Un

Deux des cloisons blindées entourant la batterie de lances de l’enfer trois alpha du croiseur de combat Indomptable de l’Alliance brillaient comme neuves. Elles l’étaient au demeurant : les fragments déchiquetés d’origine avaient été découpés et l’on avait riveté un nouveau matériel à leur place. Les deux autres parois du compartiment hébergeant la batterie avaient sans doute été labourées par les tirs ennemis, mais elles restaient en assez bon état pour qu’on les conservât. Les projecteurs de lances de l’enfer proprement dits, équipés de fixations improvisées qui n’auraient sûrement pas trouvé grâce aux yeux d’une équipe d’inspection de la flotte (mais les plus proches de ces équipes se trouvaient pour l’heure dans l’espace de l’Alliance, à une distance incommensurable), montraient eux aussi les traces de réparations récentes. En attendant, tant que la flotte resterait piégée au cœur de l’espace syndic, l’essentiel était que ces batteries fussent de nouveau prêtes à précipiter leurs javelots chargés de particules sur l’ennemi.

Le capitaine John Geary parcourut des yeux la rangée de servants des lances de l’enfer. La moitié de ces spatiaux n’étaient pas familiarisés avec cette batterie : on avait phagocyté d’autres équipes de serveurs du bâtiment pour pallier les pertes subies dans le système stellaire de Lakota. Tout comme leurs armes, deux des artilleurs de l’équipe d’origine portaient les marques du combat : l’un arborait une coquille de thermoplastique au bras et l’autre un pansement à la cuisse. Des blessés ambulants, qui, normalement, auraient dû être autorisés à récupérer avant de retrouver leurs canons ; mais c’était un luxe que l’Indomptable ni aucun autre vaisseau de la flotte de l’Alliance ne pouvait se permettre pour l’instant. Pas tant, du moins, que menacerait un autre combat et qu’elle risquerait de nouveau l’anéantissement.

« Ils ont insisté pour regagner leur poste de combat », murmura le capitaine Desjani à l’oreille de Geary, non sans que ses traits affichassent une grande fierté. Son vaisseau et son équipage. Ils s’étaient bien battus, âprement, ils avaient travaillé contre la montre pour remettre cette batterie en état, prête à engager le combat, et maintenant ils se sentaient prêts à se jeter à nouveau dans la mêlée.

Geary ne parvenait pas à s’ôter de l’esprit que ces dommages désormais réparés et ces matelots qui manquaient à l’appel et attendaient encore leurs funérailles étaient tous la conséquence de décisions qu’il avait prises.

Pourtant, confiance, fierté et détermination continuaient de briller dans les yeux de ces spatiaux qui le regardaient, ainsi qu’une foi décourageante en « Black Jack » Geary, le légendaire héros de l’Alliance. Ils restaient prêts à le suivre. Ils obéissaient à ses ordres depuis ce système stellaire où la flotte avait laissé tant de bâtiments détruits. « Un sacré bon boulot », déclara Geary en s’efforçant d’insuffler ce qu’il fallait d’émotion à sa voix, mais pas davantage. Il devait avoir l’air aussi concerné qu’impressionné, mais pas au point de passer pour turlupiné. « Je n’ai jamais travaillé avec un meilleur équipage, ni avec un qui se batte aussi vaillamment. » C’était d’ailleurs assez vrai. Sa seule expérience du combat, avant d’être arraché à un siècle d’hibernation et transbordé sur l’Indomptable, se limitait à une bataille spatiale perdue d’avance et livrée à un contre dix. Une flotte entière de spatiaux dépendait maintenant de lui, sans rien dire du sort de l’Alliance elle-même.

Voire de celui de l’humanité.

Aucune pression, donc. Pas l’ombre d’une.

Geary sourit à l’équipe des artilleurs. « Nous serons de retour sous six heures dans le système de Lakota, et nous vous fournirons des cibles. » Les spatiaux eurent des sourires féroces. « Reposez-vous un peu d’ici là. Capitaine Desjani ? »

Elle hocha la tête. « Repos, ordonna-t-elle aux servants. Vous êtes relevés de vos fonctions pour les quelques heures qui viennent et vous avez droit à des rations complètes. » Les spatiaux sourirent de nouveau. Compte tenu de l’appauvrissement des réserves de vivres, les repas étaient réduits à la portion congrue.

« Les Syndics regretteront amèrement notre retour à Lakota, promit Geary.

— Vous pouvez vous retirer, ajouta Desjani avant d’emboîter le pas à Geary, qui quittait la batterie. Je ne pensais pas que nous pourrions rendre trois alpha pleinement opérationnelle en temps voulu, avoua-t-elle. Ils ont vraiment fait un boulot fantastique.

— Ils ont un excellent commandant », fit observer Geary. L’éloge parut embarrasser Desjani, pourtant vétéran chevronné de batailles bien plus nombreuses que celles qu’avait livrées Geary. « Comment se porte l’Indomptable, autrement ? » demanda-t-il. Sans doute aurait-il pu se contenter de consulter les données du statut de la flotte, mais, en pareil cas, il préférait s’adresser directement à un officier ou à un spatial.

« Les lances de l’enfer et projecteurs de champs de nullité sont tous opérationnels, tous les systèmes de combats pleinement efficaces, et tous les dommages à la coque subis à Lakota réparés, ou colmatés en attendant que nous puissions nous y atteler, récita aussitôt Desjani. Nos capacités de manœuvre sont totales.

— Qu’en est-il des munitions ? »

Desjani fit la grimace : « Plus aucun missile spectre, vingt-trois conteneurs de mitraille et cinq mines en stock, nos réserves de cellules d’énergie à cinquante et un pour cent. »

Le niveau de ces réserves sur un vaisseau n’était pas censé descendre en dessous de soixante-dix pour cent afin de laisser une certaine marge de sécurité. Hélas, presque tous les vaisseaux de la flotte connaissaient les mêmes déficiences que l’Indomptable, et, même s’ils parvenaient à s’extraire de nouveau de Lakota en combattant, Geary ignorait quand il pourrait faire remonter leurs réserves à soixante-dix pour cent.

« Nos auxiliaires pourront fabriquer de nouvelles munitions et cellules d’énergie, capitaine, déclara Desjani en hochant la tête avec assurance, comme si elle lisait dans son esprit.

— Les auxiliaires en fabriquent aussi vite qu’ils le peuvent, ainsi que des pièces détachées. Mais leurs réserves de minerais bruts sont de nouveau au plus bas, lui rappela Geary.

— Lakota nous en fournira davantage, affirma Desjani en lui souriant. Vous ne pouvez pas échouer. » Elle s’interrompit un instant pour le saluer. « Je dois encore opérer quelques vérifications avant que nous n’atteignions ce système. Avec votre permission, capitaine. »

Il ne put s’interdire de lui retourner son sourire, bien que la confiance aveugle que lui témoignait Desjani, et qu’elle partageait d’ailleurs avec beaucoup d’autres spatiaux de la flotte, lui parût exaspérante. Ils le croyaient envoyé par les vivantes étoiles elles-mêmes pour sauver l’Alliance : il avait été miraculeusement retrouvé gelé en sommeil de survie mais encore vivant, juste à temps pour se voir confier, bien à contrecœur, le commandement d’une flotte piégée au cœur de l’espace ennemi. Tous avaient été élevés dans la légende du grand Black Jack Geary, épitomé des officiers de la flotte et héros mythique. Qu’il ne fût pas ce mythe ne semblait pas encore s’être imposé à eux. Mais Desjani l’avait suffisamment vu à l’œuvre, des premières loges, pour savoir qu’il n’avait rien d’un mythe, et elle n’en croyait pas moins toujours en lui. C’était relativement réconfortant, dans la mesure où Geary avait une très haute opinion du jugement de son capitaine de pavillon.

Surtout en regard de ces autres officiers qui continuaient de le prendre pour un imposteur, sinon pour la coquille creuse du héros qu’il avait été jadis. Ce petit groupe s’ingéniait à saper son autorité depuis qu’il avait accepté, malgré lui, d’assumer le commandement de la flotte après l’assassinat de l’amiral Bloch par les Syndics. Il n’avait pourtant pas brigué ce commandement, encore assommé par cette brutale révélation : les gens et les lieux qu’il avait connus étaient maintenant du passé, vieux d’un siècle. Cependant, autant du moins qu’il pût en juger, il n’avait pu que l’accepter dans la mesure où il avait été promu capitaine de vaisseau cent ans plus tôt, ce qui faisait de lui l’officier le plus ancien de la flotte dans ce grade.

