Chapitre 12 Dans les fers

Le sacrifiable et les ordinateurs vinrent à bout des équations en une heure ou deux à peine. « Si vos hypothèses extravagantes et absolument invérifiables se révèlent exactes, dit le sacrifiable, alors oui, les toussotements de l’espace-temps ont pu permettre à dix-neuf versions de ce vaisseau de plonger via la contraction onze mille ans en arrière, à intervalles suffisamment réguliers pour ne pas se chevaucher, et donc pour ne pas se détruire entre elles.

— Ce qui voudrait dire non pas un, mais dix-neuf vaisseaux, matériel et équipage compris, dont mon sympathique second ici présent et moi-même, le pilote, en route pour notre objectif, prêts à le coloniser.

— Ou pas, émit le sympathique second.

— Oui, mais cette hypothèse me plaît tellement qu’elle ne peut qu’être vraie.

— Saupoudrer la réalité de métaphores n’en a jamais changé le cours, dit le sacrifiable.

— La réalité est parfois si élégante qu’elle en devient métaphorique, répliqua Ram.

— Supposons que vous ayez raison. Et alors ?

— Eh bien, je me sentirais soulagé, car je n’aurais plus à me soucier du sens de mes actes jusqu’à la fin de mes jours.

— Vous pourriez lire tous les livres que vous avez toujours rêvé de lire.

— Je pense que je n’aurais le temps de rien, dit Ram. Je ne pense pas survivre au moment où nous atteindrons cet endroit où le vaisseau a été construit. Seule la structure que nous voyons maintenant autour de nous se déplace à reculons dans le temps. Dès que nous atteindrons le lieu de sa création, elle disparaîtra.

— Soit, on débarquera.

— Et comment ? demanda Ram. Encore faudrait-il pouvoir monter à bord d’une navette qui nous ramènerait vers la Terre. Mais aucune navette ne se déplace dans la même direction que nous dans le temps.

— Aucune étoile non plus, commenta le sacrifiable. Et pourtant, nous continuons à les voir.

— Observation pertinente, nota Ram. Ne quittez surtout pas votre poste, et attendez de voir ce qui se passe.

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Poursuivre ce voyage jusqu’à trouver un moyen de communiquer avec les dix-neuf autres versions de moi-même qui remontent actuellement le temps à travers la contraction.

— Comment ? s’enquit le sacrifiable.

— En gravant un message dans le métal de ce vaisseau à un endroit où je suis sûr de le trouver, mais pas avant d’être sorti de la contraction.

— L’endroit n’y changera rien, le stoppa le sacrifiable. En arrivant pour graver votre message, il devrait déjà être là, or ce ne sera pas le cas, ce qui prouve bien que vous ne pouvez rien faire pour modifier les objets qui se déplacent normalement dans le temps.

— Je sais, dit Ram. C’est bien pour ça que c’est vous qui allez le faire.

— Ça n’y changera rien non plus.

— Les yeux fermés, précisa Ram. Ainsi, vous n’aurez aucun moyen de savoir à l’avance que ça n’a pas marché. »


* * *

Rigg et Aboyeur, liés l’un à l’autre par les poignets et les chevilles, étaient assis côte à côte sur leur tabouret respectif dans la cabine du capitaine, tandis que le bateau continuait à voguer vers la capitale. Le courant les portait, leur assurant une progression régulière sans les à-coups dus aux perches des bateliers. Tout juste une légère embardée lorsqu’ils poussaient pour éviter un obstacle – une barre, un banc, un îlot, un autre bateau. Incapables de voir quoi que ce soit et donc d’anticiper ces changements de cap, Rigg et Aboyeur se retrouvaient en tension permanente, parés chaque seconde à contrer le voisin ou leur propre chute.

Les premières heures, Aboyeur resta silencieux, ce qui ne dérangea pas Rigg outre mesure – il avait l’habitude de tenir sa langue et d’amener les autres à parler en premier. Et à en juger par la haine sourde qui se dégageait de la raideur de son corps et de son expression faciale, de son pouls, de sa chaleur bien qu’il soit encore trempé, quand Aboyeur ouvrirait la bouche, ce ne serait pas pour lui lancer des fleurs.

