Geary n’avait pas revu le capitaine Numos depuis la bataille d’Ilion. L’homme ne se leva pas quand l’image de Geary apparut dans la cabine qui lui servait de cellule, et il se contenta de le fixer du même œil mi-haineux, mi-méprisant qu’à leur première rencontre.
« Que voulez-vous ? »
Refusant de se laisser affecter par Numos, Geary secoua la tête. « Comme vous l’avez certainement appris, l’équipage d’une navette, quatre fusiliers spatiaux et deux officiers de la flotte ont trouvé la mort. Croyez-vous vraiment que je me soucie de votre comportement présent ?
— M’accuseriez-vous d’en être responsable ?
— Non. » Cette réponse directe parut surprendre Numos. « Je veux seulement que vous réfléchissiez aux conséquences. Les capitaines Casia et Yin ont été réduits au silence pour les empêcher de trop en dire. Vous devriez au moins vous inquiéter de ce que méditaient vos présumés amis. »
Numos renifla dédaigneusement. « Je devrais sans doute me fier à vous ? Qu’est-ce qui me dit que vous n’avez pas organisé vous-même ce petit accident pour éliminer deux officiers qui ont défié votre autorité ?
— Si j’avais voulu leur mort, j’avais toutes les raisons de l’ordonner ouvertement en vertu du règlement de la flotte, fit remarquer Geary. Le capitaine Casia allait affronter un peloton d’exécution. Pourquoi aurais-je sacrifié une navette pour tuer un homme d’ores et déjà condamné ?
— Vous aviez déjà éliminé les capitaines Falco, Faresa, Midea et Kerestes… J’oublie quelqu’un ? »
Geary s’assit pour scruter attentivement Numos. « Vous ne pouvez pas être à ce point stupide. Vous savez pertinemment qu’ils sont tombés au combat. Et que Midea a causé sa propre mort. Je me suis demandé comment vous la mainteniez sous votre contrôle. »
Numos haussa les épaules. « Elle respectait l’autorité légitime. »
Geary s’était demandé si son aversion pour Numos n’aurait pas déteint sur ses souvenirs au point de les noircir davantage. Non, visiblement. « Peut-être êtes-vous effectivement stupide à ce point. Vos amis ont assassiné de sang-froid des officiers de la flotte.
— Il me semblait vous avoir entendu dire qu’il s’agissait d’un accident.
— De fait, non, je n’ai jamais dit cela. Vous avez employé ce mot à plusieurs reprises, de votre propre chef. Curieuse certitude, non ? » La pique de Geary fit mouche : les yeux de Numos étincelèrent de fureur. « Peut-être vous imaginez-vous avoir une chance infime d’être nommé commandant de la flotte si je n’étais plus là. Je n’en sais rien. Mais c’est exclu. Peut-être vous imaginez-vous que je compte devenir dictateur à notre retour. Ça n’arrivera pas non plus.
— Je suis censé vous croire ? »
Geary l’étudia quelques secondes. « J’aurais pensé que vous témoigneriez au moins un semblant d’émotion à l’annonce du décès de camarades officiers. » Numos soutint impassiblement son regard. « Si d’autres accidents de ce genre se produisaient, vous vous retrouveriez dans une salle d’interrogatoire, capitaine Numos. Je sais que vous avez reçu un entraînement et que vous êtes capable de formuler vos réponses de manière à tromper jusqu’aux scanners cérébraux, mais nous avons d’excellents inquisiteurs dans cette flotte. Je sais aussi que, si je ne peux pas soumettre un commandant de vaisseau à un interrogatoire sans une bonne justification, tout nouvel “accident” soulèverait assez d’inquiétude pour me le permettre. » Numos vira à l’écarlate mais garda le silence. « Informez-en vos amis. »
Geary se leva, manipula ses contrôles et disparut de la cabine de Numos.
« Je t’avais bien dit que c’était une pure perte de temps », lâcha Rione en se rejetant en arrière dans son fauteuil. Elle n’avait pas participé à cet entretien virtuel, mais elle y avait assisté de bout en bout.
« Je devais au moins tenter le coup. » Geary secoua la tête. « J’ignore comment j’ai réussi à m’abstenir de donner l’ordre de fusiller Numos et de balancer son corps dans le vide par la plus proche écoutille.
— Black Jack Geary en serait capable. » Rione avait l’air songeuse. « Black Jack écrit ses propres lois. Il ferait procéder sur-le-champ à l’interrogatoire de Numos, me semble-t-il.
— C’est ce que tu m’as dit. » Geary s’assit en se massant le front. « J’ai sondé quelques officiers. Tous sont convenus que je pouvais m’en tirer, mais que ça effraierait ceux qui craignent de me voir devenir un dictateur, tout en encourageant ceux qui en rêvent. Dans les deux cas, ça risquerait de déclencher des réactions peu souhaitables. Il me faut d’autres justifications.
— D’autres morts, si je comprends bien, souligna-t-elle.
— Je sais. Mais agir prématurément pourrait avoir les mêmes conséquences. Tes espions n’ont rien à me rapporter, j’imagine ?
— Non. » Rione se rembrunit. « La flotte entière parle de l’accident, mais tout se réduit à une grande surprise et à des conjectures sur la défaillance de la cellule d’énergie. Nul ne semble ouvertement insinuer que tu aurais pu jouer un rôle dans l’affaire, puisque tous ont l’air plus malins que Numos et savent que, si tu avais voulu la mort de Yin et de Casia, tu n’aurais pas eu besoin de faire exploser une navette. S’agissant de tes adversaires, leur silence est assourdissant. J’aimerais assez savoir ce qu’il recouvre. »
Il la scruta pendant près d’une minute avant de poser la question qui le turlupinait. « Pourquoi ne m’as-tu jamais dit que certains de ceux qui s’opposent à mon commandement étaient poussés par la crainte de me voir devenir un dictateur ? »
Rione balaya la question d’un geste. « Parce que leurs mobiles précis n’y changent pas grand-chose.
— Tu étais toi-même disposée à me tuer pour m’en empêcher. » Elle ne répondit pas et Geary ressentit le besoin de corriger son affirmation. « Tu le serais encore, j’imagine, si tu en voyais la nécessité. Mais il me semble que leur mobile exact a son importance, si c’est le même que le tien. Pourquoi ne t’ont-ils pas contactée, connaissant ta légendaire loyauté envers l’Alliance ? À moins qu’ils ne l’aient fait ? »
Rione s’esclaffa. « Tu deviens parano ? Je vais pouvoir faire de toi un politicien. Non, John Geary, ils ne m’ont pas contactée. Je crois pour ma part que nos mobiles respectifs n’avaient que ce seul point commun : ni eux ni moi ne tenons à te voir devenir dictateur. Mais je tiens aussi à ce que le gouvernement élu de l’Alliance reste au pouvoir. Je soupçonne tes ennemis, tels que feu le capitaine Yin et ses amis, de croire en la nécessité d’une dictature militaire. Mais sans toi. »
Ça faisait sens. « Comme Falco. Quelques officiers supérieurs pensent aussi que le seul moyen de sauver l’Alliance est de renverser le gouvernement. » Rione hocha la tête. « Mais j’ai de plus en plus de mal à me convaincre qu’ils soutiennent Numos. Cet entretien vient de me confirmer qu’il est beaucoup trop arrogant pour faire un pion aisément manipulable, et trop bête pour agir de son propre chef. Mais il me crée des problèmes, ce qui le rend probablement utile à leurs yeux.
— Ça pourrait bien s’avérer, déclara Rione. Je pense que ton analyse est exacte et que ces conspirateurs sont ravis de tirer profit de l’hostilité de Numos à ton égard, mais qu’il est trop orgueilleux et manque par trop d’imagination, serait-ce pour leur servir de marionnette. À la lumière de ces dernières conclusions, il ne servirait à rien, j’imagine, d’insister pour qu’on l’interroge rapidement.