Geary retourna son salut à Desjani : « Bien sûr. Le travail d’un commandant n’est jamais terminé. Je vous reverrai sur la passerelle dans quelques heures. »

Cette fois, le sourire de Desjani se fit encore plus féroce ; elle anticipait déjà la bataille avec les forces des Mondes syndiqués. « Ils ne sauront même pas ce qui les a frappés », prophétisa-t-elle, pleine d’espoir, en entreprenant de remonter la coursive.

Soit eux, soit nous, ne put-il s’empêcher de se dire. Arracher la flotte à un piège auquel elle venait à peine d’échapper pour la ramener aussitôt dans le système stellaire ennemi où elle avait frôlé la destruction avait sans doute été une décision insensée. Mais les officiers et les spatiaux de l’Indomptable l’avaient acclamée et il en allait de même de tous ceux de la flotte, il en avait la certitude. Il s’efforçait encore de comprendre plus intimement ces spatiaux de l’Alliance qui vivaient un siècle après sa propre époque, mais il les savait au moins capables, et avides, de se battre comme des démons. S’ils devaient mourir, ils le feraient en affrontant l’ennemi au combat, pas en lui tournant le dos.

Non point qu’ils s’attendissent à mourir, pour la plupart, puisqu’ils comptaient sur lui pour les ramener chez eux indemnes et sauver l’Alliance dans la foulée. Puissent mes ancêtres m’assister.


Victoria Rione, coprésidente de la République de Callas et sénatrice de l’Alliance, l’attendait dans sa cabine. Geary s’accorda une pause en la voyant. Victoria avait à tout instant accès à sa cabine, puisqu’elle y avait passé par intermittence un bon nombre de nuits, mais elle évitait Geary depuis qu’il avait ordonné à la flotte de retourner à Lakota. « Qu’est-ce qui t’amène ? » s’enquit-il.

Elle haussa les épaules. « Nous réintégrerons Lakota dans cinq heures et demie. C’est peut-être notre dernière chance de parler puisque la flotte risque d’être anéantie peu après.

— Sans doute pas la meilleure façon de me stimuler pour le combat », fit-il observer en s’asseyant face à elle.

Rione secoua la tête en soupirant : « C’est démentiel. Quand tu as retourné cette flotte vers Lakota, je n’ai pas voulu y croire, puis tout le monde s’est mis à t’acclamer autour de moi. Je ne vous comprends pas, ni eux ni toi. Pourquoi les officiers et les matelots ont-ils l’air si satisfaits ? »

Il comprenait parfaitement ce qu’elle voulait dire. Les réserves de cellules d’énergie étaient au plus bas, les stocks de munitions encore plus pauvres, la flotte était percluse d’avaries consécutives aux combats, tant de Lakota que de ceux qui l’avaient précédé, la formation n’était plus qu’un enchevêtrement désordonné après sa retraite frénétique hors de ce système stellaire et sa hâtive volte-face. Sous un angle rationnel, lancer une nouvelle attaque était pure insanité, encore qu’à Ixion, à un moment donné, il eût compris que c’était pourtant le meilleur moyen de rallier la flotte ; la certitude que tenter de s’y attarder ou de fuir à travers ce système eût dans les deux cas signé sa destruction avait facilité sa décision. « Difficile à expliquer. Ils ont confiance en moi et en eux-mêmes.

— Mais ils se précipitent tête baissée vers un système dont ils viennent tout juste de s’échapper ! Pourquoi est-ce que ça devrait leur plaire ? C’est absurde. »

Geary se rembrunit et s’efforça de traduire oralement ce qu’il savait déjà viscéralement : « Tous savent qu’ils vont affronter la mort. Qu’on leur ordonnera de charger bille en tête un ennemi qui s’efforcera de son mieux de les anéantir et que, de leur côté, ils tenteront aussi de détruire. Peut-être est-il absurde d’éprouver de la joie à la perspective de retourner combattre à Lakota, mais les autres choix qui s’offrent à eux ne le sont pas moins, ne trouves-tu pas ? L’essentiel, c’est qu’ils soient désireux de le faire… de continuer le plus longtemps possible à frapper l’ennemi, aussi durement qu’ils le peuvent, en se persuadant que ça y changera quelque chose. Ils sont convaincus qu’infliger une défaite aux Syndics est crucial pour la défense de leur patrie, qu’il est de leur devoir de la défendre, et ils sont prêts à mourir en combattant. Pourquoi ? Parce que. »

Rione soupira encore plus profondément : « Je ne suis qu’une politicienne. Nous ordonnons à nos guerriers de se battre. Je peux sans doute comprendre pourquoi ils combattent, mais pas pourquoi ils applaudissent à cette manœuvre.

— Je ne prétends pas non plus le comprendre. C’est ainsi, voilà tout.

— Ils ont acclamé les ordres et y ont obéi parce que c’est toi qui les leur as donnés, ajouta Rione. Pourquoi ces guerriers se battent-ils, John Geary ? Pour rentrer chez eux ? Pour protéger l’Alliance ? Ou pour toi ? »

Il ne put réprimer un petit rire. « Pour les deux premiers motifs, qui n’en font d’ailleurs qu’un puisque l’Alliance a besoin de cette flotte pour survivre. Et peut-être aussi un peu pour le troisième.

— Un peu ? » Rione eut un ricanement de dérision. « Cela de la part d’un homme à qui l’on a offert un trône de dictateur ? Si nous survivons à ce retour à Lakota, le capitaine Badaya et ses pareils réitéreront leur proposition.

— Et je la repousserai encore. Si tu te souviens bien, pendant tout le trajet jusqu’à Ixion nous avons craint qu’on ne me relève de mon commandement à notre arrivée dans ce système. Voilà au moins une meilleure raison de s’inquiéter.

— Ne va surtout pas t’imaginer que tes adversaires parmi les officiers supérieurs de la flotte renonceront parce que tu auras pris une décision applaudie par sa grande majorité ! » Rione tendit la main pour tapoter quelques touches et l’image du système stellaire de Lakota s’afficha au-dessus de la table de la cabine. Les positions qu’occupaient les vaisseaux syndics quand la flotte avait sauté hors du système étaient encore figées sur la représentation holographique. Très nombreux, ils disposaient d’un avantage considérable sur une flotte de l’Alliance durement éprouvée. « Tu me dis qu’on n’aurait pas survécu si on avait tenté de traverser Ilion. Très bien. Mais en quoi la situation aura-t-elle changé à Lakota ? »

Geary montra l’écran. « Entre autres, si nous avions tenté de traverser le système d’Ixion, la flotte syndic qui nous traque se serait certainement matérialisée derrière nous au bout de quelques heures. Nous avons disposé de cinq jours et demi dans l’espace du saut pour réparer nos dommages consécutifs aux combats de Lakota, mais ça n’a pas suffi. En nous retournant pour sauter de nouveau vers Lakota, nous gagnons encore cinq jours et demi de réparations. Certes, il y a des limites à ce qu’on peut accomplir dans l’espace du saut en ce domaine, et je ne serai pas en mesure d’obtenir les relevés de situation des autres vaisseaux avant d’avoir émergé dans l’espace conventionnel, mais tous ont reçu l’ordre d’accorder la priorité à la remise en état de leurs unités de propulsion. Nous serons donc, à tout le moins, capables de filer plus vite dès notre réémergence à Lakota. Sans rien dire des autres réparations dont bénéficieront nos bâtiments : blindages, armement et autres systèmes endommagés. En sortant du point de saut, ils auront donc disposé de onze jours pour réparer les avaries qui leur ont été infligées à notre dernier engagement.

— Je le conçois parfaitement, déclara Rione, mais nos réserves n’en seront pas moins très faibles, et nous serons toujours profondément enfoncés en territoire ennemi. » Elle secoua la tête. « Nous ne nous heurterons certainement pas à une force syndic de l’envergure de celle que nous avons laissée en quittant Lakota. Ils ont dû envoyer une puissante flottille à notre poursuite. Mais il y restera quand même des vaisseaux syndics, et ceux qui nous traquent feront à coup sûr volte-face et regagneront Lakota dès qu’ils s’apercevront que nous avons de nouveau sauté vers ce système. Ils ne seront qu’à quelques heures de nous.