Mais peut-être pas dénué d’intérêt non plus. Le général, habitué à se maîtriser, ne dévoilait que ce qu’il voulait bien dévoiler la plupart du temps. Chez Aboyeur, à en juger par son nom, la maîtrise de soi n’était pas la qualité première ; excepté, peut-être, devant un supérieur hiérarchique. Il devait bien en avoir un minimum, sinon il ne serait pas officier.

Mais en manœuvrant bien, Rigg ne désespérait pas de lui soutirer quelques informations sur le général, par exemple, et sur ce qu’il avait dit, de vrai notamment. Ou à divulguer malgré lui un moyen d’évasion, qui pouvait toujours servir. Peut-être pouvait-il même en faire, sinon un allié, du moins un instrument.

Un soldat vint poser leur repas sur une table devant eux, mais trop loin pour qu’ils puissent s’en saisir. Rigg tendit le bras gauche et commença à tirer la table comme il put, attendant qu’Aboyeur fasse de même de son côté.

Coopérer semblait pire pour lui que de s’arracher une dent, mais après quelques secondes, nécessité dut faire loi dans son esprit car il finit par attraper la table de sa main droite et, ensemble, ils parvinrent à rapprocher les bols de soupe d’orge.

De la main gauche, Rigg se saisit de la cuillère posée à droite du sien. Aboyeur fit de même, de la main droite.

« Ça va être pratique, pesta Rigg. Je suis droitier. Manger la soupe de la main gauche sur un bateau qui n’arrête pas de tanguer, c’est un coup à s’en mettre partout. »

Rigg avait noté qu’Aboyeur était gaucher, il lui tendait une perche pour que tous deux en arrivent à la même conclusion. Mais l’officier préférait visiblement faire le parcours jusqu’à sa bouche sa cuillère tremblotante à la main, en arrosant la table et ses genoux au passage.

Rigg avait passé des journées entières avec Père à travailler sa mauvaise main pour devenir ambidextre – tirer à l’arc, nettoyer et écorcher les animaux, écrire. Il aurait pu manger proprement, mais décida de jouer avec Aboyeur à celui qui en mettrait le plus partout.

« Je suis sûr qu’ils ont fait exprès d’attacher votre main gauche à ma main droite, reprit Rigg, juste pour qu’on soit encore plus maladroits. »

Aboyeur ne lui adressa même pas un regard.

Rigg poursuivit son monologue entre deux bouchées : « Pour ce que ça vaut, mes amis et moi ne pensions absolument pas nous faire arrêter aujourd’hui, et s’ils vous ont jeté à l’eau, moi, je n’y suis pour rien. »

Aboyeur lui lança un regard furieux mais continua à se taire. Bien, le premier contact était établi. La suite viendrait d’elle-même.

« Donc vous ne me haïssez pas vraiment parce que vous êtes tout mouillé, mais à cause de celui que vous pensez que je suis. Sauf que je n’ai jamais prétendu être un autre que moi-même. »

Aboyeur laissa échapper un cri entre le rire et l’aboiement.

« Le seul parent que je connaisse est mon père, qui m’a élevé dans les bois. Il est mort il y a plusieurs mois, et m’a laissé…

— Épargne-moi cette histoire, tu veux, le coupa Aboyeur. Tu crois que tu vas nous la faire combien de fois celle-là ?

— Autant de fois qu’il faudra pour être cru.

— Je suis ici pour te tuer », lui apprit Aboyeur de but en blanc.

Rigg sentit un frisson lui parcourir l’échine. Aboyeur ne plaisantait pas. Voilà une information qui n’était pas dénuée d’intérêt, en effet.

« Très bien, dit Rigg, je ne peux vous en empêcher.

— Tu ne peux même pas me freiner. »

Rigg attendit.