— Ouais. Je parie qu’il ne pourrait strictement rien nous apprendre d’utile. » Geary fixa l’hologramme des étoiles ; un autre sujet lui brûlait les lèvres : « Combien d’officiers de cette flotte sont-ils disposés à soutenir une dictature ? On m’a parlé d’une forte majorité, alors peut-être devrais-je poser la question à l’envers : combien n’y sont-ils pas disposés, puisqu’ils constituent apparemment une minorité ? Duellos s’y refuserait. Tulev et Cresida aussi, me semble-t-il…
— S’agissant de Cresida, ne t’avance pas trop, fit remarquer Rione. Quant à Tulev, je reste pour l’instant dans l’expectative. Avant même que tu ne ressuscites miraculeusement d’entre les morts, le gouvernement civil s’inquiétait de plus en plus de la loyauté du corps des officiers. C’est de notre faute. Nous en sommes conscients. Ils sont en première ligne, voient mourir leurs amis et leurs camarades, et nous ne pouvons guère leur affirmer que la victoire approche grâce à leurs sacrifices. Ça dure depuis un siècle. Leurs grands-pères et leurs grands-mères, puis leur père et leur mère ont vu mourir leurs collègues ou sont morts eux-mêmes pendant cette guerre. Je m’étonne parfois que notre gouvernement élu ait survécu à un aussi long conflit.
— Aurait-il commis tant d’erreurs ? »
Elle agita la main avec fureur. « Son lot d’erreurs, à tout le moins. Comme l’armée. Mais il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de la frustration. Un siècle de guerre et l’on ne voit toujours pas le bout du tunnel. Les gens aspirent à quelque chose, n’importe quoi, qui pourrait leur faire entrevoir sa fin. » Rione secoua la tête en le regardant. « Et voilà que tu surgis. Le héros dont la légende affirme qu’il reviendra sauver l’Alliance au moment où elle en aura le plus besoin. Comment t’étonner que tant d’yeux se tournent vers toi ?
— Ce héros est un mythe, insista-t-il.
— Non, pas complètement. Et, quoi qu’il en soit, ce que tu penses ne compte pas. L’important, c’est ce que croient les gens. Tu peux sauver l’Alliance. Ou tu peux la détruire. Il m’a fallu un certain temps pour le comprendre. Tu incarnes l’ancien dualisme : le rédempteur d’un côté et le destructeur de l’autre. J’ai d’abord vu en toi le destructeur puis le rédempteur, et maintenant je vois les deux. » Elle secoua à nouveau la tête. « Je ne t’envie pas de personnifier ces deux rôles adverses, mais c’est là le sort d’un héros de légende.
— Je ne me suis pas porté volontaire ! » Geary se leva et se remit à arpenter furieusement la cabine. « C’est vous, les gens du gouvernement, qui avez fait de moi ce héros légendaire et l’idole de tous les écoliers de l’Alliance pendant que, plongé dans le sommeil de survie, je dérivais dans le système de Grendel, parce que vous aviez besoin d’une icône et d’un porte-drapeau.
— Le gouvernement de l’Alliance a créé un mythe, John Geary. Mais toi tu es bien réel, et tu as effectivement le pouvoir de sauver ou d’anéantir l’Alliance. Si tu ne l’as pas encore pleinement accepté, fais-le maintenant. »
Geary cessa de faire les cent pas pour lui jeter un regard amer. « Je n’ai jamais été homme à croire que j’avais été envoyé par les vivantes étoiles pour sauver l’univers, ni même la seule Alliance. »
Rione le fixa en arquant un sourcil : « C’est sans doute ce qui t’interdit de la détruire. Peut-être est-ce pour cette raison que tu as été élu.
— Ne me dis pas que tu te mets toi aussi à y croire ! » Il eut un geste de dépit. « J’en ai déjà plus qu’assez ! N’en jetez plus.
— J’avais pourtant l’impression que tu ne détestais pas voir ton capitaine préféré te regarder avec des yeux brillant d’adoration.
— Non, je n’aime pas ça. Et, non, elle ne me regarde pas ainsi. Mais pourquoi le capitaine Desjani s’immisce-t-elle brusquement dans la conversation ? »
Pour toute réponse, Rione se contenta de se lever : « J’ai d’autres problèmes à régler. Tu as toujours l’intention de sauter vers Brandevin comme prévu ?
— Oui, aboya-t-il, encore exaspéré. Nous atteindrons le point de saut dans quatre jours, sauf nouvel “accident”. »
Rione se dirigea vers l’écoutille puis se retourna vers Geary. « Si j’avais su qu’on allait saboter cette navette, j’aurais tenté de l’empêcher. Certes, j’étais convaincue que Casia et Yin devaient mourir en raison de leurs agissements et parce que je voyais en eux une menace pour l’Alliance, mais je n’aurais pas permis qu’on tue des innocents. »
Il la dévisagea. « Cette idée ne m’aurait même pas effleurée.
— Elle t’aurait tôt ou tard traversé l’esprit. »
Geary continua de fixer l’écoutille après son départ ; il se rendait compte qu’elle avait raison et se demandait pourquoi ses alliés l’effrayaient parfois autant que ses ennemis.
La transmission depuis ce qui avait été la seule planète habitable du système de Lakota était striée d’interférences et le son lui-même grésillait de parasites. Geary tapa sur une touche pour amplifier l’action des filtres et l’image s’améliora, tandis que le son redevenait audible, mais toujours entrecoupé d’étranges blancs quand le logiciel s’efforçait sans succès de deviner quel mot il devait employer.
Un homme se tenait au premier plan, derrière une table autour de laquelle étaient assises une demi-douzaine de personnes des deux sexes. Tous donnaient l’impression de porter les mêmes vêtements depuis plusieurs jours et d’avoir vécu dernièrement des heures particulièrement difficiles. Ils se trouvaient dans une salle dépourvue de fenêtres visibles, dont l’architecture et les agencements suggéraient un abri souterrain.
L’homme s’exprimait d’une voix teintée de lassitude et de désespoir, et il clignait les yeux d’épuisement. « Nous prions tous les vaisseaux présents dans ce système stellaire de transmettre l’annonce du désastre qui nous a frappés aux autorités qui pourraient nous porter secours. Lakota III est sous le coup d’une violente activité orageuse. On estime que dix à vingt pour cent de son atmosphère se sont volatilisés. La plupart des installations électriques de la planète ont été détruites par la décharge d’énergie qui l’a frappée. Nous sommes incapables de procéder à une évaluation du nombre des morts, mais il s’élève certainement à plusieurs millions. Nous n’avons pu contacter personne sur l’hémisphère directement frappé par l’onde de choc. Les survivants manquent cruellement de vivres, d’abris et de tout le nécessaire. Prévenez tous ceux qui pourraient nous venir en aide, s’il vous plaît. »
L’image vacilla, puis le message se répéta en boucle.
Geary coupa la connexion et laissa échapper un long soupir désespéré. « Nous ne pouvons strictement rien faire. »
Desjani opina lugubrement. « Pas même envoyer des navettes dans cette atmosphère sans risquer de les perdre.
