MYCOGÈNE. — … Secteur de l’antique Trantor… Enfouie dans le passé de ses propres légendes, Mycogène n’eut que peu d’impact sur la planète. Cultivant l’isolationnisme et l’autosatisfaction à un point…
Quand Seldon s’éveilla, ce fut pour découvrir un nouveau visage qui le fixait, solennel. Un instant, il fronça les sourcils, ahuri, puis dit : « Hummin ? »
Ce dernier sourit imperceptiblement. « Vous vous souvenez donc de moi ?
— Cela n’a duré qu’une journée, il y a deux mois, mais je m’en souviens. Vous n’avez pas été arrêté, donc, ni…
— Comme vous le voyez, je suis ici parfaitement sain et sauf, mais… » — il jeta un coup d’œil à Dors qui se tenait à l’écart — » ça n’a pas été facile d’y parvenir.
— Je suis bien content de vous voir… Au fait, vous permettez ? » Du pouce, il désignait le cabinet de toilette.
« Je vous en prie. Prenez votre temps. Et mangez un peu ! »
Hummin ne prit pas le petit déjeuner avec lui. Dors non plus. D’ailleurs, ils n’ouvrirent pas la bouche. Hummin parcourut un vidéo-livre avec un air délibérément absorbé. Dors inspecta ses ongles d’un œil critique puis, sortant un micro-ordinateur, elle se mit à prendre des notes avec un crayon optique.
Seldon les examina, pensif, et ne chercha pas à entamer la conversation. Le silence du moment était peut-être dû à quelque réserve trantorienne coutumière au chevet d’un malade. Il se sentait parfaitement bien, mais peut-être ne s’en étaient-ils pas rendu compte.
Lorsqu’il eut mastiqué le dernier morceau et bu la dernière goutte de lait (auquel il s’était si bien habitué qu’il ne lui trouvait même plus un goût bizarre), Hummin retrouva brusquement sa langue.
Pour demander : « Comment vous sentez-vous, Seldon ?
— Parfaitement bien, Hummin. Assez bien, en tout cas, pour être sur pied et sortir.
— Je suis heureux de l’apprendre, dit Hummin, sèchement. Dors Venabili est impardonnable d’avoir laissé une telle chose se produire. »
Seldon fronça les sourcils. « Non. C’est moi qui ai insisté pour monter sur la Couverture.
— J’en suis sûr mais elle aurait dû, à tout prix, vous accompagner.
— Je lui ai dit que je ne voulais pas qu’elle vienne. »
Dors intervint : « Ce n’est pas vrai, Hari. Inutile de me défendre par des mensonges galants.
— Mais n’oubliez pas, poursuivit Seldon en colère, que Dors est aussi montée à ma recherche, malgré de fortes résistances, et qu’elle m’a sans aucun doute sauvé la vie. Ça, ce n’est pas un mensonge. Aviez-vous ajouté ce détail à votre évaluation, Hummin ? »
Dors l’interrompit à nouveau, visiblement embarrassée : « Je vous en prie, Hari. Chetter Hummin est parfaitement en droit d’estimer que j’aurais dû vous dissuader de monter sur la Couverture ou alors vous y accompagner. Quant à mes actions ultérieures, il m’en a félicitée.
— Quoi qu’il en soit, reprit Hummin, tout cela est du passé, restons-en là. Parlons plutôt de ce qui vous est arrivé sur la Couverture, Seldon. »
Ce dernier regarda autour de lui et demanda, sur ses gardes : « Est-ce bien prudent ? »
Petit sourire de Hummin : « Dors a placé cette chambre dans un champ de distorsion. Je suis quasiment certain qu’aucun agent de l’Empire infiltré à l’Université – s’il en existe – n’est capable de le pénétrer. Vous êtes soupçonneux, Seldon.
— Pas par nature. Mais à vous écouter dans le parc, et par la suite… Vous êtes un individu persuasif, Hummin. Quand vous avez eu terminé, j’étais prêt à voir le redoutable Eto Demerzel derrière chaque ombre.
— J’ai parfois l’impression qu’il pourrait y être, fit Hummin, sans ciller.
— Si c’était le cas, je ne pourrais pas le savoir. A quoi ressemble-t-il ?
— Peu importe. De toute manière, vous ne le verriez pas, à moins qu’il le veuille, et à ce moment-là tout serait terminé, j’imagine – ce qu’il nous faut éviter à tout prix. Parlons plutôt du vertijet que vous avez aperçu.
— Comme je vous l’ai dit, Hummin, vous m’avez pénétré de la peur de Demerzel. Sitôt que j’ai vu le vertijet, j’ai pensé qu’il était à mes trousses, que j’avais sottement quitté la protection du campus de Streeling en montant sur la Couverture, qu’on m’y avait attiré délibérément dans le but de m’enlever sans difficulté.
— D’un autre côté, intervint Dors, Leggen…
— Était-il ici, hier soir ? pressa Seldon.
— Oui. Vous ne vous souvenez pas ?
— Vaguement. J’étais mort de fatigue. Tout se brouille dans ma tête.
— Eh bien, quand il était ici hier soir, Leggen a dit que le vertijet n’était qu’un simple appareil météorologique d’une station voisine. Parfaitement ordinaire. Parfaitement inoffensif.
— Quoi ? Seldon était abasourdi. Je n’en crois rien. »
Hummin intervint. « Là est la question : Pourquoi n’en croyez-vous rien ? Y avait-il quelque chose dans ce vertijet qui vous l’a fait estimer dangereux ? Quelque chose de précis, je veux dire, et non un vague soupçon que je vous aurais mis dans la tête ? »
Seldon réfléchit à la question, en se mordillant la lèvre inférieure.
« Son comportement, dit-il enfin. Il donnait l’impression de pointer le nez sous le plafond nuageux, comme s’il cherchait quelque chose, puis il réapparaissait à un autre endroit, réitérant sa manœuvre, ailleurs encore, et ainsi de suite. Comme s’il fouillait méthodiquement la Couverture, section par section, en se dirigeant sur moi.
