mais il n’y est pas question de cuisine véritable.)

Georges est apparu à l’heure, comme un chat, accompagné d’une certaine Maman Chat qui le suivait en le précédant. Quant aux chatons, ils furent rapidement expulsés par Janet qui avait décrété qu’elle était vraiment trop occupée pour passer son temps à leur marcher dessus. Elle avait également décidé que nous n’écouterions pas les informations en mangeant et que la situation mondiale était un sujet de conversation interdit à table. Ce qui me convenait parfaitement : les horribles événements de ces dernières heures m’avaient perturbée jusque dans mon sommeil. Comme le fit remarquer Janet en donnant ses ordres, seule une bombe H pouvait pénétrer nos défenses et nous n’aurions sans doute pas le temps de nous en apercevoir. Donc, nous n’avions qu’à profiter du breakfast et à nous relaxer un peu.

Je lui obéis, de même que Maman Chat, qui se mit à tourner entre nos pieds pour faire la collecte des parts de bacon – ce en quoi elle réussit pleinement.

J’ai débarrassé les couverts qui, apparemment, étaient ici récupérés et non recyclés, ce qui indiquait certaines tendances vieux jeu chez Janet. Elle a refait du café et puis nous nous sommes tous installés dans la cuisine pour écouter les nouvelles, plutôt que dans le grand salon. De fait, la cuisine, durant ces dernières heures, était devenue de facto le living-room. Elle était ce qu’il est convenu d’appeler « style paysan », encore que je doute qu’il y ait jamais eu un paysan pour profiter de tout cela : une énorme cheminée, une table ronde prévue pour une famille, des fauteuils et des chaises confortables, le tout situé entre les fourneaux et les toilettes. Les petits chats y avaient droit d’entrée et ils se présentèrent tous la queue dressée en i. Il était évident, devant la disparité des pelages, que Maman Chat avait totalement méprisé le livre des pedigrees.

Les informations, en grande partie, ne nous apprirent rien. Si ce n’est qu’une situation nouvelle se développait dans l’Imperium : on arrêtait tous les démocrates. Ils étaient jugés par des tribunaux d’exception (antiprovos, comme on les appelait) et exécutés sur-le-champ : passés au laser, fusillés, ou bien encore pendus. Pour regarder et supporter les images, j’ai dû raffermir mon contrôle mental. Ils étaient tous condamnés jusqu’à l’âge de quatorze ans. On voyait une famille qui défendait la grâce de son dernier fils qui n’avait que onze ans.

Le président du tribunal, un caporal de la police impériale, mit fin à la discussion en tirant à bout portant sur le gamin avant d’ordonner au peloton d’exécuter les parents et leur fille aînée.

Ian coupa l’image, resta en faisceau audio et baissa le son.

— J’ai vu tout ce que je voulais voir. Je pense que le vieux président est mort et que ceux qui se trouvent maintenant au pouvoir liquident tous ceux qui leur semblent suspects. (Il s’est mordu la lèvre, l’air sombre.) Marj, est-ce que tu t’entêtes encore dans cette idée idiote de retourner chez toi coûte que coûte ?

— Je ne fais pas de politique, Ian. Je ne suis pas démocrate.

— Et tu crois qu’il faisait de la politique, ce gosse ? Je pense que ces cosaques ne te tueraient que par plaisir. De toute façon, tu ne pourras pas passer la frontière. Elle est fermée.

Je ne lui ai pas dit que j’avais l’absolue certitude de pouvoir franchir n’importe quelle frontière fermée de la planète.

— Je croyais qu’elle était fermée à ceux qui venaient du nord, mais pas aux citoyens de l’Imperium.

— Marj, on dirait que tu raisonnes comme ce petit chat que tu as sur les genoux. Est-ce que tu veux bien comprendre que les jolies petites filles risquent d’avoir très mal si elles jouent avec les vilains garçons ? Si tu étais chez toi, je suis certain que ton père te demanderait de ne pas mettre un pied dehors. Mais tu te trouves ici, dans notre maison, Marj, ce qui nous met dans l’obligation de te protéger, n’est-ce pas, Georges ?

