Chapitre 1.

« Rocky, tu voudrais pas jeter un coup d’œil ?

— Appelle-moi cap’taine Jones. On verra ça demain.

— C’est plutôt important. »

Cirocco était au lavabo, le visage couvert de savon. Elle saisit une serviette à tâtons pour essuyer la mélasse verdâtre. C’était le seul genre de savon que les recycleurs veuillent bien digérer.

Elle loucha vers les deux photos que lui tendait Gaby.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Simplement le douzième satellite de Saturne. » Gaby n’arrivait pas à cacher entièrement son excitation.

« Sans blague ? » Les sourcils froncés, elle passait d’un cliché à l’autre. « Pour moi, ce n’est qu’un tas de petits points noirs.

— Ben oui. On peut pas voir grand-chose sans comparomètre. C’est juste là. » Elle pointa le petit doigt.

« Allons jeter un œil. »

Cirocco fourragea dans son armoire pour y dénicher une combinaison vert pois qui en valait bien une autre : la plupart des fermetures en velcro s’effilochaient.

Sa cabine était située au pied du carrousel, à mi-chemin des échelles trois et quatre. Elle suivit Gaby sur le plancher incurvé et gravit les échelons à sa suite.

Chaque barreau devenait plus facile à monter et, arrivées au moyeu, elles se retrouvèrent en apesanteur. Elles se propulsèrent hors de l’anneau en lente rotation pour dériver dans le couloir central en direction du module scientifique : le SCIMOD en NASAtique. Plongé dans l’obscurité pour faciliter la lecture des instruments, il était aussi coloré que l’intérieur d’un juke-box. Cirocco aimait ça. Des diodes vertes clignotaient et les baies d’écrans cathodiques crachaient leur bruit blanc au milieu de la neige des parasites. Eugène Springfield et les sœurs Polo flottaient autour du bac holographique central. Leur visage était baigné par la lueur rouge.

Gaby donna les clichés à l’ordinateur et programma l’intensificateur d’images en indiquant à Cirocco l’écran qu’elle devait regarder. Les images se contrastèrent, se combinèrent, puis alternèrent rapidement. Deux points minuscules se mirent à clignoter, assez proches.

« C’est ça, annonça fièrement Gaby. Déplacement propre minime, mais il n’y a que vingt-trois heures d’écart entre les deux prises de vue. »

Gene les appela.

« Les éléments de l’orbite arrivent », leur dit-il.

Gaby et Cirocco le rejoignirent. Cirocco baissa les yeux et vit son bras enserrer de manière possessive la taille de Gaby ; elle détourna vivement le regard et remarqua que les sœurs Polo, également témoins de la scène, faisaient tout autant leur possible pour l’ignorer. Ils avaient appris à se mêler chacun de leurs affaires.

Vaste et cuivrée, Saturne trônait au milieu du bac holographique. Huit cercles bleus, de taille croissante, la ceinturaient dans le plan équatorial des anneaux. Sur chaque cercle, une sphère, comme une perle solitaire sur un fil, et près de chaque perle se trouvaient un nom et des chiffres : Mnémosyne, Janus, Mimas, Encelade, Téthys, Dioné, Rhéa, Titan et Hypérion. Bien au-delà de ces orbites s’en trouvait une dixième, nettement inclinée. C’était Japet. Phébus, le satellite le plus lointain, restait invisible à cette échelle.

Et voilà qu’un nouveau cercle se dessinait. C’était une ellipse excentrique, presque tangente aux orbites de Rhéa et d’Hypérion, et qui traversait le cercle représentant Titan. Cirocco l’étudia, puis se raidit. Elle leva les yeux et vit des rides profondes se dessiner sur le front de Gaby tandis que ses doigts voletaient sur le clavier. À chaque programme appelé les chiffres sur l’écran se modifiaient.

« Il a frôlé Rhéa de justesse il y a trois millions d’années, remarqua-t-elle. Il est largement au-dessus de l’orbite de Titan, quoique des perturbations doivent intervenir. Il est loin d’être stabilisé.

— Ce qui veut dire ? demanda Cirocco.

— Un astéroïde capturé ? » suggéra Gaby, haussant un sourcil dubitatif.

