Chapitre 11 À reculons

Il fallut cette fois onze jours aux ordinateurs pour livrer leur réponse.

« En convertissant la dépense énergétique en masse et en respectant les lois empiriques de la physique moderne, dit le sacrifiable, tous les ordinateurs s’accordent pour dire que le coût probable d’un retour à notre position précédente dans l’espace-temps via la contraction serait d’environ dix-neuf fois la masse totale de ce vaisseau.

— Dix-neuf ordinateurs, dit Ram, et dix-neuf fois la masse.

— Vous y voyez une coïncidence ? demanda le sacrifiable.

— Au moment de la création de la contraction, chaque ordinateur observait l’espace-temps de son côté, répondit Ram. Vous et moi, nous ne pouvions rien observer car il nous était impossible de sentir, ou même comprendre, les circonvolutions des champs générés. Donc, pour chaque observateur, il fallait un saut distinct. Et pour chaque saut, une dépense correspondant à la masse du vaisseau et de son contenu.

— Donc s’il y avait eu moitié moins d’ordinateurs, dit le sacrifiable, on ne serait revenus qu’à mi-chemin dans le temps ?

— Non. Prenons un seul ordinateur, par exemple. Je pense que dans ce cas, nous aurions été propulsés via la contraction dix-neuf fois moins loin dans le passé du système stellaire visé, avant de revenir en chronologie inversée.

— Cette hypothèse semble vous réjouir, dit le sacrifiable, mais je ne comprends pas pourquoi. Elle n’explique rien.

— Vous ne voyez toujours pas ? s’étonna Ram. Le fait de traverser la contraction nous a envoyés plus ou moins loin dans le passé, en fonction de la masse du vaisseau, de sa vélocité ou de ce que vous voulez. Mais le seul moyen de payer ce passage à travers la contraction était d’envoyer une masse équivalente dans l’autre sens. Et comme dix-neuf ordinateurs étaient en train de générer des champs qui créaient eux-mêmes à leur tour la contraction, cette opération s’est répétée dix-neuf fois.

— Mais ça n’est arrivé qu’une fois, objecta le sacrifiable.

— Non, assura Ram. Dix-neuf fois. Pour chaque saut, une copie du vaisseau s’est retrouvée propulsée dans le passé. Dix-huit autres versions de nous-mêmes peuplent l’espace occupé initialement par la version originale du vaisseau, à la seule différence qu’elles avancent à reculons dans le temps vers la Terre, toutes invisibles les unes aux autres.

— Doit-on en conclure que notre confiance absolue dans les ordinateurs a fait échouer la mission ? demanda le sacrifiable.

— La mission n’a pas échoué, affirma Ram. Elle a réussi dix-neuf fois. Nous, on est juste la traînée de fumée à l’arrière. »


* * *

Miche ne manquait pas d’idées pour revenir en cachette à O et s’y terrer le temps qu’Umbo aille porter ses messages. Il fallut à son compagnon redoubler de persuasion pour le convaincre qu’il ne savait toujours pas comment faire, et que le mieux serait encore d’apprendre ailleurs.

« Il va peut-être me falloir des semaines pour y arriver, dit Umbo à Miche, alors que tous deux faisaient route vers O à travers bois. Voire des mois. » Si j’y arrive un jour. « Il n’y a que Rigg qui savait s’y prendre. Moi, je l’aidais juste, en le ralentissant. Ou en l’accélérant.

— En le ralentissant ou en l’accélérant ?

— J’ai toujours pensé que je ralentissais les autres, mais Rigg prétend que je les accélère, et que du coup c’est le reste qui semble au ralenti. »

Miche accueillit l’explication d’un grommellement. Il écarta une branche et la retint le temps de laisser passer Umbo.

« Merci, dit celui-ci. Tu vois, Rigg a toujours su lire les mouvements des gens dans le passé, à travers leurs traces. Bien avant que je ne l’aide. Il a toujours su ce qu’il fallait chercher. Pas moi. »

Nouveau grommellement.

« Il nous faut un endroit sûr pour que je puisse m’entraîner à faire sur moi ce que je fais sur les autres. Et encore, qui me dit que je vais réussir à voir les gens ?

— Écoute, dit Miche, on sait tous que tu y es parvenu. Que ça va arriver. C’est simplement une question de temps. Toi, tu dois juste t’entraîner dur pour qu’on n’en perde pas trop.

— Ce n’est pas une perte de temps, corrigea Umbo. C’est seulement celui que ça prend pour y arriver.

— Voilà comment je vois les choses, reprit Miche. On a dû vivre tout ça déjà, mais, la première fois, Rigg s’est fait arrêter sans que toi tu déplaces la dague, ni que moi je cache les pierres et l’argent. Ensuite, tu as appris à remonter le temps, tu es revenu à O, tu as délivré tes messages, et tout cela a influencé le cours des événements actuels. Donc quel besoin de délivrer les messages à nouveau, après tout ?

— Parce que sinon, rien de tout cela n’arrivera. Je dois apprendre à retourner dans le passé pour y aller maintenant et délivrer ce message.

— Mais tu as dit toi-même ne l’avoir reçu qu’une fois. Alors pourquoi le délivrer deux fois ?

— Je ne sais pas, admit Umbo. Je ne crois pas que ce soit vraiment deux fois. Il y a juste un message et je ne l’ai pas encore délivré, c’est tout.

— Tout ce qu’il y a à savoir, c’est que tu dois le délivrer parce que tu l’as déjà fait. Tu l’as fait, point. Maintenant on ne va pas commencer à s’engueuler. Même si tu ne dois pas délivrer le même message deux fois, ça te servira toujours de savoir comment on fait. Et si tu te sens mieux après ça, alors va porter tes messages – si toutefois tu te rappelles ce que tu dois dire.

— Je dois le faire parce que je sais que je l’ai déjà fait, seulement quand je l’ai fait, c’était dans le futur, donc je dois aller dans le futur pour revenir faire dans le passé ce que j’ai déjà fait… Un truc aussi tordu ne peut pas être possible !

