Après une semaine de traitement des données, le sacrifiable décréta les calculs terminés : « Chaque ordinateur de bord a livré son jeu de lois physiques. Strictement appliquées, elles expliqueraient une dépense énergétique identique pour notre aller et notre retour dans la contraction.
— Ces lois sont-elles en relation quelconque avec nos observations du fonctionnement de l’univers tel que nous le connaissons ? demanda Ram.
— Non, répondit le sacrifiable.
— Alors demandez aux ordinateurs de poursuivre leurs calculs jusqu’à trouver le point d’équilibre entre l’entrée dans la contraction et la sortie, entre notre saut dans le passé et notre retour à l’envers dans le temps, mais sans violer les lois empiriques de la physique. »
« Vous serez ravi d’apprendre, dit le général en refermant la porte de la cabine derrière lui, que votre ami, “Miche”, si c’est bien son nom – si c’est un nom tout court – est désormais à bord. Nous sommes au complet. » Rigg refoula toute émotion de son visage. En fait, il ne savait trop laquelle ressentir finalement, à part la déception. Et encore. S’il était là, c’est que Miche s’était laissé faire. S’il avait résisté, la capture aurait tourné au massacre.
Pour que la conversation ne s’éternise pas sur le sujet, Rigg répondit au général : « Je connais votre grade, mais pas votre nom. »
Il tira une chaise et s’assit face à lui à une petite table coincée dans un recoin de la cabine. De l’extérieur parvenait l’agitation bruyante des hommes d’équipage préparant le navire au départ.
Le général se tourna vers lui en souriant. « Ah, ainsi, en tête à tête, vous consentez à respecter les règles de bienséance.
— Contrairement à vous, qui continuez à me cacher votre identité.
— J’attribuais vos fréquents silences à votre peur. Mais je comprends maintenant que ce n’était que par dédain pour la piétaille, comme tous les membres de la famille royale.
— Ma richesse subite ne m’a pas subitement fait prendre de grands airs. Quant aux membres de la famille royale, j’ignore tout de leur comportement, si tant est que cette chose qu’on appelle royauté existe toujours dans la République du Peuple.
— Aucune goutte de sang n’a été versée pendant la Révolution du Peuple, vous le savez parfaitement. La famille royale est toujours vivante.
— Je crois pourtant vous avoir entendu dire que moi, j’étais mort, contra Rigg. Et qu’il ne restait plus grand-chose de royal chez les autres.
— Ils ne sont plus au pouvoir, c’est différent, corrigea le général. Appelez-moi par mon grade, “général”, ou par mon statut social, “citoyen”.
— Si la famille royale n’est plus au pouvoir, demanda Rigg, quel intérêt à se faire passer pour l’un des leurs ?
— C’est bien ce que j’essaie de comprendre, répondit le général. D’un côté, vous êtes peut-être le péquenaud ignorant que vous prétendez être. D’un autre, vous vous en êtes plutôt bien sorti jusqu’à présent, ce qui dénote un certain niveau d’éducation.
— Mon éducation a été particulièrement sélective, expliqua Rigg. J’ignorais même à quel point, étant donné qu’elle m’a toujours paru bien inutile, mais elle ne l’a pas été tant que ça finalement. Mon père a toujours insisté pour que j’apprenne ce qu’il voulait, quand il le voulait.
— Il vous a enseigné la finance, mais pas l’histoire, semble-t-il.
— Si, mais aujourd’hui je me rends compte qu’il a laissé de côté l’histoire récente du Monde entre les Murs. Il avait certainement une bonne raison de le faire, mais qui ne m’aide pas beaucoup en ce moment.
— Vous vous exprimez dans un langage soutenu, qui ne détonnerait pas à la cour.
— Toujours les leçons de Père, mais il n’y a qu’en sa présence que je m’exprimais ainsi. Et en la vôtre maintenant, pour converser d’égal à égal. Et face à Tonnelier, parce que ça l’intimidait.
— Ça n’a pas suffi, on dirait. »
Rigg ne voulait plus entendre parler de Tonnelier. « Quelqu’un finira bien par me dire votre nom, si je survis. Et si je péris, eh bien soit, j’emporterai ce terrible secret dans la tombe.
