DAHL. — … Assez curieusement, l’endroit le plus connu de ce secteur est Billibotton, lieu en partie mythique autour duquel sont nées d’innombrables légendes. En fait, toute une branche de la littérature s’est développée peu à peu, où héros et aventuriers (et victimes) doivent affronter les dangers de la traversée de Billibotton. Ces contes sont devenus tellement archétypiques que le seul récit parfaitement connu, et sans doute authentique, d’un tel passage, celui de Hari Seldon et Dors Venabili, a fini par paraître fantastique par simple association…
Quand Hari Seldon et Dors Venabili furent seuls, Dors lui demanda, pensive : « Vous comptez réellement voir cette “ Mère ” ?
— J’y songe, Dors.
— Vous êtes un type bizarre, Hari. Vous donnez l’impression de vous acharner à faire empirer vos affaires. Vous êtes monté visiter la Couverture, ce qui semblait à peu près sans danger, pour une raison valable, quand vous étiez à Streeling. Puis, une fois à Mycogène, vous vous êtes introduit dans l’aire des Anciens, opération bien plus risquée, et sous un prétexte bien plus futile. Et maintenant que nous voici à Dahl, vous voulez entreprendre une expédition que ce jeune homme qualifie de pur suicide, et ceci pour une raison parfaitement absurde.
— Je me pose des questions sur cette référence à la Terre et je dois savoir ce qu’il y a de solide là-dessous.
— C’est une légende, et même pas intéressante en plus. C’est de la routine. Les noms changent d’une planète à l’autre, mais le contenu reste le même. On retrouve toujours le récit d’un monde originel et d’un âge d’or. Le regret d’un passé réputé simple et vertueux est presque universellement répandu chez les membres des sociétés en proie à la complexité et au vice. C’est pratiquement le cas de toutes les sociétés, puisque tout être humain s’imagine toujours que sa société, si simple soit-elle, est trop vicieuse et trop complexe. Ça aussi, mettez-le sur les tablettes de votre psychohistoire.
— Tout de même, dit Seldon, je dois envisager la possibilité qu’un monde unique ait existé jadis. Aurora… Terra… le nom importe peu. En fait… »
Il se tut et Dors le relança : « Eh bien ? »
Seldon hocha la tête. « Vous rappelez-vous l’anecdote de la main sur la cuisse que vous m’avez contée à Mycogène ? C’était juste après que Goutte-de-Pluie Quarante-trois m’a confié le Livre… Eh bien, elle m’est revenue récemment, un soir que nous discutions avec les Tisalver. J’ai dit quelque chose qui m’a rappelé, l’espace d’un instant…
— Qui vous a rappelé quoi ?
— Je ne m’en souviens plus. Ça m’est venu et c’est reparti, mais, comment dire, chaque fois que je songe à cette notion de monde unique, j’ai l’impression d’effleurer quelque chose qui persiste à m’échapper. »
Dors le considéra, surprise. « Je ne vois pas ce que ça pourrait être. L’anecdote de la main sur la cuisse n’a rien à voir avec la Terre ou Aurora…
— Je sais mais… cette… chose… qui plane à la lisière de ma conscience me semble avoir un rapport avec ce monde unique et je sens que je dois à tout prix en savoir plus. Sur ça… et les robots.
— Les robots aussi ? Je croyais que la visite à l’aire des Anciens vous avait suffi.
— Pas du tout. J’y ai réfléchi depuis. » Il fixa Dors, l’air troublé, durant un long moment, puis avoua : « Mais je ne suis pas sûr.
— Sûr de quoi, Hari ? »
Mais Seldon se contenta de hocher la tête sans mot dire.
Dors plissa le front : « Hari, laissez-moi vous dire une chose. Chez les historiens sensés – et croyez-moi, je sais de quoi je parle –, on ne voit mentionné nulle part un monde originel unique. C’est une croyance populaire, je l’admets. Je ne parle pas seulement des amateurs de folklore, comme les Mycogéniens ou les puisatiers dahlites, mais certains biologistes, pour des raisons qui dépassent ma compétence, soutiennent qu’il a dû exister un monde originel unique, sans oublier les historiens les plus mystiques, qui sont attirés par ce genre de spéculation. Et parmi les intellectuels oisifs, j’entends dire que c’est très à la mode. Toujours est-il que l’histoire universitaire, elle, n’en a jamais entendu parler.
— Raison de plus, observa Seldon, pour sortir de l’histoire savante. Tout ce que je veux, c’est un moyen de simplifier la psychohistoire – peu importe comment : astuce mathématique, astuce historique ou construction entièrement imaginaire. Si le jeune homme avec qui nous venons de discuter avait eu une meilleure formation, je l’aurais attelé à ce problème. Sa démarche intellectuelle est marquée par une originalité, une ingéniosité considérables et…
— Alors, vous allez réellement l’aider ?
— Absolument. Dès que je serai en mesure de le faire.
— Étiez-vous obligé de faire des promesses que vous n’êtes pas sûr de pouvoir tenir ?
— Mais je veux les tenir. Si vous voulez absolument critiquer les promesses impossibles, rappelez-vous que Hummin a dit à Maître-du-Soleil Quatorze que j’utiliserais la psychohistoire pour restituer aux Mycogéniens leur monde originel. Avec une probabilité quasiment nulle. Même si je parviens à mettre au point la psychohistoire, qui sait si on peut l’utiliser dans un but aussi spécifique ? Voilà une promesse que je suis vraiment incapable de tenir. »
Mais Dors rétorqua avec une certaine vigueur : « Chetter Hummin essayait de nous sauver la vie, de nous tirer des pattes de Demerzel et de l’Empereur. Ne l’oubliez pas. Et je crois qu’il aimerait sincèrement aider les Mycogéniens.
— Moi, j’aimerais sincèrement aider Yugo Amaryl et je suis bien plus en mesure de le faire que d’aider les Mycogéniens, alors si vous justifiez la seconde hypothèse, je vous en prie, ne critiquez pas la première. Qui plus est, Dors » (et la colère brillait dans ses yeux), « j’aimerais beaucoup trouver cette Mère Rittah et je suis bien résolu à y aller seul.
