Chapitre 9 Umbo

« Si nous sommes prisonniers du même vaisseau, Ram, et effectuons le même voyage en sens inverse dans le temps, commença le sacrifiable, pourquoi les ordinateurs de bord n’indiquent-ils pas la réussite du saut ?

— Comment s’y prennent-ils pour la déterminer ? demanda Ram.

— Ils comparent les positions relatives d’étoiles distantes à leurs positions théoriques dans le système solaire de destination.

— Pouvez-vous projeter une image des étoiles au moment du calcul ? »

L’hologramme d’une sphère étoilée se matérialisa au-dessus de la console de Ram.

« Je suppose que nous ne voyons plus la même chose dans notre position actuelle ?

— Exact, confirma le sacrifiable.

— Pendant combien de temps les étoiles sont-elles restées telles que dans cet enregistrement ?

— Un instantané a été pris trois nanosecondes plus tard et les étoiles n’avaient pas bougé.

— Donc on a fait le saut dans un sens puis dans l’autre, en conclut Ram.

— Quelque chose comme ça.

— Aucun signe de plantage ? On dirait que les ordinateurs ont juste “détecté” ce qu’ils étaient censés détecter.

— Non, le champ d’étoiles à destination indique quelques différences notables par rapport aux prévisions.

— Montrez-les-moi », demanda Ram.

Les étoiles de l’hologramme passèrent du blanc au vert et au jaune.

« Ce sont les étoiles proches qui ont le plus bougé, et les plus distantes le moins, observa Ram.

— Pas toujours, indiqua le sacrifiable en pointant du doigt quelques exceptions. Ça n’a rien de surprenant, nos observations de l’univers sont basées sur de vieilles données – la lumière a dû voyager quatre-vingt-dix années-lumière avant de parvenir à la Terre.

— Les astronomes n’en ont pas tenu compte ?

— Si, dit le sacrifiable, mais ça reste des hypothèses.

— On va jouer à un jeu, dit Ram. Et si les différences entre les prévisions et les observations faites au cours de cet intervalle de moins de trois nanosecondes s’expliquaient non pas par les erreurs des astronomes, mais par le passage du temps ? À quel moment du futur ou du passé, s’il existe, les étoiles ont-elles été dans cette position relative par rapport au système stellaire à destination ? »

Une seconde s’écoula, puis deux…

« Il y a onze mille ans, à quelques années près, calcula le sacrifiable.

— Donc, lorsque nous avons pénétré cet espace-temps discontinu et toussotant, la contraction nous a non seulement projetés dans l’espace, mais nous a également fait reculer dans le temps.

— C’est une explication, dit le sacrifiable.

— On s’est fait aussitôt renvoyer à notre position de départ dans l’espace-temps, à la différence près qu’en plus on progressait à reculons.

— On dirait, approuva le sacrifiable.

— La dépense d’énergie a dû être phénoménale, considéra Ram, pour nous projeter onze mille ans en arrière puis nous ramener au présent tout en inversant le cours du temps.

— Sans doute, dit le sacrifiable, mais difficile de le savoir sans comprendre ce qui a pu se passer.

— Demandez aux ordinateurs quelles lois de la physique nous donneraient une dépense énergétique identique pour les deux opérations, le saut dans le passé et le retour, mais en remontant le temps. »


* * *

Umbo essaya d’esquiver le regard de Tonnelier. Un peu neuneu et perdu, c’étaient les consignes. Il fixa les officiers dans les yeux. Miche avait raison – le visage de celui habillé de l’uniforme le plus froissé ne trahissait aucune expression, mais tout chez lui, sa posture, la simple inclinaison de sa tête, sa présence aussi, imposait le respect.

Umbo s’était attendu à voir Rigg interpeller Tonnelier, l’entraîner dans une joute verbale. Mais non, Rigg restait aussi silencieux qu’Umbo. Et lorsque ce dernier osa un coup d’œil dans sa direction, il vit son regard plongé dans celui du général – aucunement défiant, juste fixe, comme celui d’un oiseau.

« Tu m’as cru assez bête pour tomber dans le panneau, hein, mon garçon ? commença M. Tonnelier. Toutes tes fausses manières, mais à peine ta signature griffonnée j’ai su que tu n’étais qu’un escroc et un voleur. »

Umbo bouillait de lui répondre : Pour quelqu’un qui nous a démasqués tout de suite, vous nous avez quand même donné un sacré paquet d’argent. Et Rigg ne savait même pas que c’était son nom avant de le voir écrit sur la feuille. Mais il garda la bouche fermée, comme Rigg.

« Vois-tu, j’ai alerté les autorités d’Aressa Sessamo qu’un garçon se faisant passer pour le prince mort se promenait avec un bijou ancien… »

Rigg Sessamekesh, un prince mort ? Première nouvelle. En même temps, le Conseil révolutionnaire du Peuple avait interdit de parler de la famille royale. Les gens de Gué-de-la-Chute faisaient peu de cas d’une telle interdiction, surtout venant d’aussi loin. Mais surtout, ils se fichaient pas mal de la famille royale. Et du Conseil du Peuple, au demeurant. Pour Rigg, le nom inscrit par Père sur ce papier n’évoquait rien d’autre que le sien.

« C’est hors de propos dans l’affaire qui nous amène, intervint l’officier accompagnant le général. Vous avez parlé d’un homme.

— Oui, un homme fort, un tavernier qui se fait appeler Miche, répondit Tonnelier.

— Et cet autre garçon ?

— Ils le traînent comme un animal de compagnie. Encore un qui ne sert à rien, c’est le queuneu le plus débile des trois. »

Umbo ne put s’empêcher de rougir.

L’officier ricana. « Ça n’a pas l’air de lui plaire.

— Être débile n’empêche pas d’entendre, affirma Tonnelier.

— Je note que vous ne contestez pas », dit l’officier à Rigg.

Celui-ci fixa l’officier un long moment avant de tourner à nouveau la tête vers le général. Umbo étouffa un éclat de rire. D’un simple regard, le visage fermé, Rigg lui avait fait comprendre qu’il ne parlait pas aux sous-fifres.

D’instinct, Umbo commença à ralentir le temps autour de Rigg.

« Non », lui ordonna Rigg en se tournant vers lui.

