MAÎTRE-DU-SOLEIL QUATORZE. — … L’un des chefs du Secteur de Mycogène de l’antique Trantor… Comme pour tous les autres dirigeants de ce secteur vivant en autarcie, on sait peu de choses sur lui. S’il a joué le moindre rôle dans l’histoire, c’est essentiellement à cause de ses relations avec Hari Seldon lors de la Fuite…
Il n’y avait que deux sièges derrière la minuscule cabine de pilotage et, lorsque Seldon s’assit sur le coussin qui céda légèrement sous son poids, un filet s’avança automatiquement pour lui encercler les jambes, la taille et la poitrine, tandis qu’un casque lui descendait sur le front et les oreilles. Il se sentait emprisonné et, quand il se tourna sur la gauche (non sans mal, et sans grand succès), il vit que Dors était emmaillotée de manière identique.
Le pilote s’installa à son tour et vérifia ses cadrans. Puis il se présenta : « Endor Levanian, pour vous servir. Vous êtes sous filet parce que nous allons subir une accélération considérable au décollage. Une fois que nous serons en phase de vol, vous serez libérés. Inutile de me dire vos noms. Ça ne me regarde pas. »
Il se retourna et son visage de gnome tout ridé se fendit en un large sourire. « Des difficultés psychologiques, jeunes gens ?
— Je suis une Exo et je suis habituée à voler, affirma Dors d’un ton léger.
— C’est également mon cas, ajouta Seldon, non sans quelque dédain.
— Excellent, jeunes gens. Bien entendu, z’êtes pas dans l’aérojet banal et c’est peut-être votre premier vol de nuit, mais je compte sur vous pour être à la hauteur. »
Lui aussi était pris dans un filet, mais Seldon remarqua qu’il avait les bras entièrement dégagés.
Un bourdonnement sourd résonna dans la carlingue, gagnant en intensité et montant vers les aigus. Sans devenir désagréable, il menaçait de l’être, et Seldon esquissa un mouvement de tête comme pour évacuer le bruit de ses oreilles, mais la tentative ne fit que renforcer l’emprise du filet sur son crâne.
Le jet bondit (c’est le premier terme qui lui vint pour décrire la chose) dans les airs et Seldon se retrouva violemment plaqué contre l’assise et le dossier de son siège.
Par le pare-brise devant le pilote, Seldon vit, avec un frémissement d’horreur, la façade lisse d’un mur s’élever droit devant eux – puis une ouverture ronde apparut dans cette muraille, identique à la bouche où avait plongé leur aérotaxi le jour où Hummin et lui avaient quitté le secteur impérial. Mais, bien que celle-ci fût assez large pour admettre la carlingue du jet, elle n’était pas suffisante pour son envergure.
Seldon tourna la tête sur la droite autant qu’il put, juste à temps pour voir l’aile de son côté se rétracter et disparaître.
L’appareil plongea dans l’ouverture, fut saisi par le champ électromagnétique et aussitôt propulsé le long d’un tunnel illuminé. L’accélération était constante et l’on entendait à intervalles réguliers des cliquetis que Seldon supposa correspondre au passage devant chaque aimant.
En moins de dix minutes, l’engin fut recraché dans l’atmosphère, filant dans la soudaine obscurité des ténèbres environnantes.
Le jet décéléra en s’éloignant du champ électromagnétique et Seldon se sentit projeté contre le filet où il resta collé quelques instants, le souffle coupé.
Puis la pression cessa et le filet disparut.
« Comment va, jeunes gens ? » lança le pilote d’une voix joviale.
« Je ne sais trop », répondit Seldon. Il se tourna vers Dors. « Vous vous sentez bien ?
— Certainement, répondit-elle. Je crois que monsieur Levanian nous a fait une démonstration de ses talents, pour voir si nous étions de vrais Exos. Pas vrai, monsieur Levanian ?
— Certaines personnes aiment bien les sensations, dit le pilote. Pas vous ?
— Jusqu’à un certain point. »
A quoi Seldon ajouta, approbateur : « Autant que l’admettrait tout individu raisonnable. »
Puis il poursuivit : « Cela vous aurait peut-être paru moins drôle, mon ami, si vous aviez arraché les ailes de l’appareil.
— Impossible, monsieur. Je vous ai dit que ce n’était pas un aérojet banal. Les ailes sont intégralement gérées par ordinateur. Elles changent de longueur, de largeur, de courbure et de forme générale en concordance avec la vitesse de l’engin, la force et la direction du vent, la température, et une demi-douzaine d’autres paramètres. Ces ailes ne se briseraient pas à moins que l’ensemble de la cellule ne soit soumis à des contraintes susceptibles de la faire éclater. »
Un crépitement vint frapper la vitre de Seldon. « Il pleut, remarqua-t-il.
— C’est assez fréquent », dit le pilote.
Seldon regarda dehors. Sur Hélicon ou n’importe quel autre monde, on aurait vu des lumières – les œuvres flamboyantes de l’homme. Sur la seule Trantor régnait une telle obscurité – enfin presque : une fois, il entrevit l’éclair d’une balise lumineuse. Peut-être les points les plus élevés de la Couverture en étaient-ils équipés.
Comme toujours, Dors remarqua le malaise de Seldon. Elle lui tapota la main. « Je suis sûre que le pilote sait ce qu’il fait, Hari.
— J’aimerais en être aussi sûr que vous, Dors, mais j’aimerais surtout qu’il partage une partie de ce savoir avec nous, dit Seldon, assez haut pour être entendu.
