Quel genre d’entraînement auraient-ils pu faire suivre à Ram Odin pour l’aider à prendre sa décision, après sept ans d’un profond ennui ?
La procédure de contraction spatio-temporelle était déjà paramétrée dans l’ordinateur de bord ; un simple pilote n’aurait pu l’apprendre. Tout ce que Ram avait à faire, c’était lire et écouter les comptes rendus des ordinateurs, et décider ou non de continuer.
Ce ne serait pas une mince affaire. L’entrée du vaisseau dans le pli et son accélération chaotique généreraient des quantités astronomiques de données. Les ordinateurs lanceraient en boucle des séries d’analyses et de prévisions approximatives sur ce qui se passait, pourrait se passer et se passerait pendant la contraction elle-même.
Ram pouvait annuler la procédure à tout moment, en fonction des probabilités annoncées. Il savait aussi que ces prédictions étaient pure spéculation. Et qu’aucune ne ressemblerait peut-être à l’issue finale.
Les répéter à l’infini n’y changerait rien. Si les ordinateurs et les logiciels partaient tous d’un même jeu d’hypothèses erronées ou des mêmes défauts de conception, toute prévision serait vaine.
Ram était un pilote chevronné doublé d’un brillant astronome et mathématicien dont la créativité n’était plus à démontrer. Nulle formation n’aurait pu permettre d’étoffer davantage ses capacités. Mais qui était réellement Ram Odin ? Oserait-il jouer sa vie et celles de milliers de colons sur un coup de poker spatio-temporel ?
Ou préférerait-il s’en remettre à de bonnes vieilles technologies, lancer les cultures sous serre, faire la moisson d’hydrogène interstellaire et préparer les colons à quatre-vingt-dix années-lumière de vie ordinaire ?
Il avait déjà un petit avis sur la question. Plus d’une fois, au cours des tests de recrutement de pilotes pour cette mission, il avait dit non. À moins que tous les ordinateurs ne s’accordent pour annoncer un désastre, on n’abandonne pas. Même un échec serait incroyablement instructif : vous verrez comment réagit le vaisseau et, en récupérant les moniteurs flottant dans notre sillage, vous comprendrez.
Alors que les comptes rendus défilaient sous ses yeux, en pleine discussion avec son copilote, un sacrifiable posté à ses côtés, Ram comprit que jamais il ne disposerait d’« assez » d’informations. Il était tenaillé par la peur. La sienne, il avait réussi à la maîtriser. Mais pas celle qu’il éprouvait pour tous ces gens endormis dans leurs cabines ; celle de les projeter dans un espace-temps sans issue ou dans un vide infini, sans aucune chance de rallier la moindre planète à coloniser.
Comment en suis-je arrivé à devoir prendre cette décision ?
Là où vivent les hommes, même la plus impénétrable des forêts est sillonnée de traces. Jeux d’enfants, rendez-vous galants, errances des vagabonds en quête d’un endroit où dormir. Sans compter les innombrables activités vitales attirant les villageois vers les bois : cueillette des champignons, des baies, des noix, chasse aux escargots…
Courant d’un pas régulier, les poumons en feu, Rigg suivait les plus fraîches d’entre elles. Il savait quelles forêts traverser pour ne rencontrer personne, et s’orientait en conséquence. Plusieurs fois il dut quitter les couverts touffus pour des prairies ou des vergers, mais il savait toujours à la luminosité des traces quelles maisons étaient vides, quelles routes sans risques.
Les abords de la pension familiale de Nox étaient maintenant en vue. À l’arrière s’étalait un vaste potager strié de rames de haricots grimpants. Rigg s’y allongea pour scruter la maison.
Un attroupement de villageois, devant. S’ils gardaient – pour l’instant – leur calme, Rigg les entendait réclamer à grands cris l’autorisation de partir à la recherche du « jeune assassin ». Avec tous ces détours, la version d’Umbo s’était déjà répandue dans tout le village à son arrivée. Et tous savaient où Père et Rigg descendaient lors de leurs haltes à Gué-de-la-Chute. Ici même.
Nox les laissa entrer. Rigg n’y était pas, après tout, pourquoi leur interdire sa porte au risque de les voir brûler la demeure en représailles ?
Rigg ne pouvait voir à travers les murs les hommes fouiller la maison mais, par un sens voisin de la vision, il pouvait suivre leur itinéraire à l’intérieur, la position relative des traces entre elles ou par rapport à l’enceinte de la bâtisse.
Les villageois fouillaient avec une énergie proche de la frénésie. Ils grimpaient et dévalaient l’escalier, scrutaient chaque recoin. Se baissaient, rampaient, sautaient. Et ne se gênaient visiblement pas pour éventrer les matelas et vider les malles à même le sol.
