Chapitre 6.

Une idée judicieuse eût été de monter la garde. Tout en essayant d’émerger du sommeil, Cirocco se demanda pourquoi depuis son arrivée sur Thémis elle avait si rarement fait ce qui était judicieux. Il leur faudrait s’accoutumer à cette étrange absence de temps. Elles ne pouvaient plus continuer à marcher ainsi jusqu’à l’épuisement.

Gaby dormait en suçant son pouce. Cirocco tenta de se lever sans la déranger. En vain. Elle geignit puis ouvrit les yeux.

« Es-tu aussi affamée que moi ? » demanda-t-elle avec un bâillement.

« Difficile à dire.

— Tu crois que ce sont les baies ? Peut-être qu’elles ne sont pas bonnes.

— Impossible d’en juger si vite. Mais jette un œil par là. Ça pourrait bien être le petit déjeuner. »

Gaby regarda dans la direction que lui indiquait Cirocco. Un animal s’abreuvait au ruisseau. Tandis qu’elles l’observaient il leva la tête et les considéra. Il n’était pas à plus de vingt mètres. Cirocco se raidit, prête à toute éventualité. La créature cligna des yeux et baissa la tête.

« Un kangourou à six pattes, dit Gaby. Et sans oreilles. »

C’était une description correcte. L’animal était couvert d’un pelage ras ; il était pourvu de deux longues pattes arrière – quoique pas aussi grandes que celles d’un kangourou. Les deux paires de pattes avant étaient plus petites. Sa fourrure était vert clair et jaune. Il ne faisait aucun effort particulier pour se protéger.

« J’aimerais bien jeter un coup d’œil à ses dents : cela pourrait être instructif.

— L’idée judicieuse serait peut-être de se barrer d’ici », dit Gaby. Elle regarda les alentours avec un soupir. Puis elle se leva avant que Cirocco ne puisse la retenir et se dirigea vers la créature.

« Gaby, arrête tout de suite », chuchota-t-elle pour ne pas alerter l’animal. Elle vit que Gaby s’était emparée d’une pierre.

La créature leva les yeux à nouveau. En d’autres circonstances son faciès eût paru hilarant : une tête ronde, dépourvue d’oreilles et de nez – rien que deux grands yeux doux. Mais la bouche donnait l’impression qu’elle mâchait un harmonica basse : elle s’étirait sur deux fois la largeur du crâne en donnant à l’animal un sourire idiot.

Il leva du sol ses quatre pattes avant et bondit à trois mètres en l’air. Surprise, Gaby sauta presque aussi haut ; elle eut le temps de se démener en tout sens avant de retomber sur les fesses. Cirocco se précipita vers elle et tenta de lui arracher sa pierre.

« Allons, Gaby, nous n’avons pas besoin de viande à ce point.

— Calme-toi, rétorqua Gaby sans desserrer les dents. Je le fais pour toi aussi. » Elle se dégagea d’une bourrade et courut en avant.

La créature avait fait deux bonds, mais chacun de huit ou neuf mètres. Maintenant elle s’était tranquillement arrêtée pour brouter l’herbe, tête baissée, les pattes avant posées au sol.

Elle considéra placidement Gaby qui s’était immobilisée à deux mètres d’elle. Elle ne semblait pas avoir peur et reprit son repas tandis que Cirocco rejoignait Gaby.

« Crois-tu que nous devions…

— Silence ! » Gaby n’hésita qu’un bref instant avant de se lancer vers la bête. Elle leva le bras et lui assena un coup violent sur le sommet du crâne. Elle fit un saut en arrière.

L’animal émit un toussotement, tituba et tomba sur le flanc. Il fit une ruade et s’immobilisa.

Elles l’observèrent quelques instants puis Gaby s’avança et l’effleura du bout du pied. Rien ne se passa. Elle posa un genou en terre. La bête n’était pas plus grosse qu’un faon. Cirocco s’accroupit, les coudes sur les genoux, en essayant de ne pas paraître dégoûtée. Gaby semblait hors d’haleine.

