Chapitre 4.

Il n’y avait pas de lumière.

Ce simple fragment d’information négative était une chose à laquelle s’accrocher. Prendre conscience que ces ténèbres envahissantes étaient le résultat de l’absence d’une chose appelée lumière lui avait coûté plus qu’elle n’aurait cru possible, à l’époque où le temps était formé d’instants consécutifs, tels des perles sur un fil. Maintenant les perles s’éparpillaient entre ses doigts. Elles se réarrangeaient en un pastiche de causalité.

Toute chose nécessite un contexte. Pour que l’obscurité fût signifiante, il fallait le souvenir de la lumière. Ce souvenir s’évanouissait.

Cela s’était déjà produit auparavant et se reproduirait encore. Parfois, il y avait un nom pour identifier cette conscience désincarnée. Le plus souvent, seule subsistait cette conscience.

Elle était dans le ventre de la bête.

(Quelle bête ?)

Elle ne pouvait s’en souvenir. Cela lui reviendrait. C’est ce qui se produisait en général si elle attendait suffisamment longtemps. Et il était facile d’attendre. Ici les millénaires équivalaient aux millisecondes. L’édifice stratifié du temps n’était plus que ruine.

Son nom était Cirocco.

(Qu’est-ce qu’un sirocco ?)

« Sir-roc-o. C’est un vent brûlant du désert, ou un vieux modèle de Volkswagen. M’man ne m’a jamais dit lequel elle avait en tête. » Telle avait été sa réponse usuelle. Elle se voyait en train de la dire, pouvait presque sentir des lèvres intangibles Prononcer ces mots sans signification.

« Appelez-moi capitaine Jones. »

(Capitaine de quoi ?)

Du VES Seigneur des Anneaux, VES pour vaisseau d’exploration spatiale, en route pour Saturne avec un équipage de sept personnes. L’une d’elles était Gaby Plauget…

(Qui est…)

… et… et aussi… Bill…

(Quel était ce nom déjà ?)

Elle l’avait sur le bout de la langue. Une langue était une chose charnue, douce… Cela se trouvait dans la bouche, qui était…

Elle le savait il y a un instant. Mais qu’était un instant ?

Quelque chose en rapport avec la lumière. Quoi que ce fût.


Il n’y avait pas de lumière. Était-elle là auparavant ? Oui, sûrement, mais qu’importe, accroche-toi à ceci, ne laisse pas cette idée t’échapper. Il n’y avait pas de lumière, ni rien d’autre non plus. Mais qu’était rien d’autre ?

Ni goût. Ni odeur. Ni sens du toucher. Ni perception kinesthésique d’un corps. Pas même une sensation de paralysie.

Cirocco ! Elle s’appelait Cirocco.

Le Seigneur des Anneaux. Saturne. Thémis. Bill.

Tout lui revint d’un coup, comme si elle le revivait l’espace d’une seconde. Elle crut devenir folle sous le déferlement des impressions et avec cette pensée lui revint un autre souvenir, plus récent. Cela s’était déjà produit. Elle s’était souvenue, et tout avait disparu. Elle était devenue folle, bien des fois.

Elle savait que sa prise était ténue, mais elle n’avait que cela. Elle savait où elle se trouvait et connaissait la nature du problème.

Le phénomène avait été exploré au siècle précédent. Mettez un homme dans une combinaison de néoprène, bandez-lui les yeux, attachez ses bras et ses jambes pour l’empêcher de se toucher, éliminez tous les bruits de son environnement et laissez-le flotter dans l’eau tiède. L’apesanteur est encore préférable. On peut raffiner en l’alimentant par intraveineuse et en supprimant les odeurs mais cela n’est à vrai dire pas nécessaire.

Les résultats sont surprenants. Bon nombre de sujets initiaux avaient été des pilotes d’essai – des gens sensés, équilibrés, sûrs d’eux-mêmes. Vingt-quatre heures de privation sensorielle en faisaient des enfants malléables. Des périodes plus longues s’avéraient très dangereuses. L’esprit éliminait progressivement les rares distractions : le battement du cœur, l’odeur du néoprène, la pression de l’eau.

Cirocco était familiarisée avec les tests. Son entraînement avait inclus douze heures de privation sensorielle. Elle savait qu’elle devrait être capable de trouver sa respiration, si elle cherchait assez longtemps. C’était une chose qu’elle pouvait maîtriser ; au rythme irrégulier si elle en décidait ainsi. Elle essaya de respirer rapidement, essaya de tousser. Elle ne sentit rien.

