Cosmodrome numéro 7. Le grand jour était arrivé. Le jour du grand voyage. Un voyage que Kennedy redoutait. Les réacteurs soufflaient un vent chaud sur la vaste plaine aride du New Jersey, où se tenait, solitaire, le vaisseau spatial. On eût dit une longue aiguille luisante. Kennedy se tenait délibérément à l’écart du petit groupe de collègues venus l’accompagner. Lugubre, il fixait l’engin qui, bientôt, l’emmènerait dans l’espace en pensant au dernier voyage… à la mort! Watsinski, Spalding, Cameron et Marge étaient en grande conversation. Ils avaient, pour Kennedy, des gueules de conspirateurs. Silencieux, il jetait de temps en temps un regard soupçonneux autour de lui, s’étonnant de la désinvolture avec laquelle le groupe semblait prendre cet événement capital. Watsinski expliquait, sur un ton dégagé:
— Mais il ne risque rien! Ça fait bien un demi-siècle que les voyages spatiaux ne relèvent plus de l’aventure…
Spalding renchérit:
— C’est hallucinant, les progrès réalisés dans ce domaine en cinquante ans! Quand on pense qu’il y a une colonie sur la planète Luna! J’ai toujours dit que les engins spatiaux étaient plus sûrs que les bagnoles!
Marge intervint sans inquiétude réelle:
— Sauf quand ça foire comme ça a été le cas avec les expéditions sur Vénus et sur Mars. Ça a failli tourner au cauchemar!
Cameron haussa les épaules:
— C’est pas un argument, ça! Les gens conduisent chaque jour, malgré les accidents de la route!
Au sol, les vérifications techniques précédant le décollage avaient commencé. L’on chargeait les provisions et le courrier destinés aux chercheurs postés là-haut. Rien à voir avec les télégrammes bidons que Kennedy avait vus à la foire des vacances mondiales. Ici, tout était sérieux; grave; solennel. Un jeune homme dégingandé, en combinaison ample, s’approcha du groupe et demanda:
— Où est M. Kennedy?
Celui-ci s’avança, prit la main que lui tendait le jeune homme qui dit:
— Charles Sizer! Médecin de bord! Suivez-moi, je vous prie.
Kennedy consulta sa montre et protesta, visiblement alarmé:
— Déjà? On ne décolle que dans une heure!
— Oui, mais il faut tout de même un minimum de préparation. Ce n’est pas un voyage ordinaire, quoi qu’on en dise.
À ces mots, le visage de Kennedy s’assombrit. Sizer s’empressa de rectifier:
— C’est un peu plus mouvementé qu’un Paris-New York en avion, mais ce n’est pas la mort. Allons, venez! Le temps presse!
La mort dans l’âme, Kennedy se tourna vers ses amis et annonça avec un geste d’impuissance:
— Ben… je crois qu’il va falloir y aller.
Il marqua une courte pause, tendit maladroitement la main à Marge et bégaya:
— Je peux t’embrasser?
Celle-ci lui tendit la joue et murmura:
— Je suis désolée, Ted.
Kennedy ne comprit pas ce qu’elle voulait dire. Mais ce n’était pas le moment de poser des questions. Sizer était déjà sur la passerelle. Kennedy le rejoignit à grands pas et s’engouffra dans la cabine sans se retourner. D’un coup d’œil sur les lieux, il comprit que le voyage serait plutôt morne. La cabine était faiblement éclairée. On eût dit un boyau métallique étroit, austère. Aucune note de gaieté dans ce décor strictement fonctionnel. Dans l’habitacle, deux hommes manipulaient un tableau de bord complexe où clignotaient de nombreux voyants.
Sizer désigna un hamac suspendu à des poutrelles, près d’un hublot, et ironisa:
— Votre chambre, monsieur. Grimpez là-dessus, j’arrive!
Il revint peu après avec un verre d’eau et une pilule bleuâtre qu’il tendit à Kennedy:
— Buvez!
Une lueur de méfiance passa dans les yeux de Kennedy. Il regarda le verre, puis le comprimé et s’enquit sur un ton peu rassuré:
— Qu’est-ce que c’est?
Le médecin sourit:
— Faites pas cette tête! Ce n’est qu’un somnifère pour vous aider à supporter l’accélération fulgurante du décollage. Allons, buvez!
Il s’exécuta, s’attendant presque à tomber comme une masse sitôt la pilule absorbée; retint vivement le bras du médecin qui s’apprêtait à attacher les sangles du hamac en s’écriant:
— Un instant! J’ai pas de combinaison? Comment faire en cas d’accident?
Sizer partit d’un fou rire. Puis, il expliqua doucement:
— Soyez pas ridicule. Il faut un bon mois pour apprendre à vivre dans une combinaison. De toute façon vous ne courez aucun risque: le capitaine Hills en est à son dixième voyage. Détendez-vous, et dormez.