— Peut-être avez-vous eu une hallucination ? Vous avez assimilé le vertijet à quelque animal bizarre lancé à vos trousses. Ce n’était pas le cas, bien sûr. C’était simplement un vertijet et, s’il s’agissait bien d’un vaisseau météorologique, ses manœuvres étaient parfaitement normales… et inoffensives.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai eue.
— J’en suis certain mais, en fait, nous ne savons rien de concret. Votre conviction d’avoir couru un danger repose sur une simple supposition. Et quand Leggen identifie un engin météorologique, c’est également une supposition. »
Seldon s’entêtait : « Je n’arrive pas à croire qu’il puisse s’agir d’un événement totalement innocent.
— Eh bien, dans ce cas, reprit Hummin, supposons le pire : que le vaisseau vous recherchait effectivement. Comment celui qui a expédié cet appareil pouvait-il savoir qu’il faudrait justement vous rechercher là-haut ?
— J’ai demandé au docteur Leggen, intervint Dors, s’il avait indiqué, dans le communiqué annonçant sa prochaine sortie, que le docteur Hari Seldon serait dans le groupe. Normalement, rien ne l’y obligeait et il a nié l’avoir fait, non sans se montrer fort surpris par ma question. Je l’ai cru.
— N’allez pas le croire trop vite, dit Hummin, songeur. De toute manière, n’aurait-il pas nié ? A présent, demandez-vous pourquoi il a laissé Seldon les accompagner. Nous savons qu’il a tout d’abord soulevé des objections, mais ensuite il s’est laissé convaincre sans trop discuter. Et là, je trouve que ça ne lui ressemble pas. »
Dors fronça les sourcils : « Je suppose que cela conforte l’hypothèse qu’il aurait arrangé toute l’opération. Peut-être a-t-il permis à Hari de l’accompagner pour le mettre en position de se laisser cueillir. Il aurait pu recevoir des instructions en ce sens. Dans le même ordre d’idées, nous poumons admettre qu’il a encouragé sa jeune interne, Clowzia, à capter l’attention de Hari pour l’attirer hors du groupe et l’isoler. Cela expliquerait l’étrange sang-froid de Leggen devant la disparition de Hari au moment de redescendre. Il maintenait que Hari était rentré plus tôt – il avait d’ailleurs tout fait pour cela, lui ayant montré comment procéder pour redescendre seul. On comprendrait aussi sa réticence à remonter sur la Couverture : il n’avait pas envie de chercher quelqu’un qu’on ne retrouverait pas, à ce qu’il croyait. »
Hummin, qui avait écouté attentivement, remarqua : « C’est une accusation intéressante, mais ne l’acceptons pas trop facilement. Après tout, il a bien fini par monter avec vous sur la Couverture.
— Parce qu’on avait détecté des pas. Le chef sismologue en avait porté témoignage.
— Eh bien, Leggen a-t-il accusé le coup quand Seldon a été retrouvé ? Je veux dire, en dehors de la surprise de retrouver quelqu’un qui courait un péril extrême du fait de sa propre négligence. S’est-il comporté comme si Seldon n’aurait pas dû être là ? Comme s’il se demandait : pourquoi ne l’ont-ils pas récupéré ? »
Après mûre réflexion, Dors répondit : « Il était manifestement choqué par la vue de Hari gisant là dans la neige, mais je ne saurais dire si son attitude trahissait autre chose que l’horreur fort naturelle de cette situation.
— Non, je suppose que non. »
Mais voilà que Seldon, qui, jusque-là, les observait l’un et l’autre en écoutant attentivement la discussion, remarqua : « Je ne crois pas que ce soit Leggen. »
Hummin reporta son attention sur lui. « Pourquoi dites-vous ça ?
— Primo, comme vous l’avez noté, il rechignait manifestement à l’idée que je l’accompagne. Il a fallu, pour le convaincre, discuter toute une journée, et je crois qu’il a accepté uniquement parce qu’il avait l’impression que j’étais un mathématicien doué susceptible de l’aider à mettre au point sa théorie météorologique. J’avais, quant à moi, la plus grande envie de monter là-haut et, s’il avait eu des instructions pour veiller à ce que je gagne la Couverture, il n’aurait pas eu besoin de se montrer aussi réticent.
— Est-il raisonnable de supposer que seules vos connaissances mathématiques l’intéressaient ? A-t-il discuté mathématiques avec vous ? A-t-il fait une tentative pour expliquer sa théorie ?
— Non, dit Seldon. Pas du tout. Il a bien évoqué la possibilité d’aborder la question plus tard. Le problème, c’est qu’il était entièrement accaparé par ses instruments. J’ai cru comprendre qu’il avait escompté une éclaircie qui ne s’est pas produite ; il avait espéré mettre cette erreur de prévision sur le compte d’une défaillance de ses appareils, mais apparemment ceux-ci fonctionnaient très bien, d’où son irritation. Je crois que cet incident imprévu a tout à la fois aigri son humeur et détourné son attention de moi. Quant à Clowzia, la jeune femme que j’avais soupçonnée quelques instants, je n’ai plus l’impression, maintenant que j’y repense, qu’elle m’ait éloigné de propos délibéré. L’initiative venait de moi. J’étais curieux de découvrir la végétation de la Couverture et c’est plutôt moi qui l’ai entraînée à l’écart. Loin de l’encourager dans cette voie, Leggen, bien au contraire, l’a rappelée alors que j’étais encore visible, et c’est tout seul que j’ai poursuivi ma route pour disparaître de leur vue.
— Pourtant », reprit Hummin qui semblait prendre un malin plaisir à réfuter toutes les suggestions, « si ce vaisseau vous cherchait, son équipage devait bien être prévenu de votre présence. Comment auraient-ils pu l’être, sinon grâce à Leggen ?
— L’homme que je soupçonne, dit Seldon, est un jeune psychologue du nom de Lisung Randa.