— Je ne vous cache rien, affirma le général. Quand la révolution a éclaté, ma famille a décidé de faire oublier son nom, qui manquait de discrétion, en adoptant celui de “Citoyen”. Vous pouvez donc m’appeler Général Citoyen. Quant à mon prénom, qui semble vous intéresser plus particulièrement, il serait bien impoli de l’utiliser, à moins d’être réellement de sang royal. Je m’appelle Haddamander.
— Enchanté de faire votre connaissance, monsieur, dit Rigg. Et à moins que mon père ne soit un menteur, je m’appelle Rigg Sessamekesh.
— Il me semble que nous avons déjà convenu que votre père en était un. Car si vous répondez bien au nom de Rigg Sessamekesh, alors l’homme l’ayant attesté n’est pas votre père. Et si cet homme est bien votre père, alors vous ne répondez pas à ce nom. »
Citoyen lui reposait les mêmes questions que pendant leur marche de la tour au bateau, pour vérifier la cohérence de ses réponses. Mais Rigg ne disant que la simple vérité – enfin, à part sur le nombre de pierres précieuses –, il n’avait aucun mal à s’en tenir à son histoire. « Je ne saurais vous dire ce qui est faux de ce qui est vrai.
— Je suis à deux doigts de vous croire, répliqua Citoyen. Mais voyez dans quel embarras vous me mettez. Si vous êtes bien Rigg Sessamekesh, alors vous descendez de la famille royale, en tant que seul héritier d’une femme qui, s’il y avait une monarchie, serait reine : la veuve du prince consort Knosso Sissamik, tombé au Mur.
— Si je comprends bien, dans les deux cas, mon père est mort, nota Rigg. En même temps, si je suis de sang royal, il m’est interdit de posséder quoi que ce soit de valeur.
— Quoi que ce soit tout court, peu importe la valeur, même vos vêtements. Ou encore vos cheveux. Doutez-en si vous voulez, mais il arrive que des citoyens soient parfois invités chez une ancienne majesté, au hasard, pour lui raser la tête et repartir avec sa chevelure royale.
— Et ses vêtements ?
— Aussi, si tel est leur bon vouloir, confirma Citoyen. En théorie du moins. Car il y a quelques années, en raison d’un outrage public dont a été victime Param Sissaminka, dénudée alors qu’elle venait d’entrer dans la puberté, les cours de justice ont statué que, les membres de la royauté étant contraints d’emprunter leurs vêtements, seul le prêteur avait le droit de les reprendre. Toute autre personne serait jugée pour délit de vol et punie en conséquence. Cette décision invalidait les précédentes, qui faisaient leurs les habits des membres de la famille royale, et permettaient donc à quiconque de les leur prendre. Les temps changent. Le Conseil révolutionnaire du Peuple ne fait que répondre, quoique lentement, à la volonté du peuple. »
Rigg y réfléchit un instant. « Ces vêtements sont les miens, et pourtant vous n’avez pas essayé de me les prendre.
— Parce que je vous autorise à les porter. Nous en avons officiellement la garde, comme nous avons celle de votre argent et de vos autres biens, jusqu’à ce que votre non-royauté soit prouvée. Mais si cela arrive, attendez-vous à ce que la possession de la pierre que vous avez vendue soit fortement remise en cause. On vous poursuivra probablement pour recel et vente de bien volé, fraude et tentative d’usurpation d’identité royale, avec une condamnation à mort à la clé. Vu votre jeune âge, et comme vous n’avez sûrement pas agi de votre propre chef, cette peine pourrait être commuée en quelques années de prison – à condition bien entendu de coopérer en nous donnant les noms de vos commanditaires. »
Rigg soupira devant l’insistance de son accusateur. « Je vous l’ai déjà dit. J’ai découvert ce nom en même temps que la pierre : à l’ouverture de la lettre de mon père, et à sa lecture par son amie, qui en avait la garde. Elle ignorait tout de son contenu, mais savait pour la pierre, même si elle n’avait aucune idée ni de sa valeur ni de son histoire. Personne ne le savait, jusqu’à notre rencontre avec M. Tonnelier. Qui, si supercherie il y a eu, est mouillé dans l’affaire, si je ne m’abuse.
— Lui estime justement avoir été abusé.
— Le contraire serait étonnant, non ?
— Oui, mais la pierre est très certainement authentique, il n’a donc essayé d’escroquer personne.
