« Nous ne pouvons pas sauver l’Opportun, déclara Tyrosian en secouant tristement la tête. Trop d’avaries et de systèmes HS. Si vous teniez malgré tout à le prendre en remorque, il faudrait nous attarder ici plusieurs jours pour renforcer les sections endommagées de sa coque, faute de quoi il risquerait de se briser. »
Geary consulta un rapport qu’il venait d’ouvrir et qui faisait état des pertes de la flotte. Le commandant et le second de l’Opportun étaient morts, ainsi que près de quarante pour cent de son équipage. Il fixa le pont un moment. Ce gaspillage l’emplissait d’une telle amertume qu’il n’avait même plus à réprimer sa rage. Il hocha la tête : « Nous allons le saborder. Embarquez tout ce qu’on pourra aisément démonter et qui servirait aux autres croiseurs de combat. Vous disposez de quatre heures pendant qu’on évacuera son équipage survivant.
— À vos ordres, capitaine. Et… pour le Cœur de Lion ? s’enquit Tyrosian. Nous ne sommes pas sûrs qu’il soit encore en un seul morceau et nous nous attendons à ce qu’il se fende en deux au premier effort, mais je devais poser la question.
— Ouais. Nous allons aussi le faire sauter. » La division des cuirassés de reconnaissance se réduisait maintenant à un seul bâtiment, l’Exemplaire. « Qu’en est-il des autres vaisseaux gravement endommagés ? »
Tyrosian fronça les sourcils et détourna le regard pour consulter les rapports qu’affichait son écran. « Les croiseurs lourds Gousset et Schischak sont d’ores et déjà en chantier, mais ils ne seront pas aptes au combat avant un bon moment, et le Gousset aura malgré tout besoin d’un long séjour dans un chantier spatial. Le croiseur léger Caltrope a perdu de nombreux systèmes mais il peut encore suivre la flotte. Quatre croiseurs de combat, le Courageux, l’lllustre, le Brillant et l’Aventureux, ont été fortement endommagés. Le Courageux et le Brillant, en particulier, sont pratiquement inaptes au combat, mais nous avons réparé leurs unités de propulsion en nombre suffisant.
— Merci, capitaine Tyrosian. » Geary s’effondra dans son fauteuil dès que l’image de Tyrosian eut disparu, non sans se dire que, sur les quatre croiseurs de combat qu’elle venait de citer, trois étaient commandés par des officiers supérieurs qui avaient aussi sous leurs ordres une division de ces bâtiments. Flagrant témoignage de la bonne vieille mentalité « On s’en fout de la mitraille ! En avant toute ! » toujours en vigueur même parmi ceux qu’il aurait crus jusque-là plus avisés. Que la flotte de l’Alliance eût gardé la haute main sur le champ de bataille permettrait à tout le moins de récupérer ces quatre croiseurs de combat. Contrainte de battre en retraite, elle aurait aussi perdu ces vaisseaux.
L’alarme de l’écoutille de sa cabine carillonna et Desjani entra, l’air épuisée mais triomphante. Geary dut se remettre en mémoire que, comparativement à la moyenne des pertes enregistrées au cours des batailles des dernières décennies, cette victoire elle-même, qui lui semblait pourtant si chèrement acquise, n’avait pas coûté grand-chose. « Nous tenons un officier supérieur syndic, annonça Desjani. Pas leur commandant en chef, mort à bord d’un des croiseurs de combat qui a explosé, mais son second.
— Il me semble que nous devrions nous féliciter qu’un commandant syndic ayant commis si peu d’erreurs soit désormais hors d’état de nous nuire, fit observer Geary. L’Indomptable est-il gravement touché ? »
Sur le visage de Desjani, le chagrin se substitua au triomphalisme. « Vingt-cinq morts, trois blessés grièvement, mais que nous espérons sauver. Nous avons perdu une batterie entière de lances de l’enfer et je ne suis pas certaine que nous réussirons à la refaire fonctionner, malgré nos prières et tout le chatterton que nous lui appliquerons. »
Geary hocha la tête, un tantinet anesthésié. « Si vous tenez à remplacer certaines de vos pertes par des spatiaux de l’Opportun, faites-le-moi savoir. »
Desjani fit la grimace. « L’Opportun est donc rayé des cadres ? Bon sang ! J’ai vu que son commandant était mort.
— Remercions-en les capitaines Caligo et Kila du Brillant et de l’Inspiré, dont il a suivi l’exemple, ajouta Geary avec amertume.
— Si je puis me permettre, capitaine… que comptez-vous faire à ce sujet ? »
Il lui jeta un regard inquisiteur. Desjani donnait l’impression d’avoir soigneusement formulé sa question. « J’ai un mauvais pressentiment… Vous allez sans doute me dire que la flotte trouve leur geste admirable. »
Elle hésita une seconde puis hocha la tête. « Oui, capitaine. Fondre sur l’ennemi sans se soucier de sa supériorité, ce genre de chose. Aux yeux de la flotte, leur désobéissance est justifiée.
— Autrement dit, elle serait horrifiée si je prenais des mesures disciplinaires. » Il secoua la tête. « J’avais pourtant l’impression…
— Qu’ils auraient retenu la leçon ? s’enquit Desjani. Nous apprenons, capitaine. Mais nous avons aussi besoin de conserver cet état d’esprit qui veut que nous soyons prêts à nous battre quoi qu’il en coûte. Et vous savez combien il est difficile de renoncer à ses convictions. C’est exactement le contraire de ce qu’ont fait Casia et Yin. Eux ont désobéi à vos ordres pour fuir le combat. Caligo et Kila l’ont fait pour combattre. Tout le monde a condamné Casia et Yin, mais, si vous tentiez de traiter Caligo et Kila comme s’ils avaient agi de la même façon, bien rares seraient ceux qui vous soutiendraient. Je vous conseille respectueusement de marcher sur des œufs en l’occurrence, capitaine.