— Pas de problème, dit le pilote. Pour commencer, nous sommes en train de grimper et nous serons au-dessus du plafond nuageux d’ici quelques minutes. Il n’y aura plus de pluie et nous pourrons même voir les étoiles. »
Il avait superbement calculé sa remarque, car quelques étoiles se mirent à scintiller à travers les ultimes nuées, puis toutes les autres brillèrent soudain dès qu’il eut éteint l’éclairage intérieur de l’habitacle. Seuls les pâles cadrans du tableau de bord restaient en compétition tandis que, derrière la vitre, le ciel jetait tous ses feux.
« C’est la première fois en plus de deux ans que je vois les étoiles, remarqua Dors. Ne sont-elles pas magnifiques ? Elles sont si brillantes… et il y en a tant.
— Trantor est plus près du centre de la Galaxie que la majorité des mondes extérieurs », nota le pilote.
Comme Hélicon se trouvait dans un coin retiré de la Galaxie et que son champ stellaire était réduit et peu impressionnant, Seldon en resta muet.
« Quel calme, soudain, remarqua Dors.
— Effectivement, dit Seldon. Quel est notre mode de propulsion, monsieur Levanian ?
— Un moteur à microfusion et un mince pinceau de gaz brûlants.
— Je ne savais pas que nous disposions de jets à microfusion opérationnels. On en parlait, mais…
— Il existe quelques petits appareils comme celui-ci. Jusqu’ici, il n’y en a que sur Trantor et ils sont utilisés exclusivement par de hauts fonctionnaires du gouvernement.
— Les tarifs de ce moyen de locomotion doivent être élevés.
— Très élevés, monsieur.
— Alors, combien a dû débourser monsieur Hummin ?
— Rien du tout. Monsieur Hummin est en excellents termes avec la compagnie propriétaire de ces appareils. »
Seldon grommela. Puis il demanda : « Pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’aérojets à microfusion ?
— Trop chers, monsieur. Ceux qui existent suffisent à couvrir la demande.
— Vous pourriez créer une demande supplémentaire avec des appareils plus grands.
— Peut-être, mais la compagnie n’est jamais parvenue à fabriquer des moteurs à microfusion assez puissants pour des aérojets de plus grande taille. »
Seldon songea à la remarque de Hummin, se plaignant du déclin de l’innovation technologique. « La décadence, murmura-t-il.
— Quoi ? demanda Dors.
— Rien. Je pensais simplement à une remarque qu’avait faite Hummin, un jour. »
Il contempla les étoiles et dit : « Allons-nous vers l’ouest, monsieur Levanian ?
— Oui, effectivement. Comment l’avez-vous deviné ?
— Parce que je me disais que nous devrions voir apparaître l’aube, à présent, si nous nous étions dirigés vers l’est, à sa rencontre. »
Mais l’aube, poursuivant la planète, finit par les rattraper, et la lumière du soleil – du vrai soleil – illumina les parois de la cabine. Ce fut bref, car le jet plongea de nouveau dans les nuages. Le bleu et l’or firent place à un gris miteux ; Seldon et Dors protestèrent, déçus d’être si vite privés de quelques rayons de vrai soleil.
Dès qu’ils eurent glissé sous le plafond nuageux, la Couverture apparut aussitôt en dessous d’eux et sa surface – à cet endroit du moins – était un moutonnement de grottes boisées et de prairies. C’était le genre de paysage dont Clowzia avait mentionné l’existence.
Là encore, toutefois, Seldon n’eut guère le temps de s’attarder en observations. Une ouverture apparut sous leur appareil, bordée de lettres annonçant : MYCOGÈNE.
Ils plongèrent.
Ils atterrirent sur un jet-port apparemment désert au grand étonnement de Seldon. Ayant accompli sa tâche, le pilote leur serra la main à tous deux puis s’envola sans tarder et engagea son appareil dans une ouverture apparue tout exprès pour lui.
Ils n’avaient, semblait-il, pas d’autre solution que d’attendre. Il y avait des bancs qui pouvaient accueillir une bonne centaine de personnes, mais Seldon et Dors Venabili étaient les seuls voyageurs présents. Le jet-port était rectangulaire, entouré de murs où de nombreux tunnels devaient s’ouvrir pour recevoir ou envoyer des jets, mais pour l’heure aucun n’était visible ; aucun non plus ne se présenta pendant leur attente.
Personne en vue, pas la moindre trace d’habitation : le bruissement même de la vie de Trantor s’était tu.
Seldon trouvait cette solitude oppressante. Il se tourna vers Dors et demanda : « Que devons-nous faire, une fois ici ? Vous avez une idée ? »
Dors fit un signe de dénégation. « Hummin m’a dit que nous serions accueillis par Maître-du-Soleil Quatorze. A part ça, je ne sais rien d’autre.
— Maître-du-Soleil Quatorze ? Qu’est-ce que ça peut être ?
— Un humain, je présume. D’après le nom, je ne saurais dire si c’est un homme ou une femme.
— Bizarre, comme nom.
— La bizarrerie est dans l’esprit de l’auditeur. Il m’arrive parfois d’être prise pour un homme par ceux qui ne m’ont jamais rencontrée.
— Quels crétins, commenta Seldon.
— Absolument pas. Jugeant d’après mon seul prénom, ils sont parfaitement en droit de le penser : on m’a dit que, sur divers mondes, c’est un prénom masculin assez répandu.
— Je ne l’avais encore jamais remarqué.
— C’est parce que vous n’êtes pas un grand voyageur galactique. Le nom “ Hari ” est bien connu partout, et j’ai même connu une femme appelée “ Hare ”, prononcé comme votre nom mais écrit avec un “ e ”. A Mycogène, autant que je me souvienne, le même nom est attribué à l’ensemble d’une famille – assorti d’un numéro.
— Maître-du-Soleil, ça manque quand même de discrétion.
— Quel mal y a-t-il à être un peu fanfaron ? Sur Cinna, “ Dors ” dérive bien d’une vieille expression locale signifiant “ esprit du printemps ”.