— Ils seront nécessairement partis du principe que nous leur avons tendu une embuscade au point de saut d’Ixion, fit remarquer Geary. De sorte qu’avant de sauter à leur tour ils ont dû consacrer quelques heures à préparer leur formation à cette éventualité. Ils auront émergé à Ixion à une vélocité très supérieure à la nôtre, si bien qu’il leur a fallu davantage de temps pour se retourner et, puisqu’ils doivent présumer que nous leur tendrons aussi un traquenard au point d’émergence de Lakota, ils devront maintenir cette formation et faire regagner sa position à chacun de leurs vaisseaux, ce qui leur prendra davantage de temps qu’à nous. Accordons-lui trois heures avant qu’elle n’émerge et nous pourrions réussir. Six, et nous aurions de bonnes chances d’atteindre un autre point de saut et de quitter Lakota sans dommages.

— Elle n’en restera pas moins à nos trousses, et nos réserves toujours aussi basses.

— Elle a dû accélérer et manœuvrer plus vite que nous. Si elle ne s’arrête pas pour se réapprovisionner en cellules d’énergie et en munitions, elle aussi se retrouvera démunie. Et, si nous jouissons d’un répit dans l’espace du saut, nos auxiliaires pourront distribuer à nos vaisseaux celles qu’ils auront fabriquées pendant ces onze jours. Cela nous aidera bien. Mais tu n’as nullement besoin de me rappeler que nos réserves sont basses. L’Indomptable dispose tout juste d’un peu plus de cinquante pour cent des stocks de cellules d’énergie exigées.

— C’est ce que vous étiez en train de faire, ton capitaine Desjani et toi ? Contrôler le niveau de ces réserves ? »

Geary fronça les sourcils. Comment diable Rione savait-elle qu’il était avec Desjani ? « Ce n’est pas “mon” capitaine Desjani. Nous inspections une batterie de lances de l’enfer.

— Comme c’est romantique !

— Laisse tomber, Victoria ! Que mes ennemis répandent le bruit de ma liaison avec Desjani est déjà assez pénible ! Je n’ai nullement besoin que tu en rajoutes une couche. »

Au tour de Rione de se renfrogner : « Je ne les imite pas. Je ne cherche pas à saper ton autorité sur cette flotte. Mais, si tu persistes à te montrer en compagnie d’un officier avec qui la rumeur te prête une aventure…

— Je ne suis pas censé éviter le commandant de mon vaisseau amiral.

— Et tu ne tiens pas non plus à l’éviter, capitaine John Geary. » Rione se leva. « Mais ce sont tes oignons, si tu veux bien me passer l’expression.

— Je dois me préparer à un combat imminent, Victoria, et, franchement, je n’ai pas besoin de distractions de ce genre.

— Toutes mes excuses. » Geary ne put s’interdire de se demander si elle était réellement sincère. « J’espère que ta “stratégie désespérée” opérera. Tu oscilles aléatoirement entre initiatives prudentes et prises de risque insensées depuis que tu as obtenu le commandement de cette flotte, et cela a déstabilisé les Syndics. Ça marchera peut-être encore. On se verra dans cinq heures sur la passerelle. »

Geary la regarda sortir puis se rejeta en arrière en se demandant ce qu’elle pensait à présent. Hormis le fait qu’elle était son amante par intermittence (la période actuelle correspondant à une brouille), Rione s’était toujours montrée une conseillère inestimable dans la mesure où elle n’hésitait jamais à vider son sac. Il n’était sûr que d’une chose : sa loyauté envers l’Alliance était inébranlable.

Un siècle plus tôt, les Syndics avaient lancé des attaques surprises contre l’Alliance et déclenché une guerre qu’ils ne pouvaient pas gagner. L’Alliance était trop vaste et disposait de trop de ressources. Mais c’était aussi le cas des Mondes syndiqués. Cent ans de match nul, de guerre cruelle et de morts innombrables de part et d’autre. Cent années durant lesquelles on avait enseigné aux jeunes de l’Alliance à révérer la figure héroïque de « Black Jack » Geary et son ultime combat dans le système stellaire de Grendel. Un siècle au cours duquel étaient morts tous ceux qu’il avait connus, et où le monde où il vivait avait changé. Jusqu’à la flotte elle-même. Pas seulement parce que ses armes s’étaient améliorées et ainsi de suite, mais parce qu’un siècle d’atrocités réciproques entre les Syndics et l’Alliance avait transformé les siens, les rendant méconnaissables.

Lui aussi avait changé depuis qu’il s’était retrouvé contraint de prendre le commandement d’une flotte menacée d’anéantissement. Mais au moins avait-il rappelé aux descendants de ses propres contemporains ce qu’étaient le véritable honneur et les valeurs que l’Alliance était présumée défendre. Il n’était pas préparé, loin de là, à commander une flotte de cette dimension, et encore moins une flotte dont les officiers et les spatiaux avaient une mentalité différente de la sienne ; néanmoins, ensemble, ils avaient fait tout ce chemin en direction de la patrie. De la leur, disons. Car il ne reconnaîtrait plus la sienne. Mais il leur avait promis de les ramener chez eux, son devoir l’exigeait, et il était voué à remplir cette mission ou à mourir en s’y attelant.

Son regard vint se poser sur l’hologramme du système stellaire de Lakota. Tous ces vaisseaux syndics… Mais eux aussi avaient été durement éprouvés lors du dernier engagement. Dans quelle mesure ? Impossible de le préciser ; au cours des dernières heures, les combats furieux et confus avaient projeté des débris qui bloquaient la vue des senseurs. Il n’aurait même pas su dire quelles pertes les cuirassés de l’Alliance Rebelle, Infatigable et Audacieux avaient infligées aux Syndics dans leurs deniers moments, alors qu’ils les retenaient pour permettre la fuite de la flotte.

Jusqu’à quel point le commandant syndic avait-il eu la certitude que la flotte de l’Alliance était cette fois brisée et continuerait de fuir aveuglément ? Combien de bâtiments l’avaient-ils poursuivie jusqu’à Ixion, et combien en était-il resté à Lakota pour contrecarrer l’improbable (ou démentielle, tout dépendait du point de vue) éventualité de son retour immédiat dans ce système ? La seule manière de répondre à cette question et de vérifier l’état de ses crocs était encore de la jeter dans la gueule du loup.

Il consulta l’heure à nouveau. Dans quatre heures et demie, ils connaîtraient la réponse.


La passerelle de l’Indomptable lui était devenue agréablement familière depuis la première fois où il y était entré après la mort de l’amiral Bloch. Pas la disposition matérielle des lieux, qui lui semblait maintenant parfaitement normale, mais son équipement, à la fois plus avancé techniquement que celui qu’il avait connu et plus grossier d’apparence : victoire de la nécessité sur l’esthétique. Un siècle plus tôt, sur le dernier bâtiment qu’il avait commandé, tout était lisse, avec des lignes épurées, et l’on avait consacré beaucoup de soin aux finitions. Mais ce bâtiment-là avait été conçu et fabriqué avec la conviction qu’il servirait pendant des décennies : un des quelques vaisseaux de guerre (comparé à aujourd’hui) d’une flotte qui n’en livrait jamais. L’Indomptable, en revanche, était le reflet de toutes ces générations de bâtiments construits à la hâte pour pallier des pertes affreusement cruelles et de plus en plus nombreuses ; leur espérance de vie, au mieux, ne dépassait pas deux années. Bords rugueux, soudures grossières et surfaces inégales suffisaient largement à un vaisseau qui risquait la destruction dès son premier engagement, avant d’être remplacé par un autre baptisé à l’identique. Geary ne s’était toujours pas habitué à cette philosophie des vaisseaux jetables, fille d’une mauvaise expérience, que trahissaient ces médiocres finitions.

Vaisseaux jetables et équipages jetables. Une telle masse de connaissances tactiques s’était perdue au cours de ce siècle, où le personnel entraîné mourait avant de pouvoir transmettre son savoir et son expérience aux générations suivantes de spatiaux… Les combats avaient dégénéré en concours de tir aux pigeons assortis de charges bille en tête et de pertes épouvantables. Accepter ces rebords rugueux avait été considérablement plus facile que d’accepter les pertes en vies humaines désormais regardées par la flotte comme routinières lors d’un combat.