« Eh bien ? demanda-t-il.

— Pas ici, rétorqua Aboyeur. Pas dans cette pièce. Après, ce serait la cour martiale et l’exécution, et l’affaire deviendrait publique. La rumeur circulerait qu’un officier du Général Citoyen a assassiné l’héritier légitime au titre de Roi en la Tente. Ce serait presque pire que de te laisser en vie.

— Donc, le général vous a donné l’ordre de…

— De rien du tout, l’interrompit Aboyeur. Je connais mon devoir, je n’ai pas besoin d’ordres. »

Le visage de l’homme n’avait rien perdu de sa haine. « Le devoir n’a rien à voir là-dedans. »

Aboyeur resta silencieux plusieurs secondes, puis ajouta : « Te tuer dépasse le simple devoir. Mais la manière, elle, sera celle d’un homme de devoir.

— Juste pour que je meure moins bête, reprit Rigg, me tuez-vous parce que vous pensez que je suis réellement le Sessamekesh ? Ou parce que vous pensez que je suis un imposteur ?

— Juste pour que tu meures moins bête, répliqua Aboyeur, on s’en fout.

— Mais votre haine à mon égard s’explique-t-elle par votre amour ou par votre dégoût pour la famille royale ?

— Que tu sois de la famille royale ou juste un imposteur, seul un retour de la monarchie te permettrait d’arriver à tes fins.

— Par dégoût donc… ça sent la vengeance personnelle.

— Mon arrière-grand-père était dans le commerce, un homme extrêmement riche et influent. Quelqu’un l’a accusé de violer les lois somptuaires. Il essayait soi-disant de se faire passer pour un seigneur. Vêtements de seigneur. Grands airs de seigneur.

— C’était un délit ?

— Pire que ça. Le chef d’inculpation retenu fut la trahison. Sous la monarchie, la loi voulait que chacun reste dans sa classe. Les commerçants ne pouvaient devenir chevaliers, les chevaliers ne pouvaient aspirer à la noblesse et la noblesse à la monarchie. Si mon arrière-grand-père avait été accusé de porter les armes d’un chevalier, il s’en serait tiré avec une grosse amende et à un an de résidence surveillée. Mais là, on l’accusait de vouloir faire comme les nobles, et donc de vouloir sauter deux classes d’un coup. La sentence fut la même que pour une tentative d’assassinat sur la reine. »

C’était la première fois que Rigg entendait parler d’un tel non-sens, mais il ne remettait pas en doute la parole d’Aboyeur. « La mort ?

— Une mort publique, longue et douloureuse, précisa Aboyeur. Il fut démembré, et ses morceaux donnés en pâture aux chiens de chasse de la cour royale sous les yeux de la Guilde des marchands. Sa famille fut dépossédée de tous ses biens et de ses vêtements, et jetée à la rue à la merci de tous, avec des pagnes et pardessus de mendiants pour seuls habits.

— C’est injuste, compatit Rigg.

— Après l’exécution de mon arrière-grand-père, son fils aîné, mon grand-père, fut assassiné par les hommes de main d’un marchand rival – celui qui avait dénoncé son père sans aucun doute. Sans protection, sans argent et sans le moindre bien, les femmes et les jeunes garçons de la famille n’auraient eu d’autre échappatoire que la prostitution, et les hommes, la servitude à vie dans les mines. Le Conseil révolutionnaire les a pris sous son aile. Mon père n’avait que neuf ans. Il a grandi fier de prouver chaque jour sa fidélité au Conseil. J’ai été élevé dans cet esprit de fidélité, que j’ai toujours en moi aujourd’hui. Je donnerais ma vie pour empêcher cette vermine royale d’infester à nouveau le Pays de Stashi. »

Le Pays de Stashi – le nom donné à la vallée et au delta de la Stashik, avant que les Sessamoto ne conquièrent ces terres depuis le nord-est et n’établissent leur empire. Rigg prenait conscience pour la première fois de l’extrême profondeur de la mémoire humaine, et de la persistance de la douleur malgré des événements survenus des décennies plus tôt.

