Chapitre 4 Le sanctuaire du saint Voyageur

« Comment en suis-je arrivé à devoir prendre cette décision ? demanda Ram à voix haute.

— Vous avez passé avec succès les procédures de test six années durant, répondit le sacrifiable.

— Ce que je voulais dire, c’est : comment en suis-je arrivé à devoir prendre cette décision seul, sachant que c’est impossible, faute d’informations suffisantes ?

— Vous pouvez toujours me laisser faire », répondit le sacrifiable.

C’était vrai, tout était prévu. Si Ram mourait, gelait sur place, se broyait les os ou refusait tout simplement de décider, un sacrifiable prendrait le relais.

« Et alors, poursuivit Ram, quelle serait la vôtre ?

— Vous savez bien que je n’ai pas le droit de répondre à cette question, Ram, lui rappela le sacrifiable. Soit vous décidez, soit c’est moi qui décide. Mais évitez de me poser cette question. La réponse ne ferait qu’embrouiller un peu plus votre esprit. Que faire ? L’opposé, pour affirmer haut et fort la différence entre hommes et sacrifiables ? Ou la même chose et faire retomber la faute sur les sacrifiables, à qui vous n’avez d’ailleurs d’autre choix que de faire confiance, si les choses tournent mal ?

— Je sais, dit Ram.

— Je sais que vous savez, continua le sacrifiable, et je sais que vous savez que je sais. Et ainsi de suite, points de suspension… »

Ram le salua d’un petit rire. Les sacrifiables connaissaient son goût pour le sarcasme, avec modération bien sûr. Dans le cadre de leur mission de sauvegarde de sa santé mentale, ils en saupoudraient donc tous leurs propos d’une dose équivalente.

« Combien de temps avant la prise de décision ?

— Tant que vous voulez, Ram, indiqua le sacrifiable.

— Mais il doit bien y avoir un point de non-retour. Celui à partir duquel soit je rate la contraction, soit je nous mets pile dedans.

— Comme ce serait simple, répondit le sacrifiable. Sachez juste qu’après un certain temps la décision ne vous appartient plus. Mais personne ne vous dira s’il existe une décision prédéfinie ou un quelconque point de non-retour, pour ne pas vous influencer.

— Les données que nous recevons sont sans queue ni tête, se désola Ram.

— Une donnée ne possède ni queue, ni tête, ni parti pris, ni penchant naturel, Ram, débita le sacrifiable. Les ordinateurs font leurs calculs et publient leurs comptes rendus.

— Mais aucun des dix-neuf ordinateurs n’aboutit aux mêmes prévisions ! Comment suis-je censé interpréter ça ?

— En vous réjouissant du fait que la réalité est bien plus nébuleuse que les algorithmes intégrés dans ces logiciels.

— Hourra, dit Ram.

— Hein ?

— Je me réjouis.

— Ironie ou signe de dysfonctionnement cérébral ? s’enquit le sacrifiable.

— Question rhétorique, pointe d’humour ou signe de perte de confiance en moi ?

— Je n’ai jamais eu confiance en vous, Ram, répondit le sacrifiable.

— Ça fait plaisir.

— Pas de quoi. »

Ram hésitait encore entre le oui et le non lorsqu’il enfonça d’instinct son doigt dans le oui du moniteur de contrôle.

« Alors ça y est ? demanda le sacrifiable.

— Décision finale, répondit Ram. Et la bonne.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Advienne que pourra, une fois dans la contraction, on saura. Des milliers de voyageurs nous suivront, ou pas. Mais on n’apprendra rien en restant ici, ce serait une impasse pour tout le monde.

— Un modèle de discours, Ram. Il est déjà en route pour la Terre. On ne comptera bientôt plus vos admirateurs.

— Fermez-la. »

Le sacrifiable éclata de rire. Ce rire justifiait à lui seul la compagnie des sacrifiables. Programmé pour se déclencher pile au bon moment, durer juste ce qu’il fallait et terminer en un decrescendo parfait, il n’en dégageait pas moins cette chaleur bienveillante qu’un primate de la famille des hominidés était capable de ressentir au son d’un tel rire dans ces moments-là.


* * *

Rigg traversait les champs et les bois d’un pas vif, tous ses sens en alerte, à l’affût de la moindre trace. Personne ne pouvait lui échapper. Il repérerait les traces d’un jour ou deux à leur intensité tout juste diminuée ; celles de quelques heures, à leur luminosité éclatante. Elles lui indiqueraient une éventuelle embuscade.

Rigg serpenta quelques centaines de mètres entre les maisons depuis celle de Nox, pour rejoindre la route principale menant du Surplomb à l’ancienne capitale impériale, Aressa Sessamo. Des centaines de milliers de traces la suivaient, la plupart vieilles et ternes. Elles remontaient à une époque révolue, quand au sommet du Surplomb se dressaient une vaste ville et à son pied une florissante métropole, Gué-de-la-Chute. À peine quelques centaines de personnes empruntaient aujourd’hui cette route chaque année, contre des milliers autrefois.

Dans la tête de Rigg se bousculaient les morts de Père, de Kyokay et de l’étrange homme venu du passé. Son esprit tourmenté ne parvenait à s’attarder sur l’un d’eux, assailli par des images fugitives de chacun. Père ! – puis l’effrayant souvenir de la main du garçon prête à lâcher – et l’homme qui s’agrippe à lui et l’attire dans le vide.

En m’interdisant de le voir mourant, écrasé sous cet arbre, Père m’a protégé d’un insupportable souvenir. Mais mes nuits n’en seront pas moins hantées par d’autres.

Il la repéra en plein virage – une trace brillante, en travers de la route, remontant vers le talus pour se cacher à plat sous un épais buisson.

Il ne prit même pas la peine de ralentir, juste de se laisser dériver lentement de l’autre côté de la route. De plus près, il la reconnut pour l’avoir déjà suivie le long du chemin de la Falaise, et vue aussi flotter dans le dos du garçon qui faisait face à Nox sous son porche.

« Umbo ! appela-t-il. Si tu as l’intention de me tuer, sors de là. Les embuscades, c’est pour les traîtres, les assassins. Il faut me croire quand je te dis que je n’ai pas voulu tuer ton frère et que j’ai essayé de le sauver. »

Umbo sortit des fourrés. « Je ne suis pas là pour te tuer, dit-il.

— Tu semblés seul, observa Rigg, alors je te crois.

— Mon père m’a mis à la porte, expliqua Umbo.

— Pourquoi ?

— Il m’avait chargé de protéger Kyokay, rappela-t-il, avec dans la voix un mélange de douleur et de honte.

— Kyokay était intenable, même pour toi, tempéra Rigg. Ton père le savait. Pourquoi ne l’a-t-il pas protégé lui-même ?

— Si je m’amusais à lui dire ça… » Umbo en trembla.

« Descends de là, lui lança Rigg. Je n’ai pas beaucoup de temps. Je dois être aussi loin que possible avant qu’il fasse noir. » Il passa sous silence le fait qu’il pouvait se repérer aussi bien de jour que de nuit.

Umbo dégringola la pente puis le rejoignit au petit trot. Il se planta devant lui. Pour l’instant, ils faisaient à peu près la même taille, mais ça ne durerait pas – Père était un géant, Tegay pas vraiment. « Je viens avec toi, si tu veux bien », dit-il.

Après avoir organisé son lynchage, Umbo voulait devenir son compagnon de voyage ? « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Tu sais comment vivre et voyager seul, plaida Umbo. Pas moi.

— Tu ne vas pas aussi loin que moi, répliqua Rigg.

— Si, reprit Umbo. Je n’ai nulle part où aller.