— Randa ? s’étonna Dors. Je ne peux pas le croire. Je le connais bien. Il ne travaillerait certainement pas pour l’Empereur. C’est un anti-impérialiste convaincu.
— Il pourrait faire semblant de l’être, remarqua Seldon. En fait, il lui faudrait se montrer ouvertement, violemment, farouchement anti-impérialiste s’il voulait cacher qu’il est un agent de l’Empire.
— Mais c’est exactement ce qu’il n’est pas, reprit Dors. Il n’est ni violent ni extrémiste. C’est un garçon calme et jovial, et qui exprime toujours ses opinions de manière discrète, presque timide. Je suis convaincue qu’elles sont sincères.
— Et pourtant, Dors, dit Seldon avec conviction, c’est lui qui m’a parlé le premier du projet météorologique, lui qui m’a convaincu de monter sur la Couverture et lui qui a persuadé Leggen de m’autoriser à l’accompagner, non sans exagérer quelque peu mes prouesses mathématiques à cette occasion. On pourrait se demander pourquoi il était si pressé de me voir monter là-haut, pourquoi il y a consacré tant d’efforts.
— Pour votre propre bien, peut-être. Il s’intéressait à vous, Hari, et il doit avoir pensé que la météorologie pouvait être utile à la psychohistoire. N’est-ce pas possible ? »
Hummin intervint calmement : « Considérons un autre point. Il s’est écoulé un délai notable entre le moment où Randa vous a parlé du projet météorologique et celui où vous êtes effectivement monté sur la Couverture. Si Randa est innocent de toute manœuvre subversive, alors il n’avait aucune raison particulière de garder le silence à ce sujet. Si c’est un individu amical et sociable…
— Il l’est, confirma Dors.
— Alors, il est fort probable qu’il en a parlé à un certain nombre d’amis, et, dans ce cas, nous ne pourrons jamais identifier l’éventuel informateur. Nous pouvons aussi supposer que Randa est bel et bien un anti-impérialiste. Cela n’en fait pas pour autant un espion. Nous devrions nous demander : de qui est-il l’agent ? Pour quoi travaille-t-il ? »
Seldon était abasourdi. « Pour qui travailler, sinon pour l’Empire ? Pour qui d’autre que Demerzel ? »
Hummin leva la main. « Vous êtes loin de saisir la politique trantorienne dans toute sa complexité, Seldon. » Il se tourna vers Dors. « Redites-moi quels étaient les quatre secteurs cités par le docteur Leggen comme base éventuelle d’un vaisseau météorologique ?
— Hestelonia, Kan, Ziggoreth et Damiano Nord.
— Et vous n’avez pas orienté votre question ? Vous n’avez pas demandé si tel secteur en particulier pouvait être à l’origine de cette visite ?
— Non, absolument pas. J’ai simplement demandé s’il pouvait émettre une hypothèse quant à l’origine de cet appareil.
— Et vous (Hummin s’était tourné vers Seldon), vous avez peut-être relevé une marque ou un signe quelconque sur le vertijet ? »
Seldon faillit rétorquer que l’appareil était à peine visible à travers les nuages, qu’il n’avait émergé que brièvement, que lui-même ne cherchait pas à lire des marques distinctives mais simplement à s’échapper – mais il se retint. Nul doute que Hummin sût déjà tout cela.
Au lieu de quoi il dit simplement : « J’ai bien peur que non. »
Dors reprit : « Si le vertijet était chargé de venir l’enlever, ses insignes n’auraient-ils pas été masqués ?
— C’est une supposition raisonnable, reconnut Hummin, et c’était peut-être le cas, mais, dans cette Galaxie, la raison ne triomphe pas toujours. Toutefois, puisque Seldon ne semble pas avoir spécialement prêté attention à l’appareil, nous ne pouvons que spéculer. Pour ma part, je chercherais du côté de Kan.
— Quand ? répéta Seldon. Quand ils auront estimé mes recherches suffisamment avancées pour justifier leur opération…
— Non, non. » Hummin leva l’index droit comme s’il donnait un cours à un jeune étudiant : « Kan, K-A-N. C’est le nom d’un secteur de Trantor. Un secteur très particulier. Dirigé par une lignée de Maires depuis quelque trois mille ans. Une lignée continue, une unique dynastie. Il y a quelque cinq siècles, deux Empereurs et une impératrice ont été originaires de Kan. Ce fut une période assez brève et aucun des monarques de la lignée de Kan ne s’est particulièrement distingué par ses réussites ou ses prouesses, mais les Maires de Kan n’ont jamais oublié ce passé impérial.
« Ils n’ont pas été activement déloyaux envers les maisons qui leur ont succédé, mais aucun ne s’est fait remarquer par son dévouement à leur égard. Durant les quelques périodes de guerre civile, ils ont entretenu une politique de bascule, apparemment neutre mais agissant de façon à favoriser pratiquement la prolongation de la guerre civile, ce qui aurait pu rendre nécessaire un recours à Kan pour trouver une solution de compromis. Ça n’a jamais abouti, mais ils n’ont pas cessé d’essayer.
« L’actuel Maire de Kan est un homme tout à fait sagace. Il est aujourd’hui âgé, mais son ambition est intacte. S’il arrive quoi que ce soit à Cléon – y compris une mort naturelle –, le Maire aura une chance de lui succéder, le fils de Cléon étant actuellement trop jeune. L’opinion publique a toujours eu un a priori favorable à l’égard des prétendants dont l’arbre généalogique remonte à un empereur.
« En conséquence, si le Maire de Kan a entendu parler de vous, vous pourriez utilement jouer les prophètes scientifiques au service de sa maison. Kan y trouverait le prétexte idéal pour imaginer un moyen quelconque d’éliminer Cléon, en se servant de vous pour prédire l’inévitable succession de la maison de Kan au trône et l’avènement d’une ère de paix et de prospérité pour le millénaire à venir. Bien entendu, une fois le Maire de Kan au pouvoir, vous deviendriez inutile et vous auriez toutes les chances de suivre Cléon dans la tombe. »
Seldon rompit le lourd silence qui s’ensuivit en remarquant : « Mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit le Maire de Kan qui est à mes trousses.
