Chapitre 17.

Cornemuse s’était assigné le rôle de guide et de source d’informations pour le groupe d’humains. À l’en croire, son arrière-mère approuvait l’initiative en la considérant comme une excellente expérience d’apprentissage. Les hommes apparaissaient comme l’événement le plus excitant qu’ait connu Titanville depuis bien des myriarevs.

Lorsque Cirocco exprima le désir de visiter la Porte des Vents, en dehors de la ville, Cornemuse prépara un pique-nique et deux outres de vin. Calvin et Gaby se proposèrent pour l’accompagner tandis qu’August restait assise à regarder par la fenêtre, comme d’habitude. Gene demeurait introuvable. Cirocco rappela à Calvin sa promesse de rester garder Bill.

Bill lui demanda d’attendre qu’il soit guéri. Elle se vit contrainte de lui rappeler que c’était toujours elle qui commandait, ce qu’il avait tendance à oublier. Sa réclusion le rendait geignard et mesquin. Cirocco le comprenait mais elle appréciait nettement moins lorsqu’il se voulait protecteur.

« Belle journée pour un pique-nique », chanta Cornemuse lorsque Gaby et Cirocco la rejoignirent à la sortie de la ville. « Le sol est sec. Nous devrions pouvoir faire l’aller-retour en quatre ou cinq revs. »

Cirocco s’agenouilla pour lacer les mocassins de cuir souple que les Titanides lui avaient confectionnés puis elle se redressa et porta son regard vers l’ouest, vers le câble central de Rhéa qui se dressait dans l’air pur au-dessus des terres brunes : la Porte des Vents.

« Je ne voudrais pas vous décevoir, lui répondit-elle, mais il nous faudra, mon amie et moi, un décarev pour nous rendre là-bas et autant pour en revenir. Nous pensons camper à la base du câble pour prendre notre fausse mort. »

Cornemuse frissonna. « Si vous pouviez vous en passer : cela me terrorise toujours. Comment les vers font-ils pour ne pas vous dévorer ? »

Cirocco rit. Les Titanides ne dormaient jamais. Elles trouvaient le processus encore plus troublant que cette faculté bizarre de rester perpétuellement en équilibre sur deux jambes.

« Il y a une autre possibilité. Mais j’hésite à la suggérer de crainte de vous offenser. Sur Terre, nous avons des animaux – pas des gens – dont la conformation s’approche de la vôtre. Et nous nous déplaçons sur leur dos.

— Sur leur dos ? » Elle parut perplexe puis son visage s’éclaira lorsqu’elle fit le rapport. « Vous voulez dire, en passant une jambe de chaque côté de… bien sûr, je vois ! Croyez-vous que ça pourrait marcher ?

— Je veux bien essayer si vous le désirez. Tendez-moi la main. Non, tournez-la… comme ça. Je m’en vais poser le pied dessus… » C’est ce qu’elle fit et, s’appuyant sur l’épaule de la Titanide, elle l’enfourcha. Elle s’assit sur la large croupe ; le harnais était sous elle et derrière ses jambes se trouvaient les sacs. « Est-ce confortable ?

— Je vous sens à peine. Mais comment allez-vous tenir ?

— Nous allons y réfléchir. Je pensais que… » Elle s’interrompit en poussant un cri aigu. Cornemuse avait tourné la tête de cent quatre-vingts degrés.

« Que se passe-t-il ?

— Rien. Nous n’avons pas votre souplesse. J’ai du mal à y croire. N’importe. Regardez donc devant, où vous allez, et démarrez lentement.

— Quel pas préférez-vous ?

— Hein ? Oh ! Je n’y connais rien !

— Dans ce cas, je vais commencer par le trot, puis nous passerons à un petit galop.

— Cela vous gêne-t-il si je passe mes bras autour de vous ?

— Aucunement. »

Cornemuse décrivit un large cercle en accélérant progressivement. Elles passèrent devant Gaby qui leur cria ses encouragements. Lorsqu’elle redescendit au trot pour s’arrêter enfin, elle semblait à peine essoufflée.

« Pensez-vous que ça va marcher ? demanda Cirocco.

— Je pense que oui. Essayons maintenant avec vous deux.

— J’aimerais avoir quelque chose pour recouvrir ce harnais. Quant à Gaby, pourquoi ne pas lui trouver quelqu’un d’autre ? »

En moins de deux minutes, Cornemuse avait déniché deux coussins et un autre volontaire. Il s’agissait d’un mâle, cette fois, à la robe lavande avec une queue et des cheveux blancs.

