ROBOT. — … Terme employé dans les légendes antiques de plusieurs mondes pour qualifier ce qu’on appelle plus communément des « automates ». Les robots sont généralement décrits comme faits de métal et d’apparence humaine, mais l’on suppose que certains auraient été de nature pseudo-organique. La croyance populaire veut qu’au cours de la Fuite, Hari Seldon ait aperçu un véritable robot, mais la véracité de cette anecdote reste douteuse. Nulle part, dans les volumineux écrits laissés par Seldon, il n’est fait mention du moindre robot, quoique…
Ils passèrent inaperçus.
Hari Seldon et Dors Venabili répétèrent le trajet de la veille et cette fois, personne ne les lorgna à deux fois. On ne leur accorda pas même un regard. A plusieurs reprises, ils durent se tasser pour laisser sortir un passager assis plus au centre. Ils eurent tôt fait de réaliser qu’à la montée d’un nouveau voyageur, ils devaient se décaler vers l’intérieur s’il y avait une place libre.
Cette fois, n’étant pas aussi facilement distraits par le spectacle du dehors, ils furent vite incommodés par l’odeur de tuniques d’une propreté douteuse.
Enfin ils parvinrent à destination.
« Et voilà la bibliothèque, dit Seldon à mi-voix.
— Je suppose, répondit Dors. Du moins est-ce l’édifice indiqué hier par Mycélium Soixante-douze. »
Ils s’y dirigèrent d’un pas tranquille.
« Respirez un bon coup, annonça Seldon. Voici le premier obstacle. »
La porte devant eux était ouverte, à l’intérieur régnait la pénombre. Cinq larges marches de pierre y montaient. Ils posèrent le pied sur la première et attendirent plusieurs secondes avant de s’aviser que leur poids n’enclenchait pas l’escalier roulant. Dors esquissa une légère grimace et fit signe à Seldon de grimper.
Ensemble, ils gravirent l’escalier, gênés pour Mycogène et son archaïsme. Puis ils franchirent une porte et découvrirent, installé à un bureau juste à l’entrée, un homme penché sur l’ordinateur le plus primitif que Seldon ait jamais vu.
L’homme ne leva pas la tête pour les regarder. Pas besoin, se dit Seldon : tunique blanche, crâne chauve… tous les Mycogéniens se ressemblaient à tel point que l’œil glissait sur eux sans les remarquer – ce qui pour l’heure était à l’avantage des barbares.
L’homme, qui semblait étudier quelque chose sur son bureau, demanda : « Chercheurs ?
— Chercheurs », confirma Seldon.
D’un signe de tête, il indiqua la porte. « Entrez. Amusez-vous. »
Ils entrèrent et, à première vue, ils étaient les seuls dans cette section de la bibliothèque. Ou l’établissement n’était pas un endroit fréquenté, ou les chercheurs étaient rares, ou plus probablement les deux.
Seldon murmura : « Je m’étais attendu à ce qu’on nous réclame une carte ou une autorisation quelconque, et je me voyais déjà plaider l’oubli…
— Il est sans doute ravi d’avoir de la compagnie. Avez-vous déjà vu un endroit pareil ? Si un lieu pouvait être aussi mort qu’un individu, nous serions à l’intérieur d’un cadavre. »
La plupart des ouvrages de cette section étaient des imprimés analogues au Livre que Seldon avait dans sa poche intérieure. Dors parcourut les rayonnages, étudiant leur contenu. « Des livres anciens, pour la plupart. Moitié classiques. Moitié sans intérêt.
— Des livres étrangers ? Je veux dire, non mycogéniens ?
— Oh, oui. S’ils ont leur propre littérature, ils doivent l’entreposer dans une autre section. Celle-ci est destinée aux recherches des pauvres petits érudits ou prétendus tels du genre de celui d’hier… Voici la section bibliographique… et là une Encyclopédie impériale… elle doit bien avoir cinquante ans, au bas mot… et un ordinateur. »
Elle allait effleurer les touches quand Seldon l’interrompit. « Attendez. Quelque chose pourrait se bloquer et nous retarder. »
Ce disant, il lui indiqua, surmontant une rangée de rayonnages, un discret bandeau lumineux annonçant :
VERS LE SACR TORIUM
Le second A de SACRATORIUM était éteint, panne récente ou négligence généralisée. (L’Empire, songea Seldon, était effectivement en plein déclin. Partout. A Mycogène aussi.)
Il regarda alentour. Cette pauvre bibliothèque, si nécessaire à l’orgueil mycogénien, si utile peut-être aux Anciens pour y glaner quelques miettes servant à étayer leurs croyances et à les présenter comme étant celles de barbares évolués, cette bibliothèque semblait complètement vide. Personne n’était entré derrière eux.
« Passons ici, hors de vue du gardien à l’entrée, et mettons nos écharpes », dit Seldon.
Puis, à la porte, conscient soudain qu’il n’était plus question de faire marche arrière une fois le second obstacle franchi, il s’écria : « Dors, ne venez pas avec moi. »
Elle fronça les sourcils. « Pourquoi pas ?
— C’est risqué et je ne veux pas vous exposer.
— Je suis ici pour vous protéger », répondit-elle avec douceur et fermeté.
« Quel genre de protection pouvez-vous m’apporter ? Je suis capable de me protéger tout seul, même si vous pensez le contraire. Et l’obligation de vous protéger risque de m’entraver. Vous en rendez-vous compte ?
— Il ne faut pas vous faire de souci pour moi, Hari. Les soucis, c’est mon rayon. » Elle toucha son écharpe, à l’endroit où celle-ci passait entre ses seins invisibles.
« Parce que Hummin vous l’a demandé ?
— Parce que ce sont mes ordres. »
Elle le saisit par le bras juste au-dessus du coude et, comme toujours, il fut surpris de la fermeté de sa poigne. « J’étais opposée à cette idée, Hari, mais si vous vous sentez obligé d’entrer, alors je dois entrer avec vous.
— Bon, très bien. Mais si jamais il arrive quelque chose et que vous puissiez vous éclipser, filez vite. Ne vous occupez pas de moi.
— Vous usez votre salive pour rien, Hari. Et vous m’insultez. »
Seldon effleura le panneau d’accès et la porte s’ouvrit en coulissant. Ensemble, presque à l’unisson, ils franchirent le seuil.
Une vaste salle, d’autant plus vaste qu’elle était dépourvue de tout ce qui pouvait ressembler à du mobilier. Ni chaise, ni banc, ni siège d’aucune sorte. Ni estrade, ni draperies, ni décorations.