La pression, alors. Si quelque chose l’entravait, il devrait être possible de bander ses muscles pour y résister, ne serait-ce que pour sentir qu’elle était maintenue, même en douceur. Muscle par muscle, isolant chacun d’entre eux, visualisant leurs ligaments, leur position, elle essaya de les mouvoir. Un frémissement des lèvres lui aurait suffi : pour lui prouver qu’elle n’était pas – comme elle commençait à le craindre – morte.

Elle écarta cette idée. Tandis qu’elle conservait cette crainte normale de la mort, synonyme de la fin de toute conscience, elle entrevoyait maintenant quelque chose d’infiniment pire. Et si l’on ne mourait pas, jamais ?

Si la disparition du corps laissait ceci, derrière lui ?

Il pourrait exister une vie éternelle, une vie passée dans une éternelle absence de sensation.

La folie commençait à devenir attrayante.

Ses tentatives de mouvement se soldèrent par un échec. Elle abandonna et se mit à fouiller dans ses souvenirs les plus récents, espérant déterrer la clé de sa situation présente parmi ses ultimes secondes de conscience à bord du Seigneur des Anneaux. Elle en aurait ri, si elle avait pu localiser les muscles pour ce faire. Si elle n’était pas morte, c’est qu’alors elle était prise au piège dans les entrailles d’une bête assez grosse pour engloutir son vaisseau avec tout l’équipage.

Rapidement, cette idée aussi lui apparut attrayante. S’il était exact qu’elle avait bien été dévorée et restait toutefois plus ou moins en vie, c’est qu’alors la mort restait encore à venir. Tout plutôt que cette éternité cauchemardesque dont l’immense futilité se dévidait à présent devant elle.

Elle découvrit qu’il était possible de pleurer sans avoir de corps. Sans larmes ni sanglots, sans brûlure dans la gorge, Cirocco pleura, désespérée. Elle redevint une enfant perdue dans l’obscurité, gardant sa blessure cachée au fond d’elle-même. Elle sentit que son esprit revenait, l’accueillit ; et se mordit la langue.

Le sang tiède emplit sa bouche. Elle y nagea avec l’avidité et la crainte désespérée d’un petit poisson au sein d’une étrange mer salée. Elle était un ver aveugle, une simple bouche garnie de dents dures et rondes, avec une langue gonflée cherchant à saisir ce merveilleux goût du sang qui s’évanouissait peu à peu.

Sans hésiter, elle se mordit à nouveau et fut récompensée par une fraîche goulée de rouge. Peut-on sentir le goût d’une couleur ? Elle s’interrogea. Mais quelle importance ? Elle avait mal, et c’était merveilleux.

La douleur la projeta dans le passé. Elle leva le visage du tableau de bord aux cadrans brisés, parmi les débris de pare-brise du petit avion ; elle sentait le vent geler le sang dans sa bouche. Elle s’était mordu la langue. Elle porta la main à ses lèvres et deux dents maculées de rouge tombèrent. Elle les regarda sans comprendre d’où elles avaient pu venir. Des semaines plus tard, à sa sortie de l’hôpital, elle les retrouva dans la poche de sa parka. Elle les plaça dans une boîte sur sa table de nuit pour les fois où elle se réveillait avec à ses oreilles le doux murmure de la brise mortelle. Le deuxième moteur est en rideau et il n’y a que de la neige et des arbres là-dessous. Elle prenait la boîte et la secouait. J’ai survécu.

Mais c’était il y a longtemps, se souvint-elle.

… tandis que son visage l’élançait. Ils lui enlevaient ses bandages. Très cinématographique. Manque de pot, je ne peux pas le voir. Visages rassemblés qui attendent – la caméra les cadre rapidement –, la gaze sale qui tombe auprès du lit, se dévidant en couches successives – et alors :… mais… mais docteur… elle est superbe.

Mais elle ne l’était pas. Ils lui avaient dit à quoi s’attendre.

Deux cocards monstrueux et la peau boursouflée, écarlate. Les traits étaient intacts, elle n’avait pas de cicatrices mais n’était pas plus belle qu’avant. Le nez ressemblait toujours vaguement à une lame de couteau, et alors ? Il n’avait pas été brisé et son orgueil lui interdisait de le faire changer pour de simples raisons d’esthétique.

(En privé, elle haïssait ce nez et restait persuadée que c’était à cause de lui et à cause de sa haute taille qu’elle avait obtenu le commandement du Seigneur des Anneaux. Il y avait eu des pressions pour qu’on sélectionne une femme mais ceux qui prenaient la décision ne seraient pas allés jusqu’à confier à une petite minette le commandement d’un astronef coûteux.)

Un astronef coûteux.

Cirocco, tu recommences à divaguer. Mords-toi la langue.