« Peu probable, vu la proximité du plan équatorial », nota l’une des sœurs Polo. April ou August ? Cirocco se posa la question. Après dix-huit mois passés ensemble, elle n’arrivait toujours pas à les différencier.

« J’avais peur que tu ne le remarques. » Gaby se mordilla une phalange. « Pourtant, s’il s’est formé en même temps que les autres, son orbite devrait être moins excentrique. »

La Polo haussa les épaules. « Il y a moyen de l’expliquer : Un événement catastrophique dans un passé récent. Il doit être facile à déplacer. »

Cirocco fronça les sourcils. « Quelle est sa taille, donc ? »

La Polo – August, elle en était presque sûre – la considéra. Son visage était calme, étrangement impavide. « Je dirais deux à trois kilomètres. Peut-être moins.

— C’est tout ? »

Gene sourit largement. « Donnez-moi les coordonnées, et je nous pose dessus.

— Que veux-tu dire : c’est tout ? demanda Gaby. Il ne pouvait guère être plus grand, pour que les télescopes lunaires ne l’aient pas remarqué. On le saurait, depuis trente ans.

— D’accord. Mais tu m’as sortie de mon bain pour un vulgaire caillou. Il n’y avait vraiment pas de quoi. »

Gaby prit un air suffisant. « Pour toi peut-être pas, mais serait-il dix fois plus petit qu’il me faudrait quand même lui trouver un nom. Découvrir une comète ou un astéroïde, passe encore, mais il n’y a qu’une personne ou deux par siècle pour baptiser une Lune. »

Cirocco lâcha sa prise sur le montant du bac holo et se lança vers l’entrée du corridor. Juste avant de sortir elle jeta un dernier coup d’œil aux deux points minuscules qui continuaient de clignoter sur l’écran, là-haut.

La langue de Bill avait commencé par les orteils de Cirocco et entreprenait maintenant d’explorer son oreille gauche. Elle aimait bien. Le trajet avait été mémorable. Cirocco en avait adoré chaque centimètre ; avec quelques étapes scandaleuses en cours de route. Il titillait maintenant son lobe des lèvres et des dents, et la tirait doucement pour qu’elle se retourne. Elle se laissa faire.

Il poussa du nez et du menton contre son épaule pour accélérer le mouvement. Elle se mit à tourner sur elle-même. Elle avait l’impression d’être un gros astéroïde doux. Une analogie qui lui plut. La poursuivant, elle observa la lente progression du terminateur autour de son corps, offrant à la lumière les collines et les vallées de sa face antérieure.

Cirocco aimait l’espace, la lecture et le sexe, pas nécessairement dans cet ordre. Elle n’avait jamais pu combiner les trois de manière satisfaisante mais avec deux ce n’était déjà pas si mal.

L’apesanteur rendait possible de nouveaux jeux, tel celui qu’ils venaient de jouer, « sans les mains ». On avait le droit d’employer les pieds, la bouche, les genoux, ou les épaules pour se mettre en position. Il fallait agir avec douceur et prudence mais en pinçant et mordillant on pouvait tout faire et c’était loin d’être inintéressant.

Les uns et les autres se rendaient de temps en temps aux hydroponiques. Le Seigneur des Anneaux possédait sept cabines particulières qui leur étaient aussi nécessaires que l’oxygène. Mais même celle de Cirocco paraissait bondée dès que deux personnes l’occupaient ; de plus elle était au fond du carrousel. Quand on avait fait rien qu’une fois l’amour en apesanteur, le lit paraissait aussi étriqué que le siège arrière d’une Chevrolet.

« Si tu te tournais un peu plus de ce côté ? demanda Bill.

— Peux-tu me donner une bonne raison ? »

Il lui en présenta une excellente et elle lui offrit un peu plus que ce qu’il demandait. Puis s’aperçut qu’elle avait eu un peu plus que ce qu’elle avait demandé mais, comme d’habitude, il savait ce qu’il faisait. Elle noua les jambes autour de ses hanches et lui laissa l’initiative.

Bill avait quarante ans, c’était l’aîné de l’équipage, et son visage s’ornait d’un nez grumeleux et de bajoues qui n’auraient pas détonné chez un basset. Il se dégarnissait et ses dents n’avaient rien de joli. Mais il avait un corps mince et ferme, de dix ans plus jeune que ses traits. Des mains nettes et propres, précises dans leurs mouvements. Bon mécanicien, mais pas du genre graisseux et bruyant. Sa trousse à outils aurait tenu dans sa poche de chemise : des outils si minuscules que Cirocco ne se serait pas hasardée à les manipuler.