Mais il avait réussi à préserver l’Indomptable et son équipage jusque-là, et ce depuis le système mère syndic, il en était venu à connaître ses hommes, jusqu’à ce qu’ils finissent par devenir pour lui davantage un réconfort que le rappel paralysant de tous ceux, morts depuis longtemps, qu’il avait connus. Il reconnaissait désormais les traits et se rappelait le nom de certaines vigies, de novices qu’il avait réussi à garder en vie assez longtemps pour leur faire acquérir de l’expérience. La plupart des spatiaux de l’Indomptable venaient de Kosatka, planète qu’il avait visitée à une certaine occasion, littéralement plus de cent ans plus tôt. Seul dans ce futur, tous ses parents morts, il se surprenait à voir en eux une sorte de famille de substitution.

Le capitaine Desjani l’accueillit avec un sourire quand il entra sur la passerelle à grands pas et se laissa tomber dans son fauteuil de commandement, placé près de celui du commandant du vaisseau. Au tout début, sa soif du sang ennemi et sa propension à accepter des tactiques qui auraient révolté Geary l’avaient sidéré. Mais il avait finalement compris les raisons de ce comportement et elle l’avait écouté pour adopter, au bout du compte, des convictions plus proches de celles de ses ancêtres. De surcroît, ceux-ci savaient quel commandant compétent elle faisait, et combien, dans le feu de l’action, elle pouvait habilement manœuvrer son vaisseau. La présence de Desjani sur la passerelle était incontestablement devenue le plus grand réconfort de Geary. « Nous sommes prêts, capitaine Geary, déclara-t-elle.

— Je n’en ai jamais douté. » Geary s’efforçait de respirer calmement, d’avoir l’air confiant, de parler avec assurance. Bien qu’il redoutât ce qui risquait de guetter cette flotte à son émergence au point de saut de Lakota, il se savait aussi observé par des officiers et des spatiaux dont la confiance en soi dépendait en grande partie de celle qu’il affichait lui-même.

« Cinq minutes avant émergence », annonça la vigie des manœuvres.

Non seulement le capitaine Desjani semblait aussi sereine que confiante, mais encore donnait-elle l’impression d’éprouver réellement ces deux émotions. Mais il fallait aussi dire que Desjani n’était jamais plus calme que quand l’heure du combat et l’occasion d’abattre des vaisseaux syndics se rapprochait. « Nous avons à venger quelques camarades dans ce système stellaire, déclara-t-elle à Geary en le regardant, un mince sourire aux lèvres.

— Ouais », convint-il, non sans se demander si le capitaine Mosko avait survécu à la destruction du Rebelle, son cuirassé. Peu plausible. Mais Mosko n’était qu’un des nombreux spatiaux de l’Alliance qui auraient pu survivre à Lakota et y être faits prisonniers. En sus de quatre cuirassés et d’un croiseur de combat, la flotte y avait perdu deux croiseurs lourds, trois croiseurs légers et quatre destroyers.Peut-être aurons-nous l’occasion d’en libérer quelques-uns. Les Syndics ne devaient pas être pressés de les transférer, aussi certains d’entre eux se trouvent-ils sans doute encore à notre portée.

Le sas de la passerelle s’ouvrit et Geary constata en se retournant que Rione s’installait dans le fauteuil de l’observateur, juste derrière lui. Leurs regards se croisèrent ; elle le salua d’un petit signe de tête, l’œil froid, puis s’adossa à son siège pour fixer son propre écran. Manifestement absorbée par son travail, Desjani ne se retourna pas pour l’accueillir et la politicienne de l’Alliance, pour sa part, ne parut pas le remarquer.

« Deux minutes avant émergence. »

Desjani se tourna vers Geary : « Désirez-vous vous adresser à l’équipage, capitaine ? »

Y tenait-il ? « Oui. » Geary s’accorda un instant pour rassembler ses idées. Il avait eu beaucoup trop souvent l’occasion d’adresser un discours à l’équipage avant le combat depuis qu’il avait assumé le commandement de la flotte. Il enclencha le circuit des communications internes en faisant de son mieux pour avoir l’air remonté. « Officiers et spatiaux de l’Indomptable, je me sens encore une fois honoré de conduire ce vaisseau et cette flotte au combat. Nous nous attendons à rencontrer des défenseurs syndics dès notre émergence du point de saut. Je sais que nous leur ferons regretter cette rencontre, et que nous ne quitterons pas Lakota avant d’avoir vengé les camarades que nous y avons perdus. En l’honneur de nos ancêtres. »

Une nouvelle annonce suivit immédiatement sa dernière phrase : « Trente secondes avant émergence. »

La voix de Desjani résonna par toute la passerelle : « Tous les systèmes de combat activés. Boucliers au maximum. Préparez-vous à affronter l’ennemi. – Émergence. »

Le néant gris de l’espace du saut s’évanouit en un clin d’œil, remplacé par la noirceur piquetée d’étoiles de l’espace conventionnel. Les champs de mines syndics étaient toujours là, bien sûr, mais l’Indomptable et ses congénères obliquaient déjà à angle droit vers le haut, manœuvre destinée à les éviter dès l’émergence. Geary consultait anxieusement son écran, en priant pour que l’ennemi n’ait pas semé d’autres mines à la sortie du point de saut.

L’hologramme du système stellaire était figé et montrait la situation telle qu’elle se présentait deux semaines plus tôt, quand la flotte avait sauté : les positions des vaisseaux ennemis étaient marquées d’une légende Dernière position connue, ce qui, en réalité, pouvait se traduire par « Ce bâtiment pourrait se trouver n’importe où sauf là ». Les symboles les représentant disparaissaient à présent dans un tourbillon de mises à jour, à mesure que les senseurs de la flotte scannaient leur environnement et procédaient à des identifications.

Geary plissait les yeux pour s’efforcer de tout enregistrer. Il n’y avait aucun défenseur à proximité du point de saut, mais des vaisseaux syndics s’éparpillaient, semblait-il, par tout le système. Très nombreux. Il connut un moment d’abattement en constatant le nombre important des bâtiments ennemis qui s’étaient attardés à Lakota. Aurait-il réellement sauté dans la gueule du loup, d’un loup dont les forces étaient de loin supérieures aux siennes ?

Puis il se concentra sur les données d’identification et les rapports sur le degré de combativité des vaisseaux ennemis, et une image très différente lui apparut. Le gros amas de Syndics localisé à dix minutes-lumière du point de saut se composait en majeure partie de bâtiments de radoub et de vaisseaux de guerre tous sévèrement endommagés, tandis que nombre de leurs systèmes étaient estimés débranchés pendant les réparations. La formation tout entière, une sphère aplatie, rampait vers l’intérieur du système à une vélocité n’excédant pas 0,02 c.

Les grosses formations les plus proches, à près de trente minutes-lumière du point de saut, offraient un panachage de bâtiments pleinement opérationnels ou très légèrement endommagés, mais seuls quatre cuirassés et deux croiseurs de combat en faisaient partie.

D’autres Syndics émaillaient toute l’étendue du système de Lakota, depuis le point de saut jusqu’à la planète habitée : vaisseaux de guerre ennemis, sans doute plus légèrement blessés mais amochés malgré tout, claudiquant vers les docks orbitaux, cargos apportant des fournitures, civils cinglant d’une planète à une autre. Des dizaines de cibles faciles, comme au tir forain ; seules quelques sentinelles les protégeaient de l’Alliance et lui interdisaient de faire main basse sur tous ceux qui se trouvaient à sa portée.

Desjani laissa échapper un hoquet de pure liesse : « On va les dézinguer, capitaine Geary.

— Ça y ressemble. » Sa propre formation n’était qu’un ramassis désordonné, mais il ne pouvait pas prendre le temps de la réorganiser. Sans doute avait-il une bonne tête d’avance sur la principale flottille syndic lancée à leurs trousses depuis Ixion, mais elle émergerait tôt au tard de ce point de saut, et il ne tenait surtout pas à voir ces vaisseaux syndics endommagés et ces bâtiments de radoub désarmés lui filer entre les doigts.

Comme si elle lisait dans son esprit, Desjani pointa du doigt la représentation des bâtiments de radoub. « Selon les rapports préliminaires, ils sont très lourdement chargés. Ils seront incapables de fuir, même s’ils parviennent à se désarrimer des vaisseaux qu’ils réparent.