Ils repartirent bredouilles, inconscients que leur proie se tapissait là, dans le carré de haricots.
S’ils étendaient leurs recherches et le trouvaient, ils penseraient Nox complice. Les choses pourraient très mal tourner pour elle.
Voyant les traces converger à nouveau vers le porche, Rigg en profita pour se faufiler dans le garde-manger par-derrière. Il évita l’étage et les pièces communes, de peur d’y croiser des pensionnaires.
Depuis sa cache, Rigg pouvait cartographier les mouvements des villageois. Deux se postèrent en vigie devant, deux derrière. Et comme prévu, plusieurs autres fouillèrent le jardin.
Je n’aurais pas dû venir ici, regretta Rigg intérieurement. Je devrais repartir dans les bois et m’y cacher un an avant de revenir. Avec sûrement un peu de barbe d’ici là. Et quelques centimètres de plus. Ou peut-être ne reviendrai-je jamais – et jamais je ne saurai ni qui est ma mère ni où se trouve ma sœur…
Pourquoi Père ne le lui avait-il pas tout simplement dit, plutôt que de l’envoyer ici ? Parce qu’un mourant a encore le droit de choisir ses derniers mots et le meilleur moment pour se taire, très certainement.
Rigg essaya d’imaginer la réaction de Nox lorsqu’elle entrerait dans le garde-manger. Si elle le trouvait là, planté devant elle les yeux grands ouverts, elle se mettrait à hurler ; ça attirerait l’attention, des pensionnaires d’abord, puis des sentinelles dehors. Il fallait faire en sorte qu’elle garde son calme, lui éviter toute surprise, toute impression de menace.
Il s’assit donc dans un coin, le visage dans les mains. Ainsi, elle n’aurait pas la mauvaise surprise, en ouvrant la porte, de croiser ses yeux dans le noir, ou de se retrouver nez à nez avec un inconnu. Il ne pouvait faire mieux.
Il fallut deux heures à Nox pour calmer ses hôtes, autant effrayés qu’agacés par l’intrusion des villageois et le chambardement qui s’en était suivi. Deux prirent leurs affaires et quittèrent les lieux. Les autres restèrent. L’heure du déjeuner était déjà bien avancée, il était temps pour Nox de se mettre aux fourneaux.
« Trop tard pour une soupe, et même pas le temps de cuisiner quoi que ce soit de correct », grommelait-elle en poussant la porte du garde-manger.
Tête baissée, Rigg ne pouvait être sûr qu’elle l’avait remarqué en ouvrant ses pots de farine et de sucre, pour confectionner rapidement un pain semblait-il. Si elle l’avait vu, elle n’en donnait aucun signe. Elle attendit qu’il lève la tête et ose un coup d’œil timide vers elle pour lui chuchoter : « Attends la fin du déjeuner. » Un titre un peu pompeux pour les repas de midi de la pension, pensa Rigg. Nox sortit du garde-manger, refermant derrière elle.
Le déjeuner fut servi, marqué par le retour des deux clients mécontents – plus une chambre n’était libre au village. Et puis, après tout, l’assassin n’avait pas été retrouvé ici, alors s’il y avait une pension sans risques à Gué-de-la-Chute, c’était bien celle-ci.
Rigg sentit le départ des convives. Quelques instants plus tard, Nox ouvrait la porte du garde-manger. Elle entra, puis refermé derrière elle, avant de lui parler d’une voix à peine chuchotée.
« Comment as-tu pu leur échapper quand ils ont fouillé la maison ? Tu as appris à devenir invisible, on dirait ?
— Je suis entré quand ils sont partis.
— En tout cas, tu as bien fait de passer. Tout le monde était ravi de ta visite.
— Je n’ai pas tué ce garçon.
— Il faudrait être fou pour penser ça.
— Il pendait d’un rocher, j’ai même jeté toutes mes fourrures pour le sauver, mais Umbo croit ce qu’il croit.
— Comme tout le monde. Où est ton père ?
— Mort. »
Un long silence accompagna cette annonce. « Je n’aurais jamais cru qu’il savait comment mourir, finit-elle par dire.
— Un arbre l’a écrasé.
— Et tu es revenu ici tout seul ?
— C’est lui qui me l’a demandé. Il m’a dit de venir te voir.
— Rien d’autre à propos d’un ou deux petits meurtres d’enfant à commettre en cours de route ? »
Rigg hésita à lui parler de l’homme sorti de l’au-delà, peut-être mort lui aussi. Mais cela signifierait lui parler également de ses dons de vision ; les choses étaient déjà suffisamment compliquées comme ça. Elle risquait de le prendre pour un fou et de remettre en question son innocence. Il passa à autre chose. « Il m’a affirmé que tu me dirais où étaient ma sœur et ma mère.
— Il ne pouvait pas te le dire lui-même ?