Umbo arrêta.

« Quoi, non ? » demanda l’officier.

Rigg ne dit rien.

L’officier se tourna vers Umbo. « Que t’a-t-il demandé de ne pas faire ? »

Umbo fit une moue incertaine.

L’officier l’agrippa par les épaules, les écrasant de toute sa force, comme pour les transpercer de ses pouces. « Que t’a-t-il demandé de ne pas faire, mon garçon ?

— Il voulait se mettre à courir, expliqua Rigg.

— Oh, tu peux lire dans ses pensées ? » lui demanda l’officier.

Un garde de la tour s’approcha d’un pas hésitant. « Si vous les avez trouvés, pouvons-nous laisser les pèlerins quitter les lieux ? »

L’officier se tourna vers lui en hurlant d’un ton sec : « Laissez-nous !

— Il n’y a plus aucune raison de les bloquer, maintenant. Merci pour votre aide », intervint le général, désavouant son subalterne.

L’officier ne laissa transparaître aucun signe de vexation.

Le garde de la tour s’inclina en une profonde révérence. « Merci, Votre Excellence.

— Les “excellences” n’existent pas dans l’Armée du Peuple, cracha l’officier d’un ton mordant.

— C’est malheureusement la triste vérité, intervint le général. Garde, voulez-vous bien envoyer un ou deux hommes fouiller la tour à la recherche d’un homme de forte corpulence, très certainement un ancien soldat ? Il accompagnait ces deux-là avant de repérer M. Tonnelier et de repartir vers la tour en faisant mine d’avoir perdu quelque chose. »

Umbo était impressionné. Quelle intelligence, ou du moins quel œil. C’était sans doute à ça qu’on reconnaissait un général.

Ses consignes passées, le général adopta à nouveau la posture, le port de tête et le ton qu’Umbo avait notés chez Rigg. Son « Non » avait dégagé la même autorité posée que les ordres du général au garde. Une voix n’attendant en retour qu’obéissance ; sans colère, sans émotion, sans raison pour l’interlocuteur de mal le prendre, donc. Umbo avait simplement obéi sans douter ni hésiter, pas tenté une seule seconde de contester. D’où Rigg tenait-il cela ? Pas de l’armée, il n’y avait jamais mis les pieds. Sans doute du Voyageur – lui aussi possédait cette autorité naturelle.

Quelle chance d’avoir été élevé par cet homme ! Quel destin avait bien pu imaginer ce père pour son fils ? Le sac de pierres précieuses et le nom royal d’un prince censé être mort apparemment étaient une chose. Mais il y avait aussi cette force de persuasion, cette connaissance profonde des choses de la finance, du négoce entre adultes dont Rigg semblait avoir hérité – son père n’avait rien laissé au hasard.

Avait-il lu ce moment quelque part ? Si c’était le cas, il méritait une place au panthéon des héros. Umbo n’avait jamais entendu parler d’un tel pouvoir chez un homme, tout héros soit-il, mais quel puissant don des dieux ce serait ! À eux deux, Umbo et Rigg pouvaient tout juste faire un petit saut dans le passé – et encore, on ne rencontrait pas un don pareil tous les jours, et il demandait une sacrée pratique.

Il va bien falloir que j’apprenne à le faire seul.

« Je raccompagne les deux garçons jusqu’à leur bateau, déclara le général. On vous y attendra le temps que vous rameniez celui que l’on nomme Miche.

— C’est son nom », dit Umbo.

Le général le toisa longuement.

« Ce n’est pas un surnom ou je ne sais quoi, s’expliqua Umbo. C’est leur manière d’appeler les gens dans son village. Sa femme s’appelle Flaque. » Umbo paraissait le premier étonné de ces mots sortis de sa bouche sans prévenir. Un début de sourire se dessina aux commissures des lèvres du général. Umbo se tourna vers Rigg pour voir s’il avait fauté, mais le visage de ce dernier restait impassible.

« Bien sûr, dit le général. Wassam, l’homme s’appelle “Miche”, inutile de chercher à obtenir un nom qui sonne plus familier. Amenez-le-moi sans le questionner, et intact s’il vous plaît. » Sur ce, le général tendit les mains vers Umbo et Rigg. Sans plus d’explication, ils se saisirent chacun d’une et tous trois se mirent en route pour la ville.

Le général les tenait d’une poigne douce. Mais dès que germait – et germait seulement – dans l’esprit d’Umbo l’idée de lui fausser compagnie, elle se durcissait immédiatement.

Peut-il lire dans mes pensées ?

Non, se corrigea Umbo. J’ai dû me crisper en y pensant. Ou alors, il m’aura vu jeter un coup d’œil vers ce bouquet de joncs.

M. Tonnelier ne les lâchait pas d’une semelle. « Il va vous mentir, disait-il. Ce garçon n’est que mensonges éhontés et apparences trompeuses !

— Et pourtant, dit le général avec douceur, je ne l’ai pas entendu prononcer un seul mensonge aujourd’hui.

— Parce qu’il n’a pas dit un mot ! Vous remarquerez qu’il n’a pas osé contester une seule de mes paroles !

— Monsieur Tonnelier, continua le général sans hausser le ton, il vous estime indigne de son attention, c’est tout.

— Exactement ! hurla Tonnelier. Je vous ai parlé de son arrogance, vous voyez par vous-même maintenant !

— On ne s’attendrait pas à moins d’arrogance, dit le général, de la part d’un pensionnaire de la maison royale, s’il s’avère qu’il en est un.

— Ce qui est impossible, vous le savez aussi bien que moi !

— Monsieur Tonnelier, votre temps ne serait-il pas mis à meilleur profit là-bas, loin derrière, à identifier l’homme que l’on appelle – non, qui s’appelle – Miche ? »

À nouveau, cette autorité toute en finesse. Tonnelier fit volte-face dans la seconde et s’empressa de rejoindre la tour en marmonnant pour lui-même : « Bien sûr, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? », puis on ne l’entendit plus.

En l’absence du banquier, le comportement du général changea du tout au tout. « Bien, jeunes gens, comment se passe votre séjour à O ?

— C’est très grand », observa Rigg.