— Ouais. Merci du conseil. » Un haut fait pendant la bataille, un geste noble destiné à s’attirer l’admiration de toute la flotte, mais au prix d’un vaisseau ami que ce geste avait conduit à sa perte. Les conclusions que Geary en tirait, selon lesquelles le comportement de Caligo et Kila n’était pas sans présenter une ressemblance troublante avec le mode de réflexion de ceux qui avaient posé ces logiciels malveillants, lui répugnaient sans doute. Mais c’était encore loin de prouver leur implication dans le sabotage. Il allait devoir mûrement y réfléchir et en discuter avec Rione. « Bien sûr, j’ai commis moi-même un bon nombre d’erreurs cette fois-ci. »
Desjani le fixa en fronçant les sourcils. « La première passe ne s’est pas déroulée à la perfection, mais tout le reste était concluant. » Il ne répondit pas et le front de Desjani se plissa davantage. « Vous ne cessez de m’affirmer que vous n’êtes pas parfait, capitaine, mais je constate que, pour l’heure, vous vous reprochez de ne pas l’être. Avec tout le respect que je vous dois, vous êtes inconsidéré et trop dur envers vous-même. »
Geary se surprit à lui décocher un petit sourire torve. « Avec tout le respect que vous me devez ? À quoi donc aurais-je droit si vous me manquiez de respect ?
— À m’entendre vous dire que vous seriez stupide de laisser un simple faux pas entamer votre confiance en vous. Ce que, bien sûr, je n’ai jamais dit, capitaine.
— Parce que ce serait me manquer de respect ? Il me semble pourtant que je serais bien avisé d’y prêter une oreille attentive. Merci. Où est ce commandant en chef syndic ?
— Son module de survie a été recueilli par le Kururi, qui est en train de le transborder sur l’Indomptable.
— Parfait. Veuillez prier le lieutenant Iger de me faire savoir quand notre visiteur sera prêt à bavarder avec moi, s’il vous plaît. Je compte aussi sur votre présence. » Desjani hocha la tête. « Et sur celle de la coprésidente Rione. »
Le visage de Desjani se referma. « Oui, capitaine. »
Geary s’était rendu compte que, quand Desjani lui disait « Oui, capitaine », sa réponse pouvait revêtir un bon nombre de significations mais jamais traduire son assentiment. « C’est une alliée capitale, Tanya. Elle comprend certaines choses qui nous échappent. C’est une politicienne. Ce Syndic aussi est un homme politique.
— Ils parleront donc le même langage », affirma Desjani, sur un ton laissant clairement entendre que Rione et le commandant en chef syndic avaient beaucoup d’autres traits de caractère en commun. « Je vois très bien en quoi elle peut nous être utile, en ce cas, capitaine, ajouta-t-elle. Je vais faire part de vos vœux au lieutenant Iger. »
Dans la salle d’interrogatoire, s’inquiétant sans doute qu’on ne transmît aux Mondes syndiqués l’enregistrement vidéo de sa personne à des fins de propagande, le commandant en chef syndic s’évertuait de son mieux à jouer les bravaches. Son uniforme à la coupe impeccable gardait quelques traces de son évacuation hâtive du dernier vaisseau qu’il avait commandé, et son aspect était quelque peu débraillé, bien que sa coupe de cheveux donnât encore l’impression d’avoir coûté le prix d’un destroyer. Geary s’adressa à Iger. « Découvert quelque chose jusque-là ? »
Iger opina, non sans esquisser un petit sourire. « Oui, capitaine. Il n’a strictement rien dit, bien sûr, mais j’ai surveillé ses réactions, y compris sur son scan cérébral, pendant qu’il écoutait mes questions. Il a nié avoir connaissance de l’existence d’une intelligence extraterrestre, mais sa courbe a montré des pics quand je lui ai posé cette question. De frayeur.
— De frayeur ?
— Oui, capitaine, répéta fermement Iger. Aucun doute. Celui-ci au moins a peur de ces entités.
— Êtes-vous certain qu’il n’avait pas plutôt peur de la question ? demanda Rione. De ce qu’il risquait de trahir un secret de première importance ?
— Ou, tout simplement, que nous en sachions assez pour la lui poser », renchérit Desjani.
Iger répondit aux deux femmes par un hochement de tête respectueux. « Je l’ai formulée de différentes manières, madame la coprésidente et, chaque fois, j’ai vérifié quelle zone de son cerveau s’éclairait. Sa nervosité a beaucoup augmenté quand j’ai commencé à l’interroger à ce sujet, capitaine Desjani, mais elle ne trahissait pas que la seule crainte de nous savoir au courant. Regardez ces enregistrements. » Le lieutenant tapota sur quelques touches et afficha, en suspension devant leurs yeux, des images du cerveau du commandant en chef syndic. « Vous voyez cette zone ? C’est celle qui s’occupe de la sécurité personnelle. Elle réagit lorsqu’on prémédite une tromperie, autrement dit quand il forge un mensonge. Vous pouvez constater à quel point ses réactions ont différé selon ma formulation de la même question. » Diverses zones s’illuminaient ou s’obscurcissaient tour à tour sur les images.
« Lorsqu’on aborde ce sujet, il témoigne d’une peur profondément enracinée, qui active certaines des plus anciennes régions du cerveau humain.
— Peur de l’inconnu, de ce qui nous est étranger ? demanda Geary.
— Quelque chose comme ça, capitaine.
— Mais il prétend ouvertement ne rien savoir ?
— Oui, capitaine. »
Geary jeta un regard à Rione et Desjani. « Il me semble que je devrais entrer pour lui parler. Le lieutenant Iger pourra surveiller ses réactions. Voulez-vous m’accompagner, l’une ou l’autre ? Ou toutes les deux ? »
Desjani secoua la tête. « Je préfère observer d’ici. J’ai déjà le plus grand mal à m’interdire de passer au travers de cette paroi pour étrangler ce salaud de syndic. »
Rione se renfrogna, mais davantage mentalement qu’en présentant ce masque à Desjani. « Je crois que vous devriez d’abord essayer seul, capitaine Geary. Il se montrera peut-être un peu plus enclin à parler en tête à tête. Si tout semble bien se passer, je pourrai toujours entrer, faire pression sur lui ou l’encourager autant qu’une politicienne de l’Alliance en est capable.