— Pourquoi, il aurait pu ?
— Non, bien sûr. Me laisser le sale boulot, ça lui ressemble plus.
— Toute ma vie, tu as su que ma mère était vivante, et tu ne me l’as jamais révélé ?
— Je l’ai appris lors de votre dernier passage, rectifia-t-elle. Il m’a prise à part et m’a donné des noms et une adresse à apprendre par cœur, en m’affirmant que je saurais quoi en faire le moment venu.
— Le moment est venu, dit Rigg.
— Pour ce que ça va te servir, continua Nox, avec tous ces hommes autour de la maison.
— Je préfère savoir avant de mourir.
— Commence par me dire comment l’enfant est mort. »
Rigg raconta tout mais ne parla pas de l’homme d’un autre temps qui avait fait rater le sauvetage. Il sentit que Nox flairait l’histoire un peu courte, mais préféra ça à des confidences sur ses talents un peu particuliers.
Nox finit par sembler convaincue. « M’étonne pas de cet idiot d’Umbo d’accuser sans savoir. Toutes tes fourrures sont perdues ?
— Pas vraiment perdues, puisque je sais où elles sont, répondit Rigg. Elles flottent quelque part sur la rivière.
— Oh, tu ne manques pas d’humour, dis-moi. Ça fait plaisir à entendre.
— Mieux vaut en rire qu’en pleurer.
— Tu peux pleurer aussi. Tu dois bien cela au vieil homme. »
Une seconde, Rigg pensa qu’elle parlait du vieil homme en haut des chutes. Elle parlait de Père, bien sûr. « Il n’était pas si vieux.
— Qui sait ? Je n’étais qu’une enfant qu’il venait déjà dans cette maison. À l’époque, on ne lui donnait déjà pas d’âge.
— Tu vas me dire où aller maintenant ?
— Je vais te le dire, comme ça tu connaîtras l’adresse du lieu que tu n’auras jamais atteint. Personne ne te laissera sortir du village vivant, ni aujourd’hui ni demain.
— Les noms, insista Rigg.
— Tu as faim ?
— C’est la chair encore chaude de la maîtresse de ces lieux que je vais dévorer si elle continue.
— Des menaces ? Tut tut. Vilain garçon. Et mal éduqué, en plus.
— Exactement, confirma Rigg. Mais plus qu’entraîné à tuer des créatures de deux fois sa taille.
— Ça me revient, dit Nox. Quel petit futé, dis donc. Ta mère s’appelait, enfin s’appelle, Hagia Sessamin. Elle vit à Aressa Sessamo.
— L’ancienne capitale de l’Empire Sessamoto ?
— Tout à fait, acquiesça Nox.
— Et son adresse ? » demanda Rigg.
Nox soupira. « Il faut apprendre à écouter, mon garçon. Ton père répétait toujours : “Si seulement je pouvais le faire écouter.” »
Rigg n’avait pas l’intention de lâcher le morceau. « L’adresse.
— Je te l’ai dit, elle s’appelle Hagia Sessamin.
— Ce n’est pas une adresse, ça.
— Ah, s’étonna-t-elle, on dirait que ton père a omis de te parler de la vie politique à Sessamoto. Ce qui n’a rien de surprenant, après tout. Si tu sors de Gué-de-la-Chute vivant, rends-toi à Aressa Sessamo et demande la maison de “la Sessamin”. Tout le monde sait où elle est.
— Je descends d’une famille royale ?
— Tu es un mâle, répondit Nox. Ce qui veut dire que tu pourrais te vider de ton sang royal par les oreilles que ça n’émouvrait personne, là-bas. C’était un empire dirigé par les femmes. Une très bonne chose, mais qui ne dura pas. Ce qui ne signifie pas que la plupart des villes, des nations et des empires ne sont pas dirigés par des femmes, d’une manière ou d’une autre. » Elle s’arrêta pour le dévisager. « Qu’est-ce que tu me caches ? »
Rigg sortit la première chose qui lui passa par la tête. « Je n’ai pas d’argent pour le voyage. J’ai tout perdu avec les fourrures.
— Serais-tu en train de supplier une vieille femme de soulager son bas de laine de quelques pièces ?
— Non, se défendit Rigg. Si tu n’as rien… Mais si tu as un peu, je le prends volontiers. Même si je ne sais pas quand je te le rendrai, ni si je pourrai te le rendre un jour.
— Sache que je ne vais ni t’avancer ni te donner ni même te prêter quoi que ce soit. Mais te demander à toi, pourquoi pas.
— À moi ? Mais je n’ai rien !
— Ton père t’a laissé un petit quelque chose.
— Qu’attendais-tu pour me le dire ?
— Je suis en train de te le dire. » Elle appuya un escabeau contre l’une des étagères massives et commença à grimper.
