Orson Scott Card Pisteur Livre 1. Partie 1

Chapitre 1 Si un arbre tombe

Sauver l’humanité peut vite tourner à la course effrénée. Ou à la corvée. Tout dépend à quelle étape on intervient.


* * *

Rigg et Père posaient généralement les pièges ensemble car, des deux, c’était Rigg qui avait le truc pour repérer les traces des proies traquées.

Les yeux de Père y étaient insensibles – jamais il n’avait su percevoir ces fines traînées scintillantes qui zébraient l’air au passage des êtres vivants. Pour Rigg, elles avaient toujours fait partie du paysage. Bleu éclatant pour les plus fraîches, vertes ensuite, puis jaunes, avant de virer au rouge pour les plus anciennes.

Tout petit déjà, il en avait saisi la signification, car tout le monde en laissait dans son sillage. À leur couleur s’ajoutait une signature, que Rigg avait appris à déchiffrer au fil des ans. D’un coup d’œil, il pouvait ainsi distinguer l’homme de l’animal, une espèce d’une autre. En se concentrant bien, il pouvait même les isoler pour n’en suivre qu’une en particulier, humaine ou animale.

Une fois, au cours de l’une de ses premières traques avec Père, il avait commis l’erreur d’en choisir une d’un vert douteux. À l’autre extrémité les attendaient quelques vieux os éparpillés, restes d’une carcasse disputée par des prédateurs des mois auparavant.

Père ne lui en avait pas voulu. Il s’en était même amusé : « Il nous faut des animaux à la peau encore fraîche, lui avait-il dit. Avec un peu de viande dessus pour notre repas. Ceux-ci iraient très bien dans ma collection d’os… si j’en faisais une, bien sûr. Ne t’inquiète pas, Rigg, ce n’est pas grave. »

Père n’émettait jamais la moindre critique sur ses dons de pisteur. Il les acceptait et encourageait même Rigg à les travailler. Mais gare à lui s’il commençait à parler à tort et à travers, au risque d’éveiller les soupçons sur ce talent un peu particulier. Intransigeant, Père lui faisait vite comprendre de se taire.

« C’est ta vie, le prévenait-il. Certains seraient prêts à te tuer pour ça. Ou à t’enlever loin de moi, t’emmener vivre dans un endroit sordide et te demander de suivre des pistes, afin d’assassiner ceux qui se trouvent à l’autre bout. » Et pour s’assurer que Rigg avait bien compris qu’il ne s’agissait pas d’un jeu, il ajoutait : « Et à l’autre bout, ce ne seront pas des animaux, Rigg. Tu serais complice de leurs meurtres. »

Père n’aurait peut-être pas dû. Ces paroles hantèrent Rigg pendant des mois – et pas seulement la nuit. Il se sentit incroyablement puissant, que son talent puisse en aider d’autres à poursuivre des criminels et des hors-la-loi !

Mais tout cela remontait à son enfance – à ses sept ou huit ans. Aujourd’hui, il en avait treize, sa voix commençait à muer et Père ne manquait jamais une occasion de l’instruire sur la gent féminine. Les femmes adorent ceci, détestent cela, jamais elles ne prendront pour mari un jeune homme qui a fait ceci ou oublié de faire cela. « Se laver, c’est le plus important, insistait Père. Pour ne pas sentir mauvais. Les filles, les garçons qui puent, ce n’est pas leur truc.

— Mais c’est froid, avait protesté Rigg un jour. Je me laverai plus tard, juste avant de rentrer à la maison.

— À partir d’aujourd’hui, c’est un bain par jour, lui avait annoncé Père. Moi non plus je n’aime pas les garçons qui puent. »

Mon œil, se disait Rigg. Les fourrures prises sur les animaux puaient autrement que lui. À dire vrai, la puanteur des peaux de bêtes était la principale odeur de Rigg ; elle s’accrochait à ses habits et à ses cheveux comme des bogues de châtaignes. Mais Rigg ne releva pas. Cela ne servait à rien.