— Je n’ai jamais…

— Je sais ce que tu vas me dire : tu n’as jamais fait de mal, ni à moi ni à personne d’autre. Mais si c’est toi qui tires les ficelles, peu importe le joueur que tu es, les individus prêts à traiter les plus faibles de la sorte sont aussi ceux qui vont t’utiliser pour prendre le pouvoir. Le Conseil est le pire gouvernement qui soit : corrompu, arbitraire, autocratique, fanatique. Cependant, de tous, c’est aussi le moins pire. Et ma famille lui doit d’être encore là.

— Bien sûr, tout cela est d’une logique implacable, admit Rigg. Si je dois mourir, autant que ce soit des mains de quelqu’un dont la famille a tout perdu à cause de gens que je n’ai jamais rencontrés, dont je n’ai jamais prétendu être proche et contre le comportement desquels je me révolterais également s’il s’avérait être celui que vous décrivez.

— Économise ta salive.

— Puis-je, à titre d’information, demander le nom de celui qui va me tuer ?

— Mon arrière-grand-père se nommait Talisco Clairax. Mon grand-père, Talisco également, et c’est aussi le prénom de mon père et le mien. Mais celui de Clairax nous a été retiré, pour celui d’“Urine”.

— Ce n’est pas possible, dit Rigg, incrédule.

— Beaucoup le portent à Aressa Sessamo, expliqua Aboyeur. On le donnait aux anciens prisonniers. Celui-ci ou d’autres, plus colorés et humiliants les uns que les autres. Après la Révolution, la plupart ont décidé de le garder, comme nous. Par fierté. Pour que je porte à nouveau celui de Clairax, il faudra que les membres de la famille royale soient tous morts jusqu’au dernier. Quoique… ta mort suffira peut-être à me convaincre.

— Et comment comptez-vous vous y prendre pour me tuer sans témoins ?

— Tu crois peut-être que je vais te le dire ? »

Déjà fait, pensa Rigg. Ton plan est de me tuer en évitant la cour martiale, il va donc falloir faire croire à un accident. Quelle meilleure preuve pour cela que de mourir avec moi ? La mort d’un homme de devoir. Faisons comme si de rien n’était.

Alors qu’ils finissaient leurs bols, sauçant le fond avec du pain frais de la ville, Rigg jeta un coup d’œil discret à la fermeture des menottes. De lourds anneaux plats métalliques cerclant leurs poignets et reliés par un simple verrou. Aisément crochetable – Rigg avait étudié ce modèle avec Père. Il avait certainement le même aux chevilles. Le plus délicat serait de l’atteindre avec de quoi l’ouvrir tout en se battant contre Aboyeur – enfin, Talisco.

« Tu es petit, lui avait appris Père, si tu caches bien ta hardiesse, personne ne s’en doutera. La plupart des adultes seront plus forts que toi, mais toi plus fort que ce qu’ils attendent d’un enfant. Ton premier coup devra aussi être ton dernier, car un même homme ne se laissera pas surprendre deux fois. »

Le manche de la cuillère, étroit, ferait office de crochet, s’il trouvait un moyen de l’escamoter. Quoi d’autre ? Sur les étagères, des crayons et des plumes, mais qui casseraient à coup sûr. Ce coupe-papier peut-être, mais aucune chance qu’on le laisse s’en approcher.

Alors que Rigg passait en revue ses habits pour y trouver quelque chose qui fasse l’affaire, Talisco hurla : « Fini de manger ! » Sa voix claqua comme un coup de fouet dans la pièce exiguë – son surnom lui allait comme un gant. « Débarrassez les bols avant que le garçon ne pique la cuillère pour crocheter les menottes ! »

Je me croyais plus discret, se dit Rigg. Ou alors, c’est le coup de la cuillère, trop connu.