« Eh, Rocky, j’ai une monture plus marrante que toi.

— Tout dépend du point de vue. Gaby, je voudrais te présenter… » elle chanta le nom, fit dans l’autre sens les présentations tout en glissant à Gaby en aparté : « Appelle-le Flûte-de-Pan.

— Pourquoi pas Leo ou Georges ? » ronchonna-t-elle, mais elle lui serra la main et l’enfourcha avec souplesse.

Ils se mirent en route. Les Titanides entonnèrent une chanson de marche que les femmes reprirent de leur mieux. Lorsqu’elle fut terminée, elles en apprirent une autre. Puis Cirocco se lança à son tour avec Le Merveilleux Magicien d’Oz, suivi de Sur la route de Louviers, puis de En avant, Le Ciel nous attend. Les Titanides étaient ravies ; elles ignoraient que les humains eussent des chansons.

Cirocco avait descendu le Colorado en radeau et l’Ophion en coquille de noix. Elle avait survolé le pôle Sud et traversé les Etats-Unis en biplan. Elle avait voyagé en autoneige et à bicyclette, en téléphérique et en gravitrain et fait une petite balade à dos de chameau. Rien de cela ne pouvait se comparer à une chevauchée à dos de Titanide sous la voûte de Gaïa, par un long après-midi-éternellement proche du crépuscule. Devant elle, un escalier menant au ciel surgissait du sol pour se fondre dans la nuit.

Elle rejeta la tête en arrière et chanta :

It’s a long way to Tipperary, it’s a long way to go…


La Porte des Vents n’était que roche aride et terrain torturé.

Pareils à des phalanges noueuses, des éperons ridaient la terre brune, entre lesquels s’ouvraient des failles profondes. Ces arêtes s’évasèrent pour former des doigts qui agrippaient le sol pour le froisser comme une feuille de papier. Les doigts se rejoignaient pour former une main basanée que prolongeait un long bras décharné surgi de l’obscurité.

L’atmosphère était sans cesse agitée : de soudaines bouffées de vent soufflaient dans tous les sens en soulevant des milliers de tourbillons de poussière qui dansaient dans leur sillage.

Ils entendirent bientôt le hululement. C’était un bruit caverneux, qui s’il était déplaisant n’avait pas la tristesse poignante du grand vent de l’Océan qu’on appelait Lamentation de Gaïa.

Cornemuse leur avait donné une vague idée de ce qui les attendait. Les arêtes sur lesquelles ils grimpaient étaient les brins du câble qui émergeaient du sol sous un angle de trente degrés et qu’avait recouverts l’humus. Le vent avait creusé ses canyons qui convergeaient tous vers l’origine du son.

Ils passèrent bientôt le long de trous creusés dans le sol par le vent : certains n’avaient pas plus de cinquante centimètres de diamètre, d’autres étaient assez larges pour engouffrer une Titanide. Chacun émettait un sifflement distinct. L’ensemble produisait une musique non harmonique, dissonante, qui rappelait les recherches les plus expérimentales du début du siècle. En bourdon résonnait une note d’orgue continue.

Les Titanides empruntèrent la dernière arête, la plus longue. Le sol en était dur et rocailleux, depuis longtemps débarrassé de toute poussière, mais la crête centrale était étroite et les crevasses larges et profondes. Cirocco espérait qu’elles savaient à quel moment s’arrêter. Le vent leur faisait maintenant venir les larmes aux yeux.

« Voici la Porte des Vents, chanta Cornemuse. Nous n’osons pas nous aventurer plus près car les vents deviennent assez puissants pour vous emporter. Mais vous pourrez apercevoir le Grand Hurleur en descendant la pente. Désirez-vous que je vous y conduise ?

— Merci, mais je vais marcher. » Et Cirocco mit pied à terre.

« Je vous montre le chemin. » Cornemuse entreprit la descente, à petits pas prudents, mais apparemment sans difficulté.

Les Titanides atteignirent une faille verticale qu’elles longèrent vers l’est. Lorsque Gaby et Cirocco y arrivèrent à leur tour elles remarquèrent un accroissement sensible du vent et du bruit.

« Si cela continue ainsi, cria Cirocco, je crois qu’on ferait mieux d’abandonner !

— Je suis d’accord. »

Mais lorsqu’elles rejoignirent l’endroit où s’étaient arrêtées les Titanides elles virent qu’il était inutile d’aller plus loin.