— Si, puisque c’est arrivé. À présent, si tu veux bien, on va quitter O le temps que tu te fasses à l’idée, sinon on risque de se faire prendre. Je vais retourner en ville pour chercher les pierres et l’argent. On paiera notre remontée à Halte-de-Flaque avec, et on restera en sécurité là-haut quelque temps. Pour ce qui est des pierres et de la dague, ça va être dur d’en tirer quelque chose. À mon avis, tu étais revenu prévenir Rigg, et te prévenir toi, parce que la première fois que nous avons vécu ces événements, les soldats nous ont probablement tout confisqué. Ça n’a pas dû arranger les affaires de Rigg. Cette première pierre, qui nous dit que c’était la seule à appartenir à un roi et à valoir une fortune ? Et si les autres rendaient les choses encore plus compliquées si Rigg venait à se faire prendre avec ? Et cette dague, qui sait ce que ce truc nous réserve ? Elle n’a pas d’âge mais semble en même temps étrangement neuve, non ? Rigg ne sait rien de celui à qui il l’a volée.

— Le mieux serait encore de garder l’argent et d’enterrer la dague et les pierres là où personne ne viendra les chercher.

— Non, dit Miche. Peut-être qu’elles nous serviront plus tard à racheter la liberté de Rigg, qui sait. Ou autre chose. C’est l’héritage qu’il tient de son père, le Conseil révolutionnaire ne doit pas tomber dessus, pas plus que n’importe quelle autre personne malintentionnée. On va l’emmener à Aressa Sessamo, que Rigg puisse compter dessus dès qu’il en aura besoin.

— Avec ce que ça nous a rapporté de trimballer tout ça avec nous jusqu’à présent… » geignit Umbo.

Miche le poussa gentiment du coude. « Regarde ce que tu portes. Regarde un peu ce qu’on a vécu, les gens qu’on a rencontrés, les choses qu’on a apprises. Moi, en tout cas, ces quelques semaines de richesse m’ont beaucoup appris.

— Ah oui, et quoi par exemple ? Qu’on peut t’arrêter pour ça ?

— Rigg s’est fait arrêter à cause de son nom, pas de sa fortune.

— Alors dis-moi ce que le fait d’être riche – ou plutôt de traîner aux côtés d’un riche – t’a enseigné ? »

Le visage de Miche se fendit d’un large sourire. « Que je préfère ça à être pauvre, et de loin.

— Pauvre, ça m’allait très bien à moi. Je ne m’étais même pas rendu compte que je l’étais. Ce qu’on a acheté, je ne savais même pas que ça existait, alors ça ne risquait pas de me manquer. La vie était belle.

— Un vrai queuneu, ma parole, railla Miche.

— C’est quoi le plan, alors ? On va à O, on récupère les pierres et l’argent…

— Je t’arrête tout de suite. Je vais à O, je récupère l’argent.

— Non, tu restes avec moi !

— Non, trancha Miche. Et il nous faut un signal pour que je puisse t’appeler quand je rentre. Si je siffle comme ça… (il siffla)… ça veut dire que je suis seul et qu’il n’y a rien à craindre. Par contre, si je siffle comme ça… (Il siffla différemment)… c’est que quelqu’un de dangereux m’a suivi et que tu ne dois pas te montrer.

— Aucun oiseau ne siffle de la sorte.

— Tant mieux, on ne risquera pas de les attirer, au moins. Ce sont de vieux signaux militaires utilisés dans mon ancien régiment.

— Il en manque un.

— Lequel ?

— Celui qui signifie : “Quelqu’un de dangereux m’a suivi, mais viens quand même m’aider.”

— Inutile.

— Tu pourrais en avoir besoin. Vas-y, siffle-le pour moi.

— Inutile, je te dis.

— Allez, même si tu ne l’utilises pas ! »

Miche fit les gros yeux et émit un troisième sifflement, complètement différent.

« Celui qui sait ici, c’est moi, alors ne t’avise pas de donner des ordres, s’il te plaît.

— Toi tu es costaud, moi tout petit. Si la situation tourne mal, je vais difficilement pouvoir passer en force pour m’en sortir. Du coup, il faut bien que je pense à tout. C’est comme ça quand on est petit !

— Moi aussi j’ai été petit, tu sais, dit Miche.

— Je parie que tu as toujours fait deux têtes de plus que les autres, même les plus grands. »

Miche resta coi.

« Si tu ne dis rien, c’est que j’ai raison.

— Silence. Je crois avoir aperçu la tour.

— Quelle tour ? demanda Umbo.

— La Tour d’O, grommela Miche. Comment tu fais pour être aussi bête ?

— Je pensais à autre chose, s’excusa Umbo. À comment on retourne dans le passé.

— Tu étais en train de te croire plus intelligent que les autres, oui, à me dire : “J’ai raison”, sauf que tu viens de prouver le contraire, et ne perds pas ton temps à discuter parce qu’on sait très bien tous les deux que je suis coincé ici avec l’imbécile de service pendant que le seul à avoir un cerveau est prisonnier à bord du bateau. »

La remarque piqua Umbo au vif, plus violente qu’une claque de son père. Miche eut beau la tempérer d’une petite tape amicale et d’un « Allez, tu sais bien que je te taquine », cela n’y changea rien – c’était vrai, et ils le savaient tous les deux. Sauf que l’intelligence n’avait rien à voir là-dedans. Tout était une question d’enseignement, celui dispensé par le Voyageur à l’un comme à l’autre. Quelques leçons à peine pour Umbo, juste assez pour aider Rigg. Et tout ce qu’il était humainement possible d’apprendre pour Rigg, une vraie instruction d’héritier au trône. Parce qu’il en était un, tout simplement.

Si le Voyageur m’avait entraîné comme lui, moi aussi je serais intelligent.

Pas vrai ?

Les signaux mis en place ne servirent absolument à rien. Umbo préféra désobéir, désertant son poste pour suivre Miche. Arrivé à proximité de la tour, il grimpa dans un arbre. De là, il put voir où Miche avait caché le sac de pierres puis surveilla son retour à travers bois. Il n’avait pas l’air d’être suivi. Umbo se dépêcha de faire le chemin en sens inverse, remonta dans un arbre puis se laissa tomber d’une branche basse face à Miche. Il reçut une belle volée de bois vert sur fond de « fais ce que je te dis ou tu vas tous nous faire tuer », mais s’y soumit de bon cœur.