Pas de lampes non plus, un simple éclairage tamisé, uniforme et diffus. Les murs n’étaient pas entièrement nus. Par intervalles, disposés à diverses hauteurs et répartis selon un ordre peu évident, étaient encastrés de primitifs écrans de télévision bi-dimensionnelle, tous allumés. Là où se trouvaient Hari et Dors, l’image ne donnait même pas l’illusion de la profondeur, rien de commun avec la véritable holovision.
Il y avait des gens dans la salle. Peu nombreux, et jamais ensemble. Isolés et, comme les moniteurs de télévision, placés selon un ordre peu évident. Tous portaient la tunique blanche et l’écharpe rouge.
Le silence était à peu près total. Personne ne parlait au sens habituel du terme, mais certains bougeaient les lèvres, murmurant doucement. Ceux qui marchaient le faisaient à pas furtifs, les yeux baissés.
L’atmosphère était absolument funèbre.
Seldon se pencha vers Dors qui porta aussitôt le doigt à ses lèvres puis lui indiqua l’un des moniteurs. L’écran montrait un jardin idyllique et couvert de fleurs, décrit par la caméra en un long panoramique.
Ils s’approchèrent du moniteur en calquant leur démarche sur celle des autres : à pas lents, en posant doucement un pied devant l’autre.
Quand ils furent à moins de cinquante centimètres de l’écran, une douce voix insinuante s’éleva : « Le jardin d’Antennin, reproduit à partir d’antiques guides et photographies, situé aux confins d’Eos. Notez-le… »
Dors chuchota, dans un murmure que Seldon eut du mal à saisir avec le son du haut-parleur : « Le volume monte dès que quelqu’un approche et s’éteindra si nous nous éloignons. Si nous sommes assez près, nous pouvons parler discrètement mais ne me regardez pas et taisez-vous si quelqu’un arrive. »
La tête baissée, les mains croisées devant lui (il avait noté que c’était l’attitude la plus répandue), Seldon remarqua : « A chaque instant, je m’attends à voir quelqu’un se mettre à gémir.
— C’est tout à fait possible : ils pleurent leur Monde perdu.
— J’espère qu’ils changent quand même les films de temps en temps. Ce doit être mortel de voir toujours les mêmes.
— Ils sont tous différents », remarqua Dors, en jetant des regards furtifs de part et d’autre. « Ils changent peut-être périodiquement. Je ne sais pas.
— Attendez ! » s’exclama Seldon, un peu trop fort. Il baissa la voix : « Venez donc par ici. »
Dors fronça les sourcils, ayant mal entendu, mais Seldon l’appela d’un léger signe de tête. Ils s’ébranlèrent, toujours sur la pointe des pieds, mais cette fois Seldon allongea le pas comme s’il éprouvait le besoin d’accélérer, et Dors, le rattrapant, tira d’un petit coup sec sur sa tunique. Il ralentit.
« Des robots », annonça-t-il, protégé par le son d’un haut-parleur qui venait de s’allumer.
L’image montrait l’angle d’une demeure, dominant une pente gazonnée, avec une rangée d’arbustes au premier plan et trois exemplaires de ce qui ne pouvait être que des robots. Ils étaient apparemment métalliques et d’aspect vaguement humain.
L’enregistrement expliquait : « Voici une vue, récemment reconstituée, du fameux domaine Wendome à sa création, au troisième siècle. Le robot qu’on aperçoit près du centre s’appelait, selon la tradition, Bendar et servit, d’après les archives antiques, vingt-deux années avant d’être remplacé. »
« “ Récemment reconstituée ”, nota Dors. Donc, ils doivent les changer.
— A moins qu’ils répètent “ récemment reconstituée ” depuis mille ans. »
Un autre Mycogénien s’approcha et dit, à voix basse, mais moins basse que les murmures de Dors et de Seldon : « Salutations, Frères. »
Il leur avait parlé sans lever les yeux et, après un regard surpris et involontaire, Seldon s’empressa de détourner la tête. Dors avait totalement ignoré l’incident.
Seldon hésita. Mycélium Soixante-douze avait dit qu’on ne se parlait pas au Sacratorium. Peut-être avait-il exagéré. Et puis, il n’y était pas retourné depuis qu’il était enfant.
En désespoir de cause, Seldon estima qu’il devait parler. Dans un souffle, il répondit : « Et à vous de même, Frère, salutations. »
Il ne savait pas du tout si c’était la formule correcte ou même s’il y avait une formule, mais le Mycogénien parut ne rien trouver à y redire.
« A vous sur Aurora », lui dit-il.
— Et à vous de même », répondit Seldon et, comme l’autre semblait attendre autre chose, il ajouta : « sur Aurora », et aussitôt il y eut comme un imperceptible relâchement de tension. Seldon sentit des gouttes de sueur lui perler au front.
« Magnifique ! s’extasia le Mycogénien. Je n’avais pas encore vu celui-ci.
— Habilement réalisé », commenta Seldon. Puis, pris d’un sursaut d’audace, il ajouta : « Une perte à jamais inoubliable. »
L’autre parut désarçonné, répondit : « Certes, certes », et s’éloigna.
« Ne prenez aucun risque, siffla Dors. Ne dites que le strict minimum.
— Ça m’a paru tout naturel. En tout cas, ce film est bien récent. Mais comme les robots sont décevants ! Rien de plus que de banals automates. Moi, je veux voir les robots organiques – les humanoïdes.
— S’ils ont existé, observa Dors avec quelque hésitation, il me semble qu’on ne les aurait pas employés à des travaux de jardinage.
— Exact, reconnut Seldon. Raison de plus pour trouver l’aire des Anciens.
— Si elle existe. J’ai l’impression qu’il n’y a rien d’autre dans cette coque vide.
— Vérifions tout de même. »
Ils longèrent le mur, passant d’écran en écran, marquant chaque fois un temps d’arrêt plus ou moins long, jusqu’au moment où Dors agrippa Seldon par le bras. Entre deux écrans, des traits sur le mur délimitaient un imperceptible rectangle.
« Une porte. » Puis elle modéra cette assertion en ajoutant : « Vous ne croyez pas ? »
Seldon jeta un regard circulaire, à la dérobée. Comme par un fait exprès, en accord avec le climat de deuil ambiant, chacun fixait un écran ou gardait les yeux baissés, l’air triste et compassé.
« A votre avis, comment s’ouvre-t-elle ?
— Avec une plaque-verrou.
— Je n’en vois aucune.
— Elle n’est tout simplement pas délimitée mais j’aperçois une certaine décoloration, là. Vous la voyez ? Combien de paumes ? Combien de fois ?
— Je vais essayer. Ouvrez l’œil et faites-moi un appel du pied si quelqu’un regarde dans notre direction. »
Mine de rien, il retint son souffle, effleura la tache décolorée sans résultat, puis finalement y posa toute la paume et pressa.