Sept orifices d’aspiration étaient visibles, chacun au fond d’une gorge profonde et escarpée. Les six premiers avaient un diamètre oscillant entre cinquante et deux cents mètres. Le dernier, le Grand Hurleur, aurait pu les englober tous.

Cirocco estima que l’orifice devait faire un kilomètre de haut et cinq cents mètres dans sa plus grande largeur. Sa forme ovale était encore accentuée par sa disposition entre deux brins du câble qui émergeaient du sol en formant un V étroit et renversé. À leur point de jonction s’ouvrait cette bouche gigantesque de roche nue.

Les rebords de l’ouverture étaient si lisses qu’ils brillaient au soleil comme des miroirs déformants. L’action du vent et du sable abrasif qu’il transportait les avait polis, depuis des millénaires. La roche brune, sillonnée par les veines plus claires de minerai, avait un aspect nacré.

Cornemuse se pencha pour chanter à l’oreille de Cirocco.

« Je vois pourquoi, lui cria-t-elle.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? » Gaby voulait savoir.

— Elle a dit qu’ils appelaient cet endroit l’entrejambe de Gaïa.

— Je vois pourquoi. Nous sommes sur une des jambes.

— C’est cela même. »

Cirocco donna une tape sur la croupe de Cornemuse et lui montra le sommet de la crête. Elle se demandait quels étaient leurs sentiments envers un tel endroit. De la peur ? Peu probable : il était situé à deux pas de leur ville. Les Suisses ont-ils peur des montagnes ?

Il était agréable de retrouver un calme relatif. Elle se mit à côté de Cornemuse pour contempler les environs.

Si l’on considérait, comme elle l’avait fait plus tôt, que la base du câble formait une main géante, ils étaient allés jusqu’à la hauteur de la seconde phalange de l’un des doigts. Le Hurleur était situé sous l’attache de deux d’entre eux.

« Y a-t-il un autre itinéraire ? chanta Cirocco. Un moyen d’atteindre la grande plaine, là-haut, sans être aspiré par Gaïa ? »

Flûte-de-Pan, qui était un peu plus âgé que Cornemuse, opina.

« Oui, il en existe beaucoup. Cette mère de tous les trous est la plus grande. Mais toutes les autres arêtes peuvent vous conduire au plateau.

— Alors pourquoi ne pas m’y avoir menée ? »

Cornemuse parut surprise. « Vous aviez dit désirer voir la Porte des Vents, et non grimper pour rencontrer Gaïa.

— Autant pour moi, reconnut-elle. Mais quel est le meilleur chemin jusqu’au sommet ?

— Tout en haut ? » Cornemuse ouvrit de grands yeux. « Mais je ne faisais que plaisanter. Vous ne voulez quand même pas aller là-bas ?

— Je veux essayer. »

Cornemuse indiqua vers le sud l’arête contiguë. Cirocco étudia le terrain de l’autre côté de la faille. Il ne semblait pas plus difficile que celui qu’ils avaient parcouru. Les Titanides l’avaient fait en une heure et demie donc elle devrait être capable d’y arriver à pied en six à huit heures. Encore six heures d’ascension pour atteindre le plateau et ensuite…

De là où elle était, le câble incliné apparaissait comme une montagne délirante : la pente s’étageait devant elle sur une cinquantaine de kilomètres avant de se fondre dans l’obscurité au-dessus de la frontière de Rhéa. Rien ne poussait sur les trois premiers kilomètres : ce n’était que roche grise et terre brune. Puis, sur une même distance, seuls jaillissaient des troncs noueux et nus ; au-delà, la vie, si tenace sur Gaïa, avait trouvé prise : elle n’aurait pu dire s’il s’agissait d’herbe ou de bois, mais le cylindre de cinq kilomètres de diamètre du câble était recouvert d’une croûte verte – comme la chaîne d’ancre rouillée d’un vaisseau de haute mer.

Le vert montait jusqu’à la zone crépusculaire de Rhéa. Ce n’était pas un terminateur franchement délimité : les couleurs se fondaient progressivement dans l’obscurité. Le vert devenait bronze, puis or sombre, puis argent sur rouge sang, pour prendre enfin la couleur des nuages quand les traverse la Lune. À partir de là, le câble devenait à peine visible. L’œil en suivait la courbe impossible tandis qu’il s’amincissait, devenait une corde, une ficelle, un fil, avant de se fondre dans l’obscurité du toit et de disparaître dans les ténèbres de l’orifice du moyeu. On pouvait vaguement distinguer le resserrement de ce dernier mais il faisait trop sombre pour voir beaucoup plus loin.