— Jamais ! aboya Dors. Si vous y allez, j’y vais. »
Maîtresse Tisalver revint chez elle, sa fille sur les talons, une heure après qu’Amaryl fut parti regagner son travail. Elle ne dit pas un mot à Dors ou à Seldon, mais répondit à leur salut par un bref signe de tête et inspecta la chambre, l’œil sévère, comme pour s’assurer que le puisatier n’y avait laissé aucune trace. Elle renifla bruyamment puis lorgna Seldon, l’air accusateur, avant de traverser le séjour d’un pas décidé pour regagner ses appartements.
Tisalver, quant à lui, rentra plus tard encore et, lorsque Seldon et Dors passèrent à table, il choisit un moment où son épouse était accaparée par des préparatifs de dernière minute pour le dîner et demanda à voix basse : « Cette personne est-elle venue ici ?
— Et elle est repartie, dit Seldon, solennel. Votre femme était sortie. »
Tisalver hocha la tête. « Aurez-vous à recommencer ?
— Je ne pense pas.
— Bien. »
Le dîner se passa quasiment en silence mais par la suite, quand la petite fille eut regagné sa chambre pour retrouver les plaisirs douteux de l’informatique, Seldon se carra sur son siège et dit : « Parlez-moi de Billibotton. »
Tisalver prit l’air ahuri et resta bouche bée. Son épouse, elle, ne se laissait pas si facilement déstabiliser.
« Est-ce donc là-bas que vit votre nouvel ami ? lança-t-elle. Vous comptez lui rendre visite à votre tour ?
— Jusqu’ici, remarqua tranquillement Seldon, je me renseigne simplement sur Billibotton.
— C’est un quartier de taudis, répondit sèchement Casilia. Où vivent les épaves. Personne n’y va, hormis les rebuts qui s’y sont installés.
— J’ai cru comprendre que Mère Rittah y habitait.
— Jamais entendu parler », dit Casilia avant de pincer les lèvres. Il était tout à fait évident qu’elle était décidée à ignorer même le nom d’un habitant de Billibotton.
Jetant un regard gêné à son épouse, Tisalver avoua : « J’ai déjà entendu parler d’elle. C’est une vieille folle qui passe pour dire la bonne aventure.
— Et elle vit à Billibotton ?
— Je n’en sais rien, Maître Seldon. Je ne l’ai jamais vue. On en parle parfois, au journal holovisé, quand elle fait ses prédictions.
— Se réalisent-elles ? »
Tisalver renifla. « Les prédictions se réalisent-elles jamais ? Les siennes ne tiennent même pas debout.
— Lui arrive-t-il de parler de la Terre ?
— Je n’en sais rien. Mais ça ne me surprendrait pas.
— La Terre ne semble pas vous intriguer. Vous savez quelque chose à ce sujet ? »
Cette fois, ce fut au tour de Tisalver de paraître surpris. « Évidemment, Maître Seldon. C’est le monde dont nous sommes tous originaires… à ce qu’on dit.
— A ce qu’on dit ? Vous n’y croyez pas ?
— Moi ? Je suis instruit. Mais beaucoup d’ignorants le croient.
— Y a-t-il des vidéo-livres à propos de la Terre ?
— Les contes pour enfants l’évoquent parfois. Je me souviens, quand j’étais petit, mon histoire préférée commençait par : “ Il était une fois, sur Terre, quand la Terre était la seule planète… ” Tu t’en souviens, Casilia ? Tu l’aimais bien, toi aussi. »
Casilia haussa les épaules, sans daigner l’admettre.
« J’aimerais bien y jeter un coup d’œil, à l’occasion, dit Seldon, mais je veux parler de véritables vidéo-livres… enfin, des sources savantes… des films… ou des imprimés…
— Je n’en ai jamais entendu parler, mais enfin, la bibliothèque…
— J’essaierai de ce côté… Y a-t-il un tabou quelconque concernant la Terre ?
— C’est quoi, un tabou ?
— Eh bien, existe-t-il une tradition bien ancrée exigeant que les gens ne parlent pas de la Terre ou que les étrangers ne posent pas de questions à son sujet ? »
Tisalver eut l’air si sincèrement étonné qu’il parut inutile d’attendre une réponse.
Dors intervint : « Y a-t-il une règle qui interdise aux étrangers de se rendre à Billibotton ? »
Cette fois Tisalver devint sérieux : « Il n’y a pas de règle mais ce n’est pas une bonne idée. En tout cas, je n’irais certainement pas.
— Pourquoi ? insista Dors.
— Parce que c’est un endroit dangereux. Violent ! Tout le monde est armé. Je veux dire qu’à Dahl tout le monde porte une arme, mais qu’à Billibotton ils s’en servent. Restez plutôt dans le quartier, c’est plus sûr.
— Jusqu’à présent, intervint Casilia, sinistre. Il vaudrait encore mieux qu’on quitte définitivement cet endroit. On voit des puisatiers partout, ces temps-ci », ajouta-t-elle avec un nouveau regard dédaigneux en direction de Seldon.
« Vous venez de dire qu’à Dahl tout le monde est armé ? Il y a pourtant des lois impériales strictes contre le port d’arme.
— Je le sais, répondit Tisalver, et vous ne trouverez pas ici de paralysants, de percuteurs, de sondes psychiques et autres armes de ce genre. Mais il y a des couteaux. » Il eut l’air gêné.
« En portez-vous un, Tisalver ? s’enquit Dors.
— Moi ? » Il parut sincèrement horrifié. « Je suis un homme paisible et nous sommes dans un quartier tranquille.
— Nous en avons deux à la maison, intervint Casilia. Nous ne sommes pas si sûrs que le quartier soit tranquille.
— Tout le monde porte un couteau ? demanda Dors.
— Quasiment, Maîtresse Venabili, répondit Tisalver. C’est une tradition. Ça ne veut pas dire que tout le monde s’en serve.
— Mais on s’en sert à Billibotton, je suppose.
— Quelquefois. Quand ils sont excités, ils se bagarrent.
— Et le gouvernement laisse faire ? Le gouvernement impérial, j’entends.