La porte pivota et deux soldats entrèrent. Ils se postèrent de chaque côté de l’ouverture, le temps qu’un membre d’équipage débarrasse la table.

« Je dois me vider, dit Rigg.

— On t’apporte un pot, répondit l’un des soldats.

— Oh, non, je vais m’en mettre plein les mains », insista Rigg. Il tira sa chaîne à bout de bras. « Vous pensez sincèrement que je vais me jeter à l’eau attaché à lui ? Laissez-moi me soulager par-dessus le bastingage. »

Les soldats le regardèrent, puis suivirent le troisième homme à l’extérieur en verrouillant derrière eux.

« Alors ça y est, tu as trouvé comment j’allais te tuer, c’est ça ? demanda Talisco.

— Si tu veux me tuer, et toi avec, en sautant dans la rivière avec ces fers, ne te gêne pas. Mais si tu as l’intention de faire ça autrement et plus tard, j’aime autant mourir la vessie vide. »

Sa boucle de ceinturon, il ne voyait que ça – le métal de la tige tiendrait bon. Mais était-elle assez longue ? Et pourrait-il retirer son ceinturon d’une main ? Il voyait mal Talisco lui laisser les deux mains libres sous l’eau. Ensuite, il faudrait encore forcer le verrou sans le lâcher. Parce que au fond de la vase, adieu le ceinturon.

Les soldats refirent leur apparition quelques minutes plus tard. Ils laissèrent la porte ouverte en attendant dehors.

« Les honneurs dus à ton rang, tu vois, lui murmura Talisco alors qu’ils quittaient leurs tabourets. Tu es maître de tout désormais, même de ta propre mort. »

À peine la porte franchie, un soldat agrippa Rigg par son bras libre, tandis qu’un second faisait de même avec Talisco. D’autres veillaient sur les côtés. Il n’y aurait pas de seconde évasion.

Comme si je comptais quitter ce bateau, songea Rigg. Père m’a dit d’aller retrouver ma sœur, non ? Vous m’y emmenez tout droit. Le seul à qui je veux échapper, c’est à cet assassin. « Il veut me tuer, vous savez, souffla Rigg au soldat à ses côtés. Si on a un accident, ne vous posez pas de questions, c’est un meurtre. »

Le soldat ne dit rien et Talisco fut secoué d’un petit rire intérieur. « Tu crois sérieusement que je suis le seul à vouloir ta mort ? murmura-t-il.

— Hum, fit Rigg tout fort à l’intention de son garde du corps. Que suggérez-vous pour que je puisse déboutonner mon pantalon ? Si c’est pour me faire dessus, j’aurais pu rester à l’intérieur. »

En guise de réponse, le soldat – la poigne toujours ferme – tira avec autorité la main gauche de Rigg vers son entrejambe. Rigg glissa sa main sous sa surchemise et défit son ceinturon. Son pantalon était si large qu’il tomba d’un coup mais Rigg écarta les jambes pour l’arrêter à mi-cuisse.

« Il a même pas de fesses, se moqua l’un des bateliers.

— Suffit », gronda une voix que Rigg reconnut d’emblée. Le Général Citoyen avait fait le déplacement en personne pour assister au spectacle.

Le soldat chargé de Talisco lui demanda : « Et toi, t’as pas envie ?

— Non, pas besoin.

— Vas-y, c’est maintenant ou jamais. On va pas revenir toutes les cinq minutes.

— Pas besoin », répéta Talisco, moins fort mais plus grave. Le soldat n’insista pas.

Rigg tira de la main droite sur la chaîne, pour atteindre son entrecuisse. Talisco fit de même dans l’autre sens. « Avec la gauche !

— Je suis droitier, répliqua Rigg. Je ne sais pas viser de la gauche !

— C’est la rivière ! cria Talisco. Tu ne peux pas la rater !

— Je n’ai pas envie de m’en mettre plein les habits ! cria-t-il à son tour en grimpant d’une octave pour se donner une voix de petit garçon.