Le matin, avant de se séparer, ils avaient parlé tout en marchant dans les bois. Père encourageait les discussions. « On n’est pas des chasseurs, on est des trappeurs, précisait-il. Peu importe que les animaux nous échappent maintenant, on les aura plus tard, quand ils ne pourront ni nous voir, ni nous entendre et encore moins nous sentir. »

Il aimait profiter de ces longs trajets pour jouer les professeurs. « Je diagnostique un cas grave d’ignorance, mon garçon, le taquinait-il. Je vais devoir doublement m’employer à soigner cela, car il semble que plus je t’en apprends, et plus tu deviens ignorant.

— Je sais déjà tout ce que je dois savoir, plaidait Rigg. Tu m’apprends plein de choses bizarres sans rapport avec notre manière de vivre. Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, de l’astronomie, des banques ou de toutes ces langues que tu me fais parler ? Je trouve la piste des animaux, on les capture, on vend les fourrures et ça, je sais le faire les yeux fermés. »

Ce à quoi Père ne manquait jamais de rétorquer :

« Mesures-tu un peu l’étendue de ton ignorance ? Tu ne sais même pas pourquoi tu dois apprendre ce que tu ignores encore aujourd’hui.

— Dis-le-moi alors, répondait Rigg.

— Je pourrais, mais tu es encore trop ignorant pour saisir les raisons profondes qui me poussent à considérer ton ignorance comme un mal incurable. Il me faut poursuivre ton éducation, et ensuite seulement tu comprendras pourquoi je me donne tant de mal pour te tanner le cerveau. » C’était ainsi qu’il définissait ces sessions d’apprentissage : un tannage de cerveau.

La traque du jour concernait une pinche insaisissable, dont la peau épaisse et magnifiquement colorée valait à elle seule celles de dix loutres. Profitant d’une courte accalmie dans le flot ininterrompu des paroles de Père, très certainement occupé à réfléchir au prochain exercice à lui soumettre (du genre : « Soit une clôture de cinq coudées de hauteur et de soixante toises de longueur, combien de pieds de planches de quatre pouces faut-il acheter à la scierie pour sa construction, sachant que celles-ci ne sont disponibles qu’en largeur de dix ou de sept coudées ? » Réponse : « À quoi bon construire une clôture de cinq coudées de haut, que n’importe quel animal pourra escalader, franchir d’un bond ou abattre d’un coup de patte ? » S’ensuivait généralement une petite calotte à l’arrière du crâne et une invitation à résoudre quand même le problème), Rigg se mit à parler de tout et de rien.

« J’adore l’automne, lança-t-il. Je sais, c’est une saison qui annonce l’hiver, mais sans hiver les gens n’auraient pas besoin de nos fourrures, alors ça ne me dérange pas. Les teintes des feuilles avant leur chute, leur crissement sous nos pas une fois au sol. Le monde entier est différent.

— Le monde entier ? l’interrompit Père. On ne t’a jamais dit que dans la moitié sud de notre planète, il n’y a même pas d’automne ?

— Oui, je sais cela, répliqua Rigg.

— Et même dans notre hémisphère, l’automne n’existe pas à proximité des tropiques et les feuilles ne tombent jamais, sauf en altitude, comme ici. Et dans le Grand Nord, il n’y a tout simplement pas d’arbres, juste de la toundra et de la glace, donc les feuilles ne tombent pas. Le monde entier ! Parle plutôt du petit coin de monde riquiqui que tu as vu de tes petits yeux ignorants.

— Je parle du seul monde que j’ai eu la chance de voir, se défendit Rigg. Si je ne connais pas le reste, c’est ta faute.

— Mais tu connais le reste, tu ne l’as pas vu, c’est tout. Je t’en ai très certainement déjà parlé.