« Je te préviens, si tu regardes sous ma jupe, je te crève les yeux pendant ton sommeil.
— Je viens chercher de l’aide et tu me donnes des cauchemars, merci beaucoup. »
Debout sur la dernière marche, Nox tira une petite boîte portant l’inscription HARICOTS SECS. Rigg jeta un coup d’œil sous sa jupe juste parce qu’elle le lui avait interdit, mais n’y vit rien qui justifiât l’interdiction. Il n’avait jamais compris pourquoi Nox et les autres femmes étaient toujours si sûres que les hommes rêvaient de voir ce qu’elles avaient à cacher.
Elle redescendit avec une petite sacoche. « Une belle attention non ? Un père qui laisse ça derrière lui pour son fils ? »
Elle l’ouvrit et versa son contenu dans sa main. Dix-neuf gemmes, plus grosses et colorées que ce que Rigg aurait jamais cru possible, toutes différentes.
« Et que suis-je censé en faire ?
— Les vendre, répondit-elle. Tu as là une fortune.
— Je n’ai que treize ans, lui rappela Rigg. Tout le monde pensera que je les ai volées à ma mère. Ou à un inconnu. On ne croira jamais quelles m’appartiennent. »
Nox extirpa de la sacoche une feuille de papier pliée. Rigg s’en saisit. « Elle est adressée à un banquier d’Aressa Sessamo.
— Merci, dit Nox. Je sais encore lire. »
Rigg la parcourut rapidement. « Père m’a parlé de lettres de crédit.
— Ravie de le savoir. Il ne s’est pas donné cette peine, avec moi.
— Celle-ci précise que je m’appelle Rigg Sessamekesh.
— C’est que ça doit être ton nom alors, dit Nox.
— Ça n’aura de valeur qu’une fois à Aressa Sessamo, ajouta Rigg.
— D’ici là, tire tes ressources de la terre, comme ton père et toi avez toujours appris à le faire.
— Ça marche dans les forêts. Mais il n’y a presque que des villes, des fermes et des champs jusqu’Aressa Sessamo. Et à ce qu’on dit, ils fouettent les voleurs.
— Ou les mettent en prison, les vendent comme esclaves ou les tuent, selon les villes et l’humeur des gens.
— Alors il me faut de l’argent.
— Si tu sors vivant de Gué-de-la-Chute. »
Rigg resta muet. Que dire de plus ? Elle ne lui devait rien. Mais il n’avait plus proche ami qu’elle, même si elle n’était pas sa mère.
Nox soupira. « J’ai prévenu ton père de ne pas compter sur moi pour te donner quoi que ce soit.
— Il n’y comptait pas. Il s’était arrangé pour que je reparte avec un énorme paquet de fourrures, le plus gros que je puisse emporter.
— Je sais, je sais. Je vais quand même t’offrir un petit quelque chose. Mais ce ne sera pas assez pour monter à bord d’une calèche, ou de quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Tu serais bien avisé d’éviter les routes pendant un certain temps, de toute façon. Mon petit doigt me dit qu’aucun soulier ne sera réparé à Gué-de-la-Chute tant qu’un certain cordonnier n’aura pas abandonné l’idée de t’attraper et de te vider comme une truite. »
Rigg entendit du mouvement à l’extérieur du garde-manger. « On a arrêté de chuchoter depuis quand ? » s’inquiéta-t-il.
Nox se retourna et ouvrit grande la porte. Personne. « Ce n’est rien », le rassura-t-elle.
Des martèlements retentirent alors simultanément aux portes d’entrée, de chaque côté de la maison. « On sait que tu le caches ici, Nox ! Ne nous oblige pas à mettre le feu à ta baraque ! »
Rigg trembla de panique, puis se figea, incapable de réagir.
Nox se pinça l’arête du nez. « Je sens monter une bonne migraine. Qui élance bien et ne lâche pas, comme un moustique. »
Elle ne semblait pas plus paniquée que ça à l’idée qu’ils l’aient retrouvé. Son calme le gagna. « Tu crois qu’on peut leur faire entendre raison ? Ou que tu peux les retarder assez longtemps pour que j’atteigne le toit ?
— Chut, répondit-elle. Je construis un mur. »
À voir l’immobilité de ses mains, Rigg en conclut qu’elle parlait par métaphores. Un mur entre elle et sa peur ?
« Un mur autour de la maison, lui répondit-elle, anticipant sa question. Que je remplis d’une irrépressible envie de fuir. »
Nox ne manquait pas de talents. Père devait savoir que Rigg apprendrait à ses côtés. « Ils sont déjà à la porte.
— Mais aucun ne voudra la franchir. Tant que je tiens, du moins.
— Combien de temps ? Plusieurs minutes ? Plusieurs heures ?