— Hélas, nos propres auxiliaires ne peuvent les battre à la course que parce qu’eux ne sont pas lourdement chargés », fit remarquer Geary ; sur ce, Desjani et lui échangèrent un regard. La même idée venait visiblement de leur traverser l’esprit. « Avons-nous une petite chance d’arraisonner ces bâtiments de radoub sans les abîmer ? Les pièces détachées qu’ils fabriquent ne nous sont d’aucune utilité, mais, si jamais ils ont des stocks de minerais bruts dans leurs soutes, nous pourrions les transférer à bord de nos auxiliaires. »

Desjani se massa d’une main la nuque pendant qu’elle réfléchissait. « On pourrait raisonnablement prédire que les Syndics, quand ils abandonneront leurs vaisseaux, régleront leur réacteur en surcharge. Lieutenant Nicodeom, héla-t-elle une des vigies, feront-ils sauter ces bâtiments quand ils nous verront sur le point de passer à l’attaque ? »

Le lieutenant fixa un instant son écran personnel en fronçant les sourcils. « Faire exploser un vaisseau par surcharge de son réacteur ne se pratique que quand sa récupération est jugée hautement improbable, capitaine. Nous ne faisons jamais sauter un des nôtres, si endommagé qu’il soit, dans un système que nous contrôlons. Autant que je sache, les Syndics se plient à la même politique.

— Et ce système est contrôlé par les Syndics ! » Desjani tourna vers Geary un regard empreint de jubilation. « Ils abandonneront les vaisseaux quand nous tirerons, mais ils les laisseront intacts. Ils savent que nous ne pouvons pas nous attarder dans ce système. Ils tiennent à ce que ces bâtiments de radoub restent récupérables après notre départ et ils ignorent que nous voulons les piller. Il faut tout simplement faire en sorte qu’ils ne comprennent pas que nous les voulons intacts, du moins jusqu’à ce que nous en ayons tiré tout ce que nous espérons.

— D’accord. » Geary s’efforça de se calmer. C’était trop beau pour être vrai, apparemment, mais l’entreprise n’en serait pas plus aisée. « Nous pouvons envoyer la plupart de nos destroyers et croiseurs légers aux trousses des vaisseaux syndics endommagés qui poursuivent indépendamment leur chemin, et nos cuirassés et croiseurs de combat à celles des bâtiments de radoub et des vaisseaux de guerre qu’ils escortent. Certains pourraient encore disposer d’une puissance de feu significative s’ils réussissaient à rebrancher leurs systèmes de combat avant notre interception. Mais il nous faut aussi durement frapper la flottille syndic opérationnelle qui se trouve encore à trente minutes-lumière pour qu’elle… » Un détail le frappa brusquement. « Le portail de l’hypernet n’est plus protégé. Les Syndics ont retiré leur flottille de surveillance. »

Desjani retint son souffle. « Pourrions-nous ? ? Non, nous ne pouvons pas atteindre le portail avant la flottille qui le gardait. Elle n’a pas encore vu notre flotte… (et elle ne la verrait que quand son image lui parviendrait, dans vingt-six minutes environ) mais, sitôt fait, elle aura trop d’avance sur nous.

— J’en ai bien peur », admit Geary. En temps normal, un portail ennemi ne serait pas un choix envisageable puisqu’on ne pourrait pas l’emprunter, mais l’Indomptable avait à son bord une clef de l’hypernet ennemi, fournie par un soi-disant traître qui, en réalité, collaborait au traquenard tendu à la flotte par les Syndics dans leur système mère. Conscients qu’ils ne pouvaient pas l’autoriser à regagner l’espace de l’Alliance avec cette clef, les Syndics avaient d’ores et déjà amplement démontré qu’ils étaient prêts à détruire leurs propres portails plutôt que de laisser la flotte les utiliser.

Ce qui n’était pas seulement frustrant mais aussi très périlleux. « Nous pourrions pourtant en prendre le risque, argua Desjani. Si nous ne réussissons pas à les empêcher de le détruire, nous pourrons malgré tout nous en sortir. Nos boucliers ont résisté à la décharge d’énergie libérée par l’effondrement du portail de Sancerre. »

Geary secoua la tête. « Nova, capitaine Desjani », souffla-t-il pour ses seules oreilles. Celle-ci fit la grimace et hocha la tête. Selon les meilleures estimations en leur possession, la quantité de l’énergie libérée par l’effondrement d’un portail pouvait varier de zéro à l’équivalent d’une nova, de l’explosion d’une étoile. Nul vaisseau ne saurait y survivre, ni même lui échapper. « Non, le portail n’est pas un objectif réaliste. »

Il ne leur avait pas encore dit que la destination de la flotte de l’Alliance risquait d’être modifiée à l’intérieur de l’hypernet syndic ; il ne s’en était confié à aucun de ses commandants. Ça devrait changer. Quelques-uns de ses officiers, dont Desjani, devaient impérativement être informés de l’existence d’un autre ennemi que ces Syndics qui œuvraient si activement contre eux. « Nous ne disposons que d’un bref laps de temps, avant que la force syndic qui nous traque n’émerge d’Ixion, pour mener à bien un grand nombre de tâches. Il nous faut arraisonner cette grosse flottille d’auxiliaires et de vaisseaux blessés, détruire autant d’autres unités qu’il nous sera loisible de le faire, amener nos propres auxiliaires sur place pour piller les bâtiments de radoub ennemis, les protéger en même temps contre une contre-attaque syndic désespérée et… euh…

— C’est déjà beaucoup pour commencer », lâcha Desjani.

Masse désordonnée de vaisseaux, la flotte de Geary piquait vers le « haut » entre le champ de mines syndic et le point de saut, en ne se déplaçant toujours qu’à une vélocité de 0,05 c. Il n’y a pas réellement de haut et de bas dans le vide, bien entendu, mais les hommes ont besoin de ces concepts pour s’orienter. Selon une très ancienne convention, la partie supérieure du plan du système est considérée comme le « haut » et sa partie inférieure comme le « bas », tandis que la direction du soleil est « tribord » ou « starbord », et qu’on va sur « bâbord » en s’en éloignant. Se servir de ces conventions était le seul moyen dont il disposait pour donner un ordre compréhensible à l’ensemble de la flotte.

Le temps qu’elle atteigne un point d’où elle pourrait revenir sur l’ennemi en accélérant vers le bas, des ordres devaient être donnés à chacun de ses vaisseaux, l’instruisant de la position qu’il devait assumer. Geary devait donc régler tous les détails durant le trajet, quand chaque mouvement était crucial. Si seulement il n’avait pas dû le faire tout seul… Pourquoi diable s’astreignait-il à tout faire lui-même ? Pourquoi ne pas se fier à un autre officier dont il savait qu’elle était douée dans son domaine et qu’elle l’observait depuis des mois ? « Capitaine Desjani, voulez-vous bien élaborer le plan de manœuvre des destroyers et des croiseurs légers pendant que je me charge des vaisseaux lourds ? Nos sections de débarquement devront atteindre au même moment autant de bâtiments de radoub syndics que possible. »

Le visage de Desjani s’illumina et elle opina sans aucune hésitation. « Je suis déjà sur le coup, capitaine. Je vais connecter nos écrans de manœuvre afin que nous puissions coordonner nos mouvements en même temps que nous les réglons. » Elle se pencha sur le sien pour l’étudier, puis ses mains se mirent à voler sur les touches.

Geary se concentra sur son hologramme et s’efforça de localiser la position de ses croiseurs lourds, cuirassés et croiseurs de combat, puis celle qu’il leur faudrait adopter et à quel moment précis. Ses divisions étaient éparpillées, ce qui compliquait encore le problème, et l’aptitude au combat de nombre de ses vaisseaux restait limitée par les dommages dont ils avaient souffert lors de leur séjour précédent à Lakota. La plupart avaient récupéré leur pleine capacité de propulsion, mais, même en tenant compte de son expérience en matière de chorégraphie spatiale, jamais il n’aurait pu démêler cet écheveau en temps voulu si les systèmes de manœuvre ne lui fournissaient pas des solutions simples d’interception dès qu’il désignait un vaisseau et un objectif. Sitôt fait, elles apparaissaient sur son écran, ainsi que, reflet du travail de Desjani, celles concernant les croiseurs légers et les destroyers, et il se retrouva bientôt en train de s’adapter à ses entrées, tout comme elle s’adaptait aux siennes.