— Bâtard royal, grommela Talisco en relâchant sa tension sur la chaîne.

— Je te l’accorde », murmura Rigg en réponse tout en éclaboussant la main de Talisco d’un jet d’urine.

Aboyeur la dégagea d’un coup sec en rugissant comme une bête féroce.

Rigg profita de l’élan imprimé par le poignet de l’autre pour y ajouter sa propre force et envoyer les fers claquer comme un coup de massue contre son front. Le fameux effet de surprise enseigné par Père.

Estimant Talisco hors de combat, Rigg surjoua la perte d’équilibre en dégageant d’un grand coup d’épaule son bras gauche de la prise du soldat avant de se positionner derrière Talisco, toujours sonné, afin que personne ne le retienne. D’un second coup d’épaule – maquillé au mieux d’un « À l’aide ! » et de force moulinets de bras – il fit basculer Talisco par-dessus la rambarde avant de le suivre dans sa chute.

Rigg sentait toujours son pantalon, mais à ses chevilles maintenant. Pendant la chute, il se plia en deux pour attraper son ceinturon et au moment de pénétrer dans les eaux marron, il travaillait déjà le verrou des menottes avec la languette métallique.

Le poids des chaînes les fit plonger comme deux plombs. Rigg dégagea sa main droite des menottes avant qu’ils aient touché le fond puis, quelques secondes plus tard, ses chevilles.

Mais ce n’était pas fini. Son évasion n’avait rien à voir avec celle de Miche et d’Umbo. Il ne voulait pas non plus voir Talisco mourir – s’il pouvait le tirer de là, il avait peut-être du travail pour lui. Il continua à retenir son souffle, le temps de le dégager de ses entraves. Seuls leurs habits pouvaient encore les alourdir. Il quitta son pantalon en l’écrasant d’un pied. Il remonta ensuite l’homme inconscient à la force des jambes.

Arrivé à la surface, il reprit son souffle tout en s’efforçant de maintenir la tête de Talisco hors de l’eau. « À l’aide ! cria-t-il. Talisco se noie ! »

Le bateau faisait déjà machine arrière toute. Les rameurs redoublaient d’efforts pour remonter le courant. En quelques secondes, Rigg était à la coque, Talisco dans les bras. Le Général Citoyen ordonna sèchement de remonter le garçon et de laisser Talisco.

« Si je le lâche, il coule ! » les rudoya Rigg d’une voix autoritaire. Le résultat ne se fit pas attendre, soldats et hommes d’équipage lui obéirent instinctivement et le soulagèrent du poids de Talisco. Rigg remonta presque sans assistance puis suivit le hissage de Talisco par-dessus la rambarde jusqu’au pont, où il fut couché.

L’officier ne respirait plus.

« Ramenez ce garçon dans sa cabine ! ordonna le Général Citoyen.

— Pas tant que cet homme ne respirera pas ! » protesta Rigg. L’autorité du contrordre fit marquer aux soldats un temps d’arrêt. Rigg en profita pour se jeter sur le corps inconscient de Talisco et commença à pratiquer sur lui ce que Père avait appris à tous les enfants de Gué-de-la-Chute.

La méthode de réanimation des bateliers était différente : ils retournaient le noyé sur le ventre pour lui marteler le dos à coups de rame et de perche. Elle avait dû en sauver plus d’un, car c’était la seule à avoir encore cours sur la rivière. La plupart de ces hommes voyaient pour la première fois quelqu’un appuyer sur le torse d’un noyé pour le vider de son eau, puis approcher sa bouche de celle de la victime pour souffler dedans. Certains lui hurlaient de dégager la place pour pouvoir ressusciter Talisco à coups de rame.

La blessure sanguinolente sur le front de l’officier témoignait de la violence de l’impact causé par les chaînes. Rigg se demanda même s’il ne l’avait pas tué – ce qui n’aurait rien changé. Talisco vivant ou mort, l’histoire aurait retenu sa tentative de réanimation. Le coup à la tête serait attribué à un accident, dont il serait sorti entièrement blanchi, car qui irait imaginer un instant qu’un jeune jouvenceau puisse porter un coup fatal à un officier endurci de la République du Peuple ?