« C’est infaisable, dit-elle à Gaby. Du moins jusqu’au toit. J’espérais en l’existence de quelque dispositif mécanique pour monter depuis le sol. Je suppose qu’il y en a peut-être un mais le rechercher… » Elle balaya de la main le paysage escarpé, « … nous prendrait des mois. »

Gaby étudia la pente du câble, poussa un soupir et hocha lentement la tête.

« J’irai où tu iras, mais tu es dingue, tu sais. Nous ne pourrons jamais aller plus haut que le toit. Jette un œil, veux-tu. À partir de là, il faudrait grimper, en surplomb, une pente de quarante-cinq degrés.

— Les alpinistes font ça tous les jours. Tu l’as fait toi-même à l’entraînement.

— Bien sûr. Mais sur dix mètres. Et il nous faudra le faire sur cinquante ou soixante kilomètres. Et ensuite – ça s’améliore nettement – ensuite, il n’y a plus qu’à grimper verticalement. Pendant quatre cents bornes.

— Ce ne sera pas facile. Il faut qu’on essaie.

Madré de Dios. » Gaby se tapa le front du plat de la main tout en roulant des yeux.

Cornemuse avait suivi les mimiques de Cirocco tandis qu’elle décrivait la situation. Elle se mit à chanter, largo.

« Vous allez grimper le grand escalier ?

— Il le faut. »

Cornemuse opina, puis se pencha pour baiser le front de Cirocco.

« Les mecs, j’aimerais autant que vous vous absteniez de faire Ça, dit Cirocco en anglais.

— Pourquoi a-t-elle fait ça ? demanda Gaby.

— T’occupe. Redescendons en ville.


Ils firent halte à la sortie de la zone des vents. Cornemuse sortit une nappe et s’assit pour le pique-nique. Transportée dans des coquilles de noix faisant office de thermos, la nourriture était brûlante. Cirocco et Gaby en mangèrent peut-être le dixième à elles deux tandis que les Titanides engouffraient le reste.

Ils étaient encore à cinq kilomètres de Titanville lorsque Cornemuse regarda derrière elle avec une expression préoccupée. Elle observait le toit obscur.

« Gaïa respire, chanta-t-elle avec tristesse.

— Comment ? Êtes-vous certaine ? Je pensais que ça ferait du bruit et que nous aurions largement le temps de… cela signifie-t-il que les anges vont revenir ?

— C’est le vent d’ouest qui est bruyant, corrigea Cornemuse. Le souffle de Gaïa est silencieux, lorsqu’il provient de l’est. Je crois même les entendre déjà. » Elle trébucha et faillit démonter Cirocco.

« Eh bien, dépêchons-nous, bon sang ! Si vous êtes coincées ici, seules vous n’avez aucune chance.

— Il est trop tard », chanta Cornemuse et ses yeux étaient maintenant implorants, ses lèvres crispées révélaient sa denture éclatante.

« Allez ! » Cirocco avait depuis des années pris l’habitude de ce ton de commandement et elle parvint plus ou moins à le faire passer dans un chant de Titanide. Cornemuse partit au galop et Flûte-de-Pan lui emboîta le pas.

Bientôt Cirocco put entendre à son tour le cri des anges. Cornemuse hésita ; elle luttait contre son désir de faire demi-tour pour se battre.

Ils approchaient d’un arbre isolé et Cirocco prit une brusque décision.

« Halte. Dépêchons, nous n’avons guère de temps. »

Ils s’arrêtèrent sous l’abri des branches et Cirocco sauta sur le sol. Cornemuse essaya de se cabrer mais Cirocco la gifla ce qui parut la calmer temporairement.

« Gaby, coupe-moi ces fontes. Flûte-de-Pan ! Arrête ! Reviens immédiatement ».

Flûte-de-Pan parut hésiter mais revint tout de même. Gaby et Cirocco s’acharnaient avec frénésie, lacérant leurs vêtements pour en faire trois cordes épaisses.

« Mes amis, chanta Cirocco, une fois les longes confectionnées. Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Je vous demande simplement de me faire confiance et de m’obéir. » Elle avait mis dans son chant toute sa détermination, le transcrivant dans le mode employé par les vieux sages pour parler aux jeunes insouciants. Cela marcha, mais tout juste. Les deux Titanides continuaient de regarder vers l’est.

Elle les fit coucher sur le flanc.

« Ça fait mal », geignit Cornemuse lorsque Cirocco lui attacha les jambes arrière.