— Général Citoyen, reprit Rigg, si je résume ma situation, dans un cas comme dans l’autre, je suis condamné à tout perdre. Soit je suis un héritier de la couronne, et on me dépossède de tous mes biens en vertu des lois qui s’appliquent à ma famille. Soit je ne suis héritier de rien du tout et donc coupable du crime dont on m’accuse et, sans autre complice à donner, c’est la peine de mort qui m’attend.
— Si cela peut vous consoler, nous essaierons d’abord d’obtenir des aveux de vos compagnons en les torturant à mort. Si aucun ne nous avoue qui sont, ou qui pourraient être, vos complices, ou n’apporte la preuve que vous n’êtes pas Rigg Sessamekesh, alors leur mort avant confession devrait vous sauver la vie. En principe. »
Rigg bondit de sa chaise. « Non ! C’est… c’est odieux. Une loi pareille ne peut exister ! Ils n’ont rien fait ! Umbo est un ami d’enfance, qui m’a accompagné parce que son père l’a jeté à la rue. Et Miche n’est qu’un homme bon, un ancien soldat devenu tavernier, qui ne cherchait qu’à nous protéger par sa présence pour le reste de notre voyage. Méritent-ils la peine de mort pour ça ?
— Enfin, mon cher, ne comprenez-vous pas ? Vous avez beau clamer leur innocence, cela ne les acquitte en rien – encore devons-nous vous croire. »
Sans autre parole, Rigg fonça vers la porte de la cabine, mais la main de Citoyen, au-dessus de sa tête, fut plus rapide.
« Vous croyiez sincèrement que j’allais vous laisser les prévenir ? » demanda-t-il.
Rigg alla se rasseoir et se mura dans le silence. Au moins, son dilemme juridique était-il éclairci. En restait un second : la survie de ses amis. Il n’avait aucun moyen de les alerter. Et pourtant… Umbo vivrait au moins le temps de passer au pied de la Tour d’O lui rendre une petite visite depuis le futur. Fallait-il y comprendre qu’en plus il resterait à O ? Et Miche aussi vivrait, sinon pourquoi Umbo lui aurait-il demandé de cacher les pierres ?
Impossible qu’ils soient torturés à mort, donc. S’ils voulaient s’en tirer, c’était maintenant, en s’échappant tant que le bateau était à quai.
Après un mouvement de roulis, le navire commença à bouger.
Très bien, dans ce cas, Umbo et Miche seraient bien inspirés de sauter à l’eau maintenant, pour gagner l’autre rive à la nage.
« Vous restez curieusement impassible malgré les mouvements du bateau, constata Citoyen. Que savez-vous que j’ignore ?
— Que le bateau bouge n’est pas franchement une surprise, rétorqua Rigg. Je dirais même que je m’y attendais depuis mes premiers pas à bord. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un bateau est fait pour voguer, si ?
— Mais vous calculiez dans votre petite tête que vos amis essaieraient de s’échapper maintenant, tant que nous étions à quai.
— Qu’est-ce qui vous rend si sûr de ce que je “calculais” ?
— Les quais sont le seul endroit où grouille une foule suffisante pour s’y fondre, et où vos amis peuvent disparaître à toutes jambes. Et malgré un talent certain pour dissimuler vos émotions, vous vous êtes trahi d’un rien. On ne la fait pas à un joueur de noir-caillou avisé comme moi.
— Vous ne devez pas gagner souvent alors, répliqua Rigg. Parce que je n’ai pas cherché à cacher ma surprise lorsque le bateau a tangué. Si vous savez lire les émotions de vos adversaires à la table de jeu, la mienne n’a pas dû vous échapper.
— Votre surprise, non, mais je n’ai lu aucun trouble. Votre inquiétude a disparu dans la seconde.
— Je ne crois pas que vous les tuerez.
— Ça non, vous pouvez me croire sur parole.
— Content de vous l’entendre dire, fit Rigg en se permettant un infime signe extérieur de soulagement.
— N’essayez pas de me duper en feignant d’être rassuré. Une détente ne peut découler que d’une tension, et il n’y en a pas chez vous. En outre, je ne les tuerai ni ne les torturerai, car ce n’est pas à moi de le faire – la torture judiciaire est l’affaire des bourreaux, et le Conseil révolutionnaire n’en manque pas. Mon travail, c’est de vous ramener ; le leur, de vous soumettre à un interrogatoire. »
Rigg ne laissa pas les implications de cette dernière phrase – qui sous-entendait que lui aussi pouvait être torturé – pénétrer son subconscient émotionnel. « J’essaie depuis un moment de résoudre une énigme : pourquoi faire appel à un général pour m’arrêter ? Il ne faut vraiment pas être tenu en grande estime par le Conseil révolutionnaire du Peuple pour se voir attribuer si basse besogne. »
Le Général Citoyen se mit à rire. « Quelle naïveté. Et je suis sérieux. Car si vous jouez les ignorants, les choses que vous avez sciemment choisi d’ignorer sont… d’une stupidité effarante.