La porte s’ouvrit en silence – pas un craquement, pas un grincement. Seldon la franchit aussi vite qu’il put, suivi par Dors. Le battant se referma derrière eux.
« Question : est-ce que quelqu’un nous a vus ?
— Les Anciens doivent souvent emprunter ce passage, observa Seldon.
— Oui, mais nous prendra-t-on pour des Anciens ? » Seldon attendit puis remarqua : « Si nous avions été aperçus et si quelqu’un s’était douté de quelque chose, cette porte se serait rouverte à la volée dans les quinze secondes suivant notre entrée.
— C’est possible, répondit sèchement Dors, comme il est possible qu’il n’y ait rien à voir ou à faire de ce côté-ci et que tout le monde se fiche qu’on y entre ou pas.
— Ça reste à prouver. »
La pièce, assez exiguë, où ils venaient de pénétrer était plutôt sombre, mais dès qu’ils avancèrent, elle s’illumina.
Ils découvrirent des fauteuils, larges et confortables, de petites tables, plusieurs canapés, un immense réfrigérateur, des étagères.
« Si c’est l’aire des Anciens, remarqua Seldon, ils m’ont l’air d’apprécier leur petit confort, en dépit de l’austérité du Sacratorium proprement dit.
— C’était prévisible. L’ascétisme chez les classes dirigeantes – hormis dans les manifestations publiques – est très rare. Vous pouvez consigner ça dans votre recueil d’aphorismes psychohistoriques. » Elle parcourut la pièce du regard. « Et je ne vois pas de robot.
— Une aire est une position élevée, rappelez-vous, et ce plafond est relativement bas. Il doit y avoir des étages au-dessus et l’on y accède par ici. » Il lui désignait un escalier recouvert d’une épaisse moquette.
Il se garda toutefois de l’emprunter, préférant regarder vaguement autour de lui.
Dors lui demanda ce qu’il cherchait. « Si c’est un ascenseur, vous risquez d’être déçu. A Mycogène, on cultive le primitivisme. L’auriez-vous oublié ? Et si vous posez le pied sur la première marche, je suis tout à fait certaine que l’escalier ne s’ébranlera pas automatiquement. Il va falloir le gravir à pied. Plusieurs volées de marches, peut-être.
— A pied ?
— Il doit bien, par la force des choses, mener à l’aire – s’il mène quelque part. Vous avez envie de la visiter, oui ou non ? »
Ensemble, ils se dirigèrent vers l’escalier et entamèrent l’ascension.
Ils gravirent trois volées de marches ; l’intensité de l’éclairage diminuait régulièrement. Seldon reprit bruyamment son souffle et chuchota : « Je me crois en assez bonne forme mais j’ai horreur de ça.
— Vous n’êtes pas habitué à ce type d’exercice physique. » Pour sa part, elle ne trahissait aucun signe d’épuisement.
Au troisième palier, l’escalier s’interrompit : devant eux se trouvait une autre porte.
« Et si elle est bouclée ? dit Seldon, plus pour lui-même que pour Dors. On essaie de la défoncer ?
— Pourquoi serait-elle bouclée quand celle du bas ne l’était pas ? S’il s’agit de l’aire des Anciens, j’imagine qu’un tabou doit empêcher quiconque sauf eux de monter ici et un tabou est plus fort que n’importe quelle serrure.
— Pour autant qu’il n’y ait devant la porte que ceux qui acceptent le tabou », remarqua Seldon mais il ne fit pas un mouvement vers la porte.
— Il est encore temps de faire demi-tour, puisque vous hésitez. En fait, je vous le conseillerais.
— Je n’hésite que parce que j’ignore ce que nous allons trouver à l’intérieur. Si la pièce est vide… »
Alors il ajouta d’une voix un peu plus forte : « Eh bien, elle sera vide », et, avançant d’un pas, il poussa résolument le battant.
La porte s’effaça rapidement sans un bruit et Seldon recula, surpris par le brusque éclat de lumière venu de l’intérieur.
Car là, lui faisant face, l’œil vif et brillant, les bras à demi levés, un pied légèrement en avant de l’autre, scintillant d’un vague reflet métallique doré, se dressait une silhouette humaine. Durant quelques instants, Seldon crut qu’elle portait une tunique ajustée, mais un examen plus approfondi lui révéla que la tunique faisait partie intégrante de la structure de l’objet.
« C’est le robot, dit Seldon, impressionné, mais il est métallique.
— Pis que ça », observa Dors qui s’était rapidement écartée d’un côté, puis de l’autre : « Ses yeux ne me suivent pas. Ses bras n’ont pas un frémissement. Il n’est pas vivant – si tant est qu’on puisse dire qu’un robot est en vie. »
Alors un homme – tout à fait humain, sans risque d’erreur –, apparut derrière le robot et leur dit : « Peut-être pas. Mais moi, je suis bien vivant. »
Et presque automatiquement, Dors fit un pas pour s’interposer entre Seldon et l’homme qui venait soudain d’apparaître.
Seldon repoussa Dors sur le côté, peut-être un peu plus vivement qu’il l’aurait désiré. « Je n’ai pas besoin de protection. C’est notre vieil ami Maître-du-Soleil Quatorze. »
L’homme qui leur faisait face, porteur d’une double écharpe qui était peut-être l’apanage du Grand Ancien, répondit : « Et vous, vous êtes le barbare Seldon.
— Évidemment, répondit l’intéressé.
— Et ça, malgré le costume masculin, c’est la barbare Venabili. »
Dors ne dit rien.
Maître-du-Soleil Quatorze poursuivit : « Vous avez raison, barbare. Vous n’avez rien à craindre de ma part. Asseyez-vous, je vous en prie. Tous les deux. N’étant pas une Sœur, barbare, vous n’avez pas besoin de vous retirer. Voici un siège : si vous appréciez un tel égard, vous serez la première femme à l’utiliser.
— Je n’apprécie pas particulièrement un tel égard », répondit Dors en détachant les mots.
Maître-du-Soleil Quatorze hocha la tête. « A votre guise. Je vais m’asseoir également, car je dois vous poser des questions et j’aime mieux ne pas le faire debout. »
Ils s’installèrent donc dans un coin de la pièce. Le regard de Seldon dériva vers le robot de métal.
Maître-du-Soleil Quatorze confirma : « C’est bien un robot.
— Je sais.
— Je sais que vous savez, rétorqua Maître-du-Soleil, du tac au tac. Mais maintenant que nous avons établi ce point, pourquoi êtes-vous ici ?
— Pour voir le robot, répondit Seldon sans broncher.
— Savez-vous que personne, sauf les Anciens, n’est admis dans l’aire ?
— Je l’ignorais mais je m’en doutais.
— Savez-vous que nul barbare n’est admis dans le Sacratorium ?