— Dans deux jours maximum, ton père s’en voudra. En attendant ses excuses, traîne aux abords du village. »

Rigg se rappelait cette fois où, complètement soûl, Tegay avait menacé de tuer son fils. Apeurés, Umbo et lui – ils avaient alors cinq ans – s’étaient enfuis dans les bois au bord de la rivière. Moins de six heures plus tard, Tegay errait en beuglant dans les rues, suppliant son fils de revenir.

« Cette fois c’est différent, affirma Umbo, très certainement en souvenir du même épisode. Tu ne l’as pas entendu. Tu n’as pas vu son visage. “Tu es mort”, voilà ce qu’il m’a dit. Son fils Umbo est mort dans les chutes en même temps que le frère dont il avait la garde. “Mon fils – lui – l’aurait sauvé, il n’aurait pas regardé un autre essayer de le faire avant de l’accuser à tort.”

— Donc si tu es là maintenant, c’est en partie à cause de moi ?

— Même s’il change d’avis, continua Umbo, pour moi c’est fini ici. J’ai passé ma vie à me soucier de Kyokay, à veiller sur lui, le protéger, le cacher, lui courir après, le dorloter. Plus que Père et Mère ne l’ont jamais fait. Mais maintenant il n’est plus là. Il était ma raison de vivre. Il ne se taisait jamais… je n’aurais jamais cru que ça me manquerait tant. » Il se mit à pleurer. Comme un homme, les épaules soulevées haut, le sanglot lourd, laissant les larmes inonder ses joues. « Par le saint Voyageur, finit-il par dire, tu n’auras plus fidèle ami que moi, Rigg. Oublie celui qui t’a causé du tort aujourd’hui. Dorénavant je serai à tes côtés, quoi qu’il arrive. »

Rigg ne savait pas quoi faire. Il avait déjà vu des parents sécher les larmes de leurs enfants, mais de toutes petites larmichettes de bébés secoués par des hoquets et des sanglots ridicules. Pour sécher les larmes d’un homme, il fallait le réconfort d’un homme. Rigg fouillait en vain sa mémoire à la recherche du bon mot ou du geste juste, quand Umbo se reprit de lui-même.

« Désolé de m’être laissé aller, s’excusa-t-il. C’est sorti sans prévenir. Merci de ne pas avoir essayé de me réconforter. »

Rigg poussa un ouf de soulagement. Il avait fait ce qu’il fallait : rien.

« Laisse-moi t’accompagner, insista Umbo. Tu es mon seul ami. »

Père parti et Nox restée derrière, Rigg se trouvait avec Umbo pour seul ami lui aussi. Enfin, un ami…

« Je voyage seul, déclara Rigg.

— Arrête tes bêtises, dit Umbo. Tu n’as jamais voyagé seul, tu étais toujours avec ton père.

Maintenant, je voyage seul.

— C’est soit ton père, soit personne, si je comprends bien ? »

Rigg fit taire ses sentiments pour mieux réfléchir, comme Père le lui avait appris. Oui, il se sentait blessé et en colère et chagriné et gonflé de rancœur et d’amertume face à l’ironie de la situation, Umbo le suppliant de l’aider après avoir voulu sa mort. Mais tout cela était sans rapport avec sa décision.

Umbo est-il digne de confiance ? Il l’a toujours été, et semble abattu de m’avoir accusé à tort.

Ne s’épuisera-t-il pas sur la route ? Peut-être. Mais mes quelques pièces paieront bien quelques nuits à l’auberge au besoin.

Me sera-t-il utile ? Sur la route, deux solides jeunes gaillards valent mieux qu’un, c’est plus sûr. Si les nuits venaient à être incertaines, ils pourraient organiser des tours de garde.

« Tu sais cuisiner ? demanda Rigg. Moi, je sais attraper les animaux, mais crus, c’est pas terrible.

— Il va falloir que tu t’en charges, répondit Umbo. Je n’ai jamais cuisiné de viande. »

Rigg se désola d’un signe de tête. « Tu sais faire quoi, au juste ?

— Changer une semelle quand elle est trouée ou quand la couture a craqué. Si tu me fournis le cuir et la grosse aiguille, bien sûr. »

Rigg éclata de rire malgré lui. « Qui voudrait d’un cordonnier pour une expédition pareille ?

— Toi, lui rétorqua Umbo. En mémoire du bon vieux temps, quand je retenais le bras des garçons qui lançaient des pierres au petit sauvage qui vivait dans les bois. »

Rigg ne pouvait le nier, Umbo avait été son ange gardien pendant leurs toutes jeunes années, le seul à l’accepter parmi les gamins du village.

« Je ne te promets rien, dit Rigg, mais on peut commencer ensemble et chaque soir on fera le point sur ce qui a été ou pas. D’accord ?

— D’accord, accepta Umbo. D’accord. »

Rigg foula à grands pas le formidable flot d’anciennes traces remontant ou descendant la route, comme une rivière à double courant. Il repensait aux chutes de Stashi, au ralentissement soudain du temps, aux formes vivantes nées des traces. Celles-ci renfermaient donc en elles le souvenir de leurs créateurs, un souvenir susceptible de prendre forme. Une marée humaine l’entourait maintenant de toutes parts, l’emportant dans un sens et le freinant dans l’autre dans un chassé-croisé incessant.

« Tu es pressé ? s’enquit Umbo une fois revenu au petit trot à sa hauteur. Ou tu as changé d’avis et tu essaies juste de me larguer ? »

Rigg ralentit le rythme. Même s’il restait en deçà de celui imposé par Père lors de leurs sorties quotidiennes, peu d’adultes et aucun enfant de l’âge et de la taille d’Umbo ne pouvaient le suivre sans faillir. Si vigoureux fût-il, Umbo n’en restait pas moins un cordonnier de village. Ses jambes n’étaient faites ni pour ces pas de géant, ni pour de telles distances, et surtout pas pour tenir des heures et des jours comme ça.

Rigg faillit lui répondre aussi sèchement que Père dans ces cas-là : « Si tu peux tenir le rythme, tant mieux. Sinon, tant pis. » Qu’est-ce qui lui prenait de vouloir parler comme Père ? Rigg lui avait toujours reproché son refus catégorique de vouloir s’adapter à son âge et à sa taille.

Il leva le pied, une réponse moins abrupte, se calant sur un rythme « juste » soutenu, version Umbo.

Ils parlèrent peu pendant les deux heures précédant la tombée de la nuit. Ce silence avait quelque chose de gênant, qui ne s’arrangea pas quand surgit à l’esprit de Rigg l’image de leur inséparable Kyokay et de ses bavardages incessants.

La nuit devint finalement si noire que seul Rigg pouvait désormais y voir quelque chose.

« Il fait nuit, dit Rigg. Profitons-en pour dormir un peu.

— Où ça ? demanda Umbo. Je ne vois ni ferme ni auberge et je ne sais pas dormir en marchant.

— Ça s’apprend, répondit Rigg, se rappelant ses traques de nuit avec Père. Enfin, quelque chose entre dormir et marcher. Il faut être sacrément fatigué pour s’endormir debout sur ses deux jambes.

— Tu as déjà fait ça, toi ?

— Oui, répondit Rigg. Mais ce n’est pas très efficace, tu ne vois rien et tu tombes tout le temps.

— Ça a failli m’arriver trois fois en cinq minutes, là.

— On va un peu s’éloigner de la route, histoire de ne pas être vus si quelqu’un passe. »

Umbo acquiesça. « Bonne idée. À part peut-être celle qui consiste à quitter la route et marcher de nuit dans les ronces.

— On arrive à un embranchement », annonça Rigg. Il le voyait aux coudes que formaient les traces de récents voyageurs. Quelle que fût leur destination, toutes se suivaient avant de rejoindre la route principale. Il se garda de toute explication, ce qui l’aurait obligé à parler de ses dons à Umbo. Ce dernier ne demanda rien – sans doute Rigg connaissait bien le coin.