Dès que Sizer fut parti, Kennedy tenta de se remuer. Il était ficelé comme un saucisson. Il luttait déjà contre l’irrésistible envie de dormir qui s’emparait peu à peu de lui, engourdissant ses membres. Il décida de fermer les paupières quelques secondes avec la ferme intention d’assister au décollage.
Il se réveilla en sursaut, quelques instants plus tard. Une main avait effleuré son épaule.
— Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qui ne va pas?
À l’air affolé dont il regardait Sizer et Hills, on eût dit qu’on venait de lui annoncer un incendie. Hills s’empressa de le rassurer:
— Tout va bien. Mais vous, comment vous sentez-vous?
Kennedy se détendit un peu:
— Très bien. Il m’a suffi de fermer les paupières quelques secondes pour récupérer. On décolle quand?
Sizer éclata de rire. Puis, désignant le hublot:
— Regardez!
Kennedy roula sur le côté et aperçut des milliers de cristaux scintillant sur un fond absolument noir, détourna aussitôt le regard en s’écriant:
— Mais nous sommes dans l’espace!
Hills rectifia:
— Mieux que ça: nous sommes plus proches de Ganymède que de la Terre.
Médusé, Kennedy secouait la tête:
— Ça, alors!
Puis, sur le ton d’un convalescent doutant de ses forces:
— Je peux quitter le hamac?
— Mon Dieu, oui. Pourquoi pas?
— C’est que… j’ai peur de flotter, à cause de l’apesanteur.
Hills gloussa et expliqua:
— Nous sommes en orbite depuis trois heures. Vous ne flotterez donc pas. Mais, en revanche, si vous avez faim, vous trouverez de quoi vous sustenter à l’avant.
Seul dans son coin, Kennedy absorba des aliments synthétiques. Insipides, mais nutritifs. Les membres de l’équipage avaient déjà mangé et jouaient aux cartes dans l’habitacle. Kennedy fut à la fois choqué et amusé de voir quatre hommes barbus et crasseux accroupis autour d’un bidon de fuel vide au lieu de contempler la splendeur des cieux qui s’étendaient devant eux. Les joueurs ne remarquèrent pas davantage sa présence. Kennedy s’éclipsa discrètement, mangea, dormit, lut, s’efforçant de tuer le temps comme il pouvait. Deux jours passèrent. Trois peut-être. Las de contempler le ciel, il commença à écrire une lettre à Marge, mais la déchira et reprit sa lecture… jusqu’à ce que l’énorme masse de Jupiter surgisse des ténèbres.
Pour la deuxième fois, il avala la petite pilule et sombra dans un sommeil profond. Dès qu’il se réveilla, il aperçut par le hublot un vaste champ de neige et murmura, sans émotion particulière:
— Ganymède…
Il faisait jour. Le jour étant une espèce de semi-pénombre spectrale de monde lunaire qui durait sept jours terrestres. Telle une lance céleste, Jupiter semblait fondre sur Ganymède. Kennedy crut reconnaître la lune Io à côté de l’énorme planète, mais pour l’essentiel, il émanait de ce monde un silence inquiétant. La voix rauque du capitaine Hills intima par l’interphone:
— Mains en poche, tout le monde! Nous sommes arrivés! Monsieur Kennedy, à l’avant!
Celui-ci s’exécuta. Sizer, tenant une combinaison semblable à un corps désarticulé, vint à sa rencontre. Il l’aida à l’enfiler et recommanda:
— Surtout, ne touchez à rien. Évitez autant que possible d’éternuer. Et à la moindre anomalie, criez, fort et vite! Compris?
Kennedy tenta de secouer la tête, s’appliquant machinalement à bouger comme un robot en dépit de la souplesse relative de la combinaison qui lui donnait une désagréable sensation de chaud et de froid.
Dehors, un vent d’une violence inouïe balayait le paysage, envoyant d’énormes nuages de neige tourbillonner dans l’air terriblement glacé. Avec une consternation mêlée d’horreur, Kennedy commençait à mesurer le gouffre qui séparait la fiction de la réalité. Jamais, même dans ses délires les plus fous, il n’avait imaginé une telle rudesse. Tout à coup ses descriptions lui parurent plus proches d’une partie de pique-nique que de la survie dans un environnement hostile.
Une fourgonnette pressurisée stoppa au bas de la passerelle. Kennedy descendit maladroitement, s’attendant presque à voir un Gany à la place de l’homme à la barbe rousse installé au volant. Dès que l’équipe fut au complet, la camionnette se dirigea vers un ensemble de constructions préfabriquées à peine visibles dans la faible lueur du jour.