« L’Audacieux se trouve dans ce gros amas de bâtiments de radoub syndics, fit-elle promptement remarquer. Ce qu’il en reste, tout du moins. »

Il n’en restait pas grand-chose, constata Geary en se concentrant sur l’épave. Les senseurs optiques de la flotte étaient assez précis pour repérer de petits objets à l’autre bout d’un système stellaire, et ils fournissaient aisément une image nette d’un vaisseau seulement distant de dix minutes-lumière. Dans la mesure où tous ses systèmes de commande, de manœuvre et de combat étaient morts, et son fuselage distordu par des dommages massifs, ni Desjani ni lui n’avaient aussitôt identifié sa carcasse comme celle d’un vaisseau ami. Le cuirassé de l’Alliance (un des trois qui formaient l’arrière-garde de la flotte alors qu’elle s’échappait de Lakota) avait été durement pilonné. Son fuselage lourdement blindé avait encaissé tant de frappes qu’il donnait l’impression d’une feuille de métal décollée par une pluie acide et abandonnée à la désintégration. Chaque arme de l’Audacieux semblait avoir été détruite, soit durant le combat, soit après coup, et aucune de ses unités de propulsion n’était apparemment en mesure de fournir une impulsion. Mais les Syndics continuaient de le remorquer. « Pourquoi font-ils cela ? Pourquoi ont-ils embarqué l’Audacieux ? »

Desjani fronça les sourcils puis son visage s’éclaira. « Des baraquements pour les prisonniers ! Vous voyez ? Il s’en échappe de la chaleur et de l’atmosphère, ce qui signifie qu’ils ont colmaté certains compartiments et maintenu en état les systèmes de survie. Je serais prête à parier que l’Audacieux est plein de prisonniers de guerre de l’Alliance. Ils vont probablement les employer à des travaux forcés sur ces vaisseaux qui ont besoin de réparations.

— Malédiction ! » Rectifie le plan en conséquence. Ils vont sans doute aussi phagocyter ce qui reste du cuirassé brisé de l’Alliance avant de… « Tanya, vont-ils faire exploser le réacteur de l’Audacieux ? »

Elle opina, le visage dur. « Nous l’avons déjà fait. Eux aussi. Ils s’apprêtent sûrement à recommencer. »

Rien à perdre, en ce cas. Voir le personnel de l’Alliance se préparer à assassiner de sang-froid des prisonniers de guerre en faisant sauter leur vaisseau capturé avait été un de ses plus gros chocs. Cette flotte, sa flotte, ne se livrerait plus à de telles exactions, mais, autant qu’il le sache, les Syndics n’avaient pas connu la même prise de conscience. Il ne devait pas craindre de leur fourrer dans le crâne une idée qui ne leur avait pas encore traversé l’esprit.

Il s’interrompit dans son travail pour enfoncer les touches de communication : « À tout le personnel des Mondes syndiqués du système stellaire de Lakota, ici le capitaine John Geary, commandant de la flotte de l’Alliance. Soyez avertis que, si les prisonniers de guerre de l’Alliance présents sur le cuirassé Audacieux ou sur tout autre vaisseau étaient assassinés par voie de surcharge de leur réacteur ou par tout autre atroce expédient, je veillerais à ce que tous les vaisseaux, modules de survie ou navettes des Mondes syndiqués dans ce système soient détruits. Laissez la vie sauve à vos prisonniers, et je vous jure, sur l’honneur de mes ancêtres, que vous serez autorisés à fuir. Tuez-les et je vous promets tout aussi fermement de vous faire connaître une mort aussi douloureuse que je le pourrai. »

Il faudrait environ dix minutes au message pour parvenir jusqu’à la formation syndic qui contenait l’Audacieux ; peu de temps, donc, après avoir reçu l’image annonçant l’arrivée de la flotte. Suffisamment tôt, avec un peu de chance.

« Ça devrait retenir leur attention », marmonna Desjani, dont les yeux s’étaient reportés sur son écran tandis que ses mains volaient sur les touches.

Geary se concentra à nouveau sur sa propre tâche, maintenant qu’il avait la certitude que les débris de l’Audacieux étaient à l’abri. Cette planification semblait exiger une éternité : bien qu’il sût qu’il ne fallait que quelques secondes pour organiser les mouvements d’innombrables vaisseaux, de longues trajectoires incurvées sillonnaient à présent son écran de manœuvre en un inextricable ballet.

« J’y suis ! » hoqueta Desjani.

Geary hocha la tête, tout en ciblant un dernier croiseur lourd et en déchiffrant la solution d’interception générée par le système : « Moi aussi. Veuillez vérifier une seconde fois notre travail pendant que je le repasse, d’accord ? Assurez-vous que la coordination des bâtiments lourds et légers est suffisante pour leur permettre de se couvrir les uns les autres si besoin.

— Déjà à moitié fait, capitaine. »

Il parcourut du regard leur œuvre commune : les arcs gracieux des trajectoires de vaisseaux striaient l’espace, dessinant une image d’une beauté saisissante qui semblait opposer un démenti formel au propos meurtrier qui la sous-tendait. Les mouvements des destroyers et des croiseurs légers ne correspondaient pas parfaitement aux trajectoires des vaisseaux lourds, mais tout marchait et pouvait être aisément rectifié durant le délai nécessaire pour opérer le contact avec les Syndics. Il s’était demandé si Desjani se contenterait de jeter ses vaisseaux à la tête de l’ennemi, mais elle avait coordonné tous leurs mouvements pour les faire travailler de conserve, en formations improvisées qui s’efforçaient d’optimiser les capacités combatives de chacun. Desjani, manifestement, ne s’était pas contentée de le regarder manœuvrer la flotte : elle avait aussi appris en l’observant. Conjointement, leurs plans tiraient le maximum de l’état actuel de la flotte en scindant sa masse en une douzaine de sous-formations, chacune centrée sur un pivot, croiseur de combat ou division de cuirassés. « Ça m’a l’air très bien. Excellent.

— Pareil pour moi, capitaine.

— La garde syndic a-t-elle déjà réagi à notre irruption ?

— Pas encore. Elle ne nous verra pas avant… dix-neuf minutes. »

Ils n’étaient dans le système de Lakota que depuis onze minutes… Difficile de s’en persuader. Il n’existe aucun moyen de contrecarrer une réaction qui ne s’est pas encore produite, et attendre celle des Syndics serait à coup sûr une erreur dans la mesure où chaque minute comptait. Geary frappa de nouveau les touches de communication. « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici le capitaine Geary. Les instructions concernant le plan de manœuvre vous sont transmises en ce moment même. Exécution immédiate dès réception. Il est d’une importance cruciale que nous prenions le contrôle du plus grand nombre possible de bâtiments de radoub syndics avant qu’ils ne comprennent que nous comptons les arraisonner plutôt que les abattre ; donc toutes les unités engagées dans cette opération devront se conformer d’aussi près que possible au minutage prévu. Il reste également essentiel que nous ne déclenchions pas l’explosion du réacteur d’un de ces bâtiments de radoub. Nous présumons que des prisonniers de l’Alliance se trouvent à bord de l’Audacieux, aussi veillez à ne pas tirer sur son épave. À toutes les autres unités, efforcez-vous d’infliger le maximum de dommages aux bâtiments à votre portée. Nous tenons à ce qu’ils en récupèrent le moins possible. Recourez autant que faire se peut aux lances de l’enfer et ne gaspillez vos munitions que si c’est absolument nécessaire. »

Il bascula sur un autre circuit et s’adressa au commandant des fusiliers spatiaux embarqués sur ses plus grosses unités : « Colonel Carabali, travaillez en concordance avec les commandants des vaisseaux qui devront arraisonner les bâtiments de radoub syndics, afin d’assurer le soutien de vos fusiliers à leurs équipes de débarquement. Veuillez aussi préparer une section d’assaut chargée de reprendre aux Syndics l’épave de l’Audacieux et de libérer tous les prisonniers. Je vous ai envoyé une copie du plan de manœuvre, afin de vous informer de ceux de nos vaisseaux qui approcheront l’Audacieux. Vous avez toute autorité pour requérir leurs navettes de dotation, hormis celles de nos auxiliaires, pour transborder vos hommes sur ce cuirassé et évacuer les prisonniers. Des questions ?

— Non, capitaine, répondit brièvement Carabali. Mon plan sera soumis à votre approbation dans la demi-heure.

— Merci, colonel. Il se peut que ces vaisseaux de guerre syndics et la situation en général occupent toute mon attention. Si vous n’avez pas de nouvelles de moi, considérez que vous avez mon approbation et procédez à son exécution.

— En outrepassant la voie hiérarchique, capitaine ? s’étonna le colonel des fusiliers.