La délicatesse de son doigté était payante lorsqu’ils faisaient l’amour. Elle n’avait d’égale que sa douceur de caractère. Cirocco se demandait pourquoi il lui avait fallu si longtemps pour le découvrir.

Il y avait trois hommes à bord du Seigneur des Anneaux et Cirocco avait fait l’amour avec chacun d’eux. Idem pour Gaby Plauget. Il est impossible de garder un secret lorsqu’on est sept à vivre dans un espace aussi confiné. Ainsi n’ignorait-elle pas, par exemple, que les agissements des sœurs Polo, derrière les portes closes de leurs cabines adjacentes, étaient toujours considérés comme illégaux dans l’Alabama.

Ils s’étaient tous payé du bon temps, surtout dans les premiers mois du voyage. Gene était le seul membre de l’équipage à être marié, aussi avait-il pris soin d’annoncer dès le début que sa femme et lui avaient conclu un arrangement en ce domaine. Il avait toutefois dormi seul un bout de temps car les sœurs Polo se suffisaient à elles-mêmes, Gaby ne semblait avoir aucune attirance pour le sexe et Cirocco s’était irrésistiblement trouvée attirée par Calvin Greene.

Telle avait été son insistance que Calvin avait fini par venir au lit avec elle. Et pas qu’une fois, mais trois. Cela n’arrangea rien ; aussi, avant qu’il ne s’aperçoive de sa déception, mit-elle un frein à leurs relations pour le laisser s’attaquer à Gaby, femme qui l’avait attiré dès le début. Calvin était un chirurgien généraliste formé par la NASA pour être aussi bien le biologiste que l’écologiste de bord. Il était noir mais y attachait peu d’importance car il était né et avait grandi dans la station O’Neil I. Il était également le seul membre de l’équipage à surpasser en taille Cirocco. Elle ne pensait pas que cela eût joué en sa faveur ; elle avait appris tôt à ne pas tenir compte de la taille des hommes puisqu’elle était plus grande que la plupart d’entre eux.

C’était, croyait-elle, ses yeux qui l’avaient attirée : doux et bruns et limpides. Et son sourire.

Ces yeux et ce sourire avaient laissé Gaby indifférente, tout comme les charmes de Cirocco avaient laissé froid Gene, son second choix.

« À quoi souris-tu ? lui demanda Bill.

— Tu ne crois pas que tu me donnes de bonnes raisons de sourire ? » rétorqua-t-elle, légèrement haletante. Mais à la vérité, elle songeait à l’amusant spectacle qu’ils avaient dû offrir à Bill, resté en dehors de cette partie carrée. C’était semblait-il son style : se tenir en retrait pendant que les gens se triaient, pour intervenir lorsque la situation commençait à devenir déprimante.

Calvin avait dû certainement avoir un coup de cafard. Cirocco l’avait eu. Soit parce que Gaby le préoccupait, soit parce qu’il manquait d’expérience, Calvin s’était montré un piètre amant. Cirocco pensait qu’il y avait un peu des deux. Il était calme, timide et studieux. Son curriculum révélait qu’il avait passé la majeure partie de son existence à l’école, à traîner un bagage universitaire qui ne laissait guère de place pour la rigolade.

Gaby s’en fichait complètement. Le module scientifique du Seigneur des Anneaux était le plus beau jouet dont eût jamais rêvé une petite fille. Elle adorait tellement son travail qu’elle s’était engagée dans le corps des astronautes et avait terminé en tête de sa promotion pour pouvoir observer les étoiles sans être gênée par une atmosphère, malgré son horreur des voyages. Lorsqu’elle était au travail, rien ne pouvait la distraire, elle ne trouvait même pas bizarre que Calvin passât presque autant d’heures qu’elle dans le SCIMOD, à guetter l’occasion de lui passer une plaque photographique, une peau de chamois ou les clés de son cœur.

