Huit

Deux jours à Brandevin, deux autres avant d’atteindre le point de saut. Les Syndics continuaient de plier bagage aussi vite qu’ils le pouvaient. On n’avait encore reçu aucune réponse aux messages envoyés par la flotte sur la situation dans le système de Lakota, et Geary ne pouvait donc qu’espérer que les habitants de ce système y réagiraient en envoyant des secours.

« Et que vous disent vos espions ces jours-ci ? » demanda-t-il en s’affalant dans son fauteuil.

Vautrée dans le sien, l’image virtuelle du capitaine Duellos parut s’en offusquer. « Les politiciens ont des espions et moi des informateurs, mon cher capitaine Geary.

— Toutes mes excuses.

— Je les accepte. Je n’ai pas grand-chose à vous apprendre, honnêtement, mais je me suis dit qu’une petite conversation ne vous ferait pas de mal.

— Bien vu. Merci. De quoi allons-nous parler, donc ?

— De la pression. » Duellos montra d’un geste l’hologramme des étoiles. « Si nous réussissons à gagner Cavalos, la flotte ne sera plus qu’à cinq ou six sauts d’un système frontalier syndic d’où nous pourrons gagner l’espace de l’Alliance. Tout individu moyennement intelligent pourrait en conclure que vous éprouvez un certain soulagement à l’idée de vous retrouver si près de chez nous. Quant à moi, j’aurais plutôt tendance à penser que vous vous attendez plus que jamais à voir tomber le couperet. »

Geary opina. « Dans le mille. Chaque pas qui nous rapproche de chez nous m’incite à me demander si un désastre ne nous guettera pas au dernier moment. Au fait, j’opterais plutôt pour six sauts à partir de Cavalos, puisqu’il nous faut éviter les systèmes syndics pourvus d’un portail de l’hypernet.

— Exact. » Duellos fixait la représentation des étoiles. « Les Syndics doivent être de plus en plus désespérés. Ils jettent toutes leurs forces dans la balance pour vous arrêter.

— Nous arrêter.

— Effectivement. Mais il est bien naturel de chercher à personnifier quelque chose d’aussi impersonnel que la flotte.

— Il faut croire. » Geary fit la grimace en fixant à son tour l’hologramme. « Que la flotte ait concentré contre elle tous les vaisseaux disponibles des Syndics pourrait offrir une excellente opportunité à ceux de l’Alliance qui sont restés sur place quand elle a cinglé vers leur système mère. Ils devraient être en mesure, à tout le moins, d’envoyer des renforts à notre rencontre dans n’importe quel système frontalier syndic que nous viserions. Mais nous n’avons aucun moyen de prévenir les nôtres dans l’Alliance. Ni de ce qui se passe ni de notre position.

— Dommage que les extraterrestres ne les en informent pas. Mais nous devrons déjà nous estimer heureux de ce qu’ils n’en informent pas non plus les Syndics.

— Ouais. » Sentant poindre une migraine, Geary plaqua ses paumes à ses yeux. « Parlons d’autre chose. »

Duellos semblait pensif. « Peut-on aborder des sujets plus personnels ?

— Vous concernant ou me concernant ? s’enquit sèchement Geary ?

— Vous concernant.

— C’est bien ce que je craignais. Lequel, en l’occurrence ? »

Duellos se rembrunit légèrement et baissa les yeux. « Tanya Desjani et vous.

— Non. Nous ne sommes toujours pas ensemble et nous ne le serons jamais. »

— La flotte est de plus en plus persuadée du contraire. Chacun sait que la coprésidente Rione a cessé de passer ses nuits dans votre cabine et que ses relations avec le capitaine Desjani sont tout juste courtoises. » Il haussa les épaules. « On présume que la meilleure l’a emporté, la flotte trouvant bien évidemment Tanya Desjani supérieure à toute politicienne. »

Geary poussa un soupir exaspéré. « C’est une femme merveilleuse. Mais c’est également ma subordonnée. Vous connaissez aussi bien que moi le règlement, et elle aussi.

— Vous pourriez néanmoins vous y soustraire. Vous êtes un cas particulier. Vous êtes Black Jack Geary.

— Le héros quasi mythique qui peut faire tout ce qui lui chante. D’accord. Je ne peux pas me permettre d’ajouter foi à cette légende. » Geary se leva et entreprit de faire fébrilement les cent pas malgré son épuisement. « Si j’enfreins cette règle, pourquoi pas les autres ? Et quand vais-je accepter la proposition du capitaine Badaya pour devenir un dictateur, puisque ça m’est possible ? En outre, Tanya s’y opposerait. Elle refusera de faire le premier pas et m’interdira de le faire.

— Vous avez sans doute raison, convint Duellos. Mais il faudra vous efforcer de réprimer cette lueur de désir qui scintille dans vos yeux dès que vous parlez d’elle. »

Geary pivota sur lui-même pour fixer Duellos. « Vous plaisantez, j’espère. Est-ce vrai ?

— Assez en tout cas pour que je le remarque, mais ne vous inquiétez pas. Ça ne se produit que quand vous dites “Tanya”. Pour le “capitaine Desjani”, vous gardez un ton purement professionnel. » Duellos fit la grimace. « Et ce n’est pas comme si la même lueur ne brillait pas parfois dans les siens quand elle vous regarde. »

Vraiment ? « Je vous jure que nous n’avons rien fait qui… »

Duellos brandit une main péremptoire. « Inutile. Je n’en ai jamais douté. Nous connaissons assez bien Desjani, Jaylen Cresida et moi, pour savoir qu’elle doit non seulement s’angoisser à cause de ce qu’elle ressent pour vous, mais encore se sentir coupable. S’amouracher de son supérieur, c’est aller à l’encontre de tout ce en quoi elle croyait. » Il haussa de nouveau les épaules. « Bon, bien sûr, c’est en vous qu’elle croit maintenant. »

Sentant peser sur lui son propre lot d’angoisse et de remords, Geary se massa le visage à deux mains. « Je devrais quitter l’Indomptable. Je n’ai pas le droit de lui imposer ça.

— Ça ne servirait de rien. Comme me l’a fait remarquer Cresida : “Quand Tanya s’est verrouillée sur une cible, elle ne la lâche plus. Elle en est incapable.” Et Jaylen a raison. Vous n’échapperez pas à l’attention de Tanya en quittant ce bâtiment, et vous ne ferez qu’accroître son désarroi en lui interdisant d’acquérir cette cible. Par-dessus le marché, en toute honnêteté, l’équipage de l’Indomptable s’enorgueillit de vous savoir à son bord. Je vous déconseille de vous en séparer. »

Pour toute réponse, Geary hocha la tête ; puis il se demanda si Duellos faisait allusion à une « séparation » d’avec Desjani ou d’avec l’Indomptable. « Mais, si la flotte s’imagine qu’il y a quelque chose entre nous…

— Ce n’est pas le cas. Pas sous cette forme. En dépit d’une constante campagne de bruits affirmant le contraire, la majeure partie du personnel de la flotte vous croit tous les deux intimement liés, mais par des relations qui restent rigoureusement chastes et professionnelles.

— Même cela est faux, insista Geary en retombant dans son fauteuil.

— En effet, si l’on s’en tient à la stricte lettre du règlement, mais l’amour insatisfait conserve une certaine aura romantique et, en vous conformant au règlement en dépit de ce que vous éprouvez l’un pour l’autre, il me semble que vous renforcez encore votre position. Comme dans une de ces sagas antiques. » Geary lui jeta un regard aigre et Duellos sourit. « Vous m’avez demandé et je vous réponds.

— Nombre de ces sagas ne s’achèvent-elles pas tragiquement ? »

Nouveau haussement d’épaules. « La plupart, en tout cas. Mais celle-là est la vôtre. Vous l’écrivez encore. »

Pour une raison inconnue, l’affirmation arracha un bref éclat de rire à Geary. « En ce cas, je vais devoir m’appuyer un long débat intérieur à propos de l’intrigue.

— Les sagas n’auraient aucun intérêt s’il n’arrivait pas des malheurs atroces à leurs protagonistes, fit remarquer Duellos.

— Je n’ai jamais aspiré à une vie passionnante, et je vous fiche mon billet que je n’ai aucun droit de passionner celle de Desjani de cette manière.

— Elle écrit elle-même son histoire. Vous pouvez sans doute lui donner des ordres sur la passerelle, mais elle ne m’a pas l’air de ces femmes qui se laissent dicter la trame de leur saga personnelle. »

Difficile de le nier. « Pures spéculations, quoi qu’il en soit. Revenons à des sujets moins intimes, grommela Geary. J’espère qu’on ne fait pas passer de mauvais quarts d’heure à Tan… au capitaine Desjani à ce sujet.

— Elle est parfaitement capable de riposter. Je dois reconnaître que votre apparente prédilection pour les femmes dangereuses me surprend, mais il faut dire que vous semblez aussi les attirer. »

Incapable de fournir une réponse convenable, Geary changea de sujet. « J’ignorais que vous étiez amis, Cresida et vous. »

Duellos haussa les épaules. « Nous ne l’étions pas. C’est à peine si nous nous connaissions. Mais, depuis que vous avez pris le commandement, nous avons eu de nombreuses raisons de discuter ensemble. Elle est très impressionnante. Je ne suis pas sûr qu’elle soit d’un caractère assez trempé pour qu’on lui confie un commandement plus important et autonome, mais Jaylen Cresida est une brillante scientifique. On peut se demander ce qu’elle aurait accompli dans le domaine de la recherche civile s’il n’y avait pas eu cette guerre. » Il devint songeur. « Mon épouse et moi avons chez nous quelques amis à qui nous comptons la présenter. Ensemble, ils pourraient faire des miracles.