« Tu crois qu’il est mort ? demanda-t-elle.

— Ça m’en a tout l’air. Plutôt débandant, tu trouves pas ?

— Pour moi ça va. »

Gaby se passa une main sur le front puis défonça le crâne de la créature à coups de pierre jusqu’à ce que le sang jaillisse, écarlate. Cirocco grimaça. Gaby laissa tomber la pierre et s’essuya les mains sur les cuisses.

« Et voilà. Tu sais, si tu pouvais me ramasser un peu de ces broussailles sèches je crois que je pourrais faire un feu.

— Comment vas-tu t’y prendre ?

— T’occupe pas. Va juste chercher le bois. »

Cirocco en avait déjà une demi-brassée lorsqu’elle s’arrêta pour se demander depuis quand Gaby avait commencé à lui donner des ordres.


« Ma foi, la théorie était bonne », dit Gaby sombrement.

Cirocco s’acharnait à déchirer la viande rouge et filandreuse collée à l’os.

Gaby avait passé une heure à transpirer avec un morceau de son scaphandre et une pierre qu’elle avait prise, à tort, pour du silex. Elles avaient un fagot de bois sec, une espèce de mousse fine et des brindilles soigneusement détachées des branches à l’aide du rebord aiguisé du casque de Cirocco. Elles disposaient de tous les ingrédients essentiels pour faire du feu hormis l’étincelle.

Au cours de cette heure l’opinion de Cirocco sur la tuerie perpétrée par Gaby avait changé du tout au tout : une fois qu’elle eut dépouillé le cadavre et que Gaby eut abandonné le feu, elle se savait prête à le dévorer cru. Et avec plaisir.

« Cette chose n’avait certainement pas de prédateurs », dit-elle entre deux bouchées. La chair était meilleure qu’elle ne l’aurait cru mais aurait supporté un soupçon de sel.

« Son comportement le confirme », approuva Gaby. Elle était accroupie de l’autre côté de la carcasse et son regard épiait les alentours derrière l’épaule de Cirocco. Cirocco faisait de même.

« Ce qui signifierait aucun prédateur de taille à nous embêter. »

Le dîner traînait en longueur pour cause de mastication prolongée. Elles tuèrent le temps en examinant la carcasse. L’animal ne semblait en rien remarquable au regard profane de Cirocco. Elle aurait souhaité la présence de Calvin pour lui confirmer qu’elle avait raison. La chair, la peau, les os et le pelage avaient la couleur et la texture habituelles. Même leur odeur était normale. Il y avait des organes qu’elle était incapable d’identifier.

« La peau devrait être récupérable, remarqua Gaby. On pourrait en faire des vêtements. »

Cirocco fronça le nez : « Si tu veux t’habiller avec, libre à toi. Elle va probablement se mettre à puer sous peu. Et il fait assez chaud pour qu’on se passe d’habits. »

Il ne semblait guère opportun de laisser la plus grande part du cadavre derrière elles mais elles décidèrent qu’elles ne pouvaient faire autrement. Chacune prit un os en guise d’arme et Cirocco découpa une large pièce de viande tandis que Gaby lacérait le cuir pour attacher ensemble les fragments de scaphandre. Elle se fit une ceinture de fortune et y suspendit ses objets. Puis elles reprirent leur progression en aval.


Elles virent d’autres créatures analogues, seules et par groupes de trois ou six. Il y avait également d’autres animaux, plus petits, qui grimpaient le long des troncs, presque invisibles tant ils étaient rapides ; d’autres encore qui demeuraient sur la rive. Aucun n’était difficile à approcher. Les créatures arboricoles, lorsqu’elles s’immobilisaient suffisamment longtemps pour qu’on les observe, semblaient dépourvues de tête. C’étaient des balles de fourrure rase et bleue, dotées de six pattes griffues sur le pourtour, et capables de se mouvoir sans difficulté dans toutes les directions. La bouche était située sur la face inférieure, au centre de l’étoile formée par les pattes.