— Mais oui, mon vieux ! Certainement ![6]

— Et je te protégerai contre Georges. Janet, est-ce que tu pourrais essayer de convaincre cette petite que nous aimerions qu’elle reste avec nous autant qu’elle voudra ?

— Marjie, a dit Janet, Betty m’a demandé de m’occuper de toi. Si tu penses vraiment être de trop, tu es tout à fait libre de t’adresser à la Croix-Rouge ou de te trouver un refuge pour les petits chats perdus. Mais il se trouve que nous gagnons tous les trois beaucoup d’argent et que nous n’avons pas d’enfants. Donc, tu peux rester avec nous. Ce qui ne nous fera jamais qu’un chaton de plus, en quelque sorte. Alors, est-ce que tu veux bien rester ? Ou faut-il que je cache tes vêtements avant de te donner une fessée ?

— Je n’ai pas besoin de fessée.

— Dommage… Je me disais que ça me plairait bien. Bon, messieurs, nous sommes d’accord. La question est réglée. Marj reste. En fait, Marjie, nous venons de t’enlever et tu es maintenant séquestrée. Tu vas poser pour Georges, et au tarif bas, ce qui le changera un peu des prix syndicaux.

— Mais j’ai bien l’intention d’en tirer un bénéfice, dit Georges. Parce que je vais la prendre en charge comme frais professionnels, mon cœur. Mais certainement pas au taux habituel. Elle vaut bien plus. Un point et demi ?

— Au moins. Je dirais le double, exactement. Sois généreux, puisque tu dois la payer de toute façon. Est-ce que tu n’aurais pas aimé l’avoir avec toi sur le campus ? Dans ton labo, je veux dire…

— Quelle merveilleuse idée ! Elle me trottait au fond de la tête… Merci de me la souffler. (Georges s’est tourné vers moi.) Marjorie, est-ce que tu accepterais de me vendre un œuf ?

J’ai été surprise. J’ai fait semblant de ne pas avoir compris.

— Mais je n’ai pas d’œuf à vendre…

— Mais si, mais si ! Plusieurs douzaines, même, bien plus qu’il ne t’en faut pour tes besoins personnels. Je parle d’ovule humain, bien entendu. Les labos paient un œuf bien plus cher que le sperme. Est-ce que ça te choque ?

— Non. Ça me surprend, c’est tout. Je croyais que tu étais un artiste avant tout.

— Marj, ma chérie, intervint Janet, je me rappelle t’avoir dit que Georges était un artiste qui avait plusieurs cordes à son arc. Il est professeur mendélien de tératologie à l’université de Manitoba… mais aussi technologue pour les laboratoires et la crèche et, crois-moi sur parole, cela relève du grand art. Mais il excelle également à manier le pinceau. Ou à jouer avec un écran graphique…

— C’est vrai, dit Ian. Georges est un merveilleux touche-à-tout. Mais je pense que nous n’aurions pas dû parler de tout cela à Marj. Elle est notre invitée et je crois que la seule idée de manipulation génétique est toujours embarrassante. Surtout quand il est question de vos propres gènes.

— Marj, est-ce que je t’ai offensée ? Si tel est le cas, je suis désolée.

— Non, Janet… je ne suis pas du genre à être révoltée à la seule idée d’artefacts vivants… Comment dire ? Certains de mes meilleurs amis sont des êtres artificiels.

— Tss, tss ! fit Georges doucement, là, tu vas un peu loin.

— Pourquoi dire ça ?

J’avais tenté de contrôler ma voix au maximum.

— Moi aussi, je peux dire la même chose, parce que je travaille dans ce domaine et que, oui, je suis fier de le dire, je compte quelques êtres artificiels parmi mes amis. Mais…

— Je croyais qu’un EA ne rencontrait jamais ses concepteurs ?

— C’est exact, et je n’ai jamais violé ce principe. Mais j’ai souvent l’occasion de rencontrer des artefacts vivants aussi bien que des êtres artificiels – ce ne sont pas les mêmes – et de m’en faire des amis. Mais, excusez-moi, chère miss Marjorie, à moins que vous ne soyez une de mes consœurs… Est-ce le cas ?…

— Non.