— Je le crois aisément. » Il avait jusque-là évité de se plonger dans les dossiers personnels de ses commandants de vaisseau, mais il était amplement temps d’en apprendre plus long sur eux, individuellement. « Donc, pour nous éloigner de ma vie sans amour et de votre désir d’installer le capitaine Cresida… »

Duellos eut un sourire fugace et se rejeta en arrière pour réfléchir, avant de prendre assez vite une mine contrite : « Je suis incapable de découvrir ce que médite le capitaine Numos. Il n’a assurément pas accepté d’être mis aux arrêts. Mais tous les messages qu’il adresse à ses partisans sont désormais tenus secrets, si jalousement que même la rumeur de leur envoi ne parvient plus aux oreilles de ceux qui consentiraient à m’en faire profiter.

— Et le capitaine Faresa ? La piste remonterait-elle jusqu’à elle avant la destruction du Majestic ?

— Je n’ai rien pu découvrir de la sorte. Faresa a toujours marché derrière Numos. Falco a certes fait quelques tentatives maladroites pour envoyer des ordres à l’extérieur, mais eût-il survécu qu’il ne pourrait plus servir de prête-nom. » La moue de Duellos s’accentua. « Vos ennemis ont besoin de quelqu’un qui rallie tous les suffrages. D’un officier assez respecté pour faire figure d’alternative convenable à votre commandement. Je n’ai pas su découvrir son identité et cela ne manque pas de m’inquiéter.

— Nous pouvons sûrement tenter de le deviner, dit Geary, soulagé de voir la conversation s’écarter de sa vie privée.

— Je n’en jurerais pas. L’homme emblématique qui vous remplacera devra au moins séduire un peu ceux qui croient en vous. Quelqu’un, autrement dit, qui ne sera pas notoirement votre adversaire et, au minimum, un commandant respectable. »

Geary parcourut mentalement la liste des officiers qu’il connaissait. « Quelqu’un en qui nous aurions vraisemblablement confiance, donc ?

— Certainement pas Tulev ni Cresida. Ni Armus, même si nous ne nous y fions pas. Mais c’est un homme tout d’une pièce, qui parle et agit brutalement. Il ne pourrait pas nous leurrer bien longtemps. Badaya s’exprime de plus en plus ouvertement, mais il vous restera loyal tant qu’il vous croira prêt à prendre le pouvoir au retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance.

— Reste un bon nombre de candidats en lice.

— En effet. J’y travaille. Avec un peu de chance, nous apprendrons quelque chose d’utile.

— Merci. Je vais demander à la coprésidente Rione de vérifier ce que ses espions pourraient nous apprendre. » Duellos fit encore la grimace. « Vous ne vous fiez pas à elle ? demanda Geary.

— Ce n’est pas cela. Je lui fais confiance sur un point : elle agira toujours au mieux des intérêts de l’Alliance. Mais c’est sa conception personnelle de ces intérêts qui m’inquiète. »

C’était un souci légitime. Geary opina, puis un souvenir lui revint. « Que diriez-vous de Caligo du Brillant et de Kila de l’Inspiré ?

Duellos réfléchit un moment. « Qu’est-ce qui vous fait penser à eux, si je puis me permettre cette question ?

— Une récente prise de conscience… Je les avais à peine remarqués alors qu’ils commandent tous les deux à un croiseur de combat. Kila a enfin daigné l’ouvrir lors de la dernière conférence.

— S’agissant de Caligo, c’est bien dans son caractère, expliqua Duellos. Nous n’avons jamais beaucoup parlé ensemble. Il se contente le plus souvent d’observer sans mot dire. Il aime bien rester dans l’ombre. » L’expression songeuse de Duellos vira au froncement de sourcils. « Intéressant, compte tenu du type de commandants dont nous pensons qu’ils œuvrent contre vous. »

Geary ne put s’interdire la même réflexion. « Mais quel genre d’homme est-ce ?

— Je n’ai pas entendu dire de mal de lui, ni non plus du bien par le fait, fit observer Duellos. Il abat son boulot et ne fait pas de vagues. Pourtant, il en a suffisamment impressionné certains pour qu’on lui confie le commandement d’un croiseur de combat. »

De ces commandants, précisément, dont Geary aurait aimé s’entourer en d’autres circonstances. Mais pour l’heure, dans l’expectative, il s’en voulait de douter de la loyauté et des intentions d’un collègue officier alors qu’il ne disposait que de très vagues informations sur sa personne. « Qu’en est-il de Kila ?

— Kila. Maintenant que vous en parlez, elle a observé un silence bien peu ordinaire. » Duellos avait l’air légèrement embarrassé. « Je ne suis pas très objectif. Nous avons eu une liaison quand nous étions encore enseignes. Ça n’a pas duré au-delà de notre formation. Nos routes se sont séparées ensuite et elle m’a clairement fait comprendre que cette séparation prenait de multiples aspects.

— Aïe ! lâcha Geary en signe de commisération.

— Je m’en suis félicité ultérieurement, répondit Duellos. Sandra Kila est agressive et ambitieuse. Et intelligente.

— Elle évoque un peu Cresida.

— Hmmm. Plutôt sa jumelle maléfique. Kila a tendance à impressionner ses supérieurs, mais elle n’est guère aimée de ses pairs ni de ses subordonnés, précisément en raison de cette agressivité qui tourne trop aisément à la férocité, même lorsqu’il s’agit de compétition pour une affectation ou d’une place dans les évaluations. »

Ça ne collait pas. Geary secoua la tête. « Ça ne ressemble pas à quelqu’un qui se contente d’attendre sans rien faire et n’attire pas l’attention de son commandant en chef. Ce n’est pas de cette manière qu’elle sera bien notée. Pourquoi n’est-elle pas en première ligne lors des débats et des discussions ? Pourquoi n’a-t-elle pas tenté de me faire de la lèche ? Les arguments qu’elle a soulevés lors de la dernière conférence n’étaient guère convaincants et semblaient destinés à faire pression sur moi plutôt qu’à me soutenir pour m’impressionner.

— Peut-être visait-elle un plus vaste objectif. » Duellos laissa à Geary le temps de digérer son commentaire puis reprit pensivement : « Mais les officiers qui ne l’aiment pas à cause de l’expérience qu’ils en ont ou de sa réputation sont par trop nombreux. Si Kila était un animal, on dirait d’elle qu’elle fait partie de ceux qui dévorent leurs petits.

— Vous avez bien dit que vous n’étiez pas très objectif, non ? demanda Geary en arquant un sourcil.

— Pas très, en effet, reconnut l’autre. Mais je suis loin d’être le seul de cet avis. Kila ne serait jamais acceptée comme commandant intérimaire de la flotte et elle est assez intelligente pour le comprendre.

— Pourquoi une femme aussi ambitieuse prendrait-elle brusquement conscience d’un tel plafond ? J’ai connu des officiers de cette espèce. Ils veulent arriver au sommet. Ils ne briguent pas tel ou tel échelon en se persuadant qu’ils ne pourront pas grimper plus haut, mais ne se rendent pas compte que leurs tactiques les stigmatisent à tel point qu’ils ne peuvent plus monter en grade.

— Oui, mais… » Duellos eut un geste d’agacement. « Il ne s’agit plus de la flotte que vous connaissiez. Si Kila continuait d’impressionner ses supérieurs, elle pourrait espérer une promotion en dépit des vœux de ses subalternes. L’habileté diplomatique est de loin plus capitale pour quiconque aspire aux plus hauts échelons de la hiérarchie.

— L’habileté politique, voulez-vous sans doute dire ? ironisa Geary.

— Inutile de vous montrer offensant. » Duellos garda un moment le silence puis hocha la tête. « Autant nous refusons de le voir, autant vous avez raison. L’amiral Bloch était davantage un habile politicien qu’un bon officier, et ça lui a certainement bien servi, tant pour son avancement que, plus tard, pour sa nomination aux fonctions de commandant de la flotte. Sans doute la flotte et l’Alliance n’en ont-elles pas retiré autant d’avantages, bien entendu. Peut-être notre hostilité envers des gens comme la coprésidente Rione n’a-t-elle pas cessé de s’accroître parce que, quand nous les observions, nous voyions en eux le reflet de ce que nous étions devenus.

— Rione n’est pas si mauvaise », fit observer Geary, presque machinalement. Duellos se contenta de le dévisager.

Geary hocha la tête à son tour au terme d’un long silence. « Parfois peut-être. Mais elle est de notre bord.

— Espérons qu’elle s’y tiendra. »

Il était grandement temps de changer encore de sujet. « Savez-vous si Caligo et Kila font partie de ceux qui soutiennent le projet de Badaya de me faire nommer dictateur ? »

Duellos réfléchit un instant. « J’aurais sans doute répondu par l’affirmative pour Caligo, sauf que rien dans mon souvenir ne me permet de l’affirmer. Pour Kila… eh bien, je la vois mal accepter la dictature d’un autre officier. Plutôt en raison de son propre ego que parce qu’elle apporterait son soutien au gouvernement élu. Je vais voir ce que je peux découvrir à cet effet. Vous m’avez l’air soucieux, si je puis me permettre. »

Geary poussa un long soupir. « Je soupçonne l’accident qui a tué Casia et Yin de n’en pas être un. L’un et l’autre auraient pu citer les noms d’autres officiers, mais l’explosion de la navette le leur a interdit. » Le visage de Duellos se glaça fugacement puis il hocha lentement la tête. « Et si mes adversaires qui aimeraient voir un autre que moi à la tête de la flotte ou au poste de dictateur de l’Alliance sont disposés à prendre de telles mesures, ils pourraient bien faire encore pire la prochaine fois.