— D’accord. » Iger se rapprocha de Geary et lui fixa soigneusement un minuscule dispositif derrière l’oreille, tout en marmonnant une excuse. « Qu’est-ce que c’est ?
— Un outil de communication à courte portée opérant sur une fréquence qui n’interférera pas avec le matériel d’interrogatoire, expliqua Iger. Nous vous fournirons ainsi des renseignements sur toutes les réactions du Syndic que décèlera notre équipement pendant votre conversation. Il est effectivement invisible, mais, si cet officier possède quelques rudiments sur les interrogatoires, il se doutera que vous êtes relié à ceux qui l’observent. »
Quelques secondes plus tard, Geary entrait dans la salle d’interrogatoire et refermait l’écoutille derrière lui. Le Syndic était assis sur un des deux fauteuils boulonnés au pont. Il se leva à l’entrée de Geary ; la brusquerie de ses gestes trahissait sa peur. « Je suis un officier des Mondes syndiqués et… »
Geary brandit une paume comminatoire et l’autre s’interrompit net mais resta debout. « J’ai déjà entendu un certain nombre de variations sur ce thème, lui expliqua Geary. Ça n’a pas l’air d’avoir beaucoup changé en un siècle. »
Cette dernière déclaration arracha au Syndic un rictus involontaire. « Je sais que vous vous présentez comme le capitaine John Geary, mais…
— Mais rien, le coupa Geary. Vos supérieurs m’ont déjà positivement identifié, j’en suis informé, et ils ont confirmé qui j’étais. » Il s’installa en s’efforçant de faire montre de l’assurance la plus absolue et fit signe à son interlocuteur de se rasseoir. L’homme s’exécuta au bout de quelques instants, l’échine roide. « Il serait temps de cesser de jouer, commandant Cafiro. Ces petits jeux ont coûté horriblement cher à l’Alliance et aux Mondes syndiqués, tant en vies humaines qu’en ressources, vainement gaspillées dans une guerre que vous ne pouvez espérer gagner.
— Les Mondes syndiqués ne céderont pas, affirma Cafiro.
— Ni l’Alliance. Au bout de près d’un siècle de guerre, tout le monde a dû s’en rendre compte, j’imagine. En ce cas, à quoi bon ? Pourquoi vous battez-vous, commandant Cafiro ? »
L’autre lui jeta un regard inquiet. « Pour les Mondes syndiqués.
— Vraiment ? » Geary se pencha légèrement. « Alors pourquoi faites-vous ce que l’intelligence extraterrestre attend de vous, de l’autre côté de l’espace syndic ? »
L’officier le fixa. « Il n’existe rien de tel. »
Mensonge. La voix du lieutenant Iger était comme un murmure dans son oreille.
Geary n’avait nullement besoin qu’on le lui confirmât. « Je ne me donnerai même pas la peine de vous citer toutes les preuves que nous avons recueillies. Les Mondes syndiqués n’ont probablement pas connaissance de certaines. » Laissons cet homme ruminer l’information. « Mais nous savons qu’ils existent, que le Conseil exécutif des Mondes syndiqués a passé avec eux un marché en acceptant d’attaquer l’Alliance, et qu’ils l’ont dupé en vous laissant combattre seuls. » Tout cela se résumait sans doute à un fatras de savantes hypothèses, mais Geary se refusait désormais à admettre leur ambiguïté.
Le Syndic lui rendit son regard, et Geary, sans avoir besoin de l’assistance des appareils d’Iger, lut sur son visage les signes flagrants de son désarroi. « Je ne sais pas de quoi vous parlez. »
Partiellement faux, mais, quand vous avez parlé de duperie, il a accusé le coup. Peut-être n’était-il pas au courant.
Geary lança à son interlocuteur un regard dubitatif. « J’ai cru comprendre que vous vous nommiez Niko Cafiro, officier supérieur exécutif de second niveau. C’est un grade assez élevé. » Cafiro scruta Geary d’un œil passablement méfiant, mais il garda le silence. « Assez élevé pour faire de vous le commandant en second de la flottille que nous avons détruite dans ce système stellaire. » Cette fois, le visage du Syndic trahit à la fois colère et crainte. « Nous avons rétabli l’équilibre des forces, commandant Cafiro, poursuivit Geary. Les Mondes syndiqués ne sont plus en mesure de nous opposer une supériorité numérique. Nous avons détruit trop de vos vaisseaux au cours des derniers mois. »
Il cache quelque chose, chuchota Iger. Votre allusion au nombre de leurs vaisseaux a déclenché des réactions en cascade.
Qu’est-ce que ça signifiait ? Que les vaisseaux syndics étaient plus nombreux qu’on ne s’y attendait, ou bien que ce commandant songeait à ces combats qui leur avaient coûté tant de bâtiments et s’efforçait de dissimuler des réactions confirmant les dires de Geary ?
« Nous sommes proches de la frontière de l’Alliance, reprit-il. Plus que quelques sauts et nous émergerons dans un système stellaire syndic frontalier. D’où nous rentrerons chez nous. »
Cette dernière affirmation eut au moins le mérite de déclencher une réaction ouverte : « Votre flotte sera détruite.
— Je vais la ramener chez nous, affirma Geary d’une voix égale.
— Toutes les forces qui restent aux Mondes syndiqués vous attendront dans un de ces systèmes frontaliers et vous arrêteront, insista Cafiro d’une voix manquant de conviction. Votre flotte ne regagnera jamais l’espace de l’Alliance.
— Peut-être m’y attendront-elles, mais, jusque-là, les Mondes syndiqués n’ont guère joué de bonheur dans leurs tentatives pour nous arrêter. En outre, et vous le savez aussi bien que moi, je n’ai nullement besoin de ramener cette flotte entière chez elle pour faire pencher la balance du côté de l’Alliance. Il suffira d’un seul de ses vaisseaux. Celui qui transporte la clé de l’hypernet syndic. » Cafiro ne put s’empêcher de tiquer. « Et vous ignorez lequel. Comment les Mondes syndiqués pourraient-ils empêcher ce bâtiment de sauter vers l’espace de l’Alliance ? Et, une fois qu’il l’aura regagné, insista Geary en se penchant davantage, l’Alliance pourra dupliquer cette clé et les Mondes syndiqués devront détruire un par un leurs portails pour lui interdire de les emprunter. Elle nous confère donc un énorme avantage. Et vous savez ce qu’il advient quand on détruit un portail de l’hypernet, n’est-ce pas ? »
Geary avait tiré à l’aveuglette, mais Cafiro détourna les yeux, visiblement troublé. « Je croyais qu’Effroen en avait été informé.