— Soit, permettez-moi donc de réitérer mon ingratitude à l’égard de mon père, pour ma piètre éducation.
— Si l’on m’a envoyé vous chercher, c’est que j’ai manœuvré dans l’ombre avec doigté pour qu’on me détache sur cette mission. Croyez-moi, les controverses portant sur l’Empire Sessamoto sont bien plus anciennes et profondes que la simple question de la destitution de la famille royale et du gouvernement du Monde entre les Murs par le Conseil révolutionnaire.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez, déclara Rigg.
— Je parle du décret d’Aptica Sessamin, la grand-mère de l’actuelle non-reine, à l’origine du règne des femmes sur l’Empire. Pour mettre ce décret en vigueur, elle fit assassiner tous les hommes de la famille. C’est ainsi qu’ont pris fin tous les complots destinés à l’évincer – elle, une femme – de la Tente de Lumière.
— La Tente ? demanda Rigg.
— Officiellement, chaque résidence royale devient la Tente de Lumière lorsque le monarque en exercice y réside. Aptica Sessamin fit donc assassiner tous ses fils. Quant à sa fille régnante, Mutash Sessamin, elle n’avait qu’un enfant, une fille, Hagia Sessamin.
— Hagia, celle qui pourrait être ma mère ?
— Ainsi donc, vous connaissez les noms de la maison royale !
— Bien sûr que je les connais, expliqua Rigg. Depuis que je suis ici, j’ai dû entendre la moitié de la ville chuchoter : “Il prétend être le fils de Hagia Sessamin.”
— Bien joué, le félicita Citoyen. J’avais soigneusement évité toute référence à la dame pour vous piéger. J’ai moi-même entendu ces messes basses, même si jamais je n’aurais cru que vous… bref, passons. Je ne devrais sous-estimer ni votre intelligence ni votre sens de l’observation. »
Rigg ne manifesta aucune émotion – mais il savait désormais que, pour Citoyen, une absence de manifestation était déjà une réaction en soi.
« À la naissance de Rigg Sessamekesh, premier mâle à naître depuis la mort d’Aptica Sessamin, son suffixe, “ekesh”, fit éclater de violentes controverses. C’était en effet le suffixe attribué aux mâles destinés au trône, du temps du règne des hommes. Hagia Sessamin argua qu’il servait juste à désigner le premier enfant né de sexe masculin. Et que, puisque depuis la Révolution du Peuple, les enfants de sang royal étaient privés de tout héritage, on pouvait théoriquement le porter sans prétendre au trône. Pour certains, son fils avait reçu ce nom pour brandir l’étendard de la révolte et restaurer la monarchie. Pour d’autres, c’était le signe qu’elle répudiait la loi, imposée par sa mère, selon laquelle la Tente et la Pierre devaient passer de mère en fille.
— La Tente et la Pierre ? demanda Rigg.
— Oui, dit Citoyen. La Tente, objet de culte à la gloire du passé de nomades des Sessamides, et la Pierre, perdue depuis des millénaires mais à jamais révérée – et remplacée par une vulgaire roche de rivière – et que vous avez si gentiment offerte à la vente. »
Rigg ne pipa mot, trop occupé à se demander pourquoi, sur dix-neuf pierres, il avait fallu qu’il choisisse la seule qu’il ne fallait pas.
Citoyen ne s’arrêtait plus. « Donc, à l’annonce de la mort en bas âge de Rigg Sessamekesh, les défenseurs de cette thèse se sentirent soulagés. Dans le camp adverse, on criait au complot : les conspirateurs avaient kidnappé le bébé, dans le but de l’utiliser pour restaurer le pouvoir royal et mettre un terme au règne des femmes.
— Il faudrait être suicidaire pour se faire passer pour lui, en conclut Rigg. Tout le monde le veut mort, le Conseil révolutionnaire comme les partisans de la Reine Aptica. Pour les amis d’un tel imposteur, le combat est perdu d’avance.
