Cinq

La tension engendrée par l’inquiétude relative à l’imminence du combat se dissipant pour céder la place aux affres suscitées par ses conséquences, Geary poussa un soupir. Il se sentait invraisemblablement fatigué, comme si, au lieu d’avoir passé près d’une journée sur la passerelle de l’Indomptable, il y était resté une bonne semaine.

« La force de surveillance syndic se trouve encore à trente minutes-lumière du portail de l’hypernet, annonça Desjani d’une voix lasse. Si elle conserve cette vélocité, elle l’atteindra dans quatre heures et demie environ.

— Parfait. » Geary se frotta les yeux puis reporta le regard sur l’écran. Cette formation ennemie était désormais à près de deux heures-lumière de la flotte. Se fût-elle trouvée beaucoup plus proche qu’il aurait sans doute dû s’inquiéter d’une charge suicidaire contre l’Indomptable ou les auxiliaires, mais, à cette distance, il lui faudrait près de vingt-quatre heures pour les atteindre. « Nous pourrons donc décider plus tard de ce que nous devons en faire, j’imagine. »

Pour l’instant, les sujets d’inquiétude n’étaient guère nombreux. La force de surveillance allait manifestement maintenir sa position près du portail, à environ deux heures-lumière et demie de la flotte de l’Alliance sur bâbord, comme elle l’avait déjà fait lors de son dernier passage. La seule planète habitable que présentait Lakota orbitait de l’autre côté de l’étoile, à près de deux heures-lumière un quart sur tribord. Les installations militaires qu’y possédaient les Syndics ne représenteraient une menace pour la flotte que si elle s’en rapprochait, ce dont Geary n’avait nullement l’intention.

Cela dit, la présence syndic dans ce système semblait pressée d’aller se mettre au vert, à mesure que les images du dernier combat touchaient différents secteurs de Lakota. Des vaisseaux marchands fuyaient vers tous les refuges qui s’offraient à eux, et les colonies et autres exploitations minières des planètes extérieures fermaient leurs équipements pour envoyer leur population dans les abris dont elles disposaient. Habitués à voir les forces de l’Alliance bombarder les planètes syndics, les gens de ce système s’attendaient au pire de la part de la flotte victorieuse. Le pire ne se produirait pas mais, pour le moment, Geary n’avait pas l’intention de le leur expliquer.

Tout autour de l’Indomptable, les vaisseaux de la flotte de l’Alliance désormais largement dispersée procédaient à des réparations d’urgence ou poursuivaient les bâtiments syndics qui, réduits à l’impuissance, n’avaient pas été détruits lors du combat, pour veiller à la surcharge de leur réacteur. Les Syndics ne pourraient strictement rien renflouer. Des navettes chargées de pièces détachées pour les bâtiments qui en avaient un besoin pressant circulaient entre les vaisseaux de la flotte. Destroyers et croiseurs légers sillonnaient l’espace en quête de tout module de survie allié éjecté par les vaisseaux en perdition. Geary savait d’ores et déjà que les spatiaux d’un de ces modules, après avoir abandonné le cuirassé Infatigable durant le premier engagement dans le système de Lakota des semaines plus tôt, avaient été capturés par les Syndics, transférés à bord de l’épave de l’Audacieux, libérés aujourd’hui même par les fusiliers de l’Alliance puis transbordés sur le croiseur lourd Fascine ; ils avaient dû l’abandonner à son tour quand il avait été abattu, pour être à nouveau récupérés par le croiseur léger Tsuba. Il se demandait si ces matelots se regardaient comme chanceux ou malchanceux, et s’ils ne s’inquiétaient pas d’embarquer sur des rafiots de plus en plus petits.

Rione se leva, non sans pousser elle aussi un gros soupir. « Je dois aller faire quelques menues vérifications. Si vous avez besoin de moi, faites-le-moi savoir », ajouta-t-elle.

Besoin d’elle ? Cela pouvait avoir plusieurs sens très différents. L’ambiguïté de la formulation poussa Geary à se demander si d’aventure Rione n’aurait pas décidé qu’il était largement temps pour eux de renouer physiquement. Puis il remarqua que les mâchoires de Desjani s’étaient crispées l’espace d’un instant, en même temps qu’elle gardait les yeux rivés sur son écran avant de se détendre à nouveau. Elle avait interprété de la même façon les paroles de Rione, manifestement, et ça ne lui avait pas plu. Il ne l’avait encore jamais vue réagir ainsi, et il se demanda si elle ne s’inquiétait pas davantage qu’il ne l’avait cru de l’influence qu’exerçait Rione sur lui.

Mais il ne pouvait guère en débattre avec elle pour l’heure, aussi se tourna-t-il vers Rione en secouant la tête. « Tout se passera bien. Allez-vous reposer un peu.

— Ça m’étonnerait, mais je vais essayer. »

Desjani se détendit visiblement après son départ. « Vous devriez aussi aller dormir un peu, capitaine.

— La bataille a laissé trop de dégâts à réparer, répondit-il.

— On s’en chargera. Vous avez déjà ordonné à nos vaisseaux de reprendre leur position dans la formation Delta Deux dès qu’ils auraient terminé leurs opérations de nettoyage. Ils peuvent très bien s’en acquitter sans que vous supervisiez. Même l’Orion et le Conquérant sont capables de mener leur tâche à bien si on ne leur tire pas dessus.

— Ouais. J’imagine. » Geary se leva, surpris de légèrement flageoler sur ses jambes. « Vous n’allez pas vous reposer ? »

Desjani haussa les épaules comme pour s’excuser : « Je suis le commandant de l’Indomptable, capitaine.

— Et les commandants de vaisseau n’ont jamais droit au repos. » Il hésita un instant avant de poser une question qu’il aurait préféré éluder : « Combien l’Indomptable a-t-il perdu de spatiaux ? »

Desjani inspira profondément puis répondit d’une voix ferme : « Douze. Nous avons eu de la chance. Plus dix-neuf blessés, dont deux dans un état critique.

— Je suis désolé. » Geary se massa le front ; des mots sans queue ni tête lui traversaient l’esprit : honneur, sacrifice et ainsi de suite. Douze spatiaux de plus qui ne reverraient pas leur planète natale, leur famille et leurs êtres chers. Et cela sur ce seul vaisseau légèrement endommagé. Multipliez le chiffre par le reste de la flotte et, soudain, la grande victoire vous semblait beaucoup moins digne d’être fêtée.

Desjani ressentait peut-être la même impression. Elle secoua la tête comme si elle lisait dans ses pensées. « Nous devons être tous légèrement ébranlés, capitaine. Demain, je serai peut-être capable d’apprécier ce que nous avons réalisé ici. Pour l’instant, je m’efforce seulement de continuer.

— Tout comme moi. » Il fixa le pont en fronçant les sourcils. « Qu’est-ce que je m’apprêtais à faire ?

— À aller vous reposer, capitaine, insista Desjani.

— Si vous vous en souvenez, c’est que vous êtes en meilleur état que moi. Je reviens dans un petit moment.

— D’accord, capitaine.

— Je suis sérieux, capitaine Desjani.

— Oui, capitaine. »

Geary quitta la passerelle persuadé que Desjani avait décidé en son for intérieur de ne le rappeler qu’en cas d’extrême urgence, mais qu’elle était trop épuisée pour en débattre plus longuement.