— Avez-vous repéré des signes de la présence de prisonniers de guerre de l’Alliance sur cette planète ? »
Elle secoua la tête, la mine abattue. « Quelques indications marginales. Mais, même s’ils s’y trouvaient, nous ne pourrions pas les atteindre. Ce monde restera un enfer jusqu’à la stabilisation de son atmosphère. »
Geary tapa sur ses touches de communication. « Autorités de Lakota III, ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Nous sommes au regret de ne pouvoir vous porter secours dans l’immédiat, mais nous n’en avons pas la capacité. Nous préviendrons de votre situation critique toutes les autorités des Mondes syndiqués que nous croiserons sur notre route. » Il prit brusquement conscience que, compte tenu de l’anéantissement de tant de systèmes électroniques, les autorités de Lakota III n’avaient peut-être aucune idée de ce qui se passait au-delà de leur atmosphère. « Sachez que quelques vaisseaux civils des Mondes syndiqués ont survécu à la décharge d’énergie et se dirigent vers les points de saut de ce système. J’ai donné à mes unités l’ordre de ne pas engager le combat avec eux et je leur ai fourni des enregistrements clairs du désastre pour aider les autorités d’autres systèmes stellaires à subvenir à vos besoins. Puissent les vivantes étoiles vous assister et vos ancêtres vous apporter tout le réconfort dont ils sont capables. »
Il mit fin à la transmission puis se tourna vers la vigie des communications. « Tâchez de transmettre ce message à la source de l’appel de détresse et rediffusez-le en boucle jusqu’à ce que nous quittions ce système. Et réexpédiez l’appel de détresse aux vaisseaux marchands syndics qui sont en passe d’en sortir. » Il ne pouvait guère faire davantage, compte tenu de la configuration militaire de sa flotte. « Capitaine Desjani, je vais tenir une conférence restreinte dans une heure. J’aimerais que vous y assistiez.
— Bien sûr, capitaine, répondit-elle. Dois-je préparer quelque chose pour cette réunion ?
— Contentez-vous d’y apporter vos méninges et votre bon sens. »
Une heure plus tard, Geary balayait du regard une salle de conférence où n’étaient physiquement présents que le capitaine Desjani, la coprésidente Rione et lui-même, tandis que les capitaines Duellos, Cresida et Tulev y assistaient virtuellement. À l’œil nu, leurs six silhouettes semblaient identiques, mais les quelque deux secondes de retard dans les réactions des trois officiers qui y assistaient par le truchement du logiciel de conférence trahissaient la nature virtuelle de leur présence. « Je tenais à m’entretenir avec vous car vous savez tous que nous soupçonnons l’existence d’une espèce intelligente non humaine de l’autre côté de l’espace syndic.
— Nous soupçonnons ? s’étonna Cresida. Au regard des preuves que j’ai pu en connaître, c’est bien davantage qu’un simple soupçon.
— Et il en existe d’autres que je n’ai pas encore eu le loisir de partager avec vous. » Ne sachant trop comment il devait formuler la suite, Geary marqua une brève pause. « Vous savez que nous nous apprêtions à vaincre une des flottilles syndics de Lakota quand une force ennemie beaucoup plus importante a émergé dans ce système par le portail de l’hypernet. Conséquemment, elle s’y est retrouvée pratiquement piégée et a failli être anéantie. » Rione seule savait de quoi il parlait ; les autres n’en avaient aucune idée et tous le fixaient en s’efforçant visiblement d’établir le rapport avec les extraterrestres. « Le service du renseignement de l’Indomptable a intercepté un certain nombre de signaux provenant des vaisseaux de cette flotte et révélant très clairement que ces Syndics étaient stupéfaits de se retrouver à Lakota. Ils avaient emprunté leur hypernet pour gagner le système d’Andvari. »
Il leur laissa le temps de digérer cette information. Sans doute la meilleure spécialiste de l’hypernet de la flotte, Cresida réagit la première. « Ils auraient fait une erreur aussi grossière ? Non, c’est parfaitement impossible. Il n’existe aucun moyen de viser une destination par l’hypernet et d’en atteindre une autre. »
Geary opina. « C’est ce que l’on m’a appris. Aucun qui nous soit connu, en tout cas. »
Desjani comprit la première, le visage rouge de fureur. « Ce sont eux qui l’ont fait. Quels qu’ils soient. Ils ont modifié la destination de cette flotte pour que nous croulions sous le nombre.
— C’est effectivement la seule conclusion logique, convint Geary. Ils sont intervenus dans une tentative pour nous détruire.
— Pourquoi ? » De façon guère surprenante, Tulev voyait au-delà de la fureur que lui inspiraient les agissements des extraterrestres et en cherchait plutôt la raison.
« Je veux bien être pendu si je le sais. Ils ne veulent pas que nous rentrions chez nous. Parce qu’ils préfèrent que l’Alliance ne gagne pas cette guerre ? Je ne le pense pas. S’ils voulaient aider les Syndics à nous vaincre, ils leur fourniraient certaines de leurs avancées technologiques, mais, autant que nous le sachions, ils ont livré secrètement celle de l’hypernet à l’Alliance et aux Mondes syndiqués à peu près au même moment, voilà quelques décennies.
— Qui sont-ils ? demanda Desjani. Que savons-nous d’eux ? »
Cette fois, Geary haussa les épaules. « Ténèbres et hasardeuses hypothèses scientifiques. Nous en voyons certains signes, laissant entendre qu’ils sont quelque part par là-bas et interviennent dans cette guerre, mais rien de tangible. S’ils ont effectivement détourné cette flottille syndic, ça signifie non seulement qu’ils sont capables de trafiquer l’hypernet d’une manière qui nous reste incompréhensible, mais encore qu’ils peuvent surveiller clandestinement notre flotte, la localiser, préciser sa destination et transmettre, presque en temps réel, ces informations sur des distances interstellaires. » Ses interlocuteurs dévisageaient Geary à mesure qu’ils prenaient conscience de ce que cela signifiait, mais aucun ne mit en doute ces conclusions logiques.
« Les Syndics en savent certainement davantage sur eux, ajouta Rione en s’adressant au petit groupe. Mais ce savoir a été tenu sous le boisseau, et même leur existence reste ignorée de la majorité des citoyens des Mondes syndiqués. Seuls leurs plus hauts dirigeants sont peut-être au courant de tout. Nous n’avons rien trouvé dans les archives que nous avons saisies.
— Sont-ils humains ? se demanda Tulev.
— Je ne le pense pas, répondit Geary. S’ils l’étaient, pourquoi les Syndics auraient-ils dissimulé leur existence ? Et comment une puissance humaine assez forte pour confiner les Syndics derrière leur frontière pourrait-elle exister sans que nous en ayons eu vent ? Il lui faudrait bien sortir de quelque part.
— Pas humains, donc. » Tulev secoua la tête. « Comment raisonnent-ils ? Pas comme nous.
— Malgré tout, nous pouvons sûrement comprendre leurs mobiles », insista Desjani.
Duellos réfléchissait, le front plissé. « Quand j’étais petit, ma grand-mère m’a soumis une vieille énigme. Elle pourrait nous aider à comprendre ce à quoi nous avons affaire.
— Vraiment ? Laquelle ? »
Duellos s’accorda une pause de cabotin. « Plume ou plomb ? »
Geary attendit la suite, mais rien ne vint. « C’est tout ?
— C’est tout. Plume ou plomb ?
— Quelle énigme peut-elle bien vous demander de choisir entre deux substances ? demanda Cresida avant de hausser les épaules. Je donne ma langue au chat. Quelle est la réponse ?
— Tout dépend. » Duellos sourit ; tout le monde semblait agacé. « Celui qui pose l’énigme est un démon, figurez-vous. C’est lui qui décide de la bonne réponse. Pour la trouver, encore faut-il deviner ce qu’il pense sur le moment.
— Comment pourrait-on bien savoir ce que pense un démon ? » Geary n’avait pas prononcé ces paroles qu’il comprenait où voulait en venir Duellos. « Pareil pour les extraterrestres.
— Exactement. Comment répondre à une question posée par quelqu’un d’inhumain quand on n’a aucune idée de sa signification ni de la réponse à laquelle il s’attend ?