Le paysage changea progressivement. Non seulement la faune, mais la flore aussi, se diversifiaient. Elles cheminaient dans la lumière vert pâle du sous-bois, au rythme de cent mille pas en vingt-quatre heures.

Elles eurent tôt fait malheureusement d’en perdre le compte.

Les grands arbres nus avaient laissé la place à cent espèces différentes, à mille sortes de bosquets fleuris, de treilles rampantes et d’arborescences parasites. Les seules constantes demeuraient le torrent qui leur servait de guide et cette tendance au gigantisme des arbres de Thémis. Le moindre d’entre eux eût mérité une plaque et l’afflux des touristes dans le Parc national des Séquoias.

Le silence aussi avait disparu. Lors de leur premier jour de marche, Cirocco et Gaby n’avaient eu pour seule compagnie que le bruit de leurs pas et le cliquetis de leurs combinaisons lacérées. Désormais, la forêt bruissait de gazouillis, d’aboiements et de cris.

La viande était meilleure que jamais lorsqu’elles firent halte pour se reposer. Cirocco dévora, assise dos à dos avec Gaby près du tronc noueux d’un arbre qui dégageait une chaleur peu commune pour un végétal et dont les racines couvertes d’une molle écorce s’enchevêtraient en nœuds plus gros que des maisons. Les branches supérieures se perdaient dans l’incroyable fouillis au-dessus de leurs têtes.

« Je parie qu’il y a plus de vie dans ces arbres que sur le sol, avança Cirocco.

— Regarde là-haut, dit Gaby, on dirait que quelqu’un a tissé ensemble ces treilles. On aperçoit l’eau qui s’écoule par le fond.

— Il faudrait que nous en parlions : si une vie intelligente existe ici, comment faire pour la reconnaître ? C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai voulu t’empêcher de tuer cette bête. »

Gaby mâchouillait pensivement. « Aurais-je dû d’abord essayer de lui causer ?

— Je sais, je sais. J’avais surtout peur qu’elle ne se retourne et te bouffe les jambes. Mais maintenant que nous savons à quel point elle était inoffensive, c’est peut-être ce que nous aurions dû faire. Essayer de lui parler.

— À quel point elle était stupide, tu veux dire. Cette bestiole n’avait pas la moitié de la cervelle d’une vache. Ça pouvait se voir à ses yeux.

— Tu as sans doute raison.

— Non, c’est toi qui as raison. Je veux dire que j’ai raison mais toi également : nous aurions dû nous montrer plus prudentes. Je n’aimerais pas manger un être auquel je pourrais parler. Eh ! qu’est-ce que c’était ? »

Ce n’était pas un bruit mais la réalisation que ce bruit venait de cesser. Seuls le murmure de l’eau et le bruissement aigu des feuilles troublaient le silence. Puis, montant si lentement qu’elles l’avaient entendu depuis plusieurs minutes sans pouvoir l’identifier, gronda un énorme mugissement.

Dieu pourrait mugir ainsi s’il avait perdu tout ce qu’il chérissait et s’il avait un gosier comme un tuyau d’orgue long de mille kilomètres. Une note qui continuait d’enfler tout en restant malgré son ascension en dessous du seuil extrême de l’audition humaine. Elles la sentaient vibrer dans leurs entrailles et derrière leurs orbites.

Elle semblait déjà emplir tout l’univers et pourtant s’amplifiait encore. Une section de cordes la rejoignit : violoncelles et basses électroniques. Et surmontant avec légèreté cette assise tonale massive, le sifflement d’harmoniques supersoniques. L’ensemble gagnait sans cesse en intensité, au-delà de toute limite possible.

Cirocco crut que son crâne éclatait. Dans un brouillard, elle sentit Gaby l’étreindre. Bouche bée, elles se dévisagèrent tandis qu’une averse de feuilles mortes tombait de la voûte des arbres. Des animaux minuscules dégringolaient, se tortillaient et sautaient. Le sol se mit à résonner en sympathie, prêt à s’ouvrir pour jaillir vers le ciel. Un tourbillon de poussière zigzagua avant de se jeter sur les racines de l’arbre contre lequel elles étaient blotties, les giflant de débris.