— Je me le suis laissé dire.
— Et vous avez passé outre, n’est-ce pas ?
— Je voulais voir le robot ; nous voulions voir le robot.
— Savez-vous que nulle femme, même une Sœur, n’est admise dans le Sacratorium, excepté dans certaines circonstances précises, et rarissimes ?
— On me l’a dit.
— Et savez-vous que nulle femme, à nul moment, et pour quelque motif que ce soit, n’a le droit d’endosser des habits masculins ? Cela est valable, au sein des frontières de Mycogène, pour les Sœurs comme pour les barbares.
— On ne me l’avait pas dit mais ça ne me surprend pas.
— Bien. J’aimerais que vous teniez compte de tout cela. Et à présent, pourquoi désiriez-vous voir le robot ? »
Seldon haussa les épaules. « La curiosité. Je n’en avais jamais vu, j’ignorais même qu’il pût en exister.
— Et comment se fait-il que vous ayez appris, d’abord son existence, et ensuite sa présence ici ? »
Après un temps de silence, Seldon reprit : « Je ne désire pas répondre à cette question.
— Est-ce la raison pour laquelle le barbare Hummin vous a fait venir à Mycogène ? Pour étudier les robots ?
— Non, le barbare Hummin nous a fait venir ici pour assurer notre protection. Toutefois, nous sommes des scientifiques, le docteur Venabili et moi. Le savoir est notre domaine et l’acquisition du savoir notre objectif. Mycogène est mal comprise en dehors de ses frontières, et nous souhaitons mieux connaître vos coutumes et vos modes de pensée. C’est un désir naturel et, nous semble-t-il, innocent, voire digne d’éloge.
— Ah, mais nous, nous n’avons pas du tout envie que les tribus et planètes extérieures nous connaissent mieux. C’est notre désir naturel et nous sommes seuls juges de ce qui est pour nous innocent ou nuisible. Aussi vous repose-je la question, barbare : comment saviez-vous qu’un robot existait à Mycogène, et qu’il se trouvait dans cette pièce ?
— La rumeur générale, avoua enfin Seldon.
— Vous soutenez cela ?
— La rumeur générale, je le soutiens. »
Le regard perçant des yeux bleus de Maître-du-Soleil Quatorze parut s’aiguiser encore lorsqu’il répondit, sans hausser le ton : « Barbare Seldon, nous coopérons depuis longtemps avec le barbare Hummin. Il nous a toujours paru un individu honnête et digne de confiance, pour un barbare. Pour un barbare ! Quand il vous a amenés tous les deux ici en vous confiant à nous, nous vous avons accordé notre protection. Mais le barbare Hummin, quelles que soient ses vertus, demeure un barbare, et nous avions des doutes. Nous n’étions pas du tout certains de votre – ou de son – objectif réel.
— Notre objectif est la connaissance. La connaissance scientifique. La barbare Venabili est historienne, et moi-même je m’intéresse également à l’histoire. Pourquoi n’aurions-nous pas le droit de nous intéresser à l’histoire de Mycogène ?
— D’abord, parce que nous ne le désirons pas… Reste que l’on vous a dépêché deux de nos Sœurs particulièrement dignes de confiance. Elles devaient coopérer avec vous, tâcher de découvrir ce que vous désiriez, en bref – quelle est votre expression, déjà, chez les barbares ? — jouer votre jeu. Pas au point toutefois que vous vous doutiez de ce qui se passait. » Maître-du-Soleil Quatorze sourit, mais ce sourire n’avait rien d’aimable.
Il poursuivit : « Goutte-de-Pluie Quarante-cinq est allée faire les magasins avec la barbare Venabili, mais il ne s’est rien passé d’anormal durant ces sorties. Naturellement, nous avons reçu un rapport complet. Quant à vous, barbare Seldon, Goutte-de-Pluie Quarante-trois vous a montré nos microfermes. Cela aurait pu éveiller vos soupçons de la voir ainsi prête à vous accompagner seule, chose pour nous absolument impensable, mais vous avez supposé que ce qui était valable pour les Frères ne l’était pas pour les barbares et vous vous êtes flatté de l’avoir convaincue par ce raisonnement boiteux. Elle a donc accédé à votre désir, même s’il lui en a coûté. Et finalement, vous avez demandé à voir le Livre. Vous le transmettre trop aisément risquant d’éveiller vos soupçons, elle a donc fait semblant de manifester un désir pervers que vous seul pouviez satisfaire. Son sacrifice ne sera pas oublié. Je suppose, barbare, que le Livre est toujours en votre possession et je vous soupçonne de l’avoir ici, sur vous. Puis-je le récupérer ? »
Seldon ne broncha pas et resta muet.
La main ridée de Maître-du-Soleil Quatorze demeura obstinément tendue tandis qu’il menaçait : « Comme il vaudrait mieux pour vous de m’épargner de vous le reprendre de force. »
Cette fois, Seldon le lui rendit. Maître-du-Soleil Quatorze le parcourut rapidement, comme pour s’assurer qu’il n’avait pas été abîmé. Puis, avec un petit soupir, il ajouta : « Il faudra soigneusement le détruire, selon le rite. Quelle tristesse ! Mais, une fois le Livre entre vos mains, nous n’avons pas du tout été surpris de vous voir vous diriger vers le Sacratorium. Vous étiez surveillés en permanence, car n’allez pas imaginer qu’un Frère ou une Sœur, à moins d’être totalement distrait, ne reconnaisse pas un barbare au premier coup d’œil. On sait reconnaître un bonnet de peau lorsqu’on en voit un et il en existe moins de soixante-dix au total à Mycogène… presque tous appartenant à des membres des tribus barbares en mission officielle ; et ces gens restent en permanence confinés dans les édifices séculiers du gouvernement, tout au long de leur séjour. De sorte que vous n’étiez pas seulement remarqués mais aussi parfaitement identifiés, en permanence.
« Le Frère âgé qui vous a rencontrés a bien pris soin de vous parler de la bibliothèque en même temps que du Sacratorium, mais il a également pris soin de vous préciser ce qui vous était interdit car nous ne voulions pas vous prendre au piège. Bande-céleste Deux vous a également prévenus… et avec une certaine insistance. Malgré tout, vous n’avez pas renoncé.
« La boutique où vous avez acheté la tunique blanche et les deux écharpes nous a aussitôt prévenus : dès lors, nous n’avions plus de doute sur vos intentions. La bibliothèque était presque vide, le bibliothécaire avait reçu ordre de regarder ailleurs, on avait limité l’accès au Sacratorium. Le seul Frère qui par inadvertance vous a adressé la parole a failli nous trahir mais il s’est hâté de battre en retraite dès qu’il eut découvert à qui il avait affaire. Et finalement, vous êtes montés ici.