— Je vais voir ce que je peux découvrir, comme je viens de le dire. Vous avez plus d’amis et de partisans que jamais dans la flotte. L’un d’eux saura peut-être nous fournir des informations.

— Quelque chose me dit que c’est à nos ennemis qu’il faudrait plutôt tirer les vers du nez », répondit Geary.


Ils n’étaient plus qu’à neuf heures du point de saut pour Wendig et au milieu du cycle nocturne de l’Indomptable quand le cliquetis de l’alerte annonçant un message réveilla Geary. Il appuya sur la touche de réception puis se rembrunit en constatant qu’il provenait du capitaine Gaes du croiseur lourd Lorica. Pourquoi lui enverrait-elle un message à haute priorité et sous sécurité maximale ?

Aucune vidéo jointe, rien que la voix tendue de Gaes : « Propulsion flotte saut par dans les systèmes vers. » Le message s’interrompait net ; Geary n’en fronça que plus sévèrement les sourcils. Que diable cela signifiait-il ? La phrase donnait l’impression d’être brouillée, comme si les mots étaient mélangés.

Ce qu’ils seraient effectivement si quelqu’un avait tenté de leurrer le logiciel qui supervisait les transmissions de la flotte et analysait les combinaisons de mots. Rien n’aurait dû permettre d’espionner un message sous sécurité maximale, mais Geary se fiait beaucoup moins à la protection offerte par les systèmes de sécurité que quelques mois plus tôt.

Quels mots allaient manifestement ensemble ? Saut et propulsion. Systèmes de propulsion par saut. Systèmes de propulsion par saut de la flotte. Dans. Vers. La phrase se reconstitua soudain correctement. « Vers dans les systèmes de propulsion par saut de la flotte. »

Il sauta de son lit, enfila son uniforme et appela Desjani. « Capitaine, je dois vous voir au plus tôt avec votre officier de la sécurité des systèmes. »

Moins de dix minutes plus tard, Desjani se tenait devant l’écoutille de sa cabine, accompagnée d’un grand et mince capitaine de corvette dont le regard semblait, de façon permanente, se focaliser droit devant lui plutôt que sur le monde extérieur.

Geary vérifia que l’écoutille était fermée hermétiquement et que ses systèmes de sécurité étaient activés puis leur répéta le message qu’il venait de recevoir.

Desjani aspira une bouffée d’air entre ses dents. « Qui vous l’a envoyé, capitaine ?

— Je préfère ne pas vous le dire. Pouvez-vous me le confirmer ?

— Pour l’Indomptable ? Oui, capitaine, affirma Desjani avant de se tourner vers son officier de la sécurité des systèmes. Dans quel délai ? »

Le capitaine de corvette fit la moue, en même temps qu’il consultait un écran virtuel que lui seul pouvait voir. « Laissez-moi une demi-heure, capitaine. Pouvons-nous présumer qu’il s’agit d’un logiciel malveillant ?

— Oui. Du moins jusqu’à preuve du contraire. »

Vingt minutes plus tard, Desjani était de retour dans la cabine de Geary avec son officier, qui semblait à présent très retourné. « Oui, capitaine. Il était bel et bien là. Très bien caché.

— Qu’aurait-il provoqué ? demanda Geary.

— Il aurait initié lors du saut une désastreuse série de défaillances des systèmes. » Le visage du capitaine de corvette donnait l’impression d’être encore plus blême à l’éclairage nocturne tamisé de la cabine. « L’Indomptable n’y aurait pas survécu. »

Geary se demanda si lui-même n’était pas encore plus pâle. « Comment a-t-on réussi à l’implanter ?

— Il fallait nécessairement connaître nos systèmes de sécurité en amont comme en aval, capitaine. Quels qu’ils soient, ces gens sont très doués. Pour un dispositif chargé de commettre autant de dommages, c’est sacrément propre et lisse. »

Geary jeta un regard vers Desjani, laquelle avait l’air prête à dérouler assez de corde pour pendre tous ceux qu’elle aurait seulement soupçonnés de mettre son vaisseau en péril. Mais le message affirmait que les systèmes de la flotte étaient infectés. Tous les vaisseaux avaient-ils été sabotés aux fins de destruction, ou bien n’avait-on visé que lui-même tout seul ? Il se ferait une idée plus précise de la menace en vérifiant auprès de ses plus proches alliés parmi les commandants de vaisseau. « Capitaine Desjani, veuillez, votre officier et vous-même, en faire part sous sécurité maximale aux commandants du Courageux, du Léviathan et du Furieux. Expliquez-leur ce qui se dissimulait dans le système de propulsion par saut de l’Indomptable, et demandez-leur de vérifier le leur au plus vite, puis rapportez-moi leurs découvertes.

— À vos ordres, capitaine. » Le salut de Desjani fut aussi bref et précis qu’un coup d’estoc, puis elle quitta la cabine avec son subordonné.

Une demi-heure plus tard, Geary fixait les visages aussi courroucés que déterminés de Desjani, Duellos, Tulev et Cresida ; ces trois derniers n’étaient que virtuellement présents dans la salle de conférence. Tulev prit le premier la parole, l’air beaucoup plus ébranlé qu’à l’ordinaire : « Un ver. Oui, capitaine. Il aurait mis HS le système de propulsion par saut du Léviathan dès la première tentative. »

Duellos confirma d’un hochement de tête. « Pareil pour le Courageux. Nous n’avons découvert aucun composant destructeur. Rien qu’un ver chargé d’interdire pendant un moment le bon fonctionnement du système de propulsion. »

Cresida s’exprima avec le plus grand calme, comme si elle s’efforçait plus que jamais de se contrôler. « Un logiciel malveillant identique à celui de l’lndomptable était posé sur le Furieux. Nous ne serions jamais ressortis de l’espace du saut. »

Le visage de Desjani s’empourpra. « Donc ceux qui sont derrière tout cela espéraient au moins que le Furieux et l’lndomptable seraient détruits et que quelques autres vaisseaux resteraient à la traîne.

— Les gens qui cherchent à mettre un terme au commandement du capitaine Geary ont choisi de déclarer une guerre ouverte à leurs camarades de la flotte, fit observer Duellos, dont le ton âpre contredisait les propos relativement tempérés. Il ne s’agit plus seulement de politique. Mais d’un sabotage. D’une trahison. On a sans doute visé le Furieux parce qu’on connaît le capitaine Cresida comme un ferme soutien du capitaine Geary.

— Pourquoi pas Tulev et vous, en ce cas ? demanda Desjani.

— Question intéressante, en effet, et à laquelle je ne trouve aucune réponse convaincante. Le capitaine Cresida est sans doute plus impulsive que Tulev et moi-même, et les coupables de ce sabotage ont dû craindre de la voir entreprendre une action agressive contre ceux qui auraient repris le commandement, si elle les avait soupçonnés d’être responsables de la perte de l’Indomptable.

— Et ils auraient eu raison ! lança Cresida. Il faut faire un exemple, ajouta-t-elle en crispant le poing, comme si elle le refermait déjà sur la poignée d’un pistolet.

— Dès que nous les tiendrons, promit Geary.

— Les mettre aux arrêts n’y suffira pas, insista-t-elle. Ils ont fait bien pire que Casia et Yin. Sans doute pourrait-on arguer que Falco et Numos ont agi de bonne foi, mais on ne saurait trouver dans cette flotte qu’une petite poignée de gens acceptant délibérément de détruire au moins deux de nos croiseurs de combat. Surtout de cette façon, en les piégeant à tout jamais dans l’espace du saut. »

Geary opina ; à cette seule idée, il sentait ses tripes se nouer. « Si nous parvenons à identifier positivement les coupables, je les ferai fusiller. » Le « si » était de taille, mais la sérénité avec laquelle il promettait une exécution sommaire à des collègues de la flotte l’étonnait lui-même. Cela dit, comme l’avait avancé Cresida, un tel coup de poignard dans le dos ne pouvait qu’horrifier la majeure partie des effectifs. Le capitaine Casia avait sans doute laissé tomber ses camarades, mais pas tenté de les tuer. « Comment découvrir les coupables ? »

Tous gardèrent le silence ; les visages exprimaient colère ou profond désarroi.

Le système de sécurité de la salle carillonna, annonçant qu’on cherchait à entrer. Geary alla vérifier. « La coprésidente Rione est là. Quelqu’un l’a-t-il mise au courant ? » Tous secouèrent la tête. Desjani s’apprêtait à dire quelque chose puis elle se ravisa. « Quelqu’un voit-il une objection à ce qu’on la laisse entrer pour l’en informer ? Peut-être aura-t-elle une idée, elle, puisque nous ne voyons pas comment nous pourrions agrafer nos saboteurs. » Desjani parut de nouveau sur le point de parler, mais elle finit par secouer la tête comme les autres.