Ce qu’elle fit. Elle perçut le goût du sang – et vit le lac gelé se ruer vers elle, sentit son visage s’écraser contre le tableau de bord, releva la tête du verre brisé qui se mit aussitôt à dégringoler dans un puits sans fond. Sa ceinture la maintenait suspendue au-dessus des abysses. Un corps glissa parmi les décombres et elle essaya de saisir sa botte…

Elle se mordit encore, avec force, et sentit dans sa main quelque chose. Une éternité s’écoula et elle sentit quelque chose contre son genou. Elle rassembla les deux sensations et comprit qu’elle venait de se toucher.


Elle s’offrit une orgie solitaire et glissante dans l’obscurité. Elle délirait d’amour pour ce corps qu’elle redécouvrait maintenant. Elle se pelotonna, mordit et lécha tout ce qui était à portée tandis que ses mains pinçaient et tiraient. Elle était imberbe et douce, lisse comme une anguille.

Un liquide épais, presque gélifié, s’immisça dans ses narines lorsqu’elle essaya de respirer. Ce n’était pas déplaisant ; ni même effrayant une fois l’habitude prise.

Et il y avait un bruit. Une basse lente, qui devait être le battement de son cœur.

Aussi loin qu’elle s’étirât, elle ne pouvait toucher que son corps. Elle tenta bien de nager un moment, mais sans pouvoir dire si elle avançait.

Alors qu’elle s’interrogeait sur la conduite à tenir, elle s’endormit.


L’éveil était un processus incertain, progressif. Pendant un moment elle ne sut si elle rêvait ou si elle était consciente. Et se mordre n’y changeait rien. On peut bien rêver d’une morsure, pas vrai ?

À propos, comment pouvait-elle dormir en un moment pareil ?

Et maintenant qu’elle y repensait elle n’était plus sûre du tout d’avoir dormi. Cela commençait à devenir plutôt problématique, s’aperçut-elle : les différences entre les états de conscience s’avéraient infimes lorsque existaient si peu de sensations pour leur donner corps. Sommeil, rêve, rêve éveillé, lucidité, démence, éveil, assouplissement ; elle n’avait aucun contexte pour leur offrir une signification.

Elle pouvait entendre sa terreur à l’accélération des battements de son cœur. Elle allait devenir dingue, et elle le savait. Pour lutter contre cela, elle s’agrippa avec ténacité à la personnalité qu’elle avait reconstruite à partir de ce tourbillon de démence.

Nom : Cirocco Jones. Age : trente-quatre. Race : pas noire, mais pas blanche non plus.

Elle était sans patrie, légalement américaine mais en réalité membre de cette tierce culture déracinée issue des grandes firmes multinationales. Sur la Terre, toute ville de quelque importance avait son ghetto yankee avec ses petites chapelles, ses collèges britanniques et sa restauration express. Cirocco avait vécu dans la plupart d’entre eux. C’était la vie d’un mioche de l’armée, moins la sécurité.

Sa mère était célibataire. Elle était ingénieur-conseil et travaillait souvent pour les compagnies pétrolières. Elle n’avait pas désiré d’enfant mais c’était sans compter avec le gardien de prison arabe. Il l’avait violée lors de sa capture à la suite d’un incident de frontière entre l’Irak et l’Arabie saoudite. Pendant que l’ambassadeur de la Texaco négociait sa libération, Cirocco était née. On avait entre-temps semé quelques têtes nucléaires dans le désert et l’incident de frontière s’était mué en guerre éclair lorsque les troupes iraniennes et brésiliennes avaient repris la prison. Avec la modification de l’équilibre politique, la mère de Cirocco s’était orientée vers Israël. Cinq ans plus tard, elle avait un cancer des poumons – conséquence des retombées. Elle avait passé les quinze années suivantes à subir un traitement à peine moins douloureux que sa maladie.

Cirocco avait grandi comme un échalas, avec sa mère pour seule compagne. Elle découvrit les Etats-Unis lorsqu’elle avait douze ans. À l’époque, elle savait lire et écrire ce qui lui évita les ravages du système éducatif américain. Quant à son développement émotionnel, c’était une autre affaire. Elle ne se liait pas facilement mais restait d’une loyauté farouche envers ses quelques amis. Sa mère avait des idées arrêtées sur l’éducation d’une jeune fille, ce qui incluait aussi bien le maniement des armes et le karaté que la danse et les leçons de chant. Extérieurement, elle ne manquait pas d’assurance. Elle seule savait combien elle était vulnérable et terrifiée derrière cette carapace. C’était son secret – si bien gardé qu’elle berna les psychologues de la NASA qui lui confièrent le commandement d’un vaisseau.