— Ça oui, Père, j’ai toutes sortes de listes en mémoire dans un coin de ma tête. Mais ma question est la suivante : comment connais-tu toutes ces choses sur des parties du monde situées au-delà du Mur, et donc que personne n’a jamais pu voir ? »

Père haussa les épaules : « Je sais tout.

— Un certain professeur m’a appris un jour qu’il n’y a pire imbécile que celui qui ignore son ignorance. » Rigg adorait ce petit jeu, notamment parce que Père finissait toujours par perdre patience et par lui intimer de se taire, un aveu implicite de défaite.

« Je sais que je sais tout car il n’est pas une question à laquelle je ne puisse répondre.

— Excellent, se réjouit Rigg. Alors réponds à celle-ci : connais-tu les réponses aux questions que tu ne t’es pas encore posées ?

— Je me suis déjà posé toutes les questions, répliqua Père.

— Cela signifie seulement que tu as arrêté de t’en poser de nouvelles.

— Mais il n’existe aucune nouvelle question.

— Quelle est la prochaine question que je vais te poser alors ? »

Père prit la mouche. « Toutes les questions concernant le futur sont sans intérêt. Je sais tout ce qu’il y a à savoir.

— C’est bien ce que je pensais. Tu prétends tout savoir sur tout, mais en fait, c’est du vent.

— Attention, pèse bien tes mots quand tu t’adresses à ton père et professeur.

— Je les ai pesés avec la plus extrême précision, continua Rigg en écho à l’une des phrases préférées de Père. Seules importent les informations qui nous aident à prévoir avec exactitude le futur. » Rigg se prit les jambes dans une branche basse. Ce n’était pas la première fois. Il était obligé de garder le nez en l’air pour ne pas perdre de vue la pinche, qui avait sauté de branche en branche. « Elle a traversé le ruisseau », dit-il avant de descendre vers la rive.

Le temps de franchir le cours d’eau, la conversation avait repris de plus belle.

« Puisqu’il est impossible de savoir quelle information servira à l’avenir, l’important est de tout apprendre du passé. C’est ce que je fais, poursuivit Père.

— Ce n’est pas parce que l’on connaît tous les types de temps possibles et imaginables qu’un phénomène complètement inconnu ne peut pas survenir, suggéra Rigg, ou que l’on sait s’il fera beau demain. Tu m’as tout l’air d’être à peu près aussi ignorant que moi.

— Suffit », décréta Père.

Gagné, jubila Rigg.

Quelques minutes plus tard, la trace de la pinche filait droit dans les airs. « Un aigle l’a eue, bougonna Rigg. Et bien avant qu’on ne commence seulement à suivre sa piste. C’est du passé ça, alors tu devais bien le savoir, non ? »

Père ne prit pas la peine de répondre. Il laissa Rigg remonter la berge en tête, puis les mener à travers bois jusqu’à leur point de départ. « Tu sais poser les pièges aussi bien que moi, ou presque, lui dit-il une fois arrivés. Alors vas-y. Retrouve-moi ensuite.

— C’est impossible, répondit Rigg. Tu le sais bien.

— Non, j’ignore une telle chose. Personne ne peut savoir ce qui est faux. On peut juste y croire jusqu’à avoir la preuve du contraire.

— Je ne peux voir ta trace, poursuivit Rigg, parce que tu es mon père.

— C’est vrai que je suis ton père, et vrai aussi que tu ne peux voir ma trace, mais qu’est-ce qui te fait croire que les deux sont liés ?

— L’inverse ne fonctionne pas : tu ne peux pas être mon père parce que je ne peux voir ta trace.

— As-tu d’autres pères ?

— Non.

— Connais-tu d’autres traqueurs tels que toi ?

— Non.

— Tu n’as donc aucun moyen de savoir s’il t’est possible de suivre la trace de tes autres pères, puisque tu n’en as pas. Et tu ne peux pas non plus demander à d’autres pisteurs s’ils sont capables de suivre celle des leurs, parce que tu n’en connais pas. Ce qui ne t’avance pas beaucoup pour comprendre pourquoi tu ne peux pas me suivre.