L’alarme des communications de sa cabine vibra furieusement, le réveillant en sursaut. Il s’était assoupi dans un fauteuil et il lui fallut quelques secondes pour se réorienter avant de prendre l’appel.

« On a un problème au portail de l’hypernet, capitaine Geary », annonça Desjani.

L’estomac de Geary se plomba. « Des renforts syndics ? » Sa flotte n’était pas en état de livrer un combat décisif. La dernière fois qu’elle était passée par ce système stellaire, les extraterrestres qui vivaient de l’autre côté de l’espace syndic avaient détourné une forte flotte ennemie vers Lakota, mystifiant sans doute les Syndics mais leur offrant une bonne occasion de l’anéantir. Et ils avaient bien failli y parvenir. Ces extraterrestres avaient appris par on ne sait quel moyen que la flotte de l’Alliance se trouverait la première à Lakota, mais son saut presque immédiat vers Ixion aurait normalement dû leur faire perdre sa piste.

« Non, capitaine. » Desjani poursuivant sur sa lancée, le soulagement de Geary ne tarda pas à se dissiper : « La force de surveillance syndic détruit le portail. »

Geary franchit en un temps record la distance qui le séparait de la passerelle et se figea près de son fauteuil de commandement pour fixer les images que montrait son écran. Ainsi que l’avait signalé Desjani, les vaisseaux de la force de surveillance avaient ouvert le feu sur le portail. « Ils le démantèlent. Alors que nous en sommes encore à plusieurs heures-lumière. » L’incrédulité de Geary devait sauter aux yeux.

Desjani, qui consultait son propre écran, eut un geste de mépris. « Le commandant en chef de cette force syndic a sûrement paniqué. Il a sans doute reçu l’ordre de nous en interdire l’accès, de sorte qu’il prend prématurément les devants.

— Mais la flotte en est encore si éloignée que la décharge d’énergie n’aura guère de chances de nous affecter ! » Geary fixait les symboles représentant la force de surveillance syndic. « Et ses vaisseaux à lui sont sur place. Pourquoi opter pour un suicide quasiment assuré quand rien ne vous y oblige ? »

Ce fut Rione qui lui répondit, d’une voix tranchante. Il ne l’avait pas vue arriver sur la passerelle, mais elle devait se trouver juste derrière lui. « De toute évidence parce qu’il ignore ce qu’il adviendra quand le portail s’effondrera. On ne l’en a pas informé, soit parce qu’on a sottement jugé bon de garder le secret, soit parce que nul n’a songé à le faire compte tenu de la défaite apparente de la flotte dans ce système stellaire, deux semaines plus tôt.

— Ou bien parce que le Conseil exécutif syndic ne tenait pas à ce que son commandant en chef sur site sache ce qui se passerait et qu’il l’a délibérément maintenu dans l’ignorance afin qu’il se plie aux ordres », renchérit Desjani sans s’adresser à personne.

Geary, non sans écœurement, pressentit que l’intuition de Desjani était la juste. Les dirigeants syndics auraient probablement tenu à s’assurer que la flotte de l’Alliance n’emprunterait pas le portail de l’hypernet et gardé sous le boisseau toute information susceptible de faire hésiter leur subordonné au moment de le détruire.

« Néanmoins, poursuivit Rione comme si Desjani ne s’était pas exprimée, ce commandant, terrifié à l’idée de voir notre flotte réaliser de nouveau un exploit censément impossible, croit jouer la sécurité sans se douter qu’il les condamne tous à mort. »

Geary se tourna vers elle. « Les Syndics joueraient la sécurité de peur de voir notre flotte accomplir l’impossible, dites-vous ? »

Rione soutint froidement son regard. « Ce n’est pas à moi qu’il faut le reprocher. C’est vous qui persistez à réaliser l’impossible. »

Argumenter avec Rione restait manifestement aussi futile que d’habitude. Il s’accorda un instant de réflexion puis appela le Furieux. « Capitaine Cresida, pourriez-vous me fournir une estimation du délai qu’il faudrait à cette force syndic pour provoquer l’effondrement du portail ? »

L’image de Cresida apparut quelques secondes plus tard ; elle hochait la tête. « Un petit instant, capitaine. » Elle jeta un regard de côté comme pour consulter des informations puis le reporta sur Geary. « S’ils continuaient de tirer et de détruire les torons du portail au même rythme, il leur faudrait encore, selon mes calculs, entre vingt et trente minutes pour déclencher son effondrement incontrôlable. Pardonnez-moi de ne pas me montrer plus précise, mais, dans la mesure où nous ne pouvons pas nous référer à de plus amples données relatives à l’effondrement d’un portail, cette conclusion reste essentiellement théorique. »

Vingt ou trente minutes. Et le portail se trouvait encore à deux heures-lumière et demie. « Il se serait donc déjà effondré depuis un peu plus de deux heures ? »

Quelques secondes s’écoulèrent puis Cresida opina de nouveau : « Oui, capitaine.

— Existe-t-il un moyen d’évaluer l’intensité de la décharge d’énergie avant qu’elle ne nous atteigne ?

— L’onde se propagera à la célérité de la lumière, capitaine Geary. » Cresida secoua la tête. « Nous ne la connaîtrons que quand elle nous frappera. Ce qui pourrait se produire dans une vingtaine de minutes. »

Ils n’avaient que bien peu de temps pour réagir. Geary pivota vers Desjani. « Calculez-moi une trajectoire diamétralement opposée à la position du portail. » Pendant qu’elle s’y attelait, il consulta l’hologramme pour vérifier la disposition de ses vaisseaux et se rendit compte qu’il n’avait plus le loisir de la modifier.

« Cent quarante degrés sur bâbord, douze vers le bas », annonça Desjani.

Geary enfonça la touche de commande du canal général de la flotte. « À toutes les unités de l’Alliance. Changement de cap immédiat. Tous les vaisseaux doivent virer de cent quarante degrés sur bâbord et de douze vers le bas en accélérant à 0,1 c. Je répète : exécutez sur-le-champ un virage de cent quarante degrés sur bâbord, piquez de douze degrés vers le bas et accélérez à 0,1 c. La force de surveillance syndic a fait s’effondrer le portail de l’hypernet de ce système et engendré une décharge d’énergie de niveau inconnu, théoriquement capable d’équivaloir à celui d’une nova. Dans quinze minutes, tous les bâtiments devront cesser d’accélérer et pivoter pour présenter leur poupe au portail, renforcer au maximum la puissance de leurs boucliers et passer en alerte rouge pour l’estimation et les réparations des dommages. »

Il se rejeta en arrière tandis que Desjani aboyait des ordres et que l’Indomptable adoptait sa nouvelle trajectoire, ses unités de propulsion s’emballant à plein régime, assez pour que ses tampons d’énergie protestent vigoureusement. « À une telle distance de sa source, ce vaisseau peut-il survivre à une décharge d’énergie de la magnitude d’une nova, capitaine Desjani ? » demanda-t-il. Il était quasiment certain de connaître déjà la réponse, et quasiment certain aussi qu’elle serait funeste, mais il tenait à s’en assurer.