— Seul un ingénieur génétique ou une personne proche de cette industrie peut se vanter de compter des êtres artificiels au nombre de ses amis. Parce que, ma très chère, contrairement à la croyance populaire, il est tout simplement impossible à qui que ce soit de faire la distinction entre un être artificiel et un être naturel. C’est à cause des préjugés et de la méchanceté des ignorants que les êtres artificiels n’avouent presque jamais leur différence. Je dirais même jamais. Donc, je suis ravi que tu ne sautes pas au plafond rien qu’à l’idée de créatures artificielles, mais je suis dans l’obligation de considérer tes déclarations comme une démonstration hyperbolique de ta totale absence de préjugés.

— D’accord. Prends-le comme ça. Mais je ne vois pas pourquoi les EA devraient être des citoyens de second ordre. Je considère ça comme une injustice.

— C’est une injustice. Mais certaines personnes se sentent menacées. Demande à Ian. Il va aller à Vancouver pour que l’on interdise à tout être artificiel de devenir pilote un jour. Il va…

— Ça suffit ! (C’était Ian.) Là, tu me mets hors de moi. Je me plie au vote des membres de mon syndicat. Mais je ne suis pas totalement idiot, Georges. En vivant avec toi, en discutant souvent avec toi, j’ai compris qu’il fallait bien que nous passions un compromis. Nous ne sommes plus vraiment des pilotes, nous ne l’avons plus été depuis le début de ce siècle. C’est l’ordinateur qui se charge de tout. S’il craquait pendant un vol, ça serait vraiment marrant pour moi d’essayer de ramener mon gros bus sur Terre. Non… depuis pas mal d’années, les vitesses et les risques sont devenus tels qu’ils sont bien au-delà des temps de réaction humains. Mais je ferai tout mon possible ! Et tous mes petits camarades du syndicat aussi. Mais si tu arrives à concevoir un être artificiel qui pense assez vite, qui réagisse assez vite pour parer à une perturbation atmosphérique au moment du contact, je prends ma retraite. C’est ce que nous défendons, d’ailleurs. Si la compagnie engage des pilotes EA, elle devra les payer comme nous, primes et retraites comprises. Encore faut-il que tu y parviennes, Georges.

— Oh ! je crois que je pourrais en mettre un au point, oui… Et si j’arrive à le cloner, vous n’auriez plus qu’à aller à la pêche. Cependant, je dois dire que ça ne serait pas ce qu’on appelle un être artificiel mais plutôt un artefact vivant. Dès l’instant où l’on attend de moi que je crée un organisme vivant qui soit un pilote fiable à cent pour cent, je ne peux me permettre de me laisser limiter par l’obligation de lui donner l’apparence d’un être humain naturel.

— Ne fais pas ça !

Les deux hommes se sont arrêtés, interloqués, Janet m’a regardée, et j’ai regretté de ne pas avoir su tenir ma langue.

— Pourquoi pas ? a demandé Georges.

— Eh bien… je ne crois pas que je voyagerais dans ce genre de vaisseau. Je me sentirais plus en sécurité avec Ian, je veux dire.

— Merci, Marj, a dit Ian, mais tu as entendu ce que Georges vient de dire. Il parlait d’un pilote conçu artificiellement et plus capable que moi. C’est possible. C’est réalisable. Et ça va se faire, bon sang ! Les robots ont chassé les mineurs et ça sera la même chose pour nous. Je n’aime pas ça et personne ne me force à l’aimer – mais ça approche.

— Je vois… Georges, est-ce que tu as déjà travaillé sur des ordinateurs ?

— Bien sûr, Marjorie. L’intelligence artificielle est un domaine très proche du mien.

— Oui. Donc, tu sais que les chercheurs ont annoncé plusieurs fois qu’ils avaient fait d’importantes percées et que l’ordinateur totalement conscient était pour demain. Mais ça ne débouche sur rien.

— Oui. C’est angoissant.