— Est-ce que je peux aller me coucher maintenant ? demanda Rigg. Je suis trop fatigué pour continuer.

— La pauvre petite cervelle de moineau, le piqua Père. Comment peut-elle se fatiguer aussi vite, cela restera à jamais un mystère, vu que tu ne l’utilises jamais. Comment me trouveras-tu à ton avis ? Avec tes yeux et ton cerveau, et non avec ton don extraordinaire. Tu repéreras mes empreintes, les branches cassées.

— Mais tu ne laisses jamais aucune empreinte et ne casses jamais aucune branche, à moins de le faire exprès, dit Rigg.

— Ah, poursuivit Père, tu es meilleur observateur que je ne pensais, finalement. Mais puisque je t’ai demandé de venir me retrouver après la pose des pièges, peut-être faut-il en déduire que je ferai tout pour te faciliter la tâche, non ? En laissant des empreintes et en cassant des branches, par exemple ?

— N’oublie pas de péter tous les dix pas aussi, suggéra Rigg, que je puisse te suivre à l’odeur.

— Et toi, pense à me ramener un joli gourdin pour que je te chauffe les fesses à ton retour, petit insolent. Maintenant file et termine avant que la chaleur ne devienne insupportable.

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Ce que j’ai à faire, éluda Père. Tu le sauras le moment venu. »

Et ils se quittèrent.

Rigg posa les pièges avec application, bien conscient qu’il s’agissait d’un test. Tout était prétexte au test. Ou à la leçon. Ou encore à la punition, dont il devait tirer une leçon, sur laquelle il serait testé plus tard et qui donnerait lieu à une punition s’il échouait.

Je rêve d’une journée, une toute petite journée, sans test ni leçon ni punition. Une journée pour être juste moi et non ce que Père rêve de faire de moi, un grand homme. Qu’est-ce que j’en ai à faire moi, d’être un grand homme ? C’est Rigg que je veux être.

Même en s’appliquant de son mieux, posant un piège par bête, toujours le long des pistes les plus fréquentées, il ne lui fallut pas si longtemps pour en faire le tour. Il en profita pour se désaltérer, se soulager la vessie et les intestins, profitant au passage d’un autre bienfait de l’automne – les feuilles mortes. Puis il remonta sa propre piste jusqu’à la clairière où ils s’étaient séparés.

Impossible de savoir où Père était passé. Rigg l’avait bien vu partir mais, après plusieurs mètres dans la même direction, il dut se rendre à l’évidence : Père n’avait pas laissé la moindre empreinte ni cassé la moindre branche. Il semblait s’être volatilisé.

Bien sûr, songea Rigg. C’est un test.

Il marqua une pause et réfléchit. Peut-être veut-il simplement que je continue par-là, et qu’il n’a laissé son premier indice que bien plus loin. Une leçon de patience et de confiance, en quelque sorte.

Ou alors… Père a peut-être attendu de disparaître de mon champ de vision pour rebrousser chemin et repartir dans une tout autre direction, en marquant bien sa trace, mais il n’y a qu’en marchant à l’aveuglette que je tomberai dessus…

Bien entendu, après une heure à rayonner dans tous les sens, Rigg n’était pas plus avancé. Trop facile.

Il prit à nouveau le temps de la réflexion. Père a listé tous les indices possibles, c’est donc qu’il ne va laisser aucun de ceux-là. À moi de faire preuve de créativité et d’en imaginer d’autres.

Se rappelant sa blague un peu lourde sur les pets, il se mit à renifler l’air tel un limier, mais son flair à lui était bien incapable de repérer quoi que ce soit. Encore raté.

La vue et l’odorat n’avaient rien donné. Le goût semblait grotesque. Père avait-il décidé de mettre son ouïe à l’épreuve ?