— Parfois, ils viennent nettoyer Billibotton, mais les couteaux sont faciles à dissimuler et la tradition pèse lourd. En outre, ce sont presque toujours des Dahlites qui se font tuer et je ne crois pas que le gouvernement impérial voie ça d’un si mauvais œil.
— Et si c’est un étranger qui se fait tuer ?
— Si ça se savait, les Impériaux pourraient le prendre très mal. Mais voilà, en général, personne n’a rien vu et personne ne sait rien. Les Impériaux interpellent les gens, par principe, mais ils ne peuvent jamais rien prouver. Je suppose qu’ils concluent que c’est la faute de l’étranger s’il s’est trouvé là… Alors, n’allez pas à Billibotton, même si vous avez un couteau. »
Seldon hocha la tête, irrité. « Je ne me risquerais pas à porter un couteau. Je ne saurais pas m’en servir. Pas assez adroitement.
— Alors, c’est simple, Maître Seldon. Évitez cet endroit. » Tisalver hocha la tête avec emphase. « Évitez-le complètement.
— Ça risque de ne pas être possible », insista Seldon.
Dors le fusilla du regard, visiblement contrariée, puis se retourna vers Tisalver : « Où peut-on se procurer un couteau ? Pouvez-vous nous en prêter un ? »
Casilia intervint aussitôt : « Un couteau ne se prête pas. Vous devez acheter le vôtre.
— On trouve des marchands de couteaux à tous les coins de rue, précisa Tisalver. Normalement, il ne devrait pas y en avoir. Les armes blanches sont illégales, vous comprenez. Mais on en trouve chez n’importe quel marchand d’électro-ménager. Si vous voyez une machine à laver en vitrine, c’est un signe qui ne trompe pas.
— Comment va-t-on à Billibotton ? demanda Seldon.
— Par le réseau express. » Tisalver parut soudain dubitatif en remarquant l’expression soucieuse de Dors.
« Et une fois que nous sommes à la station ?
— Prenez la direction de l’est et suivez les panneaux. Mais si vous devez absolument vous y rendre, Maître Seldon… » Tisalver hésita, puis se lança : « … n’emmenez pas Maîtresse Venabili. Les femmes, parfois, subissent un sort… pire.
— Elle ne viendra pas, dit Seldon.
— J’ai bien peur que si », répondit Dors avec une tranquille assurance.
La moustache du marchand d’électro-ménager était aussi fournie qu’au temps de sa jeunesse, mais elle était devenue grise alors que ses cheveux étaient toujours noirs. Il l’effleura, par pure habitude, en lorgnant Dors, puis la lissa de chaque côté.
Il observa : « Vous n’êtes pas une Dahlite.
— Non, mais je veux quand même un couteau.
— Il est illégal de vendre des couteaux.
— Je ne suis ni agent de police ni fonctionnaire du gouvernement. Je dois me rendre à Billibotton. »
Il la dévisagea, pensif : « Seule ?
— Avec mon ami. » Du pouce, elle indiqua Seldon qui attendait dehors, l’air mécontent.
« Vous l’achetez pour lui ? » Il jeta un coup d’œil à l’intéressé et son opinion fut vite faite : « C’est un étranger. Il n’a qu’à rentrer et l’acheter lui-même.
— Ce n’est pas non plus un fonctionnaire gouvernemental. Et le couteau est pour moi. »
Le marchand hocha la tête. « Ils sont fous, ces étrangers. Mais enfin, si vous tenez à dépenser vos crédits, je veux bien vous en soulager. » Il passa la main sous le comptoir, en sortit un objet trapu, le manipula avec adresse, et la lame apparut.
« C’est le plus gros que vous ayez ?
— Ce qu’il y a de meilleur comme couteau de dame.
— Montrez-moi un modèle pour homme.
— Ce ne serait pas pour vous. Trop lourd. Vous savez vous en servir ?
— J’apprendrai et ce n’est pas le poids qui m’inquiète. Montrez-m’en un. »
Sourire du marchand. « Eh bien, si vous voulez en avoir un… » Il plongea plus bas sous le comptoir et émergea avec un manche bien plus épais. Il en fit tourner l’extrémité et, cette fois, ce fut une véritable lame de boucher qui apparut.
Il lui tendit le couteau, le manche le premier, sans se départir de son sourire.
« Montrez-moi votre tour de main. »
Il prit un second poignard, le tourna au ralenti pour faire sortir la lame, puis dans le sens opposé pour la replier. « Vous tournez en serrant.
— Encore une fois, s’il vous plaît. »
Le commerçant s’exécuta.
« Parfait, dit Dors. Fermez-le et lancez-le-moi par le manche. »
Ce qu’il fit, avec un mouvement lent.
Elle le saisit, le lui rendit : « Plus vite. »
Il haussa un sourcil et cette fois, sans prévenir, feinta par la gauche. Elle ne chercha pas à lever la main droite mais saisit le manche de l’autre main et la lame apparut aussitôt, tumescente, puis s’évanouit. Le marchand en resta bouche bée.
« C’est le plus grand que vous ayez ?
— Oui. Et si vous essayez de vous en servir, vous vous épuiserez, c’est tout.
— Je reprendrai mon souffle. Et je vais vous en acheter un second.
— Pour votre ami ?
— Non. Toujours pour moi.
— Vous comptez vous servir de deux couteaux ?
— J’ai bien deux mains. »
Soupir du vendeur. « Maîtresse, je vous en conjure, évitez d’aller à Billibotton. Vous ne savez pas ce qu’on y fait subir aux femmes.
— Je peux deviner. Comment fais-je pour les passer à ma ceinture ?
— Pas à celle que vous portez. Ce n’est pas une ceinture à couteau. Mais je peux vous en vendre une.
— Une pour deux couteaux ?
— Je dois bien en avoir une double quelque part. Ce n’est pas un article très demandé.
— Je vous le demande.
— Je risque de ne pas avoir votre taille.
— Eh bien, on n’aura qu’à la retailler…
— Ça va vous coûter un paquet.
— Ma plaque couvrira la dépense. »
Quand enfin elle émergea de la boutique, Seldon remarqua avec aigreur : « Vous avez l’air ridicule avec cet énorme ceinturon.