« Vous constatez donc que c’était bien votre intention première et que nous ne vous avons en aucun cas attirés ici. Votre venue est le résultat de votre action personnelle, de vos désirs personnels, et la question que je veux vous poser – encore une fois – c’est : pourquoi ? »
Cette fois, ce fut Dors qui répondit, la voix ferme, le regard dur : « Nous vous le répétons, Mycogénien : nous sommes des scientifiques pour qui la connaissance est quelque chose de sacré et c’est la connaissance que nous recherchons, et elle seule. Vous ne nous avez peut-être pas attirés ici, mais vous ne nous avez pas retenus non plus, comme vous auriez pu le faire avant notre entrée dans cet édifice. Au contraire, vous nous avez ouvert la voie et facilité la tâche, ce qui pourrait à la limite être considéré comme un piège pour nous y attirer. Et puis, quel mal avons-nous fait ? Nous n’avons en rien troublé ce bâtiment, cette pièce, nous ne vous avons en rien troublé, ni vous, ni ça… »
Du doigt, elle désigna le robot. « C’est un vulgaire tas de métal inerte que vous cachez ici ; nous savons désormais qu’il est inerte et c’est tout ce que nous cherchions à savoir. Nous avions espéré une découverte plus intéressante et nous sommes déçus mais maintenant que nous savons à quoi nous en tenir, il ne nous reste plus qu’à repartir et – si telle est votre volonté – à quitter Mycogène. »
Maître-du-Soleil Quatorze l’avait écoutée sans broncher, mais dès qu’elle eut fini il se tourna vers Seldon : « Tel que vous le voyez, ce robot est le symbole de ce que nous avons perdu et n’aurons plus jamais, de tout ce que, depuis des millénaires, nous n’avons jamais oublié et que nous avons bien l’intention de retrouver un jour. Parce qu’il est tout ce qui nous reste à la fois de matériel et d’authentique, il nous est cher – pourtant, pour cette femelle, ce n’est qu’un “ vulgaire tas de métal inerte ”. Vous associez-vous à ce jugement, barbare Seldon ?
— Nous faisons partie de sociétés qui ne s’attachent pas à un passé vieux de plusieurs millénaires, qui ne font aucun lien avec ce qui a existé entre ce passé et l’époque actuelle. Nous vivons dans le présent, que nous reconnaissons comme le produit de l’ensemble du passé et non pas d’une période précise depuis longtemps enfuie et restée chère à notre cour. Nous comprenons, sur un plan intellectuel, ce que ce robot signifie pour vous et nous ne trouvons rien à y redire. Mais nous, nous ne pouvons le voir qu’avec nos propres yeux, comme vous ne pouvez le voir qu’avec les vôtres. Alors pour nous, je dis bien pour nous, ce n’est qu’un tas de métal inerte.
— Et à présent, intervint Dors, nous allons prendre congé.
— Certainement pas, la coupa Maître-du-Soleil Quatorze. En pénétrant ici, vous avez commis un crime. C’est un crime seulement à nos yeux, vous hâterez-vous sans doute de souligner » — ses lèvres se plissèrent en un sourire glacial — « mais nous sommes ici sur notre territoire, et, à l’intérieur de celui-ci, c’est nous qui faisons les définitions. Et ce crime, tel qu’il est défini par nous, est passible de la peine de mort.
— Et vous allez nous abattre ? » demanda Dors, hautaine.
Maître-du-Soleil Quatorze prit un air méprisant et continua de s’adresser exclusivement à Seldon. « Pour qui nous prenez-vous, barbare Seldon ? Notre culture est aussi ancienne que la vôtre, tout aussi complexe, civilisée, humaine. Je ne suis pas armé. Vous serez jugés et, puisque vous êtes manifestement coupables, exécutés conformément à la loi, de manière rapide et indolore.
« A supposer que vous tentiez de partir maintenant, je ne vous arrêterais pas mais de nombreux Frères se trouvent en bas, bien plus que tout à l’heure quand vous êtes entrés au Sacratorium, et dans leur rage devant vos actes, ils risquent de vous malmener brutalement… Il est même arrivé déjà, au cours de notre histoire, que des barbares en meurent ; ce n’est pas une mort agréable – et certainement pas indolore…
— Bande-céleste Deux nous avait mis en garde, remarqua Dors. Elle est jolie, votre culture humaine, complexe et si civilisée.
— Les gens peuvent être conduits à la violence dans des moments d’émotion, barbare Seldon, observa tranquillement Maître-du-Soleil Quatorze, quelle que soit leur humanité dans les moments de calme. C’est vrai dans toutes les cultures, comme votre femelle, paraît-il historienne, doit sans nul doute le savoir.
— Restons raisonnables, Maître-du-Soleil Quatorze, intervint Seldon. Vous faites peut-être la loi pour les affaires locales de Mycogène mais certainement pas pour nous et vous le savez bien. Nous sommes l’un et l’autre des citoyens non mycogéniens de l’Empire et c’est l’Empereur et ses représentants légaux qui sont concernés par tout crime capital.
— Il en est peut-être ainsi dans le texte, dans les journaux et sur les écrans d’holovision, mais nous ne parlons pas théorie en ce moment. Le Grand Ancien a depuis longtemps pouvoir pour châtier les crimes de sacrilège sans interférence du trône impérial.
— Si les criminels sont de votre peuple, dit Seldon. Il en va tout autrement s’il s’agit de ressortissants étrangers.
— Dans le cas présent, j’en doute. Le barbare Hummin vous a introduits ici à titre de réfugiés, et nous n’avons pas, à Mycogène, la tête assez pleine de levure pour ne pas soupçonner fortement que ce que vous fuyez en réalité, c’est la justice de l’Empereur. Pourquoi verrait-il une objection à ce que nous lui mâchions le travail ?
— Parce qu’il la verrait. Même si nous fuyions les autorités impériales, même si l’Empereur voulait effectivement nous retrouver pour nous châtier, il voudrait d’abord mettre la main sur nous. Vous laisser tuer, par quelque moyen et pour quelque raison que ce soit, des non-Mycogéniens en dehors de la procédure légale de l’Empire serait défier l’autorité impériale et aucun Empereur ne permettra un tel précédent. Quel que soit son intérêt à ne pas voir s’interrompre le commerce de micro-nutriments, il jugerait nécessaire de rétablir les prérogatives impériales. Souhaitez-vous, dans votre ardeur à nous tuer, voir une division de la soldatesque impériale piller vos fermes et vos habitations, profaner votre Sacratorium et en prendre à son aise avec les Sœurs ? Réfléchissez. »
Maître-du-Soleil Quatorze sourit à nouveau, mais sans se radoucir. « A vrai dire, j’ai déjà réfléchi et il existe bien une autre solution. Après que nous vous aurons condamnés, nous pouvons retarder votre exécution pour vous permettre de faire appel du verdict auprès de l’Empereur. Celui-ci pourrait accueillir favorablement cette preuve de notre soumission à son autorité parce qu’il serait trop heureux de mettre la main sur vous – quelles que soient ses raisons –, et ce serait tout bénéfice pour Mycogène. Est-ce là ce que vous voulez ? Faire appel à l’Empereur en temps voulu afin d’être livrés à lui ? »
Seldon et Dors s’entre-regardèrent brièvement sans mot dire.