— Effroen ?
— Le commandant en chef des forces laissées à Lakota pour défendre le système. Elle avait reçu l’ordre de vous interdire coûte que coûte d’emprunter le portail, mais, bien que ceux d’entre nous qui avaient connaissance des événements de Sancerre se soient inquiétés de ce qui risquait d’arriver aussi à Lakota si l’on détruisait son portail, ils ont été mis en minorité. »
Il a l’air sincère, commenta Iger. On distingue certains pics de fureur quand les zones mémorielles s’éclairent. Cohérents avec le rappel d’événements perturbants.
Geary fixa le Syndic en hochant la tête. « Vos supérieurs semblent disposés à prendre beaucoup de risques. Et de très gros risques, comme celui qui a conduit la flotte à se retrouver piégée au cœur du territoire syndic.
— Ce… Ce n’était pas une idée à moi.
— L’embuscade dans votre système mère ? Cet agent double qui a offert la clé de l’hypernet syndic à la flotte de l’Alliance pour qu’elle se jette dans ce traquenard ?
— Non ! Je n’aurais jamais pris un tel risque. »
Geary secoua la tête. « Ça semblait un coup sûr. Vous l’auriez pris. Mais ça vous a pété entre les doigts.
— Par votre faute ! glapit Cafiro, bouillant brusquement de rage, le visage cramoisi. Si vous n’étiez pas revenu… » Il s’interrompit et perdit ses couleurs, à présent livide de peur.
« Ouais, convint Geary. Je suis revenu. » Le Syndic ravala sa salive et le dévisagea. « Réfléchissons-y. Quelqu’un, du moins si ce terme convient pour désigner des entités appartenant à une espèce intelligente non humaine, a incité par la duplicité les Mondes syndiqués à déclencher cette guerre.
Votre Conseil exécutif a royalement merdé et refusé de l’admettre. L’Alliance aura bientôt les moyens d’anéantir l’hypernet syndic parce que votre Conseil exécutif a royalement merdé une seconde fois. Les Syndics sont sur le point de perdre une guerre qu’ils ont eux-mêmes déclarée. Et vous leur restez loyal alors que vous pourriez débattre avec nous des moyens de minimiser les dégâts. »
Cafiro réfléchissait visiblement, le regard fuyant. « Seriez-vous en train de… négocier ? finit-il par demander.
— Je vous demande seulement de réfléchir à une alternative.
— Dans l’intérêt des Mondes syndiqués ?
— Exactement. » Geary opina, le visage serein.
« Vous voudriez mettre fin à la guerre ? avança Cafiro.
— Nous savons tous les deux que l’humanité affronte un autre ennemi. Il serait peut-être temps de cesser de nous entretuer parce qu’il nous y a poussés par la ruse. »
Cafiro médita encore quelques secondes, tout en évitant de nouveau de regarder Geary dans les yeux. « Comment pouvons-nous être sûrs que vous tiendrez parole ?
— Vous en trouverez la preuve dans tous les systèmes stellaires que cette flotte a traversés depuis qu’elle a quitté votre système mère. Ne faites pas semblant de l’ignorer. »
Cafiro pressa les paumes l’une contre l’autre et posa sur ses lèvres l’extrémité de ses doigts pour réfléchir à nouveau. « Ce n’est pas suffisant. Pas pour l’instant. Croyez-moi, tant qu’il restera une chance de vous arrêter, nul ne s’opposera aux décisions de notre actuel Conseil exécutif. »
Il dit la vérité, déclara le lieutenant Iger d’une voix surprise.
« Et si notre flotte réussissait à rentrer chez elle ? »
Le commandant syndic lui jeta un regard oblique. « Alors l’échec serait monstrueux, son coût incalculable et ses conséquences trop graves pour qu’on les envisage. Mais, même dans ce cas, le Conseil exécutif refuserait de négocier. Il ne peut pas se le permettre, car ce serait reconnaître sa responsabilité dans cet échec. »
Geary hocha la tête. Rione avait dit la même chose, se souvenait-il.
« Mais après une telle débâcle, reprit Cafïro, le visage dur, les autres systèmes des Mondes syndiqués n’accepteraient plus de se sacrifier pour protéger le Conseil exécutif de ses erreurs. »
Demandez-lui ce que ça signifie, le pressa Rione. Rébellion ou remplacement des membres du Conseil exécutif ?
Geary hocha la tête comme s’il s’adressait à Cafiro, en même temps qu’il répondait à Rione par l’affirmative. « Sous-entendriez-vous qu’il y aurait une révolte ou bien que nous aurions affaire à de nouveaux conseillers ? »
Cafiro détourna les yeux. « Je n’en sais rien. »
Il ment, affirma Iger.
« Alors disons de nouveaux conseillers, insista Geary. Consentiront-ils à négocier pour mettre fin à la guerre ?
— Dans ces conditions ? Il me semble. Tout dépendra des termes de l’armistice. »
Il dit vrai, déclara Iger.
« S’allieraient-ils à nous pour affronter les extraterrestres et cesseraient-ils enfin de feindre d’ignorer leur existence ?
— Oui, je… » Cafiro piqua de nouveau un fard, s’en voulant manifestement d’avoir laissé échapper cet aveu par inadvertance : il connaissait bel et bien leur existence.
« Nous connaissions déjà la vérité tous les deux, déclara Geary. Nous voulons la même chose. Mettre fin à une guerre absurde et faire front commun contre un danger qui menace l’humanité. Il me semble que c’est là un terrain d’entente parfaitement suffisant pour travailler ensemble. »
Le commandant syndic acquiesça d’un signe de tête.
Appelez-en à son intérêt personnel ! l’exhorta Rione. Pas seulement à celui de l’humanité ou des Mondes syndiqués ! Le sien ! Il n’est pas devenu un commandant en chef syndic par goût de l’abnégation !