— Et qu’attendent-ils de nous ? demanda Cresida. Honneur ou mensonges ? » Tous se tournèrent vers elle. « Avec qui ces extraterrestres sont-ils entrés en contact ? Avec les Syndics. »
Rione hocha la tête. « Dont les dirigeants ont violé tous les accords qu’ils avaient passés avec nous, même quand s’y conformer aurait servi les intérêts des Mondes syndiqués à long terme.
— Les dirigeants des Mondes syndiqués ne raisonnent pas sur le long terme, fit remarquer Duellos. La seule chose qui compte pour eux, ce sont les avantages à court terme. »
Geary secoua la tête. « Se seraient-ils montrés assez stupides pour employer ce genre de tactiques contre une espèce extraterrestre dont la technologie est manifestement supérieure à celle de l’humanité ? » Il lut la réponse sur tous les visages. « Ouais. Peut-être bien. » Après tout, ces mêmes dirigeants n’avaient-ils pas violé à plusieurs reprises les accords passés avec la flotte, tout en sachant qu’elle pouvait aisément exercer des représailles et anéantir des planètes entières.
« Cette technologie supérieure a sans doute été pour eux un appât irrésistible, fit amèrement observer Rione. Ils ont dû s’efforcer de l’acquérir par tous les moyens et laisser les extraterrestres sur l’impression qu’on ne pouvait pas se fier à l’espèce humaine. De sorte qu’on pourrait regarder toutes les mesures qu’ils ont prises comme purement défensives, et uniquement destinées à neutraliser l’humanité.
— Mais, si les Syndics traitaient avec eux, et manifestement sans succès puisqu’ils n’ont jamais produit une seule technologie supérieure à celle de l’Alliance, hormis l’hypernet que nous avons en commun, pourquoi se sont-ils retournés contre nous ? argua Cresida. D’après la disposition des portails de l’hypernet à la frontière extérieure des Mondes syndiqués, nous savons que les Syndics craignent les extraterrestres. Pourquoi déclencher une guerre contre nous ?
— Parce qu’ils se sentaient cernés ? suggéra Duellos. Avec l’Alliance d’un côté et ces extraterrestres de l’autre, les Mondes syndiqués se retrouvent pris entre le marteau et l’enclume. Ils ont eu peur d’être broyés dans cet étau dès que nous apprendrions l’existence de ces êtres.
— Alors pourquoi nous faire la guerre ? insista Cresida. Pourquoi donner forme à leur pire cauchemar ? »
Geary secoua la tête. « En temps de paix, les vaisseaux de l’Alliance traversaient l’espace syndic. Parfois quelques bâtiments militaires en mission diplomatique, mais plus fréquemment des cargos. Des citoyens de l’Alliance s’y rendaient aussi pour le commerce ou le plaisir. Tous auraient pu découvrir des indices sur l’existence des extraterrestres ou être directement contactés par eux.
— D’accord, capitaine, mais déclencher une guerre dans le seul but d’interdire aux vaisseaux de l’Alliance de traverser leur territoire… ? La mesure me paraît démesurée. Ce n’est pas comme s’ils avaient jamais autorisé un trafic massif de l’Alliance dans les zones qu’ils contrôlent. Ils auraient très bien pu l’étouffer complètement sous divers prétextes. Et que diable aurions-nous pu faire ? En outre, comment auraient-ils su avec certitude que les extraterrestres ne profiteraient pas de cette guerre contre l’Alliance pour les attaquer à leur tour ? »
Duellos haussa les épaules. « Leurs dirigeants croyaient peut-être nous vaincre rapidement.
— C’est démentiel ! objecta Cresida. Même les dirigeants syndics ne sont pas assez bêtes pour croire une chose pareille.
— Ils étaient persuadés que l’Alliance céderait dès leurs premiers coups, intervint Desjani. Qu’après nos premières pertes nous n’aurions pas le courage de rebondir et de riposter.
— Nous n’en savons rien, rétorqua Rione sur un ton légèrement comminatoire mais sur lequel on ne pouvait se méprendre. C’était l’argument qu’on avançait après les premières attaques pour rallier l’Alliance contre eux. C’est d’ailleurs pour cette raison, pour prouver aux Syndics qu’ils se trompaient, qu’elle a monté en épingle la plupart des actions héroïques. »
Et c’était aussi là qu’était née la légende de Black Jack Geary, combattant jusqu’à la mort contre un ennemi supérieur en nombre. Modèle d’héroïsme chargé d’inspirer du courage à tous. Geary s’efforça de ne pas remarquer que tous le regardaient.
Tulev haussa les épaules à son tour. « Sans doute était-ce un excellent argument pour le ralliement de l’Alliance, mais ça ne signifie pas pour autant qu’il était faux, insinua-t-il en jetant un regard à Desjani, qui avait plissé les yeux en réaction au ton de Rione. Quelle autre explication peut-on apporter ?
— Qu’ils auraient peut-être passé une manière d’accord avec les extraterrestres, suggéra Rione. En comptant certainement revenir dessus dès qu’ils en auraient fini avec nous.
— Quel genre d’accord ? interrogea Geary en se remémorant une époque qui n’était pour lui qu’un passé récent, alors qu’elle remontait à plus d’un siècle pour ses interlocuteurs. Un pacte de non-agression pouvait sans doute sécuriser provisoirement leur frontière commune avec les extraterrestres, mais ils n’auraient pas pu remporter une victoire décisive sur l’Alliance. Leurs armées n’auraient pas suffi à la contrôler, en raison de sa seule dimension, pas plus que l’Alliance n’aurait pu lever assez de troupes pour dominer toute l’étendue des Mondes syndiqués. Nous le savions, et eux aussi. D’où le choc causé par ces attaques surprises, dont celle de Grendel.
— J’ai peut-être la réponse, déclara Desjani, dont le visage venait de s’éclairer, une idée lui ayant traversé l’esprit. Tous vos propos m’ont fait penser à quelque chose. » Elle tapa sur quelques touches et une zone de l’espace que Geary reconnut amèrement s’afficha au-dessus de la table. « L’espace de l’Alliance, le long de sa frontière avec les Mondes syndiqués », expliqua-t-elle comme si l’on ne pouvait pas attendre de la coprésidente qu’elle reconnût la projection de ce secteur ; le visage de Rione se durcit légèrement. « J’y ai passé quelque temps récemment pour étudier les débuts de la guerre. Cet hologramme montre les premières attaques syndics remontant à un siècle : Shukra, Thabas, Diomède, Baldur, Grendel. Pourquoi ont-ils frappé Diomède plutôt que Varandal ? Pourquoi Shukra plutôt qu’Ulani ? »
Geary fronça les sourcils. Il n’était pas au courant, ne l’avait jamais appris puisqu’il avait sombré dans le sommeil de survie juste après le premier assaut surprise des Syndics à Grendel et évité, pendant les mois qui avaient suivi son réveil, d’étudier de trop près les premières attaques syndics ; savoir que tout son équipage avait péri dans cette bataille ou des combats ultérieurs, voire pendant que son module de survie dérivait dans le vide avec les autres vestiges de la bataille de Grendel, lui était encore trop douloureux. « Excellente question. Je n’avais parcouru les comptes rendus de ces événements qu’en diagonale et j’avais la certitude qu’ils avaient frappé la base de l’Alliance à Varandal.
— Ce n’est pas le cas, confirma Duellos en étudiant l’hologramme. Varandal était déjà une base importante à l’époque ? »
Desjani acquiesça de la tête. « La plus importante de ce secteur de l’espace pour la flotte de l’Alliance, et ce dans tous les domaines : commandement, réparations, réapprovisionnement et mouillage.