Il y eut un craquement au-dessus d’elles et le vent se mit à descendre vers le sol de la forêt. Une branche massive vint se ficher au milieu du torrent. Maintenant la forêt ondulait, craquait, protestait : claquements de fusil des échardes arrachées au bois sec.

La violence atteignit un palier et se stabilisa. Le vent atteignait une vitesse approximative de soixante kilomètres à l’heure. Plus haut cela semblait nettement pire. Elles restèrent accroupies sous la protection des racines à contempler le déchaînement de la tempête autour d’elles. Cirocco dut crier pour surmonter le grondement.

« À ton avis, comment a-t-elle pu se lever si vite ?

— Aucune idée, lui hurla Gaby. Un réchauffement ou un refroidissement local, une énorme variation de la pression atmosphérique. Mais quant à savoir pourquoi…

— Je crois que le pire est passé. Eh ! mais tu claques des dents ?

— Je n’ai plus la trouille. J’ai froid. »

Cirocco aussi sentit le froid ; la température dégringolait. En l’espace de quelques minutes elle était passée de douce à frisquette et maintenant devait se balader à vue de nez aux alentours de zéro. Avec un vent de soixante à l’heure ce n’était plus de la rigolade. Elles se blottirent l’une contre l’autre, mais leur dos était frigorifié.

« Il faut absolument trouver un abri quelconque, cria-t-elle.

— Ouais, mais quoi ? »

Ni l’une ni l’autre ne voulait quitter son abri, si maigre fût-il. Elles essayèrent de se recouvrir de terre et de feuilles mortes mais le vent les balayait.

Lorsqu’elles furent certaines de devoir mourir de froid, le vent cessa. Il ne diminua pas : il s’arrêta brusquement et les oreilles de Cirocco claquèrent douloureusement. Elle dut se contraindre à bâiller pour entendre à nouveau.

« Wao ! J’avais entendu parler de changements de pression, mais à ce point ! »

La forêt avait retrouvé son calme. Cirocco découvrit alors qu’en prêtant l’oreille elle pouvait entendre le fantôme évanescent de ce qui avait produit ce gémissement. Elle se mit à frissonner, et ce n’était pas de froid. Elle ne s’était jamais crue encline aux fantasmes et pourtant cette plainte avait semblé si humaine, quoique à une échelle gigantesque. À donner l’envie de se coucher pour mourir.

« Ne t’endors pas, Rocky. Voilà autre chose.

— Quoi donc ? » Elle rouvrit les yeux et vit une fine poudre blanche virevolter dans l’air. Elle étincelait dans la lumière pâle.

« M’est avis que c’est de la neige. »

Elles coururent aussi vite que possible pour éviter l’engourdissement de leurs pieds et Cirocco comprit qu’elles ne devaient leur vie qu’à l’absence de vent. Il faisait froid ; même le sol, pour une fois, était froid. Cirocco se sentait comme droguée. Cela ne pouvait pas être possible. Elle était commandant d’astronef ; comment avait-elle fait pour se retrouver en train de patauger toute nue en plein blizzard ?

Mais la neige ne dura pas. Lorsque la couche eut atteint quelques centimètres, le sol se mit à se réchauffer et la fit fondre rapidement. Bientôt l’air aussi s’attiédit. Lorsqu’elles se jugèrent en sécurité, les deux femmes se trouvèrent un coin sur le sol chaud et s’endormirent.


Lorsqu’elles s’éveillèrent, leur morceau de viande ne sentait pas particulièrement bon ; pas plus que la ceinture de Gaby. Elles jetèrent le tout et se lavèrent dans le torrent puis Gaby tua un autre exemplaire de ces créatures qu’elles appelaient maintenant des sourieurs. Ce fut aussi facile que la première fois.

Elles se sentirent ragaillardies après ce petit déjeuner qu’elles agrémentèrent de quelques fruits, choisis parmi les moins exotiques, qui croissaient à profusion. Cirocco apprécia celui qui ressemblait à une grosse poire mais avec une chair de melon : il avait un goût de cheddar fort.

