Chapitre 5.

Gaby voulut absolument faire demi-tour. Cirocco ne protesta pas ; cela lui parut raisonnable mais elle n’aurait jamais pu le lui suggérer.

Elle suivit le courant et rencontra souvent les marques laissées par Gaby. À un endroit elle dut quitter la berge sablonneuse et grimper dans l’herbe pour contourner un éboulis. Arrivée au gazon elle y découvrit une série de taches brunes ovales espacées comme des traces de pas. Elle s’agenouilla pour les toucher. Elles étaient sèches et friables, exactement comme l’herbe sur laquelle elle avait dormi.

« J’ai retrouvé une partie de ta piste, dit-elle à Gaby. Tes pieds n’ont pas dû toucher l’herbe plus d’une seconde et pourtant cela a suffi à la tuer.

— J’ai remarqué le même phénomène en me réveillant. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je crois que nous sécrétons une substance qui empoisonne l’herbe. Si c’est le cas, nous ne devons pas avoir une odeur très agréable pour les gros animaux qui pourraient en temps normal s’intéresser à nous.

— Voilà une bonne nouvelle.

— En revanche, cela pourrait signifier que nos métabolismes sont radicalement différents. Ce qui n’est pas si bon, côté nourriture.

— Côté conversation, tu es un vrai boute-en-train. »


« C’est toi, là devant ? »

Cirocco cligna des yeux dans la pâle lumière jaune. La rivière courait tout droit sur une longue distance et juste à l’amorce d’un coude se dressait une silhouette minuscule.

« Ouais. C’est moi si c’est bien toi qui agites les bras. »

Gaby poussa un hurlement – un bruit douloureux dans le minuscule écouteur. Cirocco entendit à nouveau son cri une seconde plus tard, beaucoup plus faible. Elle sourit et sentit que ce sourire s’agrandissait de plus en plus. Elle n’avait pas voulu courir – ça ressemblait trop à un mauvais film – mais elle courait malgré tout, et Gaby également, avec des sauts d’une longueur absurde dans cette gravité faible.

Elles se heurtèrent avec une telle violence qu’elles en eurent un moment le souffle coupé. Cirocco embrassa sa compagne plus petite en la soulevant du sol.

« Bon dieu, tu as l’air en pleine forme ! » dit Gaby. Une de ses paupières était prise de tremblements et elle claquait des dents.

« Eh, reprends-toi, du calme », l’apaisa Cirocco en lui frottant le dos des deux mains. Son sourire était si large qu’il faisait mal à voir.

« Je suis désolée mais je crois que je vais faire une crise de nerfs. Il y a de quoi rire, non ? » Et elle rit effectivement, mais ce rire creux lui blessait l’oreille et il ne tarda pas à se muer en sanglots et en hoquets. Elle serrait Cirocco à lui briser les côtes. Cirocco ne chercha pas à lutter : elle la fit s’allonger sur la rive sablonneuse et l’étreignit tandis que de grosses larmes coulaient sur ses épaules.

Cirocco ne savait plus à quel moment les étreintes consolatrices avaient pris une tout autre tournure : cela s’était produit si progressivement. Gaby était restée longtemps insensible et cela lui avait paru naturel de la tenir serrée et de la frotter tandis qu’elle recouvrait son calme. Puis il avait semblé tout naturel que Gaby la caresse à son tour et qu’elles se serrent l’une contre l’autre. Là où tout ceci prit un tour quelque peu inhabituel, ce fut lorsqu’elle se retrouva en train d’embrasser Gaby qui répondait à son baiser. Elle se dit qu’elle aurait dû arrêter à ce moment-là mais elle n’en avait pas envie parce qu’elle était incapable de dire si les larmes qu’elle goûtait étaient les siennes ou celles de Gaby.