Et on aurait eu raison : Talisco était vivant. Après quelques compressions sur le torse seulement, il commença à toussoter, puis à cracher, et respira enfin, à un rythme rapide et saccadé.

« J’avais entendu parler de ce truc, affirma l’un des hommes sur le bateau.

— Pas moi, dit un autre.

— Tu peux nous apprendre, gamin ? » demanda un troisième.

Le Général Citoyen était de retour aux commandes, furieux, impatient – et pressé de le montrer. « Amenez ce garçon dans la cabine tout de suite ! » hurla-t-il à ses soldats. Cette fois, Rigg fit profil bas et se laissa à moitié emmener, à moitié traîner jusqu’à sa geôle.

Le général les suivit à l’intérieur et fit sortir ses hommes. Sans hausser le ton, il demanda à Rigg : « Par le Mur, que croyiez-vous faire exactement ?

— Pas m’échapper, en tout cas, dit Rigg.

— Ah non ? demanda Citoyen. Et à quoi jouez-vous ?

— Les derniers mots de mon père ont été de retrouver ma sœur. Si je suis bien Rigg Sessamekesh, ma sœur est donc Param Sissaminka, et je dois me rendre à Aressa Sessamo pour la rencontrer. Puisque vous y allez, je pensais vous accompagner. »

Le général l’attrapa par le col de sa chemise détrempée et colla sa bouche contre son oreille. « Qu’est-ce qui te fait croire qu’on va te laisser approcher la famille royale ?

— Mort, c’est sûr que j’aurai peu de chances. Mais il sera aussi difficile de faire croire à un accident après cette tentative manquée.

— Quelle tentative ? demanda Citoyen. J’étais là, n’oublie pas : c’est toi qui as tout manigancé, du début à la fin.

— Qui d’autre croira cette version ? » Rigg secoua la tête. « Talisco m’a confié vouloir me tuer en faisant croire à un accident. Il était même prêt à mourir en même temps pour vous convaincre. Je n’ai fait que précipiter les événements pour les retourner à mon propre avantage. »

Citoyen paraissait abasourdi. « Il vous a dit cela ?

— Il m’a parlé de devoir. Il avait cru voir dans le fait que vous nous aviez enchaînés tous les deux un ordre, celui de se racheter pour l’évasion de Miche et d’Umbo en me tuant, et lui avec.

— Jamais je n’ai donné un tel ordre, affirma Citoyen.

— Je n’en doute pas, reprit Rigg. Vous nous avez simplement fait menotter, il en a déduit le reste.

— Enfin, je n’aurais jamais pensé… Êtes-vous à ce point stupide ?

— Stupide comment, voulez-vous dire ? demanda Rigg. Je pense avoir fiait ce qu’il fallait. J’ai mis hors d’état de nuire un homme de deux fois mon poids et ma force, je l’ai libéré de ses chaînes et sauvé de la noyade.

— Quel comédien ! J’applaudirais volontiers, mais mes hommes dehors vont penser que je vous cogne.

— Vous soutenez peut-être la monarchie – celle des hommes, je veux dire – ou peut-être n’était-ce qu’un piège. Difficile de le savoir. Ce que je sais, en revanche, c’est que Talisco a voulu me tuer, ordre ou pas. Et je n’ai nullement l’intention de mourir avant de connaître ma sœur.

— Votre sœur, dit Citoyen. Et pas votre mère ?

— Mon père a mentionné une sœur. Jusqu’à preuve du contraire, Param Sissaminka n’est pas ma sœur et Hagia Sessamin n’est pas ma mère. Mais il m’a parlé d’une sœur à Aressa Sessamo, alors c’est là-bas que je vais. Si quoi que ce soit m’arrive à compter de maintenant, cette histoire de plongeon dans la rivière avec Talisco pourrait très bien être interprétée différemment. Comme votre première tentative pour me faire assassiner, par exemple.