« J’en doute sérieusement. » Desjani se renfrogna, balaya la passerelle du regard et le riva sur une vigie. « Évaluation ? »

La vigie pianota frénétiquement sur un calepin électronique puis secoua la tête. « Non, capitaine. À mesure que la décharge en expansion s’éloignera de sa source, son intensité ponctuelle diminuera certes rapidement, mais pas suffisamment, loin de là. Même à leur pleine puissance, les boucliers et le blindage d’un croiseur de combat n’y résisteraient pas, en dépit de tous les préparatifs. Destroyers et croiseurs seraient totalement anéantis. À cette distance, les cuirassés auraient peut-être une petite chance. Pas très grande, mais quelques-uns pourraient s’en sortir ; cela dit, ils seraient lourdement endommagés. » Il tapota encore sur une ou deux touches. « Leur équipage serait décimé par les radiations après l’effondrement de leurs boucliers, de sorte que ça n’aurait guère d’importance, j’imagine. »

Desjani laissa échapper une longue goulée d’air puis regarda Geary. « En ce cas, espérons qu’elle n’aura pas la magnitude d’une nova.

— Exactement ce que j’étais en train de me dire. » Desjani eut l’air d’hésiter puis elle se tourna vers la vigie : « Et la planète habitée de ce système ? »

Geary la dévisagea. Il n’avait pas songé à ce qui risquait d’arriver à cette planète tant il se préoccupait du sort de la flotte. Desjani l’avait fait, elle, du moins avait-elle pressenti qu’il s’en inquiéterait.

La vigie se frotta le front d’une main puis se remit à taper sur son calepin. « Il y a de nombreuses variables. Si la décharge d’énergie est effectivement de la valeur d’une nova, ou même proche de ce niveau, la planète sera réduite en cendres. Si elle est de très loin inférieure, sa face tournée vers le portail au moment où l’onde de choc la frappera sera grillée, mais l’autre tiendra peut-être le choc en dépit de tempêtes monstrueuses. Difficile de dire si elle sera encore habitable ensuite.

— Qu’en est-il de l’étoile elle-même ? s’enquit Geary. Quel sera l’effet sur Lakota ?

— Impossible de le déterminer tant qu’on ignore l’intensité de la décharge d’énergie, capitaine. » La vigie secoua la tête. « Si c’est effectivement celle d’une nova, l’étoile sera formidablement affectée, mais il ne restera plus personne pour s’en soucier. Les étoiles produisent constamment des réactions internes d’une extrême complexité. Elles s’autorégulent remarquablement bien, mais même les plus stables présentent une certaine instabilité dans leurs émissions. À vue de nez, je dirais que, si cette décharge d’énergie est un tant soit peu importante, elle risque d’assez perturber la photosphère de Lakota pour accroître sa variabilité sur des intervalles plus courts.

— Donc, même si la planète restait habitable, Lakota pourrait la rendre invivable dans un futur proche ?

— Oui, capitaine. Je ne l’affirme pas, mais je regarde cette issue comme probable. »

Desjani consulta son hologramme en fronçant les sourcils. « Cette planète se trouve à cinq heures-lumière du portail et à deux et quart de la flotte. Si nous leur envoyions un message d’avertissement, ils le recevraient à temps pour, à tout le moins, ordonner aux gens de s’abriter, encore que ça n’y changera probablement pas grand-chose sur la face touchée de plein fouet. »

La guerrière qui regrettait naguère de ne pouvoir employer des champs de nullité contre des planètes ennemies s’inquiétait maintenant d’avertir des civils. « Merci d’y avoir songé, lui lança Geary.

— Il nous faut des survivants, capitaine. Qui pourront dire aux autres Syndics que l’Alliance n’en est pas responsable. »

Ainsi Desjani se montrait tout bonnement prosaïque. À moins qu’elle ne cherchât à justifier son geste par le pragmatisme. Geary se demanda ce qu’il en était exactement, puis son regard revint se poser sur l’hologramme du système de Lakota et les données portant sur la principale planète habitée, les représentations des colonies établies sur d’autres mondes ou lunes, les installations orbitales et les bâtiments du trafic spatial civil qui n’avaient pas encore atteint un sanctuaire où les vaisseaux de la flotte de l’Alliance ne pourraient pas s’en prendre à eux ; ainsi que sur les amas de petits symboles désignant les modules de survie lancés par les vaisseaux de guerre et les bâtiments de radoub syndics. Ces capsules abritaient sans doute des centaines, voire des milliers de spatiaux ennemis, mais Geary préférait ne pas en évaluer le nombre. Ils n’auraient aucune chance de survivre à la décharge d’énergie consécutive à l’effondrement du portail si elle était de quelque puissance, et il n’y pouvait strictement rien. « Je dois transmettre ce message à tout le système stellaire. »

Comment apprendre à tous ces gens que la mort fondait sans doute déjà sur eux ? Il s’efforça de parler calmement, conscient néanmoins du ton lugubre de sa voix. « Population du système stellaire de Lakota, les vaisseaux de guerre des Mondes syndiqués ont ouvert le feu sur le portail de l’hypernet pour interdire à la flotte de l’Alliance de l’emprunter. Quand vous recevrez ce message, il se sera probablement déjà effondré en libérant une décharge d’énergie, peut-être assez puissante pour balayer toute vie de ce système. Avec un peu de chance, elle sera beaucoup plus faible, mais elle n’en restera pas moins extrêmement dangereuse pour la vie humaine et tous les vaisseaux et installations de Lakota. Je vous exhorte donc à prendre dans le plus bref délai toutes les dispositions nécessaires à votre protection. »

Il s’interrompit un instant puis reprit plus lentement : « J’ignore combien d’habitants de ce système y survivront.

Puissent les vivantes étoiles veiller sur lui et vos ancêtres accueillir favorablement tous ceux qui trouveront la mort aujourd’hui. En l’honneur de nos ancêtres. C’était le capitaine Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. »

Victoria Rione rompit le silence qui suivit : « Ils prévoyaient sans doute déjà que nous les bombarderions. Ça leur facilitera peut-être la tâche.

— Peut-être. Mais pas celle des Syndics de ces capsules de survie. » Un seul coup d’œil à l’hologramme suffit à lui en apporter la confirmation : ces modules étaient tous trop éloignés pour que les vaisseaux de l’Alliance les atteignissent à temps. « Ils n’ont aucune chance, sauf si l’intensité de la décharge d’énergie est pratiquement voisine de zéro.

— Grâce en soit rendue aux vivantes étoiles, nous avons déjà recueilli toutes les nôtres, murmura Desjani.

— Deux minutes avant retournement, capitaine », annonça la vigie des manœuvres.

Les premières manœuvres destinées à éloigner la flotte du portail de l’hypernet s’étaient déroulées individuellement, vaisseau par vaisseau, à mesure que l’ordre de Geary les atteignait, les plus éloignés de l’Indomptable y procédant en dernier. Mais la suivante se basait sur l’heure de transmission de son premier ordre et, par le fait, quinze minutes exactement après l’envoi de son message, la flotte se retournait d’un seul bloc, chacun de ses composants pivotant tour à tour pour présenter sa poupe au portail ; celui-ci donnait encore l’impression d’être intact, mais il vacillait comme si ses torons avaient été annihilés par la force de surveillance syndic. Or la lumière qui leur parvenait du portail était vieille de deux heures et demie : une image du passé. Depuis plus de deux heures, il avait en fait disparu, remplacé par une décharge d’énergie d’une intensité inconnue. Les vaisseaux de l’Alliance présentaient leurs boucliers et leur blindage les plus massifs à sa source et continuaient de s’en éloigner à une vélocité proche de 0,1 c, toutes dispositions qui devraient réduire la violence de l’impact. « Boucliers de proue à la puissance maximale, annonça la vigie des systèmes de combat à Desjani. Tous les compartiments sont hermétiquement scellés et l’équipage prêt à parer aux avaries ; les capacités de réparation sont à leur niveau maximal.