— Une cible autrement essentielle que certaines de celles qui ont été frappées. Quelqu’un sait-il pourquoi elle a été épargnée ? »
Ce fut encore Desjani qui répondit : « Tous les manuels affirment que Varandal, Ulani et d’autres systèmes stellaires de haute valeur auraient normalement dû subir par la suite une seconde vague d’assauts, qui ne se seraient jamais produits en raison des pertes infligées aux Syndics lors de la première. Normalement, répéta-t-elle. De toute évidence, cette présomption découle de la conviction, partagée par tout notre camp, que les Syndics n’auraient pas dû s’attendre à ce que la première vague d’attaques surprises chargée de déclencher la guerre eût causé des dommages décisifs à l’Alliance. Ils ne disposaient pas de forces suffisantes pour frapper toutes leurs cibles en même temps, comme l’a dit le capitaine Geary.
— Où voulez-vous en venir ? » demanda Rione.
Desjani lui jeta un regard glacial mais ne se départit pas de son ton calme et professionnel : « Les Syndics s’attendaient peut-être à des renforts dont nous ignorions l’existence. Mettons qu’ils aient effectivement conclu un accord et comptaient sur une aide extérieure. Sur un allié formidablement puissant, qui frapperait des systèmes comme celui de Varandal pendant qu’eux-mêmes s’attaquaient à Diomède. »
Cette fois, le silence s’éternisa. Le visage de Rione se durcit de nouveau, mais son courroux ne visait plus Desjani. « Les extraterrestres auraient donc doublé les Syndics ?
— En leur promettant de les aider à attaquer l’Alliance.
— Et en n’apparaissant pas au moment voulu, les laissant seuls pour combattre. Ils ont pigeonné les Syndics, qui se croyaient les maîtres en matière de ruse et de duplicité, et les ont incités à livrer à l’Alliance une guerre qu’ils ne peuvent pas gagner. Mais leurs dirigeants n’ont pas voulu reconnaître qu’on les avait bafoués dans les grandes largeurs, et ils ont déchaîné la fureur de l’Alliance, tant et si bien qu’ils ne peuvent plus se dépêtrer d’une guerre qu’ils ont eux-mêmes déclenchée. »
Cresida hochait la tête. « Les extraterrestres ne veulent pas d’un camp victorieux, quel qu’il soit. C’est pour cela qu’ils sont intervenus à Lakota. Le capitaine Geary se débrouillait trop bien, infligeait sans doute assez de pertes aux Syndics pour faire pencher le plateau de la balance de notre côté, et ce de façon décisive, et il se rapprochait de plus en plus de l’espace de l’Alliance avec la clef de l’hypernet syndic. Les extraterrestres tiennent à une guerre fratricide de l’humanité, et à notre entière et durable implication dans ce conflit. Mais est-ce réellement une mesure purement défensive ? Ou bien attendent-ils de nous voir assez affaiblis, les uns et les autres, pour intervenir ?
— Nous les croyons capables de nous anéantir à tout moment grâce aux portails de l’hypernet, fit remarquer Geary.
— Mais ils ne l’ont pas encore fait, lança Cresida. S’ils nous observent effectivement, comme les événements de Lakota semblent en donner la preuve, ils doivent savoir que, depuis l’effondrement du portail de Sancerre, nous avons à tout le moins pris la mesure de leur potentiel de destruction. S’ils comptent nous éliminer par ce biais, pourquoi ne s’y sont-ils pas encore résolus ?
— Plume ou plomb ? » demanda Duellos en contemplant ses ongles.
Si enrageant que ce fût, Geary devait reconnaître qu’il marquait un point. « Nous pourrions en débattre interminablement sans parvenir à une conclusion puisque nous ne savons strictement rien de ce que nous affrontons.
— Nous savons au moins qu’ils ont découvert le moyen de nous leurrer, insista Desjani. Voyez comment ça se passe, capitaine : ils interviennent secrètement et ils nous manipulent pour nous faire prendre des décisions qui nous nuisent ou pourraient nous léser.
— Bien vu, concéda Duellos. Ce qui veut dire qu’ils adoptent vraisemblablement ces mêmes tactiques entre eux. Ils préfèrent apparemment pousser l’ennemi à commettre des erreurs et à s’infliger lui-même des blessures. »
Rione opina. « En pressentant ce dont il a envie puis en le lui offrant. Ils doivent avoir des dons fantastiques pour la politique.
— Et les Syndics ont tenté de les jouer, fit observer Geary sur un ton courroucé. Ils ont enfoncé un bâton dans un nid de frelons et c’est l’humanité tout entière qui s’est fait piquer.
— Alors pourquoi ne rengracient-ils pas ? demanda Cresida. Ils n’ont aucun espoir de gagner cette guerre, et depuis très longtemps. Pourquoi ne pas reconnaître qu’ils ont été abusés par les extraterrestres, prétendre qu’ils leur auraient affirmé que nous allions les attaquer ou je ne sais quoi ? Nous mettre de leur côté contre ces êtres, quels qu’ils soient. »
Rione secoua la tête. « Les dirigeants des Mondes syndiqués ne peuvent pas se permettre d’avouer une pareille faute. Des têtes tomberaient, sans doute, littéralement. Même si leurs prédécesseurs ont commis ces erreurs, les dirigeants actuels tiennent leur légitimité de cette succession. Et tous sont censément choisis pour leur compétence et leurs aptitudes. Reconnaître les abominables bévues d’une génération de dirigeants serait remettre en question la légitimité de leurs successeurs et du système tout entier. Il leur est bien plus facile et plus sûr de poursuivre une politique ruineuse que d’admettre s’être gravement trompés et tenter ensuite de redresser la barre.
— Seraient-ils à ce point stupides ? demanda Cresida.
— Non. Ça n’a rien de stupide. S’ils reconnaissaient que les dirigeants ont commis des erreurs si sérieuses qu’elles ont entraîné les Mondes syndiqués dans un conflit apparemment interminable, alors ils perdraient assurément leur pouvoir et, dans le pire des cas, mourraient tout de suite après, lentement ou rapidement. Au mieux, ils y perdraient jusqu’à la dernière once de leur fortune et de leur autorité. Mais, tant qu’ils poursuivent leur politique actuelle, ils peuvent espérer un changement. Ce n’est pas le plus grand intérêt des Mondes syndiqués, de l’Alliance ou de l’humanité tout entière qui est en jeu, mais leur intérêt personnel. Ils se battront jusqu’au dernier vaisseau et au dernier fantassin, parce d’autres paieront le prix de leurs errements et que ça retardera d’autant le jour où on leur demandera des comptes. »
Geary remarqua que ses officiers s’efforçaient de ne pas regarder Rione. Il savait ce qui les perturbait. Pas seulement le raisonnement auquel se livraient sans doute les dirigeants syndics, mais aussi que Rione le comprenait et qu’elle était capable de l’expliquer, ce qui signifiait qu’elle pouvait elle aussi l’adopter.
S’en rendant visiblement compte, Rione les fusilla tous du regard. « J’oubliais. Vous êtes tous tellement nobles et honorables. Aucun officier supérieur n’accepterait de laisser mourir des gens plutôt que de reconnaître s’être trompé, ni de se cramponner à une ligne d’action insensée pour conserver son statut. »
Plusieurs visages s’empourprèrent. Geary les devança tous en prenant la parole : « Dont acte. Mais nul ici ne prend ce genre de décision. Et, oui, j’inclus la coprésidente Rione. Elle a accepté de participer à cette mission, de risquer sa vie autant que tous les spatiaux de cette flotte. Non, dirigeons plutôt notre colère contre nos ennemis.
— Quel ennemi ? demanda Duellos. On nous a laissé entendre notre vie durant que nos ennemis étaient les Syndics. Eux qui nous attaquaient, bombardaient nos planètes, massacraient nos proches et nos amis. Alors que, pendant tout ce temps, à notre insu à tous, nous avions un autre ennemi.