Le sermon de Miche terminé, Umbo lui demanda : « Tu l’as ? Il ne manque rien ?

— À moins que quelqu’un ait trouvé le sac, l’ait ouvert pour en sortir une pierre puis l’ait gentiment remis à sa place, non, il ne manque rien.

— Très bien, vérifions, dans ce cas, dit Umbo. J’ai comme un doute. »

Ils comptèrent. Recomptèrent une seconde fois.

« Impossible, déclara Miche. Comment peut-il n’en manquer qu’une ?

— Et la plus grosse en plus, observa Umbo.

— Comment le savais-tu ?

— Je ne le savais pas vraiment. J’ai juste pensé que peut-être…

— Mais enfin, c’est insensé, enragea Miche. Personne ne volerait une seule pierre.

— Si, moi, dit Umbo. Je viens de voir d’où tu les sortais. J’imagine que c’est moi qui l’ai prise. »

Miche l’agrippa sans ménagement. « Rends-la tout de suite, espèce de petit voleur.

— Je ne t’ai jamais entendu traiter Rigg de voleur parce qu’il avait pris la dague.

— Lui aussi, je l’ai traité de voleur, bien sûr !

— Très bien, mais tu ne lui as pas broyé le bras comme tu es en train de me faire. Ça fait mal, arrête ! Ce n’est pas moi qui ai la pierre, je ne l’ai pas prise !

— Tu as dit que c’était toi.

— J’ai dit que je pensais que c’était moi, mais j’aurais dû dire que je pensais que ce serait moi. »

Miche soupira et relâcha sa prise. « Pourquoi ? Où tu veux en venir ?

— Nulle part, sauf que lorsque tu as fait ta remarque sarcastique sur le fait que quelqu’un n’aurait sûrement pas sorti qu’une pierre, j’ai pensé : Tiens, ce serait rigolo si mon futur moi revenait pour le faire, en prenant la plus grosse. À la seconde même, j’ai décidé que je le ferais si j’en avais l’occasion. Et maintenant, je sais que je l’aurai.

— Tu es en train de me dire que, dès que tu sauras voyager dans le temps, tu vas t’en servir pour jouer ce genre de blague débile à tes amis ?

— Voilà, tu as tout compris.

— Je devrais te casser le bras pour ça.

— Mais tu ne le feras pas.

— N’en sois pas si sûr.

— Mon bras n’avait pas l’air trop abîmé lors de la visite de mon futur moi. Je sais aussi que je ne vais pas me noyer, me briser la nuque en tombant d’un arbre ou me faire égorger par un rôdeur. Pas plus que je ne vais succomber à une terrible maladie, prendre la foudre ou me faire frapper à mort par qui que ce soit.

— Je n’en serais pas trop sûr à ta place.

— Comment ne pas être trop sûr ? Je suis revenu voir Rigg, me voir et voler cette pierre !

— Si seulement je pouvais y retourner et cacher le sac ailleurs, bougonna Miche.

— Tu vois que c’est drôle, finalement ! Allez quoi, on joue tous, tout le temps. Regarde, toi tu as fait la guerre, c’était ton métier, mais quand tu étais petit tu jouais bien à la guerre, non ? Moi aussi. On le fait tous. Donc oui, quand j’aurai appris à retourner dans le passé, je vais bien m’amuser ! Mettre en garde les gens est une chose – il suffit d’apparaître et de parler. Mais je sais que je vais devoir prouver au monde que tout ce que Rigg sait faire, je sais le faire aussi. Sinon, c’est moi qui perds. Il a pris la dague des mains d’un inconnu. Je prends – ou prendrai – la pierre, mais dans notre sac à nous, pour qu’elle ne manque à personne. Tu vois ? Un jeu, rien de plus.

— Ça ne me fait pas rire, affirma Miche.

— Parce que tu es vieux, fatigué, et que tu sais que tu vas mourir. » Cette fois, Miche leva le poing pour frapper, mais Umbo fit un saut de côté. « Tu vois ? On est amis, alors je te taquine en ami. Tu vois ? Tous les gens normaux font ça.

— Ce n’est pas ce que les enfants normaux font avec les adultes normaux, non, rétorqua Miche, visiblement irrité.

— Mais tu n’es pas un adulte normal, continua Umbo. Quand tu me frappes, ce n’est pas vraiment pour me faire mal.

— Approche-toi, et on va vérifier.

— Mon père m’aurait couché d’une claque avant de me rouer de coups au sol.

— Trop de travail, dit Miche. Tu vaux moins que ça.

— Amis ! cria Umbo triomphalement.

— Eh bien, ami, tu vas peut-être pouvoir me dire où est passée la pierre, maintenant ? »

Umbo ne sut que répondre. Se pouvait-il que la pierre ait tout bonnement disparu de la surface de la terre ? Avait-elle cessé d’exister, pour réapparaître plus tard, de nulle part, à partir de rien ? Umbo en vint à se questionner sur la signification de l’existence même. Lorsque Rigg avait plongé dans le passé pour en ressortir avec la dague, il n’avait jamais quitté le monde réel – lui pouvait voir les gens du passé, eux pouvaient le voir, mais il restait ici. Mais la pierre… elle était juste partie.

Et la dague ? Un inconnu l’avait à la ceinture. Rigg avait tendu le bras et s’en était saisi, Umbo se rappelait parfaitement la voir prendre forme dans sa main. Son existence avait une continuité. Elle avait juste franchi les siècles, peut-être même les millénaires. Comme ça, d’un coup. Juste parce que Rigg s’était rendu dans le passé et l’avait déplacée. Même chose pour la pierre. Elle n’avait jamais cessé d’exister, elle avait juste changé de place. Et d’époque. La dague avait suivi les mains de Rigg ; la pierre suivrait celles d’Umbo.

Ils étaient arrivés par bateau le long de la rivière. À chaque seconde écoulée de Halte-de-Flaque à O, ils avaient existé quelque part dans ce monde – sur le bateau, en l’occurrence. Mais pour la dague et la pierre, pas de bateau. Pas de rivière. Juste des déplacements éclair. Umbo préféra en rester là de ses réflexions métaphysiques. Miche lui paraissait un peu trop satisfait à son goût que sa question le laisse à ce point sans voix.