— Parfait. » Desjani baissa la tête un instant, les yeux fermés, et ses lèvres s’activèrent silencieusement.

Une prière en cet instant ? Bonne idée, se dit Geary. Il s’accorda le temps de murmurer quelques paroles implorant les vivantes étoiles d’épargner cette flotte et ses spatiaux, et ses ancêtres de leur fournir toute l’assistance dont ils étaient capables.

« En attente du plus court délai estimé avant impact, annonça une autre vigie. Trois… deux… un… zéro. »

L’instant passa sans apporter aucun changement : l’image du portail était toujours là, lointaine, et continuait de fluctuer à mesure qu’étaient détruits l’un après l’autre les torons maintenant en place sa matrice d’énergie. S’imaginer que la dernière estimation de Cresida pouvait être exacte à la seconde près serait certes absurde, mais il était dans la nature humaine de regarder un tel délai comme critique et de s’y cramponner.

Une autre minute s’écoula ; sur la passerelle de l’Indomptable, tous fixaient leur écran comme s’il allait les prévenir à l’avance de l’arrivée de l’onde de choc, alors qu’en fait elle les frapperait à la vitesse de la lumière, sans aucun avertissement.

Geary fixait l’image lointaine du portail : même à cette distance, les fluctuations internes des niveaux d’énergie restaient flagrantes pour les senseurs de la flotte. Jamais il n’oublierait ce qu’il avait ressenti à proximité d’un portail en train de s’effondrer, quand l’Indomptable et deux autres vaisseaux avaient tenté d’empêcher celui de Sancerre de griller le système stellaire qu’il desservait. L’espace lui-même s’était recourbé à l’intérieur quand les forces qu’il emprisonnait s’étaient déchaînées, produisant des effets qui, en dépit des boucliers et du blindage des vaisseaux, s’étaient répercutés jusque dans les organismes humains proches. Seul le plan de tir du capitaine Cresida, théoriquement destiné à provoquer un effondrement graduel qui réduirait l’intensité de la décharge d’énergie consécutive, avait sauvé les trois vaisseaux de l’Alliance ; et Dieu seul savait combien d’autres vaisseaux et habitants du système de Sancerre !

Il se demanda ce qu’avaient éprouvé ces spatiaux syndics en détruisant celui de ce système, si eux aussi avaient fait l’expérience de ces forces et douté des ordres qu’ils avaient reçus, s’ils avaient eu le temps de se rendre compte qu’en y obéissant ils creusaient non seulement leur propre tombe, mais aussi celle d’un grand nombre d’habitants de Lakota. Il ne le saurait jamais. Inconscients de ce qu’ils avaient déchaîné, ces vaisseaux avaient certainement été détruits deux heures plus tôt, et leurs spatiaux à jamais réduits au silence.

Une autre minute. Deux. Geary percevait des marmonnements : les mots lui restaient inaudibles, mais leur ton était clairement celui de la supplique. Les paroles des prières peuvent changer, elles ont toujours le même sens : Ayez pitié de nous, je vous en supplie, parce qu’il n’est plus rien que puissent faire l’habileté ni l’ingéniosité humaines.

L’onde de choc frappa l’Indomptable. Geary réprima une poussée de terreur quand le vaisseau tressaillit et que l’éclairage faiblit, tout en restant conscient que, si la décharge d’énergie avait été assez puissante pour détruire le croiseur de combat, le vaisseau aurait été vaporisé avant même qu’il n’ait eu le temps d’avoir peur.

« Boucliers de proue réduits de trente pour cent, aucun dommage à la coque, infiltration minimale de radiations affectant les systèmes. » Les rapports affluaient, tandis que Geary attendait devant son écran qu’il s’éclaircisse pour rendre compte de l’état de la flotte et lui apprendre si ses unités légères avaient résisté au choc.

« Les estimations préliminaires placent la décharge d’énergie à la source au niveau 0,13 sur l’échelle Yama-Potillion des novae.

— 0,13 », murmura Desjani. Elle courba de nouveau la tête et, l’espace d’un instant, ses lèvres remuèrent encore silencieusement.

Geary l’imita et, dans un souffle, remercia brièvement les vivantes étoiles d’avoir réduit au minimum possible la décharge d’énergie.

L’écran s’éclaircit enfin et les symboles commencèrent très vite à se réactualiser. Geary parcourut des yeux les rapports sur l’état de ses vaisseaux, en quête de données surlignées en rouge. Les destroyers avaient été les plus durement touchés, en raison de la faiblesse de leurs boucliers, mais aucun ne semblait avoir souffert de dommages très graves : nombre de sous-systèmes étaient sans doute grillés et l’on dénombrait quelques coques endommagées, mais, cela mis à part, les plus petits bâtiments de la flotte semblaient s’en sortir indemnes.

Là où l’image du portail de l’hypernet et de la force de surveillance syndic se trouvait un instant plus tôt, il n’y avait plus rien. Les senseurs de la flotte mirent un bon moment à découvrir ce qu’il en subsistait. Les fragments des plus légères unités étaient trop petits pour que le système les repérât aussitôt. Des débris plus importants, qui s’éloignaient en culbutant du site de l’ex-portail, furent attribués aux deux croiseurs de combat syndics. Un des deux cuirassés avait aussi été réduit en plusieurs gros morceaux, tandis que l’autre s’était scindé en deux segments passablement déchiquetés.

Un des deux segments explosa pendant que Geary regardait. Ou, plutôt, l’image de son explosion survenue deux heures et demie plus tôt lui parvint enfin. « Ils n’ont pas su ce qui les frappait. Si près de la décharge d’énergie, des boucliers renforcés n’auraient même pas suffi. »

Desjani opina. « C’est ce qui nous serait arrivé à Sancerre si les calculs du capitaine Cresida n’avaient pas opéré, n’est-ce pas ?

— Ouais.

— Je vais devoir payer un coup à cette fille à notre retour. »

Geary ne put réprimer un bref rire de soulagement. « Nous lui devons beaucoup plus, me semble-t-il. Une bouteille de la meilleure gnôle que nous pourrons dénicher. Partageons moitié-moitié. »

Les lèvres de Desjani s’étirèrent en un bref sourire crispé. « Vendu. » Le sourire s’effaça. « Où, maintenant ?

— Gagnons le point de saut pour Brandevin. Quelle serait notre trajectoire si nous maintenions cette vélocité ? » Il aurait sans doute pu la calculer lui-même aisément, mais il ne se fiait pas à son cerveau pour le moment.

Desjani jeta un regard vers sa vigie des manœuvres, qui se hâta de calculer la solution.

Geary s’accorda encore un instant pour raffermir sa voix puis frappa de nouveau la touche de son circuit de commandement. « À toutes les unités de l’Alliance, reprenez votre position dans la formation Delta deux. À T trente-cinq, tous les vaisseaux devront pivoter ensemble de cent six degrés sur tribord et de quatre degrés vers le haut. »

Maintenant que l’onde de choc les avait dépassés, ils la voyaient dévaster les régions du système stellaire qu’elle n’avait pas encore touchées. Comme une terrifiante démonstration AVANT-APRÈS. Devant, juste avant qu’elle ne frappât tel ou tel secteur, Lakota bruissait de vie et d’activité. Au fur et à mesure de son expansion dans le système stellaire, elle balayait habitations et vaisseaux, semant ruine et mort sur son passage.