— Parce que vous êtes née en cette saison ?
— Non. J’ai vu le jour en plein été mais le nom plaisait à ma famille, indépendamment de ses connotations traditionnelles, et d’ailleurs en grande partie oubliées.
— En ce cas, peut-être que Maître-du-Soleil… »
Une voix grave et sévère l’interrompit : « C’est mon nom, barbare. »
Stupéfait, Seldon regarda sur sa gauche. Un véhicule terrestre découvert s’était approché sans qu’ils le remarquent. Anguleux et archaïque, il ressemblait presque à un fourgon de livraison. A l’intérieur, aux commandes, se trouvait un grand vieillard, d’allure vigoureuse malgré son âge. Il descendit majestueusement du véhicule.
Il avait une longue robe blanche aux manches amples, pincées aux poignets. Sous la robe, il portait des sandales souples d’où dépassait le gros orteil. Le crâne, superbe, était entièrement chauve. Calmement, de ses yeux d’un bleu profond, l’homme les examina tous les deux puis il dit :
« Je vous salue, barbares. »
Avec une politesse machinale, Seldon répondit : « Enchanté, monsieur. » Puis, sincèrement intrigué, il demanda : « Comment êtes-vous entré ?
— Par la porte, qui s’est refermée derrière moi. Vous n’êtes guère vigilant.
— Je suppose que non, en effet. Mais enfin, nous ne savions trop à quoi nous attendre. D’ailleurs nous n’en savons pas plus à présent…
— Le barbare Chetter Hummin a informé la Fraternité de l’arrivée imminente de deux membres des tribus. Il a demandé qu’on s’occupe de vous.
— Vous connaissez donc Hummin ?
— Nous le connaissons. Il nous a rendu service. Et parce que, en barbare de valeur, il nous a rendu service, nous devons à présent lui rendre service à notre tour. Rares sont ceux qui viennent à Mycogène et rares sont ceux qui en repartent. J’ai mission de vous protéger, de vous offrir un toit, de veiller à ce qu’on ne vous dérange pas. Ici, vous serez en sécurité. »
Dors inclina la tête. « Nous vous en sommes reconnaissants, Maître-du-Soleil Quatorze. »
Maître-du-Soleil se tourna pour la considérer avec un froid mépris. « Je n’ignore pas les coutumes des tribus. Je sais que, chez ces gens-là, une femme peut fort bien parler avant qu’on lui ait adressé la parole. Je n’en suis donc pas offensé. Je vous demanderai toutefois de prendre garde avec les autres membres de la Fraternité ; ils risquent d’être moins informés en la matière.
— Oh, vraiment ? » fit Dors, manifestement offensée même si Maître-du-Soleil ne l’était pas.
« Si fait, dit ce dernier. De même qu’il n’est pas utile d’utiliser mon ordinal quand je suis seul de ma cohorte avec vous. “ Maître-du-Soleil ” suffira. A présent, je m’en vais vous demander de venir avec moi, que nous puissions quitter cet endroit d’une nature trop tribale pour mon confort.
— La notion de confort est valable pour tout le monde, dit Seldon, peut-être un peu plus fort qu’il n’était nécessaire, et nous ne bougerons pas d’ici tant que nous n’aurons pas reçu l’assurance que nous ne serons pas obligés de nous plier à vos désirs. Notre coutume veut qu’une femme puisse parler chaque fois qu’elle a quelque chose à dire. Si vous avez accepté de nous protéger, cette protection doit être psychologique aussi bien que physique. »
Maître-du-Soleil le lorgna sans se démonter et dit : « Vous êtes bien fier, jeune barbare. Votre nom ?
— Je suis Hari Seldon, d’Hélicon. Ma compagne est Dors Venabili, de Cinna. »
Maître-du-Soleil s’inclina légèrement lorsque Seldon prononça son nom mais ne bougea pas d’un pouce à la mention de celui de Dors. Il reprit : « J’ai juré d’assurer votre protection au barbare Hummin, aussi ferai-je ce qui est en mon pouvoir pour protéger votre compagne. Si elle souhaite faire preuve d’impudence, je ferai de mon mieux pour qu’elle ne soit pas inquiétée. Toutefois, il est un point sur lequel vous devrez respecter l’usage. »
Et il désigna, avec un infini mépris, le crâne de Seldon, puis celui de Dors.
« Que voulez-vous dire ? demanda Seldon.
— Votre toison céphalique.
— Eh bien ?
— Elle ne doit pas être visible.
— Vous voulez dire que nous devons nous raser le crâne, comme vous ? Certainement pas.
— Mon crâne n’est pas rasé, barbare Seldon. On m’a épilé à ma puberté, comme tous les membres de la Fraternité et leurs femelles.
— Si nous parlons d’épilation, alors plus que jamais la réponse est non. Pas question.
— Barbare, nous ne demandons ni rasage ni épilation. Nous demandons simplement que votre pilosité soit couverte quand vous êtes parmi nous.
— Comment ?
— Je vous ai apporté des bonnets de peau qui mouleront votre crâne, ainsi que des bandeaux pour cacher les taches surorbitales – les sourcils. Vous les porterez quand vous serez avec nous. Et bien sûr, barbare Seldon, vous vous raserez quotidiennement – ou plus souvent si nécessaire.
— Mais pourquoi faut-il faire tout cela ?
— Parce que, pour nous, le poil sur la tête est répugnant et obscène.
— Sans nul doute, vous et les vôtres devez savoir qu’il est d’usage, dans tous les autres mondes de la Galaxie, de conserver sa toison céphalique.
— Nous le savons. Et ceux d’entre nous qui, comme moi, doivent de temps en temps fréquenter des barbares sont obligés d’endurer le spectacle de cette pilosité. On le supporte, mais il serait injuste de l’exiger du reste de la Fraternité.