Et qu’y avait-il de vrai là-dedans, se demanda-t-elle. Inutile ici de mentir. Oui, la responsabilité du commandement la terrorisait. Peut-être que tous les chefs, en secret, n’étaient pas sûrs d’eux-mêmes et savaient au tréfonds de leur esprit qu’ils ne méritaient pas la responsabilité qui leur était échue. Mais ce n’était pas là le genre de question à poser. Et si les autres n’avaient pas la trouille, eux ? Alors, votre secret était éventé.

Elle en vint à se demander comment elle en était arrivée à commander un vaisseau si ce n’était pas ce qu’elle désirait. Mais que désirait-elle, réellement ?

Je voudrais sortir d’ici, essaya-t-elle de dire. Je voudrais qu’il se Passe quelque chose.


Et voici qu’il se passa effectivement quelque chose.

Elle sentit un mur sous sa main gauche. Peu après, elle en découvrit un autre avec la droite. Des parois chaudes, douces, élastiques, exactement comme elle s’imaginait être une paroi stomacale. Elle les sentait bouger sous ses doigts.

Et elles commencèrent à se rapprocher. Elle se trouva logée, la tête la première, dans un tunnel inégal. Les parois se mirent à se contracter. Pour la première fois, elle se sentit claustrophobe. Jusqu’alors, les espaces confinés ne l’avaient jamais troublée.

Les parois puisaient et se ridaient, la poussant vers l’avant jusqu’à ce qu’enfin sa tête émerge dans la fraîcheur. Elle était coincée dans un orifice rugueux ; le fluide lui encombrait les poumons et elle toussa, inhala, sentit sa bouche s’emplir de saletés. Elle toussa encore en recrachant du fluide mais cette fois-ci ses épaules étaient dégagées et elle put lever la tête dans l’obscurité pour inspirer librement. Elle haleta, cracha et se mit à respirer par le nez.

Ses bras se libérèrent, puis ses hanches, et elle s’attaqua au matériau spongieux qui l’emprisonnait. Cela sentait ces jours d’enfance passés dans un sous-sol de terre battue, dans cet espace frais et confiné où les adultes ne viennent que pour réparer la plomberie. Lorsqu’on a neuf ans et qu’on creuse dans la poussière.

Elle dégagea une jambe, puis l’autre et reprit son souffle, la tête courbée, cachée dans la poche d’air formée par ses bras et son torse. Elle respirait par spasmes humides.

La terre s’effritait derrière son cou pour rouler le long de son corps en emplissant peu à peu l’espace libre. Elle était enterrée mais vivante. Maintenant il fallait creuser mais elle ne pouvait se servir de ses bras.

Luttant contre la panique, elle poussa avec les jambes. Les muscles de ses cuisses se nouèrent, ses articulations craquaient mais elle sentit céder la masse au-dessus d’elle.

Sa tête jaillit à l’air et à la lumière. Haletant et crachant, elle déterra un bras puis l’autre et s’agrippa à ce qui ressemblait à de l’herbe mouillée. Elle rampa à quatre pattes hors du trou et s’effondra. Les doigts enfoncés dans la terre bénie elle s’endormit en pleurant.


Cirocco n’avait pas envie de se lever. Elle résistait en faisant semblant de somnoler. Lorsqu’elle sentit le contact de l’herbe s’effacer et l’obscurité revenir elle ouvrit brusquement les yeux.

À quelques centimètres devant son nez s’étendait un tapis vert pâle fort semblable à du gazon. Du genre de celui qu’on ne rencontre que sur les greens des meilleurs terrains de golf. Il en avait l’odeur. Mais il était plus chaud que l’air environnant, sans qu’elle puisse l’expliquer. Après tout, ce n’était peut-être pas de l’herbe.

Elle passa la main dessus et renifla encore. Mettons que ce soit de l’herbe.

Elle s’assit et remarqua un cliquetis métallique : un anneau brillant encerclait son cou ; elle en avait d’autres, plus petits, aux bras et aux jambes. Tout un tas d’objets bizarres pendaient du collier, retenus par des fils. Elle l’ôta en se demandant où elle l’avait déjà vu auparavant.

Se concentrer était bizarrement difficile. L’objet qu’elle avait dans la main était si complexe, si varié ; c’en était trop pour son esprit morcelé.

C’était son scaphandre, débarrassé de son plastique et des joints en caoutchouc. N’avait subsisté que le métal.

Elle fit un tas de ces débris et ne remarqua qu’alors à quel point elle était nue. Sous la couche de poussière son corps était totalement glabre. Même ses sourcils avaient disparu. Inexplicablement, elle en conçut de la tristesse.

Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.

Cirocco ne pleurait pas facilement, ni souvent. Ce n’était pas son genre. Mais après un long moment elle se dit qu’elle savait enfin qui elle était.