Geary ordonna à l’écoutille de s’ouvrir pour laisser entrer Rione puis la regarda s’introduire dans la salle, balayer leur petit groupe du regard et s’asseoir sur un siège libre. « Qu’est-il arrivé ? » s’enquit-elle calmement, alors même que ses yeux se posaient sur Geary pour poser une autre question, tacite celle-là : Et pourquoi ne m’a-t-on rien dit, ni invitée à participer ?

Nul ne répondant, Geary se chargea de lui faire part de l’affaire, non sans l’observer de très près. Rione n’écarquilla que très légèrement les yeux, mais son teint se colora. Geary se demanda si les autres, bien moins habitués que lui-même à juger ses réactions, remarqueraient ces deux détails ou s’ils s’imagineraient qu’elle n’avait absolument pas réagi à cette annonce.

Quand il eut terminé, Rione inspira profondément et ferma les yeux. « Répandez-en la nouvelle.

— Hein ? » Lourde d’incrédulité, la question avait échappé aux lèvres de Cresida, mais les autres officiers présents auraient tous pu la poser.

Les yeux de Rione se rouvrirent et elle les dévisagea tour à tour. « Je connais la mentalité militaire. C’est un secret… Vous êtes persuadés que ce qui est secret doit le rester et que la meilleure façon d’y parvenir, d’interdire aux gens de tenter d’approfondir, c’est encore de leur cacher l’existence d’un tel secret. Mais ce n’est pas ce qu’il faut faire en l’occurrence.

— Vous préférez que les coupables apprennent que nous savons ce qu’ils ont fait ? demanda Cresida.

— Ils le découvriront de toute façon dans huit heures, quand la flotte effectuera son prochain saut. Soit vous le reportez sans autre explication, ce qui leur mettra la puce à l’oreille et créera des problèmes avec tous les autres, soit vous réglez la question de ce logiciel malveillant sur chacun des vaisseaux pour leur permettre de sauter en toute sécurité. » Rione regarda autour d’elle. « Annoncez-leur la nouvelle à tous. Dans les domaines politique et militaire, on ne garde des secrets que pour empêcher les gens de découvrir d’autres informations. Dans le cas qui nous occupe, au contraire, nous avons besoin d’informations supplémentaires. Quand on connaît ou qu’on soupçonne une malfaisance, les yeux et les esprits s’efforcent d’en apprendre davantage, notamment quant à ceux qui y sont impliqués. »

Son visage se durcit. « Dites-le à tout le monde. Des milliers de matelots et d’officiers s’efforceront alors de découvrir des indices et se creuseront la mémoire pour tenter de se rappeler ce qu’ils auraient vu ou entendu qu’on pourrait relier à cette affaire. Ils se mettront en quête d’autres sabotages et, autant que nous le sachions, il ne s’agit pas de cas isolés. En commettant un forfait qui soulèvera la colère de la majorité et l’alertera de la menace à laquelle ils exposent à la flotte, nos ennemis de l’intérieur ont commis une erreur monumentale. »

Duellos se renfrogna. « Et s’ils prétendaient que nous avons forgé l’affaire de toutes pièces ?

— Plus vous tenterez de la cacher, plus nombreux seront ceux qui le soupçonneront. » Rione frappa la table de la paume. « Dites-leur tout de suite ! Montrez-leur votre première réaction, votre stupéfaction, votre horreur et votre indignation ! Faites exactement comme si les Syndics avaient eux-mêmes placé ces vers. »

Tulev opina. « Transmettez à tous les vaisseaux un message d’alerte en haute priorité. Ordonnez qu’on procède à un examen approfondi de tous les systèmes automatisés pour vérifier qu’aucune autre menace n’y rôde.

— Et rappelez-leur la perte de la navette à Lakota, renchérit Rione. Cet accident rarissime a coûté la vie à deux officiers qui auraient pu dénoncer d’autres conspirateurs. Ils seront bien peu nombreux, maintenant, à douter que le sort qu’on leur a réservé n’a pas été l’œuvre des individus qui ont tenté de détruire des vaisseaux entiers. »

L’un après l’autre, Desjani, Cresida et Duellos acquiescèrent de la tête. Geary se tourna vers la première. « Veuillez demander à votre officier de la sécurité des systèmes de rédiger une alerte, en précisant ce que nous savons déjà de ces logiciels malveillants. L’Indomptable et le Furieux ne sont peut-être pas les seuls dont le ver doit causer la perte. Transmettez-la-moi dès qu’elle sera prête et nous la diffuserons en priorité maximale.

— À vos ordres, capitaine.

— Quant à vous autres, je vous remercie de vos interventions, tout en vous priant de garder cette affaire sous le boisseau jusqu’à ce que nous ayons pris une décision. Voyez si vous ne pourriez pas découvrir à bord de vos vaisseaux des indices sur l’identité des coupables et la manière dont ils ont procédé. »

Les silhouettes des officiers s’évanouirent en un clin d’œil, à mesure que chacun coupait la connexion, ne laissant plus sur place que Rione, Desjani et Geary. Rione se leva, les yeux braqués sur Geary comme s’il était seul dans le compartiment. « Je peux vous aider si vous me laissez faire. » Puis elle s’éclipsa, presque aussi vite que ceux dont la présence n’avait été que virtuelle.

Geary fixa Desjani en plissant le front ; elle n’avait pas bondi sur ses pieds, comme à son habitude, pour se plier le plus vite possible aux ordres de son commandant en chef. « Quoi ? »

Desjani hésita un instant avant de répondre sans le regarder. « Mon officier de la sécurité des systèmes a trouvé autre chose.

— Un autre ver ? s’enquit Geary, en se demandant pourquoi elle n’en avait pas parlé plus tôt.

— Non. Des modifications non autorisées de codes de sécurité. » Elle inspira profondément. « L’écoutille de ma cabine. Ses réglages ont été récemment altérés pour permettre à la coprésidente Victoria Rione d’y accéder librement. »

Geary écarquilla un instant les yeux, le temps de se pénétrer de la signification de ce geste. « Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? Elle ne peut plus entrer dans la mienne…

— Vraiment ? »

Il marqua une pause puis afficha un relevé transmis à distance. « Ceux de la mienne ont aussi été modifiés récemment. Pour lui en laisser de nouveau le libre accès. » Il se rappela brusquement les aveux de Rione, selon lesquels elle était disposée à le tuer si besoin pour protéger l’Alliance. Mais pourquoi maintenant ? « Elle a vraiment fait ça ? Elle est responsable de ces modifications ?

— Nous ne pouvons pas le prouver, admit à contrecœur Desjani. Mais pourquoi quelqu’un d’autre l’aurait-il fait ?

— Pourquoi voudrait-elle avoir libre accès à votre cabine ? »

Desjani se mordit les lèvres, en même temps que son visage s’empourprait, de gêne, de colère ou des deux à la fois, puis elle répondit en se contraignant au calme : « Nous savons vous et moi qu’elle voit en moi une rivale.

— Vous ne croyez tout de même pas que…

— Je n’ai aucune idée de ce dont est capable la coprésidente Rione, capitaine. »

Que répondre ? Que Rione avait carrément admis qu’elle était prête à le tuer pour la bonne cause ? Mais pour des raisons de première importance, liées au sort de l’Alliance. Et, si elle en avait toujours l’intention, pourquoi lui aurait-elle demandé de changer ses codes de sécurité afin de lui interdire l’accès à sa cabine ? Geary réfléchissait âprement, en s’efforçant de faire le tri entre ce qu’il connaissait de Rione, tout ce qu’il avait appris sur elle en public et en privé et les sentiments qu’il éprouvait pour elle. « Je sais qu’elle a souffert de notre entente à un moment donné, mais j’ai le plus grand mal à croire que la coprésidente Rione puisse méditer votre meurtre comme une rivale romanesque. Elle était d’accord pour me quitter, Tanya.

— Comme c’est charitable de sa part », marmotta Desjani, dont le visage trahissait maintenant toute l’étendue de la colère.

Si seulement il existait un moyen d’en avoir la certitude… Et il se rendit brusquement compte que ce moyen existait. « Je vais voir si elle est disposée à répondre à cette question dans une salle d’interrogatoire. »

Desjani afficha une mine stupéfaite. « Vous comptez ordonner à un représentant civil officiel de l’Alliance de se soumettre à un interrogatoire mené par des agents du renseignement militaire ?

— Non, je compte la prier de s’y soumettre de son propre gré. » Il se leva, non sans ressentir une sorte d’aigreur dans la gorge. « Si elle est réellement assez cinglée pour méditer un meurtre, elle devrait me sauter aussitôt à la jugulaire. Mais, si elle y consentait, ça pourrait bien la dédouaner. » Desjani se leva à son tour, l’air à la fois perturbée et désapprobatrice. « Je ne pense pas qu’elle représente un danger pour moi. » Pas pour le moment du moins. « Ni pour cette flotte.

— Avec tout le respect que je vous dois, capitaine, vous ne pouvez permettre à une loyauté mal placée ni à la persistance de sentiments personnels de vous interdire d’évaluer de façon détachée la menace qu’un individu pourrait représenter pour vous ou cette flotte. »

Lui-même se sentait à présent un tantinet courroucé, mais il n’en avait pas le droit puisqu’il s’était laissé embringuer avec Rione. « Ma loyauté envers la personne de Rione est loin d’être aussi forte que mon devoir envers l’Alliance et cette flotte. Et il ne subsiste aucun sentiment personnel. » Desjani, bien qu’elle ne dît ni ne fît rien, désapprouvait visiblement. « Accordez-moi au moins le mérite d’être capable d’en juger.