— Très bien, Maître-du-Soleil… mais, dites-moi : puisque vous êtes né doté d’une « toison céphalique », comme nous tous, et puisque vous la conservez, visible, jusqu’à la puberté, pourquoi est-il nécessaire de vous la retirer ? Est-ce un simple usage ou y a-t-il quelque motif rationnel ? »
Alors, le vieux Mycogénien expliqua fièrement : « Par la dépilation, nous montrons au jeune qu’il est devenu un adulte, et, grâce à la dépilation, les adultes gardent en permanence le souvenir de ce qu’ils sont et ainsi n’oublient jamais que tous les autres ne sont que des barbares. »
Sans attendre de réponse (et, à vrai dire, Seldon ne pouvait en imaginer une), il sortit d’un repli de sa toge une poignée de minces bandes de plastique de couleurs diverses, scruta attentivement ses deux interlocuteurs, en tenant d’abord une bande, puis une autre, devant le visage de chacun.
« Les couleurs doivent à peu près correspondre. Ça ne trompera personne ; tout le monde verra bien que vous portez une coiffe, mais au moins ce ne sera pas trivialement visible. »
Finalement, Maître-du-Soleil donna à Seldon une des bandes de plastique et lui montra comment retirer en forme de bonnet.
« Mettez-la, je vous prie, barbare Seldon. Cela vous paraîtra désagréable au début mais vous vous y ferez. »
Seldon le passa, mais à deux reprises le bonnet glissa quand il voulut le ramener sur ses cheveux.
« Commencez juste au-dessus des sourcils », conseilla Maître-du-Soleil. Il semblait avoir des fourmis dans les doigts, comme s’il était pressé de l’aider.
Retenant un sourire, Seldon lui demanda : « Voulez-vous le faire à ma place ? »
Et Maître-du-Soleil se recula, s’exclamant, presque en émoi : « Je ne pourrais pas. Je toucherais votre chevelure. »
Seldon réussit à maintenir la coiffe et, suivant le conseil de Maître-du-Soleil, la tira ensuite de part et d’autre jusqu’à ce que ses cheveux soient entièrement dissimulés. Les bandeaux pour les sourcils se collaient sans peine. Dors, qui l’avait observé attentivement, mit ces accessoires sans aucun problème.
« Comment l’enlève-t-on ? demanda Seldon.
— Vous n’avez qu’à saisir une extrémité et le reste viendra sans problème. Vous verrez qu’il sera plus facile de le mettre ou de l’ôter si vous vous raccourcissez les cheveux.
— J’aime encore mieux que ce soit difficile. » Et, se tournant vers Dors, il dit à voix basse : « Vous restez mignonne, mais ça ôte à votre visage une partie de son caractère.
— Le véritable caractère est bien là, malgré tout, répondit-elle. Et j’aime à penser que vous vous habituerez à me voir chauve. »
Encore plus bas, Seldon rétorqua : « Je n’ai pas envie de rester ici assez longtemps pour m’y habituer. »
Maître-du-Soleil, qui ignorait, avec un dédain manifeste, ces messes basses entre barbares, annonça : « Si vous voulez bien monter dans mon véhicule, je vais à présent vous conduire à Mycogène. »
« Franchement, chuchota Dors, j’ai peine à croire que nous sommes sur Trantor.
— J’en déduis donc que vous n’avez jamais rien vu de semblable.
— Il n’y a que deux ans que je suis ici et j’ai passé le plus clair de mon temps à l’Université : c’est dire que je ne suis pas précisément ce qu’on pourrait appeler une grande voyageuse. Pourtant, je suis quand même allée de-ci, de-là, j’ai entendu pas mal de choses, mais je n’avais jamais rien vu ou entendu de tel. Cette uniformité ! »
Maître-du-Soleil conduisait avec application et sans hâte. Il y avait d’autres véhicules analogues sur la route, tous avec des hommes chauves aux commandes, leur crâne nu luisant à la lumière.
De chaque côté de la route s’élevaient des édifices de trois étages, sans la moindre décoration, tout en angles droits, et uniformément gris.
« Lugubre, commenta Dors. Si lugubre.
— Égalitaire, murmura Seldon. Je soupçonne qu’aucun Frère ne peut se prévaloir d’une supériorité quelconque sur ses semblables. »
Ils remarquèrent de nombreux piétons sur le bord de la chaussée, mais il n’y avait pas trace de trottoirs roulants ni de grondement annonçant un quelconque réseau express.
Dors remarqua : « Je parie que les grises sont des femmes.
— Difficile à dire : les robes cachent tout et tous ces crânes chauves se ressemblent.
— Les robes grises vont toujours par paires ou associées à une blanche. Les robes blanches peuvent marcher seules et Maître-du-Soleil est en blanc.
— Vous avez peut-être bien raison. » Seldon éleva la voix : « Maître-du-Soleil, je suis curieux…
— Si vous l’êtes, posez toujours votre question, mais rien ne m’oblige à répondre.
— Il me semble que nous traversons une zone résidentielle. Nous ne voyons aucune trace d’immeuble, de bureaux, de zone industrielle…
— Nous formons une communauté exclusivement agricole. D’où venez-vous pour ignorer cela ?
— Vous savez bien que je suis un Exo, dit Seldon, sèchement. Je ne suis sur Trantor que depuis deux mois.
— Quand même.
— Mais si vous êtes une communauté agricole, Maître-du-Soleil, comment se fait-il que nous n’ayons pas non plus dépassé de fermes ?
— Aux niveaux inférieurs, répondit brièvement Maître-du-Soleil.
— Ce niveau est-il donc entièrement résidentiel ?