Maître-du-Soleil poursuivit : « Je sens que vous aimeriez mieux être livrés à l’Empereur qu’au bourreau mais d’où me vient cette impression que la marge de choix est bien minime ?
— En fait, intervint alors une nouvelle voix, je crois qu’aucun des deux termes de l’alternative n’est acceptable et qu’il nous faut en trouver un troisième. »
Dors fut la première à identifier le nouveau venu, peut-être parce que c’était elle qui l’attendait.
« Hummin, fit-elle, Dieu merci, vous nous avez trouvés. J’ai pris contact avec vous dès que j’ai compris que je ne pourrais pas dissuader Hari… » (elle embrassa la scène d’un large geste de la main) « de ce projet ».
Hummin avait un sourire discret qui n’altérait pas la gravité naturelle de ses traits. Il montrait une certaine lassitude.
« Ma chère, répondit-il, j’étais accaparé par d’autres tâches. Je ne peux pas toujours me libérer sur l’heure. Et une fois arrivé ici, j’ai dû, tout comme vous, me procurer une tunique et une écharpe, sans parler du bonnet de peau, et me frayer un chemin jusqu’ici. Si j’étais arrivé plus tôt, j’aurais peut-être pu éviter tout cela, mais je crois qu’il n’est pas trop tard. »
Maître-du-Soleil Quatorze avait compensé ce qui apparemment avait été un choc douloureux. D’une voix dépourvue de sa profondeur sévère et coutumière, il demanda : « Comment avez-vous fait pour pénétrer ici, barbare Hummin ?
— Ce ne fut pas tâche facile, Grand Ancien, mais comme aime à le dire la barbare Venabili, je suis un individu très persuasif. Certains de vos concitoyens se rappelaient qui j’étais et ce que j’ai accompli pour Mycogène par le passé. Ils se souvenaient même que j’étais Frère honoraire. L’auriez-vous oublié, Maître-du-Soleil Quatorze ?
— Je n’ai pas oublié, rétorqua l’Ancien, mais même le souvenir le plus opportun ne peut survivre à certains actes. Un barbare, ici ! et une femme barbare ! Il n’est pas de plus grand crime. Tout ce que vous avez accompli est de peu de poids en comparaison. Mon peuple n’est pas oublieux. Nous réglerons notre dette à votre égard d’une autre manière. Mais ces deux-là doivent mourir ou être livrés à l’Empereur.
— Moi aussi, je suis ici, remarqua tranquillement Hummin. N’est-ce pas également un crime ?
— Pour vous, dit Maître-du-Soleil, pour vous personnellement, à titre de Frère honoraire, je peux… passer l’éponge… pour une fois. Pas pour ces deux-là.
— Parce que vous escomptez une récompense de l’Empereur ? Quelque faveur ? Quelque concession ? Avez-vous déjà été en contact avec lui ou, plus vraisemblablement, avec son chef d’état-major, Eto Demerzel ?
— Ce n’est pas le sujet de la discussion.
— Ce qui est en soi un aveu. Allons, je ne vous demande pas ce que l’Empereur a promis, mais ce ne peut pas être beaucoup. Il n’a pas grand-chose à offrir en ces temps de décadence. Laissez-moi en revanche vous faire une proposition. Ces deux-là vous ont-ils dit qu’ils étaient des scientifiques ?
— Oui.
— Et c’est vrai. Ils ne mentent pas. La femme est historienne, et son compagnon mathématicien. Tous deux essaient de combiner leurs talents pour élaborer une mathématique de l’histoire et ils ont baptisé “ psychohistoire ” le fruit de cette union.
— J’ignore tout de cette psychohistoire, rétorqua Maître-du-Soleil, et peu m’importe d’ailleurs. Comme m’importent peu les autres facettes de votre érudition tribale.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit Hummin, je vous suggère de m’écouter. »
Il lui fallut un bon quart d’heure, en s’exprimant avec concision, pour décrire la possibilité d’ordonner les lois naturelles de la société (expression qui dans sa bouche était toujours assortie de guillemets audibles) de manière à permettre l’anticipation de l’avenir avec un bon degré de probabilité.
Lorsqu’il eut terminé, Maître-du-Soleil Quatorze, qui avait écouté sans broncher, remarqua : « Voilà un ensemble de spéculations hautement improbables, me semble-t-il. »
L’air lugubre, Seldon était sur le point d’intervenir, sans doute pour l’approuver, mais la main de Dors discrètement posée sur son genou se crispa de manière éloquente. Hummin poursuivit :
« Peut-être, Grand Ancien, mais l’Empereur ne pense pas ainsi. Et quand je dis l’Empereur, qui est plutôt un aimable personnage, je veux parler en réalité de Demerzel, dont il est inutile de vous rappeler les ambitions. Ils aimeraient beaucoup mettre la main sur ces deux chercheurs, ce qui m’a amené à les conduire ici pour les protéger. Je ne m’attendais guère à vous voir mâcher le travail de Demerzel en lui livrant ces deux scientifiques.
— Ils ont commis un crime qui…
— Oui, je sais, Grand Ancien, mais ce n’est un crime que parce que vous avez décidé de le nommer ainsi. Aucun tort n’a été fait.
— On en a fait à notre foi, à nos plus profondes…
— Mais imaginez le tort accompli si jamais la psychohistoire tombait aux mains de Demerzel. Certes, je vous accorde qu’il pourrait ne rien en sortir, mais supposez un instant qu’il en sorte quelque chose et que le gouvernement impérial en ait l’usage, qu’il puisse prévoir l’avenir et prendre des mesures en fonction de ces éléments qu’eux seuls détiendraient – des mesures, en fait, destinées à concrétiser un futur plus conforme aux goûts de l’Empire…
— Eh bien ?
— Y a-t-il le moindre doute, Grand Ancien, que ce futur conforme aux goûts de l’Empire verrait le renforcement du centralisme ? Depuis maintenant des siècles, comme vous le savez parfaitement, l’Empire s’est progressivement décentralisé. Nombre de planètes n’obéissent à l’Empereur que du bout des lèvres et sont devenues quasiment autonomes. Même ici, sur Trantor, on constate les effets de la décentralisation. Mycogène, pour prendre ce seul exemple, s’est en grande partie libérée de la tutelle impériale. Vous la dirigez à titre de Grand Ancien et aucun fonctionnaire gouvernemental n’est là pour contrôler vos actes et vos décisions. A votre avis, combien de temps cette situation durerait-elle quand des hommes comme Demerzel pourraient ajuster l’avenir à leur guise ?