Maintenant elle pouvait chercher elle était.


Une demi-heure après peut-être, elle se sentit prête à partir. Mais cette décision soulevait une douzaine de questions : Partir, oui, mais pour où ?

Elle avait eu l’intention d’explorer Thémis mais c’était lorsqu’elle avait un vaisseau spatial et disposait des ressources technologiques de son cocon terrestre.

Elle n’avait plus maintenant que son corps nu et quelques débris de métal.

Elle était dans une forêt tapissée d’herbe et composée d’une essence d’arbre unique. Elle les appelait des arbres en appliquant le même raisonnement que pour l’herbe un peu plus tôt. Si l’objet fait dix-sept mètres de haut, possède un tronc cylindrique et brun avec au sommet ce qui peut ressembler à des feuilles, alors c’est un arbre. Ce qui n’excluait pas qu’il puisse la dévorer avec entrain à la première occasion.

Il fallait qu’elle ramène ses inquiétudes à un niveau raisonnable. Éliminer les choses auxquelles on ne peut rien, ne pas trop s’inquiéter de celles auxquelles on ne peut pas grand-chose. Et se rappeler qu’en usant de la prudence que semble dicter la logique on meurt de faim dans une caverne.

L’air était dans la première catégorie. Il pouvait contenir un poison.

« Alors cesse immédiatement de respirer ! » dit-elle à haute voix. Parfait. Au moins semblait-il pur ; et elle ne toussait pas.

Pour l’eau, elle n’y pouvait pas grand-chose. Il faudrait bien qu’elle en vienne à en boire un peu, à supposer qu’elle en trouve – ce qui venait en tête de liste dans ses priorités. Une fois qu’elle en aurait découvert elle pourrait peut-être faire du feu pour la faire bouillir. Sinon elle la boirait, microbes compris.

Venait ensuite la nourriture, qui la préoccupait plus que tout. Même si rien dans les environs ne s’apprêtait à la manger, elle n’avait aucun moyen de savoir si ce qu’elle mangerait, elle, ne serait pas empoisonné. Ou pas plus nutritif que de la cellulose.

Si cela ne suffisait pas, restait le risque calculé. Mais comment calculer un risque lorsqu’un arbre peut fort bien ne pas en être un ?

D’ailleurs ils ne ressemblaient pas tant que ça à des arbres : les troncs avaient l’aspect du marbre poli. Les hautes branches étaient parallèles au sol ; elles s’étendaient sur une distance précise avant de se couder à angle droit. Au-dessus, les feuilles étaient plates, semblables à des nénuphars de trois à quatre mètres de diamètre.

Où était la prudence excessive et où était la témérité ? Il n’y avait pas de guide explicatif et les dangers n’étaient pas annoncés. Mais si elle ne faisait pas quelques suppositions elle ne pourrait pas bouger et il fallait qu’elle bouge. Elle commençait à avoir faim.

Elle prit sa résolution et se dirigea vers l’arbre le plus proche. Elle le claqua du plat de la main. Il resta immobile, suprêmement indifférent.

« Rien qu’un arbre tout bête. »

Elle examina le trou d’où elle avait émergé.

C’était une déchirure brune au milieu de l’étendue d’herbe. Autour, quelques mottes retournées retenues par des radicelles duveteuses. Le trou lui-même n’avait qu’un demi-mètre de profondeur ; les rebords en s’effritant l’avaient partiellement comblé.

« Quelque chose a essayé de me manger, dit-elle. Quelque chose qui a dévoré tous les matériaux organiques de ma combinaison, et tout mon système pileux et qui a excrété ici tout le reste. Moi compris. » Au passage, elle nota sans déplaisir que la chose l’avait classée parmi les excréments.

Cette bête était un sacré morceau. Ils savaient que la partie extérieure du tore – le sol sur lequel elle était assise – faisait trente kilomètres de haut. Et cette chose était assez gigantesque pour happer le Seigneur des Anneaux alors qu’il orbitait à 400 kilomètres de distance. Elle avait passé un long moment dans ses entrailles et pour une raison quelconque s’était avérée indigeste. Et l’être l’avait rejetée par le sol, ici même.

Ça ne tenait pas debout : s’il pouvait manger le plastique, pourquoi pas elle ? Les commandants de bord étaient-ils trop coriaces ?