— Celui-ci et quelques autres. Nous sommes tels que vous le voyez. Tous les Frères et leur famille vivent dans des quartiers équivalents ; toutes les cohortes dans des communautés équivalentes ; tous ont les mêmes véhicules terrestres et chaque Frère conduit le sien. Il n’y a pas de domestiques et nul ne tire profit du travail des autres. Nul n’acquiert de gloire au détriment de son prochain. »
Seldon haussa ses sourcils masqués et poursuivit : « Je remarque que certains sont habillés de blanc et d’autres de gris.
— C’est parce que certains sont des Frères et d’autres des Sœurs.
— Et nous ?
— Vous, vous êtes un barbare et un hôte. Vous et votre… » (il marqua un temps d’arrêt puis reprit :) « compagne ne serez pas tenus de vous conformer à toutes les coutumes de Mycogène. Toutefois, vous passerez une robe blanche et votre compagne une grise et vous vivrez dans des quartiers réservés aux invités, semblables aux nôtres.
— L’égalité pour tous semble être un idéal sympathique, mais qu’arrive-t-il à mesure que la population augmente ? Ne faut-il pas alors couper le gâteau en parts plus petites ?
— La population n’augmente pas. Cela exigerait une augmentation de la superficie, ce que les barbares alentour ne permettraient pas, ou bien une détérioration de notre mode de vie.
— Mais si… » commença Seldon.
Maître-du-Soleil le coupa : « Il suffit, barbare Seldon. Je vous ai prévenu : je ne suis pas forcé de vous répondre. Notre mission, telle que nous en avons fait la promesse à notre ami le barbare Hummin, est d’assurer votre sécurité pour autant que vous n’enfreindrez pas nos coutumes. Nous le ferons, mais ça s’arrête là. La curiosité est permise, mais elle use rapidement notre patience si l’on insiste. »
Quelque chose dans le ton de sa voix dissuada Seldon de poursuivre et il se le tint pour dit. Nonobstant son désir de lui venir en aide, Hummin avait manifestement sous-estime la difficulté.
Ce n’était pas la sécurité que recherchait Seldon. Du moins, pas uniquement la sécurité. Il recherchait aussi de l’information et, faute d’en obtenir, il ne pouvait – et ne voulait – pas s’éterniser ici.
Seldon contempla leurs appartements avec un certain désarroi. Ils disposaient d’une cuisine, petite mais individuelle, et d’une salle de bains, tout aussi petite et individuelle. Pour mobilier, deux lits étroits, deux penderies, une table et deux chaises. En bref, il y avait tout le nécessaire pour deux individus désireux de vivre à l’étroit.
« Nous avions une cuisine et une salle de bains particulière sur Cinna, remarqua Dors, l’air résigné.
— Pas moi, dit Seldon. Hélicon est peut-être une petite planète mais je vivais dans une cité moderne : cuisines communes et bains communautaires… Franchement, quel gâchis ! On pourrait s’attendre à trouver ça dans un hôtel, où l’on ne séjourne que temporairement, mais, si tout le secteur est bâti de la sorte, imaginez un peu le nombre incroyable de cuisines et de salles de bains indéfiniment répétées !
— C’est la rançon de l’égalitarisme, je suppose. Pas de bagarre pour avoir les meilleurs coins ou être le plus vite servi. Tout le monde est logé à la même enseigne.
— Pas d’intimité non plus. Non que ça me dérange, mais vous, Dors, vous êtes peut-être d’un avis différent, et je ne voudrais pas donner l’impression d’en profiter. Nous pourrions leur faire comprendre que nous devons avoir des chambres séparées – contiguës mais séparées.
— Je suis sûre que ça ne marchera pas, répondit Dors. L’espace est cher et je crois qu’eux-mêmes ont été surpris de leur propre générosité en nous en attribuant autant. On fera aller, Hari. Nous sommes l’un et l’autre assez grands pour ça. Je ne suis pas un tendron rougissant et vous n’arriverez jamais à me convaincre que vous êtes un jeune fou.
— C’est quand même à cause de moi que vous êtes ici.
— Et après ? C’est une aventure.
— Bon, très bien. Quel lit voulez-vous prendre ? Pourquoi pas celui près de la salle de bains ? » Il s’assit sur l’autre. « Il y a encore quelque chose qui me tracasse. Tant que nous sommes ici, nous sommes des barbares, vous et moi, et même Hummin. Nous appartenons aux autres tribus, pas à leurs cohortes, et beaucoup de choses ne nous regardent pas. Seulement, beaucoup d’autres me regardent, moi : je suis même venu ici pour ça. Je veux apprendre certaines des choses qu’ils savent.
— Ou croient savoir, rectifia Dors avec le scepticisme de l’historienne. J’ai cru comprendre qu’ils ont des légendes qui passent pour remonter à des temps immémoriaux, mais je n’arrive pas à croire qu’on puisse les prendre au sérieux.
— On ne pourra le dire qu’après avoir trouvé en quoi elles consistent. Ne sont-elles pas consignées ailleurs ?
— Pas à ma connaissance. Ces gens vivent terriblement repliés sur eux-mêmes. Ça confine à la psychose. Hummin est dans une certaine mesure parvenu à briser leurs barrières et à nous faire admettre chez eux : cette performance est déjà remarquable – tout bonnement remarquable. »
Seldon réfléchissait : « Il doit bien y avoir une ouverture quelque part. Maître-du-Soleil était surpris – fâché, même – que je puisse ignorer que Mycogène est une communauté agraire. Voilà un point dont ils ne semblent pas vouloir faire mystère.
— Le problème est que ce n’en est absolument pas un. Le nom “ Mycogène ” est censé provenir de racines archaïques signifiant “ producteur de levure ”. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit, je ne suis pas paléolinguiste. En tout cas, ils cultivent toutes sortes de micro-aliments – de la levure, bien sûr, mais aussi des algues, des bactéries, des moisissures pluricellulaires et ainsi de suite…
— Ça n’a rien d’exceptionnel. La plupart des mondes pratiquent ce genre de culture. Même nous, sur Hélicon.