Elle avait tout bonnement annihilé les modules de survie syndics, les avait broyés comme un véhicule lourd lancé à pleine vitesse écraserait une nuée de moucherons, et les spatiaux qui les occupaient étaient morts sur le coup. Deux cargos trop éloignés pour se mettre en lieu sûr avaient été pulvérisés. Sur la lune d’une géante gazeuse, l’énorme planète avait sans doute abrité une colonie de sa masse, mais elle avait aussi perdu une bonne partie de son atmosphère supérieure au passage de l’onde de choc. Et cette colonie était une exception. Deux autres, sur la cinquième planète, avaient été sévèrement touchées, et une troisième, établie sur une autre lune, était sans doute anéantie.

L’impact de la décharge d’énergie sur la planète habitée offrait un spectacle encore plus insupportable. Sur la face qu’elle présentait à l’onde de choc quand elle l’avait frappée, d’énormes pans d’atmosphère avaient été aspirés et dispersés dans l’espace, tandis que la surface des océans, des mers, des fleuves et des lacs s’était vaporisée. Forêts et champs s’étaient enflammés spontanément en dégageant une chaleur si intense qu’ils avaient été carbonisés presque aussitôt. Fondues et rasées, les villes n’étaient plus que de vastes champs de décombres. La décharge d’énergie en avait ravagé certaines au point que nombre d’entre elles avaient virtuellement disparu.

La moitié d’une planète avait péri en l’espace de quelques secondes.

« Des gens de la face exposée auraient pu survivre à l’onde de choc s’ils s’étaient réfugiés dans des abris profondément enfouis sous la surface, fit remarquer une vigie.

— Même au contrecoup ? » s’enquit Rione.

La vigie fit la grimace. « Beaucoup seront piégés. Les réserves de vivres ont disparu, l’atmosphère de toute la planète s’est considérablement réduite, et toute cette vapeur d’eau et ces cendres saturent l’air. D’horribles tempêtes se préparent. Je n’en sais rien, madame la coprésidente. Sur la face abritée, la population a peut-être une petite chance de survie, même si l’existence risque d’y devenir épouvantable. Ceux qui ont été touchés… Eh bien, je n’aimerais pas m’être trouvé là-bas quand l’onde de choc a frappé, et je ne voudrais non plus être à la place de ceux qui vont s’efforcer d’y survivre. »

Geary hocha la tête. « Et la magnitude n’était que de 0,13 sur l’échelle des novœ. Presque le plus bas échelon. »

Le visage rigide, le regard rivé sur l’écran, Desjani fixait sans mot dire l’image d’un monde en ruines.

« Devant un tel spectacle, on peine à voir en eux des ennemis, fit calmement remarquer Rione. Plutôt des gens en détresse. »

Geary hocha de nouveau la tête. Silencieusement.

« Peut-on leur porter assistance ? »

Cette fois, il la secoua. « Hélas, j’ai déjà vécu cela. Quand j’étais encore aspirant, l’étoile du système de Cirinci a craché une énorme éruption qui a rôti la majeure partie de la face que lui présentait la planète habitée. » Sur la passerelle de l’Indomptable, nul ne semblait avoir gardé le souvenir de cette tragédie remontant à plus d’un siècle et désormais, après tous les désastres apportés par la guerre dans son sillage, décennie après décennie, oubliée par l’histoire populaire.

Non sans lutter contre la singulière impression d’être perdu au milieu d’étrangers, Geary montra l’écran de la main. « Cirinci était moins gravement touché, si j’en crois ce que je vois, mais, pour décider ce que pouvait faire la flotte, il nous a fallu procéder à l’inventaire des besoins après la catastrophe, et la réponse ne cessait de nous revenir : pas grand-chose. Le gouvernement de l’Alliance a dû réquisitionner un armada de cargos civils afin de convoyer des fournitures et des matériaux pour le sauvetage et la reconstruction, et même cela exigeait trop de temps. Il me semble que ces gros transports de troupes qui ont servi à évacuer les réfugiés et amener des sauveteurs sur place furent le seul matériel militaire finalement mobilisé. Même si la flotte était pleinement approvisionnée, et c’est loin d’être le cas, tout ce que nous ferions ne serait qu’une goutte d’eau dans la mer comparé aux besoins de la population rescapée de ce système stellaire. Et nous ne pourrions pas nous attendre à beaucoup de gratitude de la part des chefs syndics. Ils continueraient de leur mieux à tenter de nous détruire si nous nous attardions ici. »

Rione soupira. « On ne peut donc rien ?

— Si ! Apprendre ce qui s’est passé ici à tous les systèmes syndics que nous traverserons. » Geary montra l’écran. « Quelques vaisseaux marchands syndics ont survécu à l’onde de choc. En se cachant derrière les planètes accessibles, soit parce qu’ils ont eu de la chance, soit parce qu’ils ont été prévenus à temps. Ils peuvent aller quérir de l’aide.

— Oui. Ils diront à tout le monde ce qui est arrivé ici. » Le regard de Rione croisa celui de Geary et il hocha de nouveau la tête.

Il ne s’agissait plus de tenir sous le boisseau le potentiel de destruction de l’effondrement d’un portail, mais plutôt d’éviter que les funestes conséquences d’un tel savoir ne se répandissent aussi vite que les hommes pouvaient se transmettre la rumeur d’une catastrophe.

Desjani reprit finalement la parole : « Les chefs syndics. » Elle fixa durement Geary. « Après Sancerre, certains se sont certainement doutés des dommages que la destruction d’un portail pouvait causer à ce système stellaire. Mais ils l’ont ordonnée malgré tout et, visiblement, n’ont prévenu personne de ce qui risquait d’arriver. Si la décharge d’énergie avait été assez forte, tous les habitants de ce système seraient morts et nul n’aurait pu le rapporter à l’extérieur. » Ses yeux vinrent se reposer sur l’hologramme montrant la planète dévastée. « Ce n’est plus de la guerre, mais une atrocité commise envers ces gens par leurs propres chefs dans le seul but de détruire notre flotte. »

Comment répondre à cela, sinon en hochant de nouveau la tête sans mot dire ?

« Il y avait peut-être des prisonniers de l’Alliance sur cette planète, reprit-elle sèchement. Dont certains y auront été conduits après les combats que nous avons livrés ici voilà près de deux semaines. »

Le regard de Geary se reporta à son tour sur le monde ravagé. « S’ils se trouvaient sur la face qui a été frappée de plein fouet, il serait vain d’essayer de les retrouver, se força-t-il à répondre. On ne peut plus rien pour eux.

— Mais s’ils étaient sur l’autre ? » Desjani fit volte-face vers ses vigies et aboya des ordres : « Je veux qu’on passe cette planète au tamis en quête de l’existence de camps de prisonniers ou de signes de la présence de personnel de l’Alliance retenu sur place avant le passage de l’onde de choc. Optiques, transmissions, ne négligez rien.