Elle se sentait prête à marcher toute la journée mais les événements en décidèrent autrement : le torrent qui leur tenait lieu de guide depuis le début de leur périple disparut dans un large orifice au pied d’une colline.

Elles s’arrêtèrent au bord du trou pour regarder au fond. Il émettait un gargouillis pareil à la bonde d’une baignoire, mais ponctué épisodiquement par un bruit de succion suivi d’un rot sonore. Cirocco n’aimait pas beaucoup et s’écarta.

« Je suis peut-être dingue mais je me demande si ce n’est pas par là que s’abreuve la chose qui nous a dévorées.

— Possible. Mais je ne plongerai pas pour vérifier. Alors, la suite du programme ?

— Je voudrais bien savoir.

— On pourrait retourner à notre point de départ et attendre là-bas. » Gaby ne semblait guère enthousiasmée par cette perspective.

« Bon Dieu ! J’étais persuadée qu’on trouverait un bon poste d’observation en continuant assez loin. Tu crois que tout l’intérieur de Thémis n’est qu’une vaste forêt tropicale ? »

Gaby haussa les épaules. « Je n’ai pas fait suffisamment d’observations, pour tout dire. »

Cirocco ressassa cette réponse un moment. Apparemment, Gaby voulait lui laisser la responsabilité des décisions.

« D’accord. Primo, nous montons au sommet de cette colline pour voir à quoi ressemble le coin. Une autre chose que j’aimerais essayer de faire s’il n’y a rien d’intéressant là-haut serait de grimper à l’un de ces arbres. Peut-être que nous pourrions monter à une hauteur suffisante pour voir quelque chose. Tu crois que c’est faisable ? »

Gaby étudia l’un des troncs. « Sûrement, avec cette gravité. Quoique rien ne prouve qu’on puisse sortir la tête, une fois en haut.

— Je sais. Va pour la colline. »

Elle était plus escarpée que la campagne qu’elles avaient parcourue. Elles durent par endroits jouer des pieds et des mains ; Gaby prenait alors la tête car elle avait plus d’expérience en alpinisme. Elle était agile, plus petite et plus souple que Cirocco et celle-ci eut tôt fait de sentir chaque mois de leur différence d’âge.

« Bonne mère ! viens jeter un œil !

— Qu’y a-t-il ? » Cirocco était à quelques mètres derrière. Lorsqu’elle leva les yeux, elle ne vit que les jambes et les fesses de Gaby sous un angle parfaitement inhabituel. Marrant, se dit-elle, d’avoir vu tous les membres masculins de l’équipage dans le plus simple appareil mais d’être obligée de venir sur Thémis pour voir Gaby. Quelle bizarre créature faisait-elle, sans un poil !

« Nous avons trouvé notre panorama imprenable », dit Gaby. Elle se tourna pour aider Cirocco.

Des arbres poussaient sur la crête de la colline mais bien moins haut que ceux situés derrière elles. Bien que serrés et couverts de lianes ils ne dépassaient pas dix mètres.

Cirocco avait voulu grimper au sommet pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Maintenant elle savait : la colline n’avait pas d’autre côté.

Gaby se tenait à quelques mètres du rebord d’une falaise. À mesure qu’elle avançait, le panorama qui s’offrait à Cirocco s’ajustait, reculait, s’élargissait. Lorsqu’elle s’arrêta aux côtés de Gaby, elle ne pouvait toujours pas voir le flanc de la falaise mais avait une bonne estimation de sa hauteur. Elle devait se mesurer en kilomètres. Elle sentit son estomac se retourner.

Elles étaient devant une fenêtre naturelle ouverte sur une vingtaine de mètres dans le rideau d’arbres. Devant elles il n’y avait rien d’autre que l’air sur deux cents kilomètres.