Le général laissa échapper un rire. « Vous habitez en amont de la rivière, c’est pour ça. C’est certainement la première vraie ville que vous croisez depuis. Il en existe au bas mot une quarantaine plus grandes que celle-ci, dans la République du Peuple. Non, ce qui retient l’attention des observateurs à O, ce n’est pais sa taille, mais son vieil âge. Ses symboles d’un temps passé, d’une sagesse disparue, et que nous ne retrouverons peut-être jamais. »

Rigg hocha la tête. « Vous parlez du globe terrestre au sommet de la tour ? »

Le général avança en silence. Umbo se dit qu’il n’avait peut-être jamais remarqué que cette chose suspendue représentait tout simplement le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur du Mur. « La tour elle-même est un miracle, finit-il par dire. Les piliers intérieurs semblent faire partie de sa structure même, mais il n’en est rien.

— Ils ne portent pas les murs et le dôme ?

— Ils ne sont même pas en contact. Ils servent juste à y pendre les sphères lumineuses et le globe. Lors d’un tremblement de terre – je vous parle là d’un épisode vieux de plus de trois mille ans –, trois d’entre eux se sont écrasés au sol. Le grand chroniqueur de cette époque, Alagacha, comme on l’appelle dans notre langue, raconte qu’au moment de leur restauration les ouvriers ne trouvèrent aucun moyen de les relier aux murs. Comme si la tour existait bien avant qu’on y ajoute des rampes, des piliers, des lampes et un globe. »

Rigg ne semblait guère impressionné. « Quel rapport avec l’âge d’or de la ville ?

— Aucun. Sauf que, selon la légende, la tour était là bien avant la ville d’O et tout le reste.

— C’est donc la tour qui est très vieille », corrigea Rigg.

Umbo pensa : Quel culot, se permettre de nous arrêter là pour jouer les professeurs avec nous !

Il devait trouver ça normal. Après tout, il avait passé sa vie à le faire – marcher avec son père en débattant de tout et de rien. Peut-être voyait-il déjà le général comme une sorte de père de substitution.

Moi aussi je le vois comme un père, après tout, songea-t-il. À la différence près que, pour moi, un père est un homme qui frappe sans raison, encore et encore, pas un compagnon de discussions.

« Dans toutes les autres villes, lors des fouilles réalisées pendant les chantiers de construction, les ouvriers ont de tout temps mis au jour des ossements, de vieilles pierres – vestiges d’anciens murs, de sols ou de cimetières. Tout se construit sur les fondations d’autre chose. Que vous alliez dans les plaines immergées de la Stashik, que vous longiez le littoral, vous trouverez toujours quelqu’un qui était là avant vous. Chaque civilisation a laissé sa couche. Mais pas à O.

— Ne nous dites pas que les bâtiments du port ont plusieurs milliers d’années ! s’esclaffa Rigg, incrédule. Les rondins auraient pourri depuis longtemps, aussi près de la rivière.

— Oh, je ne parle pas des constructions en bois, bien sûr. Celles-ci sont souvent remplacées. Non, je parlais des bâtiments en pierre et de la grande enceinte de la ville, qui sont comme au premier jour. Tous les mille ans environ, les grands édifices tombent dans un tel état de délabrement qu’il faut les reconstruire et, quand c’est le cas, on ne trouve rien en dessous, pas la moindre fondation. Les murs et les bâtiments de cette ville sont sortis d’une terre vierge. À O, onze mille ans d’histoire vous contemplent, mes enfants. »

La poigne du général se fit soudain plus dure sur la main d’Umbo, qui leva la tête pour comprendre. Le général le regardait avec un léger sourire en coin. De moquerie ? De sympathie ? « L’Histoire, Maître Rigg, ne semble guère passionner votre jeune ami.

— Il a un an de plus que moi. »

Umbo attendait la suite, l’habituelle remarque désobligeante sur sa taille, par exemple. Mais l’homme poursuivit sa leçon. « Onze mille ans d’histoire, voilà notre richesse. Onze mille cent quatre-vingt-onze années, plus onze autres, pour être exact. On dit qu’à la base de la Tour d’O se trouve une pierre, que l’on retire pour les réparations, qui porte une inscription : “Cette pierre a été posée en 10999.” Bien entendu, c’est écrit dans une langue incompréhensible du plus grand nombre, mais c’est ce que ça dit.

— Le monde n’avait donc que cent quatre-vingt-douze ans lorsque les premières pierres de la tour ont été posées ? » calcula Rigg.

Le général marqua une nouvelle pause. « Il semblerait. Le plus vieux bâtiment du monde.

— Les guides de la tour ratent une belle occasion de faire exploser les pourboires, à garder ça secret, marmonna Umbo.

— Ils en parleraient, s’ils savaient. Mais peu de gens sont suffisamment intéressés par l’histoire ancienne pour avoir le courage de se plonger dans de vieux ouvrages poussiéreux, d’apprendre des langues mortes et d’écrire des choses inédites sur le passé. Surtout pour que personne ne les lise. Non, la seule histoire qui vaille aujourd’hui, c’est celle de la Révolution du Peuple et de nos vies merveilleuses enfin retrouvées depuis que la famille royale, qui régnait avec cruauté et avidité sur le Monde entre les Murs, a été renversée.

— Et de notre joie à tous de les voir enfin destitués », dit Rigg.

Le général stoppa net. « Sarcastique ou non, j’hésite encore. »

La seule réponse de Rigg fut de répéter la même phrase avec la même intonation – c’est-à-dire, sans intonation du tout. « Et de notre joie à tous de les voir enfin destitués. »

Le général pouffa de rire. « Maintenant, je comprends mieux ce que le banquier aresside voulait dire. Par l’Étoile Fixe, mon garçon, on dirait le chant d’un oiseau répété encore et encore, sans la moindre variation.

— J’ignore tout de la famille royale, monsieur, affirma Rigg. Sinon, j’aurais peut-être compris que quelque chose clochait dans le nom inscrit par mon père dans son testament.

— Nous y voilà », dit le général.

Umbo jeta un coup d’œil à la ronde – ils ne semblaient arrivés nulle part.