Mais, là aussi, on était dans le jeu, après tout ? Miche remportait cette manche.

Ils évitèrent de prendre un bateau depuis O, de peur qu’on les reconnaisse, qu’on les déclare fugitifs et qu’on les arrête à nouveau, avec les pierres et tout le reste. Ils optèrent à la place pour un petit bac légèrement en aval de la rivière, gagnèrent l’autre rive puis attrapèrent une embarcation qui remontait la rivière.

Pas la première. Ni la seconde, qui les avait pourtant accostés en leur proposant de monter à bord. Umbo cherchait ce que Miche pouvait bien leur reprocher, quand ce dernier se mit à héler la troisième – qui croisait pourtant au large – en hurlant le nom du capitaine. « Rubal ! » s’exclama-t-il une première fois, puis une deuxième, plus fort. Il s’avança dans l’eau jusqu’à mi-cuisse tout en agitant les bras et en continuant à crier « Rubal », jusqu’à ce que l’homme à la barre finisse par l’entendre, ou le voir.

« Miche, ce vieux braconnier !

— Moi, braconnier ? C’est elle qui est tombée dans mes filets ! hurla Miche en retour, avant de confier à Umbo en aparté : C’est vrai, je lui ai piqué sa copine mais bon, on était soldats à l’époque, presque des enfants, je ne ferais plus ça aujourd’hui.

— Sage décision, répliqua Umbo. Flaque te tuerait.

— Exact. Elle me tuera si je ramène Rubal à l’auberge aussi, mais il va bien falloir que je lui paie la nuit, pour le passage.

— Qu’est-ce qu’elle lui reproche ?

— Il ne peut s’empêcher de jouer aux cailloux. Une vraie drogue, et il triche tout le temps. Il est plutôt doué pour ça d’ailleurs, mais si le joueur en face a l’œil, il est cuit.

— Tu es un bon joueur, toi ?

— Non, avoua Miche. Mais un jour, j’ai dû en tuer un pour lui sauver la peau.

— Donc, il te doit bien ce passage.

— On s’est sauvé la vie une vingtaine de fois chacun. Il m’accordera cette faveur, mais il ne me doit rien.

— Comment savais-tu qu’il passerait par là ?

— Je ne savais pas que ce serait Rubal. Mais je savais que, tôt ou tard, quelqu’un passerait que je connais suffisamment bien pour ne pas craindre qu’il essaie de nous voler ou de nous mettre à l’eau. La rivière, j’y vis et j’y travaille, Umbo. Avec tous ces bateaux et ces pilotes, à la fin, tu finis par connaître un peu tout le monde. »

La remontée se passa tranquillement, juste entrecoupée de quelques haltes ici et là. À la nuit tombée, les bateliers tiraient vers l’auberge la plus proche. Miche se présentait aux autres taverniers et passait toujours une bonne soirée en leur compagnie ; ils étaient ici entre eux, pas en concurrence. Jamais l’équipage ne continuait de nuit pour pousser jusqu’à un endroit plus connu qu’un autre. À moins que les lits ne soient infestés de puces et la nourriture si repoussante qu’il devenait préférable d’aller voir ailleurs, tout ce beau monde s’arrêtait et l’argent passait de main en main dans un sain commerce, qui se faisait plus calme au fur et à mesure que l’on remontait la rivière.

À bord, Miche attrapait parfois une perche ou une rame – ses muscles n’étaient pas taillés pour l’exercice, mais il ne manquait pas d’énergie et apprenait vite. Umbo aurait bien aidé, lui aussi, mais il était si petit que sa proposition fit rire les bateliers. « D’ailleurs, lui murmura Miche, je crois que tu as mieux à faire. Dans ta tête. »

Du coup, il restait allongé des heures à l’ombre des voiles, quand le vent soufflait, ou d’une toile, les jours sans vent. Il n’avait aucun mal à exercer son petit talent sur les hommes d’équipage, qui devenaient soudain plus alertes, plus habiles dans leurs manœuvres d’évitement quand un obstacle se présentait. Aucun ne suspectait le devoir à Umbo. Sauf Miche, bien sûr, qui ne manquait pas de le lui faire savoir d’un regard appuyé dès qu’il s’amusait à ça. Désormais tout appliqué à l’étude de son pouvoir – chose qu’il n’avait plus faite depuis les dernières leçons du Voyageur –, le jeune garçon prit conscience de certaines choses très utiles.

La première concernait l’inertie de l’accélération, qui pouvait durer plusieurs minutes sans qu’Umbo intervienne.

La seconde, sa nature, qui s’apparentait aux montées d’adrénaline parfois ressenties face au danger, mais sans les effets secondaires observés lors de ces moments de concentration intense et d’explosion des perceptions : accélération du rythme cardiaque, souffle court, peur panique.

Umbo mettait les autres dans une saine panique, sans peur aucune.

Pour déclencher chez lui cette montée, il tenta à plusieurs reprises de s’effrayer. En vain. Pour commencer, il n’y croyait pas. Ensuite, peur et panique n’avaient rien à voir, une simple peur ne suffisait pas.

Il aurait pu également essayer face à un miroir, en se concentrant sur son reflet. Mais plus il y pensait, plus il trouvait cette idée ridicule. Les miroirs renvoyaient la lumière, pas les pouvoirs.

Il essaya de regarder ses pieds et ses mains comme il regardait ceux des autres mais les effets ne se firent pas plus ressentir – ni accélération, ni ralentissement du monde autour de lui.

Il finit par abandonner, de dépit, restant allongé à l’ombre, se laissant bercer au rythme des soulèvements de la coque à chaque « Perche ! » ou « Rame ! » lancé, et de ses affaissements quand les bateliers relâchaient leurs efforts à l’unisson sur la moitié d’entre elles. Des oscillations presque douces, mais presque seulement, et couché là à même le pont il pouvait ressentir chaque poussée, chaque chute. Vidant son esprit pour ne plus se concentrer que sur elles, il lui sembla sentir ces mouvements ralentir, les appels s’espacer, les poussées durer, les chutes se préciser.