L’être avait dévoré tout l’astronef, des morceaux aussi grands que le module propulseur, d’autres de la taille d’éclats de verre, et d’autres qui étaient des silhouettes tournoyantes en combinaison spatiale au casque fracassé…

« Bill ! » Elle était debout, chaque muscle de son corps tendu. « Bill ! Je suis ici, ici ! Vivante ! Où es-tu ? »

Elle se frappa le front de la main. Si seulement elle pouvait s’extraire de la gangue de boue qui lui ralentissait l’esprit. Elle n’avait pas oublié l’équipage mais jusqu’à maintenant elle ne l’avait pas raccordé à cette Cirocco qui venait de renaître, glabre et nue sur le sol tiède.

« Bill ! » cria-t-elle encore. Elle tendit l’oreille, puis s’effondra, les jambes repliées. Elle arracha des touffes d’herbe.

Réfléchis. Il est à présumer que la créature l’aura traité comme un autre vulgaire débris. Oui mais il était blessé.

Elle aussi, maintenant qu’elle y repensait. Elle examina ses cuisses et n’y découvrit même pas la marque d’un bleu. Ça ne voulait rien dire. Elle pouvait aussi bien avoir passé cinq ans que cinq mois à l’intérieur de la créature.

Tous les autres pouvaient arriver et se faire recracher par le sol à n’importe quel moment. Quelque part là-dessous, à environ un mètre cinquante de profondeur, se trouvait sans doute l’orifice excréteur de cette créature. Si elle attendait et si la chose n’avait pas plus de goût pour les êtres humains qu’elle n’en avait eu pour le spécimen nommé Cirocco, ils pourraient à nouveau se retrouver.

Elle s’assit pour les attendre.


Une demi-heure plus tard (ou bien n’était-ce que dix minutes ?) cela lui parut absurde : la créature était gigantesque. Elle avait englouti le Seigneur des Anneaux comme un carré de chocolat. Elle devait s’étendre sous une grande partie du sol de Thémis et rien ne permettait d’affirmer que ce seul orifice absorbât tout le trafic. Il pouvait y en avoir d’autres, répartis dans toute la campagne.

Peu après, elle songea à autre chose. Ils arrivaient, éloignés les uns des autres, mais ils arrivaient et elle en était heureuse. Mais sa pensée était simple : elle avait faim, elle avait soif, et elle était crasseuse. Ce qu’elle désirait avant tout, c’était de l’eau.

Le paysage était en pente douce. Elle aurait voulu parier qu’un ruisseau courait quelque part en contrebas.

Elle se redressa et fouilla du bout du pied le tas de débris métalliques. Cela faisait trop à porter mais c’était tout ce qu’elle avait en guise d’outil. Elle saisit l’un des bracelets les plus petits, puis s’empara du collier qui naguère formait la base de son casque. Les composants électroniques brimbalaient encore autour.

C’était peu, mais il faudrait faire avec. Elle passa le large anneau à son épaule et commença à descendre la colline.


* * *

La mare était alimentée par une cascade de deux mètres en provenance d’un torrent qui serpentait dans une petite vallée. Les grands arbres en surplomb lui masquaient la vue du ciel. Debout sur un rocher près de la rive, elle essayait d’estimer la profondeur de la mare et songeait à y sauter.

Elle ne fit qu’y songer : l’eau était claire mais comment savoir ce qui pouvait s’y cacher ? Elle franchit d’un saut l’escarpement d’où se jetait la cascade. C’était facile avec un quart de G. En quelques pas, elle avait rejoint une plage de sable.

L’eau était chaude, douce, bouillonnante. C’était de loin ce qu’elle avait goûté de meilleur dans sa vie. Elle but tout son saoul, puis s’aspergea et se récura avec du sable, l’œil aux aguets : les trous d’eau sont lieux à surveiller avec précaution. Lorsqu’elle eut terminé, elle se sentit raisonnablement humaine pour la première fois depuis son éveil. Elle s’assit sur la grève humide, les pieds dans l’eau.

Elle était plus fraîche que l’air ou le sol mais toutefois d’une chaleur surprenante pour ce qui semblait être un torrent glaciaire. Puis elle se rendit compte que c’était logique si Thémis était chauffée comme ils l’avaient supposé, par en dessous. Le soleil au niveau de l’orbite de Saturne n’aurait pas procuré une chaleur suffisante mais les voiles triangulaires étaient maintenant sous ses pieds et leur rôle était sans doute de capter et d’emmagasiner la chaleur solaire. Elle imagina de gigantesques rivières souterraines d’eau brûlante courant à quelques centaines de mètres sous le sol.

Se déplacer semblait la prochaine étape inscrite au programme mais dans quelle direction ? Droit devant : on pouvait éliminer. Sur l’autre berge, le sol montait à nouveau. Vers l’aval, la marche devrait être plus facile et la conduirait bientôt vers les plaines.

« Décisions, décisions », grommela-t-elle.