« Au sens figuré, mon jeune ami, précisa le général à l’intention d’Umbo. Je voulais dire, nous voilà au cœur du problème. Voilà pourquoi on m’a envoyé arrêter Maître Rigg pour le ramener à Aressa Sessamo. Quand on détient une telle pierre, on se montre un peu plus malin et on n’essaie pas de la vendre. Sinon, c’est l’alerte générale au Conseil révolutionnaire du Peuple. Croyait-il sincèrement que la vente d’un trésor royal passerait inaperçue là-haut, chez les puissants ? Le croyais-tu vraiment ?

— Oui, monsieur, répondit Rigg. Sincèrement. Pour moi, ce n’était qu’une pierre, si ce n’est qu’elle semblait de grande valeur. Je m’attendais à tout sauf à la conclusion insensée de Tonnelier qu’il s’agissait d’un joyau ancien. Je ne m’attendais pas non plus aux sommes exorbitantes qu’il mentionna dans la foulée. Mon père l’avait laissée aux bons soins d’une amie, en lui demandant de me la remettre à sa mort. Il est mort, elle me l’a remise, voilà tout.

— À d’autres, Maître Rigg. Si je résume, vous êtes suffisamment au fait des choses de la finance et des lois pour en remontrer à un requin comme le banquier Tonnelier en personne, mais le nom de Rigg Sessamekesh n’évoque rien pour vous ? C’est bien ce que vous êtes en train de me dire ?

— Je m’appelle juste Rigg. Mon père n’a jamais fait allusion à un quelconque nom de famille. Mon prénom ne m’était pas inconnu, mon nom, si. »

L’explication sembla amuser le général. « Peut-être, mais vu que vous maîtrisez comme personne vos inflexions vocales, gestes et expressions faciales, comment savoir si vous mentez ou dites la vérité ? En tout cas, si c’est un mensonge, il est bien maladroit, car tout le monde connaît le nom de Rigg Sessamekesh.

— Moi non, intervint Umbo, et pourtant j’ai été à l’école, et bien plus que Rigg. Personne ne parle de la famille royale. C’est illégal.

— Bien, bien, dit le général. J’ignorais cela. Que cette loi était respectée, du moins là-haut, chez vous. À la ville – et quand je dis “la ville”, je ne parle pas que d’O –, ce nom et cette histoire sont tellement populaires, et cette interdiction tellement ignorée, qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit que ceux qui habitent dans la brousse puissent encore s’empêcher de prononcer les noms interdits. Avez-vous mangé ? »

Il fallut un certain temps à Umbo pour comprendre que le général était passé du coq à l’âne.

« Je ne meurs pas de faim, répondit Rigg, mais Umbo a toujours un petit creux. Néanmoins, vous, monsieur, êtes mieux placé que nous pour décider du moment le plus opportun pour manger. Si vous proposez une halte maintenant, je l’accepterai volontiers et ferai de mon mieux pour que vous ne le regrettiez pas.

— C’est vous qui invitez ? demanda le général.

— Je ne sais, monsieur, si tout ou partie de mes fonds me sont accessibles. À en croire Tonnelier, ils seraient confisqués.

— Ils le sont, en effet, confirma le général. Mais en vertu de la loi du Peuple, vous êtes présumé innocent. L’argent vous appartient donc encore, même si vous n’en avez pas l’usufruit. Mais moi, je peux y accéder – sous réserve de votre consentement.

— Eh bien, vous l’avez, pour le montant total d’un succulent repas.

— D’un bref repas, vouliez-vous sans doute dire.

— “Bref” dépend de ce que l’on fait avec la nourriture, “succulent”, de ce que les cuisiniers font avec.

— Vous avez passé plusieurs semaines ici. Y a-t-il sur la route un endroit qui mérite le détour ?

— Si vous me dites quelle est notre destination, dit Rigg, je pourrai vous répondre.

— Le bateau, quelle question ! Celui que vous avez fait affréter pour vous rendre à Aressa Sessamo. Je pensais l’avoir déjà dit. En réglant d’avance, vous avez économisé à la République du Peuple le coût de votre transport.

— J’en étais effectivement arrivé à la conclusion que vous nous meniez au bateau, mais tout ce que vous avez dit ensuite, c’est que notre compagnon devait y être envoyé sous escorte si on le retrouvait.

— Assez tourné autour du pot, Maître Rigg. Êtes-vous Rigg Sessamekesh ?

— Ce nom signifie quelque chose pour vous et pour les gens d’Aressa Sessamo. Pas pour moi, donc je ne peux pas vous répondre. Mais ça semble peu probable. J’ai entendu ce nom pour la première fois à la mort de mon père. Est-ce encore l’un de ses jeux ? Une ruse destinée à provoquer notre rencontre ? Mon père était une énigme, vous savez, et je ne peux deviner toutes ses intentions. Tout ce que je sais, c’est que je devais livrer cette lettre à Tonnelier, comme preuve de mon droit à disposer de ses richesses et de ses biens. Lui n’a pas reconnu le nom en tout cas – il n’a vu que la pierre. Sans votre arrivée ici aujourd’hui, jamais je ne me serais posé la moindre question sur ce nom. Mon père ne l’a jamais prononcé. »

La tirade sembla à nouveau beaucoup amuser le général. « Joueur, à ce que je vois. Très joueur. Ni affirmation, ni déni. À vous entendre, vous ne faisiez que passer, innocent comme l’enfant qui vient de naître.

— Je ne vous dis que l’exacte vérité, affirma Rigg. Si tout cela est un jeu pour vous, alors c’est mon père, le joueur, monsieur, pas moi. J’aimerais moi aussi comprendre les implications de ce nom écrit par mon père dans cette lettre. Mon éducation n’était pas terminée, dirait-on. Il la poursuit depuis sa tombe.

— Votre “père”, dit le général. S’il est vraiment votre père, alors vous n’êtes pas Rigg Sessamekesh.

— Père ne m’a jamais raconté dans quelles circonstances j’étais né. Certains à Gué-de-la-Chute racontent qu’il est parti pour un long voyage et en est revenu avec un bébé dans les bras. Je suis sûr qu’il n’a jamais donné d’explications et que personne n’a jamais osé demander. Il ne disait jamais plus que ce que les autres devaient savoir, et les gens ne mettaient jamais leur nez dans ses affaires.