— Oui, mais pas comme ici : c’est leur spécialité. Ils emploient des méthodes aussi archaïques que le nom de leur secteur : formules secrètes de fertilisation, influences secrètes de l’environnement. Qui sait quoi ? Tout est secret.
— Caché.
— Et pour de bon. Le résultat, c’est qu’ils produisent des protéines et des arômes subtils ; leurs micro-aliments sont uniques au monde. Ils maintiennent une production relativement basse et les prix atteignent des sommets. Je n’en ai jamais goûté et vous non plus, j’en suis sûre, mais il s’en vend de grandes quantités à la bureaucratie impériale et à l’aristocratie des autres mondes. La santé économique de Mycogène dépend de ces ventes et ils tiennent à ce que tout le monde sache qu’ils sont à l’origine de cette nourriture de prix. Ça, au moins, ce n’est pas un secret.
— Mycogène doit donc être riche.
— Ils ne sont pas pauvres, mais je les soupçonne de ne pas courir après la richesse. Ce qu’ils recherchent, c’est la protection. Le gouvernement impérial les protège parce que, sans eux, il n’y aurait pas ces additifs qui procurent un arôme délicat au moindre plat. Pour les habitants de Mycogène, c’est la meilleure chance de préserver leur bizarre mode de vie et de marquer leur dédain à l’égard de leurs voisins qui doivent les trouver sans doute proprement insupportables. »
Dors parcourut leur chambre du regard. « Ils vivent une existence austère : je ne vois pas d’holovision, ni de vidéo-livres.
— J’en ai remarqué un dans la penderie, sur l’étagère. »
Seldon s’en empara, regarda l’étiquette et annonça, avec un dégoût évident : « Peuh, un livre de cuisine. »
Dors tendit la main pour le prendre et pianota sur les touches. Il lui fallut un moment car la disposition n’était pas tout à fait orthodoxe, mais elle parvint à allumer l’écran et à inspecter les pages. « Il y a quelques recettes mais, pour l’essentiel, ça a l’air d’un essai philosophique sur la gastronomie. »
Elle l’éteignit et le retourna. « On dirait une unité monobloc. Je ne vois pas de fente pour éjecter la microcarte et en insérer une autre. En fait, un livre à lecteur intégré. Quel gâchis !
— Ils doivent penser qu’un seul vidéo-livre suffit. » Seldon se pencha vers la table de nuit disposée entre les deux lits et saisit un autre objet. « On dirait un parleur, mais il n’y a pas d’écran.
— Peut-être estiment-ils qu’avec la voix, c’est bien assez.
— Comment ça marche, je me demande. » Seldon souleva l’appareil et l’examina sous toutes les coutures. « Avez-vous déjà vu un truc pareil ?
— Un jour, dans un musée… si c’est bien la même chose. Mycogène semble cultiver délibérément l’archaïsme. Je suppose qu’ils considèrent cela comme une autre manière de se distinguer des prétendus barbares qui les cernent en masses innombrables. Leur archaïsme et leurs coutumes bizarres les rendent à proprement parler indigestes. Il y a là-dedans une espèce de logique perverse. »
Seldon, qui tripotait toujours l’appareil, s’exclama : « Aïe ! Il s’est mis en marche. Ou quelque chose s’est déclenché. Mais je n’entends rien. »
Dors fronça les sourcils et saisit un petit cylindre garni de feutre qui était resté posé sur la table de chevet. Elle le porta à son oreille. « Il y a une voix qui sort de ce truc. Tenez, essayez. » Elle le lui tendit.
Seldon l’essaya et s’écria : « Ouille ! Il s’est accroché. » Puis il écouta et dit : « Oui, ça m’a fait mal à l’oreille. Vous pouvez m’entendre, donc… Oui, c’est notre chambre… Non, je ne connais pas son numéro. Dors, avez-vous une idée du numéro ?
— Il y a un numéro inscrit sur le parleur, répondit Dors. Peut-être que ça fera l’affaire.
— Peut-être », fit Seldon, dubitatif. Puis il annonça à son interlocuteur : « Le numéro inscrit sur cet appareil est 6LT-3648A. Ça ira ?… Bien, et comment suis-je censé savoir utiliser correctement cet appareil et, tant qu’on y est, me servir de la cuisine ?… Comment ça, “ ça fonctionne de la manière habituelle ” ?… Ça me fait une belle jambe… Bon, écoutez, je suis un barbare, un invité d’honneur. Je ne connais pas la manière habituelle… Oui, je suis désolé pour mon accent et je suis ravi que vous sachiez reconnaître un barbare quand vous en entendez un… Je m’appelle Hari Seldon. »
Il y eut un silence et Seldon leva les yeux vers Dors, l’air douloureux. « Il faut qu’il me recherche. Et je suppose qu’il va me dire qu’il n’arrive pas à me trouver… Oh, vous m’avez ? Bien ! Dans ce cas, pouvez-vous me donner cette information ?… Oui… oui… oui… Et comment puis-je appeler quelqu’un à l’extérieur de Mycogène ?… Oh… Alors, si je veux contacter Maître-du-Soleil Quatorze, par exemple ?… Eh bien, dans ce cas, son assistant, son aide… je ne sais pas, moi… Hmm-hmm… Merci. »
Il reposa le parleur, décrocha l’écouteur de son oreille, non sans quelque difficulté, éteignit l’appareil et dit : « Ils vont s’arranger pour nous envoyer quelqu’un qui nous montrera tout ce que nous avons besoin de savoir, mais il ne peut pas fixer une date. On ne peut pas appeler à l’extérieur de Mycogène – pas sur cette ligne, en tout cas –, donc on ne peut pas joindre Hummin si jamais on a besoin de lui. Et si je veux parler à Maître-du-Soleil Quatorze, c’est tout un cirque. C’est peut-être une société égalitaire mais il semble y avoir des exceptions que personne n’admettra ouvertement, je parie. »
Il consulta sa montre. « En tout cas, Dors, je n’ai pas l’intention de visionner un livre de cuisine et encore moins un essai érudit sur la question. Mon bracelet-chrone est resté à l’heure du campus, je ne sais donc pas quelle est l’heure officielle du coucher, mais je vous avouerai que c’est le cadet de mes soucis : nous avons veillé une bonne partie de la nuit et j’aimerais bien dormir.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, je suis fatiguée moi aussi.