— Oui, capitaine.

— Je vais donc poursuivre dans ce sens. Je fais néanmoins grand cas de votre opinion.

— Oui, capitaine.

— Bon sang, Tanya…

— Oui, capitaine. C’est votre décision. »

Il envisagea diverses réponses, dont toutes ou presque eussent été injustes, peu professionnelles ou simplement mal avisées. « Merci.

— Je vais donc exécuter les ordres, capitaine. Vous aurez dès que possible le message que vous avez demandé. »

Il l’aurait volontiers incendiée, mais elle se montrait parfaitement correcte et professionnelle. « Merci », répéta-t-il, non sans trahir son exaspération. Dès qu’elle fut sortie, l’échine roide ou tout bonnement au garde-à-vous, Geary consacra un long moment à réfléchir à l’injustice qu’il y avait à débattre de relations personnelles avec une femme qui lui demeurait interdite.


Victoria Rione ne lui sauta pas à la gorge, mais elle donna l’impression d’y songer. « Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ? » Longtemps qu’il ne lui avait pas entendu une voix aussi glaciale. « Tu crois vraiment que je mettrais cette flotte en péril en collaborant à un tel sabotage ?

— Pourquoi as-tu librement accès à la cabine du capitaine Desjani ? lui demanda-t-il de but en blanc. Les codes en ont été récemment modifiés à son insu.

— Je n’en ai aucune idée. » Rione semblait à deux doigts de hurler de colère. « Peut-être a-t-elle…

— Ceux de la mienne ont aussi été altérés pour te permettre d’y pénétrer à ta guise. »

Rione ravala les paroles qu’elle s’apprêtait à prononcer et le fixa. « Confondant. Indubitablement confondant. Me croyez-vous assez stupide pour faire une telle sottise alors qu’elle m’accuse ouvertement, capitaine Geary ?

— Non, répondit-il. J’y ai réfléchi et, si tu avais effectivement modifié ces codes, tu te serais sans doute créé une identité d’emprunt à qui tu aurais autorisé cet accès. Tu es trop intelligente pour laisser des preuves aussi flagrantes. Mais je tiens à ce qu’on sache que tu n’y es incontestablement pour rien. »

Elle soutint un instant son regard avant de répondre. « Parce que les autres officiers seraient enclins à croire le pire de ma part. De la part d’une femme politique.

— C’est ce que je crains. Et c’était le but de la manœuvre, j’en reste persuadé. Il s’agissait de te discréditer, toi, le personnage public, la représentante de l’Alliance, et de me supprimer ton conseil. »

Rione finit par se détendre légèrement et passa la main dans ses cheveux. « Très bien. Je t’ai appris quelques menues choses. Mais comptes-tu réellement mêler les gens du renseignement à cette affaire ?

— Oui. Je veux qu’ils puissent certifier que tu dis la vérité, et j’ai besoin d’eux pour régler ces problèmes. De traîtres et d’extraterrestres. Ces deux entités se livrent à une escalade dans leurs agressions contre la flotte, et nous devons nous assurer que d’autres que nous sachent à qui nous avons affaire. »

Rione réfléchit un moment puis hocha la tête et prit la direction du secteur du renseignement, tandis que Geary appelait son personnel pour le prévenir de leur arrivée.

Lorsqu’ils atteignirent son écoutille hautement sécurisée, à l’entrée du compartiment, le lieutenant Iger les y attendait ; sa mise trahissait par certains signes qu’il s’était rhabillé en toute hâte, et l’inquiétude que lui inspirait cette convocation dès potron-minet se lisait sur sa mine. Alors que Rione et Geary s’avançaient à sa rencontre, le capitaine Desjani et l’officier de la sécurité des systèmes déboulèrent précipitamment d’une autre direction ; le visage non moins impassible que celui de Rione, Desjani tendit à Geary un calepin électronique.

Il lut rapidement le message d’alerte puis ajouta une autre instruction : Tout porte à croire que ce sabotage a été fomenté par des individus appartenant à notre flotte. Quiconque détiendrait des informations à cet effet doit contacter au plus vite le vaisseau amiral. Il est crucial de découvrir les responsables de cette tentative de destruction de deux au moins de nos vaisseaux, assortie de la mort de leurs spatiaux, avant qu’ils ne se livrent à d’autres actes de haute trahison contre l’Alliance et leurs camarades de la flotte.

Desjani lut l’addendum et acquiesça sans mot dire. Geary hésita un instant puis le présenta au lieutenant Iger. L’officier du renseignement le parcourut rapidement des yeux, et son visage afficha la plus grande stupeur. Puis Geary appuya sur la touche « approuvé » et le message partit. Dans quelques instants, tous les commandants de vaisseau de la flotte seraient arrachés à leur sommeil par cette regrettable nouvelle. « Merci, capitaine Desjani.

— À vos ordres, capitaine. » Le regard de Desjani passa très vite sur Rione puis revint se poser sur Geary. « Autre chose, capitaine ? »

Oui. Cesse donc un instant d’être aussi détachée et officielle. « Nous tiendrons une réunion stratégique dans quelques heures.

— Oui, capitaine. » Desjani salua avec rigidité et s’éloigna avec son officier de sécurité.

Geary se tourne vers Rione, lui jeta un regard furtif et constata qu’elle parvenait mal à dissimuler l’amusement que lui inspirait le départ aussi raide qu’empesé de Desjani. « Nous avons besoin d’une salle d’interrogatoire, lieutenant Iger. »

La stupeur d’Iger céda la place à l’étonnement. « Vous avez déjà un suspect, capitaine ?

— Disons plutôt une personne qui risque d’être suspectée, lieutenant. Je ne pense pas qu’elle soit vraiment impliquée, mais on a forgé des preuves destinées à détourner les soupçons sur elle, de sorte qu’elle consent à répondre à toutes les questions dans un environnement supervisé officiellement. »

Iger hocha la tête, manifestement toujours aussi mystifié, puis son regard se posa sur Rione et il écarquilla les yeux, à nouveau sidéré. « M-madame la coprésidente ?

— Finissons-en », ordonna Rione.

L’air passablement décontenancé, Iger les guida dans les services du renseignement, leur fit franchir d’autres écoutilles hautement sécurisées et d’autres postes de garde, où le personnel du renseignement de faction à cette heure de la nuit regardait passer leur procession inusitée en cachant mal son inquiétude. Un sous-officier vint demander à Iger s’il avait besoin d’aide et fut congédié d’un geste.

Le lieutenant ferma hermétiquement derrière eux la première écoutille de la salle d’interrogatoire puis tourna vers Rione un regard fébrile. « Si vous voulez bien franchir cette seconde écoutille et vous asseoir dans ce fauteuil rouge, madame la coprésidente… »

Rione opina avec hauteur et s’éloigna à grandes enjambées, pendant qu’Iger conduisait Geary dans la salle d’observation adjacente. Une des cloisons faisait office de miroir sans tain ; ils regardèrent Rione s’asseoir et fixer ce qui n’était pour elle qu’un mur nu. Iger tapa sur quelques touches pour activer les dispositifs qui surveilleraient non seulement les réactions physiques de Rione, mais procéderaient aussi à l’analyse de ses ondes cérébrales et à d’autres relevés destinés à prouver de façon flagrante qu’elle mentait ou disait la vérité.

Iger se tourna vers Geary. « Euh… capitaine… Qui… ?

— Je vais l’interroger moi-même. »

Le lieutenant enfonça une autre touche et lui fit un signe de tête.

Geary se composa une contenance puis, sachant que ses paroles seraient retransmises dans la salle d’interrogatoire, s’efforça de s’exprimer clairement : « Madame la coprésidente Victoria Rione, étiez-vous informée de la présence de ces vers avant qu’on ne les trouve dans les systèmes de propulsion par saut de l’Indomptable et d’autres vaisseaux de la flotte de l’Alliance ?

— Non. » Un seul mot, aussi dru et direct qu’une rafale de mitraille.

Devant Geary, les diodes restaient vertes.

« Avez-vous connaissance de l’existence de logiciels malveillants sur ces vaisseaux ?

— Maintenant, oui », répondit froidement Rione.

Geary fit la grimace. Il allait devoir mieux formuler ses questions. « Avez-vous eu vent, avant que je ne vous en parle, d’une quelconque modification des codes d’accès de ma cabine ou de celle du capitaine Desjani ?

— Non.

— Êtes-vous pour quelque chose dans ces modifications ?

— Non.

— Avez-vous pris part à des actions pouvant nuire à un vaisseau de la flotte ?

— Non.

— Sauriez-vous qui aurait pu entreprendre de telles actions ?

— Pas avec certitude. Je soupçonne seulement certains individus. »

Geary s’accorda une pause en s’efforçant de réfléchir aux questions suivantes puis jeta un regard au lieutenant Iger. Ce dernier hocha la tête, se lécha nerveusement les lèvres puis s’exprima avec toute l’impavidité d’un inquisiteur accompli. « Madame la coprésidente Rione, si vous étiez au fait d’agissements nuisibles pouvant porter atteinte à l’Alliance, à l’un des vaisseaux ou spatiaux de cette flotte, préviendriez-vous les autorités compétentes ?

— Oui.

— Nuiriez-vous à ce vaisseau ou permettriez-vous qu’on lui nuît ?