Il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla – bien aidé par l’orteil d’un batelier fourré dans ses côtes et par un « À la soupe, mon gars » tonitruant lancé au-dessus de lui –, ne restait qu’un vague souvenir de cette sensation, de toutes ces choses au ralenti autour de lui, et un doute : est-ce vraiment cela, se faire ralentir ?

« Imbécile, murmura-t-il pour lui-même.

— Hein ? » demanda le rameur le plus proche. Le bateau accostait pour le repas de midi et quelques heures de repos, et plus personne n’était aux perches.

« Rien, dit Umbo. Je me traite d’imbécile.

— Honnête de ta part, nota le batelier. Mais tu m’apprends rien, nous ça fait des jours qu’on a remarqué. »

Umbo lui sourit jusqu’aux oreilles – ça faisait du bien de se sentir accepté, même s’il le devait à Miche plus qu’à lui. Lorsque son regard croisa celui du tavernier au-dessus des braises encore ardentes du feu de camp improvisé pour le repas, il lui lança un clin d’œil, que Miche accueillit d’un signe de tête. Je progresse.

Il passa ensuite l’après-midi à essayer d’identifier les déclencheurs de son état de transe. Sa somnolence était hors de cause : elle avait interrompu, pas déclenché, le phénomène. Sa concentration aussi : il n’avait pas sciemment pensé au rythme des « perche, rame, perche, rame » des deux équipes alternant leurs efforts. Non, il fallait chercher ailleurs. Quand il le faisait aux autres, la sensation était différente, quoique, d’une manière assez inexplicable, étrangement similaire. C’était comme apprendre à jouer avec un nouveau muscle. Plus il s’entraînait, plus il retrouvait facilement le chemin de cet espace intérieur où le temps ralentissait – ou alors, où ses facultés accéléraient.

C’était comme si, au lieu de se faire quelque chose, il parvenait simplement en cet endroit de lui-même régi par une chronologie différente. À force d’entraînement, sa maîtrise, désormais bien plus complète, de sa propre transe dépassa bientôt celle qu’il avait du temps lorsqu’il visait d’autres personnes. Il accélérait ses propres mouvements bien plus rapidement qu’il n’accélérait ceux des autres ; il pouvait varier les tempos dans un spectre de rythmes plus large. Et sans fatigue aucune, au contraire : il ressortait de ces séances reposé.

« C’est bien beau tout cela, murmura Miche. Mais peux-tu le faire les yeux ouverts ? »

Umbo se réveilla. Enfin, façon de parler, car il ne s’endormait pas vraiment, mais chaque sortie de sa transe temporelle était vécue comme une sorte de réveil. Ou comme un dur retour à la réalité.

« Comment as-tu deviné que j’étais dedans ? chuchota Umbo en retour.

— Parce que, quand je suis assis à côté, ou que je marche à côté, je le sens moi aussi. Mes pas s’accélèrent. C’est encore plus fort que quand tu t’entraînais sur nous tous au début. Plus je suis près de toi, plus c’est net.

— Tu crois que les autres le sentent aussi ? s’inquiéta Umbo.

— Si c’est le cas, ils doivent se demander ce qui leur arrive. Pour quelqu’un de mon âge, c’est comme une cure de jouvence, je me sens plus frais, plus reposé. Je réfléchis plus vite, j’ai les idées plus claires, les sons me parviennent nettement, j’arrive à les distinguer plus facilement. Bref, je me sens mieux. Qui se plaindrait de se sentir mieux à cause d’un gamin qui sommeille sur le pont ?

— Il faut vraiment que j’ouvre les yeux, dit Umbo. J’aurais déjà dû le faire depuis longtemps. Les yeux fermés, c’est fini ! Je me demande bien si je vais réussir à voir quoi que ce soit. C’était le truc de Rigg de voir les autres bouger dans le passé, et il n’avait pas besoin de moi pour ça.

— Oui, mais leur faire remonter le temps, qu’ils voient quelque chose ou pas, c’est le tien.

— J’ai besoin de Rigg. Vraiment. Peut-être que tant qu’il sera prisonnier, je ne pourrai rien faire.

— Dans ce cas, c’est plutôt lui qui aurait envoyé les messages, tu ne crois pas ? » Miche se leva. « Repos terminé. Je suis dans l’équipe des rames aujourd’hui. Perche, rame, perche, rame tout la sainte journée, pas étonnant qu’ils me vident bière sur bière quand ils s’arrêtent à Halte-de-Flaque ! »

Umbo passa la presque totalité des deux jours de voyage restants à refréner ses envies de passer en vitesse rapide, tant cela était devenu facile pour lui. Il se sentait affreusement pataud quand il était privé de cette vivacité nouvelle. À tel point qu’il se demanda si cet effet dynamisant ne lui faisait pas voir le monde comme aux marins après quelques bocks de bière : plus coloré, plus plaisant. Vivre les choses plus pleinement, avoir le temps de réfléchir à ce que l’on va dire, c’était tellement bon. Les autres le voyaient plus intelligent aussi. Surtout quand il prenait le temps, non pas de réfléchir à la bonne réponse, mais de se taire plutôt que de sortir une ânerie.

Mais malgré tout ce temps passé à s’entraîner, jamais il n’aperçut la moindre « trace », de celles que Rigg disait voir à longueur de journée, ni quoi que ce soit d’autre. L’affaire semblait mal engagée car Rigg, lorsque Umbo le passait en mode rapide, devait d’abord choisir une trace, ensuite se focaliser dessus, ensuite attendre que quelqu’un en émerge et ensuite seulement il pouvait interagir avec elle. Umbo n’en était encore qu’à la première étape, la trace.

Je ne vais jamais y arriver. Et pourtant, j’y suis arrivé.