— Tout le monde pense que c’est le petit bâtard du Voyageur et d’une inconnue, intervint Umbo. Et que le Voyageur l’a ramené à Gué-de-la-Chute pour l’élever.

— Ne voyez-vous aucune objection, Maître Rigg, à ce que votre ami vous traite de “bâtard” ? » s’étonna le général.

Umbo commença à protester contre cette accusation, mais se tut face au sourire de Rigg.

« Mon ami ne se fait que l’écho des rumeurs de notre village, dit Rigg. Il n’en pense pas un mot. Et quelle différence, si je le suis ? Mon père m’a reconnu.

— Sauf que si vous êtes bien Rigg Sessamekesh, il ne peut être votre père.

— Un jour, vous me raconterez cette histoire. »

Le général essaya à nouveau de déceler une éventuelle trace de sarcasme chez Rigg. Cherchez toujours, aurait pu lui dire Umbo. Rigg ne montrait rien qu’il ne voulait montrer. Même dans ces chutes, ce jour tragique où Kyokay s’accrochait à la vie et que Rigg essayait de le sauver, rien n’avait percé – ni inquiétude, ni même intérêt. Non pas qu’il fût incapable d’émotion, mais à quoi bon, quand il ignorait qu’on le regardait ? Cette absence manifeste d’émotions était une chose parmi tant d’autres qui distinguait Rigg du commun des mortels. Ça n’avait pas toujours été ainsi. Au village, Rigg était un petit enfant tout à fait normal qui s’énervait, chouinait, riait, hurlait comme les autres. Mais chaque journée passée avec son père l’avait rendu plus discret, plus maître de ses émotions. Plus froid aussi, sauf quand il décidait du contraire. C’est aussi ce qui avait convaincu Umbo de la culpabilité de Rigg, sur cette falaise. Il avait alors le visage d’un inconnu. Ces derniers jours, il n’en avait pas montré d’autre.

Ils atteignirent une échoppe repérée par Umbo au cours de ses pérégrinations en solitaire dans les ruelles d’O. Il y avait emmené Miche puis, une fois le tavernier satisfait, Rigg avait été convié. Umbo ne se sentit pas peu fier en voyant son ami choisir cet endroit pour leur dernier repas à O. Peut-être même leur dernier repas de mortels, pour ce qu’il en savait.

Comme toujours, ce fut Rigg qui signa la note, l’accompagnant d’un généreux pourboire. Il écrivit le nom de la banque et de l’auberge qui les avait hébergés jusqu’au matin. Le marchand les connaissait ; il les remercia d’une révérence. Il ne donna aucun signe que la rumeur de leur arrestation avait couru jusque-là.

Que veut ce général exactement ? se demanda Umbo. Il a l’air de nous avoir à la bonne. Un peu pénible quand il se lance sur l’histoire, mais comme traitement de prisonniers, j’ai déjà entendu pire.

Ils commandèrent trois boules de pain garnies de fromage, d’œufs durs et de légumes. Umbo, mort de faim, sauta sur la sienne à peine servi. Le général l’observa du coin de l’œil, s’attendant à une grimace. Il n’a peut-être jamais rien mangé de bon dans les rues, songea Umbo. Ou alors, c’est qu’on mange mal dans les gargotes de la capitale – ou qu’elles sont plus classes que celle-ci. Qu’il pense que c’est un truc de queuneu s’il veut, moi en tout cas je me régale, et je ne vais pas me gêner.

Le général sembla convaincu ; quelques minutes plus tard, il croquait dans sa boule à pleines dents, les joues rouges de tomate, comme Rigg et Umbo.

Il avait les mains occupées, mais Umbo prenait conscience que fuir maintenant n’y changerait rien. Ils finiraient par le retrouver et le châtiment serait bien pire après ça. Umbo avait entendu parler de coups de fouet, de fers qu’on vous mettait aux pieds. Et surtout, il n’avait aucune envie de s’échapper.

Ils avalèrent leurs dernières bouchées en arrivant sur les quais, puis entreprirent de fendre la foule de passagers, bateliers, débardeurs et badauds. Ce ne fut pas très difficile. L’uniforme de général fit son petit effet – à sa simple vue, les gens s’écartaient. Sans lever les yeux vers celui qui le portait, juste d’un pas de côté. Pour ce qui était des deux de derrière… la tentation de les chahuter un peu était trop forte. Après tout, ce n’étaient que des fils à papa richement vêtus, un petit coup de coude bien placé dans les reins de ces deux privilégiés ne pouvait pas faire de mal.

Il y a encore quelques semaines, vous étiez tous plus riches que moi ! bouillait de leur hurler Umbo. Mais quel intérêt ? Il n’avait que faire de leur amour.

Six soldats gardaient le bateau : deux devant la passerelle, deux du côté des échoppes, très à l’écart, et deux sur le pont, leur regard calme posé sur la foule.

« Comme vous pouvez le voir, vos affaires ont été montées à bord, dit le général.

— Tout ce que je vois, répondit Rigg, c’est qu’elles ne sont plus où nous les avions laissées. »

Le général soupira – d’exaspération ou d’amusement ? – et poursuivit : « Je suppose qu’une fois à bord vous verrez que vos affaires ont été chargées.

— Et maintenant, c’est à notre tour de l’être. »

La réponse du général fut de s’adresser au jeune sergent responsable du contingent de soldats. Umbo nota la présence d’un galon sur son uniforme – seuls le général et l’officier qui l’accompagnait à la tour n’en portaient pas. Il en sourit : dans l’Armée du Peuple, les insignes militaires servaient uniquement à identifier les militaires de bas rang, pas les plus hauts gradés. Ne pas porter de distinction équivalait donc à porter la plus haute distinction entre toutes. Finalement, son père avait raison : la Révolution du Peuple avait surtout révolutionné les uniformes, pas ceux qui gouvernaient.

« Ces enfants sont libres d’aller et venir sur le bateau, mais qu’ils restent à bord. Celui-ci (il désigna Rigg) est une redoutable fripouille, dont l’arrestation aura nécessité l’envoi d’un officier de mon rang. Ne faites pas attention aux taches de tomate qui barbouillent sa tunique hors de prix. Ils viennent de loin en amont de la rivière – ils n’ont pas encore découvert la serviette, là-bas. »

Le sergent éclata d’un rire qu’Umbo lui aurait bien fait ravaler illico. Alors qu’il s’apprêtait à plomber l’ambiance d’une remarque bien sentie, Rigg lui effleura le dessus de la main. Le message était clair : Patience. Attendons.