— Tout dépend des esprits qui l’attaquent, et de la détermination de chacun », expliqua-t-elle.
Elle cessa de se pincer le nez et s’approcha de la porte de derrière pour s’adresser aux hommes dehors. « Je vais ouvrir la porte de devant dans un instant, vous pouvez faire le tour.
— Tu nous prends pour des demeurés ? ricana une voix de l’autre côté. Pour que tu files par ici dès qu’on aura le dos tourné ?
— C’est vous qui voyez », répondit Nox. Puis, s’adressant à Rigg à voix basse : « Les gens se croient toujours plus malins qu’ils ne sont. Dès qu’ils pensent avoir déjoué un plan, ils cessent de réfléchir.
— J’ai tout entendu, dit la voix derrière la porte. Ce tour-là, je le connais aussi.
— Il n’y a aucun tour, affirma Nox. On discute, c’est tout. »
La main sur la clenche, elle chuchota à Rigg : « Reste en retrait. »
Elle ouvrit la porte sur deux mastodontes, le forgeron et un fermier des environs. Derrière, à l’écart du porche, se tenait le cordonnier Tegay, le père de Kyokay. Son visage était mouillé de larmes et Umbo s’accrochait à son bras, à moitié masqué par le corps massif de son père.
Rigg se retint de courir tout lui expliquer. Ce qui s’était passé, ses visions, tout. Pour qu’il comprenne enfin qu’il ne cherchait qu’à sauver Kyokay et avait risqué sa vie pour lui. Umbo le croirait, s’il pouvait seulement lui parler.
Les deux hommes firent mine d’entrer – ou, à leur posture, de bondir à l’intérieur – mais bougèrent à peine.
« Il n’était pas là lors de vos recherches, commença-t-elle. Je ne savais pas qu’il viendrait.
— Que tu dis, rétorqua le fermier.
— Que je dis, reprit Nox. Et vous savez aussi pouvoir me croire sur parole.
— Ah bon, et pourquoi donc ? demanda le forgeron.
— Parce que je m’acquitte toujours de mes dettes, répondit Nox. Même quand mes pensionnaires oublient d’en faire de même à mon égard. » Haussant le ton, elle appela : « Tegay !
— Inutile de crier », dit le cordonnier d’une voix éteinte. Les deux brutes firent un pas de côté pour les laisser l’un en face de l’autre.
« Pourquoi accuser l’enfant d’avoir tué ton fils ?
— Parce que mon fils Umbo l’a vu pousser Kyokay du haut des chutes.
— Il n’a rien fait, contesta Nox.
— Si, c’est vrai ! hurla Umbo, se rapprochant du porche.
— Je ne te traite pas de menteur, poursuivit Nox. Je dis simplement que ce que tu as raconté, ce n’est pas ce que tu as vu, mais ce que tu as déduit de ce que tu avais vu.
— C’est pareil, dit le forgeron.
— Umbo, lança Nox. Viens ici. »
Umbo recula pour aller se coller à son père.
« Il n’entrera pas dans cette maison tant que ce jeune assassin y sera ! prévint le cordonnier.
— Umbo, continua Nox. Dis-nous ce que tu as vu vraiment. Dis-nous la vérité, maintenant. Raconte-nous ce dont tu as réellement été témoin. »
Rigg savait qu’Umbo allait dire toute la vérité ; ce n’était pas un menteur. Il allait comprendre que Rigg n’avait voulu ni pousser ni jeter Kyokay, juste le sauver.
Umbo adressa à Rigg puis à Nox un regard fuyant, avant de lever les yeux vers son père. « Ça s’est passé comme j’ai dit. »
Rigg ne comprenait pas qu’il persiste dans son mensonge. Umbo craignait peut-être de changer sa version des faits maintenant. Ce n’était un secret pour personne : quand Tegay se mettait en colère, il tapait.
« Je vois, dit Nox. Tu étais censé veiller sur Kyokay, non ? Le protéger. Mais il a échappé à ta vigilance, c’est bien ça ? Il s’est enfui et, lorsque tu as atteint le haut du chemin de la Falaise, il était déjà sur les rochers. »
L’expression de Tegay changea. « C’est comme ça que ça s’est passé ? demanda-t-il à son fils.
— Kyokay ne m’a pas obéi, mais j’ai quand même vu ce que j’ai vu, insista Umbo.
— Alors voici ma question, continua Nox. Tu as remonté le chemin en courant, à bout de souffle. Tu devais regarder où tu posais les pieds et les mains pour ne pas tomber. Par moments, tu pouvais peut-être apercevoir les chutes, et voir ce qui se passait, mais pas tout le temps. Tu ne t’es pas arrêté pour regarder, si ?
— J’ai vu Rigg jeter Kyokay à l’eau.
— Alors que tu grimpais encore ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Et en haut, qu’as-tu vu ?