— Pour m’en empêcher, il faudrait que j’aie de bonnes raisons de croire qu’on œuvre pour le bien de l’Alliance. »

Tous les indicateurs étaient au vert. Iger tapa de nouveau sur une touche puis s’adressa à Geary : « Capitaine, tous les signes indiquent que les réponses sont sincères. Elle n’est… euh… pas contente, mais elle est en paix avec son esprit et ses réponses sont courtes et directes. »

Geary fixa longuement les relevés. Tous confirmaient les propos d’Iger, encore que « pas contente » fût une traduction charitable de la vive colère qu’ils signalaient. Il se demanda quelle part de cette colère s’adressait à Desjani, laquelle à l’ennemi et laquelle à lui-même. Je t’ai conduite là où j’avais la certitude que chacune de tes réponses serait vérifiable. Jusqu’à quel point étais-tu éprise de moi ? Que ressens-tu à présent ? Serais-tu capable de tenter de nuire à Tanya Desjani et de justifier cette tentative en te persuadant qu’elle représente une menace ? Mais il ne pouvait pas poser ces questions. Même en l’absence du lieutenant Iger, cela reviendrait à violer les clauses du pacte auquel elle avait souscrit implicitement pour accepter d’entrer dans la salle d’interrogatoire. « Merci, lieutenant. Nous pouvons reconduire madame la coprésidente. Une conférence stratégique se tiendra dans quelques heures. Je tiens à ce que vous y assistiez.

— À vos ordres, capitaine. »

Cette fois Iger avait l’air intrigué. Au cours du dernier siècle, ces conférences avaient pris l’allure de véritables meetings politiques, de réunions en coulisse où l’on passait des marchés et où les officiers de haut rang s’efforçaient de s’adjuger le soutien d’un plus grand nombre de leurs subalternes directs. Les petits gradés en étaient exclus, afin qu’ils restassent dans l’ignorance des manœuvres politiques dont discutaient leurs supérieurs.

« Vous avez jeté un œil sur ce que je vous ai demandé d’examiner ? De l’autre côté de l’espace syndic ?

— Oui, capitaine. » L’inquiétude s’afficha de nouveau sur le visage d’Iger. « Qui sont-ils, capitaine ? Qui vit de l’autre côté de l’espace syndic ?

— Aucune idée, lieutenant. M’accordez-vous cependant qu’ils sont activement intervenus contre la flotte ?

— Oui, capitaine, répéta Iger. Ils sont assurément responsables du détournement de cette grosse flottille syndic sur Lakota. Mais pourquoi ?

— Nous ne le savons pas avec certitude et nous ne pouvons pas le savoir. La conjecture la plus plausible, c’est qu’ils cherchent à ce que l’humanité ait les mains liées par cette guerre et qu’ils craignent que nous ne rapportions chez nous la clef de l’hypernet syndic, nous octroyant ce faisant un avantage décisif. Mais ça reste une hypothèse. » Iger opina d’un air contrit. « Nous n’en débattrons pas pendant la conférence et n’en faites surtout part à personne. Mais je veux que vous y réfléchissiez, comme à tout ce qui pourrait nous apporter des renseignements supplémentaires sur cette menace et dont vous pourriez être témoin ou avoir vent par les filières du renseignement.

— Je comprends, capitaine. »

Rione les rejoignant, Iger les reconduisit dans la coursive, où l’éclairage tamisé nocturne et l’absence de circulation semblaient s’allier pour leur rappeler désagréablement que le jour réglementaire ne poindrait que dans plusieurs heures.

Elle attendit qu’ils fussent en tête à tête pour poser sa question dans un murmure presque inaudible : « Qui est-ce qui m’a piégée ?

— Si nous le savions, nous saurions qui a posé ces vers.

— Pas forcément. Il pourrait s’agir de deux initiatives distinctes. Je sais ce que tu penses. Je ne suis pas la seule femme de ce vaisseau capable d’agir par jalousie. »

Il fallut à Geary un bon moment pour comprendre ce qu’elle sous-entendait. « Le capitaine Desjani ne ferait jamais une chose pareille.

— Ravie de t’en voir à ce point persuadé. »

Geary la fusilla du regard. « Tanya Desjani est quelqu’un de très direct. Si elle avait voulu te nuire, elle t’aurait débusquée et tabassée. Elle t’aurait affrontée en face. Tu es à bord de ce vaisseau depuis assez longtemps pour le savoir. »

Rione soutint un instant son regard puis baissa les yeux. « Oui. Elle n’est pas de celles qui vous poignardent dans le dos.

— J’ai assez de problèmes sur les bras ces temps-ci pour me passer de vos crêpages de chignon.

— Comptes-tu le lui dire à elle aussi ? »

Geary se rendit compte pour la première fois que Rione avait depuis longtemps cessé d’appeler Tanya Desjani par son nom. « Je l’ai déjà fait et je recommencerai. J’ai besoin de vous deux. »

Rione releva les yeux pour le fixer, sarcastique. « De nous deux ? Cette nuit, peut-être ? Choquant.

— Tu as très bien compris ce que je voulais dire.

— Ce que tu as cru vouloir dire. » Rione haussa les épaules. « Ma loyauté va à l’Alliance, capitaine Geary. Je ferai tout ce qu’elle exigera de moi. Ce qui implique pour l’instant que je te soutienne au mieux de mes capacités. Ni elle ni toi n’aurez rien à redouter de moi tant que vous n’agirez pas contre l’Alliance. Tu sais que c’est vrai. »

Il le savait effectivement, se rendit-il compte, dans la mesure où, dans la salle d’interrogatoire, une mouture à peine différente de cette déclaration avait été avérée. « Merci. Je sais que ce n’est pas facile.

— Tu devrais réserver ce terme à la situation de la flotte. »

Il la dévisagea, non sans se demander s’il devait lui avouer qu’il faisait aussi allusion à des problèmes plus intimes.

Elle lui rendit son regard, les yeux flamboyants. « Ne me prends surtout pas en pitié. C’est moi qui t’ai quitté. » Elle pivota sur un talon et s’éloigna à grandes enjambées.


L’ambiance était différente dans la salle de conférence, cette fois. La tension n’était pas engendrée par une crise politique ni par la crainte des Syndics. Elle était interne, et chaque silhouette virtuelle lorgnait ses voisins comme pour tenter de déceler en eux les signes évidents de leur participation à la tentative de sabotage. Mais les yeux revenaient sans cesse se poser sur le lieutenant Iger, lequel donnait l’impression de se sentir effroyablement déplacé, et sur une Victoria Rione aussi silencieuse et impassible qu’une statue de marbre.

Geary se leva et devint aussitôt le centre de l’attention générale. « Vous connaissez tous la raison de cette réunion. J’ai reçu de tous les vaisseaux des rapports confirmant qu’un logiciel malveillant avait été placé dans leur système de propulsion par saut, sans aucune exception. La grande majorité de ces vers leur auraient simplement interdit de sauter la fois suivante sur mon ordre, et ils auraient maintenu vos systèmes en état de dysfonctionnement jusqu’à ce qu’ils soient neutralisés. Mais ceux de trois bâtiments, l’Indomptable, le Furieux et l’lllustre, leur auraient permis de sauter, tout en les condamnant à rester à jamais piégés dans l’espace du saut. » Il s’interrompit le temps de laisser tout le monde digérer l’information.

« On a cherché à me retirer le commandement de cette flotte en détruisant un vaisseau de l’Alliance et son équipage. On a aussi tenté de détruire le Furieux et l’Illustre. » Il jeta un regard vers Badaya, dont le visage était contracté de colère. « Le responsable était informé du changement quotidien des codes d’accès de sécurité aux filtres du système et avait donc les moyens de télécharger le logiciel malveillant sur chaque vaisseau de la flotte. Autrement dit, ça ne peut être que l’œuvre d’individus portant l’uniforme de l’Alliance. Il ne s’agit donc pas de simples dissensions, de différends ou de disputes d’ordre professionnel, ni d’agissements de personnes loyales à l’Alliance, mais bel et bien de l’acte de traîtres. De couards. Quelqu’un aurait-il des informations nous permettant de les identifier ? »

Il balaya des yeux la très longue table virtuelle et croisa tour à tour le regard de tous les commandants de vaisseau. Le sien faillit s’attarder sur le capitaine Gaes, mais il se souvint à temps de n’en rien faire. Elle s’était montrée en l’occurrence une informatrice particulièrement performante, et il ne pouvait pas prendre le risque de la compromettre. Le Lorica avait fait partie des vaisseaux qui avaient suivi le capitaine Falco et, manifestement, ceux qui conspiraient contre Geary la croyaient encore assez rétive pour participer au complot. Ou alors elle avait conservé assez de contacts parmi les conspirateurs pour découvrir ce qu’ils mijotaient.

Les capitaines Caligo et Kila ne trahissaient rien de leurs sentiments, sinon ceux que reflétaient les visages de leurs collègues.

Pas moyen, au demeurant, d’affirmer que tel ou tel affichait une mine coupable plutôt que de la colère ou de la peur. Geary désigna Iger d’un geste. « Le lieutenant Iger est le chef du service du renseignement de l’Indomptable. Il détient des informations concernant la coprésidente Rione. »

Les commandants de la République de Callas et de la Fédération du Rift fixèrent Rione, bouche bée et scandalisés, mais elle se dégela suffisamment pour les rassurer du regard.

« J’ai été informé d’interventions non autorisées apportées au logiciel de sécurité de l’lndomptable et mettant en cause la coprésidente Rione, commença Iger sur un ton officiel.