— Mais est-ce bien vrai ? s’enquit Desjani. Nos dirigeants ignorent-ils réellement son existence ? »
Tous les yeux se braquèrent de nouveau sur Rione, qui rougit légèrement mais les défia du regard. « Moi, oui, en tout cas. Et, autant que je sache, aucun sénateur n’en est informé.
— Et le Conseil du gouvernement ? interrogea Duellos.
— Je n’en sais rien. » Rione lut clairement le doute sur leurs visages. « Je n’ai aucune raison de mentir ! aboya-t-elle. Je sais qu’il existe des sujets extrêmement sensibles dont seuls les membres du Conseil ont connaissance. Certains de ces sujets ne se transmettraient qu’oralement, soi-disant, à ses nouveaux membres, sans être jamais couchés par écrit, mais j’ignore si c’est vrai. Eux seuls le savent, mais ils ne divulguent pas leurs secrets et refusent d’en débattre. »
Geary hocha la tête. « Je n’ai aucune peine à le croire. Mais, si vous deviez personnellement hasarder une conjecture, quelle serait-elle, madame le sénateur ? » Il lui avait délibérément donné ce titre pour mettre l’accent sur le rang qu’occupait politiquement Rione. « Auriez-vous eu vent d’indices laissant entendre que le Conseil du gouvernement en serait informé ? »
Rione se rembrunit et baissa la tête pour réfléchir. « Peut-être. Tout dépend de la manière dont on interprète certaines choses.
— Certaines choses ? »
Le front de Rione se plissa davantage. « Des questions qu’on vous exhorte à cesser de poser parce qu’elles compromettraient la sécurité de l’Alliance, des déclarations, faites en privé, concernant certains projets ou budgets, ce genre d’ambiguïtés. Mais il existe de nombreuses autres explications à tout cela. Écoutez, je ne suis pas moins cauteleuse qu’un autre politicien. Ce que j’entends, je suis capable de l’analyser et de l’interpréter de toutes les façons possibles. Si, par certains indices, le Conseil du gouvernement a pu soupçonner l’existence de ces extraterrestres, il s’est fort bien débrouillé pour en conserver le secret. Pour ma part, je ne m’en serais jamais doutée, du moins jusqu’à ce que le capitaine Geary m’ait montré ce qu’il avait pressenti.
— Mais, à l’époque, nous avions tous cessé de nous poser cette question, fit observer Cresida. N’est-ce pas ? Aucune autre espèce intelligente, à notre connaissance, n’avait été détectée ni ne nous avait contactés, et la guerre détournait notre attention vers d’autres problèmes. Le capitaine Geary, lui, avait un regard neuf.
— Décongelé de frais, voulez-vous dire », plaisanta Geary. Et tout le monde sourit à ce rappel de sa longue période d’hibernation. Jamais il n’aurait imaginé qu’il serait capable d’en rire un jour. « Voilà la question qui se pose à nous. Devons-nous garder leur existence secrète ou bien commencer à en faire part à une large audience ? »
Le silence s’éternisa puis Rione prit la parole d’une voix lasse : « Nous craignons que l’humanité ne se serve de la puissance des portails pour s’autodétruire parce que cette guerre a engendré de la haine pendant des générations. Si elle apprenait que le conflit a été déclenché par la ruse d’une autre espèce intelligente, qui nous a incités par la tromperie à semer les moyens de notre propre extinction dans les systèmes stellaires que nous contrôlons, comment réagiraient les masses ? Qu’exigeraient-elles ?
— Une vengeance, répondit Tulev.
— Exactement. La guerre, mais sur une plus vaste échelle, contre un ennemi dont la puissance et l’étendue nous restent inconnues, et qui jouit d’une incontestable supériorité technologique. »
Cresida serra les poings. « Je me fiche du nombre de ces êtres qui mourront. Ils l’auront bien mérité. Mais, à l’idée de tous les hommes qui périront encore…
— Il me semble qu’on a répondu à ma question, déclara pesamment Geary. Nous aussi devons garder le secret, mais, en même temps, trouver un moyen de contrecarrer ces extraterrestres sans déclencher un conflit encore plus meurtrier. »
Duellos gonfla les lèvres tout en réfléchissant, le front plissé, tandis que sa main pianotait silencieusement sur la table voisine. « Un ennemi à la fois. C’est ce que je recommande. Nous devons en finir avec les Syndics avant d’espérer pouvoir nous occuper des extraterrestres.
— Mais comment vaincre les Syndics si les extraterrestres les aident activement ? » demanda Cresida.
Les rides du front de Duellos se creusèrent davantage. « Que je sois pendu si je le sais. »
Mystérieusement, tous les yeux se tournèrent vers Geary, qui soutint les regards. « Quoi ? Vous imagineriez-vous que je sais comment m’y prendre ?
— Vous avez amplement démontré jusque-là votre aptitude à voir au-delà de ce que nous tenons tous pour acquis et de ce qui ne nous avait même pas traversé l’esprit, capitaine. Peut-être parce que, de multiples façons, vous jouissiez d’un point de vue extérieur, ou, peut-être… euh… parce qu’on vous inspirait des visions qui nous restaient interdites. »
Qu’on lui inspirait… Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Il regarda autour de lui et, à l’air légèrement embarrassé de Cresida, à la sereine certitude qu’affichaient les traits de Desjani tout comme au regard de Rione qui semblait le jauger, il comprit brusquement. « Vous croyez que les vivantes étoiles me parlent ? Il me semble que je le saurais.
— Non, rectifia Duellos en fronçant encore les sourcils. Vous ne le sauriez pas. Ce n’est pas ainsi qu’elles s’y prennent. Ou qu’elles sont censées s’y prendre, du moins.
— Vous ne cessez de nous dire en privé que vous êtes un homme normal, sans rien d’exceptionnel, renchérit Desjani. Mais vous n’en réalisez pas moins des exploits exceptionnels. Soit vous êtes un homme extraordinaire, soit vous recevez une aide extraordinaire, et je n’ai pas la vanité de croire qu’il s’agit de celle que je vous fournis. »
Petit piège logique incontournable. « Capitaine Desjani, et vous tous, la seule aide extraordinaire que je reçoive, c’est la vôtre. » Tous les visages exprimèrent la même dénégation.
« Vous ne pouvez pas risquer le sort de la flotte ni celui de l’Alliance sur la vague assurance que je bénéficierai d’une inspiration providentielle quand le besoin s’en fera sentir.
— Que non pas, répliqua Tulev. Nous nous fondons sur ce que vous avez déjà fait. Continuez, tout simplement. » Un rare sourire fleurit sur son visage, laissant entendre qu’il était conscient de ce que sa déclaration contenait d’humour et d’irrationnel à la fois.
Continuez, c’est tout. Sauvez la flotte. Gagnez la guerre. Affrontez un ennemi non humain dont on ignore la puissance et les caractéristiques. Geary ne put s’empêcher de rire. « Je vais essayer. Mais aucune inspiration ne me vient pour le moment. J’ai besoin que vous continuiez de m’apporter votre précieux soutien, vos conseils et votre assistance. »
Cresida secoua la tête. « J’aimerais pouvoir vous donner un conseil pour traiter avec ces extraterrestres. Y réfléchir dans l’espace du saut aura au moins le mérite de nous occuper avant d’arriver à Brandevin. »
Trois jours plus tard, Geary donnait à la flotte l’ordre de sauter et elle quittait le système de Lakota pour la seconde et dernière fois, du moins fallait-il l’espérer.
Après la tension des semaines précédentes et les combats de Lakota, les journées passées dans l’espace du saut furent un moment de répit, bref sans doute mais bienvenu. Tout le monde s’attelait activement aux réparations, mais au moins avait-on le temps de se détendre un peu, tant moralement que mentalement. En dépit de l’atmosphère quelque peu surnaturelle de l’espace du saut, à leur arrivée à destination, Geary se surprit à regretter le retour dans l’espace conventionnel.