Un de leurs jeux favoris, lors des haltes le long de la rivière, avait été de courir de haut en bas de la passerelle. Mais ils étaient libres, alors ; son accès leur serait désormais interdit. Ils gagnèrent le navire, remontant la planche le pas traînant, comme deux condamnés à l’échafaud.

La vérification des sacs et des malles tout juste terminée, le général réapparut : « Maître Rigg, le capitaine a eu la bonté de me libérer ses quartiers. Nous en voudriez-vous de démarrer l’inquisition sans tarder ? »

Il avait prononcé le mot « inquisition » avec un léger sourire, sûrement pour le rassurer et lui faire comprendre que l’interrogatoire n’irait pas jusque-là. Et pourtant, le général avait choisi ce terme et pas un autre. Si sympathique voulait-il bien se montrer, il pouvait les soumettre à la torture ou à n’importe quel autre traitement de son choix d’un simple claquement de doigts, si tel était son bon vouloir. Umbo se rappelait l’avoir entendu dire qu’ils seraient innocents tant qu’un jury ne déclarait pas Rigg coupable d’une prétendue conspiration, mais cela ne le rassurait pas beaucoup.

Rigg rejoignit le général et les deux se mirent en route vers les quartiers du capitaine, Umbo sur leurs talons, s’autorisant lui-même à les suivre. Le général l’aperçut tout de suite et le congédia d’une main tendue dans le dos. L’inquisition se ferait sans lui, apparemment. Il ne doutait pas que la sienne viendrait bientôt.

Inutile d’espérer écouter à la porte, elle était sous bonne garde. Umbo prit donc la direction des cuisines, mais se fit chaudement recevoir par le cuistot.

« Je voulais juste aider, s’excusa-t-il.

— Tu sais cuisiner ?

— Tout le monde à Gué-de-la-Chute sait cuisiner quelque chose, répondit Umbo. Bien inutile l’homme qui se meurt de faim sans femme pour lui servir à manger.

— Qu’est-ce que c’est que ça, un proverbe ? s’enquit le cuistot.

— Oui, monsieur, confirma Umbo.

— Alors c’est que les idiots courent les rues chez toi, affirma le cuistot.

— Merci, monsieur, dit Umbo. Ça veut dire que je peux vous aider ?

— Si tu fais tomber un seul plat, je te fracasse le crâne et je te l’ouvre comme un œuf à la coque.

— J’espère que le ragoût de garçon ne revient pas trop souvent au menu.

— Ça ne changerait rien, dit le cuistot. Sur ce rafiot, on mange ce qui est servi ou on sort sa canne à pêche et on tente sa chance dans c’te maudite rivière. »

Quelques minutes plus tard, Umbo courait partout, à un point tel qu’il se crut presque de retour chez lui. Il vérifia d’un coup d’œil rapide que la dague était toujours à sa place derrière les barriques. Il préférait l’y laisser pour l’instant. Il ignorait si l’Armée du Peuple savait quoi que ce soit à son sujet – le général semblait obsédé par les vieilles choses, mieux valait éviter qu’il entende parler du seul objet vraiment volé par Rigg.

Le cuistot le chargea ensuite de préparer la purée de navets pour le petit déjeuner du lendemain. Il y avait plus intense comme travail. Un vrai repos pour le cerveau. Tant que vous n’y laissiez pas un bout de doigt…

Tout occupé à peler et trancher, Umbo repensa à la mission qui l’attendait. Il devait réussir à comprendre comment accomplir ce qu’il s’était vu accomplir : remonter le temps jusqu’à ce matin pour distribuer ses mises en garde, à lui-même comme à Rigg.

Son futur lui aurait été bien inspiré de venir lui glisser quelques conseils sur la manière de s’y prendre pour parler aux gens du passé.

Une chose était certaine, il n’avait jamais vu la moindre de ces traces dont Rigg parlait. Et en supposant qu’il puisse se ralentir lui-même – ou accélérer ses facultés, ou peu importe ce qu’il faisait –, restait à savoir s’il serait jamais capable de rencontrer des gens dans le passé, même un passé récent.

Il décida d’essayer tout de suite sur lui-même ce qu’il faisait naturellement sur Rigg. Cependant, comme une épée trop longue, son pouvoir lui parut idéal pour toucher à distance, mais impossible à retourner contre soi.

Il se rappela alors ce que lui avait dit le Voyageur au cours d’un de leurs rares après-midi d’enseignement passés ensemble : « Apprends à le faire comme on apprend à remuer ses oreilles. »

Ça tombait mal, à cette époque, Umbo n’avait jamais réussi à les remuer ni rencontré qui que ce soit qui sache le faire.

Mais le Voyageur n’en était pas resté là : il lui avait appris. Après avoir installé Umbo devant un miroir, il lui avait demandé de se fendre de son plus beau sourire. « Tu vois comme tes oreilles remontent quand tu souris ? »

Umbo voyait bien maintenant ; il suffisait qu’on le lui montre.

« Ça veut dire que tu as les muscles qu’il faut pour remuer les oreilles, et qu’ils fonctionnent. Souris puis arrête de sourire, puis répète plusieurs fois, tout en te concentrant maintenant sur les muscles qui tirent tes oreilles vers l’arrière et vers le haut. Force-toi à sourire, relâche et ensuite, essaie de bouger les oreilles. »

Umbo avait répété l’exercice encore et encore. « Rien ne se passe, s’était-il énervé.

— Tu te trompes, avait dit le Voyageur. Quelque chose d’important s’est passé. Tu as pris conscience de l’existence de ces muscles. Il faut du temps aux nerfs pour se connecter les uns aux autres et pour permettre aux muscles de tes oreilles de se contracter tout en laissant le reste au repos. Entraîne-toi dès que tu as une seconde de libre. Tes muscles vont se renforcer peu à peu. Fais attention à bien travailler les deux oreilles en même temps, que tu ne te retrouves pas à n’en bouger qu’une. »

À peine trois jours plus tard, Umbo remuait les oreilles sur commande – une seule ou les deux. En quelques semaines, il était devenu le champion toutes catégories du remuage d’oreilles.