Umbo eut bien du mal à en placer une avant de rallier Halte-de-Flaque, tant Miche était devenu intarissable sur ces derniers kilomètres de rivière, qu’il connaissait parfaitement pour les avoir parcourus en long, en large et en travers dans sa barque, pour ses différents achats d’épicerie, de linge, d’outils, de mobilier, de boissons et de matériel en tout genre. Dès qu’ils passaient un village, il ne manquait pas d’y aller de son petit conseil : « N’achète jamais tes draps chez les tisseurs d’ici, ils les font toujours trop petits ! Tu ne pourras jamais les border serrés sur un lit de bonne taille. C’est peut-être un village de nains, qui sait ? » Les membres d’équipage aussi, mais eux donnaient plutôt dans l’anecdote salée : « Il y a une fille qui habite ici, elle est tellement laide que quand ils veulent castrer un cochon, ils l’emmènent la voir et hop, ça lui gèle le bordel ! »

Umbo savait bien que, autant ce que disait Miche était toujours strictement vrai, autant ce qui sortait de la bouche des bateliers ne l’était jamais – et pourtant, aucun ne mentait, c’était juste une manière de mettre de l’ambiance. Umbo n’avait aucun mal à comprendre pourquoi, entre les coups de rame et de perche durant leurs allers-retours incessants sur une rivière qu’ils connaissaient par cœur, ils préféraient se fabriquer un monde imaginaire, quitte à en rajouter. Contrairement à Miche, le soldat, le commerçant endurci, le dur à toutes les tâches, qui par nécessité gardait une vision plus terre à terre du monde.

Arrivés à l’auberge, ils saluèrent l’équipage, qui ne resta pas pour la nuit. « Pourquoi vous rendre en viande et en bière l’argent que vous venez de nous donner pour le passage ? » ironisa le capitaine du bateau.

Flaque sembla à peine les remarquer – Umbo comme son mari. Les salutations, pas que ça à faire, leur dit-elle, sans compter qu’il avait fallu qu’elle trime seule pendant qu’ils jouaient aux touristes dans les contrées lointaines. En réponse, Miche s’attela en silence à la tâche pour l’aider à finir au plus vite, plutôt que de pester contre elle comme l’aurait fait le père d’Umbo. Alors qu’ils s’affairaient côte à côte, elle esquissa un sourire de temps à autre – sans le regarder, juste pour elle – puis à fredonner un air, puis à entonner une chanson et enfin à lui raconter ce qui avait animé le village pendant son absence.

Umbo aussi essaya de se rendre utile, mais comme il ne savait pas faire la moitié du quart de ce qu’ils faisaient, il commença par regarder pour apprendre. Il était passé maître en la matière : en s’accélérant, il disposait d’une durée infinie pour bien décortiquer les gestes et les comprendre avant de les reproduire et de se corriger au besoin. Il n’allait pas plus vite qu’en temps normal – si l’on comparait ses mouvements à ceux des humains et des créatures qui l’entouraient. Mais il avait le loisir de repenser ses actions tout en les exécutant, de les stopper et de s’y prendre différemment. C’était un luxe incroyable, cette capacité à repenser les choses et à en modifier le cours dans un seul et même mouvement.

Il avait fini par comprendre en quoi son don pouvait être utile aux autres, sans toutefois en saisir la mécanique profonde. Quand je les accélère, ils suivent pas à pas leur plan d’action jusqu’au bout. Le Voyageur parlait de « ralentissement » en référence aux événements extérieurs qui semblaient dans ces moments-là aller petit train. Tout faux : ce n’était pas sur le temps qu’Umbo jouait, mais sur les perceptions et sur le processus de réflexion des individus au sein de ce temps.

Umbo se sentait un peu soulagé de savoir que le Voyageur aussi ignorait certaines choses ; il se demanda s’il s’en était rendu compte dans ses derniers instants. Peut-être était-ce cette certitude même de tout savoir qui avait causé sa perte, en lui faisant faussement croire qu’il savait où cet arbre allait tomber.

Umbo n’avait rien mangé d’aussi succulent sur la rivière que le souper du soir, et ne se priva pas de le dire. « C’est parce que tu as droit à la gamelle familiale maintenant, et plus à la pâtée pour porcs », expliqua Miche avant de se faire claquer le dessus du crâne par Flaque, qui rectifia tout de suite : « Nous mangeons tous à la même gamelle ici et c’est un fait ; tu le sais très bien, Miche, alors ne fais pas croire le contraire.

— Non, mon amour, tu ne me feras jamais dire le contraire en ta présence », continua-t-il, ce qui lui valut une deuxième claque, plus appuyée.

Ils installèrent Umbo dans une chambre où ne dormaient jamais les clients. Une chambre à coucher plutôt petite, accolée à la leur. S’ils avaient eu des enfants, ils auraient dormi là, songea Umbo. Tout en se déshabillant, il se demanda si Flaque était encore en âge d’en avoir. Peut-être que l’un des deux était stérile ? Cette maison avait été bâtie avec l’idée d’en faire, en tout cas, aucun doute là-dessus. Quelle tristesse s’ils ne pouvaient pas, alors qu’il suffisait à un mufle comme son père de toucher une femme pour la mettre en cloque, et Dieu seul savait pourquoi la moindre d’entre elles l’avait jamais laissé faire.

Umbo venait tout juste de tomber dans les bras de Morphée lorsque Miche le réveilla, d’une légère secousse.

« Quoi ? murmura Umbo.

— Je sais que tu ne peux pas les voir, lui dit Miche. Mais est-ce vraiment important, si de toute façon, tu sais où ils sont ? »

Umbo était trop fatigué pour essayer de déchiffrer, et se rendormit dans la seconde. Mais lorsqu’il se réveilla au beau milieu de la nuit, la vessie pleine, les mots lui revinrent avec un sens plus clair. Il lui revint également à l’esprit qu’il s’était vu en rêve, et Rigg aussi. Dans son rêve, Rigg était resté debout de longues minutes à côté du coche, assez longtemps en tout cas pour pouvoir lui délivrer son message sans forcément le voir. Idem pour le message qu’il s’était remis à lui-même : la scène s’était déroulée dans la chambre de leur auberge, à O, lorsqu’il était couché dans son lit, une position fixe qui devait là encore lui permettre de se remettre son message sans se voir.

Complètement réveillé maintenant, Umbo essaya de se remémorer l’attitude de son double pendant sa visite. La tête penchée, il semblait fixer un point au sol plutôt que son interlocuteur – lui-même donc – couché dans le lit. Umbo avait alors pris cela pour de l’humilité ou de la timidité, mais peut-être fixait-il juste le vide tout en monologuant dans l’espoir de se faire entendre ?