— Merci. Et dès que nous aurons récupéré et qu’une nouvelle journée commencera, je vais demander à visiter leurs plantations de micro-aliments.
— Ça vous intéresse tant que ça ? s’étonna Dors.
— Pas vraiment, mais si c’est la seule chose dont ils soient fiers, ils devraient être enclins à en parler, et, une fois que je les aurai lancés, en exerçant tout mon charme, je pourrai peut-être les amener à parler aussi de leurs légendes. Personnellement, j’estime que c’est une stratégie habile.
— Je l’espère, fit Dors, dubitative, mais je ne crois pas que les Mycogéniens se laissent aussi facilement duper.
— On verra bien, dit Seldon, résolu. J’ai bien l’intention d’obtenir ces légendes.
Le lendemain matin, Hari était de nouveau pendu à l’appareil de communication. Il était en colère, d’abord parce qu’il avait faim.
Sa tentative pour obtenir Maître-du-Soleil Quatorze avait été détournée par son correspondant qui soutenait que Maître-du-Soleil ne pouvait être dérangé.
— Et pourquoi cela ? s’était enquis Seldon, venimeux.
— Je ne vois pas l’utilité de répondre à une telle question, avait rétorqué une voix glaciale.
Sur le même ton, Seldon répondit : « On ne nous a pas amenés ici pour être retenus prisonniers. Ni pour mourir de faim.
— Je suis certain que vous avez une cuisine et d’amples réserves de nourriture.
— Ah ça, oui. Et je ne sais pas comment on se sert des appareils ni comment on la prépare, cette nourriture. Vous la mangez crue, frite, rôtie, bouillie ?
— Je n’arrive pas à croire que vous ignoriez ce genre de chose… »
Dors, qui avait fait les cent pas durant cet échange, voulut saisir l’appareil mais Seldon l’écarta, murmurant : « Il va couper la communication si une femme essaie de lui parler. »
Puis, dans le micro, il reprit, plus ferme que jamais : « Ce que vous croyez ou non est le cadet de mes soucis. Vous allez nous envoyer quelqu’un ici, quelqu’un qui puisse nous aider, ou sinon, dès que j’aurai touché Maître-du-Soleil Quatorze, ce qui finira bien par arriver, je vous jure que vous le paierez. »
Quoi qu’il en soit, il s’écoula bien deux heures avant que quelqu’un n’arrive. Seldon était alors dans une fureur noire et Dors avait quasiment renoncé à l’apaiser.
Le nouveau venu était un jeune homme au crâne légèrement moucheté de taches de rousseur – sans la tonsure, sans doute aurait-il été poil-de-carotte.
Il portait plusieurs récipients et semblait sur le point d’en expliquer le contenu quand il parut soudain gêné et tourna le dos à Seldon, plein d’émoi. « Barbare, commença-t-il, manifestement troublé, votre bonnet n’est pas bien ajusté. »
Seldon, dont l’impatience avait atteint le point de rupture, lança : « Ça ne me dérange pas. »
Dors s’empressa toutefois d’intervenir : « Laissez-moi le rajuster, Hari. Il est simplement un peu trop remonté du côté gauche.
— Vous pouvez vous retourner à présent, jeune homme, grommela Seldon. Comment vous appelez-vous ?
— Je suis Grisnuage Cinq », dit le Mycogénien, hésitant, avant de se retourner pour examiner, méfiant, son interlocuteur. « Je suis un novice. Je vous ai apporté un repas. » Il hésita. « De ma propre cuisine, où la femme l’a préparé, barbare. »
Il déposa les récipients sur la table et Seldon souleva un des couvercles pour en renifler prudemment le contenu. Puis il regarda Dors, surpris : « Vous savez que ça ne sent pas mauvais du tout ? »
Dors acquiesça. « Vous avez raison. Je peux le sentir, moi aussi.
— Ce n’est pas aussi chaud qu’il conviendrait, s’excusa Grisnuage. Ça a refroidi durant le transport. Vous trouverez vaisselle et couverts dans la cuisine. »
Dors alla chercher ce qu’il fallait et, une fois qu’ils eurent mangé – copieusement, et sans se faire prier –, Seldon se sentit de nouveau un homme civilisé.
Se rendant compte que le jeune homme allait se sentir gêné d’être seul avec une femme, et plus encore si elle lui parlait, Dors jugea qu’il lui incombait de débarrasser et de laver les assiettes – une fois qu’elle aurait déchiffré les commandes du lave-vaisselle.
Entre-temps, Seldon, qui avait demandé l’heure, s’exclama, quelque peu interdit : « Vous voulez dire que nous sommes au milieu de la nuit ?
— Si fait, barbare, dit Grisnuage. C’est pourquoi il a fallu du temps pour satisfaire votre demande. »
Seldon comprit soudain pourquoi Maître-du-Soleil ne pouvait être dérangé ; il songea à la femme de Grisnuage qu’il avait fallu réveiller pour lui faire la cuisine et se sentit soudain bourrelé de remords. « Je suis désolé. Nous ne sommes que des barbares des tribus extérieures, ne sachant pas nous servir de la cuisine ou préparer les plats. Demain matin, pourriez-vous nous faire envoyer quelqu’un pour nous mettre au courant ?