— Vraiment, Hari ? Trop ridicule pour vous accompagner à Billibotton ? Alors, rentrons ensemble à l’appartement.
— Non. J’irai tout seul. Ce sera plus sûr.
— Inutile d’user votre salive, Hari. On y va ensemble, ou on rentre ensemble. On ne se sépare sous aucun prétexte. »
Quelque part, l’assurance dans ses yeux bleus, la détermination du pli de ses lèvres, sa façon de glisser les mains dans son ceinturon convainquirent Seldon qu’elle ne plaisantait pas.
« Très bien, lui dit-il. Mais si vous y survivez et si jamais je revois Hummin, mon prix pour poursuivre mes travaux sur la psychohistoire sera, malgré toute l’estime que j’ai pour vous, qu’il vous retire votre mission. Vous m’entendez ? »
Soudain, Dors sourit : « Laissez tomber. Inutile de jouer au preux chevalier avec moi. Rien ne peut me retirer ma mission. Est-ce que vous comprenez ? »
Ils descendirent de l’express quand le tableau d’affichage lumineux annonça : BILLIBOTTON. Comme un présage de ce qui les attendait, le second I, maculé, n’était plus qu’une tache de lumière tamisée.
Ils descendirent de voiture pour gagner le quai. C’était le début de l’après-midi et, à première vue, Billibotton ressemblait beaucoup au quartier qu’ils venaient de quitter.
Une odeur tenace empuantissait toutefois l’atmosphère et le sol était jonché d’ordures. Manifestement, les balayeuses automatiques ne fréquentaient pas le secteur.
La galerie avait un aspect tout à fait ordinaire, mais l’ambiance y était lourde, aussi tendue qu’un ressort trop bandé.
Peut-être étaient-ce les gens. Il semblait y avoir autant de piétons que partout ailleurs, mais ils n’avaient pas la même allure. Les passants étaient ordinairement pressés, affairés, absorbés et, dans les innombrables foules des innombrables rues de Trantor, ils ne pouvaient survivre – psychologiquement – qu’en s’ignorant mutuellement. Regards fuyants. Cerveaux fermés. Il régnait une intimité artificielle, chaque individu tissant un cocon protecteur pour s’y enfermer. Parfois, à l’inverse, c’étaient les démonstrations d’amitié ritualisées de la promenade vespérale dans les quartiers où la chose avait cours.
Mais ici, à Billibotton, il n’y avait ni amitié, ni neutralité, ni distance. Du moins, à l’égard des étrangers. Tous les passants qu’ils doublaient ou croisaient se retournaient pour les fixer. Chaque paire d’yeux s’attachait aux deux intrus comme par un lien invisible et les suivait avec malveillance.
Les Billibottains étaient vêtus pour la plupart d’habits tachés, usés, déchirés. Ils étaient recouverts d’une patine de crasse et de pauvreté, au point que Seldon se sentait mal à l’aise dans ses habits nets et neufs.
« A votre avis, où peut bien habiter la Mère Rittah ? demanda-t-il à Dors.
— Je n’en sais rien. C’est vous qui nous avez amenés ici, à vous de chercher. J’ai bien l’intention de me cantonner dans ma tâche de garde du corps, et j’ai dans l’idée que je n’aurai pas le temps de m’ennuyer.
— J’imaginais qu’il suffirait de demander à n’importe quel passant mais, je ne sais pourquoi, j’hésite à le faire…
— Je ne vous le reproche pas. Je ne crois pas que vous trouviez un seul volontaire pour voler à votre secours.
— Alors, il y a toujours les enfants. » Il lui en indiqua un, d’un rapide geste de la main. Un garçon d’une douzaine d’années peut-être – en tout cas, assez jeune pour ne pas arborer la moustache réglementaire de tous les adultes mâles – venait de s’immobiliser pour les dévisager tout à son aise.
« Vous espérez qu’un garçon de cet âge n’aura pas encore pleinement développé l’hostilité des autochtones envers les étrangers ?
— J’espère au moins qu’il n’est pas encore assez grand pour avoir pleinement développé le penchant billibottain pour la violence. Si nous approchons, il risque de détaler et de nous injurier à distance respectable, mais je doute qu’il nous attaque. »
Puis il éleva la voix : « Petit… »
Le garçon recula d’un pas, sans cesser de les fixer.
« Allons, viens par ici, continua Seldon en joignant le geste à la parole.
— Pour quoi faire, mec ? dit le garçon.
— Pour te demander un renseignement. Et approche donc, ça m’évitera de crier. »
Le garçon avança de deux pas. Il avait le visage crasseux mais ses yeux étaient vifs et brillants. Ses sandales étaient dépareillées et son pantalon portait une grosse pièce au genou. « Quel genre de renseignement ?
— Nous essayons de trouver la Mère Rittah. »
Le garçon battit des paupières. « Pourquoi, mec ?
— Je suis un chercheur. Sais-tu ce qu’est un chercheur ?
— T’es allé à l’école ?
— Oui. Pas toi ? »
Le garçon cracha par terre, méprisant. « Nân.
— J’aimerais demander conseil à la Mère Rittah – si tu veux bien me conduire jusque chez elle.
— Tu veux savoir ton av’nir ? Tu t’radines à Billibotton, mec, avec tes jolies fringues, et c’est moi qui vais t’le dire, ton av’nir. Ça s’ra pas terrible…
— Comment t’appelles-tu, petit ?
— Ça t’regarde ?
— C’est juste pour pouvoir parler de manière plus amicale. Et pour que tu puisses me conduire chez la Mère Rittah. Sais-tu où elle habite ?
— P’têt’que oui, p’têt’que non. J’m’appelle Raych. Qu’est-ce tu m’donnes si j’t’y conduis ?
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir, Raych ? »
Les yeux du garçon s’attardèrent à la ceinture de Dors. « Madame a deux surins. Tu m’en files un et j’t’amène chez la Mère Rittah.
— Ce sont des couteaux d’adulte, Raych. Tu es trop jeune.
— Alors, j’suppose que j’suis trop jeune pour savoir où crèche la Mère Rittah. » Et il lui lança un regard matois sous la frange crasseuse qui lui dissimulait les yeux.