— Ridicule, je n’ai jamais voulu vous faire assassiner. C’est vivant que je vous veux.

— Dans ce cas, évitez de me faire menotter à un antiroyaliste fanatique. »

Citoyen le relâcha et traversa la pièce tandis que le bateau faisait une embardée, les déséquilibrant tous les deux. « Vous avez ma parole que ça n’arrivera plus, le rassura Citoyen.

— Une fois là-bas, dit Rigg, introduisez-moi auprès de la famille royale. Alignez-nous côte à côte. Et s’il n’y a aucune ressemblance, alors vous tiendrez votre imposteur, que cela vous arrange ou non.

— Vous me prenez pour un idiot ? demanda Citoyen.

— Loin de moi cette idée.

— J’ai déjà vu votre père, mon garçon. Vous êtes son portrait craché. Et vous tenez de votre mère également. Suffisamment pour que tout le monde se rende compte au premier coup d’œil que vous êtes bien lui. »

Rigg ne prit même pas la peine de feindre l’indifférence.

« Se pourrait-il que mon père, enfin que celui que j’appelle mon père, se pourrait-il qu’il ait choisi un bébé en pensant qu’il pourrait un jour ressembler…

— Ce n’est pas d’une simple ressemblance que l’on parle ici. Ni d’une vague similitude. N’importe qui connaissant votre père saura immédiatement que vous êtes son fils. Vous n’êtes pas un imposteur, même si je me garderais bien de le dire à qui que ce soit sur ce bateau. C’est clair ? »

Rigg, transi, fut secoué d’un frisson. « Je suppose que vous allez m’interdire de sortir des vêtements secs qui ne m’appartiennent plus d’un des coffres qui n’est pas à moi ? »

Citoyen soupira. « Comme je vous l’ai déjà dit, aucun verdict officiel n’a encore été rendu. Vous avez le libre usage des biens achetés à O. Je vous fais envoyer des habits secs. Mais aucune ceinture.

— Je n’en ai plus besoin, si vous m’évitez les menottes. »

Citoyen s’avança de la porte, raide comme un piquet, puis marqua une pause. « Je vous fais également envoyer un pot. Vous y ferez vos besoins, jusqu’à destination. »

Rigg sourit. « Je vous le répète, général. Mon objectif est Aressa Sessamo, et c’est avec vous que je veux y arriver. Si je dois quitter ce bateau avant, ce sera mort.

— Je vous crois, dit le général. Mais ne bougez pas d’ici, ou d’autres prétendants à votre assassinat pourraient vouloir vous mettre la main dessus.

— Qu’allez-vous faire de Talisco ? s’enquit Rigg.

— Le pendre, très certainement, répondit Citoyen.

— Ne faites pas cela, supplia Rigg. J’aurais l’impression que tous mes efforts pour le sauver ont été vains.

— N’attendez aucune reconnaissance de sa part, dit Citoyen.

— Qu’il se tue lui-même s’il veut. Mais je ne veux pas de son sang sur mes mains – ni sur les vôtres à cause d’une affaire me concernant. Rappelez-vous ce que vous avez vu, monsieur. Il n’a jamais fait signe de vouloir me tuer, même s’il comptait le faire plus tard. Il n’est coupable d’aucun crime.

— Si, d’avoir agi stupidement sous mon commandement, contra Citoyen.

— Ma parole, dit Rigg. On condamne encore à mort pour ça, de nos jours ? »

Citoyen lui tourna le dos et toqua deux fois à la porte. Elle s’ouvrit, il sortit. La porte fut refermée derrière lui et verrouillée.

Rigg retira ses habits gorgés d’eau, s’enroula dans une couverture puis s’allongea à même le sol en chien de fusil, le corps tremblant. Il prenait enfin conscience de ses actes et de ce que la réussite, comme la vie, ne tenait qu’à un fil, et il se mit à sangloter de peur.

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