— Non, certes. Ni même si vous avez quelqu’un à vos trousses en ce moment. Le vertijet pourrait très bien, après tout, être un banal vaisseau de recherches météorologiques comme l’a suggéré Leggen. Toutefois, à mesure que va se répandre l’information concernant la psychohistoire et ses retombées potentielles – et elle va fatalement se répandre –, on va voir de plus en plus de puissants et de semi-puissants sur Trantor (ou même ailleurs) tenter d’accaparer vos services.
— Dans ce cas, demanda Dors, qu’allons-nous faire ?
— C’est effectivement la question. » Hummin rumina quelques instants puis répondit : « Peut-être était-ce une erreur de venir ici. Pour un professeur, le choix d’une université comme cachette est trop prévisible. Streeling en est une parmi d’autres, mais c’est l’une des plus grandes et des plus libres : il ne faudra pas attendre longtemps avant que les antennes des uns et des autres s’orientent discrètement par ici. Je pense qu’il faudrait au plus tôt – aujourd’hui, peut-être – transférer Seldon vers une meilleure cachette. Mais…
— Mais ? dit l’intéressé.
— Mais je ne sais pas où.
— Appelez un index géographique sur l’écran du terminal, suggéra Seldon, et choisissez un lieu au hasard.
— Certainement pas, dit Hummin. Si nous faisons cela, nous avons une chance sur deux de trouver un endroit moins sûr que la moyenne. Non, il faut faire un choix raisonné – d’une manière ou d’une autre. »
Tous trois restèrent dans la chambre de Seldon bien après l’heure du déjeuner. Durant tout ce temps, Hari et Dors discutèrent tranquillement de sujets anodins, mais Hummin conserva un silence quasi total. Il resta assis très raide, mangea peu, sans jamais se départir de son air grave, calme et réservé (qui, jugea Seldon, le faisait paraître plus âgé).
Seldon l’imaginait en train de réviser mentalement l’immense géographie de Trantor, à la recherche de l’endroit idéal. Apparemment, la tâche n’avait rien d’aisé.
Hélicon était d’un à deux pour cent plus vaste que Trantor et avait un océan plus petit. La surface des terres émergées était peut-être de dix pour cent plus grande. Mais la population était faible, la planète n’étant parsemée que de quelques cités ; Trantor, en revanche, était une unique cité. Hélicon était divisée en vingt secteurs administratifs, mais Trantor en possédait plus de huit cents, chacun d’eux formant un complexe de subdivisions.
Finalement, en désespoir de cause, Seldon remarqua : « Peut-être vaudrait-il mieux, Hummin, choisir le candidat le plus bienveillant à l’égard de mes capacités supposées, me confier à sa garde et compter sur lui pour me défendre contre les autres. »
Hummin leva la tête et répondit avec le plus grand sérieux : « Ce n’est pas nécessaire. Je connais le candidat le plus bienveillant et il vous détient déjà. »
Seldon sourit : « Vous placeriez-vous au même niveau que le Maire de Kan et l’Empereur de toute la Galaxie ?
— Pour la position, non. Mais pour le désir de vous contrôler, je me pose en rival. Ceux que vous nommez, et tous ceux qui me viennent à l’esprit, veulent vous avoir pour renforcer leur pouvoir et leur richesse personnels, alors que je ne nourris pas d’autre ambition que le bien de la Galaxie.
— Je soupçonne, dit Seldon, que chacun de vos compétiteurs – si on leur posait la question – soutiendrait qu’il ne pense lui aussi qu’au bien de la Galaxie.
— J’en suis certain, admit Hummin, mais, pour l’instant, le seul que vous ayez rencontré parmi les compétiteurs – comme vous les appelez –, c’est l’Empereur, et tout ce qui l’intéresse, c’est que vous avanciez des prédictions romancées susceptibles de stabiliser sa dynastie. Je ne vous demande rien de tel. Je vous demande simplement de perfectionner votre technique psychohistorique afin qu’on puisse élaborer des prédictions mathématiquement valides, même si elles ne sont que statistiques.
— Vrai. Du moins jusqu’à présent, ajouta Seldon avec un demi-sourire.
— Par conséquent, je ferais aussi bien de demander : comment avancent vos travaux ? Faites-vous des progrès ? »
Seldon ne savait pas s’il devait rire ou pester. Après un temps d’arrêt, il ne fit ni l’un ni l’autre mais réussit à parler avec calme : « Des progrès ? En moins de deux mois ? Hummin, il s’agit d’une tâche qui pourrait bien prendre toute mon existence et celle d’une douzaine de successeurs – et malgré tout déboucher sur un échec.
— Je ne parle pas de quelque chose d’aussi radical et définitif qu’une solution, ou même d’aussi riche d’espoir qu’un début de solution. Vous n’avez cessé de souligner qu’une psychohistoire opérationnelle était possible mais inapplicable. Je vous demande seulement s’il vous semble à présent qu’il y ait le moindre espoir de la rendre applicable.
— Franchement, non.
— Excusez-moi, intervint Dors. Je ne suis pas mathématicienne, et j’espère ne pas poser une question stupide. Comment pouvez-vous savoir qu’une chose est à la fois possible et inapplicable ? Je vous ai entendu dire qu’en théorie vous pourriez rencontrer en personne tous les habitants de l’Empire mais que c’était irréalisable, faute de vivre assez longtemps pour venir à bout de cette tâche. Mais comment pouvez-vous affirmer que la psychohistoire pose le même type de problème ? »
Seldon la considéra avec une certaine incrédulité. « Vous voulez vraiment que je vous explique ça ?
— Oui, dit-elle en hochant vigoureusement la tête au point d’en faire vibrer sa chevelure bouclée.
« Le fait est, ajouta Hummin, que je le voudrais aussi.