Et d’ailleurs elles ne firent pas vraiment l’amour. Elles se frottèrent l’une contre l’autre et s’embrassèrent à pleine bouche et, lorsque vint l’orgasme, cela lui parut presque déplacé. C’est du moins ce qu’elle ne cessait de se répéter.

Quand ce fut fini, il fallait bien que l’une ou l’autre dise quelque chose et mieux valait semblait-il parler d’un autre sujet.

« Ça va mieux maintenant ? »

Gaby opina. Elle avait encore les yeux brillants mais elle souriait.

« Euh, hm. Quoique ça ne soit sûrement pas définitif. Je me suis réveillée en hurlant. J’ai franchement peur de m’endormir.

— Ce n’est pas non plus ce que je préfère. Tu sais que tu es le bestiau le plus marrant que j’aie jamais vu ?

— C’est parce que tu n’as pas de miroir. »

Gaby demeura intarissable pendant des heures ; elle n’aimait pas que Cirocco s’éloigne d’elle. Elles s’étaient déplacées vers une position moins en vue, pour aller s’asseoir au pied d’un arbre, Cirocco adossée au tronc et Gaby appuyée contre elle.

Elle lui raconta son périple le long de la rivière mais le sujet sur lequel elle voulait sans cesse revenir – ou dont elle ne pouvait se libérer – était son expérience dans les entrailles de la créature. Pour Cirocco cela ressemblait à un rêve prolongé qui n’avait guère de rapport avec sa propre expérience mais peut-être fallait-il l’attribuer au manque de termes adéquats.

« Je me suis réveillée dans l’obscurité plusieurs fois, tout comme toi, dit Gaby. Et à ce moment j’étais incapable de sentir, de voir ou d’entendre quoi que ce soit, et je n’avais aucune envie de m’éterniser ainsi.

— Je revenais sans cesse à mon passé. Il était d’un réalisme extrême. Je pouvais… le ressentir entièrement.

— Moi aussi, dit Gaby. Mais ce n’était pas une répétition. Tout était nouveau.

— Est-ce que tu savais toujours où tu étais ? Pour moi, ce fut cela le pire : me rappeler pour oublier ensuite. Je ne sais pas combien de fois ça m’est arrivé.

— Si, moi je savais toujours où j’étais. Mais je commençais à en avoir marre d’être moi-même, si cela peut avoir un sens. Les possibilités sont tellement limitées.

— Que veux-tu dire par là ? »

Gaby eut un geste hésitant, comme si ses mains voulaient saisir le vide. Elle abandonna et se tourna dans les bras de Cirocco pour la regarder longuement dans les yeux. Puis elle reposa la tête entre les seins de Cirocco. Elle en fut troublée mais la chaleur et la camaraderie de cette intimité étaient trop agréables. Elle baissa les yeux sur le crâne de Gaby et dut se retenir d’y déposer un baiser.

« J’y suis restée vingt ou trente ans, énonça Gaby avec calme. Et ne viens pas me dire que c’est impossible. Je sais pertinemment qu’une telle durée ne s’est pas écoulée dans le reste de l’univers. Je ne suis pas dingue.

— Je n’ai jamais dit ça. » Cirocco lui caressa les épaules et son tremblement cessa.

« Quoique… je ne puisse pas soutenir le contraire non plus. Jusqu’à présent je n’avais jamais eu besoin qu’on me cajole pour m’empêcher de pleurer. Je suis désolée.

— Ça ne me gêne pas », murmura Cirocco, et c’était vrai. Il lui était, s’aperçut-elle, étonnamment facile de susurrer des paroles de réconfort à l’oreille de l’autre femme. « Gaby, aucun d’entre nous n’aurait pu traverser ces épreuves sans en être marqué. J’ai pleuré pendant des heures. J’ai vomi. Cela peut me reprendre et dans ce cas j’aimerais que tu prennes soin de moi.

— Je le ferai, ne t’inquiète pas pour ça. » Elle parut se détendre un peu plus.