Elle considéra le tas de débris métalliques qu’elle avait transportés durant toute la… la quoi ? la matinée ? l’après-midi ? Impossible de mesurer ainsi le temps. On ne pouvait ici parler que de temps écoulé et elle n’en avait aucune notion.

Elle avait toujours le collier du casque à la main. Ses sourcils se froncèrent tandis qu’elle l’examinait plus attentivement.

Sa combinaison avait contenu une radio. Certes il était impossible qu’elle eût traversé l’épreuve intacte, mais – tant pis – elle se mit à fouiner et dénicha ce qu’il en subsistait : une pile minuscule et les restes d’un interrupteur, allumé. Point final. La majeure partie de l’appareil étant composée de métal et de plaquettes de silicone, elle avait gardé un rayon d’espoir.

Elle regarda encore. Où était le haut-parleur ? Ce devait être un petit cône métallique – seul reste d’un casque d’écoute. Elle le découvrit et le porta à l’oreille.

« … cinquante-huit, cinquante-neuf, neuf mille trois cent soixante… »

« Gaby ! » Elle s’était mise debout et hurlait, mais la voix familière poursuivait son décompte, imperturbable. Cirocco s’agenouilla sur le rocher pour étaler d’une main tremblante les débris de son casque, tenant toujours l’écouteur à l’oreille tandis qu’elle triait parmi les composants. Elle trouva le minuscule laryngophone.

« Gaby, Gaby, réponds s’il te plaît. Est-ce que tu m’entends ?

— … quatre-vingts – Rocky ! Est-ce toi, Rocky ?

— C’est moi. Où… où est… » Elle se força au calme, déglutit avant de poursuivre : « Est-ce que ça va ? As-tu vu les autres ?

— Oh, capitaine. C’était épouvantable… » Sa voix se brisa et Cirocco l’entendit sangloter. Puis Gaby déversa un flot de paroles incohérentes : comme elle était heureuse d’entendre la voix de Cirocco, comme elle s’était sentie seule, comment elle avait cru demeurer la seule survivante avant d’écouter sa radio et d’y entendre des voix.

« Des voix ?

— Oui, il y en a au moins un autre de vivant, à moins que ce ne soit toi qui pleurais.

— Je… diantre, j’ai pleuré un bon moment. C’était peut-être ma voix.

— Je ne crois pas, dit Gaby. Je suis presque sûre que c’est Gene. Il chante aussi, des fois. Rocky, c’est si bon d’entendre ta voix.

— Je sais. C’est bon d’entendre la tienne. » Elle se força encore à prendre une profonde inspiration, à desserrer son étreinte sur l’arceau du casque. Gaby avait repris son contrôle mais elle était pour sa part au bord de l’hystérie. Et elle n’aimait pas ça.

« Ce qui m’est arrivé ! poursuivait Gaby. J’étais morte, capitaine, j’étais au ciel et je ne suis même pas croyante ; pourtant j’y étais…

— Gaby, calme-toi. Ressaisis-toi. »

Silence, ponctué de reniflements.

« Je crois que ça va aller maintenant. Désolée.

— C’est bon. Si tu as traversé la même chose que moi, je te comprends parfaitement. Bon, maintenant où es-tu ? »

Une pause, puis un gloussement. « Il n’y a pas de plaques de rue dans le coin, dit Gaby. C’est un canyon, pas très profond. Encombré de rochers avec un torrent au fond. Avec ces drôles d’arbres sur les berges.

— Ça ressemble pas mal à l’endroit où je me trouve. » Mais quel canyon ? s’interrogea-t-elle. « Dans quel sens vas-tu ? Tu comptais tes pas ?

— Ouais. Vers l’aval. Si je pouvais sortir de cette forêt je verrais la moitié de Thémis.

— C’est ce que j’ai pensé, moi aussi.

— Il nous faudrait juste un ou deux points de repère pour voir si nous sommes dans le même coin.

— C’est ce qu’il me semblait : sinon nous ne pourrions pas nous entendre. »

Gaby ne répondit pas et Cirocco comprit son erreur.

« C’est vrai : la transmission à vue.

— Exact. Ces radios ont une grande portée. Et ici l’horizon se courbe vers le haut.

— J’y croirais plus si je pouvais le voir. Là où je suis on pourrait se croire dans la forêt enchantée de Disney World en fin de soirée.

— Disney aurait fait un meilleur boulot, remarqua Gaby. Il y aurait plus de détails et des monstres sortiraient de derrière les arbres.

— Ne parle pas de ça. Tu en as vu ?

— Un ou deux insectes, à ce que je crois.

— J’ai vu un banc de petits poissons. Ils ressemblaient à des poissons. Oh, à propos : ne va pas dans l’eau. Ils pourraient être dangereux.