— Sans recourir aux mathématiques ? demanda Seldon avec l’ombre d’un sourire.
— Je vous en prie, insista Hummin.
— Eh bien… » Il réfléchit quelques instants pour choisir une méthode de présentation. Puis il reprit : « Si vous voulez comprendre un aspect quelconque de l’univers, il peut être utile de le simplifier le plus possible en ne tenant compte que des seules propriétés et caractéristiques essentielles à sa compréhension. Si vous voulez déterminer comment tombe un objet, vous ne vous préoccupez pas de savoir s’il est vieux ou neuf, rouge ou vert, s’il a une odeur ou pas. Vous éliminez ces détails et évitez par là même de compliquer inutilement le problème. Cette simplification, vous pouvez l’appeler modèle ou simulation et la présenter sous forme graphique – sur un écran d’ordinateur – ou sous forme de relation mathématique. Si vous considérez la théorie primitive de la gravitation non relativiste… »
Dors l’interrompit aussitôt : « Vous avez promis qu’il n’y aurait pas de mathématiques. N’essayez pas de glisser une théorie sous prétexte qu’elle est “ primitive ”…
— Non, non. Je veux dire “ primitive ” simplement pour indiquer qu’elle est connue depuis que nous avons des archives, que sa découverte se noie dans les brumes de l’antiquité au même titre que celle du feu ou de la roue. Quoi qu’il en soit, les équations de cette théorie de la gravitation contiennent une description des mouvements d’un système planétaire, d’une étoile double, des marées, et de bien d’autres phénomènes. En appliquant ces équations, on peut même élaborer une simulation graphique et avoir une planète en orbite autour d’une étoile, ou bien deux étoiles en orbite réciproque sur un écran bidimensionnel, voire élaborer des systèmes encore plus compliqués dans un hologramme à trois dimensions. De telles simulations simplifiées rendent la compréhension d’un phénomène bien plus facile que s’il fallait l’étudier directement. En fait, sans les équations gravitationnelles, notre connaissance des mouvements planétaires et de la mécanique céleste en général serait réduite à la portion congrue.
« Maintenant, quand on veut en savoir plus sur un phénomène (ou quand il se complexifie), on a besoin d’équations de plus en plus élaborées, d’une programmation de plus en plus détaillée, et l’on se retrouve avec une simulation sur ordinateur de plus en plus compliquée.
— Ne peut-on fabriquer une simulation de la simulation ? demanda Hummin. Ça permettrait de descendre d’un degré.
— Dans ce cas, vous seriez contraint d’éliminer certaines caractéristiques que vous tenez à inclure, si bien que votre simulation deviendrait sans intérêt. La PPSP – entendez la Plus Petite Simulation Possible – se complexifie plus vite que l’objet qu’elle simule et, au bout du compte, elle finit par rattraper le phénomène. Ainsi a-t-on établi depuis des millénaires que l’univers pris dans son entier, dans toute sa complexité, ne pouvait être représenté par une simulation plus petite que lui-même.
« En d’autres termes, vous ne pouvez pas obtenir une image de l’univers dans son ensemble à moins de l’étudier entièrement. On a également démontré que, si l’on tente d’y substituer des simulations d’une partie de l’univers, puis d’une autre partie, d’une autre encore, et ainsi de suite, avec l’intention de les réunir ensuite pour en composer une image globale, on s’apercevra qu’il existe un nombre infini de ces simulations partielles. Il faudrait en conséquence un temps infini pour comprendre l’univers dans son ensemble, ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’il est impossible d’appréhender toute la connaissance qui existe.
— Jusque-là, je vous suis, fit Dors, non sans surprise.
— Alors, nous savons que certaines choses comparativement plus simples sont faciles à simuler, et qu’à mesure qu’elles gagnent en complexité, la tâche gagne en difficulté jusqu’au moment où toute simulation devient impossible. Mais à quel niveau de complexité la simulation cesse-t-elle d’être possible ? Eh bien, ce que j’ai démontré, à l’aide d’une technique mathématique inventée au siècle dernier et à peine utilisable, même avec un ordinateur énorme et ultra-rapide, c’est que notre société galactique se situe juste à cette limite. Elle peut effectivement être représentée par une simulation plus simple qu’elle-même. Et j’ai poursuivi en montrant que cela déboucherait sur la capacité de prédire les événements futurs de manière statistique – c’est-à-dire en établissant la probabilité de plusieurs ensembles d’événements plutôt que de prédire carrément que tel événement précis aura bien lieu.
— En ce cas, dit Hummin, puisque vous pouvez simuler efficacement la société galactique, il suffit de s’y mettre. Pourquoi est-ce irréalisable ?
— Tout ce que j’ai prouvé pour l’instant, c’est qu’on n’a pas besoin d’un temps infini pour comprendre la société galactique, mais s’il y faut un milliard d’années, cela reste inapplicable. Pour nous, ce sera rigoureusement la même chose qu’un temps infini.
— Il faudrait tout ce temps-là ? Un milliard d’années ?
— Je n’ai pas été en mesure de calculer le temps exact, mais je soupçonne fort que cela prendra au moins un milliard d’années, c’est pourquoi j’ai suggéré cet ordre de grandeur.
— Mais vous ne savez pas vraiment ?
— J’ai essayé de le calculer.
— Sans succès ?
— Sans succès.
— La bibliothèque universitaire ne peut pas vous aider ? demanda Hummin en jetant un regard à Dors.
Seldon secoua lentement la tête. « Absolument pas.
— Dors ne peut pas vous aider ? »
L’intéressée soupira. « Je ne connais rien à la question, Chetter. Je ne puis que suggérer des méthodes de recherche. Si Hari cherche et ne trouve pas, je suis impuissante. »
Hummin se leva. « En ce cas, il ne sert pas à grand-chose de rester ici à l’Université et je dois absolument trouver un autre endroit où vous cacher. »
Seldon se pencha pour lui toucher le bras : « Malgré tout, j’ai une idée. »
Hummin le fixa avec un discret plissement de paupières qui pouvait trahir la surprise – ou le soupçon. « Quand l’avez-vous eue ? A l’instant ?