Elle marquait un point. Geary eut un petit sourire forcé. « Quand je parle de travailler ensemble, je parle de travailler avec quelqu’un que nous connaissons, bien entendu. Quelqu’un qui connaît et comprend les tenants et les aboutissants. »
Ses zones cérébrales de plaisir s’éclairent, fit observer Iger.
Cafiro opina de nouveau, bien plus fermement. « Comme vous l’avez dit, nous devons réfléchir en termes de satisfaction mutuelle.
— Naturellement », répondit Geary d’une voix égale, alors qu’il eût préféré cracher. Pourquoi diable Rione ne s’en était-elle pas chargée elle-même, sans sa médiation ? Mais, comme tout autre dirigeant actuel de l’Alliance, sans doute aurait-elle été obnubilée par la haine et la méfiance engendrées décennie après décennie par cette guerre. Alors que lui-même, qui restait un intrus, même maintenant, était dans une position différente. Cela dit, il ignorait quels mots choisir et, s’imaginant sans doute qu’il saurait les trouver, elle ne lui soufflait rien. Pourquoi pas ? Il rassembla ses souvenirs d’un supérieur sous les ordres duquel il avait souffert pendant quelques années, homme que ses magouilles politiciennes et sa tendance à manipuler son entourage avaient bien failli faire radier de la flotte. Il lui suffisait de se rappeler ce qu’il disait : « L’Alliance doit travailler avec des gens corrects », déclara-t-il en n’insistant que très légèrement sur ce dernier mot.
Cafiro faillit sourire à son tour, mais la cupidité se lisait dans ses yeux. « Oui. Je connais d’autres personnes susceptibles de travailler avec moi. Avec nous. » Cafiro lui décocha finalement un sourire crispé. « Évidemment, je ne pourrai pas faire grand-chose tant que je resterai prisonnier.
— Nous nous comprenons, semble-t-il. » Davantage que Geary ne l’aurait souhaité. Mais ce Syndic devait être ambitieux et assoiffé de pouvoir, sinon il n’aurait pas été le commandant en second de cette flottille. On pouvait en conclure qu’il réagirait ainsi à l’offre implicite de Geary. D’autres, peut-être moins égocentriques ou davantage attachés à des valeurs distinctes de leur seul intérêt personnel (comme la dirigeante du système de Cavalos, par exemple) feraient certainement des interlocuteurs plus valables. Mais Geary devait se servir des armes qui lui étaient accessibles.
Même lorsque ces armes étaient méprisables. Lorsqu’elles négociaient pour obtenir leur liberté sans s’être seulement donné la peine de s’inquiéter du sort d’autres rescapés de la flottille syndic détruite. Geary s’efforçait de garder un visage de marbre, alors même qu’il sympathisait avec le désir de Desjani : serrer le kiki de ce commandant syndic jusqu’à ce que les yeux lui sortent de la tête. « Je pense que votre libération profitera à toutes les parties concernées. » Surtout si j’en décide avant de laisser entrer Desjani pour que nous vous étranglions à deux. Il ne put résister à la tentation de faire allusion aux autres rescapés syndics : « Nous n’avons pas fait d’autres prisonniers ici, lui dit-il suavement. Certains de vos modules de survie étaient endommagés, mais ils devraient pouvoir arriver en lieu sûr.
— Oh !… Bien sûr, lâcha Cafiro après une brève hésitation.
— Les Mondes syndiqués entendront parler de nous, commandant Cafiro. Après le retour de cette flotte. » Geary mit fin à la conversation en se levant et en sortant.
« Il est très nerveux, fit remarquer Iger dès qu’il les eut rejoints. Il se demande certainement si l’on va vraiment le relâcher.
— Créera-t-il réellement des problèmes aux Syndics si nous le libérons ? » demanda Geary. Rione et Iger opinèrent. « Alors virez-le de ce vaisseau, lieutenant Iger.
— À vos ordres, capitaine. Il sera transbordé dans sa capsule de survie et largué dans la demi-heure. »
Geary guida Desjani et Rione hors des compartiments du renseignement. « Je crois que je préférerais encore traiter avec les extraterrestres, lâcha-t-il, pas tout à fait persuadé de plaisanter.
— Ça pourrait se produire, déclara Rione avec le plus grand sérieux. Si nos hypothèses sont exactes, ils n’ont agi contre nous et notre ennemi qu’en raison de leur mauvaise expérience avec les dirigeants syndics. Peut-être tiennent-ils seulement à ce qu’on leur fiche la paix, ou à se sentir en sécurité. Si la menace d’une agression humaine était éliminée, ils disposeraient d’immenses territoires à leurs autres frontières. »
Desjani porta le regard au bout de la coursive. « À moins qu’autre chose ne les menace aussi à ces frontières », marmonna-t-elle, comme se parlant à elle-même.
Geary se renfrogna. « S’il existe une intelligence non humaine… commença-t-il, brusquement saisi d’inquiétude.
— Il pourrait bien y en avoir d’autres, conclut Desjani. C’est une quasi-certitude. » Elle regarda Geary. « Il nous faut comprendre cet ennemi, et c’est une possibilité primordiale. Il se sent peut-être pris virtuellement entre deux feux. Il livre peut-être une guerre, ou plusieurs, à des distances incommensurables de celle qui nous oppose aux Syndics. Et c’est peut-être pour protéger ses flancs qu’il tient à nous savoir les mains liées. Si ça se trouve, nous avons même des alliés en puissance contre ces êtres. Ou des ennemis potentiels encore plus virulents. »
Rione donnait l’impression d’avoir avalé un truc infâme. « C’est effectivement une possibilité. Mais nous n’avons aucun moyen de la vérifier. Notre ignorance est beaucoup trop grande.
— Nous avons beaucoup appris. Et nous apprendrons davantage. » Du moins Geary l’espérait-il.