Seldon commençait à se sentir mal à l’aise. Ils risquaient d’attirer l’attention. Plusieurs hommes déjà s’étaient attardés, mais ils avaient poursuivi leur route, rien d’intéressant ne semblant se passer. Mais si le garçon se mettait en colère et laissait échapper une parole ou un geste inconsidéré, les gens s’attrouperaient immanquablement.
Il sourit et demanda : « Est-ce que tu sais lire, Raych ? »
L’intéressé cracha de nouveau. « Nân ? Pour quoi faire ?
— Sais-tu te servir d’un ordinateur ?
— Parlant ? Bien sûr. Tout l’monde sait.
— Bien, alors je vais te dire une chose. Tu me conduis à la première boutique d’informatique et je t’achète un micro-portable, pour toi tout seul, avec le programme pour t’apprendre à lire. Quelques semaines dessus, et tu sauras lire comme un chef. »
Seldon eut l’impression de voir pétiller ses yeux à cette idée mais – si ce fut le cas – le regard du garçon se durcit aussitôt. « Nân. Le surin ou rien.
— C’est ça, l’astuce, Raych : tu apprends à lire mais tu n’en dis rien à personne et tu peux ainsi surprendre les gens. Au bout d’un moment, tu peux leur parier que tu sais lire. Mettons cinq crédits. Tu pourras gagner pas mal d’argent comme ça et t’acheter le couteau que tu veux. »
Le garçon hésita. « Nân. Personne voudra parier avec moi. D’abord, personne a de fric.
— Si tu sais lire, tu pourras décrocher une place chez un marchand de couteaux, tu pourras économiser sur ton salaire et te payer un couteau avec une bonne remise. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Quand est-ce’tu m’achètes le portable qui parle ?
— Tout de suite. Je te le donnerai dès que j’aurai vu la Mère Rittah.
— T’as des crédits ?
— J’ai une plaque de crédit.
— Alors achète donc voir le portable. »
La transaction fut rondement menée. Cependant, quand le garçon voulut s’emparer de la machine, Seldon hocha la tête et la glissa dans son sac. « Il faut d’abord que tu me conduises chez la Mère Rittah, Raych. Es-tu sûr de savoir où la trouver ? »
Raych se permit un rictus méprisant. « Un peu, tiens. J’t’y conduis, seulement t’as intérêt à me filer le portable dès qu’on y s’ra, sinon, toi et la p’tite dame, j’vous envoie quelques potes à moi… Alors z’avez intérêt à faire gaffe.
— Tu n’as pas besoin de nous menacer, dit Seldon. Nous remplirons notre part du contrat. »
Raych les guida d’un pas rapide, ignorant les regards curieux.
Seldon resta silencieux durant le trajet, tout comme Dors. Celle-ci, toutefois, n’était pas perdue dans ses pensées ; elle restait en permanence sur ses gardes et soutenait sans ciller le regard des passants qui les dévisageaient et se retournaient sur eux. A l’occasion, quand elle entendait des pas derrière elle, elle se retournait, l’air mauvais.
Puis Raych s’immobilisa et leur annonça : « C’est là-d’dans. Elle est pas à la rue, v’s savez. »
Ils le suivirent dans un groupe d’immeubles et Seldon, malgré ses efforts pour repérer le trajet afin de retrouver son chemin par la suite, eut tôt fait d’être complètement perdu.
« Comment fais-tu pour t’y retrouver dans tous ces passages, Raych ? »
Le garçon haussa les épaules. « J’zone dans l’secteur depuis qu’j’suis tout môme. En plus, les appart’s sont numérotés – quand les plaques sont nazes – et pis y a des flèches et tout ça. On peut pas s’perdre quand on connaît son affaire. »
Raych connaissait son affaire, apparemment, et ils s’enfoncèrent plus avant dans le dédale. Partout régnait une atmosphère de totale décrépitude : débris à l’abandon, occupants furtifs, manifestement furieux de cette invasion par des étrangers. Des bandes de jeunes abandonnés à eux-mêmes couraient dans les passages, occupés à leurs jeux ou à autre chose. Certains leur crièrent : « Hé, barrez-vous ! » quand leur ballon manqua Dors de peu.
Finalement, Raych s’immobilisa devant une porte au panneau sombre et fendillé, sur laquelle le chiffre 2782 luisait faiblement.
« C’est là », leur annonça-t-il et il tendit la main.
« D’abord, vérifions qui est à l’intérieur », dit doucement Seldon. Il pressa le bouton de la sonnette et rien ne se passa.
« A’marche pas. Faut qu’tu frappes. Fort. A l’est un peu sourde. »
Seldon martela du poing sur la porte et en fut récompensé par un bruit à l’intérieur. Une voix perçante s’écria : « Qui c’est qui cherche la Mère Rittah ?
— Deux universitaires ! » lança Seldon.
Il lança le micro portable avec son petit paquet de logiciels à Raych, qui intercepta le colis, sourit et détala au pas de course. Seldon se retourna juste à temps pour voir la porte s’ouvrir, révélant la Mère Rittah.
Mère Rittah avait peut-être soixante-dix ans bien sonnés, mais son visage, à première vue, semblait démentir cet âge ; des joues bien remplies, la bouche petite, un léger double menton, rond et grassouillet. Elle était toute petite – moins d’un mètre cinquante – avec un corps épais.
Mais elle avait de minces rides au coin des yeux et quand elle souriait, comme elle le faisait en les voyant, d’autres rides plissaient tout son visage. Et elle se mouvait avec difficulté.
« Entrez, entrez », leur dit-elle d’une petite voix haut perchée, écarquillant les yeux comme si elle avait des problèmes de vue. « Des étrangers… des Exos même. Je me trompe ? Vous m’avez pas l’air d’avoir l’odeur de Trantor. »
Seldon aurait préféré qu’elle s’abstienne de parler d’odeur. L’appartement, surchargé, encombré de babioles ternes et poussiéreuses, était imprégné de senteurs de nourriture à la limite du rance. L’air était si épais et poisseux que ses vêtements, c’était sûr, sentiraient encore après leur départ.