— C’est là que les choses se compliquent, poursuivit le général avec un petit gloussement de plaisir. Car les soutiens de la Révolution du Peuple émanaient en grande partie des opposants à la monarchie des femmes. Au moment de la révolution, aucun héritier de sexe masculin n’était encore né, le seul moyen de renverser les reines passait donc par le renversement pur et simple du régime monarchique. Mais si un petit mâle venait à naître, le Conseil perdrait une partie– une bonne partie, clament certains – de son soutien au profit du jeune héritier, car beaucoup considèrent Aptica comme une abomination et sa loi matriarcale comme un sacrilège.
— Je suis surpris que le vrai Rigg Sessamekesh n’ait pas été assassiné à peine son zigouigoui sorti, commenta Rigg. Ça aurait simplifié les choses.
— Vous parlez comme si vous n’étiez pas lui, remarqua Citoyen.
— Jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas lui, dit Rigg. Pas plus que je ne suis un imposteur. Vous n’évoquez jamais la possibilité que je puisse dire vrai. Que dans mon ignorance, je puisse être innocent de ce dont on m’accuse.
— Peu importe. Cette mission m’a été confiée par des personnes croyant en ma capacité à mettre au jour la vérité vous concernant.
— Donc, s’il s’avère que je suis Rigg Sessamekesh, vous aurez le droit de me tuer ? »
Le général lui sourit. « Je vois que je ne suis pas le seul à tendre des pièges. »
Il avait vu juste. Si la situation décrite par Citoyen était exacte, un fidèle soldat de la Révolution du Peuple n’hésiterait pas une seconde à éliminer Rigg ; le Conseil ne prendrait pas le risque de le laisser en vie. Il suffirait de maquiller le meurtre en accident mais, héritier ou imposteur, il devrait mourir.
« Général Citoyen, reprit Rigg, il me semble que vous vous souciez peu que je sois ou non le Rigg Sessamekesh auquel Hagia Sessamin a donné naissance il y a treize ans.
— Au contraire, je m’en soucie énormément.
— Ce dont vous vous souciez, c’est de ma crédibilité aux yeux du peuple d’Aressa Sessamo : serais-je suffisamment crédible pour pouvoir renverser le Conseil et installer un régent, vous peut-être, gouvernant en mon nom ?
— Vous n’avez fait qu’une erreur, dit Citoyen.
— Non, aucune, contra Rigg. Vous vous apprêtiez à me dire que tout cela n’était qu’un jeu pour me pousser à la faute, pour voir si je représentais un danger réel, mais qu’en fait votre loyauté envers le Conseil est absolue. »
Citoyen ne répliqua rien, ne montra rien.
« Peut-être êtes-vous loyal, peut-être ambitieux, peut-être ni l’un ni l’autre, continua Rigg. Quelle que soit votre décision, je ne peux l’influencer. Mais absolument rien dans ce que j’ai dit ou fait n’indique une quelconque volonté de ma part de participer à un complot contre le Conseil. Et sans participation volontaire de ma part, aucune conspiration ne pourrait m’utiliser.
— Et si la survie de vos amis en dépendait ? Ne feriez-vous pas ce que l’on vous demande de faire ? » questionna Citoyen.
Celui-ci comptait-il réellement sur la loyauté de Rigg envers ses amis pour l’utiliser ? Père avait un jour cité un ancien philosophe : « L’homme bon compte sur les autres pour partager ses vertus, l’homme mauvais, sur les vertus d’hommes meilleurs. Les deux font fausse route. » Le général était-il suffisamment bête pour se fourvoyer ainsi lui aussi ?
Dehors, des cris fusèrent soudain de toutes parts. Un homme fit irruption dans la cabine. Un soldat.
« Ils ont sauté par-dessus bord, monsieur ! Et jeté Aboyeur à l’eau !
— Surveillez ce prisonnier », lui ordonna Citoyen, déjà sur le pont.
Le soldat referma la porte et se posta devant. « Ne m’adressez pas la parole, ordonna-t-il à Rigg.
— Même pour vous demander qui répond au doux nom d’“Aboyeur” ? »
Rigg conclut à l’impassibilité du garde qu’il ne dirait rien. Il se trompait.
« Ce n’est pas son vrai nom, monsieur. On l’appelle tous comme ça dans son dos. J’espère que le général n’a pas relevé.