Les boules de débris en expansion de ce qui avait été naguère les épaves de l’Opportun, du Cœur de Lion, du croiseur lourd Armet et du croiseur léger Cercle se trouvaient déjà loin derrière la flotte de l’Alliance, qui piquait sur les points de saut pour Anahalt et Dilawa. Geary avait ramené sa vélocité à 0,04 c pour permettre aux bâtiments les plus endommagés, tels que le Courageux et le Brillant, de la suivre plus facilement, en espérant que leurs unités de propulsion seraient bientôt réparées. Aucune autre tentative de sabotage ne s’était produite. Il s’en demandait la raison : était-ce parce que les responsables des tentatives antérieures étaient trop occupés à réparer leur propre vaisseau, parce qu’ils s’efforçaient de trouver un nouveau moyen d’implanter ces logiciels malfaisants ou bien parce qu’ils révisaient leur stratégie dans la mesure où les premiers essais leur avaient aliéné une bonne partie de la flotte ? Qu’ils eussent renoncé semblait bien peu plausible.
Geary ne connaissait pas encore leur destination suivante avec certitude. Il n’avait d’ailleurs pas envie d’y réfléchir pour le moment. Au cours du dernier combat, la flotte avait perdu de nombreux spatiaux et plusieurs vaisseaux. La flotte qu’il avait connue cent ans plus tôt, avant d’entrer en sommeil de survie au terme d’une bataille perdue d’avance, vivait dans la paix. D’autres avaient livré d’innombrables combats au cours de ce même siècle, et s’étaient progressivement habitués à perdre en grand nombre vaisseaux, hommes et femmes. Geary avait longuement tenté de se soustraire à cette réalité, mais il s’était rendu compte qu’il en était incapable : il lui fallait en accepter le prix, même après une victoire, et il se sentait désormais obligé d’ouvrir certains dossiers individuels afin de s’informer du tribut qu’avait payé à ce conflit, avant même qu’il les rencontrât, chacun de ceux qu’il connaissait. Il leur devait au moins cela.
Il les consulta donc. Capitaine Jaylen Cresida. Planète natale : Madira. Première affectation dans la flotte : officier d’artillerie à bord du destroyer Shakujo. Mariée cinq ans plus tôt avec un autre officier de la flotte. Veuve depuis trois, son époux ayant trouvé la mort à bord du croiseur de combat Invulnérable alors qu’il défendait le système de Kana contre une attaque syndic. Pas celui que la flotte avait perdu à Ilion, mais le vaisseau qui portait ce nom avant lui.
Cresida lui avait dit que, si elle mourait, quelqu’un l’attendait.
Geary ferma un instant les yeux pour tenter d’émousser la peine qu’il ressentait à la lecture de ce rapport sec et sans âme. Puis il la reprit, se contraignant à regarder en face le prix payé par l’Alliance pour ce conflit qui l’avait transformée, et qui avait contribué à forger la personnalité de ceux qui l’entouraient.
La mère et le frère de Cresida avaient aussi été victimes de la guerre : sa mère était morte quand elle n’avait encore que douze ans, son frère aîné un an avant qu’elle ne s’engage. Ne tenant pas à dénombrer les pertes des générations précédentes, Geary ne remonta pas plus haut dans le dossier.
Il rassembla son courage et ouvrit celui de Duellos. Son épouse était une chercheuse, une scientifique qui vivait dans un système très éloigné du front, mais son père et un de ses oncles étaient morts à la guerre. Sa fille aînée serait apte au service dans un an.
Le capitaine Tulev avait perdu sa femme et trois enfants lors d’un bombardement de leur planète natale.
Et Desjani : elle lui avait dit que ses parents étaient encore en vie et c’était effectivement le cas, ainsi qu’un oncle dont elle lui avait parlé plusieurs fois. Mais elle n’avait jamais fait allusion à cette tante morte durant un combat au sol sur une planète syndic. Ni de ce frère cadet décédé six ans plus tôt à son baptême du feu.
Geary se rappela le jeune garçon syndic à qui avait parlé Desjani quand les réfugiés de Wendig étaient montés à son bord, la façon dont elle s’était comportée et le regard qu’elle lui avait jeté quand il s’était interposé pour défendre les siens. Avait-elle vu en lui son petit frère ?
Il fixa longuement l’écran puis appuya sur d’autres touches pour afficher des dossiers qu’il n’avait jamais eu le courage de consulter. Ceux de sa propre famille.
Des Geary apparurent à l’écran. En grand nombre. Il n’avait laissé ni femme ni enfant, ce dont il se félicitait fréquemment. Mais il avait eu un frère et une sœur, des cousins, une tante. La plupart avaient eu des enfants. Beaucoup s’étaient engagés dans la flotte. Geary se souvint des paroles amères de son arrière-petit-neveu : on s’attendait à ce que les Geary y fissent carrière. Nombre d’entre eux s’étaient pliés à cette attente, et nombre d’entre eux étaient morts.
Il était encore assis devant son écran, à tenter de digérer tout cela, quand l’alarme de son écoutille sonna. « Entrez. »
Le capitaine Desjani obtempéra puis marqua une pause pour le regarder. « Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je… Je me repassais quelques dossiers. »
Elle n’hésita que quelques secondes puis le contourna pour venir lire par-dessus son épaule. Elle resta si longtemps coite qu’il commença à se demander comment il devait réagir. Puis : « Vous ne les aviez jamais lus ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
— Non. Je n’y tenais pas.
— Nous avons tous payé le prix fort pour cette guerre. Votre famille plus que son lot.
— Par ma faute », grinça-t-il. Desjani ne répondit pas, visiblement peu encline à nier ce qu’elle devait tenir pour vrai. « Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de votre frère ? »
Elle garda encore un instant le silence. « Ce n’est pas un sujet que j’aime aborder.
— Je suis sincèrement désolé. Je vous aurais écoutée, vous le savez. »
La réponse tarda : « Oui, et je sais que vous auriez aussi compris. Mais vous aviez bien assez de soucis comme cela. Mes propres pertes n’ont rien d’exceptionnel.
— Oh que si, objecta-t-il. Tout individu est exceptionnel. Un siècle que cette guerre dure, un siècle au cours duquel des vies ont été fauchées, les unes après les autres, dans un conflit qui ne mène nulle part. Quel gaspillage insensé !
— Oui. » La main de Desjani se posa sur son épaule et l’étreignit doucement ; le geste d’une camarade partageant son chagrin, voire davantage.