« Je suis désolée mais c’est pour votre bien. » Elle ligota rapidement les jambes avant et les bras puis lança une gourde de vin à Gaby. « Fais-lui-en ingurgiter le plus possible. Je veux qu’il soit trop bourré pour bouger.

— Pigé.

— Mon petit, je veux que tu boives ceci, chanta-t-elle. Et toi aussi, là-bas. Buvez tout votre content. » Elle colla la gourde contre les lèvres de Cornemuse. Le hurlement des anges s’était amplifié. Les oreilles de la Titanide frémissaient.

« Du coton, du coton », murmura-t-elle. Elle déchira des morceaux de sa tunique déjà réduite en lambeaux et les pressa en boules serrées. « Cela a déjà marché pour Ulysse, ça marchera bien pour moi. Gaby, les oreilles. Bouche-lui les oreilles.

— J’ai mal ! hurla Cornemuse. Détachez-moi, monstre terrien. Je n’aime pas du tout ce jeu. » Elle se mit à geindre, ses notes indistinctes entrecoupées de mots de haine.

« Encore un peu de vin », ronronna Cirocco. La Titanide déglutit en suffoquant. Les cris des anges étaient à présent assourdissants. Cornemuse se mit à leur répondre par un hurlement. Cirocco saisit la Titanide par les oreilles et enfouit la grosse tête dans son giron. Elle colla les lèvres contre une oreille et lui chanta une berceuse Titanide.

« Rocky, à l’aide ! glapit Gaby. Je ne connais aucun de ces airs. Chante plus fort ! » Flûte-de-Pan se débattait en poussant des cris perçants tandis que Gaby essayait de le maintenir par les oreilles. Il la repoussa d’une détente de ses mains ligotées.

« Rattrape-le ! Ne le laisse pas s’échapper.

— C’est ce que j’essaie de faire. » Elle se rua vers lui en essayant de lui coller les bras au corps mais il était bien trop vigoureux pour elle. Elle trébucha à nouveau et se releva avec une coupure au-dessus de l’œil droit.

Flûte-de-Pan attaquait à pleines dents les liens de ses poignets. Le tissu se déchira et il se colla les mains aux oreilles.

« Et maintenant, Rocky ? hurla Gaby avec désespoir.

— Viens m’aider. Il te tuera si tu t’interposes. » Il était bien trop tard pour arrêter Flûte-de-Pan. Ses antérieurs étaient déjà libérés et il se contorsionnait comme un serpent pour déchirer ses ultimes liens.

Sans un regard pour les deux femmes ou pour sa compagne, il fonça vers Titanville. Il disparut bientôt derrière le sommet d’une colline.

Gaby semblait ne pas s’apercevoir qu’elle pleurait lorsqu’elle s’agenouilla près de Cirocco. Elle ignorait tout autant le filet de sang qui coulait sur sa joue.

« Que puis-je faire ?

— Je ne sais pas. Touche-la, caresse-la, fais tout ce que tu jugeras utile pour la distraire des anges. »

Cornemuse se débattait maintenant, les dents serrées, le visage exsangue. Cirocco tint bon, la serrant autant qu’elle put tandis que Gaby passait une corde autour de torse de la Titanide pour lui immobiliser les bras.

« Chut, chut, chuchota Cirocco. Il n’y a rien à craindre. Je vais te veiller jusqu’au retour de ton arrière-mère. Je te chanterai des berceuses. »

Cornemuse se calma peu à peu et Cirocco lut à nouveau dans ses yeux la même lueur d’intelligence qu’au premier jour de leur rencontre. C’était un spectacle infiniment plus réconfortant que celui de l’animal redoutable qu’elle était devenue un peu plus tôt.

Il s’écoula dix minutes encore avant que ne disparaisse le dernier ange. Cornemuse était trempée de sueur, comme un héroïnomane ou un alcoolique en manque.

Elle se mit à glousser tandis qu’elles guettaient le retour des anges. Cirocco s’allongea sur le côté, face à la Titanide, la tête près d’elle ; elle sursauta lorsque la créature se mit à bouger. Ce n’était pas, comme auparavant, pour éprouver ses liens. Non, le mouvement était ouvertement sexuel. Elle gratifia Cirocco d’un baiser humide. La bouche était si large et chaude que c’en était désarmant.

« J’aimerais être un garçon », roucoula-t-elle d’une voix avinée. Cirocco baissa les yeux.