— Vous êtes mal, affirma Rigg. Il relève tout. »
Le soldat acquiesça. Il laissa échapper un soupir. « Pourvu que je sois juste privé de rations mais pas fouetté. » Puis il rougit, conscient d’en avoir déjà trop dit à un prisonnier.
« Et si je lui disais que vous avez immédiatement regretté, ça vous aiderait ?
— Non, parce que ça voudrait dire que j’ai parlé.
— Ce que vous n’avez pas fait, le Grand Anneau m’en soit témoin, dit Rigg, malgré mes efforts incessants pour vous arracher une parole. »
Un long silence. Beaucoup d’effervescence dehors. Un arrêt brutal du bateau, un demi-tour. Puis à nouveau, en avant toute. Deux coups secs à la porte. Le soldat entrouvrit, recula dans l’embrasure – toujours face à Rigg – puis avança à nouveau dans la pièce.
« Vos amis ont réussi à s’échapper, monsieur », articula l’homme du bout des lèvres, avec un tel naturel que Rigg en vint à se demander si ce n’était pas une technique mise au point par les soldats pour communiquer en silence pendant leur service.
Rigg ne lui demanda pas pourquoi il avait dit « monsieur ». Il savait parfaitement que sa supposée identité s’était propagée parmi les soldats, sinon l’équipage entier, voire la moitié d’O, avant même leur départ. Le soldat lui donnait donc du « monsieur » par respect pour la royauté, et pour l’héritier présumé au trône, Rigg en l’occurrence.
L’hypothèse d’un mouvement contre-révolutionnaire opposé au Conseil n’était donc pas infondée.
Se pouvait-il que Père l’ait enlevé, alors qu’il n’était encore qu’un bébé, à la maison royale ? La seule question qui subsisterait alors serait de savoir s’il avait en cela suivi, ou au contraire trahi, les consignes des parents de Rigg. Ceux-ci l’avaient-ils confié au Vagabond pour lui sauver la vie ? Avait-il été kidnappé ?
Ou – autre possibilité plus saugrenue – sachant le véritable Rigg assassiné et son corps caché ou disparu, Père avait-il choisi un bébé parfaitement ordinaire dans le seul but d’en faire un futur prétendant au titre de Sessamekesh ? Si tel était le cas, il n’avait pas dû ménager sa peine pour dénicher la perle rare, un bébé qui ressemblerait suffisamment à un Sessamoto plus tard pour passer pour le fils et frère dont on n’attendait plus le retour.
Ce que Rigg ne comprenait pas, c’était l’intérêt que pouvait avoir Père à voir ce stratagème se déclencher après sa mort. Pourquoi laisser Rigg éviter seul les embûches ?
Pensait-il l’avoir suffisamment guidé pour qu’il assure seul sa destinée ?
Rigg resta assis là, à chercher ce que Père avait bien pu lui enseigner qui puisse l’aider dans sa présente situation. Rien ne lui vint. Si étonnant que cela puisse paraître, Père semblait avoir oublié quelque chose.
Il n’ignorait pourtant pas qu’il était impossible de tout prévoir. C’est donc qu’il avait dû munir Rigg de l’attirail nécessaire pour se sortir de toutes les impasses, celle-ci comprise. Mais que faire ? Tant que le cerveau de Rigg ne se réveillerait pas, aucune leçon, si adaptée fût-elle, ne lui servirait.
La porte s’ouvrit sur un officier détrempé – le dénommé Aboyeur, apparemment. On le poussa sans ménagement dans la cabine, puis on le menotta à Rigg, poignet contre poignet, cheville contre cheville. Le Général Citoyen suivait. « Comme ça, tu vas peut-être pouvoir empêcher celui-là de sauter par-dessus bord, triple abruti ! Et ça t’évitera de te retrouver à l’eau par la même occasion ! »
La semonce fut telle qu’aucun soldat présent sur le bateau ne pourrait dire par la suite ne pas avoir été prévenu. Mais pour Rigg, le regard que Citoyen lança à Aboyeur sentait la colère forcée. La vraie lueur de rage, il la lut dans celui qui lui était adressé.
Le général parti, désormais seul en compagnie d’Aboyeur, Rigg lutta pour ne pas éclater de rire. Non content de réaliser l’évasion parfaite en compagnie d’Umbo, ce bon vieux Miche en avait même profité pour jeter son chien de garde à l’eau. Et ça, quelles que fussent ses intentions véritables, le Général Citoyen n’avait pas apprécié.