Geary recouvrit cette main de la sienne et l’empoigna. « Merci.
— Nous vous apportons tout ce que nous pouvons. » Brusquement, il eut l’impression qu’on exigeait beaucoup trop de lui : ses responsabilités, la douleur que cette guerre infligeait à tant de gens, ses sentiments pour Desjani, qu’il devait dissimuler le plus possible. Il lui fallait ramener l’Indomptable à l’Alliance et rapporter la clé de l’hypernet syndic, mais sa tâche ne s’arrêtait pas là. Les gens attendaient davantage de lui. Il lui semblait soudain qu’il allait se noyer sous cette pression et que sa seule bouée de sauvetage était cette main posée sur son épaule.
Il relâcha l’étreinte de la sienne, se leva et lui fit face. « Tanya…
— Oui », répéta-t-elle. Avait-elle deviné ce qu’il devait taire ou l’avait-elle su à l’avance et s’efforçait-elle de détourner la conversation ? « C’est trop lourd pour un seul homme. Mais vous y mettrez fin, promit-elle fermement. Vous mettrez fin à cette guerre et vous sauverez la flotte et l’Alliance. »
Chaque parole était comme un clou enfoncé dans son cercueil. « Pour l’amour de mes ancêtres, ne me servez pas ce boniment.
— Ce n’en est pas un, persista Desjani.
— Si, c’en est un ! Un fantasme sur ce que je suis et sur mes capacités.
— Non. C’est la stricte vérité. Regardez ce que vous avez déjà fait ! » Elle montra l’écran. « Vous pouvez arrêter cette guerre. Je sais qu’il est difficile d’avoir été élu par les vivantes étoiles pour remplir une telle mission, mais vous pouvez le faire !
— Vous n’avez aucune idée de ce qu’on peut ressentir confronté à une telle responsabilité !
— Je vois au moins l’effet qu’elle produit sur vous, mais je sais que vous saurez l’honorer. Sinon vous n’auriez pas été choisi.
— On a sans doute fait une erreur ! » Geary hurlait quasiment. « Je ne suis peut-être pas capable de sauver l’univers à moi tout seul !
— Vous n’êtes pas seul ! » Desjani était maintenant visiblement bouleversée, et son visage convulsé, quand elle regardait Geary, trahissait tout à la fois espoir et crainte, en même temps qu’un sentiment beaucoup plus profond.
« C’est pourtant l’impression que ça me fait ! » D’une main courroucée Geary indiqua l’hologramme auquel il tournait à présent le dos. « Tous ces morts, et les gens attendent de moi que j’y mette un terme ! Comment un homme serait-il capable d’un tel exploit ? Je ne le peux pas ! » Avait-il réellement prononcé ces derniers mots pour la gouverne d’un tiers, ou bien cette pensée se bornait-elle à résonner en lui depuis qu’il avait pris le commandement de la flotte ?
« Qu’exigez-vous d’autre de moi ? demanda Desjani d’une voix désespérée. Bien sûr qu’il vous faut de l’aide. Dites-le-moi et je vous la procurerai. Je ferai tout ce que vous voudrez. » Elle fixa Geary, horrifiée d’avoir laissé échapper cette dernière phrase.
Geary soutint son regard et son désespoir se dissipa. Ce qui était partiellement dissimulé jusque-là gisait à présent entre eux à ciel ouvert. « Tout ?
— Je n’ai pas… » Elle déglutit et poursuivit, se contraignant manifestement au calme. « J’ai perdu mon honneur, maintenant. J’en suis consciente.
— Cessez, Tanya. Vous en avez à revendre.
— Une femme honorable ne devrait pas éprouver de tels sentiments pour son supérieur ! Elle refuserait d’en parler ! Elle ne consentirait pas à… » Desjani ravala la fin de sa phrase et le fixa de nouveau fébrilement.
Geary aurait pu tendre les bras pour la prendre. Là, tout de suite. Il regarda ses mains en songeant au prix que tant d’autres avaient déjà payé. Il avait accepté de disposer de Victoria Rione quand elle s’était offerte, exactement comme elle avait disposé de lui. Mais il ne pouvait faire cela à Tanya Desjani. Certes, tout le monde ou presque, et Tanya Desjani elle-même, le lui pardonnerait et trouverait en son for intérieur une justification à ce que faisait le grand héros resurgi du passé, mais il ne pouvait pas lui faire ça. Cette seule idée le révulsait. Ce qui, plus que toute autre chose, lui confirmait que ses sentiments à son égard étaient sincères et qu’il ne cherchait pas simplement un autre havre de salut parce que la mer de ses responsabilités se faisait trop agitée. « Je ne salirai pas votre honneur, chuchota-t-il.
— C’est déjà fait, répondit Desjani d’une voix blanche.
— Non. Je ne prendrai que ce que vous choisirez de me donner librement.
— C’est chose faite. Je vous jure que je ne l’ai pas cherché et que j’ai même tenté de le combattre, mais c’est arrivé. »
Geary releva les yeux et lut le désespoir en elle. « Soit nous regagnerons l’espace de l’Alliance en vie, soit nous mourrons en chemin. Si jamais nous survivons… »
Desjani hocha la tête. « Je peux démissionner. Ça ne suffira pas à me rendre mon honneur ni même à effacer la tache dont j’ai souillé le vôtre, mais…
— Démissionner ? Vous ne vivez que pour être un officier de la flotte, Tanya ! C’est votre passion ! Je ne peux pas vous permettre d’y renoncer pour moi !
— Un officier incapable d’assumer ses responsabilités vis-à-vis du règlement devrait… commença-t-elle, le visage figé.
— C’est moi qui démissionnerai, la coupa Geary. Dès notre retour. Je n’ai jamais voulu de ces responsabilités et, une fois que j’aurai ramené notre flotte chez elle, on ne pourra plus rien exiger de moi. Si je n’appartiens plus à la flotte, on ne mettra plus en doute votre honneur et…
— Non ! » Elle le dévisageait avec horreur. « Vous n’avez pas le droit ! Vous avez une mission !