— Je les ai vus. Après être entrée dans l’eau. Mais ils n’ont rien fait.

— As-tu noté quelque trait remarquable dans le paysage ? Quelque chose d’inhabituel ?

— Quelques cascades. Deux arbres abattus. »

Cirocco jeta un œil alentour et décrivit la mare et la cascade. Gaby lui répondit qu’elle avait traversé plusieurs coins analogues. Ce pouvait être le même torrent mais rien ne permettait de l’affirmer.

« Bien, reprit Cirocco. Voici ce que nous allons faire : dès que tu trouves un rocher orienté vers l’amont, fais une marque dessus.

— Comment ?

— Avec une autre pierre. » Elle en trouva une de la taille du poing et attaqua le rocher sur lequel elle était assise. Elle y grava un grand C. Impossible de se méprendre sur son origine artificielle.

« Je suis en train de le faire.

— Recommence tous les cent mètres environ. Si nous sommes sur la même rivière, nous devons nous suivre et celle qui est en tête peut attendre que l’autre la rattrape.

— Ça me paraît bon. Euh… Rocky, combien de temps durent ces piles ? »

Cirocco fit une grimace et se frotta le front.

« Peut-être un mois, en service. Mais cela peut dépendre du temps que nous avons passé… à l’intérieur, tu vois ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et toi ?

— Non. As-tu des cheveux ?

— Pas un poil. » Elle se passa la main sur le crâne et nota qu’il lui semblait moins lisse. « Mais ça repousse. »

Cirocco descendait la vallée, tenant l’écouteur et le micro pour qu’elles puissent continuer leur conversation.

« J’ai encore plus faim lorsque j’y pense, dit Gaby. Et c’est à cela que je pense en ce moment. As-tu aperçu ces petites baies ? »

Cirocco regarda autour d’elle mais ne vit rien de tel.

« Elles sont jaunes et à peu près de la taille du pouce. J’en ai une dans la main. Elle est molle et translucide.

— Tu vas la manger ? »

Il y eut une pause. « C’est la question que j’allais te soumettre.

— Il va bien nous falloir essayer tôt ou tard. Peut-être qu’une seule ne suffira pas à te tuer.

— Juste me rendre malade », et elle rit. « Celle-ci cède sous la dent. Il y a une gelée épaisse à l’intérieur. On dirait du miel avec un arrière-goût de menthe. Cela fond dans la bouche. Ça y est. La peau est moins sucrée mais je vais la manger quand même. C’est peut-être le seul élément nutritif. »

Et encore, se dit Cirocco. Il n’y avait aucune raison pour que ce fruit pût les nourrir. Elle était contente que Gaby ait décrit avec un tel luxe de détails ses sensations en mangeant la baie, mais elle en savait la raison : les équipes de déminage employaient la même technique. L’un restait à l’écart tandis que l’autre décrivait ses moindres gestes à la radio. Si la bombe explosait le survivant était averti pour la fois suivante.

Lorsqu’elles eurent jugé qu’il s’était écoulé un délai raisonnable sans effet négatif, Gaby se mit à manger d’autres baies. Peu après, Cirocco en découvrit également. Elles lui parurent presque aussi bonnes que ses premières gorgées d’eau.


« Gaby, je ne tiens presque plus sur mes pieds. Je me demande depuis combien de temps nous sommes debout. » Il y eut un long silence et elle dut renouveler son appel. « Hm ? Oh ! salut ! Qu’est-ce que je fais ici ? » Elle semblait légèrement ivre.

Cirocco fronça les sourcils. Où ça, ici ? Gaby, que se passe-t-il ?

— Je me suis assise une minute pour me reposer les jambes. J’ai dû m’endormir.

— Tâche de te réveiller suffisamment pour trouver une bonne place pour ça. » De son côté, elle cherchait déjà. Voilà qui allait poser un problème : aucun endroit ne semblait satisfaisant. Et elle savait que la plus mauvaise idée était de se coucher seule en terrain inconnu. La seule chose pire serait de vouloir rester debout plus longtemps.

Elle s’avança un peu sous les arbres et s’émerveilla de la douceur de l’herbe sous ses pieds nus. Tellement plus agréable que les rochers. Elle s’y assiérait bien une minute.


Elle s’éveilla dans l’herbe, se rassit vivement et observa les alentours. Pas un mouvement.

Sur une étendue d’un mètre, tout autour de l’endroit où elle avait dormi, l’herbe avait viré au brun, séchée comme du foin.

Elle se redressa et posa le regard sur un gros rocher. Elle s’en était approchée par l’aval tandis qu’elle cherchait un endroit où dormir. Elle le contourna et découvrit sur son autre face une grande lettre G.

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