Au bout d’une dizaine de mètres dans les bois le long de la route, ils tombèrent par hasard sur un tout petit temple, ou un énorme sanctuaire. Ses murs étaient en pierre et son toit de bois plat couvert de végétation, pour garder l’intérieur bien au frais.

Aucune des traces y menant ne datait de plus de deux cents ans. Un sanctuaire récent.

« Le saint Voyageur, dit Umbo.

— Le quoi ? demanda Rigg.

— On jouait à ce jeu – toi, moi ou Kyokay, on disait qu’on était le saint Voyageur, et les autres devaient essayer de le pousser du haut de la falaise dans les chutes. Tu sais bien. »

Rigg ne voyait pas du tout de quoi Umbo parlait. Il s’en serait rappelé. Quel jeu horrible… s’amuser à se balancer du haut des chutes ! Si c’était le genre de jeu auquel s’adonnaient Umbo et Kyokay pendant ses absences, pas étonnant que Kyokay n’ait rien trouvé de mieux à faire que d’aller jouer les équilibristes au bord du précipice.

Umbo scrutait le visage de Rigg. « Ça ne va pas ou quoi ? demanda-t-il. C’est le saint du village.

— Quel saint ? s’étonna Rigg. Tu as juré au nom d’un saint tout à l’heure… c’est le même ? Le Voyageur ?

— Un homme béni, s’impatienta Umbo. D’un dieu. Ou, en tout cas, qu’un démon a épargné. »

Rigg avait déjà entendu parler de dieux et de démons, mais Père ne s’attardait jamais sur le sujet. « Certaines histoires de créatures divines ou démoniaques sont basées sur des faits réels arrivés à des hommes réels, lui avait-il appris. Le reste n’est qu’invention – pour effrayer les enfants, les faire obéir ou soulager les gens frappés par un malheur. »

Il fallait maintenant ajouter une autre catégorie : saint.

« Donc ce saint n’est pas un dieu, il a juste un ami qui en est un.

— Ou un démon qui le protège. C’est un peu son animal de compagnie. Ils vont chasser ensemble, des choses comme ça. Les gens ordinaires font tout pour rester à distance des dieux et des démons. On ne s’approche que des saints, qui sont très copains avec les tout-puissants. Mais tu le sais déjà, Rigg. Tu as suivi les cours de Hemopheron comme moi. »

Hemopheron, le professeur pour les garçons dont les parents pouvaient se payer les leçons. Rigg avait accompagné Umbo à certains de ses cours, jusqu’à ce que Père se moque de lui en faisant remarquer que si les professeurs cultivés enseignaient à Gué-de-la-Chute, ça se saurait. « Je t’apprendrai tout ce que tu as besoin de savoir », lui avait dit Père. Il ne l’avait pas fait au bout du compte. Ou à moitié. En fait, Rigg se demandait si Père ne lui avait carrément pas appris tout ce qu’il n’avait pas besoin de savoir.

« Suis-moi à l’intérieur, dit Umbo. On peut rester ici. C’est un sanctuaire pour voyageurs, comme tous les sanctuaires du saint Voyageur. Seule une profanation peut nous attirer une malédiction.

— Une profanation ? demanda Rigg.

— Genre faire pipi, expliqua Umbo. À l’intérieur, je veux dire. »

Ils se tenaient dans une obscurité presque totale, que seule venait déranger la clarté des étoiles à travers l’embrasure de la porte. Des murs. Un sol.

« Pour tout te dire, déclara Rigg, me coucher à même la pierre ne me fait pas très envie. Il ne pleut pas, je préfère encore dormir à la belle étoile.

— Mais…, commença Umbo.

— Tu seras bien ici, si c’est là que tu veux être, dit Rigg. Moi, j’ai l’habitude de dormir dehors.

— Tu rejettes l’hospitalité du saint ?

— Bien au contraire, dit Rigg, je préserve la sainteté du lieu. J’ai des petits problèmes de vessie. »

Umbo s’installa dedans pendant que Rigg faisait le tour du sanctuaire et s’installait à son tour, ratissant de ses doigts quelques brassées de feuilles terreuses en un lit aussi douillet que possible.

L’étrangeté de la situation l’empêcha de dormir. Rien d’étonnant à ce qu’il découvre ce lieu, il n’avait presque jamais voyagé sur la Grande Route du Nord. Mais toutes ces histoires de saints, de dieux et de démons… Rigg ne se souvenait absolument pas du jeu dont parlait Umbo. Les gens invoquaient les dieux et les démons sans trop y croire de toute façon. En même temps, de là à croire qu’une imprécation comme « Par le testicule gauche de Silbom », le juron préféré du forgeron, pouvait vous mettre sous la menace d’un terrible châtiment divin…

Umbo semblait pourtant persuadé que Rigg et lui avaient joué à ces jeux par le passé et que les saints étaient connus de tous, Rigg compris. Comment expliquer cela ? Comment expliquer que deux personnes ayant partagé les mêmes jeux toute leur enfance en gardent des souvenirs si radicalement différents ? Si seulement Père était là… À cette simple évocation, Rigg sentit les larmes monter. Pour les empêcher de couler, il ferma les yeux et pensa aux exercices de typologie que lui soumettait parfois Père. Rigg ne connaissait pas meilleur somnifère qu’une bonne plongée dans un univers fractal – on avait beau les explorer en long, en large et en travers, de près ou de loin, on leur découvrait toujours de nouvelles formes.

Il ouvrit un œil aux premiers rayons de l’aube. Il se sentait un peu raidi par le froid du petit matin – encore piquant, à en croire les nuages que formait son souffle. Il se leva et traversa la clairière dans l’autre sens, en direction d’un ruisseau d’où gargouillait une eau limpide. Il s’y rafraîchit et en remplit trois petites poches à eau, un autre héritage de Père. « Une mauvaise fracture est vite arrivée, et on ne sait jamais combien de temps il faudra attendre avant que quelqu’un ne passe.

— Toi, tu sauras me trouver, Père », avait répondu Rigg ce jour-là. Aujourd’hui, il y avait peu de chances. Et l’eau était maintenant pour deux.

Umbo était toujours couché quand Rigg retourna au temple. Il défit son paquetage et en sortit la nourriture préparée par Nox. Selon les règles du bon voyageur, d’avoir accepté Umbo comme compagnon signifiait également que la moitié des vivres lui revenait de droit. Rigg toucha à peine à la sienne. Il n’avait pas très envie de devoir s’arrêter pour chasser, surtout aussi près de Gué-de-la-Chute. Autant faire durer les rations le plus longtemps possible.

Il faisait grand jour lorsque Umbo émergea du sanctuaire en grognant, raide comme un piquet.

« C’est le sol en pierre, devina Rigg. Tu vas te réveiller tous les matins comme ça.

— Au moins, il y a des murs, dit Umbo.

— Et une porte qui ne ferme pas.

— Pas besoin, continua Umbo, le saint me protège.

— Et si des brigands décident d’entrer tuer tout le monde et de tout voler, qu’est-ce qui se passe ? Le saint Napapeur apparaît soudain à la porte et effraie la compagnie ?

— Le saint Voyageur ! corrigea Umbo, outré.

— C’est bon, je blaguais, dit Rigg.

— On ne plaisante pas avec le sacré, le sermonna son compagnon. Tu as à manger ?

— Tu n’as rien pris ? questionna Rigg, déjà certain de la réponse.

— Cette saucisse seulement, répondit Umbo. Ma sœur l’a glissée dans mon chapeau – elle m’a couru après et me l’a donnée. Père a dû lui mettre une belle fessée pour ça. S’il avait su pour la saucisse, il l’aurait tuée. Enfin, pas tuée, mais tu vois ce que je veux dire.

— On partage. Voilà ce que Nox m’a donné. La moitié est pour toi.

— Je connais les règles du bon voyageur, dit Umbo.