« Vous avez tout à fait raison, Mère Rittah. Je suis Hari Seldon, d’Hélicon. Et voici mon amie Dors Venabili, de Cinna.
— Eh bien », fit-elle, en cherchant un coin de sol dégagé pour les faire asseoir, mais en vain.
« Nous aimons autant rester debout, Mère, dit Dors.
— Quoi ? » Elle releva la tête. « Il faut me parler plus fort, mon enfant. Mes oreilles ne sont plus ce qu’elles étaient quand j’avais votre âge.
— Pourquoi n’achetez-vous pas un appareil ? demanda Seldon en élevant la voix.
— Ça ne servirait à rien, Maître Seldon. C’est le nerf qui ne va pas et je n’ai pas l’argent pour une greffe. Vous êtes venu pour que Mère Rittah vous dise l’avenir ?
— Pas tout à fait, dit Seldon. Je suis venu pour que vous me parliez du passé.
— A la bonne heure. C’est une telle corvée de deviner ce que les gens ont envie d’entendre.
— Ce doit être tout un art, remarqua Dors en souriant.
— Ça a l’air facile, mais il faut être convaincant juste comme il faut. Je ne vole pas mes honoraires.
— Si vous avez une prise de crédit, nous sommes prêts à vous verser une somme raisonnable à condition que vous nous parliez de la Terre – que vous évitiez d’arranger habilement votre histoire pour la faire correspondre à ce que nous voudrions entendre. Ce que nous voulons entendre, c’est la vérité. »
La vieille, qui tournait dans la pièce en traînant les pieds, déplaçant tel ou tel objet comme si elle avait voulu rendre les lieux plus présentables pour d’importants visiteurs, s’immobilisa soudain. « Qu’est-ce que vous voulez savoir sur la Terre ?
— Qu’est-ce que c’est, pour commencer. »
La vieille femme se retourna, le regard apparemment perdu dans le vide. Quand elle parla, ce fut d’une voix grave et basse.
« C’est un monde, une très vieille planète. Oubliée et perdue. »
Dors intervint : « Qui ne fait pas partie de l’histoire, nous savons déjà cela.
— Elle vient d’avant l’histoire, mon enfant, dit Mère Rittah, solennelle. Elle existait à l’aube de la Galaxie, et avant son aube même. C’était le seul monde ayant une humanité. » Elle hocha vigoureusement la tête.
Seldon intervint : « Avait-elle pour autre nom… Aurora ? »
Cette fois, un pli soucieux barra le visage de Mère Rittah. « Où avez-vous entendu cela ?
— Durant mes pérégrinations. J’ai entendu parler d’un vieux monde oublié, du nom d’Aurora, où l’humanité vivait dans la paix primordiale.
— C’est un mensonge. » Elle s’essuya la bouche comme pour ôter le goût de ce qu’elle venait de dire. « Le nom que vous venez de mentionner ne doit jamais être prononcé sinon pour qualifier le lieu du Mal. Ce fut le commencement du Mal. La Terre était seule jusqu’à ce que vienne le Mal, accompagné de ses planètes sœurs. Le Mal a bien failli détruire la Terre mais la Terre s’est unie et l’a détruit – avec l’aide des héros.
— La Terre existait avant ce Mal ? En êtes-vous sûre ?
— Bien avant. La Terre a été seule dans la Galaxie durant des milliers d’années – des millions d’années.
— Des millions d’années ? L’humanité aurait existé durant des millions d’années sans personne d’autre sur aucun autre monde ?
— Absolument. C’est la vérité. La vérité. La vé-ri-té.
— Mais comment savez-vous tout cela ? Est-ce sur un fichier d’ordinateur ? Sur une sortie d’imprimante ? Avez-vous un document à me donner à lire ? »
La Mère Rittah hocha la tête. « J’ai entendu les vieilles histoires par ma mère, qui les tenait de la sienne, et ainsi de suite. Je n’ai pas d’enfants, alors je raconte les histoires aux autres, mais ça risque de s’arrêter là. Nous vivons une époque d’incrédulité.
— Pas vraiment, Mère, intervint Dors. Il y a des gens qui étudient les temps préhistoriques et qui analysent certains des récits sur les mondes perdus. »
Mère Rittah agita le bras comme pour effacer cette remarque. « Ils regardent ça d’un œil froid. Un œil de scientifique. Ils essaient de tout faire cadrer avec leurs théories. Je pourrais vous parler un an durant du grand héros Ba-Lee, mais vous n’auriez pas le temps d’écouter et je n’ai plus la force de vous raconter.
— Avez-vous déjà entendu parler des robots ? » demanda Seldon.
La vieille tressaillit et c’est presque en criant qu’elle s’exclama : « Mais pourquoi demandez-vous des choses pareilles ? C’étaient des êtres humains artificiels, mauvais par nature, l’œuvre des mondes du Mal. Ils ont été détruits et l’on ne devrait jamais les évoquer.
— Il y avait un robot bien particulier, n’est-ce pas, un robot qui était haï par les mondes du Mal ? »
La Mère Rittah trottina vers Seldon pour venir le regarder sous le nez. Il sentit son haleine tiède sur son visage. « Êtes-vous venu pour vous moquer de moi ? Vous savez toutes ces choses et vous posez quand même la question ? Pourquoi ?
— Parce que je veux savoir.
— Il y a un être humain artificiel qui a aidé la Terre. C’était Da-Nee, l’ami de Ba-Lee. Il n’est jamais mort et survit quelque part, attendant son heure. Nul ne sait quand cette heure arrivera, mais un jour, il reviendra pour restaurer l’ordre ancien, mettre fin à la cruauté, à l’injustice et à la misère. C’est la promesse. » Sur quoi elle ferma les yeux et sourit, comme si elle se souvenait…
Seldon attendit quelques instants en silence puis il soupira et dit : « Merci, Mère Rittah. Vous nous avez été d’un grand secours. Quel est votre tarif ?
— C’est un tel plaisir de rencontrer des Exos, répondit la vieille. Dix crédits. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ?
— Non, merci, s’empressa de répondre Seldon. Mais acceptez ces vingt crédits. Dites-nous plutôt comment regagner l’express en partant d’ici – et, Mère Rittah, si vous pouvez faire en sorte de reporter sur disquette d’ordinateur une partie de vos récits à propos de la Terre, je vous paierai une bonne somme.