Il avait pourtant réagi à sa question. Quoique… Sachant à l’avance que l’Umbo du passé allait la lui poser, peut-être l’avait-il juste anticipée.

Enfin soulagé – de la vessie –, Umbo repensa au souper et se mit en tête de descendre à la cuisine pour aller s’accélérer et voir si les versions attablées de lui-même, de Miche et de Flaque de la veille au soir lui apparaissaient. Mais comment faire, puisqu’il ne l’avait pas fait ? Il n’y avait eu aucune visite ni aucun message hier soir. Il faudrait penser à en laisser un ce soir.

À moins que Miche n’ait raison. Peut-être était-il tout à fait possible de porter un message dans le passé là où aucun n’avait jamais été reçu, et qu’ensuite seulement il serait reçu, et modifierait le futur de sorte que plus aucun message n’aurait besoin d’être délivré par la suite. Umbo doutait toutefois qu’une chose pareille fût possible. Il s’épuisa à essayer de trouver une logique là où il ne semblait y en avoir aucune, et s’endormit sitôt de retour sous les couvertures.

Le lendemain, il ne dit rien à Miche de ses rêves et de ses interrogations, et encore moins de ses plans. Il chipa dans l’après-midi un bout de pain et de fromage dans la cuisine, qu’il alla cacher dans sa chambre pour pouvoir sécher le repas du soir. Pour éviter de se perdre dans la question du « pouvait-il oui ou non délivrer un message dans le passé là où aucun n’avait jamais été reçu », il avait en effet décidé de ne pas être présent à l’endroit où son lui futur devait apparaître.

L’heure venue, il feignit une petite migraine qu’une bonne nuit de sommeil soignerait et monta dans sa chambre. Il mangea le pain, le fromage, regrettant de ne pas avoir monté un peu d’eau ou de bière légère. Il s’interdit cependant de quitter sa chambre tant que la maison n’était pas silencieuse. Une fois la nuit et le calme complets tombés, il se risqua hors de son lit, descendit une à une les marches à peine éclairées par la faible lueur des étoiles et de la lune argentée filtrant à travers fenêtres et lanterneaux, puis termina à tâtons dans le noir, dans le vestibule.

Il entra dans la petite pièce jouxtant la cuisine où Miche et Flaque avaient dû souper seuls – tard, comme toujours –, après le service des hôtes. Il trouva une pièce vide plongée dans l’obscurité, où dansaient quelques ombres vacillantes projetées par le feu dans la cheminée.

Ce n’est qu’alors, tout en se demandant où Miche et Flaque avaient bien pu s’asseoir, qu’il prit conscience des défauts de son plan. Car s’ils avaient vraiment reçu son message, ils se seraient précipités dans sa chambre pour le prévenir que tout avait fonctionné, qu’il ait été à table avec eux ou non.

À moins de leur avoir bien précisé de ne pas le faire. Voilà ce qu’il fallait leur dire : Allez vous coucher normalement et ne me réveillez que demain matin !

Ces petites contradictions résolues, Umbo s’enferma dans la pièce et, à voix basse, commença à se plonger dans sa transe. « Attendez demain matin pour me réveiller, s’il vous plaît », murmura-t-il d’un ton suppliant à la chaise vide en face de lui. Il répéta ensuite cette phrase, mais dans une transe qu’il espérait plus profonde. Puis il recommença, et recommença encore. À aucun moment il ne perçut la moindre trace ou présence, ni le moindre souffle de réponse. Mais il n’abdiqua pas, répétant à chaque niveau possible, en supposant que plus la transe était profonde, plus il reculait dans le temps.

Exténué, abruti par le manque de sommeil et par l’intensité de l’effort, il murmurait désormais plus par fatigue que par réelle volonté de discrétion. L’idée lui vint alors de décliner un message différent par niveau de transe, pour se rappeler plus facilement à quel niveau il leur était apparu. Il abandonna néanmoins rapidement cette idée. Comment en effet se rappeler à quelle « profondeur » était sa transe pour un message donné ?

Persuadé d’en avoir terminé, il se résolut à monter se coucher. Mais il n’en fit rien. Il s’attabla à sa place habituelle, se frotta les yeux et comprit, sans pour autant démêler le pourquoi du comment, qu’il avait échoué. Il avait parlé dans le vide.

Assis là, à demi endormi mais l’esprit encore tout à sa transe, il sombra – ou rêva de sombrer – à un niveau encore jamais atteint. Il prononça mécaniquement son message mais cette fois, ses deux amis apparurent, là, juste en face de lui, à l’autre bout de la table, et dans son rêve – si c’en était bien un – il pouvait sentir ses mains dans les leurs et entendre leurs paroles rassurantes : ils suivraient ses consignes.

« Soit, alors venez ici après la tombée de la nuit, leur demanda-t-il, venez me chercher pour me porter dans mon lit, car je tombe de fatigue. » À ces mots, il ferma les yeux et glissa, non dans un état de transe plus profond encore mais dans un sommeil tel qu’il tomba tête la première et s’endormit sur la table.

Quand il se réveilla, Flaque le secouait délicatement : « Réveille-toi, Umbo, monte te coucher, tu ne vas pas dormir assis à cette table, quand même ? »

Pendant un moment, Umbo y vit le signe que son rêve était devenu réalité. « Vous avez fait comme je vous ai demandé ! murmura-t-il, la voix enrouée de sommeil.

— On dirait une grenouille ! dit Flaque, amusée. Mon pauvre petit bonhomme, tu nous tiens là un bon rhume, ça dégouline de morve là-dedans. Quelle idée aussi de se promener dans une maison froide et de s’endormir sans couverture, presque nu comme un ver. »

Ils n’avaient reçu aucun message, pas le moindre.

Il faudra juste réessayer, pensa-t-il.

Mais le lendemain soir, il n’essaya rien du tout. Il sortait d’une journée dehors, non pas à s’entraîner à laisser des messages, mais à aider Miche à réparer des choses et d’autres autour de l’auberge, à rapporter du marché de quoi nourrir les clients de l’auberge, plus mille autres choses encore. En un mot, à faire tout ce qui pourrait le maintenir éveillé après sa petite nuit de la veille.