— Non. Elle me trottait dans la tête depuis plusieurs jours déjà avant même que je monte sur la Couverture. Cette petite expérience l’a momentanément éclipsée, mais votre question sur la bibliothèque me l’a remise en mémoire. »
Hummin se rassit. « Dites-moi votre idée – si elle n’est pas totalement imprégnée de mathématiques.
— Pas la moindre trace de mathématiques. Tout simplement, les articles d’histoire de la bibliothèque m’ont rappelé que la société galactique était moins compliquée autrefois. Il y a douze mille ans, quand l’Empire était en voie d’instauration, la Galaxie ne comprenait qu’environ dix millions de mondes habités. Il y a vingt mille ans, les royaumes pré-impériaux ne comprenaient en tout et pour tout qu’une dizaine de milliers de planètes. Encore plus loin dans le passé, qui sait à quoi la société a pu se réduire ? Peut-être à une planète unique, comme dans les légendes que vous avez vous-même mentionnées, Hummin.
— Et vous pensez que vous pourriez être en mesure de bâtir la psychohistoire à partir d’une société galactique plus simple ?
— Oui, il me semble que je pourrais être en mesure de le faire.
— Mais alors, intervint Dors avec un soudain enthousiasme, si vous mettiez au point la psychohistoire pour une société du passé de taille plus réduite, et si vous pouviez, à partir d’une étude de la situation pré-impériale, prédire les événements situés mille ans après la formation de l’Empire, vous pourriez alors comparer vos résultats avec la réalité de cette époque et en vérifier l’exactitude.
— Considérant que vous connaissez à l’avance la situation en l’an 1000 de l’Ère Galactique, remarqua Hummin, froidement, le test ne serait guère valable. Vous seriez inconsciemment influencé par vos connaissances et auriez tendance à choisir pour vos équations des valeurs propices à vous fournir ce que vous sauriez être la solution.
— Je ne le pense pas, dit Dors. Nous ne connaissons pas très bien l’an 1000 E.G. ; il faudrait faire des recherches. Après tout, cela remonte à onze mille ans. »
Le visage de Seldon était l’image du désarroi : « Que voulez-vous dire, nous ne connaissons pas très bien la situation en l’an 1000 E.G. ? Il y avait déjà des ordinateurs, à l’époque, non ?
— Bien sûr.
— Et des unités de mémoire de masse, des enregistrements audio et vidéo ? Nous devrions posséder toutes les archives de 1000 E.G., comme nous possédons celles de cette année 12020 E.G.
— En théorie, oui, mais en pratique… Eh bien, vous savez, Hari, c’est précisément ce que vous ne cessez de répéter : il est possible d’avoir toutes les archives de l’an 1000 E.G., mais il est irréalisable d’espérer les consulter toutes.
— Oui, mais ce que je ne cesse de répéter, Dors, s’applique aux démonstrations mathématiques. Je n’en vois pas l’application aux archives historiques.
— Les archives n’ont pas une longévité illimitée, expliqua Dors sur la défensive. Les banques de mémoire peuvent être détruites ou effacées à la suite d’un conflit ou simplement se détériorer avec le temps. Tout bit de mémoire, tout élément d’archive qui n’est pas rafraîchi de temps en temps finit par se noyer dans un bruit de fond croissant. On dit qu’un bon tiers des enregistrements de la bibliothèque impériale sont devenus illisibles, mais la tradition empêche de les retirer. D’autres bibliothèques sont moins liées par la coutume. A celle de l’Université de Streeling, nous faisons le ménage dans les archives tous les dix ans.
« Naturellement, les archives souvent citées et fréquemment dupliquées sur divers mondes et dans diverses bibliothèques – gouvernementales ou privées – restent exploitables durant des millénaires, si bien qu’une bonne partie des points essentiels de l’histoire galactique restent connus, même s’ils ont eu lieu à l’époque pré-impériale. Toutefois, plus vous remontez dans le temps, moins on en a conservé.
— Je n’arrive pas à le croire, dit Seldon. J’aurais imaginé qu’on effectuait de nouvelles copies de chaque enregistrement en danger d’altération. Comment pouvez-vous laisser disparaître ainsi le savoir ?
— Tout savoir non désiré est un savoir inutile. Est-ce que vous imaginez le temps, les efforts, l’énergie dépensés à rafraîchir en permanence des données inutilisées ? Et ce gâchis ne ferait que s’amplifier en proportion du temps écoulé.
— Vous devez quand même bien envisager que quelqu’un, à un moment quelconque, puisse avoir besoin des données dont on se sera débarrassé à la légère ?
— Un article particulier peut n’être demandé qu’une fois tous les mille ans. Le sauver uniquement dans cette éventualité n’est pas rentable. Même dans le domaine de la science. Vous avez parlé des équations gravitationnelles primitives et précisé qu’elles étaient primitives parce que leur découverte se perdait dans les brumes de l’antiquité. Et pourquoi donc ? Est-ce que, par hasard, vous autres, mathématiciens et scientifiques, ne sauvegarderiez pas toutes les données, toutes les informations, depuis les brumes des temps immémoriaux où ces équations furent découvertes ? »
Seldon grommela, sans chercher à répondre. « Eh bien, fit-il, se tournant vers Hummin, autant pour moi et mon idée. A mesure que l’on se penche plus loin dans le passé et que la société se réduit en taille, la probabilité d’existence d’une psychohistoire opérationnelle s’accroît. Mais, dans le même temps, la quantité de connaissances disponibles se réduit proportionnellement plus vite, de sorte que cette même probabilité de psychohistoire diminue. Et le moins l’emportant sur le plus…
— Certes, il reste le secteur de Mycogène… » fit Dors, songeuse.
Hummin leva brusquement la tête : « Mais oui, et ce serait la cachette idéale pour Seldon. J’aurais dû y penser moi-même.