— Le mieux que je puisse faire, barbare, répondit Grisnuage, apaisant, c’est de vous envoyer deux Sœurs. Je m’excuse à l’avance de vous incommoder par une présence féminine, mais ce sont elles qui connaissent ce genre de choses. »
Dors qui venait d’émerger de la cuisine remarqua (avant de se rappeler sa place dans cette société machiste) : « C’est très bien, Grisnuage. Nous serons ravis de faire leur connaissance. »
Grisnuage la regarda, mal à l’aise et indécis, mais ne dit rien.
Convaincu que le jeune Mycogénien avait refusé, par principe, d’entendre ce que pouvait lui dire une femme, Seldon répéta la remarque. « C’est très bien, Grisnuage. Nous serons ravis de faire leur connaissance. »
Son expression s’illumina aussitôt : « Je vais vous les envoyer dès l’aube. »
Dès qu’il fut parti, Seldon nota avec quelque satisfaction : « Les Sœurs ont des chances d’être exactement ce qu’il nous faut.
— Ah bon ? Comment cela, Hari ?
— Eh bien, si nous les traitons comme des êtres humains, nul doute qu’elles seront assez reconnaissantes pour nous parler de leurs légendes.
— Si elles les connaissent, remarqua Dors, sceptique. Je n’ai aucune certitude, mais je doute que les Mycogéniens se préoccupent d’éduquer leurs femmes. »
Les Sœurs arrivèrent quelque six heures plus tard, après que Dors et Seldon eurent dormi encore un peu, dans l’espoir de recaler leur horloge biologique.
Elles pénétrèrent dans l’appartement timidement, presque sur la pointe des pieds. Leurs robes (le terme mycogénien était “ tunique ”) étaient d’un gris doux et velouté, subtilement décorées chacune d’un motif spécifique au gris légèrement plus sombre. Les tuniques ne manquaient pas de séduction mais elles semblaient surtout destinées à dissimuler entièrement la silhouette.
Comme de juste, les deux femmes étaient chauves et leur visage dépourvu de tout maquillage. Elles jetèrent un regard intrigué vers la touche de bleu au pli des paupières de Dors et vers la légère trace de rouge sur ses lèvres.
L’espace d’un instant, Seldon se demanda comment on pouvait être certain que ces Sœurs-là étaient bien des Sœurs.
La réponse lui vint aussitôt lorsqu’elles lui adressèrent le salut traditionnel : toutes deux pépiaient et gazouillaient. Se souvenant de la voix de basse de Maître-du-Soleil et du baryton nerveux de Grisnuage, Seldon soupçonna les femmes, à défaut d’autre signe de différenciation sexuelle, d’être tenues de cultiver une voix de tête et des manières affectées.
« Je suis Goutte-de-Pluie Quarante-trois, pépia la première, et voici ma jeune sœur.
— Goutte-de-Pluie Quarante-cinq, gazouilla l’autre. On est très portés sur les “ Gouttes de pluie ” dans notre cohorte. » Elle gloussa.
« Je suis ravie de faire votre connaissance, dit Dors gravement, mais maintenant j’aimerais savoir comment m’adresser à vous. Je ne peux pas dire simplement “ Goutte-de-Pluie ”, n’est-ce pas ?
— Non, dit Goutte-de-Pluie Quarante-trois. Vous devez utiliser le nom complet quand nous sommes toutes les deux présentes.
— Que diriez-vous simplement de Quarante-trois et Quarante-cinq, mesdames ? » suggéra Seldon.
Toutes deux lui jetèrent un regard à la dérobée mais sans piper mot.
Dors intervint : « Je vais m’en occuper, Hari », lui dit-elle à voix basse.
Seldon s’effaça. Sans doute étaient-elles célibataires et condamnées à ne pas parler aux hommes. L’aînée semblait la plus sérieuse des deux et peut-être la plus puritaine. Difficile à dire à partir de quelques phrases et d’un bref examen, mais il avait cette impression et comptait s’y fier.
« Le problème, reprit Dors, c’est que nous autres barbares ne savons pas comment nous servir de la cuisine.
— Vous voulez dire que vous ne savez pas cuisiner ? » Goutte-de-Pluie Quarante-trois parut outrée et scandalisée. Goutte-de-Pluie Quarante-cinq étouffa un rire. (Seldon jugea que son impression première était la bonne.)
« J’ai bien eu une cuisine autrefois, expliqua Dors, mais elle n’était pas du tout faite comme ça, et je ne sais pas comment reconnaître les aliments ou simplement les préparer.
— C’est vraiment enfantin, dit Goutte-de-Pluie Quarante-cinq. Nous pouvons vous montrer.
— Nous allons vous préparer un bon repas bien nourrissant », dit Goutte-de-Pluie Quarante-trois. « Nous allons le préparer pour… vous deux. » Elle avait hésité avant de terminer sa phrase. C’était manifestement pour elle un effort de reconnaître l’existence d’un homme.
« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dit Dors, j’aimerais venir avec vous dans la cuisine pour que vous m’expliquiez tout en détail. Après tout, Sœurs, je ne peux quand même pas vous demander de venir ici trois fois par jour nous préparer à manger.
— Nous allons tout vous montrer, dit Goutte-de-Pluie Quarante-trois en hochant la tête avec raideur. Il se peut toutefois qu’une barbare éprouve quelque difficulté. Vous n’aurez pas le… coup de main.
— J’essaierai », fit Dors avec un sourire aimable.
Elles disparurent dans la cuisine. Seldon les regarda quitter la pièce, puis il essaya d’élaborer la stratégie qu’il comptait mettre en œuvre.