— Capitaine, l’analyse antérieure au passage de l’onde de choc n’a rien révélé de tel…

— Recommencez ! S’il existe une seule puce de l’Alliance encore en vie sur ce monde, je veux en être informée ! »

La voix de Desjani se réverbéra sur les cloisons d’une passerelle subitement silencieuse, puis ses officiers s’empressèrent de donner acte des ordres et de s’atteler à leur tâche. Desjani se rejetant en arrière dans son fauteuil pour fixer son écran d’un œil noir, Rione la dévisagea sombrement puis quitta la passerelle sans rien ajouter. Mettant l’humeur colérique et la frustration de Desjani au compte de ce qui venait de se produire, Geary hésita puis sortit à son tour sans souffler mot. Parfois, même les plus proches amis ont besoin de prendre un peu de distance.

Déprimé, incapable de tenir en place, il déambula un moment dans les coursives de l’Indomptable. Il sortait à peine de l’abattement consécutif au coût inéluctable de la victoire quand le spectacle de la dévastation causée par l’effondrement du portail l’avait à nouveau terrassé.

Les spatiaux qu’il croisait n’étaient pas moins contrits, mais aussi sonnés par leur victoire et soulagés d’être encore en vie. Au cours des jours suivants, ils s’imprégneraient sans doute pleinement de son importance et exulteraient, mais, pour l’instant, tous étaient surtout contents d’avoir survécu et de jouir d’une petite chance de rentrer chez eux. Ils donnaient aussi l’impression de lui vouer une admiration et une ferveur encore plus grandes qu’auparavant. Incapable d’en supporter davantage, Geary se réfugia dans la seule retraite sûre qui s’offrait à lui.

Quand, aspirant à quelques instants de solitude, il atteignit enfin sa cabine, Rione s’y trouvait déjà ; elle fixait l’hologramme des étoiles en observant une attitude assez distante. « Mes condoléances pour les pertes qui ont affecté la flotte, déclara-t-elle d’une voix sourde.

— Merci. » Geary s’assit sans quitter l’écran des yeux. Il n’avait pas envie de compagnie et ne tenait pas non plus à s’attarder sur les dernières pertes de sa flotte. Pas quand le souvenir des ravages causés par l’effondrement du portail restait encore frais dans sa mémoire.

« Autant que je sache, le capitaine Faresa a trouvé la mort à bord du Majestic, poursuivit Rione.

— Nul n’a réussi à quitter son bord, répondit brièvement Geary.

— Et le capitaine Kerestes sur le Guerrier, avec le capitaine Suram. »

Cuisant. Kerestes s’était montré d’une passivité agressive, ce que Geary croyait naguère impensable : sa crainte de commettre une bévue était si forte qu’il s’efforçait de son mieux de ne rien faire. En comparaison, pendant la brève période où il avait assumé le commandement du Guerrier, le capitaine Suram avait réussi à stimuler son équipage découragé et il s’était bien battu. « Je compte faire tout mon possible pour que Suram se voie attribuer le mérite d’avoir commandé ce vaisseau. Kerestes n’y a pris aucune part. » Geary se demanda fugacement si Kerestes avait survécu assez longtemps pour faire partie de ceux qui avaient tenté d’abandonner le Guerrier. Il était plus vraisemblablement mort dans sa cabine quand les lances de l’enfer syndics avaient ravagé le bâtiment : une carrière entièrement consacrée à éviter toute initiative susceptible d’être mal vue, et à laquelle mettaient fin des vaisseaux ennemis se souciant comme d’une guigne des manquements qui auraient pu entacher ses états de service.

« Et le capitaine Falco ? » s’enquit Rione.

En songeant à ce cinglé de Falco, confiné dans ses quartiers du Guerrier pendant que le vaisseau livrait son ultime combat, Geary faillit tiquer. Il n’avait pas encore découvert comment Falco avait vécu ses derniers instants, ni même si quelqu’un le savait. « Ce qu’il a fait me révulse, mais personne ne mérite une telle mort.

— Il était sans doute douillettement enfermé dans ses divagations, suggéra Rione. Persuadé qu’il conduisait personnellement cette bataille vers une défaite héroïque, en se battant jusqu’à la mort. Inconscient du peu de prise qu’il avait sur son propre destin. »

Geary évita de croiser son regard. « Te moquerais-tu de lui ?

— Non. Je me demande parfois en quoi les délires de Falco diffèrent des nôtres. » Elle marqua une pause. « Faresa, Kerestes et lui sont morts au combat. Ce qui, si jamais nous regagnons un jour l’espace de l’Alliance, t’épargnera au moins le souci de trois cours martiales. »

La soupape sauta. « Bon sang, Victoria, si tu essaies de trouver à cette affaire un côté positif, tu t’y prends très mal ! Je ne tenais nullement à perdre deux vaisseaux afin que ces trois-là reçoivent la juste punition qu’ils méritent ! Je ne sais même pas quel châtiment aurait mérité Falco ! »

Rione garda un instant le silence après cet éclat. « Je sais que tu as consulté les archives sur le passé de Falco avant qu’il ne soit capturé par les Syndics. Tu as lu ses discours. Ils célébraient triomphalement de prétendues victoires au cours desquelles des dizaines de vaisseaux de l’Alliance ont été détruits, en contrepartie, dans le meilleur des cas, d’un nombre équivalent de bâtiments syndics. Crois-tu vraiment qu’il consacrerait une seule seconde à s’inquiéter de la perte de quelques cuirassés ?

— Ce n’est pas le problème.

— Non, bien sûr que non. Tu ne te juges pas à l’aune d’individus comme Falco. » Rione expira lentement. « Autant que je puisse le dire, ces trois officiers sont morts à bord de leur vaisseau. »

Qu’ils eussent pu trouver la mort ailleurs ne lui avait même pas traversé l’esprit. « Y a-t-il une raison de croire le contraire ? » demanda-t-il.

Le sourire de Rione ne recelait aucune trace d’humour. « Un cerveau soupçonneux. Si le capitaine Faresa en avait eu le temps, il me semble qu’elle aurait quitté le Majestic aidée par ses partisans. Mais nul n’en a eu l’occasion. Ceux qui cherchaient à se servir de Falco auraient pu tenter de l’arracher au Guerrier, mais… » Elle s’interrompit. « C’était un imbécile et un dément, mais son dernier geste a été de refuser qu’on l’évacue. Tu n’es pas au courant ? Quelques témoins ont survécu. Falco a déclaré qu’il était de son devoir de rester à bord ; cela dit, on peut difficilement affirmer qu’il était conscient de ce qui se passait. Présumons-le, ne serait-ce que pour être charitable envers les morts. »

Geary n’avait aucune peine à le croire. Il se dépeignait parfaitement Falco arpentant théâtralement les coursives dévastées du Guerrier en présentant, à ceux des officiers et spatiaux qui attendaient la mort avec lui cette expression affectée et si souvent répétée de franche camaraderie pleine d’assurance. Le rôle tragique parfait et peut-être, du moins s’il avait recouvré assez longtemps sa lucidité pour prendre conscience du sort qui l’attendait dans l’espace de l’Alliance, une chance inespérée de mourir en héros plutôt que de connaître le déshonneur d’une cour martiale. Mais, sciemment ou non, il avait choisi de mourir honorablement et de laisser à un tiers, qui lui avait survécu, sa place dans une capsule de survie. « Nul être vivant ne saura jamais ce qu’ont été ses dernières pensées, et je ne vois donc aucune raison de ne pas le lui accorder. » Geary se renfrogna légèrement, une pensée venant de l’effleurer. « Je me trompe ? Un survivant en aurait-il assez vu pour apporter un démenti ?