— Exactement. Vous êtes le commandant de ma force de débarquement et vous avez amplement donné la preuve de votre efficacité. Mettez-vous au travail et, si jamais vous avez besoin d’autres équipements de la flotte, faites-le-moi savoir. »

Carabali hocha la tête sans parvenir à réprimer complètement un sourire puis salua roidement : « À vos ordres, capitaine ! »

Geary passa sur un troisième circuit pour appeler le commandant du Sorcière, qui était aussi celui de la division des auxiliaires rapides de la flotte, composée de ce bâtiment, du Gobelin, du Djinn et du Titan. « Capitaine Tyrosian, nous comptons prendre le contrôle d’autant de ces bâtiments de radoub que possible. Il nous faudra piller au plus vite leurs soutes de minerais bruts. Existe-t-il une sorte de transporteur permettant de relier nos bâtiments à ces soutes ? »

À cinq secondes-lumière de là, Tyrosian afficha une mine éberluée, fixa Geary en clignant des yeux puis prit brusquement la parole : « Nous disposons de transporteurs de charge, mais nos systèmes et les leurs ne sont pas compatibles, capitaine. Leur conception diffère, bien entendu. Nous devrons utiliser les leurs pour transférer le minerai jusqu’à un point de chargement, puis le déménager sur nos propres transporteurs, ce qui exigera un délai substantiel. »

Geary grinça des dents puis se tourna vers Desjani. « Les transporteurs de nos auxiliaires ne correspondent pas à ceux dont se servent les Syndics pour accéder à leurs soutes de minerais bruts.

— Faites sauter les fuselages des vaisseaux syndics et enfoncez nos transporteurs dans les soutes, suggéra Desjani, l’air de dire que ça tombait sous le sens.

— Excellente idée. » Geary la répéta à Tyrosian.

« Ça leur infligera des dommages structurels, capitaine… commença Tyrosian.

— Nous voulons seulement que ces bâtiments de radoub tiennent le coup jusqu’à ce que nous les ayons vidés ! Ensuite, ils peuvent bien éclater en mille morceaux à cause des dommages structurels que nous leur aurons infligés en ouvrant des trous dans leur coque. Bon sang, je tiens même à ce qu’ils le fassent pour que les Syndics ne puissent pas les renflouer ! Préparez vos ingénieurs au départ. Nous devons charger très rapidement ces minerais bruts. Aurez-vous besoin de l’assistance des fusiliers pour percer ces trous dans leurs coques ? »

Tyrosian réussit à prendre une mine offensée : « Les ingénieurs sont plus doués que les fusiliers pour démolir, capitaine, affirma-t-elle.

— J’organiserai un concours, capitaine Tyrosian. Exécutez les ordres et, si vous rencontrez un problème, faites-le-moi savoir. »

Geary se rejeta en arrière en respirant pesamment, sidéré lui-même de la promptitude avec laquelle ils avaient mis au point ce plan. Il coula un regard vers Desjani et constata qu’elle aussi s’adossait à son fauteuil en lui souriant, le visage légèrement empourpré, comme si elle venait de piquer un sprint. « Vous a-t-on déjà dit que vous étiez un excellent officier, capitaine Desjani ? »

Le sourire de Desjani s’élargit. « Merci, capitaine. »

Tout en reprenant son souffle, Geary s’émerveillait de l’expérience. Desjani et lui avaient déjà travaillé de nombreuses fois ensemble mais jamais aussi efficacement. En anticipant mutuellement leurs décisions, en se soutenant l’un l’autre, en réglant de concert les mouvements de la flotte. Faire l’amour sans faire l’amour… c’était ce qu’on pouvait trouver de plus proche. Il jeta un autre regard au visage rose et satisfait de Desjani, et se demanda si la métaphore n’était pas un peu trop parlante. Son regard croisa le sien et son sourire s’évanouit, cédant la place à une mine inquiète, puis elle détourna les yeux. Génial. Quelque chose dans l’expression de Geary l’avait mise mal à l’aise.

Quoi, maintenant ? Trouve un autre sujet d’intérêt. Comme la bataille imminente, par exemple. « Dans quel délai la flottille de surveillance syndic nous apercevra-t-elle ?

— Cinq minutes, répondit Desjani, de nouveau impassible et professionnelle.

— La grosse formation de vaisseaux endommagés et de bâtiments de radoub aurait déjà dû réagir à notre présence.

— Certains l’ont fait. Vous voyez cette effervescence ? On a sectionné les câbles reliant certains vaisseaux de guerre à des auxiliaires voisins. Les bâtiments syndics encore en état de combattre se préparent à fuir ou à livrer bataille.

— J’espère que les auxiliaires ne tenteront pas aussi de filer. » « Tenter » était le terme crucial. Même les soi-disant auxiliaires rapides de la flotte de l’Alliance l’étaient davantage par leur désignation que dans la pratique, et ils avaient pourtant la prétention de rivaliser de vélocité avec le reste des vaisseaux. C’étaient fondamentalement des usines mobiles, et la plupart de ces auxiliaires et bâtiments de radoub n’étaient en aucune façon destinés à manœuvrer comme des vaisseaux de guerre ; leurs capacités de propulsion ne leur permettaient d’accélérer que poussivement, et leur vélocité était fort loin d’atteindre celle des unités combattantes. En outre, ces bâtiments syndics étaient chargés à ras bord des minerais bruts nécessaires à la fabrication de pièces de rechange, pièces détachées, armes et cellules d’énergie, ce qui les alourdissait encore.

Les éléments de tête de la flotte s’éloignaient déjà du champ de mines qui lui avait interdit de sortir en droite ligne du point de saut. Sitôt fait, ils obliquaient vers le bas et accéléraient droit sur l’ennemi, donnant l’impression que la flotte s’incurvait au-dessus des mines comme une chute d’eau renversée.

L’Indomptable franchit à son tour le sommet du champ et pivota vers le bas ; la puissance de son accélération se fit sensible, malgré les coussins d’inertie qui gémissaient pour tempérer ses effets sur le vaisseau et son équipage. Quand le moment de fondre sur l’ennemi arriva, Desjani ne tergiversa pas. « La force de surveillance syndic a dû nous repérer maintenant, déclara-t-elle. Dans la mesure où nous accélérons dans sa direction, nous devrions assister à sa réaction dans… vingt ou vingt-cinq minutes, selon ce qu’elle aura décidé de faire entre-temps. »

Après la période d’activité frénétique qu’ils venaient de traverser, ces vingt minutes s’écoulèrent aussi poussivement qu’une vidéo au ralenti. Au moins ce délai donna-t-il à Geary le temps de consulter les rapports de condition opérationnelle qui affluaient de ses vaisseaux ; c’était sa première véritable occasion de s’informer de leur état et des progrès des réparations depuis que la flotte avait de nouveau, et précipitamment, sauté vers Lakota.

Au cours du dernier combat dans ce système, le Guerrier avait essuyé plein pot le feu de quatre cuirassés ennemis chargeant pesamment les auxiliaires de l’Alliance qu’il devait protéger. Son équipage avait déjà travaillé jusqu’à l’épuisement pour colmater les brèches sérieuses qui lui avaient été infligées à Vidha, afin que ce cuirassé pût de nouveau affronter l’ennemi, mais, maintenant, le Guerrier se retrouvait à nouveau hors de combat ou presque. Geary ne put s’empêcher de secouer tristement la tête en consultant le dernier rapport de situation du cuirassé blessé. Sans doute pouvait-il encore suivre la flotte, mais il serait incapable de se battre avant un bon moment.

Les cuirassés Orion et Majestic, eux aussi gravement endommagés à Vidha, étaient loin d’avoir fait un travail aussi inspiré en procédant à leurs réparations, et c’est tout juste s’ils étaient aptes au combat, d’autant qu’ils avaient souffert d’autres avanies, moindres sans doute, lors du premier passage de la flotte à Lakota. Les cuirassés Amazone, Intraitable, Vengeance et Représailles étaient ensuite les plus grièvement atteints, mais tous avaient fait d’héroïques efforts pour réparer dans le délai imparti par l’aller-retour Lakota-Ixion-Lakota, et ils étaient en assez bon état pour combattre. Les croiseurs de combat, qui échangeaient le lourd blindage et les puissants boucliers des cuirassés contre une capacité d’accélération supérieure et une plus grande manœuvrabilité, avaient payé le prix habituel pour ce troc. La plupart avaient souffert de dommages notables quand la flotte s’était frayé un chemin en force hors de Lakota, mais, à l’instar de l’Indomptable, presque tous avaient réussi à réaligner la majeure partie de leurs lances de l’enfer et leurs unités de propulsion. Seuls le Risque-tout et le Formidable restaient en assez mauvais état pour être cantonnés à l’arrière en cas de bataille décisive. Geary espérait qu’il réussirait à interdire aux commandants de ces vaisseaux de charger malgré tout dans la plus rude mêlée qui s’offrirait à eux.