L’hologramme du système stellaire, déjà bourré d’informations obtenues dans les archives syndics, s’actualisa en fonction des observations des senseurs de la flotte à mesure qu’ils procédaient à l’analyse de la présence humaine à Brandevin. Celle-ci, de manière assez surprenante, était plus importante que prévue. La plupart des systèmes stellaires négligés par l’hypernet avaient décliné, tantôt lentement, tantôt rapidement, en même temps que le trafic spatial qui, naguère contraint de les traverser par les points de saut, empruntait désormais les portails pour aller directement d’un système du réseau à un autre.
Mais, à Brandevin, les installations minières, responsables en majeure partie de sa colonisation, étaient notablement plus développées que celles décrites par les guides des systèmes stellaires syndics réquisitionnés à Sancerre. « Pourquoi ? » s’interrogea Geary à voix haute.
Desjani secoua la tête, non moins mystifiée. « Il n’y a aucune présence militaire ennemie ici. Ni vaisseaux de surveillance ni flottille chargée de protéger le système contre nous. Je n’avais jamais vu un système syndic qui ne soit pas doté au moins d’une base destinée à la sécurité intérieure. » Les données continuaient de se mettre à jour sur l’hologramme et montraient à présent quelques cargos filant d’un point de saut de Brandevin à un autre. « Où mène l’autre ? » demanda Geary.
Il lut la réponse sur l’écran en même temps qu’une vigie la lui criait : « À Sortes, capitaine. »
Une solide présence syndic dans un système évincé par l’hypernet, mais entretenant un trafic spatial manifestement régulier avec une étoile voisine pourvue d’un portail. Cela dit, les mines qu’on exploitait dans ce système ne devaient guère différer de celles de Sortes. « Que diable est-ce… ? » marmonna Geary.
L’éclat de rire de Victoria Rione attira son attention. « Aucun de vous ne comprend, dirait-on. Ça ne vous saute donc pas aux yeux ? Il s’agit d’une installation illégale… pirate, en quelque sorte, établie par des compagnies syndics pour se soustraire au contrôle central et aux impôts. Rien de ce qu’ils extraient ici n’est régularisé ni taxé, ce qui couvre largement les frais supplémentaires de contrebande occasionnés par le transit du minerai d’un portail à l’autre, et permet aussi de dissimuler son origine.
— Comment le savez-vous ? demanda Geary.
— Parce que de semblables filières surgissent aussi de temps en temps dans l’espace de l’Alliance. C’est illégal, certes, mais juteux. Un des passe-temps du Sénat consiste justement à veiller à ce que personne ne puisse contourner les dispositions légales, mais les gens cherchent et trouvent toujours de nouveaux trous juridiques. »
Une installation illégale. Geary se demanda si les gens de Brandevin porteraient assistance au système de Lakota ou s’ils se contenteraient de faire le dos rond pour éviter de se faire pincer. « Transmettons-leur malgré tout l’enregistrement de ce qui s’est produit à Lakota et de la tragédie qu’y endure la population de sa planète habitée. Que se passerait-il si les autorités civiles ou militaires syndics découvraient cette opération ? »
Rione haussa les épaules. « Certaines sont sûrement déjà au courant. Quelques bakchichs bien distribués devraient suffire à préserver le secret. Mais notre irruption dans le système fera certainement trop de vagues pour ne pas attirer l’attention. »
Geary consulta l’écran des manœuvres. « Le point de saut pour Wendig ne se trouve qu’à quatre jours de nous. Les auxiliaires sont d’ores et déjà en train d’épuiser le minerai brut que nous avons raflé à Lakota. Croyez-vous que nous puissions nous fier aux Syndics d’ici et exiger d’eux qu’ils nous fournissent du matériau non trafiqué ?
— Nous fier à une opération pirate ? Quel avantage pourriez-vous lui apporter ?
— Aucun, rétorqua Geary.
— C’est à peu près toute la confiance que vous pouvez lui accorder. »
La présence syndic à Brandevin ne montrant par aucun signe qu’elle procédait à une évacuation urgente ni qu’elle représentait une menace pour la flotte de l’Alliance, Geary ne tarda pas à ne plus tenir en place. Incapable de rester assis pour réfléchir, il se mit à déambuler dans les coursives de l’Indomptable. Les croiseurs de combat sont sans doute de grands bâtiments, mais pas assez pour que ses errances ne le conduisent à croiser fréquemment Desjani, qui cogitait de son côté tout en maintenant un lien constant avec son équipage. De manière pour le moins ironique, se faire voir publiquement en sa compagnie offrait une meilleure défense contre les rumeurs que s’il s’efforçait de l’éviter, car, si on ne les avait pas vus en train de se promener et de bavarder de conserve, des ragots auraient sans doute couru, laissant entendre qu’ils se cachaient pour se livrer ensemble à des activités inavouables.
La plupart de leurs discussions portaient sur des sujets professionnels : guerre, pilotage d’un vaisseau, mérites des différentes classes de bâtiments, tactique, logistique, problèmes de personnel et prochaine destination de la flotte. Rien dont on pût déduire, en l’entendant, qu’il s’agissait de conversations d’ordre privé. Cela dit, ces sujets passionnaient réellement Desjani. Son métier d’officier de la flotte lui tenait à cœur.
Mais, le temps passant, elle s’étendit davantage sur d’autres thèmes tels que Kosatka, sa planète natale, l’espace de l’Alliance en général et sa famille, et, peu à peu, elle entraîna Geary sur cette même pente. Il se surprit à raviver des souvenirs, jusque-là trop douloureux, de gens et de lieux désormais disparus, non sans s’étonner de pouvoir aborder ces sujets avec elle sans éprouver autre chose qu’une certaine mélancolie teintée d’une impression de délivrance.
« Vous m’avez dit, voilà un bon moment, que vous connaissiez quelqu’un à bord de l’Intrépide », lança-t-elle un jour alors qu’ils traversaient une longue coursive ténébreuse menant aux compartiments de la propulsion. La nuit était déjà bien avancée à bord du vaisseau, et l’on n’y croisait qu’à l’occasion un officier ou un spatial effectuant quelque course.
Ce rappel fit naître dans l’esprit de Geary un tourbillon de souvenirs pénibles, bien plus récents, remontant tous à la traversée du système mère syndic. « Ouais, répondit-il. Ma petite-nièce. La sœur du capitaine Michael Geary. Il m’a chargé de lui transmettre un message. »
Desjani consulta son calepin électronique. « Le capitaine de frégate Jane Geary ? Elle n’est pas seulement à son bord. Elle en est le commandant. » Puis Desjani fronça les sourcils. « Un cuirassé commandé par une Geary ? Il y a quelque chose de bizarre là-dedans, mais je n’ai jamais rien entendu de péjoratif sur elle. »
Geary s’efforça de ne pas pousser un grognement. La flotte moderne affectait ses meilleurs officiers aux croiseurs de combat, où ils pouvaient charger et mourir les premiers dans la mêlée. « Peut-être l’a-t-on jugée à l’aune d’un critère inaccessible.
— Celui de son légendaire grand-oncle ? demanda Desjani en souriant. Ce n’est pas impossible. » Puis le sourire s’évanouit. « Et, à notre retour, vous devrez lui annoncer la mort probable de son frère. Je suis désolée.
— Ça ne sera pas facile.
— Mais il vous a confié un message pour elle ?
— Ouais. Les derniers mots qu’il a prononcés avant la destruction du Riposte, c’est tout. » Il y réfléchit un instant puis décida que, si quelqu’un en dehors d’un Geary pouvait comprendre ce message, ce serait sûrement Desjani. « Il m’a prié de lui dire qu’il ne me haïssait plus. »
Elle afficha brièvement une mine interloquée puis se fit songeuse. « Ledit critère inaccessible. Michael Geary vous haïssait parce qu’il avait tenté toute sa vie durant de l’atteindre.