Rigg décida d’essayer. Il demeura le plus immobile possible pour pouvoir s’imprégner des bruits de la forêt. Ce n’était pas qu’une question d’immobilité physique. Il lui fallait atteindre calme et concentration, de manière à pouvoir classer un à un dans son esprit chaque son perçu. D’abord prendre conscience de sa propre respiration, en faire abstraction, puis s’attarder sur les bruits environnants – les pas précipités d’une souris, les bonds aériens d’un écureuil, les couacs des oiseaux, les grattements d’une taupe.

Et au milieu de tout cela, il l’entendit. Au loin. Une voix. Une voix humaine. Aux mots incompréhensibles. Celle de Père ? Difficile à déterminer. Devinant son origine approximative, il se mit en route dans cette direction, remontant d’un pas rapide une trouée pratiquée par les cerfs, pour aller plus vite. Une butte sur la gauche pouvait bloquer le son, il préféra la franchir. Il savait aussi qu’un ruisseau courait sur sa droite, et qu’en s’en approchant trop, le bruissement de l’eau risquait de couvrir la voix.

Il marqua un arrêt, se figea à nouveau. Tout doute s’envola ; cette voix était bien celle de Père. La direction aussi se confirmait.

Il fallut deux nouveaux arrêts à Rigg pour la percevoir suffisamment nettement pour rejoindre Père d’une traite. Il déboucha à sa source, une clairière encombrée en son milieu d’un gros arbre. Fraîchement tombé, d’après sa trace bleue étincelante. Celles des plantes étaient rares, autant que pouvaient l’être leurs mouvements – tout au plus quelques ondulations et courbettes sous la brise. Mais la chute de cet arbre remontait à quelques heures à peine. Elle avait fendu l’air d’une entaille éclatante.

Aucun signe de Père.

« Où es-tu ? » demanda-t-il.

Il s’attendait à quelque remarque grinçante en retour, doublée d’une bonne leçon, mais non. « Reste là, Rigg. Tu m’as trouvé, lui répondit-il simplement.

— Non, pas encore, Père.

— Tu es arrivé où tu devais arriver. Ouvre bien grandes tes oreilles. Ne t’approche pas plus.

— Vu que je ne sais même pas où tu es…

— Tais-toi », le coupa Père.

Rigg se tut et écouta.

« Je suis coincé sous cet arbre », continua Père.

Rigg hurla et fit un pas en direction du tronc.

« Stop ! » lui cria Père.

Rigg s’arrêta.

« Regarde sa taille, dit Père. Tu ne pourras pas le soulever. Ni même le bouger.

— Mais avec un levier, je pourrais…

— Tu ne pourrais rien du tout. J’ai le ventre transpercé par deux de ses branches. »

Rigg hurla, imaginant la douleur de Père, saisi de peur à l’idée de sa blessure. Père n’était jamais malade, et encore moins blessé.

« Le moindre mouvement et je suis mort, Rigg. T’appeler m’a vidé de mes forces. Maintenant écoute et ne me fais pas perdre ce qu’il me reste de vie à discuter.

— Je t’écoute, dit Rigg.

— D’abord, promets-moi solennellement de ne pas essayer de voir mon corps, ni maintenant ni après ma mort. Je ne veux pas que cette terrible image de moi hante ta mémoire. »

Cela ne peut être pire que ce que j’imagine, se dit Rigg. Puis il répondit à Père en silence : Il t’est impossible de savoir ce qui, de ton imagination ou de la réalité, est le pire. Moi, la réalité, je l’ai en face, toi non, alors… tais-toi.

« Je n’en reviens pas que tu n’aies pas discuté ce point, dit Père.

— Je l’ai discuté, répondit Rigg. Tu ne m’as pas entendu, c’est tout.

— Parfait, continua Père. Ta promesse.

— Je promets.

— C’est un peu court. Mot pour mot. »

Obéir exigea de Rigg les plus grands efforts. « Je fais la promesse solennelle de ne pas essayer de te voir, ni maintenant ni plus tard, quand tu seras mort.