Le reste de la flotte (les croiseurs lourds et légers et les nombreux destroyers) était plus ou moins à l’identique, bien que peu de destroyers et de croiseurs légers eussent été gravement endommagés lorsqu’ils étaient sortis de Lakota avec les Syndics aux trousses. Quand les petites unités combattantes essuyaient de lourdes frappes, elles ne disposaient ni du blindage ni de la taille qui leur auraient permis de supporter les dommages consécutifs et, d’ordinaire, elles étaient mises hors d’état de nuire, voire volatilisées. Seuls les efforts qu’avait faits Geary pour protéger ses unités légères lors du dernier combat avaient évité qu’elles fussent décimées. Cela dit, quatre destroyers et trois croiseurs légers n’avaient pas survécu à la dernière visite de la flotte à Lakota.

Les quatre auxiliaires, vitaux pour la survie de la flotte, étaient sortis pratiquement intacts du dernier engagement, Dieu merci, en majeure partie grâce à la robuste défense du Guerrier. La seule frappe essuyée par le Titan avait été pansée quelques jours après la bataille.

Tant qu’on ne tenait pas compte de l’absence totale de missiles spectres à bord des vaisseaux, des réserves de mitraille pratiquement épuisées et du très faible niveau des réserves de cellules d’énergie, les bâtiments rescapés de la flotte semblaient en assez bon état.

« Pourquoi les Syndics n’ont-ils pas procédé à davantage de réparations ? se demanda-t-il à haute voix. Ils ont disposé du même répit que nous, mais leurs vaisseaux présentent encore de très nombreuses blessures. »

Desjani lui jeta un regard surpris. « Je crois savoir qu’ils ne maintiennent pas la même capacité de réparation à leur bord. Chez eux, c’est plus centralisé. Censément plus efficace, j’imagine, en même temps que ça permet de réduire l’équipage des vaisseaux de guerre. Il y a de bonnes chances pour qu’ils n’aient guère travaillé aux réparations avant l’arrivée de ces bâtiments de radoub, et les amener sur place a dû exiger un bon moment, même s’ils stationnaient dans un système voisin. Ils sont très proches du champ des dernières batailles, et je parierais que cette formation n’a fait route que pendant un ou deux jours.

— Les Syndics nous ressemblaient davantage avant la guerre, fit remarquer Geary. Ils ont dû changer en réaction à leurs propres pertes. Mais ce que vous venez de dépeindre correspond à une période de paix, où l’on dispose d’une abondance de temps et de la possibilité de patienter jusqu’à ce qu’on atteigne une installation de réparations ou qu’elle vienne à vous. Sans doute cette disposition épargne-t-elle de l’argent à court terme, mais, à longue échéance, elle ne peut en aucun cas maintenir leur capacité combative. »

Desjani sourit. « Pas aujourd’hui en tout cas. » Elle s’interrompit, car elle venait de remarquer un détail. « L’image de la réaction de la flottille de surveillance syndic nous parvient. » Geary bascula hâtivement sur un autre hologramme, montrant deux cuirassés accélérant sur une trajectoire qui les menait droit sur la flotte de l’Alliance. « Rien que deux cuirassés ? Et les autres ?

— Nous ne recevons pas encore leur lumière. » Desjani procéda à une vérification. « Les deux cuirassés ne se trouvent plus qu’à vingt-deux minutes-lumière maintenant qu’ils arrivent sur nous. Quand le reste de la flottille réagira, nous devrions nous en apercevoir dans les minutes qui suivront. »

Cela prit quelque deux minutes de plus que prévu, incitant Desjani à prédire que le reste de la flottille de surveillance devait accélérer dans la direction opposée et s’éloigner de la flotte de l’Alliance. La suite lui donna raison. « Ils se divisent.

— Ils se divisent ? » Pendant que Geary observait l’écran, les senseurs de toute la flotte scrutaient les images retardées signalant les mouvements des vaisseaux ennemis et fournissaient rapidement actualisations et estimations. Deux des cuirassés, les deux croiseurs de combat et les unités légères syndics accéléraient telles des chauves-souris sorties de l’enfer sur des vecteurs les conduisant manifestement au portail de l’hypernet. Ils s’en trouvaient encore à vingt-huit minutes-lumière et leur vélocité dépassait déjà 0,1 c. Même si certains vaisseaux de la flottille lambinaient quelque peu, légèrement endommagés, ça n’avait guère d’incidence. Geary n’avait nullement besoin de procéder à des calculs pour savoir que sa flotte ne pourrait pas les rattraper. « Ils vont défendre le portail et le détruire si besoin pour nous interdire de l’emprunter. Mais pourquoi scinder une flottille déjà très inférieure en nombre ? Pourquoi ne nous envoyer que ces deux cuirassés ? Serait-ce une manière de diversion ? » Il prolongea les trajectoires des deux cuirassés par simulation et la réponse lui apparut clairement : ils piquaient vers la grosse formation ennemie de vaisseaux de guerre endommagés et de bâtiments de radoub.

« Ils vont défendre leurs camarades, répondit prosaïquement Desjani. C’est sans doute un geste désespéré, mais ce commandant syndic l’entreprend malgré tout. »

Deux cuirassés. Même s’il ne tenait pas compte de ses bâtiments sévèrement endommagés, comme le Guerrier, Geary pouvait encore leur envoyer au moins seize cuirassés et plus de douze croiseurs de combat.

« C’est ce que sont censés faire les cuirassés », déclara-t-il à voix basse en se remémorant les paroles prononcées par le capitaine Mosko juste avant de conduire à leur perte le Rebelle, l’Infatigable et l’Audacieux, afin de retenir les Syndics dont la tenaille se refermait sur la flotte. « Mais c’est effectivement désespéré. Quoi que fassent ces deux cuirassés, les autres vaisseaux ne peuvent pas en réchapper. Ils ne nous rejoindront d’ailleurs que dans plus de quatre heures et nous aurons déjà intercepté cette formation. On les sacrifie inutilement.

— Le commandant syndic a peut-être reçu l’ordre de défendre ces vaisseaux et le portail de l’hypernet, lui aussi, de sorte qu’il se doit de réagir. »

Trop plausible pour n’être pas vrai : une mission impossible pour les forces chargées de la remplir, de sorte qu’une bonne partie serait immolée pour satisfaire les espérances insensées du haut commandement. Du temps de Geary, un siècle plus tôt, ces pertes simulées dans des batailles fictives n’arrivaient qu’au cours d’exercices d’entraînement. Mais, même à l’époque, il se demandait si, comme le lui affirmaient ses supérieurs, la situation serait effectivement différente dans un conflit réel ou si les mêmes schémas se reproduiraient en dépit d’un coût autrement élevé. À ce qu’il savait de cette guerre, à ce qu’il en avait vu de ses propres yeux, on n’optait que trop fréquemment pour la seconde branche de l’alternative. « Très bien, capitaine Desjani, assurons-nous que la flotte est convenablement disposée pour liquider ces deux cuirassés sans perdre pour autant un seul de ses vaisseaux.

— Capitaine Desjani ! la héla la vigie de l’ingénierie. Le niveau des réserves de cellules d’énergie de l’Indomptable vient de passer au-dessous de cinquante pour cent. »

Desjani hocha la tête puis jeta un regard à Geary. « Le vieux rafiot n’a jamais été aussi bas. »

Le « vieux rafiot » en question n’avait quitté son dock d’armement que deux ans plus tôt, mais ça n’en donnait pas moins la chair de poule. S’ils ne réussissaient pas à piller ces bâtiments de radoub syndics, la flotte n’irait guère plus loin sur le chemin de l’espace de l’Alliance. Les vaisseaux ne carburent pas à la prière.

Quarante minutes depuis leur réémergence à Lakota. Jusque-là, tout se présentait remarquablement bien. Mais de quel délai disposeraient-ils encore avant que la puissante force syndic qui les traquait ne fît irruption derrière la flotte, résolue à lui interdire de s’échapper à nouveau ?

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