— Je n’ai jamais voulu ni demandé…
— On vous l’a confiée ! Parce que les vivantes étoiles vous savaient capables de la remplir. » Desjani recula en secouant la tête. « Je ne peux pas permettre à mes sentiments d’influer ainsi sur votre conduite. Trop de gens dépendent de vous. Si cette mission avortait par ma faute, ils me maudiraient et je l’aurais entièrement mérité. Promettez-moi que vous n’en ferez rien. Que vous ne parliez pas sérieusement. » Il lui rendit son regard sans mot dire. « Dites-le ! Sinon, je vous jure qu’après avoir ramené ce vaisseau dans l’espace de l’Alliance je m’en irai aussi loin de vous que me le permettra la colonisation humaine ! » Geary cherchait péniblement ses mots et Desjani fit encore un pas en arrière. « Si la tentation que je représente pour vous doit disparaître sur-le-champ de ce vaisseau, je le ferai. Je ferai tout ce qu’il faudra. »
Geary recouvra enfin sa voix. « Non. Je vous en supplie. Vous êtes le commandant de l’Indomptable. C’est là qu’est votre place. Je vous promets de ne pas démissionner avant la fin de cette guerre. » Les mots avaient un goût amer dans sa bouche : il n’avait précisément jamais voulu cela, alors que tant de gens l’attendaient de lui, il en était conscient.
« Ce n’est pas à moi qu’il faut faire cette promesse, répliqua Desjani d’une voix radoucie, le visage à présent plus calme.
— Mais si. J’ai évité de la faire jusque-là parce qu’elle me flanquait une trouille bleue. Mais ne plus vous revoir me fait encore plus peur. Compliments.
— Je… Je n’ai pas…
— Non, en effet. Vous n’auriez jamais tenté de me manipuler sciemment. » Contrairement à Victoria Rione. « J’ai fait mon choix. Je mènerai cette mission à bien. Du moment que vous ne démissionnez pas. Pour y parvenir, j’ai besoin de vous à mes côtés. Et, quand je l’aurai remplie et que je ne commanderai plus à cette flotte, je pourrai enfin vous dire ce que j’aurais aimé vous dire aujourd’hui. »
Desjani acquiesça d’un signe de tête. « Merci, capitaine Geary. Je savais que vous prendriez la bonne décision.
— Contraire à tout ce que j’aimerais faire pour l’instant. »
De manière surprenante, Desjani éclata de rire. « Si nous faisions, vous et moi, ce que nous avons envie de faire pour l’instant, nous ne serions pas ce que nous sommes. Mais, si pénible que ce soit, je dois pourtant me tenir à l’écart au lieu de me rapprocher de vous. Beaucoup plus près. Non. Vous avez mon honneur entre vos mains et j’ai votre promesse. Si le don que je vous fais de mon honneur vous donne la force d’accomplir votre mission, ce n’est qu’un moindre prix à payer.
— Vous voyez donc cela comme un prix à payer ? » demanda Geary.
Le rire de Desjani s’éteignit et elle hocha la tête. « Mon honneur est le seul objet de valeur que je possède. Que je possédais. Je sais que vous ne vous en servirez pas contre moi et qu’il est en sécurité entre vos mains. Mais j’ai eu parfois l’impression qu’il ne me restait plus que lui. Je regrette sa perte.
— Alors je vous promets de le garder intact jusqu’au jour où je vous le rendrai.
— Mais… je vous l’ai donné. À ma plus grande honte, certes… mais je vous l’ai donné. »
Il secoua la tête. « Je voudrais vous le rendre et vous tenez absolument à ce que je le garde. Il existe un moyen de concilier les deux, si vous voulez.
— Comment serait-ce possible… ? » L’air troublée, elle détourna un instant le regard avant de le reporter sur lui. « Vous êtes sérieux ?
— Je ne peux pas me déclarer tant que durera cette guerre et que je serai votre officier supérieur, et vous non plus, mais, sur l’honneur de mes ancêtres, je vous jure que je suis sérieux. »
Desjani cligna des paupières, ravala encore sa salive puis lui lança un regard sévère. « Il faut que vous sachiez une chose, capitaine John Geary. Vous êtes pour l’instant le commandant de la flotte, je vous obéis et je vous rends des comptes. On vous a confié une mission divine et, tant qu’elle ne sera pas accomplie, je vous suivrai jusqu’en enfer si vous me l’ordonnez. Mais, quand tout cela sera terminé et que la guerre sera finie, c’est un homme qui viendra à moi avec mon honneur. Pas un homme ordinaire, même ainsi, mais un homme, et jamais je ne me soumettrai à un homme dans ma maison. Je ne cherche en lui qu’un égal, un partenaire qui restera à mes côtés en toute chose. Si un homme, quel qu’il soit, veut partager un jour la vie de Tanya Desjani, il lui faudra consentir à tout cela. »
Geary hocha la tête. « Tout homme connaissant réellement Tanya Desjani se plierait allègrement à ces conditions et promettrait de s’y conformer. »
Elle soutint son regard puis sourit. « C’est très dur, et j’ai le pressentiment que ça le deviendra encore plus avant la fin. Mais, quand viendra le jour où vous aurez rempli votre mission, j’accepterai que vous me restituiez mon honneur et ce qui va de pair. »
Ne restait plus à Geary qu’à ramener la flotte chez elle et gagner une guerre qui faisait rage depuis un siècle. Mais il n’aurait jamais cru qu’il pourrait aller jusque-là et accomplir ce qu’il avait déjà accompli. S’il réussissait effectivement à mettre fin à cette guerre, à ces morts innombrables…
Et, pour la première fois depuis qu’il était sorti de l’hibernation, il comprit qu’il ne vivait pas que pour le seul devoir. Ils n’en avaient pas parlé directement, n’en débattraient peut-être jamais, fût-ce à mots couverts, tant que durerait la guerre, mais chacun savait désormais ce que ressentait l’autre et ce qu’ils s’étaient promis. « En ce cas, capitaine Desjani, jetons un coup d’œil à l’hologramme des étoiles et efforçons-nous de décider de notre prochaine étape sur le chemin du retour. Nous avons une flotte à sauver et une guerre à terminer. »