Gene s’en fichait également, semblait-il. Elle lui adressait des signaux à réveiller les huiles du Service fédéral des transmissions s’ils avaient pu les intercepter, mais Gene ne recevait pas. Il se contentait de sourire, épanoui, avec sa belle gueule puérile d’Aryen ébouriffé et continuait de parler navigation. Il devait piloter le module d’exploration des satellites lorsque le vaisseau atteindrait Saturne. Cirocco aimait bien voler, elle aussi, mais vient un temps où une femme désire autre chose.

En fin de compte, pourtant, Calvin et Cirocco eurent ce qu’ils voulaient. Peu après, ils n’en voulaient plus, ni l’un ni l’autre.

Cirocco ignorait quel était le problème entre Calvin et Gaby : aucun n’en parlait mais à l’évidence cela marchait tout juste, au mieux ; Calvin continua de la voir mais elle voyait Gene également.

Apparemment, Gene avait attendu que Cirocco cesse de lui courir après. Sitôt fait, il se mit à la frôler et à lui haleter dans l’oreille. Elle appréciait modérément et le reste de sa technique ne valait guère mieux. Après qu’il en eut fini avec l’acte, il s’attendait presque à être remercié. Cirocco ne s’était jamais laissé facilement impressionner ; Gene eût été surpris d’apprendre à quel niveau il était tombé sur son échelle de un à dix.

Bill était arrivé presque par accident – bien qu’elle eût appris depuis lors qu’avec lui les accidents se faisaient rares. Et de fil en aiguille ils se retrouvaient aujourd’hui sur le point de fournir une démonstration pornographique de la troisième loi de la gravitation de Newton, communément appelée « loi de l’action et de la réaction ».

Cirocco avait à ce sujet effectué quelques calculs qui lui avaient prouvé que la force d’éjaculation était loin de suffire pour expliquer l’accélération orgasmique qu’elle observait toujours à cet instant. Il fallait certainement en trouver l’origine dans des spasmes musculaires des membres inférieurs ; l’effet était en tout cas magnifique et même un peu effrayant, comme s’ils étaient devenus de gros ballons de chair contraints à s’éloigner à l’instant du contact, à la suite d’une fuite d’air. Ils culbutaient et se carambolaient avant de se retrouver enfin l’un près de l’autre.

Bill sentit aussi que cela venait. Il sourit, et les lampes hydroponiques rendaient luminescentes ses dents mal plantées.


MESSAGE PUB/REL # 0056

12/05/25

VES SEIGNEUR DES ANNEAUX (NASA 447D, L5/1, A CONTRÔLE SPATIAL BASE HOUSTON-COPERNIC)

JONES, CIROCCO, MISCOM

POUR TRADUCTION & DIFFUSION IMMÉDIATE

DÉBUT :


Gaby a décidé de baptiser Thémis le nouveau satellite. Calvin est d’accord bien qu’ils soient arrivés à ce nom par des voies différentes.

Gaby se réfère à l’observation présumée de ce qui aurait été à l’époque une dixième lune de Saturne par William Henry Pickering – qui avait découvert Phébus, son satellite le plus extérieur – en 1905. Il l’avait nommée Thémis et personne ne l’a revue depuis.

Calvin souligne que cinq des satellites saturniens ont déjà été baptisés d’après les noms des Titans de la mythologie grecque (qui est son domaine de prédilection ; cf. MESSAGE PUB/REL # 0009, 3/1/24), tandis qu’un sixième a été nommé Titan. Thémis était un Titan, si bien que Calvin s’estime satisfait.

Thémis a des points communs avec l’astre qu’a cru voir Pickering mais Gaby doute qu’il l’ait effectivement observé. (Si c’était le cas, la paternité de la découverte lui échapperait. Mais pour être franc, il semble trop petit et trop pâle pour être observable même par les meilleurs télescopes lunaires.)

Gaby envisage une théorie cataclysmique pour la formation de Thémis : le résultat de la collision de Rhéa avec un astéroïde errant. Thémis pourrait être ce qui reste dudit astéroïde ou bien un fragment arraché à Rhéa elle-même.

Thémis s’annonce donc comme un passionnant défi pour « … la magnifique équipe d’imbéciles que vous connaissez bien maintenant, l’équipage du VES Seigneur des Anneaux. » Cirocco s’écarta du clavier, se croisa les bras derrière la tête et fit craquer ses phalanges. « Foutaises, grommela-t-elle. Et conneries. »

Les caractères verts scintillaient sur l’écran devant elle. Le bas étant encore vide.