Et, comme l’avait prédit le Voyageur, l’analogie avait collé parfaitement. Jusque-là, ses tentatives pour n’attraper qu’une seule personne dans son filet de ralentissement temporel s’effectuaient au petit bonheur la chance, avec des résultats inégaux – sa mère, victime de ses assauts répétés, en était souvent quitte pour une bonne migraine. Mais avec de la pratique, et toujours sans la moindre idée de ce qui se passait réellement en lui, il commença à maîtriser la chose, à l’apprivoiser, à la rendre plus efficace. Le secret était dans la concentration et la répétition, heure après heure.

Il allait maintenant devoir tout reprendre à zéro, en limitant sa zone d’action à lui et lui seul.

Son premier signe de progrès lui fut donné par le cuistot. « Et le reste, il est où ? l’interrogea ce dernier avec son amabilité habituelle.

— Dans la marmite, répondit Umbo. Tout y est. »

Le cuistot parut en douter fortement, jusqu’à ce qu’il jette un œil dans le récipient et se retourne vers Umbo. « Jamais je n’ai vu quelqu’un éplucher aussi vite. » Il inspecta le travail dans les moindres détails : tout était parfait.

« Jamais de ma vie je n’aurais cru qu’on puisse éplucher si vite.

— Je me suis appliqué.

— C’est ça, applique donc ça, fanfaron », rétorqua le cuistot, écourtant la discussion d’un geste discourtois.

Umbo ne le prit pas mal ; le cuistot l’avait juste félicité à sa manière. Sa rapidité d’exécution indiquait en outre qu’il s’était bien passé quelque chose. Avait-il accéléré ses mouvements, même un tout petit peu ? C’était un bon début.

Umbo se tenait debout sur le pont des passagers, libéré de ses corvées, lorsqu’il les vit amener Miche – menottes aux poignets et fers aux chevilles dans un chariot de condamné. Son arrestation avait dû être plus mouvementée que la leur.

Le général sortit à sa rencontre. Il lui laissait toute liberté sur le bateau, à condition qu’il n’essaie pas de retourner à terre.

Le général indiqua au capitaine qu’il pouvait lever l’ancre sitôt son équipage prêt. Il regagna ensuite ses quartiers pour la suite de l’interrogatoire. Umbo aurait donné n’importe quoi pour le suivre. Mais le second hurlait déjà ses ordres. Quelques instants plus tard, le bateau larguait les amarres et glissait loin des quais, propulsé par les perches des bateliers.

« Tu crois que tout va bien pour Rigg, là-dedans ? » demanda une voix qui ressemblait à celle de Miche.

Umbo se retourna, surpris de le trouver derrière lui sur le pont des passagers.

L’officier chargé de son arrestation le suivait comme son ombre. Il sourit d’un air mauvais à leurs regards insistants et dit : « Le général a peut-être oublié que vous êtes prisonniers, mais moi pas. »

Umbo préféra ne pas relever. La méthode de Rigg – ne pas répondre et faire le sourd – était encore la meilleure. « Je m’entraîne, déclara Umbo à Miche, assez fort pour que l’officier entende. Mais je ne sais même pas si la chose que je dois faire est possible. Il y a certains trucs qu’on peut réaliser pour les autres mais pas pour soi.

— Comme se faire guili-guili, dit Miche.

— Voilà, comme guili-guili, exactement, confirma Umbo.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? les interrompit l’officier.

— Qu’est-ce que quoi veut dire ? demanda Umbo.

— “Guili-guili”. Vous parlez en code, c’est ça ? »

Miche se tourna vers l’officier. « Écoutez, si vous ne savez pas de quoi nous parlons, inutile de harceler les grands qui savent. Il aurait fallu nous accompagner depuis le début pour comprendre et, franchement, on ne vous aime pas suffisamment pour perdre notre temps à tout vous expliquer en détail. »

À nouveau, un sourire mauvais. « Le général ne sera pas toujours là, rétorqua l’officier. Vous apprendrez à m’aimer, vous verrez. » Il enjamba l’échelle et disparut sur le pont de marchandises.

Dès qu’ils se retrouvèrent seuls, Miche se retourna vers Umbo : « Je suis content que tu progresses, même si le contraire ne m’inquiéterait pas trop. Tu vas forcément finir par apprendre, puisque tu l’as fait. Ou le feras.

— Facile à dire, ce n’est pas toi qui dois le faire.

— C’est vrai, admit Miche. Maintenant, descends chercher ce qu’il te faut, et attache-le bien à toi pour que ça ne tombe pas à l’eau. Reviens ici dès que tu as fini.

— Pourquoi ? demanda Umbo.

— Réfléchis un peu ! le tança Miche. Où ton futur toi vous a-t-il trouvés, Rigg et toi, lorsqu’il a laissé ses messages incompréhensibles et inutiles ?

— Moi dans mon lit à l’auberge et Rigg dans la voiture du cocher, lorsqu’on était partis vers la tour.

— Donc, à moins que tu puisses voyager et dans le temps et dans l’espace, on ne peut se permettre de trop s’éloigner d’O. Il faut que tu te trouves toi-même à l’endroit exact où se trouvent ceux à qui tu dois parler, tu ne crois pas ? »

Umbo acquiesça. « Je dois rester ici. À O.

— Trop tard, dit Miche. O est déjà loin. Mais ce n’est pas grave, on n’aura qu’à se cacher quelques jours après avoir quitté le bateau. De toute façon, on est trop connus là-bas, on se ferait reprendre. Maintenant, vas-y, prends ce qu’il te faut et reviens tout de suite après. »

Umbo se laissa glisser le long de l’échelle et fila vers ses bagages. Mais il ne les ouvrit pas. Ils avaient beau déborder de jolis vêtements neufs, comment expliquer, à son retour sur le pont, cette envie subite de se changer ? Non, il n’avait besoin que d’une chose, une chose qui se cachait en cuisine.