— Encore une fois, c’est une spéculation des plus vagues, mais néanmoins préoccupante, je l’admets.
— D’un autre côté, si ces chercheurs parviennent à concrétiser leurs travaux – supposition bien improbable, me direz-vous, mais supposition quand même –, alors ils se souviendront assurément que vous les avez épargnés quand vous auriez pu choisir de ne pas le faire. Et l’on pourrait concevoir qu’ils s’appliquent à arranger l’avenir, par exemple, pour permettre à Mycogène d’avoir un monde à elle, un monde susceptible d’être terraformé, en réplique du Monde perdu. Et même si l’un et l’autre manquaient de gratitude, je serais là pour leur rafraîchir la mémoire.
— Eh bien… commença Maître-du-Soleil Quatorze.
— Allons, poursuivit Hummin, il n’est pas sorcier de deviner ce qui doit vous trotter dans la tête. De tous les barbares, c’est à Demerzel que vous devez le moins vous fier. Même si les chances que la psychohistoire se concrétise sont réduites (et je ne serais pas honnête avec vous si je refusais de l’admettre), elles ne sont pas nulles pour autant ; et si elle doit amener la restauration du Monde perdu, que pouvez-vous désirer de plus ? Que ne risqueriez-vous pas pour courir cette chance, si infime soit-elle ? Allons, je vous le promets et je ne promets jamais rien à la légère : libérez ces deux-là et choisissez l’espoir, même infime, en accord avec vos désirs profonds, de préférence à pas d’espoir du tout. »
Silence, puis Maître-du-Soleil Quatorze soupira. « Je ne sais pas comment vous faites, barbare Hummin, mais chaque fois que nous nous voyons, vous arrivez à me persuader d’accomplir ce que je n’ai pas vraiment envie de faire.
— Vous ai-je déjà induit en erreur, Grand Ancien ?
— Vous ne m’avez jamais laissé de marge aussi réduite.
— Et d’espérance aussi vaste. Ceci compense cela. »
Et Maître-du-Soleil acquiesça. « Vous avez raison. Emmenez ces deux-là, faites-les sortir de Mycogène et que je ne les revoie plus, à moins que vienne un temps où… mais ce ne sera certainement pas de mon vivant.
— Peut-être pas, Grand Ancien. Mais votre peuple attend avec patience depuis près de vingt mille ans. Verriez-vous une objection à en patienter encore – mettons – deux cents ?
— Personnellement, j’aurais du mal à patienter une seule seconde mais mon peuple attendra le temps qu’il faudra. »
Et, se levant, il ajouta : « Je vais vous ouvrir la route. Emmenez-les et partez ! »
Ils se retrouvèrent finalement dans un tunnel. Hummin et Seldon en avaient emprunté un pour se rendre du secteur impérial à l’Université de Streeling en aérotaxi. Ils en empruntaient un nouveau, cette fois pour se rendre de Mycogène à… Seldon ignorait où. Il hésita à demander. Le visage de Hummin donnait l’impression d’être sculpté dans le granit et n’incitait pas à la conversation.
Hummin s’était installé à l’avant, seul. Seldon et Dors partageaient la banquette arrière.
Seldon hasarda un sourire en direction de Dors qui semblait maussade. « Agréable de retrouver de vrais vêtements, non ?
— Jamais plus, répondit Dors avec une profonde conviction, jamais plus je ne porterai ou même ne regarderai quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à une tunique. Et plus jamais, en aucune circonstance, je ne porterai de bonnet de peau. Je crois même que ça va me faire un drôle d’effet si jamais je croise un homme naturellement chauve. »
Ce fut Dors qui posa finalement la question que Seldon avait hésité à formuler. « Chetter, fit-elle avec une certaine humeur, pourquoi ne voulez-vous pas nous dire où nous allons ? »
Hummin se mit de biais pour fixer Dors et Seldon, l’air grave. « A un endroit, répondit-il, où vous aurez peut-être du mal à vous créer des ennuis – bien que je ne sois pas certain que ça existe. »
Dors prit l’air penaud. « En vérité, Chetter, tout est de ma faute. A Streeling, j’ai laissé Hari gagner la Couverture sans l’accompagner. A Mycogène, je l’ai certes accompagné, mais je suppose que je n’aurais pas dû le laisser pénétrer dans le Sacratorium.
— De toute façon, j’étais décidé, intervint Seldon avec vigueur. Dors n’y est absolument pour rien. »
Hummin ne fit aucun effort pour répartir les torts. Il se contenta d’observer : « J’ai cru comprendre que vous vouliez voir le robot. Y avait-il une raison à cela ? Pouvez-vous me le dire ? »
Seldon se sentit rougir. « De ce côté-là, j’avais tort, Hummin. Je n’ai pas vu du tout ce que j’escomptais ou souhaitais découvrir. Si j’avais su ce qu’il y a dans l’aire, je n’aurais jamais pris la peine d’y pénétrer. Vous pouvez appeler ça un fiasco complet.
— Mais, Seldon, qu’espériez-vous y trouver ? Dites-le-moi, je vous prie. Prenez tout votre temps s’il le faut. Le trajet est long et je suis tout ouïe.
— Le fait est, Hummin, que je m’étais imaginé qu’il a existé des robots humanoïdes, qu’ils vivaient très longtemps, que l’un d’eux au moins pourrait être encore en vie, et qu’il pourrait se trouver dans l’aire. Il y avait bel et bien un robot mais il était métallique, il était mort, et ce n’était qu’un symbole. Si j’avais su…
— Oui. Si on savait tout, on n’aurait pas besoin de se poser des questions ou d’entreprendre des recherches. Où avez-vous déniché cette information sur des robots humanoïdes ? Puisque aucun Mycogénien n’en aurait discuté avec vous, je ne vois qu’une seule source. Le Livre de Mycogène – un ouvrage imprimé auto-alimenté, en auroran antique et galactique moderne. Est-ce que je me trompe ?
— Non.
— Et comment avez-vous fait pour en obtenir un exemplaire ? »
Seldon garda le silence puis il marmonna : « C’est assez gênant…
— Il n’est pas facile de me gêner, Seldon. »
Seldon passa aux aveux et Hummin s’autorisa l’esquisse d’un imperceptible sourire.
« Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’il pouvait s’agir d’un coup monté ? Aucune Sœur ne ferait une chose pareille… Sinon sur ordre et après un gros travail de persuasion. »
Seldon fronça les sourcils et remarqua, non sans une certaine aigreur : « Ce n’était pas du tout évident. Il y a de temps en temps des pervers. Et il est trop facile d’en sourire. Je n’avais pas les renseignements dont vous disposez, Dors non plus. Si vous ne vouliez pas me voir tomber dans des pièges, vous auriez pu me prévenir.
— Je suis d’accord. Je retire ma remarque. En tout cas, vous n’avez plus le Livre, j’en suis sûr.
— En effet. Maître-du-Soleil Quatorze me l’a repris.
— Qu’en avez-vous lu ?
— Oh, fort peu de chose : je n’ai pas eu assez de temps. C’est un gros ouvrage et je dois vous avouer, Hummin, qu’il est terriblement ennuyeux.
— Oui, je le sais, car je crois en avoir lu plus que vous. Il n’est pas seulement ennuyeux mais aussi totalement douteux. C’est essentiellement une présentation partiale de la vision mycogénienne officielle de l’histoire, destinée à présenter cette vision plus qu’à rechercher une raisonnable objectivité. Il reste délibérément brumeux sur certains points afin que des étrangers – même s’ils venaient à le lire – ne puissent savoir exactement de quoi il retourne. Par exemple, qu’avez-vous cru lire d’intéressant à propos des robots ?
— Je vous l’ai déjà dit : on y parle de robots humanoïdes, de robots impossibles à distinguer extérieurement des êtres humains.
— Et combien en existerait-il ?
— On ne le dit pas – du moins, je ne suis pas tombé sur un passage où soient fournis les chiffres. Ils n’étaient peut-être qu’une poignée, mais l’un d’eux en tout cas est cité par le Livre sous le nom de “ Renégat ”. Le terme semble avoir un sens infamant mais je n’ai pu deviner lequel.
— Vous ne m’aviez pas parlé de ça, intervint Dors. Sinon, je vous aurais dit que ce n’est pas un nom propre. Il s’agit d’un vocable archaïque, en gros synonyme du galactique “ traître ”, mais avec une aura terrifiante. Un traître, en quelque sorte, trahit furtivement, tandis qu’un renégat en fait étalage.
— Je vous laisse ces finesses linguistiques, reprit Hummin, mais en tout cas, si le Renégat a bel et bien existé et s’il s’agissait d’un robot humanoïde, alors, à l’évidence, en tant que traître et ennemi, il n’aurait pas été préservé et vénéré dans l’aire des Anciens.
— J’ignorais le sens du mot “ renégat ”, dit Seldon, mais, comme je l’ai dit, je n’ai pas eu l’impression que c’était un ennemi. J’ai pensé qu’il pouvait avoir été vaincu et préservé en témoignage du triomphe de Mycogène.
— Y avait-il dans le Livre un indice portant à croire que le Renégat aurait été vaincu ?
— Non, mais le passage peut m’avoir échappé…
— Peu probable. Toute victoire mycogénienne y serait clairement annoncée et rappelée à maintes reprises.
— Le Livre révélait autre chose encore au sujet du Renégat, ajouta Seldon, hésitant, mais je ne suis pas sûr de l’avoir parfaitement saisi…
— Je vous l’ai dit, ils sont parfois délibérément obscurs.
— Toujours est-il qu’on semblait dire que le Renégat pouvait en quelque sorte exploiter les émotions humaines… les influencer…
— N’importe quel politicien sait le faire. » Hummin haussa les épaules. « On appelle ça le charisme. Quand ça marche. »
Soupir de Seldon. « Enfin, j’avais envie d’y croire. Voilà. J’aurais donné beaucoup pour découvrir un antique robot humanoïde qui soit encore en vie et que je puisse interroger.
— Dans quel but ? demanda Hummin.
— Pour apprendre des détails sur la société galactique primordiale, au temps où elle ne consistait qu’en une poignée de mondes. Les règles de la psychohistoire pourraient se déduire plus aisément d’une Galaxie réduite.
— Êtes-vous sûr que vous auriez pu vous fier à ce que vous auriez entendu ? Après tant de millénaires, seriez-vous prêt à vous fonder sur les premiers souvenirs d’un robot ? Dans quelle proportion auraient-ils été déformés ?
— Mais c’est vrai, intervint soudain Dors. Ce serait comme les archives informatisées dont je vous ai parlé, Hari. Lentement, les souvenirs de ce robot auraient fini par s’user, se perdre, s’effacer, se déformer. On ne peut pas remonter dans le temps à l’infini et, plus on recule, moins les informations deviennent fiables – et l’on ne peut rien y faire. »
Hummin acquiesça. « J’ai entendu évoquer ce problème comme une sorte de principe d’incertitude de l’information.
— Ne serait-il pas possible, rétorqua Seldon, songeur, qu’une certaine information, pour des raisons particulières, ait été préservée ? Des fragments du Livre de Mycogène peuvent fort bien se rapporter à des événements vieux de vingt mille ans et être demeurés en gros tels qu’à l’origine. Plus une information particulière est estimée et préservée avec soin, plus elle sera précise et durable.
— Le mot clé est “ particulière ”. Ce que le Livre tient à préserver n’est peut-être pas ce que vous auriez souhaité trouver, et ce qu’un robot peut se rappeler ne correspond peut-être pas à ce que vous auriez désiré qu’il oublie en dernier. »
Désarroi de Seldon : « Dans quelque direction que je me tourne pour trouver le moyen de faire fonctionner la psychohistoire, les choses s’arrangent pour me rendre la tâche impossible. A quoi bon essayer ?
— Cela peut sembler sans espoir aujourd’hui, observa Hummin sans se démonter, mais pourvu qu’on dispose du génie nécessaire, il pourrait se dessiner une ouverture vers la psychohistoire qu’aucun de nous n’est capable d’imaginer à l’heure actuelle. Donnez-vous un peu plus de temps. Mais nous arrivons à une aire de repos. Si nous faisions halte pour dîner… »
Après les petits pâtés d’agneau servis sur des tranches de pain remarquablement insipides (et bien durs à avaler après l’ordinaire de Mycogène), Seldon reprit : « Vous avez l’air de supposer, Hummin, que je suis en possession du “ génie nécessaire ”. Ce n’est peut-être pas le cas, vous savez.
— Vous avez raison, reconnut Hummin. Ce n’est peut-être pas le cas. Mais voilà, je n’ai pas sous la main d’autre candidat pour le poste, alors je suis bien obligé de m’en tenir à vous. »
Et Seldon soupira et répondit : « Bon, je veux bien essayer mais je suis dépourvu de la moindre étincelle d’espoir. La chose est possible mais inapplicable, ai-je dit dès le début, et j’en suis encore plus convaincu aujourd’hui. »