C’était une part de son boulot qu’elle retardait toujours au maximum, mais il n’était plus possible d’ignorer le service de presse de la NASA. Thémis n’était selon toute apparence qu’un vulgaire tas de cailloux sans intérêt, mais les publicitaires avaient désespérément besoin d’une histoire à laquelle se raccrocher. Ce qu’il leur fallait également, c’était le facteur humain, de « l’information personnalisée », comme ils disaient. Cirocco faisait de son mieux mais sans pouvoir se plonger dans le genre de détail que désiraient les correspondants de presse. Ce qui n’avait d’ailleurs guère d’importance puisque ce qu’elle venait d’écrire serait monté, récrit, discuté en table ronde, bref cuisiné pour « humaniser » les astronautes.

Cirocco approuvait leur objectif. La majorité des gens se foutait du programme spatial. Ils sentaient que l’argent pouvait être mieux employé sur Terre, sur la Lune ou pour les bases L5[1] Pourquoi le déverser dans le gouffre perdu de l’exploration alors qu’on pouvait tirer tant de profits de programmes de type industriel, tels que la construction en orbite terrestre ? L’exploration était terriblement coûteuse, et Saturne n’avait rien d’autre à offrir qu’un tas de rochers et de vide.

Elle essayait de réfléchir à quelque nouveau moyen de justifier sa présence dans cette première mission d’exploration depuis onze ans lorsqu’un visage s’inscrivit sur l’écran. Ce pouvait être April, comme ce pouvait être August.

« Capitaine, désolée de vous déranger.

— Pas de problème. Je n’étais pas occupée.

— Nous avons ici quelque chose à vous montrer.

— J’arrive tout de suite. »

Elle se dit que ce devait être August. Cirocco s’était attachée à les différencier car en général les jumeaux n’aiment pas qu’on les confonde. Mais elle avait compris peu à peu qu’April et August s’en fichaient.

Mais April et August n’étaient pas des jumelles ordinaires.

Leur vrai nom était 15 April 02 Polo et 3 August 02 Polo. Celui qui était inscrit sur leurs tubes à essai respectifs et que les scientifiques qui avaient été leurs sages-femmes avaient couché sur leur certificat de naissance. Ce qui avait encore renforcé chez Cirocco l’opinion que les scientifiques devraient se voir interdire d’expérimenter sur des sujets qui vivent, respirent et pleurent. Susan Polo, leur mère, était morte depuis cinq ans lorsqu’elles naquirent et ne pouvait donc plus les protéger. Personne d’autre ne semblant enclin à les materner, elles n’avaient eu que leurs sœurs de clone et elles-mêmes en guise d’affection. August avait un jour confié à Cirocco que leur seul ami proche dans leur enfance avait été un singe rhésus au cerveau gonflé. On l’avait disséqué lorsque les gamines avaient sept ans.

« Je ne voudrais pas que ça paraisse trop barbare », avait dit August à cette occasion, c’était une nuit où l’on avait descendu pas mal de verres du vin de soya de Bill. « Ces scientifiques n’étaient pas des monstres. La plupart se comportaient comme des oncles et des tantes sympathiques. Nous avions à peu près tout ce que nous voulions. Je suis certaine que bon nombre d’entre eux nous aimaient. » Elle avait pris un nouveau verre. « Après tout, avait-elle conclu, nous avions coûté un paquet. »

Pour ce prix, les scientifiques avaient eu droit à cinq génies tranquilles et plutôt ombrageux, ce qui correspondait parfaitement à leurs desiderata. Cirocco doutait qu’ils eussent compté sur leur homosexualité incestueuse, mais selon elle ils auraient dû s’y attendre ; elle était aussi prévisible que leur Q.I. élevé. Elles étaient toutes des clones de leur mère, la fille d’une Philippine et d’un Américain d’ascendance japonaise. Susan Polo avait obtenu le prix Nobel de physique et était morte jeune.

Cirocco regarda August tandis qu’elle étudiait un cliché sur le banc cartographique. Elle était le portrait exact de sa célèbre mère lorsqu’elle était jeune : petite taille, cheveux d’un noir de jais, visage étroit, yeux sombres et sans expression. Cirocco n’avait jamais considéré, comme beaucoup de Blancs, que tous les Orientaux se ressemblent, mais les traits d’April et d’August restaient indéchiffrables. Leur peau avait la couleur du café avec beaucoup de crème mais sous l’éclairage rouge du module scientifique August paraissait presque noire.