— C’est ce qu’il m’a dit. » Au cours du bref laps de temps où il avait pu converser avec lui, son arrière-petit-neveu n’avait guère eu le loisir de développer.
« Mais il a changé d’avis. » Desjani scruta longuement Geary. « Parce qu’il retenait l’ennemi avec le Riposte. Une action d’arrière-garde, un ultime recours pour permettre à la flotte de s’échapper. Du même ordre que celle qui vous a rendu légendaire. Il venait de comprendre, n’est-ce pas ?
— Oui. » Geary se sentait profondément soulagé d’arriver à en parler. Tanya Desjani le sentait. Naturellement. « Il s’est rendu compte que je ne l’avais pas fait parce que je me prenais pour un héros ou parce que j’aspirais à la gloriole, mais parce que beaucoup de gens comptaient sur moi. Voilà tout.
— Et il a dû faire comme vous. » Elle hocha la tête. « Il faut pourtant être un héros, capitaine.
— Non, inutile. » Geary haussa les épaules, non sans sentir une vieille douleur refaire surface au rappel de la perte de son ancien croiseur, un siècle plus tôt, en même temps qu’un chagrin plus récent le minait au souvenir de ces vaisseaux de la flotte qui, eux aussi, avaient trouvé la mort en menant un de ces combats d’arrière-garde perdus d’avance. « C’est le pur hasard qui vous fourre dans ce genre de situation.
— Peut-être. » Elle lui jeta un regard empreint de gravité. « Mais la réaction d’un individu en pareil cas n’est pas le produit du hasard, capitaine. On fait tous des choix. Ces choix nous déterminent. Je sais que vous n’aimez pas que je vous dise cela, capitaine, mais vous êtes bel et bien un héros. Si vous étiez un imposteur, tout le monde s’en serait déjà aperçu.
— Je ne suis qu’humain, Tanya.
— Bien entendu. C’est ce qui vous rend héroïque. Les hommes craignent la mort et la souffrance, et, quand on réussit à surmonter cette peur pour protéger autrui, on peut s’en enorgueillir. »
Stupéfait, Geary fit quelques instants les cent pas sans mot dire avant de répondre. « Je n’avais pas vu la chose sous cet angle. Vous savez choisir vos mots. Je ne m’étonne plus que votre oncle vous ait proposé une place dans son agence littéraire. »
Desjani fixait le pont en souriant, d’un air légèrement désabusé. « Mon destin résidait dans les étoiles, capitaine Geary. Je l’ai toujours su.
— Vous en connaissez la raison ?
— Non. Seulement qu’elles m’ont toujours fait signe. Bizarre de se dire que je contemple l’immensité de l’espace depuis toute petite, persuadée qu’il recèlera tout ce qui est important à mes yeux, mais c’est ainsi.
— L’Indomptable ? la taquina Geary. Je sais que vous adorez vous retrouver sur la passerelle d’un croiseur de combat. »
Desjani éclata de rire, événement si peu fréquent qu’il se demanda s’il y avait déjà assisté. « J’espère bien que non ! J’adore effectivement l’Indomptable, mais, pour leur commandant, les croiseurs de combat sont des amants très exigeants. Comme vous devez le savoir, c’est une relation parfaitement unilatérale. J’aspirais à un rapport un peu plus équilibré. »
Desjani n’en souriait pas moins et Geary se demanda malgré lui quel aspect prendrait une telle relation avec Desjani. Mais elle leur était interdite, bien sûr, aussi poursuivirent-ils leur chemin dans la coursive en revenant à un sujet moins périlleux, les récentes modifications du système de visée des lances de l’enfer.
En regagnant sa cabine, il eut la surprise d’y trouver Rione en dépit de l’heure tardive ; plantée devant l’hologramme des étoiles, elle donnait l’impression de l’étudier depuis un bon moment. « Quelque chose qui cloche ?
— Comment le saurais-je ? répondit-elle. Je ne suis que ton ex-amante. Tu viens de lui parler.
— Au capitaine Desjani, tu veux dire ? C’est le commandant de mon vaisseau amiral…
— Et vous n’avez pas seulement parlé de votre flotte bien-aimée », le coupa-t-elle. Elle semblait plus vaincue que courroucée, cette fois.
« Il ne se passera rien entre Tanya Desjani et moi, Victoria. Tu sais pourquoi. »
Rione continua de fixer l’hologramme un moment puis tourna vers Geary un visage à l’expression indéchiffrable. « Il se passe déjà quelque chose entre vous. Rien de physique, non. Rien d’inconvenant. Je le reconnais volontiers. Aucun de vous deux ne s’y risquerait. Mais il existe un lien affectif, des sentiments qui vont bien au-delà de la relation professionnelle et tu ne peux pas le nier, John Geary. » Elle poussa un profond soupir et détourna de nouveau les yeux. « Je refuse d’arriver en second dans le cœur d’un homme. »
Il se demanda que répondre. « Je n’ai pas songé un instant…
— Non. Tu n’y as jamais songé. Et je ne t’ai jamais encouragé non plus à croire qu’il y avait davantage entre nous qu’une relation physique occasionnelle. Mais une femme forte a besoin d’un homme fort, et je me suis surprise à exiger de toi autre chose que le sexe. Or tu ne peux pas me l’offrir. Reconnais-le. Tu ne m’aimes pas. Tu me désires, mais tu ne m’aimes pas et tu ne peux pas m’aimer.
— Honnêtement, je ne peux pas t’affirmer que je t’aime, convint-il. Mais je ne te désirerais pas si je ne t’admirais pas. »
Rione adressa un sourire contrit à un angle de la cabine. « C’est exactement ce à quoi toute femme aspire. Qu’on l’admire et qu’on la désire.
— Je te demande pardon. Nous ne nous sommes jamais rien promis, comme tu l’as dit toi-même.
— C’est vrai. J’ai rompu le pacte. En partie. Ne va surtout pas t’imaginer que je suis follement éprise de toi. Mais je refuse d’être la seconde dans ton cœur, répéta-t-elle. J’ai ma fierté. » Rione se dirigea vers l’écoutille, s’arrêta avant de l’ouvrir et se retourna. « Quand je serai sortie, change tes codes de sécurité pour m’interdire le libre accès à ta cabine. »
Geary hocha la tête. « Si c’est ce que tu souhaites…
— Ce que je souhaite n’a plus grande importance. Mais tu dois comprendre que je parle sérieusement. Je ne remettrai plus les pieds ici que pour te conseiller.
— Merci. Ton opinion m’a toujours été beaucoup plus précieuse que tu ne le crois. »
La bouche de Rione se tordit en un rictus amer puis elle secoua la tête. « L’Alliance a besoin de cette flotte et cette flotte de toi. Je resterai ton alliée tant que tu seras fidèle à l’Alliance et à tes convictions. Mais je ne partagerai plus ta couche et je te demande de ne pas venir me retrouver dans la mienne, car je sais que c’est à elle que tu penseras en me faisant l’amour, et je ne le supporterai pas. »
Il resta assis un bon moment après la fermeture de l’écoutille, à prendre conscience de la vérité que contenaient les paroles de Rione. La seule femme qui lui était accessible dans la flotte n’était pas celle qu’il aimait, et Rione était parfaitement en droit de refuser de ne pas occuper la première place dans son cœur.
Il se leva, se dirigea vers les contrôles de l’écoutille et les réinitialisa de manière à interdire à Rione le libre accès à sa cabine. Ce geste définitif l’empêcherait désormais d’y remettre les pieds, sauf pour débattre de la situation de la flotte. Il ne l’accomplit qu’en se sentant tout à la fois soulagé et bourrelé de remords.