— Le secteur de Mycogène », répéta Hari, le regard allant de l’un à l’autre. « Qu’est-ce que le secteur de Mycogène ? Et où se trouve-t-il ?
— Hari, je vous en prie, je vous le dirai plus tard. Pour l’heure, j’ai des préparatifs à faire. Vous partez ce soir. »
Dors l’avait exhorté à dormir un peu. Ils devaient partir entre l’extinction et l’allumage des lumières, sous couvert de la “ nuit ”, pendant que le reste de l’Université était assoupi. Elle tenait à ce qu’il prenne un peu de repos.
« Allez-vous encore dormir par terre ? » demanda Seldon.
Elle haussa les épaules. « Le lit n’est que pour une personne et si on essayait de s’y entasser, aucun des deux ne pourrait dormir. »
Il la lorgna avidement quelques instants puis dit : « Alors, cette fois-ci, c’est moi qui dormirai par terre.
— Non, certainement pas. Ce n’est pas moi qui étais évanouie dans la neige. »
Le fait est qu’aucun des deux ne dormit. Bien qu’ils eussent éteint dans la chambre et que le bourdonnement perpétuel de Trantor ne fût qu’un bruit de fond soporifique dans le site relativement calme du campus, Seldon fut pris d’un besoin de se confier.
« Je vous ai causé bien du souci, Dors, ici à l’Université. Je n’ai cessé de vous distraire de votre travail. Malgré tout, je suis désolé de devoir vous quitter.
— Vous n’allez pas me quitter. Je viens avec vous. Hummin est en train de s’arranger pour m’obtenir un congé sans solde. »
Seldon protesta, désemparé : « Je ne peux pas vous demander ça.
— Vous ne me le demandez pas. C’est Hummin qui le demande. Je dois vous protéger. Après tout, j’ai échoué dans l’affaire de la Couverture et je dois me racheter.
— Je vous l’ai dit : ne vous sentez surtout pas coupable. Je dois pourtant reconnaître que je me sentirais plus à l’aise avec vous à mes côtés. Si seulement je pouvais être certain de ne pas vous déranger…
— Vous ne me dérangez pas du tout, Hari, dit-elle doucement. Et maintenant, dormez, je vous en prie. »
Seldon resta allongé en silence quelque temps, puis murmura : « Êtes-vous sûre que Hummin peut vraiment tout arranger, Dors ?
— C’est un homme remarquable. Il a de l’influence ici comme partout ailleurs, je suppose. S’il dit qu’il peut m’obtenir un congé indéfini, je suis sûre qu’il y parviendra. C’est un homme extrêmement persuasif.
— Oh, je sais, admit Seldon. Parfois, je me demande ce qu’il attend réellement de moi.
— Ce qu’il vous a dit. C’est un idéaliste qui sait s’accrocher fermement à ses rêves.
— A vous entendre, on dirait que vous le connaissez bien, Dors.
— Oh que oui, je le connais bien.
— Intimement ? »
Dors émit un drôle de bruit. « Je ne suis pas sûre de comprendre vos sous-entendus, Hari, mais en prenant l’interprétation la plus insolente, non, je ne le connais pas intimement. Et d’abord, est-ce que ça vous regarde ?
— Je suis désolé. Loin de moi l’idée de vouloir toucher à la propriété d’autrui…
— La propriété ? Voilà qui est encore plus insultant. Je crois que vous feriez mieux de dormir.
— Je suis encore désolé, Dors, mais je n’arrive tout bonnement pas à dormir. Laissez-moi au moins changer de sujet. Vous n’avez pas expliqué ce qu’était le secteur de Mycogène. Pourquoi aurais-je intérêt à m’y rendre ? A quoi ressemble-t-il ?
— C’est un petit secteur avec une population d’environ deux millions d’habitants – si mes souvenirs sont exacts. L’important est que les Mycogéniens s’accrochent fermement à un ensemble de traditions remontant à l’antiquité et passent pour détenir des archives très anciennes que plus personne ne possède. Il est possible qu’ils vous soient plus utiles dans votre tentative d’examen de la période pré-impériale que nous, les historiens orthodoxes. C’est notre discussion sur l’antiquité qui m’a donné cette idée.
— Avez-vous déjà vu leurs archives ?
— Non, je ne connais personne qui les ait vues.
— Pouvez-vous, dans ce cas, être certaine que ces archives existent réellement ?
— A vrai dire, je n’en sais rien. Partout ailleurs, on considère les Mycogéniens comme une joyeuse bande de farfelus, mais c’est peut-être parfaitement injuste. Ils ne se privent pas de clamer qu’ils détiennent ces archives et il se peut qu’ils les aient. Toujours est-il que nous serions bien cachés là-bas. Les Mycogéniens vivent très repliés sur eux-mêmes. Et maintenant, s’il vous plaît, dormez. »
Et, sans trop savoir comment, c’est ce que fit Seldon en fin de compte.
Hari Seldon et Dors Venabili quittèrent le campus universitaire à trois heures. Seldon s’avisa que Dors allait être leur guide : elle connaissait Trantor mieux que lui – avec l’avantage de deux années de séjour. Elle était manifestement une amie proche de Hummin (proche à quel point ? La question continuait de le tarauder) et elle comprenait ses instructions.
Tous deux étaient drapés dans des capes ondulantes et légères, munies d’un capuchon serré. Ce type de vêtement avait connu une vogue passagère sur le campus (et parmi les jeunes intellectuels en général) quelques années plus tôt, et même si, le temps passant, il risquait de provoquer le rire, il avait l’intérêt de les masquer suffisamment pour les rendre méconnaissables – au moins au premier coup d’œil.
Hummin avait prévenu : « Il est toujours possible que cet épisode sur la Couverture soit parfaitement anodin et que vous n’ayez pas d’agents aux trousses, Seldon, mais préparons-nous tout de même au pire.