Elle considéra Cirocco, l’air plus excité qu’à l’accoutumée.

Cirocco soutint son regard un moment puis baissa les yeux. Sur un tapis d’étoiles six lueurs minuscules formaient un parfait hexagone.

Cirocco regarda longuement le cliché.

« C’est le truc le plus dingue que j’aie jamais vu sur un cliché stellaire, concéda-t-elle. Qu’est-ce que c’est ? »

Gaby était harnachée à une chaise à l’autre extrémité du compartiment. Elle sirotait un tube de café.

« C’est la dernière vue de Thémis, dit-elle. Je l’ai prise il y a une heure avec mon équipement le plus sensible aidé d’un programme d’ordinateur pour compenser la rotation.

— Je suppose que cela répond à ma question, dit Cirocco. Mais qu’est-ce au juste ? »

Gaby ménagea une longue pause avant de répondre puis prit une nouvelle gorgée de café.

« Il est possible, répondit-elle, l’air rêveur et détaché, que plusieurs corps puissent orbiter autour d’un centre de gravité commun. En théorie. Personne ne l’a jamais observé. Cette configuration s’appelle une rosette. »

Cirocco attendit patiemment. Lorsque personne ne reprit la parole, elle grogna.

« Au beau milieu du système de Saturne ? Pendant cinq minutes, peut-être. Mais les autres lunes les perturberaient.

— C’est un point, admit Gaby.

— Et comment se seraient-elles formées ? Les probabilités contraires sont énormes.

— Autre point. »

April et Calvin venaient d’entrer. Calvin leva enfin les yeux.

« Personne ne va donc le dire ? Cette disposition n’est pas naturelle. Quelqu’un l’a provoquée. »

Gaby se frotta le front.

« Tu n’as pas encore tout entendu. J’ai braqué dessus un radar. Le signal m’a appris que Thémis avait un diamètre supérieur à 1300 kilomètres. Les chiffres de densité sont tout aussi tordus : Thémis serait de loin moins dense que l’eau. J’ai cru que les chiffres étaient faussés parce que je travaillais à la limite de mes équipements. Et puis j’ai eu la photo.

— Six corps ou un seul ? s’enquit Cirocco.

— Je ne puis être formelle. Mais tout penche pour un.

— Décris-le. Ce que tu crois en savoir. »

Gaby consulta la sortie d’imprimante, mais il était évident qu’elle n’en avait pas besoin : les chiffres étaient clairs dans son esprit.

« Thémis fait 1300 km de diamètre. Ce qui en fait la troisième lune de Saturne pour la taille, à peu près celle de Rhéa. Elle doit être absolument noire, hormis ces six points. C’est de loin l’albédo le plus bas de tout le système solaire, si cela vous intéresse. C’est également le moins dense. Il est fort possible qu’elle soit creuse et il y a de grandes chances qu’elle ne soit pas sphérique. Peut-être un disque, ou un tore – comme un beignet. En tout cas, elle semble tourner comme une assiette roulant sur la tranche ; un tour par heure. Le moment est suffisant pour que rien ne puisse tenir à sa surface : la force centrifuge y dépasserait la force de gravité.

— Mais si elle est creuse et qu’on se trouve à l’intérieur… » Cirocco avait les yeux fixés sur Gaby.

« À l’intérieur, si jamais elle était creuse, la gravité équivaudrait à un quart de G. »

Cirocco considéra la question suivante et Gaby ne put soutenir son regard.

« Nous nous en approchons de jour en jour. La visibilité ne pourra que s’améliorer. Mais je ne puis dire quand je serai certaine de tout ceci. »

Cirocco se dirigea vers la porte. « Il va falloir que je transmette ce que tu as.

— Mais aucune théorie, d’accord ? » lui lança Gaby. C’était bien la première fois que Cirocco la voyait si mécontente de ce qu’elle avait trouvé dans un télescope. « Ou du moins, ne me l’attribue pas.

— Aucune théorie, reconnut Cirocco. Les faits seuls devraient largement suffire. »

Загрузка...