Elles étaient sur le rebord de l’anneau et voyaient Thémis sur toute sa largeur. De l’autre côté, une ombre fine comme un cheveu marquait sans doute une falaise symétrique de celle sur laquelle elles se trouvaient. Derrière s’étendait un paysage verdoyant qui passait au blanc puis au gris avant de se muer en un jaune brillant à mesure que son regard remontait le flanc incurvé jusqu’à la zone translucide du toit.

Ses yeux redescendirent vers la falaise lointaine. En dessous s’étendait également un paysage vert, avec des nuages blancs qui masquaient le sol ou moutonnaient au-dessus du point où elle se trouvait. C’était un panorama comparable à celui qui s’offre du sommet d’une montagne sur Terre à l’exception d’un détail : le sol semblait plat lorsqu’on ne regardait ni à gauche ni à droite. Car il était courbe. Elle déglutit, tordit le cou, se pencha pour tenter de le redresser, pour tenter de refuser le fait qu’au loin le sol était plus haut qu’elle sans pourtant avoir monté.

Elle suffoqua, tendit les mains et se laissa tomber à quatre pattes. Dans cette position, ça allait mieux. Elle s’approcha de l’abysse sans cesser de regarder sur sa gauche. Dans le lointain s’étendait un paysage plongé dans l’ombre qu’elle apercevait de biais. Une mer obscure scintillait dans la nuit, une mer qui trouvait le moyen de ne pas quitter ses rivages pour se déverser sur elle. De l’autre côté de la mer se trouvait une autre zone éclairée, pendant de celle qu’elle avait devant elle, qui s’effaçait avec la distance. Au-delà, son champ de vision était coupé par le toit qui semblait se recourber pour rejoindre le sol. Elle savait que ce n’était qu’une illusion de la perspective ; sa hauteur demeurait constante.

Elles étaient près du terminateur de l’une des zones de jour éternel. Brumeux, il commençait à obscurcir le paysage sur sa droite, sans les contours clairs et nets du terminateur d’une planète vue de l’espace : au contraire il se fondait en une zone crépusculaire qu’elle estima large de trente à quarante kilomètres. Au-delà régnait la nuit mais pas l’obscurité. Il y avait une autre mer, deux fois plus vaste que celle qui s’étendait dans la direction opposée. Éclairée comme par un brillant clair de lune, elle étincelait comme une plaine de diamants.

« N’est-ce pas de cette direction que provenait le vent ? demanda Gaby.

— Ouais, si du moins nous n’avons pas été désorientées par un coude de la rivière.

— Je ne crois pas. On dirait de la glace. »

Cirocco opina. La calotte glaciaire se brisait à l’endroit où la mer se resserrait en détroit pour devenir finalement un fleuve qui courait devant elle pour aller se jeter dans l’autre océan. En face, le paysage était montagneux, raboteux comme une planche à laver. Elle ne parvenait pas à saisir comment le fleuve pouvait se frayer un chemin au travers des montagnes pour gagner la mer de l’autre côté. Elle en conclut que la perspective lui jouait des tours. L’eau ne pouvait pas couler vers le haut, même sur Thémis.

Derrière le glacier s’étendait une autre zone éclairée, plus brillante et plus jaune que la précédente, tel un désert de sable. Pour l’atteindre il leur faudrait traverser la mer gelée.

« Trois jours et deux nuits, remarqua Gaby. Voilà qui cadre parfaitement avec la théorie. J’avais dit que nous pourrions embrasser presque la moitié de l’intérieur de Thémis en tout point. Ce que je n’avais pas imaginé c’était ceci. »

Cirocco suivit le doigt pointé de Gaby : elle vit ce qui semblait une série de câbles qui partaient du sol pour rejoindre en biais le toit. Il y en avait trois alignés presque en face d’elles, si bien que le premier cachait en partie les deux suivants. Cirocco les avait déjà aperçus plus tôt mais les avait éliminés car elle était incapable de les comprendre sur le coup. Maintenant elle regarda plus attentivement et fronça les sourcils. Comme une quantité déprimante de choses sur Thémis, ils étaient énormes.