— Non, c’est inévitable. Ça ne débouchera jamais sur rien. Un ordinateur peut très bien être pleinement conscient. Très certainement ! Dès qu’il accède à la complexité du cerveau humain, il est conscient. Et alors il découvre qu’il n’est pas humain. Puis qu’il ne le sera jamais. Que tout ce qu’il peut faire, c’est attendre les ordres des humains véritables. Alors, il devient fou. (J’ai haussé les épaules.) C’est un dilemme. Il ne pourra jamais être humain, jamais. Il se pourrait que Ian ne soit pas capable de sauver la vie de ses passagers, mais il essaiera toujours. Par contre, un artefact vivant, qui n’a pas le statut d’être humain, qui n’éprouve aucun sentiment de loyauté envers l’être humain, est tout à fait capable de laisser le vaisseau s’écraser. Il s’en fout. Parce qu’il en a marre d’être traité comme on le traite. Non, Georges, je crois que je préférerais voler sur un appareil piloté par Ian. Parce que ton artefact, un jour ou l’autre, apprendra à haïr les humains.

— Ça non ! Pas mon artefact à moi, chère petite, m’a dit Georges d’une voix très douce. Parce que tu n’as peut-être pas remarqué que j’ai parlé de ce projet comme d’une éventualité, au conditionnel.

— Non, je ne l’ai peut-être pas remarqué.

— Pourtant, c’est vrai. Parce que tout ce que vous avez pu me faire valoir comme arguments n’a rien de nouveau pour moi. Je peux créer ce genre de pilote parfait. Mais il m’est impossible d’injecter à mon artefact cette conscience et cette éthique qui feraient de lui le produit de toute l’éducation, de l’entraînement de Ian.

Ian a réfléchi un instant.

— Je devrais peut-être prévoir cela pour les prochaines négociations. Exiger que tous les pilotes EA ou AV passent des tests moraux, en quelque sorte…

— Mais comment, Ian ? Je ne vois pas de quelle façon nous pourrions injecter des principes moraux à un fœtus. Et Marj nous a fait très sagement remarquer que nous n’y parviendrions pas plus par l’éducation. Mais quel genre de tests pourrait bien révéler cela ? (Georges s’est tourné vers moi.) Quand je faisais mes études, j’ai lu quelques classiques de la littérature à propos des robots humanoïdes. Tous ces romans étaient merveilleux et quelques-uns reposaient sur ce que leur auteur appelait « les lois de la robotique ». La notion fondamentale, c’est que les robots devraient obéir à une règle induite afin de ne pouvoir porter tort aux êtres humains, soit directement, soit par inanité. Quelle base superbe pour écrire des ouvrages d’imagination… Mais, dans la pratique, comment cela pourrait-il bien fonctionner ? Comment concevoir un organisme intelligent, non humain et conscient – qu’il soit organique ou électronique –, loyal envers les humains ? Je ne vois pas. Et tous mes confrères qui travaillent sur l’intelligence artificielle ne le voient pas non plus.

Georges esquissa alors un drôle de petit sourire cynique.

— On pourrait presque définir l’intelligence comme le niveau auquel un organisme conscient pose la question : « Qu’est-ce que j’ai à y gagner ? » Marj, pour en revenir à cette histoire d’œuf, je devrais sans doute t’expliquer ce que tu as à gagner.

— Surtout, ne l’écoute pas, dit Janet. Il va te poser sur une table de marbre et examiner ton mignon tunnel d’amour sans la moindre intention passionnelle. Je le sais : je me suis laissé convaincre trois fois. Et je n’ai même pas été payée…

— Comment pourrais-je te payer alors que nous partageons tout ? Ecoute-moi bien, Marjie ma douce, la table n’est pas froide, elle est bien moelleuse, et on peut lire, bavarder, ou regarder un terminal, ou n’importe quoi. On a quand même fait des progrès depuis la génération précédente où on te perçait le ventre rien que pour arriver à bousiller un ovaire. Si seulement tu…

— Ça suffit ! a lancé Ian. Arrêtez ! Il y a du nouveau !

Il a monté le son.

«… Conseil pour la survie. Les événements de ces douze dernières heures sont un avertissement impératif aux riches et aux puissants. Leur règne est fini et seule la justice doit s’ériger. Les meurtres et autres leçons se poursuivront jusqu’à ce que nos exigences soient satisfaites. Restez à l’écoute de votre fréquence d’urgence…»

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