— Voici ta part. »

Umbo jaugea les deux morceaux.

« Elles étaient pareilles quand j’ai partagé, assura Rigg.

— Elles sont encore pareilles on dirait, non ? Tu n’as pas mangé ?

— Pas plus qu’il ne fallait. C’est mieux de rationner.

— Rationner pourquoi ? Pour que les animaux qui te retrouveront mort de faim se fassent un petit festin de fromage et de saucisse sèche ?

— J’ai assez mangé, affirma Rigg. C’est bon d’essayer de tenir plusieurs jours sur de petites rations, juste pour s’entraîner. Après, la sensation de faim te paraît presque agréable.

— Jamais rien entendu d’aussi débile », commenta Umbo.

Les sanglots frappèrent sans prévenir. Quelques secondes à peine – quatre spasmes du torse, un torrent de larmes. « Par le saint Voyageur, se reprit Umbo. Ça me prend dès que je pense à Kyokay. » Il se força à rire. « Imagine, si ça m’arrive devant quelqu’un.

— Et moi je suis quoi ? Une souche ? s’offusqua Rigg.

— Je voulais dire, quelqu’un qui ne comprendrait pas. Qui n’était pas là. »

Grâce à ce système de défense, Umbo pouvait faire le deuil de son frère tant qu’il voulait. Rigg aurait eu du mal à faire de même ; personne n’était là quand Père était mort. Mais il n’était pas d’humeur à discuter de ça. La route était encore longue, Umbo un piètre marcheur ; la dernière chose à faire était de se chercher des poux dans la tête dès le petit déjeuner.

« Mange, dit-il. Ou fais ce que tu veux avec cette satanée nourriture, mais fais-le vite. Le soleil est déjà haut, on a perdu plus d’une demi-heure et les voyageurs ne vont pas tarder sur la route.

— Parce qu’on doit les éviter ? s’étonna Umbo.

— Moi oui, répondit Rigg. Ceux de Gué-de-la-Chute, en tout cas. Qui me recherchent. Ou te recherchent, d’ailleurs. Et les inconnus qui arrivent en face, tu ne crois pas qu’ils vont se poser des questions s’ils voient deux gamins seuls sur la route ? Il faut se tenir prêts à sauter dans les bois au premier venu. Si je peux éviter de faire la causette, ça m’arrange.

— Beaucoup de voyageurs font étape à Gué-de-la-Chute, dit Umbo. Ça se passe toujours bien.

— Ils ne sont pas en position de force là-bas. S’ils le deviennent, une mauvaise idée peut très vite leur passer par la tête.

— Du genre ?

— Voyons… nous tuer, par exemple ? Ou nous mutiler. Ou nous voler le peu qu’on a. » Mieux valait qu’Umbo continue à ignorer l’existence des pierres précieuses et de la lettre de crédit. Le bon voyageur partageait son pain, pas son argent ni ses autres richesses.

« Je n’y avais pas pensé avant que… »

Rigg craignit qu’Umbo ne se remît à pleurer, mais il n’en fit rien.

« Tu sais, Umbo, tu as passé toute ta vie dans un village. Il n’y a pas plus sûr comme endroit, à moins évidemment que quelqu’un ne ligue les villageois contre toi en t’accusant de meurtre et qu’ils décident de te lyncher. »

Umbo détourna le regard. De honte ? De colère ? Rigg préféra clore le sujet. Encore un peu tôt pour en rire. Père aurait compris que tourner cette affaire en dérision était un moyen pour lui de mieux l’accepter.

« Écoute, continua Rigg. Moi j’ai grandi dehors. Mais dans la nature, pas sur des routes fréquentées. Quand on avait le dos chargé de peaux avec Père, on quittait toujours les routes en cas de rencontre, parce qu’elles nous auraient trop gênés pour nous battre ou simplement fuir. Il aurait fallu tout laisser sur place, au risque de se les faire voler. C’est juste une habitude, par sécurité. Pour tout te dire, je n’ai absolument aucune idée des dangers que nous réserve cette route, mais le mieux est de faire pareil. Si tu veux voyager avec moi, c’est la règle. Ça te va ?

— Cache-toi si tu veux, moi je reste sur la route.

— Ça ne va pas marcher, soupira Rigg, sans chercher à cacher son agacement. Si tu restes sur la route, il peut t’arriver des choses. J’ai pour devoir de protéger mon compagnon de voyage. Si je quitte la route, c’est pour éviter d’avoir à défendre quelqu’un. Donc, soit tu la quittes avec moi et tu te caches le temps que je te dis, soit on ne voyage pas ensemble. Chacun pour soi. C’est ce que tu veux ?

— Bien sûr que non, s’empressa de répondre Umbo. Je me suis mal exprimé. C’est juste que j’ai les os en compote et que l’idée de sauter constamment dans le fossé me réjouit à moitié. En plus, tu te déplaces aussi furtivement qu’une senoise, tu surprendrais un serpent. Moi, on dirait une vache qui a trop bu.

— Jamais vu une vache qui a trop bu, répliqua Rigg.

— Tu rates quelque chose, dit Umbo. Par contre, tu as intérêt à courir vite si on t’attrape en train de la faire boire !

— Bon, tu as fini de manger ? On peut y aller ?

— Oui », répondit Umbo. Il ramassa ses quelques affaires et partit le premier. Mais pas vers la route, vers le sanctuaire.

« Tu vas où, là ?

— Hors de question de partir sans rendre hommage au saint Voyageur ! C’est bien pour ça que tu t’es arrêté ici hier soir, pour le sanctuaire et la bénédiction du saint, non ? »

Inutile de discuter. Rigg suivit Umbo à l’intérieur.

Des fresques, invisibles la veille, naissaient à la lumière du jour, que laissait filtrer un petit évent ménagé dans le toit. Pas de simples décorations, comme ces broderies qui ornaient les robes des femmes à Gué-de-la-Chute. Non, de vraies figures humaines. Il était difficile de les distinguer avec précision, mais le même homme – ou du moins, la même silhouette portant les mêmes habits – apparaissait sur chaque mur.

« La vie du saint Voyageur, expliqua Umbo. Je te le dis, vu que tu n’as apparemment jamais entendu parler de lui. »

Rigg fit le tour de la pièce, la légende de saint Voy’ – Rigg adorait les petits noms – sous les yeux. Ici, deux enfants perdus retrouvaient les bras de leur mère soulagée. Là, un ours se faisait terrasser sous les yeux d’une famille en haillons avant d’avoir pu engloutir son lait de chèvre. Toutes sortes d’actes de bravoure et de bonnes actions s’étalaient sur les murs.

Enfants, pensa Rigg, on s’amusait à se mettre en scène un peu comme ça, dans ces « histoires de gentils et de méchants », comme on les appelait. Kyokay voulait toujours être le brigand, l’ours affamé ou l’ennemi, jamais celui qui se faisait sauver à la fin, même si c’était lui le plus petit. Mais il n’était jamais question de dieux.

Il préférait ne pas en parler à Umbo. Leurs souvenirs divergeaient tellement, à quoi bon.

« Alors, dit Rigg. Qu’est-ce qu’on est censés faire avant de partir ?

— Ce que tu fais, répondit Umbo. Regarder les aventures du saint Voyageur et avoir une pensée pour lui.

— C’est bon pour moi, alors.

— Sauf que tu as commencé au second panneau, observa Umbo. Tu as raté tout le début, lorsque le saint Voyageur rencontre son démon pour la première fois et découvre son pouvoir. Il peut faire disparaître les démons. Heureusement, sinon il ne servirait à rien.

— Il peut ? s’étonna Rigg. Il est encore vivant ? »

Umbo éclata de rire. « Pas que je sache, non. En tout cas, pas son corps. Certains pensaient que ton père était le saint Voyageur, tu savais ça ?