« Le temps réel n’a pas d’importance, finit par dire Gaby. C’est le temps interne qui importe. Et cette horloge me dit que j’ai passé des années là-dedans. Je suis montée au paradis par un Bon Dieu d’escalier de cristal et, aussi sûr que je suis assise ici, j’en vois encore chaque marche, je sens les nuages le fouetter, j’entends mes pieds grincer sur le verre. Et c’était un paradis hollywoodien avec tapis rouge sur les trois ou quatre derniers kilomètres, des portes d’or hautes comme des gratte-ciel et des gens avec des ailes. Et je n’y croyais pas, mais vois-tu, j’y croyais pourtant. Je savais que je rêvais, je savais que c’était ridicule et en fin de compte, lorsque je n’en ai plus voulu, le rêve disparut. »

Elle bâilla et rit doucement.

« Pourquoi je te raconte tout ça ?

— Pour t’en débarrasser, peut-être. Ça te fait du bien ?

— Un peu. »

Sur ce, elle devint plus calme et Cirocco crut qu’elle s’était endormie. Mais non : elle frémit et se nicha plus profondément contre sa poitrine.

« J’ai eu tout le temps de m’observer à loisir, dit-elle d’une voix pâteuse. Ça ne m’a pas plu : j’en venais à me demander ce que je faisais de moi-même. Un problème qui ne m’avait auparavant jamais préoccupée.

— Qu’est-ce qui ne te plaisait pas en toi ? lui demanda Cirocco. Moi je t’aimais plutôt bien.

— Vrai ? Je ne vois pas ce que tu me trouvais. D’accord, je ne gênais personne, j’étais capable de me débrouiller toute seule. Mais à part ça ? Quoi de bien ?

— Tu faisais très bien ton boulot. Je ne te demandais rien de plus. Tu fais partie de l’élite sinon tu n’aurais pas été recrutée pour la mission. »

Gaby soupira. « À vrai dire, ça ne m’impressionne pas. Je veux dire que pour atteindre ce niveau j’ai dû sacrifier presque tout ce qui fait un être humain. Comme je disais, j’ai vraiment fait de l’introspection.

— Et qu’as-tu décidé ?

— En premier lieu, de laisser tomber l’astronomie.

— Gaby ?

— C’est la vérité. Et puis merde. Nous ne sortirons jamais d’ici et il n’y a pas d’étoiles à contempler. De toute façon il m’aurait fallu trouver une autre occupation. Et cela ne s’est pas fait d’un coup. J’ai eu le temps, tout le temps, pour changer d’avis. Tu sais, je n’ai même pas un amant, nulle part. Pas même un ami.

— Je suis ton amie.

— Non. Pas comme je l’entends. Les gens me respectaient pour mon travail, les hommes me désiraient pour mon corps. Mais je ne me suis jamais fait d’amis, même quand j’étais gosse. Pas des amis auxquels on peut ouvrir son cœur.

— Ce n’est pas aussi difficile.

— J’espère que non. Parce que je vais devenir une autre personne. Je parlerai aux gens de mon moi véritable. C’est la première fois que je puis le faire car pour la première fois je me connais vraiment moi-même. Et j’aimerai. Je m’occuperai de mon prochain. Et j’ai l’impression que tu es la première. » Elle leva la tête et sourit à Cirocco.

« Que veux-tu dire ? » Cirocco fronça légèrement les sourcils. « Cela me fait tout drôle et je l’ai ressenti dès que je t’ai vue. Elle reposa la tête. Je crois que je t’aime. » Cirocco en resta muette, puis elle se força à rire.

« Eh, mon chou, tu te crois encore dans ton paradis hollywoodien. Le coup de foudre, ça n’existe pas. Il faut du temps. Gaby ? »

Plusieurs fois elle essaya de lui parler mais soit elle s’était endormie, soit elle faisait parfaitement semblant. De guerre lasse, elle s’adossa contre l’arbre.

« Oh ! Seigneur ! »

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