— J’aurai besoin de toutes mes forces… De quel ordre, la somme ?
— Tout dépend de la longueur du récit et de la qualité de la narration. Mais enfin, je pourrais aller jusqu’à mille crédits. »
La Mère Rittah s’humecta les lèvres. « Mille crédits ? Mais comment ferai-je pour vous retrouver, une fois le récit terminé ?
— Je vais vous donner le code télématique où l’on peut me joindre. »
Cela fait, Dors et Seldon quittèrent la Mère Rittah, accueillant avec soulagement l’odeur quasiment propre, en comparaison, qui régnait dans la galerie. Ils partirent sans traîner dans la direction que leur avait indiquée la vieille.
« L’entretien n’a pas été bien long, Hari, remarqua Dors.
— Je sais. Les lieux étaient loin d’être agréables et j’ai estimé que j’en avais appris assez. Étonnant, comme ces contes tendent à l’amplification.
— L’amplification ? Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, les Mycogéniens remplissent leur Aurora d’humains qui vivaient des siècles et les Dahlites remplissent leur Terre d’une humanité qui aurait vécu des millions d’années. Les uns et les autres parlent d’un robot immortel. Malgré tout, ça donne à réfléchir.
— Avec tous ces millions d’années, il y a de quoi… A propos, où allons-nous ?
— La Mère Rittah a dit d’aller dans cette direction jusqu’à une aire de repos, puis de suivre les panneaux indiquant ALLÉE CENTRALE sur notre gauche. Avions-nous passé une aire de repos, à l’aller ?
— On suit peut-être un autre chemin. Je ne me souviens pas, mais je ne faisais pas attention à l’itinéraire. J’avais l’œil sur les gens qu’on croisait et… »
Sa voix s’éteignit. Devant eux, la galerie s’épanouissait de part et d’autre.
Seldon se souvint : ils étaient effectivement passés par là. Il y avait deux matelas crasseux posés au sol de chaque côté.
Mais cette fois, à la différence du trajet aller, Dors n’avait pas besoin de surveiller les passants : il n’y avait pas un chat. Mais un peu plus loin, sur l’aire de détente, ils avisèrent un groupe d’individus, plutôt grands pour des Dahlites, la moustache avantageuse, leurs biceps nus et musclés luisant sous l’éclairage jaunâtre de la galerie.
A l’évidence, ils attendaient les Exos et, presque machinalement, Dors et Seldon s’immobilisèrent. Une ou deux secondes, la scène demeura figée. Puis Seldon regarda hâtivement derrière lui. Deux ou trois individus supplémentaires venaient de faire leur apparition.
Seldon remarqua entre ses dents : « Nous sommes pris au piège. Je n’aurais pas dû vous laisser venir, Dors.
— Au contraire. C’est bien pour ça que je suis ici, mais était-il bien utile d’aller voir la Mère Rittah ?
— Si on s’en sort, absolument. »
Puis, à voix haute et ferme, Seldon lança : « Pouvons-nous passer ? »
L’un des hommes s’avança. Il faisait largement le mètre soixante-treize de Seldon mais était plus large d’épaules et bien plus musclé. Avec un soupçon d’embonpoint toutefois, nota Seldon.
« Je suis Marron », dit-il avec une certaine suffisance, comme si ce nom avait un sens évident, « et je suis venu pour vous dire que par ici, on aime pas beaucoup les Exos. Vous avez voulu venir, très bien… mais si vous voulez repartir, va falloir payer.
— Parfait. Combien ?
— Tout ce que vous avez. Vous autres Exos, vous avez des plaques de crédit, non ? Z’avez qu’à nous les refiler.
— Non.
— Pas besoin de dire non. On va les prendre, c’est tout.
— Pour les prendre, il faudra me tuer ou me blesser et elles ne fonctionneront qu’avec mon empreinte vocale. Mon empreinte vocale normale.
— Pas du tout, Maître – vous voyez, je suis poli –, on peut vous les prendre sans vous faire trop de bobo.
— Et pour ça, il en faudra combien, des malabars comme vous ? Neuf ? (Seldon compta rapidement.) Non, dix.
— Rien qu’un. Moi.
— Sans aide ?
— Moi seul.
— Si vos amis veulent bien s’écarter et nous dégager la place, j’aimerais bien vous voir essayer, Marron.
— Vous n’avez pas de couteau, Maître. Vous en voulez un ?
— Non. Servez-vous du vôtre pour que le combat soit égal. Je me battrai sans ça. »
Marron regarda les autres et remarqua : « Eh, y s’pose là, c’t avorton. Même pas l’air d’avoir la trouille. Sympa, le mec. Ça s’rait une honte de l’amocher… Savez quoi, Maître ? Je vais m’occuper de la fille. Si vous voulez que j’arrête, passez-moi votre plaque de crédit et la sienne et donnez de la voix pour les activer. Sinon, quand j’en aurai fini avec la nana… et ça peut prendre du temps (il rit) il faudra que je m’occupe de vous.
— Non, dit Seldon. Laissez-la. Je vous ai défié en combat égal, d’homme à homme, vous avec un couteau, moi sans. Si vous voulez l’avantage, je veux bien me battre contre deux d’entre vous, mais laissez partir la femme.
— Arrêtez, Hari ! intervint Dors. Si c’est moi qu’il veut, qu’il vienne me chercher. Vous, restez où vous êtes, sans bouger.
— Z’avez entendu ? dit Marron, avec un grand sourire. “ Vous restez où vous êtes, Hari, sans bouger. ” Je crois que la p’tite dame a envie de moi. Vous deux, faites-le tenir tranquille. »
Seldon se retrouva les deux bras pris dans une poigne de fer tandis qu’il sentait dans son dos la pointe acérée d’un couteau.
« Bouge pas, lui cria à l’oreille une voix rauque, et tu peux toujours regarder. La fille va probablement aimer ça. Marron sait y faire.
— Ne bougez pas, Hari ! » répéta Dors. Elle se tourna pour surveiller attentivement Marron, les deux mains à demi fermées tout près de sa ceinture.