— Non, avoua Rigg. Nox m’a dit qu’on l’appelait parfois “le Voyageur”. Pour elle, c’était “Bon Professeur”. Mais “saint”, jamais.

— Jamais devant toi, expliqua Umbo. Mais à voix basse entre eux, tout le temps.

— On ne lui a jamais… » Il laissa sa phrase en suspens de peur que quelque chose de désobligeant ne sorte tout seul, comme : « On ne lui a jamais donné le nom débile de saint Vieux-Voyeur non plus. »

Il ravala sa salive et alla se poster sagement face au premier panneau. Il reconnut immédiatement les chutes de Stashi, en vue aérienne face à la falaise, à une quinzaine de mètres en retrait. Un homme pendait d’un rocher perdu sur la droite des chutes, éclaboussé de toutes parts (d’après ce que le peintre semblait suggérer du moins), tandis qu’une créature démoniaque agenouillée sur la pierre s’acharnait sur ses doigts.

Sur le même paysage de chutes, légèrement plus haut cette fois, apparaissait le même homme (d’après son costume) accroché au même rocher. Mais le démon avait laissé place à une masse indescriptible, et l’homme se hissait sur la roche à la force des deux mains.

« C’est l’histoire du miracle, dit Umbo. C’est la première fois que tu en entends parler ?

— Quel miracle ?

— Le démon l’a jeté du haut des chutes et le saint Voyageur s’est rattrapé d’une main à un rocher encore sec. Le démon s’est alors mis à lui écraser la main mais le saint a réussi à s’agripper à son bras, alors le démon lui a tordu les phalanges de toutes ses forces. Le saint Voyageur est souvent représenté avec deux doigts de la main droite pliés et écartés des autres. Mais c’est grotesque », raconta Umbo.

Rigg se moquait pas mal des doigts. Umbo ne voyait-il pas que cette peinture représentait exactement ce qu’il s’était passé la veille sur la falaise ? Mais comment aurait-il pu ? Il n’avait vu que son frère. Seul Rigg avait aperçu l’homme qu’il avait combattu, et essayé de traverser pour atteindre le bras de Kyokay.

Voilà mon homme. Un homme réel – mais revenu du passé, et qui y est reparti. Il n’est pas mort après que je l’ai perdu de vue. Lorsque le temps a repris son cours normal et que j’ai lâché ses doigts, il a dû croire à un miracle. Et lorsqu’il s’est hissé sur le rocher – quelle force quand même ! – j’étais déjà parti.

En attendant, quelque chose apparaissait bien sur le rocher. « Qu’est-ce que c’est, ça ? demanda Rigg.

— Quelque chose qui n’est pas à sa place. Qui appartient à la suite de l’histoire mais qui a été mis là pour nous y faire penser et éviter de gâcher un panneau à l’expliquer. C’est une fourrure.

— Une fourrure ?

— Lorsque le saint Voyageur est arrivé au pied du Surplomb, il était frigorifié et apeuré. Il a descendu la rivière jusqu’à la grande vasque, là où la cascade s’écrase et forme une brume de gouttelettes. Coincée entre deux pierres se trouvait une fourrure, parfaitement apprêtée, n’attendant plus que lui. Laissée en tribut par le démon, bien évidemment, en reconnaissance des pouvoirs du saint Voyageur. »

Je me suis débarrassé des fourrures dans notre temps, pas dans le sien, pensa Rigg. À moins que… l’une des peaux est peut-être restée accrochée à un rocher là-haut, jusqu’à ce que le temps ralentisse et que je bascule dans le passé de l’homme. Ensuite seulement elle aurait été arrachée par le courant et…

La suite faillit sortir à haute voix, tout juste rattrapée par ces années de silence imposé par Père à propos de son pouvoir.

Pourtant, Père s’était bien confié à Nox, non ? Oui, parce qu’il la savait digne de confiance.

Moi aussi je peux faire confiance à Umbo. Ça m’arrange de le penser, en tout cas. Et si on doit voyager ensemble, comment lui cacher mon histoire de traces ?

Dois-je faire semblant de me perdre sur les routes et de jouer les surpris quand quelqu’un approche ou nous tend une embuscade ? Peut-être qu’Umbo n’est pas digne de confiance. Mais s’il l’est, autant tout lui avouer, pour le bien du voyage.

« Umbo, dit Rigg. Le démon, c’est moi. »

Umbo le regarda d’un air passablement irrité. « Euh, c’était censé être drôle ?

— Tu as bien dit qu’on s’amusait à se prendre pour saint Voy’, autrefois ?

— Pour qui ?

— Le saint Voyageur.

— Comment veux-tu qu’on reparte avec sa bénédiction si tu te moques de cet endroit, de lui et de tout ce qu’il fait pour les voyageurs ? »

Rigg comprenait mieux l’insistance de Père à lui faire témoigner le plus grand respect pour les croyances des autres : « Rien ne fâche plus un homme qu’un autre qui pense sa vision du monde erronée. » Faire cette confidence à Umbo avait été une erreur. « Désolé, dit Rigg.

— Je ne crois pas que tu le sois, rétorqua Umbo. Et ça n’avait rien d’une blague non plus. Tu te prends vraiment pour un démon ?

— Je me prends pour un garçon de treize ans tout à fait ordinaire. » Rigg mit un terme à la discussion en quittant le sanctuaire. Si Umbo rembrayait sur le sujet, cette idée de voyager ensemble n’était peut-être pas si bonne, après tout.

Umbo s’attarda dans le sanctuaire puis sortit regrouper ses affaires, la mine renfrognée. Il semblait prêt à partir, mais prenait visiblement son temps avant de déballer ce qu’il avait sur le cœur.

Rigg s’apprêtait à lui dire que ce n’était pas très grave, qu’il pouvait repartir au village et le laisser seul, qu’il comprendrait… mais il n’en eut pas le temps. « Tu n’es pas ordinaire.

— C’est un compliment ou un reproche ? demanda Rigg.

— Désolé de m’être énervé comme ça. Tu comprends, je ne… personne ne critique jamais le saint Voyageur. Et personne ne l’appelle “saint Voy’” non plus. »

Rigg refusait de jouer ce jeu – la fausse excuse, pour mieux argumenter derrière.

« Crois ce que tu veux, dit-il.

— Le mieux pour moi serait de te laisser ici avant d’attirer la malédiction sur nous. »

Oh ! Alors comme ça, voilà le saint Voy’ prêt à nous jeter le mauvais œil maintenant, songea Rigg. Il garda cette réflexion pour lui.

« Ce n’est peut-être pas très sûr de voyager en ta compagnie, si tu continues à te moquer de lui comme ça, poursuivit Umbo d’une voix à la fois teintée de peur et de reproches. Mais après coup, je me suis souvenu de ton père, de sa façon de parler des saints et des démons, quand il m’enseignait… des choses. Tu parlais comme lui. »

Rigg revoyait maintenant Père partir avec Umbo pour de longues marches à travers bois et champs. Pas récemment, mais lorsqu’ils avaient huit ou neuf ans. Père lui enseignait des choses ?

« Si cela peut te consoler, je ne me moquais pas, affirma Rigg. Je prenais conscience de quelque chose.

— Que tu es un démon, se moqua Umbo. Tu n’en es pas un, je te rassure !

— Non, j’ai pris conscience que le démon représenté sur cette fresque du saint Voyageur n’en était pas un, expliqua Rigg. Et que moi non plus, donc. En revanche, c’est bien moi qui ai fait ce qui est décrit ici, et attribué au démon. Et avant que tu me sautes dessus pour m’étrangler, rappelle-toi que tu l’as vu de tes propres yeux.

— C’était il y a des centaines d’années », dit Umbo. Il avait du mal à contenir son impatience.