— Pourquoi est-elle assise ici ? exigea de savoir le capitaine Armus du Colosse. Elle devrait être…

— Laissez finir le lieutenant Iger », le coupa Geary d’une voix glaciale.

Iger continua comme s’il n’avait même pas conscience d’avoir été interrompu. « La coprésidente Rione a accepté d’être soumise à un interrogatoire dans une cellule de classe 6. On lui a posé un ensemble de questions destinées à déterminer si elle était partie prenante dans ces interventions ou d’autres, et ses dénégations, quant à sa connaissance des faits et son implication dans ces mêmes faits, ont été jugées parfaitement sincères. »

Le silence régna un instant puis la voix du commandant de l’Écume de guerre le brisa : « De classe 6 ? Existe-t-il un moyen de tromper ou d’abuser une classe 6 ?

— Un entraînement spécialisé peut certes suggérer des moyens de contourner fallacieusement les questions, mais mon équipe et moi-même avons été formés pour reconnaître un individu qui recourt à ces techniques, répondit Iger. Nous ne sommes sans doute pas en mesure de contraindre quelqu’un à dire ce que nous voulons, mais nous savons au moins s’il tente d’éluder la vraie question sans que sa réponse soit regardée comme fausse. La coprésidente Rione n’a pas eu recours à de telles méthodes. Ses réponses étaient franches et sans aucune ambiguïté.

— Alors qu’est-ce que ça signifie ? Qu’on a tenté de piéger la sénatrice Rione ?

— C’est en effet ma conclusion, capitaine.

— C’est encore de la haute trahison. » Le commandant de l’Écume de guerre se rejeta en arrière en secouant la tête avec incrédulité.

Geary se pencha légèrement et s’exprima d’une voix plus sonore qu’à l’ordinaire : « Depuis que j’ai pris le commandement de cette flotte, je sais que certains officiers, qui s’y opposent, ont répandu des rumeurs sur mon compte et parfois tenté de rallier des gens contre moi. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question politique portant sur la légitimité du commandement de notre flotte. On a tenté de détruire trois vaisseaux importants. Des bâtiments sur lesquels servent vos amis et collègues, des bâtiments qui ont combattu à vos côtés. Peu m’importe combien d’entre vous ont œuvré ou seulement élevé la voix contre moi par le passé. Il ne s’agit pas de moi. Les coupables ont aussi tenté de frapper notre flotte et des vaisseaux à bord desquels je ne me trouvais pas. Si certains parmi vous ont apporté leur soutien passif ou actif aux gens qui sont derrière tout cela, je les exhorte à réfléchir de nouveau à leurs allégeances. Je peux publiquement vous promettre que ceux qui consentiront à me fournir des renseignements sur cet infâme sabotage ne feront l’objet d’aucune mesure disciplinaire, du moins s’ils n’ont pris aucune part active à l’élaboration et à l’introduction de ces logiciels malveillants, et s’ils n’étaient pas non plus informés de leur contenu ni du but qu’on leur avait fixé. »

De nouveau le silence ; mais Geary ne s’était pas franchement attendu à ce qu’un officier jaillît de son siège, pointât un doigt accusateur sur un de ses pairs et s’écriât : « C’est untel le coupable ! » Un si heureux dénouement aurait sans doute eu sa place dans une œuvre de fiction, mais, dans le monde réel, les problèmes ne se résolvent jamais d’eux-mêmes aussi simplement.

Le capitaine Badaya prit la parole pour la première fois : « Quelqu’un consent à tuer le personnel de l’Alliance et à détruire ses vaisseaux. Nous avons perdu une navette dans un soi-disant accident avant de quitter Lakota. » Il balaya la tablée d’un œil noir. « Un accident rarissime mais qui peut malgré tout passer pour plausible en l’absence de preuves d’un acte de sabotage. Les capitaines Casia et Yin ont trouvé la mort à bord de cette navette et je soupçonne maintenant la crainte de les voir dénoncer certains des opposants au capitaine Geary d’être la cause de leur mort. Tous ceux qui sont mouillés dans cette conspiration devraient réfléchir au fait que ceux qui la conduisent sont constamment prêts à bâillonner ses éventuels maillons faibles. Je reste persuadé que le commandant de cette flotte vous fera passer par les armes si vous vous faites prendre. Si vous préférez vous taire, vous prenez le risque d’être à jamais réduit au silence par vos propres conjurés. Vous dévoiler reste votre unique chance de survie. » Badaya se tut et parcourut de nouveau la tablée de son œil courroucé.

« Pourquoi ferait-on cela ? s’enquit le commandant de l’Aventureux. Chacun sait que le commandement du capitaine Geary a suscité du mécontentement. J’avais moi-même mes doutes. Mais il a fait ses preuves. La plupart de ses contempteurs, dont moi-même, sont désormais satisfaits de servir sous ses ordres.

— Vous venez peut-être d’en exposer la raison, répondit Duellos. Ces gens ne peuvent espérer convaincre les commandants de la flotte de destituer le capitaine Geary. L’éliminer reste donc leur seule chance de succès.

— Mais quiconque serait soupçonné de l’avoir tué en même temps que l’équipage de trois vaisseaux…

— Songez à ce qui se serait produit si l’on n’avait pas découvert ces vers. Si leurs propulseurs avaient fonctionné normalement, l’Indomptable, le Furieux et l’Illustra auraient disparu dans l’espace du saut. Tous les autres vaisseaux auraient fini par découvrir les logiciels malveillants et, une fois leurs systèmes à nouveau opérationnels, ils auraient sauté. L’opération aurait probablement exigé quelques heures. Nous en aurions conclu que, pour une raison ou une autre, les vers découverts sur nos vaisseaux n’avaient pas opéré sur ces trois bâtiments, lesquels auraient donc sauté comme prévu. Et, à notre arrivée à Wendig, nous ne les aurions pas trouvés en train de nous attendre. On n’en aurait jamais retrouvé aucune trace, ni même la preuve que leurs systèmes de propulsion avaient été infectés par un ver différent de celui des autres bâtiments. »

Le capitaine Neeson acquiesça, le visage de granité : « Aucune preuve de la destruction délibérée de trois vaisseaux. Net et sans bavure. Sans doute leur disparition et celle du capitaine Geary nous auraient-elles chagrinés, mais nous aurions dû choisir un nouveau commandant en chef. Je me demande qui se serait proposé pour remplir ce poste.

— Numos, peut-être ? » suggéra le capitaine Armus.

Geary secoua la tête. « Compte tenu de la gravité de cette tentative de sabotage, j’ai ordonné qu’on interroge le capitaine Numos sur ce qu’il pourrait savoir de ses instigateurs. Je le soupçonne toutefois de ne pas savoir grand-chose.

— Pourquoi ? demanda Badaya.

— Parce que le ver de l’Orion était différent de celui de l’Indomptable, du Furieux et de l’Illustre. Numos accepterait sans doute d’être nommé commandant de la flotte, mais, s’il avait effectivement connu les responsables de la perte de ces trois vaisseaux, il aurait été en mesure de faire chanter ces individus et ils auraient cherché à l’éliminer. »

Rione lui jeta un regard surpris puis lui fit un signe de tête en souriant d’un air satisfait, telle une maîtresse d’école dont l’élève s’est montré exceptionnellement attentif à ses cours.

« Numos a tenté de laisser Falco en plan, admit le commandant de l’Écume de Guerre. Vous croyez réellement qu’il n’est pas en cheville avec les saboteurs ?

— Je crois qu’ils auraient sans doute consenti à le manipuler mais qu’ils ne se seraient pas fiés à lui », expliqua Geary. Il jeta encore un regard vers l’extrémité de la table virtuelle. « Tous les vaisseaux procèdent actuellement à des contrôles supplémentaires de leurs systèmes pour vérifier qu’il ne s’y dissimule plus rien de dangereux. Dès que nous aurons reçu de tous un bulletin de bonne santé, nous sauterons pour Wendig. D’ici là, j’invite instamment tous ceux qui sauraient quelque chose à m’en faire part, ou à toute autorité compétente en qui ils se fient. Nos ennemis sont les Syndics. Nul autre. Certains individus de cette flotte l’ont oublié, et ils se rangent désormais de leur côté. »

Le capitaine Badaya opina fermement du chef. « Tout ce que décidera le capitaine Geary aura le soutien de la flotte. » Un léger nuage assombrit les traits de Duellos, mais il garda le silence.

Pour sa part, Geary était conscient qu’il ne pouvait pas se permettre d’offenser pour l’instant la puissante faction de Badaya quand il devait déjà s’inquiéter d’une autre menace interne à la flotte. « Puissent nos actions conserver la faveur de nos ancêtres, déclara-t-il prudemment. Lorsque le moment approchera de notre saut pour Wendig, je préviendrai tous les vaisseaux de l’heure à laquelle il devra s’effectuer. »

Les images des commandants s’évanouirent en un clin d’œil. Le lieutenant Iger quitta précipitamment la salle, l’air soulagé, suivi par une coprésidente Rione au maintien altier. Le capitaine Desjani sortit à son tour, le regard braqué sur le dos de Rione.

Restait une silhouette inattendue. Geary vérifia son identité. Le capitaine de frégate Moltri, du destroyer Taru. « Oui, capitaine ? » demanda-t-il.

Moltri déglutit puis détourna les yeux : « Je crois savoir comment les vers se sont propagés dans toute la flotte en réussissant à contourner les sécurités.