— Seras-tu capable de tenir parole, même à un homme mort ? demanda Père.

— Je vois où tu veux en venir et je suis d’accord avec ça, dit Rigg. Si horrible soit ce que j’imagine, cela ne restera jamais qu’une vue de mon esprit. Alors que si je vois la réalité en face, même si elle n’est pas aussi affreuse que ce que j’imagine, je saurai quelle est bien réelle. Elle restera pour toujours dans ma mémoire et non dans mon imaginaire, et ce sera bien pire.

— Puisque tu es d’accord avec ça, continua Père, ton penchant naturel va donc t’amener à m’obéir et à tenir ta promesse.

— Je crois qu’on a fait le tour de la question, répliqua Rigg, empruntant une formule que Père utilisait souvent pour dire : Puisqu’on se comprend, passons à autre chose.

— Retourne à ton point de départ, lui demanda Père. Attends le lever du jour et fais la tournée des pièges. Fais tout ce qui doit être fait, assure-toi de n’en oublier aucun, puis dépose les peaux dans notre cache. Ensuite, rassemble toutes les peaux et apporte-les au village. Le fardeau sera lourd, mais tu y arriveras, même si tu n’es encore qu’un enfant. Fais des pauses. Rien ne presse.

— J’ai compris, répondit Rigg.

— T’ai-je demandé si tu avais compris ? Bien sûr que tu as compris. Ne me fais pas perdre mon temps. »

Entre mes trois mots et tes trois phrases, on se demande qui perd le plus de temps, répondit Rigg en silence.

« Tire des peaux autant que tu peux avant de prévenir quiconque de ma mort. Personne ne prendra le risque de t’arnaquer si on s’attend à me voir revenir faire les comptes. »

Rigg resta silencieux mais continua le dialogue seul, dans sa tête. Je connais mon travail, Père. Tu m’as appris à négocier, et tu me sais dur en affaires.

« Ensuite, pars retrouver ta sœur, dit Père.

— Ma sœur ! s’étrangla Rigg.

— Elle vit avec ta mère, poursuivit Père.

— Ma mère est vivante ? Comment s’appelle-t-elle ? Où vit-elle ?

— Nox te le dira. »

Nox ? La femme qui tenait la pension familiale où ils s’arrêtaient parfois ? Enfant, Rigg avait bien imaginé qu’elle pouvait être sa mère, mais pas longtemps. Apparemment, Père lui faisait plus confiance qu’à son propre fils. « Toi dis-moi ! Pourquoi m’avoir fait croire que ma mère était morte ? Et ma sœur… pourquoi ce secret ? Pourquoi n’ai-je jamais vu ma mère ? »

Aucune réponse.

« Père, je t’en prie ! hurla Rigg. Parle-moi encore ! Ne me punis pas comme ça ! Parle-moi ! »

Aucune réponse.

Rigg organisa ses pensées comme il savait que Père l’aurait voulu. Et dit exactement ce qu’il savait qu’il aurait voulu entendre.

« J’ignore si tu me punis de ton silence ou si tu es déjà mort. J’ai fait une promesse et je la tiendrai. Je vais donc partir maintenant et suivre tes instructions. Si tu vis encore et que tu as encore quelque chose à me dire, dis-le maintenant, parle maintenant, parle maintenant, s’il te plaît, » Il se tut. Si Père était encore en vie, il n’aurait pas aimé entendre les sanglots de Rigg.

S’il te plaît, l’implora-t-il, en pleurs.

« Je t’aime, Père. Tu me manqueras pour toujours. Je le sais. »

Si Père ne répondait rien à cela, il ne répondrait plus jamais rien.

Aucune réponse ne vint.

Rigg se retourna sans un regard en arrière et suivit sa propre trace, encore lumineuse, parmi les arbres et les sous-bois, le long de la trouée des cerfs, jusqu’au dernier endroit où il avait vu son père vivant.

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