« Je ne mens pas et je ne blague pas, déclara Rigg. Quand j’étais là-haut avec Kyokay, c’est cet homme qui m’a empêché de le sauver. Je me suis précipité pour retenir ton frère et, soudain, il est apparu. » Inutile de compliquer davantage les choses par des révélations sur les traces et sur le fait qu’elles se soient matérialisées pour la première fois. « Je suis rentré dedans, ça l’a fait tomber.

— Je n’ai rien vu de tout ça.

— Je sais, observa Rigg. Je ne dis pas que tu l’as vu lui. Il était dans le passé. Je dis que tu m’as vu moi faire comme le démon dans la légende.

— Donc, lui était là il y a des centaines d’années et toi il y a deux jours seulement, et tu arrives à lui rentrer dedans et à le faire tomber à l’eau ?

— Exactement, acquiesça Rigg, sans prendre ombrage du ton moqueur d’Umbo. Il a été emporté par le courant mais s’est rattrapé au même rocher que Kyokay. Chacun à son époque, mais les deux l’un sur l’autre. Sa main recouvrait entièrement celle de Kyokay. »

Umbo leva les yeux au plafond, roula son chapeau et s’en cogna la tête, avec la saucisse et tout le reste.

« Attends un peu que j’aie fini avant de faire cette tête, dit Rigg. Ne me crois pas si tu veux, mais moi je sais que c’est vrai. Et si tu crois aux démons et aux saints et aux malédictions, ce que moi je trouve ridicule, pourquoi ne pas imaginer un instant que j’aie pu voir un homme du passé, et le toucher en essayant d’attraper le bras de ton frère ?

Imaginer un instant…, répéta Umbo. On croirait entendre ton père.

— Qui était un imbécile et un menteur, c’est bien connu, donc autant ne pas croire tous ceux qui parlent comme lui. »

Le visage d’Umbo changea du tout au tout. « Non, dit-il. Ton père n’était pas un imbécile. Ni un menteur. » Il semblait désormais perdu dans ses pensées.

« J’ai commencé à lui écraser la main pour libérer celle de Kyokay. C’est alors qu’il m’a saisi l’autre bras. J’ai eu peur qu’il me fasse basculer – il faisait le double de mon poids, jamais je n’aurais tenu s’il avait essayé de remonter en se tenant à moi ! Alors j’ai entrepris de lui ouvrir les doigts l’un après l’autre. Deux doigts. Pour qu’il me lâche.

— Je savais bien que je t’avais vu ouvrir la main de Kyokay ! s’écria Umbo, à nouveau énervé.

— Non, c’est faux ! cria Rigg. Tu m’as vu faire ce geste, mais tu n’as pas pu me voir prendre les doigts de Kyokay, parce que je ne l’ai jamais touché. Je ne pouvais pas ! Le saint Voy’ était entre lui et moi ! Ce sont ses doigts que j’essayais d’ouvrir, et que tu ne pouvais pas voir parce qu’il est prisonnier du passé.

— Tu ne t’arrêtes jamais, hein ? dit Umbo.

— Je dis la vérité, persista Rigg. Crois ce que tu veux !

— Le saint Voy’ comme tu l’appelles, le saint Voyageur, était sur ces chutes il y a trois cents ans ! hurla Umbo.

— Père m’avait prévenu de ne jamais parler de ce que je sais faire, dit Rigg. Maintenant je comprends mieux pourquoi. Retourne chez toi, je continue seul.

— Non ! cria Umbo. Ne fais pas ça ! »

Rigg se força à recouvrer son calme. « Je ne fais rien de spécial, dit-il. Je t’ai raconté les choses comme elles se sont déroulées, tu me traites de menteur, nos routes se séparent ici, c’est aussi simple que ça.

— Ce que tu as dit à propos de ton père, dit Umbo. Garder pour toi les choses que tu sais faire.

— Oui, eh bien quoi ? Je ne fais rien.

— Si, tu fais des choses, et tu dois me dire quoi.

— À quelqu’un qui me traite de menteur ? Jamais ! s’exclama Rigg. Je préfère économiser ma salive.

— Je t’écouterai, je te le jure », dit Umbo.

Rigg comprenait mal son changement radical d’attitude – son envie subite d’écouter. Il n’en semblait pas moins sincère. Presque suppliant.

Les mots de Père résonnèrent en lui. « Ne te sens pas obligé parce que l’on te pose une question. » Il répondit à sa façon, par une autre question : « Pourquoi devrais-je te le dire ?

— Parce que tu n’es peut-être pas le seul à renfermer un secret que ton père t’a demandé de garder pour toi, dit Umbo à voix basse.

— Tu vas me dire quel est le tien alors ? demanda Rigg.

— Oui », répondit Umbo.

Rigg attendit.

« Mais toi d’abord », ajouta-t-il dans un tout petit filet de voix. Comme si soudain il n’osait plus rien faire. Comme si Rigg était devenu dangereux, et qu’il ne fallait pas l’offenser.

Père connaissait le secret d’Umbo, et ne le lui avait jamais dit. Peut-être était-ce la preuve que Rigg pouvait faire confiance à son ami.

« Je vois les traces, dit Rigg. Toutes celles laissées par les gens et les animaux. Enfin, je ne les vois pas vraiment. Pas avec mes yeux en tout cas, je sais juste qu’elles sont là. Ça peut être derrière un bois, une colline ou dans une maison. Même lorsque je ferme les paupières, je les sens là.

— Comme sur une carte ?

— Non. Plutôt comme… des traînées de poussière, des fils tissés dans l’air, comme une toile d’araignée. Certaines sont récentes, d’autres moins. Les humains laissent des traces différentes des animaux, et chacune a une couleur, enfin une sorte de couleur, qui indique son âge. Je peux connaître toute l’histoire d’un lieu, suivre une personne partout où elle a été. Je sais que c’est dur à croire, qu’on dirait de la magie, mais Père dit qu’il y a une explication parfaitement rationnelle là-dessous, bien qu’il n’ait jamais voulu me dire laquelle. »

Umbo écarquillait les yeux, mais en silence. Plus de moquerie, aucune accusation.

« En haut des chutes de Stashi, quand j’essayais de sauver ton frère, j’ai senti un changement. Les traces se sont soudain mises à ralentir. Je n’avais même jamais remarqué qu’elles bougeaient, mais là, j’ai pu voir qu’elles n’étaient pas de simples traces laissées par les gens – elles étaient les gens, et je lisais leur passé. Sauf que, jusqu’à présent, tout allait si vite que je ne m’en rendais pas compte.

— Puis tout s’est mis à ralentir…, commenta Umbo.

— Ou mon esprit à accélérer, reprit Rigg. En tout cas, les traces ont pris la forme d’êtres humains, qui répétaient les mêmes mouvements à l’infini. Quand je me suis concentré sur l’un d’eux en particulier, il s’est mis à marcher normalement. Je pensais qu’il n’était pas réel. Que c’était juste une vision, comme les traces. Je les traverse tout le temps sans problème. Et alors que je me penche vers le rocher, je lui rentre dedans et il tombe le nez en avant. Ce n’était pas une simple image mais quelqu’un de bien réel, de solide. Suffisamment solide pour que je puisse le faire tomber, frapper sa main et l’ouvrir. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Kyokay a lâché prise pendant que j’essayais. »

Umbo préféra s’asseoir. « Sais-tu pourquoi le temps a ralenti ? Pourquoi les traces se sont transformées en personnes réelles ? En saint Voyageur ? »

Rigg secoua la tête. Il n’avait pas l’explication mais, au moins, Umbo semblait le croire, maintenant.

« C’est moi qui ai fait ça, déclara Umbo. Tu aurais pu sauver Kyokay sauf que le temps a ralenti. Ça a fait apparaître le saint Voyageur. » Son visage était tordu de remords. « Je n’ai pas pu le voir. Comment savoir que j’allais le faire revenir du passé ? »

Rigg comprenait mieux pourquoi Umbo le croyait. Lui aussi possédait un don tout aussi étrange que le sien – un secret que Père lui avait défendu de dévoiler. « C’est toi qui as fait ralentir le temps ? comprit-il.