— Étiez-vous impliqué ? » s’enquit Geary d’une voix qu’il voulait garder sereine. Moltri ne semblait pas seulement effrayé, mais aussi très embarrassé, ce qui n’avait aucun sens.

Il secoua promptement la tête. « Non, capitaine… pas sciemment. » Il ferma les yeux, rassembla visiblement son courage puis fixa Geary et reprit d’une voix ferme. « Certains programmes circulent… distribués à… ceux qui s’y intéressent. En raison de leur nature, on ne peut les transmettre qu’en contournant les contrôles. Il existe dans la flotte un sous-réseau chargé de les exploiter clandestinement. » Moltri sortit son calepin électronique et tapa d’une main tremblante sur quelques touches, le visage lugubre. « Je vous en ai envoyé un échantillon, capitaine. Le personnel de la sécurité pourra s’en servir pour identifier les techniques qui ont autorisé sa transmission. Je ne me doutais pas qu’on pouvait recourir à ces méthodes pour propager un ver dangereux, mais je crois que c’est ce qui s’est passé.

— Merci, capitaine Moltri. Je vais y jeter un coup d’œil. Cette flotte vous doit peut-être une fière chandelle. »

Moltri grinça des dents d’un air contrit. « S’il vous plaît, n’allez pas divulguer mon implication dans la teneur de ce que je viens de vous transmettre. Je n’en suis pas fier. Pas du tout. Je n’avais pas l’intention de nuire. Je le jure.

— Je comprends.

— Je sais qu’on prendra des mesures disciplinaires, capitaine. Ne permettez pas l’inscription du mobile réel à mon dossier, je vous en prie.

— S’il est sans rapport avec notre affaire, il ne le sera pas », répondit Geary d’une voix égale, de plus en plus troublé par le désarroi et les déclarations de Moltri.

L’image de ce dernier s’éclipsa aussi vite que s’il prenait la fuite. Geary consulta la liste de ses messages et trouva celui de Moltri. Il ouvrit le programme qu’il contenait puis regarda défiler les images, l’estomac révulsé. Que Moltri et les autres individus qui s’intéressaient à ces trucs l’eussent retransmis en sous-main n’avait rien de surprenant. Il le referma précipitamment et appela Desjani et son officier de la sécurité des systèmes.

Desjani n’était pas allée bien loin et elle le rejoignit aussitôt, mais il fallut quelques minutes à l’officier pour revenir. Geary lui présenta son calepin. « Jetez un coup d’œil. »

L’homme parut d’abord s’indigner, puis il afficha une mine à la fois écœurée et résignée. « Ils trouvent sans cesse de nouvelles méthodes pour diffuser ces cochonneries, capitaine. Puis-je l’expédier à mon adresse ? » Geary opina. « Je pourrai me servir de ce message pour localiser et surveiller le sous-réseau qui en est la source, ajouta l’officier.

— Pourrez-vous aussi certifier qu’il a servi à répandre les vers ?

— Nous ne pourrons probablement pas le prouver, capitaine, s’il est du même modèle que ceux que je connais déjà. Mais je parierais volontiers pour l’affirmative. Il a dû être paramétré pour donner accès à tous les vaisseaux de la flotte. »

La réaction de Geary fut sans doute assez vive pour sauter aux yeux. « Y aurait-il des amateurs de ces cochonneries sur tous nos bâtiments ?

— Non, capitaine, rectifia précipitamment l’officier. Les sous-réseaux qui véhiculent ce genre de matériel sont conçus pour ne pas laisser de traces lors des téléchargements. Ils transmettent automatiquement à tous les points de contact du réseau, donc à tous les vaisseaux. Tous ceux qui sont au courant peuvent y accéder, mais il est pratiquement impossible d’identifier l’auteur du message, ni même le vaisseau d’où il provient. »

Les implications étaient transparentes. « Donc nos chances de découvrir qui a propagé ces vers par ce sous-réseau sont infimes. »

L’officier eut un geste d’impuissance. « “Infime” est un euphémisme en l’occurrence, capitaine. Nous pouvons surveiller ce sous-réseau maintenant que nous connaissons ses caractéristiques, mais cela signifie qu’on ne l’emploiera plus à cet usage.

— Le surveiller ? Fermez-le. Êtes-vous certain qu’il n’existe pas d’autres sous-réseaux clandestins en activité ? » demanda Desjani.

La question parut surprendre l’officier. « Nous sommes au courant de leur existence. L’intranet de la flotte est criblé de sous-réseaux illicites qui exploitent tout ce qui n’est pas officiellement autorisé, comme le jeu.

— Pourquoi ne les a-t-on pas fermés ? insista Desjani.

— Parce que mes gens sont responsables de la sécurité, pas de l’application de la loi, capitaine. Tant que nous savons où se trouvent les sous-réseaux, nous pouvons les surveiller et savoir ce qu’on y trafique. Si nous en fermions un, il finirait par réapparaître et il nous faudrait le localiser de nouveau ; tant que nous ne l’aurions pas identifié, nous resterions dans l’ignorance de ce qui s’y magouille. Comme pour celui-ci, par exemple. Si nous avions connu son existence, nous aurions repéré les vers dès leur introduction dans ce sous-réseau, si bien que celui qui s’en est servi l’a probablement choisi pour cette raison. » L’officier rendit son calepin à Geary. « Mais vous m’avez ordonné de le fermer et je vais m’exécuter. Ceux qui apprécient ces cochonneries devront lui trouver un remplaçant, et ça prend un certain temps. »

Geary réfléchit à ce qui distinguait moralement l’autorisation de la propagation de ce genre de matériel, qui permettrait de repérer de plus graves infractions, et la perspective de la fermeture de ce sous-réseau, au risque de voir son remplaçant servir aussi à des sabotages. « Combien de temps ?

— Pour remplacer un sous-réseau, capitaine ? Dans les conditions actuelles ? » Le regard de l’officier se fit lointain. « Une demi-journée.

— Une demi-journée ? » Geary et Desjani échangèrent un regard exaspéré. Compte tenu de la nature de la menace posée par un ver de cet acabit, ils n’avaient pas vraiment le choix. « Laissez-le en état et assurez-vous de sa surveillance. »

Le capitaine Desjani fit signe à son officier. « Exécution. Mais passez-moi d’abord ça. » L’officier de la sécurité hésita un instant, regarda Geary, qui hésita à son tour puis, à contrecœur, donna son accord d’un bref signe de la main.

« Celui-là ? » Desjani ouvrit le dossier sur le calepin de Geary, regarda défiler quelques secondes les images d’un œil impassible puis l’éteignit. « C’est tourné sur le vif ? »

L’officier secoua la tête. « Non, d’ordinaire. Produire ce genre de choses est déjà assez moche en soi, mais, s’ils se servaient de vrais acteurs, les producteurs seraient passibles de la prison à perpétuité. Ils se servent d’images virtuelles très réalistes.

— Mais elles ont pourtant l’air bien réelles, fit remarquer Geary, qui se sentait souillé depuis qu’il les avait regardées.

— Oui, capitaine. C’est… euh… le but de la manipe.

— Merci. Chargez-vous-en. » Il frissonna après le départ de l’officier.

Desjani donnait l’impression d’avoir avalé quelque chose d’immonde. « Je sais pourquoi vous avez permis la perpétuation de ce sous-réseau, mais aussi ce que vous devez ressentir. D’où tenez-vous ce téléchargement ?

— D’une personne dont je n’aurais jamais cru, à son apparence, qu’elle puisse apprécier ce genre de choses.

— Quelle qu’elle soit, elle a besoin d’un traitement psychiatrique.

— Ouais. » Geary pianota sur le dessus de la table. « Puis-je ordonner un tel traitement de manière confidentielle ? »

Elle hocha la tête. « Oui, mais je vois mal pourquoi vous voudriez protéger cet individu. La seule possession de ce matériel est une grave infraction au règlement.

— Parce que, pour me permettre de protéger la flotte, cet individu a consenti à me révéler cette facette de sa personnalité », expliqua-t-il.

Desjani fit la moue. « Ça n’a pas dû être facile. Je ne veux même pas savoir qui c’est.

— Aviez-vous déjà vu quelque chose de ce genre ? »

Elle secoua la tête. « J’en ai entendu parler, mais sans l’avoir jamais vu.

— Moi non plus. » Geary se massa le visage des deux mains. « Excusez-moi, Tanya. Je dois appeler les psychologues de la flotte ainsi qu’un officier, puis prendre une douche. Faites-moi savoir ce qu’aura trouvé votre officier de la sécurité.

— Bien, capitaine. » Desjani s’arrêta devant la porte et se retourna. « J’aimerais vous présenter mes excuses pour n’avoir pas cru à vos affirmations sur la coprésidente Rione.

— Pas grave, capitaine Desjani. Qu’on veille à mon honnêteté ne peut pas nuire. Et au moins avez-vous prononcé son nom.

— Je vous demande pardon, capitaine ?

— Rien. Informez-moi de l’achèvement des contrôles des systèmes de l’Indomptable, je vous prie. »

Trois heures plus tard, tous les systèmes de la flotte ayant subi un triple contrôle et les officiers de la sécurité, conscients que leur vie dépendait de leur vigilance, ayant certifié qu’aucun logiciel malveillant ne les menaçait plus, Geary ordonnait aux vaisseaux de sauter vers Wendig. En dépit de son nœud à l’estomac, il n’y eut aucune mauvaise surprise.

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