— Comment le saurais-je ? répondit Rione en lui retournant son froncement de sourcils.

— Tu l’as manifestement appris de la bouche de témoins oculaires. Tu as dû placer certains de tes espions à bord de ces vaisseaux. »

L’expression de Rione s’altéra fugacement, puis ses traits recouvrèrent leur impavidité. « J’avais. Au passé. Aucun ne s’est échappé du Guerrier, tu l’as toi-même fait remarquer. »

Enfer ! « J’aurais dû me rendre compte que tes espions étaient morts avec le reste de l’équipage. Pardonne-moi. »

Elle hocha la tête sans rien révéler de ses sentiments. « Ils ont couru les mêmes risques que tout le monde dans cette flotte. »

Geary la fusilla du regard, les nerfs tendus à se rompre : « Tu te comportes parfois comme une garce au sang froid. »

Rione lui jeta un regard impassible. « Et tu préfères les garces au sang chaud ?

— Bon sang, Victoria… »

Elle brandit une paume. « Nous composons tous d’une manière différente avec nos souffrances, John Geary. Toi et moi, nous différons sensiblement à cet égard.

— Ouais, effectivement. » Il fixa le pont, conscient d’être toujours renfrogné. Quelque chose d’autre le tracassait, sans qu’il fût encore arrivé à mettre le doigt dessus. Relativement aux pertes de l’Alliance : Majestic, Guerrier, Utap, Vambrace… Vambrace ?

Il avait dû réagir à cette illumination, car Rione reprit, sur un ton radouci : « Quoi encore ?

— Je viens de me rappeler quelque chose. » Le croiseur lourd Vambrace… celui à bord duquel le lieutenant Casell Riva avait été transféré du Furieux. Détenu par les Syndics pendant près de dix ans, libéré par la flotte d’un camp de prisonniers, conduit à Lakota et peut-être mort à présent. Geary s’efforça de se remémorer le nombre des spatiaux qui avaient quitté le Vambrace avant qu’il n’explose. Riva en faisait-il partie ? Desjani n’avait rien dit là-dessus, alors qu’elle avait sûrement dû en prendre conscience longtemps avant lui.

« Quelque chose ? insista Rione.

— Une affaire privée du personnel. » Il devait choisir soigneusement ses mots pour qu’ils prennent un sens pour elle. « Pardon de t’avoir incendiée. » Rione garda si longuement le silence que Geary finit par relever les yeux et constater qu’elle le dévisageait. « Quoi ?

— Tu te sens capable de continuer ? demanda-t-elle.

— Bien sûr que oui.

— Bien sûr ? » Elle secoua la tête. « Nous avons encore souffert de pertes importantes, et je sais que la dévastation infligée à la planète habitée de ce système stellaire par l’effondrement du portail de l’hypernet pèse lourdement sur ta conscience. Longtemps après avoir assumé le commandement de cette flotte, tu as oscillé sur le fil du rasoir, prêt à en dégringoler si la pression se faisait trop forte. Tu n’étais pas habitué aux énormes pertes auxquelles l’Alliance a fini par s’accoutumer, de sorte que celle de chaque vaisseau te semblait intolérable. Tu avais besoin de quelqu’un sur qui t’appuyer pour continuer, et j’ai rempli ce rôle pendant un certain temps, à la fois comme une alliée vers qui te tourner et comme une adversaire à surpasser. Maintenant je ne sais plus.

— Excuse-moi ? » Il la scruta en s’efforçant de comprendre ce qu’elle voulait dire.

« Pourquoi te bats-tu ? demanda Rione en se retournant vers l’hologramme.

— Pour les gens de cette flotte. Pour l’Alliance. Tu le sais.

— Je sais seulement que ce sont des abstractions. Tu ne connais qu’une infime partie des gens de cette flotte. L’Alliance que tu as connue a changé et ta propre planète natale s’est à ce point transformée que tu t’en es inquiété, je le sais. » Rione jeta un regard dans sa direction. « Tu ne te bats pas pour des abstractions. Nul ne fait cela. On peut s’en targuer, affirmer qu’on lutte pour de grandes causes ou de nobles raisons, mais tout politicien averti apprend vite que les gens sont surtout motivés par de petits intérêts personnels : les amis proches, la famille, et ce territoire circonscrit qu’ils appellent leur patrie. Ils les plaquent sur des idéaux et les tiennent pour précieux, mais ils ne le sont que pour les raisons les plus intimes et mesquines. Les soldats peuvent bien faire le serment de se battre pour leur drapeau, mais ils ne le font en fait que pour leurs plus proches camarades. Tu l’as toi-même plus ou moins découvert, John Geary. Ici même, au sein de cette flotte, c’est une relation personnelle qui te donne la force et la détermination de continuer. »

Geary la reluqua. « Une relation à quoi ?

— Pas à quoi. À qui. À quelqu’un d’autre que moi. » Rione étudiait de nouveau les étoiles. « Je sais qui c’est. Je crois que tu l’ignores encore. Ou que tu refuses de l’admettre.

— Dis-le-moi, en ce cas.

— Non. Tu finiras par le découvrir toi-même. Et il te faudra alors composer avec. Pour l’instant, la flotte et moi avons besoin que tu sois au mieux de ta forme, et je me contente donc d’en accepter l’augure. » Elle inspira profondément puis se retourna pour l’affronter. « Où comptes-tu conduire la flotte maintenant ? »

Le coq-à-l’âne le désarçonna, mais, ne voyant pas l’intérêt de poursuivre cette conversation sur la conception que se faisait Rione de cette « relation personnelle », il se borna à montrer du doigt l’hologramme. « Tu m’as entendu. Nous piquons vers le point de saut pour Brandevin. »

Elle arqua un sourcil. « Ça ne signifiait pas pour autant que tu comptais l’emprunter. C’était déjà ton objectif la première fois que nous sommes passés par ce système stellaire. La ligne la plus droite possible vers l’espace de l’Alliance.

— C’est exact. Il devrait rester assez de gros vaisseaux aux Syndics pour nous livrer bataille, et nous savons qu’ils en construisent d’autres pour remplacer leurs pertes en dépit de ce que nous avons fait subir à leurs chantiers spatiaux de Sancerre, car ils en ont encore de nombreux ailleurs.

Mais, après ce que nous leur avons infligé ici, il leur faudra les rassembler. Nous devrions pouvoir transiter par Brandevin sans rencontrer de trop grosses difficultés puis sauter vers Wendig. La présence syndic à Brandevin est censément réduite au minimum et les archives que nous leur avons confisquées laissent entendre que Wendig serait complètement abandonné depuis près de trente ans. De là, nous aurons deux options, mais je penche pour Cavalos. La présence syndic y est forte et l’on doit s’attendre à ce que nous évitions ce système. »

Rione hocha lentement la tête. « Je vois. Les mines posées par les Syndics près du point de saut pour Brandevin lors de notre premier passage représenteront-elles un obstacle ?

— Non. » Il montra l’hologramme. « Ils les ont semées si près qu’elles n’ont pas pu conserver une position stable. Nous le savions déjà, mais aussi qu’elles mettraient un certain temps à s’en écarter en dérivant, de sorte que ça ne nous avançait guère sur le moment. » Il s’interrompit et se fendit d’un sourire contrit. « Bon sang ! quel idiot je fais. La décharge d’énergie a dû griller toutes les mines présentes aux points de saut de ce système. Peu importe leur position présente.