— Ton père l’avait remarqué, répondit Umbo. J’étais encore petit. C’est pour ça qu’il passait si souvent à l’atelier. Il m’en parlait. Au début, je pouvais juste ralentir le temps autour de moi – tu sais, histoire de jouer un peu plus longtemps. Je ne savais pas trop si je ralentissais le temps pour les autres ou si je l’accélérais pour moi. J’étais petit. Tout ce que je voyais, c’était les gens autour de moi qui bougeaient au ralenti et moi qui avais le temps de faire tout ce que je voulais. Parfois, ça ne durait que quelques minutes. Ton Père avait bien compris. Il m’a appris à ralentir le temps là où je le voulais et nulle part ailleurs. Pendant que je remontais le chemin de la Falaise, je me suis arrêté pour reprendre mon souffle, j’avais les jambes en feu. Et là, j’ai vu Kyokay tomber et… j’ai ralenti sa chute. J’ai presque réussi à l’arrêter, tu sais !

— Père ne m’en a jamais parlé, dit Rigg.

— Il n’était pas homme à trahir un secret, je crois. »

Même pas celui de l’existence de sa propre mère. Ça oui, il savait tenir sa langue.

« Tout s’éclaire ! s’exclama Rigg. Le fait que je ne me rappelle rien sur saint Voy’ par exemple. Ce n’est pas encore limpide, mais il y a au moins un début d’explication. Tordu, soit, mais c’est un début. C’est bien moi qui étais dans cette histoire. Jusqu’à ce que tu ralentisses le temps et que je pousse par accident l’homme du haut de la falaise, il n’était probablement jamais tombé du tout. Mais après cela, le passé a été modifié pour tout le monde. Voilà pourquoi tout le monde connaît cette légende, sauf moi. Parce que j’y étais, c’est moi qui ai fait tout ça. Mon passé est resté le même. Je ne pouvais pas m’en souvenir puisqu’il ne date que d’hier.

— Tu permets que je me cogne la tête un bon coup contre le mur ? intervint Umbo. Je n’y comprends rien à ton histoire. Excuse-moi, mais j’y étais aussi.

— Mais tu n’as pas ralenti le temps pour toi, expliqua Rigg. Tu n’as pas touché cet homme, moi si. Pourquoi ce sanctuaire en hommage au saint Voyageur sinon, un homme dont tout le monde connaît la légende selon toi, sauf moi ? Tout ce que le démon est supposé avoir fait, je l’ai fait et je m’en souviens. J’ai agi sur l’histoire et voilà pourquoi je m’en souviens telle qu’elle a réellement été, alors que les autres s’en souviennent telle qu’elle est devenue.

— Rigg, dit Umbo, je ne sais pas ce qui m’a pris de vouloir voyager avec toi. Continue à refaire l’histoire tant que tu veux, moi j’en sais déjà trop. J’ai ralenti le temps et ça a tué Kyokay. Tu comprends ça ? Tout le reste, tout ce qui a changé d’autre, je m’en fous !

— Je sais, dit Rigg. Moi aussi. » Mais à peine ces mots sortis, ils sonnaient déjà faux. En combinant leurs pouvoirs, ils avaient changé la face du monde malgré eux. Incapables de maîtriser le cours que prenaient les événements, ils n’avaient alors pu sauver Kyokay. Mais il était encore temps de comprendre. Il suffisait de recommencer.

Rigg attrapa Umbo par le bras et le traîna jusqu’à la route.

« Mais par le saint… pesta Umbo. Qu’est-ce qui te prend ?

— On va sur la route. La Grande Route du Nord. Les traces, il n’y a que ça, là-bas. Des centaines, des milliers même, si on pousse assez loin. Pas juste quelques-unes comme là-haut sur les chutes. Chacune d’elles est une personne. Je veux que tu ralentisses le temps suffisamment pour me permettre de les voir. Je vais te montrer que je ne raconte pas n’importe quoi.

— Mais pour quoi faire ?

— Pour voir si on peut arriver à maîtriser ce truc. » Une fois sur place, Rigg se posta au milieu de la chaussée. « Tu vois quelqu’un ?

— À part un farfelu nommé Rigg, personne.

— Ralentis le temps. Fais-le autour de moi, juste ici. Vas-y.

— Mais ça va pas, non ? Si les gens deviennent solides au moment où je ralentis le temps, ils vont te piétiner à mort par milliers.

— Seul celui sur lequel je me concentre prend forme, corrigea Rigg. En principe, du moins. Vas-y, ralentis le temps.

— Donc c’est toi qui fais ça, en te concentrant ?

— Oui, pendant que tu les ralentis, expliqua Rigg. Enfin je crois. Attends, je dépose la nourriture au bord de la route pour que tu puisses tout récupérer si je finis écrasé.

— Trop bien, s’exclama Umbo. Un repas gratuit pour un ami mort.

— Parce qu’on est encore amis ? s’étonna Rigg. Même si on n’a aucun souvenir commun ? Je n’ai jamais joué à saint Voyageur avec toi. Tout ce que je me rappelle, ce sont nos histoires de gentils et de méchants. Mais au moins, on se rappelle avoir joué à quelque chose ensemble, pas vrai ?

— Oui, confirma Umbo. Sinon je ne serais pas là à tes côtés, tête de cèpe. Et sans vouloir te vexer, nos après-midi saint Voyageur avec Kyokay, je m’en souviens comme si c’était hier. Tu adorais jouer le loup ou l’ours ou tout ce qui pouvait bien se faire massacrer par le saint. Tu étais là. Ce qui veut dire que tu es passé à un moment de ton existence par un monde où le saint Voyageur était connu et respecté de tous.

— Tu as raison, c’est compliqué, concéda Rigg. J’ai l’impression d’exister en deux versions, et de vivre la mauvaise. Je suis dans le monde de saint Voy’ même si je n’y ai jamais vécu, alors que mon autre moi, celui qui y a vécu, n’est plus là.

— Tout comme le moi, enchaîna Umbo, qui vivait dans le monde de tes histoires de gentils et de méchants, ou peu importe comme tu les appelles.

— Ralentis le temps, demanda Rigg. On verra bien ce qui se passe.

— Kyokay a trouvé la mort pour avoir voulu la défier sur un coup de tête. Réfléchis-y à deux fois, Rigg. Et ne reste pas là en plein milieu. Viens au moins sur le bord. Il y aura moins de monde.

— Pas faux, admit Rigg. Pas bête et pas faux. » Il s’éloigna du milieu de la chaussée puis se retourna vers Umbo. « Maintenant.

— Pas tant que tu me regardes, dit Umbo.

— Pourquoi ? Tu risques de perdre ton pantalon ?

— Là-haut, dans les chutes, tu ne me regardais pas, rappela Umbo. Regarde plutôt la route, ça t’évitera de te faire rentrer dedans.

— Je n’ai pas des yeux dans le dos non plus, Umbo. Que je regarde d’un côté ou de l’autre, une personne va forcément finir par arriver derrière moi et me traverser.

— Tu vas mourir.

— Possible, dit Rigg. Peut-être mon corps va-t-il disparaître de ce monde et réapparaître, mort, dans le passé. On me connaîtra dans cette autre dimension sous le nom du Spectre de l’Enfant Mort, et j’aurai un temple à ma gloire.

— Je te déteste, affirma Umbo. Je t’ai toujours détesté.

— Ralentis le temps », commanda Rigg.

La chose se produisit alors, comme ça, sans prévenir, alors qu’Umbo le fixait juste du regard. Aucun geste des mains, pas le moindre frémissement des lèvres, rien de semblable à ce que faisaient habituellement les magiciens croisés au hasard des villes.