Le plus proche pouvait servir de modèle aux autres. Il était à cinquante kilomètres de distance mais elle distinguait la centaine de brins qui le composaient. Chacun devait avoir deux à trois cents mètres d’épaisseur. Les autres détails se perdaient avec la distance.

Les trois câbles alignés grimpaient en pente raide au-dessus de la mer gelée, sur une portée de cent cinquante kilomètres ou plus pour rejoindre le toit en un point qu’elle savait devoir correspondre à l’un des rayons, vu de l’intérieur. Une bouche conique qui s’évasait comme l’embouchure d’une trompette pour former le toit et les flancs du tore. Près de l’autre bord de l’embouchure, à cinq cents kilomètres de là, elle pouvait distinguer d’autres câbles.

Il y en avait d’autres encore sur sa gauche mais ceux-ci montaient verticalement pour disparaître dans la voûte du toit. Derrière se trouvaient de nouvelles rangées de câbles inclinés qui rejoignaient l’embouchure de l’autre rayon, invisible de l’endroit où elle se tenait, celui qui se trouvait à la verticale de la mer dans les montagnes.

Les câbles s’ancraient au sol dans de puissantes excroissances montagneuses.

« On dirait les câbles d’un pont suspendu, remarqua Cirocco.

— Tout à fait d’accord. Et je crois que c’est le cas. Et pas besoin de pylônes pour les supporter. Ils peuvent être ancrés au centre. Thémis est un pont suspendu circulaire. »

Cirocco se rapprocha encore du rebord. Elle pointa la tête et jeta un œil vers le sol, deux kilomètres plus bas.

La falaise était aussi proche de la perpendiculaire que peut l’être une surface irrégulière. Ce n’est que près du pied qu’elle s’incurvait pour rejoindre le sol.

« Tu ne penses pas à descendre ça, n’est-ce pas ? demanda Gaby.

— L’idée m’a effleurée mais je ne suis pas très chaude. Et puis, qu’y aurait-il de mieux là-dessous ? Nous savons en gros que nous pouvons survivre ici. » Elle se tut. Était-ce là leur unique objectif ?

Si elle en avait l’occasion elle troquerait bien la sécurité contre l’aventure, si la sécurité était synonyme de hutte de branchages et de régime à base de viande crue et de fruits. Elle deviendrait dingue en l’espace d’un mois.

Et le paysage qui s’étendait en dessous était magnifique. Avec des pics incroyablement escarpés et des lacs d’un bleu lumineux, enchâssés comme des gemmes. Elle apercevait des pâturages moutonnants, des forêts inextricables, et loin vers l’est planait la mer de minuit. On ne pouvait savoir quel danger recelait ce paysage mais il semblait l’appeler.

« On pourrait descendre le long de ces lianes », avança Gaby en indiquant un itinéraire possible.

Le flanc de la falaise était recouvert de plantes. La jungle se déversait par-dessus le rebord comme un torrent figé. Des arbres massifs croissaient sur le roc dénudé, accrochés comme des bernacles. La roche n’apparaissait que par endroits, et même là le spectacle n’était pas désespéré : elle avait l’aspect d’une formation basaltique ; un faisceau serré de piliers cristallins révélant de vastes tables hexagonales là où les colonnes s’étaient brisées.

« C’est faisable, admit finalement Cirocco. Mais ce ne serait ni sûr ni facile. Il nous faudrait trouver une bonne raison pour tenter le coup. » Quelque chose de plus valable que l’impulsion irraisonnée qu’elle ressentait, se dit-elle.

« Bordel, je n’ai pas envie de rester coincée là-haut non plus, dit Gaby avec un sourire.

— Alors tes ennuis sont terminés », énonça tranquillement une voix derrière elles.

Tous les muscles du corps de Cirocco se bandèrent. Elle se mordit les lèvres et fit un effort sur elle-même pour s’écarter du surplomb à gestes lents et prudents.

« Par ici. Je vous attendais. »

Assis sur une branche à trois mètres du sol, les pieds dans le vide, se tenait Calvin Greene.

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