— Tu as sûrement raison, malheureusement. Si seulement l’onde de choc n’avait détruit que cela… Crois-tu qu’il nous faudra encore affronter de nombreuses mines dans les systèmes que tu comptes traverser ?

— Sans doute pas. Selon nos agents du renseignement, si notre estimation de l’arsenal des Syndics en matière de mines est correcte, ils les ont toutes employées pour tenter de nous piéger dans le système de Lakota ou à proximité. Ils devront donc en fabriquer beaucoup d’autres et, avant de pouvoir recommencer à nous nuire, les apporter là où ils penseront nous voir émerger.

— Parfait. » Elle lui lança un regard appuyé. « Voilà qui élimine déjà la menace syndic. Mais les extraterrestres ?

— Je ne sais pas. » Geary fixa les étoiles virtuelles d’un œil sourcilleux. « Ils sont activement intervenus contre nous et ils arrivent je ne sais comment à pister cette flotte, mais je suis à court d’idées pour le moment.

— Moi aussi. Tu dois mettre davantage de gens au courant de leur existence et voir s’ils ne pourraient pas fournir des idées neuves. » La surprise qu’afficha Geary à cette suggestion n’échappa point à Rione. « Il y a dans cette flotte plusieurs officiers à qui tu peux te fier. Nous ne pourrons pas résoudre seuls un tel problème.

— Ça tombe sous le sens. Quelques-uns en sont déjà informés, mais je n’ai pas vraiment eu l’occasion d’en débattre avec ce petit groupe. »

Rione hocha la tête ; cette nouvelle ne l’étonnait pas.

Geary secoua la sienne comme s’il réfléchissait aux implications de la tentative des extraterrestres d’anéantir la flotte. Quels qu’ils fussent, leur technologie était de toute évidence plus avancée que celle de l’humanité. « Je me demande si je dois exulter parce que nous n’avons pas décelé d’autres agissements de leur part contre nous, ou m’inquiéter de cette absence de renseignements sur leurs manigances.

— Plutôt t’en inquiéter, je dirais.

— Je m’y attendais de ta part. Y a-t-il autre chose ?

— Oui. » Rione eut un petit sourire sardonique en le voyant s’assombrir. « Tes ennemis de l’intérieur, ces officiers supérieurs de la flotte qui complotent contre toi depuis que tu en as pris le commandement. »

Si quelque chose le révoltait dans la situation présente, c’était de devoir se colleter avec des officiers déloyaux qui restaient cachés dans l’ombre. « Tu aurais appris quelque chose de précis ? Sur un projet qu’ils échafauderaient ?

— Non. Mais je sais qu’ils projettent effectivement quelque chose et qu’ils devraient agir avant longtemps.

— Pourquoi ? » Geary se pencha. « Il faut que tes espions t’aient appris quelque chose pour que tu en sois arrivée à cette conclusion.

— Strictement rien ! » Rione se rapprocha, les traits désormais courroucés. « Tu ne comprends donc pas ? Chaque victoire, chaque étoile qui rapproche un peu plus la flotte de l’espace de l’Alliance grossit ta légende et renforce ton statut en son sein. Vaincre les Syndics dans ce système était en soi un haut fait sidérant, et, si tu tiens à accorder une partie de ce mérite à ma petite suggestion, grand bien te fasse, mais le seul fait de prêter l’oreille à de tels conseils est déjà un exploit. Sur tous les vaisseaux de cette flotte, les spatiaux murmurent que les vivantes étoiles elles-mêmes sont intervenues pour empêcher la décharge d’énergie de nous détruire, et cela parce que tu en es le commandant. »

Il la fixa, stupéfait. Fallait-il y voir l’explication des regards que lui avaient récemment jetés les spatiaux de l’Indomptable ? « Tu ne parles pas sérieusement ?

— Je peux te montrer les rapports que j’ai reçus. Ou libre à toi de déambuler dans ce vaisseau pour écouter les ragots. Même ceux de tes spatiaux qui n’accordent aucun crédit à une intervention providentielle croient, non sans raison, que c’est à ta prompte identification de la menace et à ta réaction rapide qu’on doit le salut de tant de vaisseaux et d’hommes. Ceux qui ne croyaient pas au mythe de Black Jack Geary en sont venus à croire en l’homme, et ceux qui ont toujours cru en toi te vouent désormais une foi inébranlable. Tes ennemis s’en rendent compte aussi bien que moi. Après ce que tu as fait ici, en revenant anéantir une force syndic supérieure en nombre et qui avait mis la flotte en fuite, tes ennemis vont désespérer. Même s’ils ne croient pas en toi, il leur faudra bien parvenir à la conclusion que tu pourrais effectivement ramener cette flotte chez elle. Ils sont conscients qu’ils doivent te discréditer ou te détrôner à brève échéance, faute de quoi ils perdraient toute chance d’y parvenir. »

Geary hocha la tête, les yeux plissés de concentration. « Que feront-ils, selon toi ?

— Je n’en sais rien. Je vais tâcher de le découvrir. Ils peuvent sans doute nuire à ta réputation en t’accusant de pratiques scandaleuses, mais ça ne suffirait pas à te déboulonner. Plus maintenant. Leurs leaders, comme Casia, sont carrément discrédités, pas seulement à cause de ta dernière victoire, mais aussi par leurs récentes interventions. Tu dois donc présumer que tes vrais adversaires au sein des officiers supérieurs de la flotte vont désormais se montrer publiquement. Parce qu’il leur faut frapper sans attendre. D’une manière ou d’une autre.

— À t’entendre, on croirait presque qu’ils vont m’agresser physiquement.

— Ce n’est pas exclu. Heureusement, tu n’es entouré que de fidèles sur ce bâtiment, dont certain capitaine qui se sacrifierait allègrement pour Black Jack. » Rione remarqua sa réaction virulente. « N’essaie même pas de me dire le contraire. Contente-toi de lui en être reconnaissant. Nous avons certes nos différends, elle et moi, mais, pour l’instant, nous nous consacrons entièrement à veiller à ce qu’il ne t’arrive rien. »

De tout ce qu’il avait vécu d’étrange depuis son réveil d’hibernation, la vision de Victoria Rione et de Tanya Desjani le flanquant comme deux gardes du corps était peut-être le plus baroque. « Je dois tenir une conférence stratégique avec mes commandants de vaisseau. Tu veux y assister ?

— Pas cette fois, répondit Rione. J’observerai de loin, mais j’aimerais assez voir ce qu’on dira en mon absence. »

Geary lui jeta un regard. « Les conférences stratégiques sont hautement sécurisées. Nul n’est censé en être témoin s’il ne s’y présente pas en personne.

— Ah, voilà encore une illusion qui se fracasse. Toute serrure de sécurité inventée par un homme peut être forcée par un autre, John Geary. » Elle prit le chemin de la porte. « J’observerai. Que comptes-tu faire des capitaines Casia et Yin ?

— Je m’efforce encore d’en décider, répondit-il sans mentir.

— Inutile d’être Black Jack Geary pour les faire fusiller, tu sais ? L’amiral Bloch lui-même aurait pu s’en charger. Il lui aurait suffi d’en donner l’ordre.

— Je sais. Mais j’ignore si j’y tiens vraiment. Tu penses qu’il faudrait les passer par les armes ?

— Oui. Et le plus tôt possible, capitaine Geary », déclara-t-elle en partant, avec le sérieux le plus absolu.

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