— Kyokay s’accrochait à un rocher, il pendait dans le vide. Rigg était à quatre pattes entre deux rochers, il essayait de frapper et d’ouvrir la main de Kyokay ! Ensuite, Kyokay est tombé. » Il éclata en sanglots à ce souvenir.
« Et après, qu’as-tu fait ? demanda Nox.
— Je me suis approché de la berge et j’ai ramassé des pierres pour les jeter sur Rigg.
— Tu voulais venger ton frère avec des pierres ?
— Rigg avait du mal à se relever. Je voulais le faire tomber à son tour. »
Rigg rageait d’entendre Umbo admettre qu’il avait essayé de le tuer. « Et tu as bien failli y arriver », dit-il.
Nox le fit taire d’un geste. « Umbo, tu as vu ton frère mourir d’une mort affreuse, en tombant du haut des chutes de Stashi. Tu penses savoir comment ça s’est déroulé d’après ce que tu as vu. Maintenant, laisse-moi te dire ce qu’il s’est réellement passé.
— Tu n’y étais pas, grommela le fermier.
— Toi non plus, alors tais-toi, dit Nox calmement. Rigg revenait tout juste de deux mois dans les bois. Il portait sur le dos toutes les fourrures récupérées par lui et son père. As-tu vu ces fourrures ? »
Umbo hocha la tête.
« Oui, tu les as vues, reprit Nox. C’est ce fardeau que Rigg était en train de jeter à l’eau lorsque tu l’as aperçu depuis le chemin de la Falaise. Ce n’était pas ton frère. Lui s’accrochait déjà au rocher. Rigg s’est débarrassé de ses fourrures pour pouvoir lui porter secours.
— Non, dit Umbo, hésitant.
— Réfléchis, poursuivit Nox. Rigg devait bien faire quelque chose de ses fourrures. Où étaient-elles ? Devait-il les laisser sur l’autre rive ? Que font toujours Rigg et son père des fourrures qu’ils rapportent ici ? »
Umbo secoua la tête.
« Ensuite, tu as dit que Rigg s’était mis à quatre pattes entre deux rochers. Pourquoi, à ton avis ? Pour frapper sur les doigts de Kyokay et le faire lâcher ? Dans quel but ? Combien de temps Kyokay aurait-il tenu, de toute façon ? Avait-il seulement la force de remonter sur le rocher ? Le rocher était-il seulement assez gros pour ça ?
— Je ne sais pas, admit Umbo.
— La seule version qui tienne, c’est la vérité, affirma Nox. Rigg traversait là où il a l’habitude de traverser avec son père, loin en retrait des chutes. Seul un petit casse-cou choisirait de traverser juste au bord. »
Des murmures d’approbation se firent entendre. Rigg contemplait Nox avec un respect grandissant. Elle s’exprimait encore mieux que Père. Son discours patient, limpide, créait une atmosphère de confiance, projetait dans les esprits de ces hommes une vision claire des événements.
« Nous savons tous à quel point Kyokay était téméraire, poursuivit-elle. Combien d’entre nous l’ont vu marcher sur les toits, grimper aux arbres les plus hauts ? Il trouvait toujours un moyen de se faire remarquer. C’est pour cela que ton père t’avait demandé de veiller sur lui, pour l’empêcher…
— … de se tuer, termina Tegay à mi-voix.
— Rigg se trouvait là où tu aurais dû être, à faire ce que tu étais censé faire, Umbo, dit Nox. Protéger Kyokay. Il a sacrifié une saison de dur labeur, tout ce qu’il avait au monde, pour essayer de sauver ton frère. Il a affronté le danger, s’est étendu entre ces rochers pour lui attraper la main et le tirer de là. Mais ton frère a lâché prise et est tombé. Et Rigg s’est retrouvé là, en plein courant. Un faux pas et c’était fini pour lui aussi. Et alors qu’il tentait de revenir vers la berge vivant, que fais-tu ? Tu lui jettes des pierres.
— Je pensais qu’il… je pensais…
— Tu étais en colère. Quelqu’un était coupable d’une chose affreuse. Quelqu’un qui n’avait pas fait ce qu’il aurait dû, et qui méritait une punition, poursuivit Nox. Mais ce quelqu’un, ce n’était pas Rigg, si ? »
Umbo fondit en larmes. Son père le serra contre lui.
« Ni Umbo, dit-il. Mais Kyokay. Il ne voyait pas le danger. Il n’en faisait qu’à sa tête. Umbo n’y est pour rien. Rigg non plus. » Il se tourna vers les hommes rassemblés tout autour. « Que personne ne touche à Rigg, en mémoire de Kyokay, déclara-t-il.
— Qu’est-ce qui te pousse à croire qu’elle dit la vérité ? lança un homme au fond de la foule.