Il approchait d’elle, l’air résolu, tandis qu’elle attendait qu’il fût à bonne portée. Soudain, un brusque mouvement des bras, et Marron se retrouva face à deux lames de bonne taille.
Il eut un bref mouvement de recul puis éclata de rire. « La p’tite dame a deux couteaux – des couteaux comme les grands garçons. Et moi, j’en ai qu’un. Mais c’est de bonne guerre. » Sa lame fut rapidement dégainée. « Ça m’embêterait de devoir la poinçonner, la p’tite dame, parce que ça risque d’être moins rigolo pour nous deux. Mais peut-être que je peux vous les confisquer ?
— Je n’ai pas envie de vous tuer, lança Dors. Je vais faire tout mon possible pour l’éviter. Malgré tout, vos amis en sont témoins, si jamais je dois vous tuer, ce sera pour protéger mon ami, comme l’honneur m’y oblige. »
Marron fit semblant d’être terrifié. « Oh, je vous en supplie, me tuez pas, ma p’tite dame ! » Puis il éclata de rire, suivi par les autres Dahlites présents.
Marron plongea, le couteau en avant, bien à côté de la cible. Il essaya une deuxième fois, une troisième, mais Dors resta immobile, ne cherchant pas à esquiver un coup qui n’était pas vraiment dirigé sur elle.
La mine de Marron s’assombrit. Il avait essayé de lui faire peur mais n’avait réussi qu’à paraître inefficace. Sa quatrième tentative la visa directement et, cette fois, la main gauche de Dors jaillit et le cueillit avec une force qui lui dévia le bras. Simultanément, la lame qu’elle tenait dans la main droite plongeait, entaillant en diagonale le tee-shirt blanc de son adversaire. En dessous, un mince trait sanglant macula la peau hâlée.
Marron baissa les yeux, abasourdi, tandis que les témoins laissaient échapper un cri de surprise. Seldon sentit l’étreinte se desserrer légèrement ; ses deux gardiens, pris au dépourvu, se laissaient distraire par un duel qui ne prenait pas la tournure escomptée. Il se raidit.
Mais voici que Marron plongeait à nouveau, cette fois en lançant la main gauche vers l’extérieur pour agripper le poing droit de la jeune femme. A nouveau, celle-ci bloqua le coup de sa lame gauche, tandis que, d’un vif mouvement de la droite, elle esquivait la prise de Marron. La main de ce dernier se referma sur la lame et, lorsqu’il l’ouvrit, une ligne sanguinolente lui traversait la paume.
Dors recula d’un bond et Marron, soudain conscient du sang qui lui coulait sur la poitrine et dans la main, rugit d’une voix étranglée : « Qu’on me passe un autre couteau ! »
Il y eut un moment d’hésitation puis l’un des spectateurs lui lança son poignard. Marron voulut le saisir mais Dors fut plus rapide. Sa lame de droite intercepta le couteau et l’envoya voltiger loin derrière.
Seldon sentit faiblir encore la prise sur ses bras. Il les leva soudain en poussant vers l’avant et se retrouva libre. Ses deux ravisseurs se tournèrent avec un cri mais il eut tôt fait d’expédier un genou dans le bas-ventre du premier et un coude dans le plexus du second : tous deux s’effondrèrent.
Il s’agenouilla pour récupérer leurs couteaux et se releva doublement armé, comme Dors. Contrairement à elle, il ne savait pas manier ces instruments mais il savait aussi que les Dahlites ne pouvaient guère s’en douter.
« Contentez-vous de les tenir en respect, Hari. N’attaquez pas encore… Marron, le prochain coup ne sera pas une estafilade. »
Écumant de rage, Marron chargea à l’aveuglette en poussant un rugissement incohérent, dans l’espoir de renverser son adversaire par la seule vertu de l’énergie cinétique. D’une esquive plongeante, Dors passa sous son bras droit et lui donna un coup de pied contre la cheville droite. L’homme s’effondra tandis que son couteau volait dans les airs.
Alors elle s’agenouilla, lui plaqua une lame derrière la nuque, une autre sur la gorge et dit : « Rends-toi ! »
Avec un nouveau cri, Marron la frappa d’un bras, la repoussa et se releva tant bien que mal.
Il n’était pas encore debout qu’elle était sur lui et, abattant sa lame, lui sectionnait un bout de moustache. Cette fois, il poussa un glapissement de bête à l’agonie, la main plaquée sur le visage. Quand il la retira, le sang coulait.
Dors lui cria : « Elle ne repoussera plus, Marron. Un morceau de lèvre est parti avec. Tu m’attaques encore et je te transforme en viande froide. »
Elle attendit mais Marron avait eu son compte. Il recula, titubant et gémissant, laissant derrière lui un sillage sanguinolent.
Dors se tourna vers les autres. Les deux victimes de Seldon gisaient toujours à terre, désarmées, peu pressées de se relever. Elle se pencha, leur trancha la ceinture avec un de ses couteaux puis elle entailla le pantalon.
« Comme ça, il faudra que vous le teniez pour marcher. »
Elle fixa les sept autres, encore debout, qui la contemplaient avec une fascination empreinte de terreur. « Lequel d’entre vous a lancé le couteau ? »
Silence complet.
« Peu importe. Venez un par un ou tous ensemble, mais maintenant, à chaque coup que je porterai, quelqu’un mourra. »
Alors, comme un seul homme, les sept voyous firent demi-tour et détalèrent sans demander leur reste.
Dors haussa les sourcils et remarqua : « Cette fois, au moins, Hummin ne pourra pas me reprocher de n’avoir pas su vous protéger.
— Je n’arrive pas encore à y croire, répondit Seldon. Je ne vous savais pas capable de faire une chose pareille – ou de parler de la sorte. »
Dors se contenta de sourire. « Vous n’êtes pas non plus dénué de talents. On fait une bonne équipe, tous les deux. Tenez, repliez vos lames et mettez les couteaux dans votre sacoche. J’ai l’impression que la nouvelle va se répandre à toute vitesse et que nous allons pouvoir quitter Billibotton sans crainte d’être molestés. »
Elle n’avait pas tort.