« Seigneur », suffoqua Cirocco. L’énorme pénis de la Titanide était sorti de son fourreau et l’extrémité battait contre le sol.

« Pour vous, vous êtes peut-être une fille, chanta Cirocco, mais pour moi vous êtes un trop grand garçon. »

Cornemuse trouva ceci désopilant. Elle rugit de rire et tenta d’embrasser à nouveau Cirocco mais lorsque cette dernière recula, elle abandonna avec bonne humeur.

« Je vous ferais beaucoup de mal. » Elle hoquetait. « Hélas, ceci est destiné à un orifice arrière, dont vous êtes absolument dépourvue. Si j’étais un garçon, j’aurais un membre convenable pour vous. »

Cirocco sourit et la laissa divaguer mais ses yeux ne souriaient pas lorsqu’elle regarda Gaby par-dessus l’épaule de la Titanide.

« En dernière extrémité, dit-elle d’une voix calme, en anglais, si jamais elle faisait mine de se libérer, prends cette pierre et assomme-la. Si elle s’échappe, elle est morte.

— Pigé. Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Elle a envie de me faire l’amour.

— Avec ça ? Je ferais peut-être mieux de la sonner tout de suite.

— Ne sois pas idiote. Nous ne risquons absolument rien. Si elle se libère, elle ne nous remarquera même pas. Les entends-tu revenir ?

— Je crois bien que oui. »

Ce fut en fin de compte plus facile la seconde fois. Elles ne laissèrent pas à la Titanide la moindre occasion d’entendre les anges et, bien qu’elle transpirât et se débattît comme si elle pouvait quand même sentir leur présence, elle ne lutta toutefois pas beaucoup.

Puis les anges disparurent enfin, retournés aux ténèbres éternelles du rayon, loin au-dessus de Rhéa.


Elle pleurait lorsqu’elles défirent ses liens ; c’étaient les sanglots impuissants d’un enfant qui ne comprend pas ce qui lui est arrivé. Puis ils se muèrent en récriminations pleines d’humeur principalement à cause de ses jambes et de ses oreilles douloureuses. Gaby et Cirocco lui frictionnèrent les jambes à l’endroit où les liens les avaient meurtries. Ses sabots fourchus étaient aussi rouges que de la gelée de cerise.

La disparition de Flûte-de-Pan parut la rendre perplexe mais elle ne se désola pas lorsqu’elle eut compris qu’il était parti se battre. Elle les gratifia de baisers mouillés et les pressa contre elle amoureusement, ce qui ne fut pas sans inquiéter Gaby, même après que Cirocco lui eut expliqué que les Titanides séparaient nettement coït frontal et postérieur. Les organes frontaux étaient destinés à produire des œufs semi-fertilisés qui étaient ensuite implantés à la main dans le vagin postérieur fécondé à son tour par le pénis ventral.

Lorsque Cornemuse se leva, elle était trop saoule pour les porter. Elles lui firent faire quelques tours puis la guidèrent vers la ville. Au bout de quelques heures elles purent à nouveau l’enfourcher.

Titanville était en vue lorsqu’elles découvrirent Flûte-de-Pan.

Le sang avait déjà séché sur sa jolie robe bleue. Un javelot dépassait de son flanc, pointé vers le ciel. On l’avait mutilé.

Cornemuse tomba à genoux près de lui et pleura tandis que Cirocco et Gaby restaient en retrait. Cirocco avait un goût amer dans la bouche. Cornemuse lui en voulait-elle ? Aurait-elle préféré mourir avec son compagnon ou bien était-ce une conception désespérément terrienne ? Les Titanides semblaient hermétiques à la gloire du combat ; elles se battaient uniquement parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement. Cirocco les admirait pour le premier point, les plaignait pour le second.

Se réjouit-on de celui qu’on a sauvé ou pleure-t-on celui qu’on a perdu ? Elle ne pouvait faire les deux à la fois, alors elle pleura.

Cornemuse se releva tant bien que mal. Avec lourdeur. Trois ans, songea Cirocco. Cela ne voulait rien dire. Elle avait une partie de l’innocence des humains du même âge mais c’était une Titanide adulte.

Elle saisit la tête tranchée et lui donna un unique baiser puis elle la replaça près du corps. Elle ne chanta pas ; les Titanides n’avaient pas de chant pour un tel moment.

Gaby et Cirocco remontèrent sur son dos et Cornemuse se dirigea vers la ville au petit trot.

« Demain, dit Cirocco. Nous partirons pour le moyeu dès demain. »

Загрузка...