— C’est une sorcière, continua un autre. Elle t’a ensorcelé.
— Elle n’y était même pas. Elle fait comme si elle savait, mais elle n’y était pas. »
Nox pointa la foule du doigt. « Et vous, qu’est-ce qui vous pousse à vouloir croire le pire ? Pourquoi une telle soif de sang tout à coup ? Quel genre d’hommes êtes-vous ?
— Il a tué un enfant ! » cria un homme en retour. Rigg l’avait déjà croisé aux abords du village, mais ne le connaissait pas. Un inconnu… jusqu’à maintenant. Ces quelques mots avaient suffi à en faire le meneur des plus belliqueux de la troupe. « Moi je dis que c’est le père de Rigg qui a les fourrures, et que c’est Umbo qui dit vrai !
— Excellente supposition, intervint Rigg, sauf que mon père est mort. »
La foule se tut.
« Voilà pourquoi je portais toutes les fourrures moi-même, poursuivit-il. Je suis rentré seul.
— Comment ton père est-il mort ? s’enquit Tegay d’un ton aussi condescendant que bourru.
— Écrasé par un arbre, répondit Rigg.
— Et on va te croire ! hurla l’un des hommes.
— Assez ! cria Nox. Vous avez saccagé ma maison comme des malpropres, et je me suis tue en mémoire de Kyokay et par respect pour sa famille endeuillée. Mais Umbo admet n’avoir aperçu qu’une chose ici, une autre là. Rigg n’avait absolument aucune raison de tuer Kyokay – ces trois-là étaient liés par l’amitié et rien d’autre. Il a sacrifié ses fourrures et risqué sa vie pour le sauver. La seule histoire à croire, c’est celle-ci. Maintenant partez. Vous voulez du sang ? Alors rentrez chez vous égorger un poulet ou une chèvre et, pendant votre festin, n’oubliez pas d’avoir une petite pensée pour Kyokay. Mais le sang ne coulera pas chez moi aujourd’hui. Partez ! »
Alors que les hommes se dispersaient, le plus énervé de la troupe marmonna, suffisamment fort pour que ses mots parviennent aux oreilles de Rigg : « Il tue son père dans les bois puis revient assassiner nos enfants dans leurs lits.
— Je suis désolé pour ton père, dit Tegay à Rigg. Merci à toi d’avoir essayé de sauver mon petit garçon. » Le cordonnier s’effondra en larmes. Le forgeron et le fermier le raccompagnèrent.
Umbo resta seul un instant, le regard levé vers Rigg. « Pardonne-moi de t’avoir jeté ces pierres. Et de t’avoir accusé.
— Tu ne pouvais pas savoir, lui répondit Rigg. Je ne t’en veux pas. »
Il aurait aimé lui en dire davantage, mais Nox referma la porte.
« Comment as-tu deviné tout ça ? demanda Rigg. Je n’ai pas dit toutes ces choses.
— Je connais l’endroit, répondit Nox. Et j’avais entendu Umbo raconter son histoire, pendant les recherches.
— Ce mur que tu as construit… à quoi sert-il, au juste ?
— Il affaiblit les volontés. Il pousse les gens à se ranger à la mienne. Et ce que je voulais à l’instant, c’était de la paix, du calme, du pardon, et qu’ils restent à l’extérieur de ma maison.
— Mais certains hommes ne semblaient pas touchés, constata Rigg.
— Mon mur n’a pas agi sur ceux du fond. Seulement sur les plus proches de moi. Ça n’a rien d’un vrai talent, comme Bon Professeur se plaisait à me le rappeler, mais il a bien fonctionné aujourd’hui. En tout cas, il m’a épuisée. Si Tegay avait vraiment voulu ta mort, je n’aurais rien pu faire. Mais il ne l’a pas souhaitée. Il savait que Kyokay était un petit inconscient. Tout le monde disait qu’il finirait par se tuer à force de jouer avec le feu. C’est ce qui est arrivé. Tegay s’en doutait.
— C’était de la magie, dit Rigg. Tu es une magicienne.
— À toi de me le dire, répondit Nox. Ce que tu fais, toi, c’est de la magie ? Pouvoir suivre les traces des autres ? Même ceux qui sont morts depuis des millénaires ? Est-ce de la magie ? »
Père le lui avait donc révélé. Après lui avoir fait jurer de ne jamais dévoiler ce secret à personne. Par « personne », Père voulait donc simplement lui conseiller d’être prudent et de ne pas se confier à n’importe qui. La nuance avait toute son importance. « C’est juste une chose que je sais faire, admit-il.