— Vous n’allez pas nous accompagner ? s’était enquis Seldon, anxieux.
— J’aimerais bien, mais je dois limiter mes absences au travail si je ne veux pas me faire repérer. Vous comprenez ? »
Seldon soupira. Il comprenait.
Ils entrèrent dans une voiture du réseau express et trouvèrent deux places le plus loin possible des quelques sièges déjà occupés. (Seldon se demanda quelle raison on pouvait bien avoir de prendre l’express à trois heures du matin – puis il se dit que c’était finalement une chance qu’il y ait d’autres usagers, sinon Dors et lui auraient risqué de se faire remarquer.)
Seldon se mit à contempler l’interminable panorama qui défilait tandis que la tout aussi interminable file de cabines progressait sur l’interminable monorail, propulsée par un interminable champ magnétique.
L’express passa devant des rangées successives d’unités d’habitation, certaines s’élevant très haut au-dessus du sol, et d’autres, pour ce qu’il en voyait, s’enfonçant très loin dans les profondeurs. Pourtant, si des dizaines de millions de kilomètres carrés formaient une unique cité, il n’était pas nécessaire, même pour loger quarante milliards de personnes, d’avoir des structures très hautes ou très entassées. Ils passèrent effectivement devant des zones vides, apparemment cultivées pour la plupart, mais bon nombre ressemblaient à des parcs. Il y avait aussi quantité d’édifices dont il ne pouvait deviner la nature. Usines ? Immeubles de bureaux ? Qui pouvait le dire ? Un vaste cylindre lisse lui évoqua un château d’eau. Après tout, Trantor devait avoir besoin d’approvisionnement en eau potable. Récupéraient-ils les eaux de pluie sur la Couverture pour les stocker après les avoir filtrées et traitées ? La chose paraissait inévitable.
Toutefois, Seldon n’eut pas à étudier longtemps le paysage. Dors murmura : « On ne devrait pas tarder à descendre. » Elle se leva et ses doigts le prirent fermement par le bras.
Ils quittèrent le réseau express et se retrouvèrent sur la terre ferme tandis que Dors étudiait les panneaux indicateurs.
Ceux-ci étaient discrets et fort nombreux. Seldon sentit le découragement le gagner. La plupart affichaient des pictogrammes et des initiales, sans doute compréhensibles aux Trantoriens de souche mais totalement mystérieux pour lui.
« Par ici, fit Dors.
— Par où ? Comment le savez-vous ?
— Vous voyez, là ? Les deux ailes avec une flèche ?
— Deux ailes ? Oh. » Il avait pensé à un “ w ”renversé, large et aplati, mais il voyait à présent que cela pouvait en effet évoquer des ailes d’oiseau stylisées.
« Pourquoi ne pas utiliser des mots ? remarqua-t-il, revêche.
— Parce que les mots changent d’un monde à l’autre. Ce qui est ici un “ aérojet ” sera une “ flèche ” sur Cinna ou un “ piqueur ” sur d’autres mondes. Les deux ailes et la flèche sont le symbole galactique du vaisseau aérien et ce symbole est compris partout. Vous ne les utilisez pas sur Hélicon ?
— Guère. Hélicon est une planète assez homogène, culturellement parlant, et nous avons tendance à nous raccrocher avec force à nos usages parce que nous vivons dans l’ombre dominatrice de nos voisins.
— Vous voyez ? fit Dors. Voilà où pourraient intervenir votre psychohistoire. Vous pourriez montrer que, malgré les différents dialectes, l’usage, dans toute la Galaxie, d’un ensemble déterminé de symboles constitue une force unificatrice.
— Ça n’aidera pas. » Il la suivait le long d’allées désertes plongées dans la pénombre, et une partie de son esprit se demandait quel pouvait être le taux moyen de criminalité sur Trantor et s’ils se trouvaient dans un secteur à criminalité élevée. « Vous pouvez avoir un milliard de règles, chacune recouvrant un unique phénomène, sans être capable d’en déduire la moindre généralisation. C’est ce qu’on veut dire quand on affirme qu’un système ne pourrait être interprété que par un modèle aussi complexe que lui… Dors, allons-nous prendre un aérojet ? »
Elle s’arrêta pour le considérer avec une moue amusée. « Si nous suivons les symboles indiquant les aérojets, est-ce que vous supposez que nous nous dirigeons vers un terrain de golf ? Auriez-vous peur des aérojets, comme tant de Trantoriens ?
— Non, non. Nous volons sans problèmes sur Hélicon et, moi-même, j’emprunte fréquemment les aérojets. C’est simplement que, lorsque Hummin m’a conduit à l’Université, il a pris soin d’éviter les lignes aériennes commerciales parce qu’il craignait de laisser une piste trop évidente.
— C’est parce qu’ils savaient d’où vous partiez, Hari, et qu’ils étaient déjà à vos trousses. Pour l’instant, il se peut qu’ils ne sachent pas où vous êtes, et d’autre part nous allons décoller d’un jet-port obscur et utiliser un appareil privé.
— Qui le pilotera ?
— Un ami de Hummin, je présume.
— Selon vous, peut-on lui faire confiance ?
— Si c’est un ami de Hummin, sans aucun doute.
— Assurément, vous tenez ce garçon en haute estime, remarqua Seldon avec une pointe de mécontentement.
— Avec raison, répondit Dors sans feindre la timidité. Il est le meilleur. » Le mécontentement de Seldon ne diminua pas.
« Voici notre aérojet. »
C’était un petit appareil aux ailes bizarres. Près de la carlingue, il y avait un homme de taille modeste, vêtu de couleurs bariolées à la trantorienne.
« Nous, c’est psycho, lança Dors.
— Et moi, c’est histoire », répondit le pilote. Ils le suivirent à l’intérieur de l’appareil et Seldon demanda : « Qui a eu l’idée des mots de passe ?
— Hummin. »
Seldon ricana. « Je ne savais pas qu’il avait un tel sens de l’humour. Il est d’un solennel… »
Dors sourit.