La dernière bouchée du dîner à peine avalée, il monta se coucher.

Cette nuit-là encore, il se réveilla secoué par les mains de Flaque.

Non. Les mains de Flaque et de Miche. Ils se tenaient là dans sa chambre et oui, c’était bien la même nuit – il le sut au bruit des clients provenant de la grande salle, qui massacraient quelques chansons de bon cœur, la voix chargée de bière.

« Tu l’as fait ! s’enthousiasmait Miche. Tu es apparu à notre table, juste en face, et tu as tendu les mains ! Nous avons touché tes mains, mon garçon. »

Umbo en frissonna de plaisir. « Qu’est-ce que j’ai dit ? Est-ce que je vous ai demandé de ne pas me réveiller ?

— Non, tu nous as demandé de te réveiller justement, et de te dire de monter te coucher.

— Mais non, dit Flaque.

— Mais comme tu étais déjà là – enfin, on pensait que tu étais là –, on est montés vérifier et on n’a pas pu se retenir de te réveiller et de te dire que ça avait marché ! »

En fait, rien n’avait marché. « J’ai laissé ce message la nuit dernière. C’est pour ça que vous m’avez retrouvé assis à la table de la cuisine. Donc je ne suis pas du tout allé dans le passé, mais dans le futur. D’une nuit. J’ai laissé la nuit dernière le message que vous avez eu ce soir. » Déçu, Umbo se roula dans ses couvertures et fixa le mur.

« Ne sois pas ridicule, dit Miche non sans affection. Tu appelles ça un échec ? Qu’est-ce qu’on en a à faire pour l’instant d’aller dans le futur ou dans le passé ? Tu t’es projeté à quelques heures dans le futur ? Très bien, tu as voyagé dans le temps, c’est ce qu’on voulait ! »

Présentés comme ça, les signes étaient plutôt encourageants, après tout. « Très bien, admit Umbo en se remettant sur le dos, les yeux toujours fermés. Tu m’as vu assis en face de vous, mains tendues. Je vois très bien de quel moment il s’agit. Je tombais de sommeil, j’étais si loin dans ma transe que je me sentais perdu, comme si je ne pourrais jamais retrouver la sortie. Je ne saurais dire exactement quand j’ai basculé de cet état dans le sommeil. Mais toutes mes autres tentatives ont échoué.

— Qui sait, ton spectre va peut-être venir nous faire la causette tous les soirs jusqu’à la fin de nos jours, sourit Flaque.

— Je dois apprendre à envoyer mes messages dans le passé, et au jour que je veux. »

Miche rigola. « Attends déjà d’être réveillé. Mais demain, on va te faire envoyer des messages jusqu’à ce qu’ils partent dans la bonne direction. Et si tu choisissais un endroit pour les écrire, dans la terre, par exemple ?

— Ça ne marchera jamais. Vous n’avez même pas entendu ma voix, c’est bien ça ? Vous n’avez fait que me voir.

— Et tenu tes mains aussi, ajouta Flaque. N’as-tu pas senti tes mains dans les nôtres ?

— Si, se rappela Umbo. Je pouvais sentir les odeurs de la cuisine aussi.

— Encore heureux, dit Miche. Tu y étais.

— Je veux dire, je pouvais sentir les odeurs comme si le dîner venait d’être servi. Elles me reviennent maintenant, comme si j’étais encore en plein rêve.

— Si tu as réussi à déterrer un certain sac avant de le remettre sans laisser de trace, c’est que tu dois pouvoir gratter un message dans la terre, Umbo, dit Miche.

— De quel sac tu parles ? l’interrogea Flaque.

— Du sac de pierres précieuses, précisa Miche. Après l’arrestation de Rigg, je suis retourné le chercher là où je l’avais caché. Mais il semblerait bien que le petit Umbo, ici présent, soit revenu du futur fouiller dans ma cachette pour en sortir la plus grosse.

— N’importe qui a pu faire ça, suggéra Flaque.

— N’importe qui aurait pris tout le sac, rétorqua Miche.

— Ça ne peut pas être moi, affirma Umbo d’une petite voix chagrinée. Je ne sais voyager que vers le futur. Ce qui est complètement inutile puisqu’on y va tous, dans le futur.

— Toutes ces histoires de fantômes, dit Flaque. Ce sont peut-être juste des gens comme toi. Ils se promènent dans la maison, et quand ils sont trop fatigués, ils s’assoient et hop, la petite transe dont tu parlais tout à l’heure et ils laissent accidentellement une image d’eux-mêmes – une image réelle même, puisqu’on peut parfois les toucher et les sentir – et des dizaines d’années plus tard, quelqu’un tombe sur eux, en train d’errer dans la maison. Peut-être qu’ils n’ont même pas conscience de ce qu’ils font.

— S’ils le font comme moi, dit Umbo, ils en ont conscience.

— Oh, parce que maintenant tu as conscience de ce que tu fais ? demanda Miche. Ce n’est pas toi tout à l’heure qui disais envoyer des messages dans le passé qui atterrissaient par erreur dans le futur ?

— Laisse-moi me rendormir maintenant, dit Umbo. Je suis tellement fatigué que je pourrais mourir sur place.

— Repenses-y une dernière fois avant de t’endormir, Umbo, dit Miche. Tu l’as fait. Tu as bel et bien voyagé dans le temps.

— Oui, je l’ai bel et bien fait », confirma Umbo avant de sombrer dans ses rêves, de son frère cette fois, en équilibre au bord d’un précipice.

Il sentit cette question brûlante se formuler dans la partie de son esprit consciente qu’il s’agissait d’un rêve : Pourquoi me serait-il impossible de retourner le sauver ? Si j’ai pu récupérer l’argent de Rigg, il me paraît normal de pouvoir aussi retourner parler à Kyokay et l’empêcher de tomber du haut des chutes, non ?

Peut-être l’ai-je fait, pensa-t-il, succombant à nouveau au sommeil. Peut-être l’ai-je fait, mais dans plusieurs années, quand je serai adulte. Peut-être même étais-je celui que Rigg a pensé heurter.

Impossible.

Si seulement.

Il se rendormit.

Загрузка...