— Mais ce n’est pas un sort. Tu ne l’as pas appris, tu ne peux pas l’enseigner à quelqu’un. Ce n’est pas de la magie, c’est un sens que tu sembles être le seul à posséder et qui, si on le comprenait mieux, nous apparaîtrait aussi naturel que…
— … respirer », compléta Rigg. Il avait entendu cette phrase dans la bouche de Père tant et tant de fois qu’il n’eut aucun mal à la finir. « Père t’a appris à mieux comprendre ton talent, à toi aussi.
— Et beaucoup d’autres choses, plus que je ne pouvais en apprendre, déclara Nox. Mais nous ne passions pas des heures et des journées et des semaines entières ensemble à parcourir les bois, comme vous. Il n’a pas eu le temps de m’en apprendre autant qu’à toi.
— Je ne pensais pas Père aussi vieux. Pour qu’il ait pu t’apprendre tout ça quand tu étais jeune.
— Pourquoi, quel âge me donnes-tu ? demanda Nox.
— Plus que moi.
— J’avais treize ans et ton père – Bon Professeur, comme je l’appelais – m’a prise sous son aile pendant trois années avant de partir de Gué-de-la-Chute. Quelque chose l’attendait. On l’a vu revenir en te tenant dans ses bras. J’avais alors dix-sept ans.
— Père est parti, il est tombé amoureux, s’est marié, a fait un enfant et quitté sa femme, et tout ça en un an ?
— Un an et demi, corrigea Nox. Et qui te parle de tomber amoureux ? Ou de se marier ? Il a eu un enfant, toi, et t’a ramené ici. Et maintenant, te voilà avec une fortune en pierres précieuses, une lettre de crédit et la presque totalité de mes maigres économies à emporter. Tu vas partir aujourd’hui, avant la tombée de la nuit, et t’arrêter le plus tard possible.
— Pourquoi ?
— À cause des hommes qui croient encore à l’histoire d’Umbo et qui te veulent du mal. Je n’aurai pas la force de les retenir une seconde fois. »
Ils allèrent dans la cuisine, où Rigg l’aida à faire le pain. Elle prépara un sac de voyage avec un peu de fromage et de porc séché. Pendant ce temps, il cousit sa bourse lestée de quelques pièces d’argent et de bronze dans son pantalon. Elle refusa la pierre qu’il lui proposa en échange. « Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, ici ? Et chacune d’elles vaut cent fois ce que je t’ai donné. Mille fois, même. »
Pendant leurs préparatifs, Rigg repensa à son père et au fait que, malgré tous ses enseignements, il lui avait caché tant de choses tout en les dévoilant à Nox. Il acceptait difficilement que Père ait pu avoir si peu confiance en lui. En même temps, cela le rapprochait de Nox, car elle avait su garder ces secrets toutes ces années. Il était peut-être temps de lui en faire avouer quelques-uns. « Pourquoi l’appelles-tu Bon Professeur ?
— Je l’ai toujours appelé comme ça.
— Mais ce ne sont pas ses parents qui lui ont donné ce nom, quand même ? insista Rigg.
— J’ai eu des pensionnaires aux noms bien plus farfelus, tu sais, et que leur avaient donnés leurs parents. J’ai eu un Capitaine une fois, et un Docteur aussi, et une Princesse. Mais si tu préfères un autre nom, utilise celui sous lequel il a signé ce papier : le Voyageur. C’était son nom ici, avant que je ne le rebaptise Bon Professeur. Tu peux aussi l’appeler Garde-Murs, ou l’Homme en Or.
— Personne ne l’a jamais appelé comme ça, dit Rigg.
— Certains, si. Et sérieusement, en plus. Ça le faisait rire. Les noms vont et viennent. On t’appelle comme ça, puis autrement, puis c’est un autre qu’on appelle comme ça. Maintenant, laisse-moi me concentrer sur le pain, sinon je vais te faire une brique. »
Ce n’était pas grand-chose, mais déjà plus que Père ne lui en avait jamais dit sur lui.
Il restait trois heures de jour quand il se mit en route.
« Merci, dit-il sur le pas de la porte.
— Pour quoi ? demanda-t-elle, voulant couper court.
— De m’avoir prêté le peu d’argent que tu avais, dit Rigg. De m’avoir fait du pain. De m’avoir protégé de ces hommes. »
Elle soupira. « Ton père savait que je ferais tout ça, dit-elle. Autant qu’il te savait suffisamment futé pour arriver ici sans te faire attraper et tuer.
— Père ne savait pas que j’allais vouloir sauver un petit imbécile en haut des chutes de Stashi.
— En es-tu sûr ? l’interrogea Nox. Ton père en savait bien plus qu’il n’était censé en savoir.
— S’il connaissait le futur, rétorqua Rigg, il aurait évité ce fichu arbre. »
Rigg ne trouva rien d’autre à ajouter. Nox avait des invités à nourrir, la cuisine l’appelait. Il tourna les talons et partit.