Il se fit aboyer dessus par le cuisinier à peine la porte franchie. « J’ai pas le temps de m’occuper de toi et si t’essaies de chiper à manger, je te préviens : le gruau a pas encore bouilli, alors si tu te retrouves avec les boyaux à l’envers, viens pas pleurer !

— J’ai juste oublié quelque chose après avoir pelé les navets, dit Umbo.

— Alors prends-le et ouste, dehors ! »

La dague l’attendait bien sagement dans son étui de cuir finement ouvragé, acheté par Rigg pendant leurs journées fastes. Umbo prit le temps de nouer le cordon bien serré autour de sa taille, l’arme pendouillant dans une de ses jambes de pantalon. Difficile de faire plus inconfortable, mais dans la précipitation, c’était mieux que rien.

Là-haut, sur le pont, Miche et l’officier avaient repris leurs amabilités. « Le général nous a donné entière liberté de mouvement sur le bateau, disait Miche. Donc que le garçon reste en ma compagnie ou vaque à ses occupations de son côté ne vous regarde pas. S’il avait voulu que nous restions ensemble, il nous aurait tous enfermés dans les quartiers du capitaine avec Rigg. »

Rigg. Ils abandonnaient Rigg !

Mais ils n’avaient pas le choix, Umbo le savait. Rigg allait descendre la rivière seul et ils ne pourraient rien y faire, à moins de risquer leurs vies, et encore. Umbo devait rester à O car il n’y avait que d’ici qu’il pouvait délivrer ses messages. Et c’était aussi à O que Miche avait caché l’argent et les pierres précieuses. Rigg comprendrait.

« Tu as trouvé ? » demanda Miche. Umbo fit oui de la tête.

« Trouvé quoi ? s’enquit l’officier.

— La lame de ton père soigneusement conservée par ta mère dans son petit coffre à bijoux », répondit Miche.

L’officier explosa de colère mais se ressaisit aussitôt. Il outrepassait son autorité et le savait. Il n’avait certainement aucune envie de rendre compte au général de sa décision de punir des prisonniers coupables d’avoir transgressé une règle non imposée par le général lui-même.

Miche lui tourna le dos avec ostentation et accompagna Umbo vers le garde-corps du pont supérieur. Ils observèrent la rivière en contrebas.

« Le moment serait bien choisi pour me montrer que tu sais nager », déclara Miche.

À Gué-de-la-Chute, les berges étaient bien plus proches. Umbo n’avait jamais couvert une telle distance à la nage. « On ne peut pas utiliser une des barques qu’ils tirent derrière ?

— Tu crois que tu pourras rejoindre la rive ? En supposant qu’on fasse un bout dans le sens du courant et qu’on se laisse porter assez loin ?

— J’imagine que ça veut dire que tu sais nager, finalement. À moins qu’il faille que je te porte ?

— “Si tu essaies de toutes tes forces, répliqua Miche avec un grand sourire, tu pourrais ne pas mourir.”

— Pourrais ne pas ?

— Un vieux dicton de mon village, oublie. Voilà ce que tu vas faire : une fois dans l’eau, plonge sous le bateau et ressors de l’autre côté, là où ils ne penseront pas à regarder.

— Tu veux que je te ramasse quelques huîtres au passage ?

— Surtout, pense à bien respirer avant de plonger, autrement, tu vas te noyer. Et rappelle-toi : sous le bateau, sinon leurs carreaux d’arbalète ne te rateront pas quand tu ressortiras pour reprendre ton souffle. »

Umbo partit vers l’escalier. L’officier se dirigea immédiatement vers eux.

« Reviens ici », cria Miche. Umbo obéit.

L’officier fit demi-tour.

« On va partir d’ici », murmura Miche.

Umbo regarda vers le bas.

« Devant toi, dit Miche.

— Et si je ne passe pas le pont en dessous ? s’inquiéta Umbo. Si je me fracasse la jambe contre la rambarde, que je tombe à l’eau et que je me noie ?

— J’ai tout prévu », le rassura Miche.

Sans transition, il l’attrapa par le col d’une main et par la ceinture de l’autre et le projeta par-dessus le bastingage en y mettant une telle force que le jeune cordonnier atterrit dans l’eau, bien au-delà du pont inférieur.

Umbo n’eut pas le temps d’admirer le paysage. Des cris éclatèrent immédiatement sur le pont et à peine eut-il sorti la tête de l’eau qu’un second corps y était précipité – contre toute attente, celui de l’officier, qui en ressortit postillonnant entre deux étranglements, hurlant pour qu’on le sorte de là.

Umbo hésita avant de se rappeler que ce n’était pas à lui de s’en charger. Les consignes de Miche avant tout ; il plongea sous le bateau. Il ressentit plus qu’il n’entendit l’arrivée fracassante du tavernier dans la rivière. L’ombre de la coque le masquait désormais. L’eau trouble brouillait sa vision et il fut pris de panique à l’idée de se cogner en voulant reprendre sa respiration s’il ne nageait pas assez loin, il commençait à manquer d’air, il allait mourir… mais il nagea jusqu’à sentir ses poumons sur le point d’exploser.

Il ressortit à l’air libre loin derrière le bateau. L’équipage entier s’affairait sur l’autre bord à sauver l’officier.

Quelques secondes plus tard, Miche apparut à une dizaine de mètres de là, entre lui et le bateau. Umbo s’interdit de faire le moindre geste ou de prononcer la moindre parole : ce n’était pas le moment de trahir bêtement leur présence. Il se laissa porter par le courant et arriva rapidement à hauteur de Miche, qui avait de son côté nagé à contre-courant pour le rejoindre. Ils pouvaient désormais discuter discrètement. Mais que dire, sinon : « Attendons qu’ils s’éloignent » ?

Une chose peut-être, mais qu’Umbo n’osa exprimer : l’espoir que Rigg comprendrait pourquoi ils l’avaient abandonné en quittant ce bateau. Quoique… techniquement, Umbo n’avait pas vraiment sauté.

Après quelques minutes, ils estimèrent le navire suffisamment éloigné. Miche tira vers le rivage en diagonale, Umbo aussi, mais sans pour autant essayer de suivre le rythme de son compagnon à l’envergure et à la force démesurées.

Rien ne pressait. Nager, il savait faire. Une fois sur la berge, il allait devoir apprendre à remonter le temps.

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