Rigg se força à garder les yeux dans le vague – sans grande difficulté au vu de ce qui lui apparut. La route disparaissait en son milieu sous une masse de traces telle que Rigg remercia intérieurement Umbo de lui avoir conseillé de s’écarter. Leurs contours flous se précisaient au bord, suffisamment pour que Rigg puisse y distinguer des visages. Après quelques aperçus furtifs, Rigg parvint à en isoler un – un homme pressé, regardant droit devant lui. Son attitude transpirait l’autorité, ses vêtements – un costume d’un autre âge que Rigg voyait pour la première fois – l’opulence.

Il portait à la taille une ceinture d’où pendait une épée glissée dans son fourreau. De l’autre côté, une dague dans son étui, juste coincée.

Rigg lui emboîta le pas, tendit le bras, saisit la dague et la sortit d’un coup sec. L’homme le vit et fit mine de vouloir l’attraper ou de reprendre son bien, mais Rigg détournait déjà la tête, les yeux rivés sur une autre silhouette – une femme. Il hurla à Umbo : « Ramène-moi ! »

Les humains flous redevinrent instantanément de simples traces lumineuses. Rigg et Umbo étaient seuls sur la route.

Rigg avait toujours la dague à la main.

Il tenait là une pièce somptueuse, à en juger par la finesse avec laquelle était ciselé le métal de son manche et par les pierres précieuses serties çà et là, d’une qualité au moins égale à celles que lui avait léguées Père, mais d’une taille moindre. Une arme aux lignes pures, parfaitement équilibrée, que Rigg sentit destructrice dans sa main.

Elle appartenait au passé, mais il l’avait rapportée dans le présent.

« Cette dague, hésita Umbo, la fixant d’un regard mêlé de peur et d’émerveillement. Comment… tu as juste tendu le bras et, la seconde d’après, elle était là.

— Oui, et quand son propriétaire a essayé de me la reprendre, j’ai dû disparaître sous ses yeux. Comme le démon. »

Umbo s’assit dans l’herbe au bord de la route. « La légende du saint Voyageur… c’était vrai alors… sauf que ça n’était pas un démon. »

Une pensée vint soudain à l’esprit de Rigg et il éclata en sanglots, comme ça, sans prévenir, à l’instar d’Umbo avant lui. « Par l’oreille droite de Silbom, jura-t-il dans un moment de répit. Si j’avais pu détourner mon attention de lui, le saint Voyageur aurait disparu et Kyokay serait encore là. »

Ils se mirent à pleurer tous les deux, assis au bord de la route, conscients que leurs dons auraient pu sauver Kyokay s’ils avaient su les maîtriser.

Ou ça n’aurait rien changé et Kyokay serait quand même tombé, et Rigg avec. Oui pouvait dire si Rigg aurait pu le hisser d’un bras sur le rocher ? Qui savait si, après ça, les deux auraient été capables de sauter de roche en roche jusqu’à la berge ?

Les pleurs cessèrent. Ils restèrent un instant sans rien dire. Umbo rompit le silence d’un juron de charretier, se saisit d’une pierre et la jeta de rage sur la route. « Il n’y avait pas de démon. Juste nous. Toi, moi et nos pouvoirs. Le démon, c’était nous.

— C’est peut-être ça, les démons. Des gens comme nous, qui font des choses sans vraiment le savoir.

— Ce temple là-bas, dit Umbo. C’est un temple qui nous est dédié. Le saint Voyageur, c’était juste un gars ordinaire, comme celui à qui tu as pris la dague.

— Ben il était quand même un peu extraordinaire.

— Ferme-la, Rigg. On peut être sérieux cinq minutes ?

— Moi non, déclara Rigg.

— On va tout reprendre depuis le début, suggéra Umbo. On retourne dans le passé juste avant que ton père ne se fasse tuer, on l’arrête, on lui raconte tout, il ne se fait pas écraser, toi tu ne te retrouves pas en haut des chutes quand Kyokay…

— Trois très bonnes raisons pour ne pas faire ça, l’interrompit Rigg. Premièrement, si je n’y suis pas, Kyokay tombe. Deuxièmement, tu ne pourras pas mieux le surveiller car c’est moi qui subis le ralentissement du temps, pas toi, donc tu n’en sauras pas plus sur ce qu’il risque d’arriver et tu continueras à reproduire les mêmes erreurs qu’avant. Troisièmement, on ne peut pas revenir en arrière et parler à Père. Ou le détourner de sa trace. Impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que Père n’a pas de trace. Il était la seule personne – le seul être vivant – que je connaisse à ne pas en laisser.

— Tu es sûr ?

— J’ai passé dix années à voir, à sentir et à étudier les traces, alors tu peux me croire.

— Comment ça se fait ?

— Bonne question. Je crois qu’on sera d’accord pour dire que Père n’était pas un homme très ordinaire.

— Mais à quoi nous servent nos dons si on ne peut retourner dans le passé pour sauver Kyokay ? se désola Umbo.

— Tu demandes à qui, là, à un saint invisible, à un dieu ? Parce que moi, je n’en sais rien. Peut-être qu’on peut le sauver cette fois. Mais demain, qui te dit qu’il ne trouvera pas le moyen de se tuer autrement ?

— Parce que je serai là, affirma Umbo.

— Tu étais déjà là, lui rappela Rigg. Il était incontrôlable. Et en faisant ça, on risque de modifier des milliers d’autres choses sans le vouloir.

— Alors nos dons ne nous servent à rien, soupira Umbo.

— On a gagné cette dague, tempéra Rigg.

Tu as gagné cette dague, rectifia Umbo.

— Et au moins, tu ne t’es pas souvenu subitement de tout un tas d’histoires sur des hommes surgissant de nulle part pour voler des armes tarabiscotées avant de disparaître, dit Rigg.

— Si Kyokay ne revient pas, alors tout ça ne sert à rien.

— Tout ça, reprit Rigg, le fait qu’on soit ici ensemble, à parler, à essayer de comprendre comment fonctionnent nos dons – tout ça est arrivé parce que Kyokay est monté en haut des chutes, que j’ai essayé de le sauver et que j’ai échoué. Si on sauve Kyokay, qui nous dit que tout ça existera encore ? Comment retourner le sauver si ça n’existe plus ?

— Mais tu m’as prouvé que tu pouvais changer le passé !

— Mais que des choses sans intérêt, précisa Rigg. Et pas comme je voulais réellement les changer. »

Umbo tendit la main vers la dague. Rigg la lui laissa. Umbo la sortit du fourreau et écrasa la pointe au bas de sa paume. Du sang gicla, baignant la lame.

Rigg la lui arracha des mains. Umbo fixait l’entaille, le sang qui s’en échappait. Rigg essuya la lame avec une poignée d’herbe encore mouillée de rosée, sans dire un mot. Il ne comprenait pas bien quelle idée avait pu lui passer par la tête. Il attendait une explication.

« Voilà, le passé est réel maintenant, dit Umbo calmement. J’ai été blessé par cette arme. » Il arracha à son tour une poignée d’herbe humide et la pressa contre l’entaille. « Ouille, ça pique comme une piqûre de guêpe.

— Maintenant tu comprends pourquoi ta mère t’a toujours dit de ne pas te gratter avec un couteau.

— Elle est intelligente, ma mère, dit Umbo. Même si elle s’est mariée avec un crétin de cordonnier colérique.

— On peut être sérieux cinq minutes ? railla Rigg.

— Moi non », affirma Umbo.

Ils rassemblèrent leurs affaires. Rigg sécha l’arme volée deux mille années plus tôt contre son maillot, la glissa dans son fourreau puis coinça le tout dans son ceinturon. Ils se mirent en route sur la Grande Route du Nord, vers Aressa Sessamo.

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