La voiture dérapait sur la chaussée glissante des grands boulevards, la pluie ayant maintenant redoublé d’intensité. Agrippé au volant, Kennedy fendait les rues comme un bolide, grillant les feux, louvoyant de son mieux dans la circulation fort heureusement fluide à cette heure de la nuit. Il aperçut, par le rétroviseur, une voiture qui semblait le filer, plongea dans un sens interdit, coupa par la rue d’Amsterdam en direction des quais, et émergea sur les rives de l’Hudson bordées d’immeubles résidentiels. L’un d’eux arborait le drapeau des Nations Unies. Kennedy obliqua brutalement vers le trottoir, stoppant la voiture dans un hurlement de pneus.
Un concierge en uniforme blanc immaculé officiait dans le hall, décoré de plantes vertes et de glaces. Kennedy arriva sur lui comme un boulet, et haleta:
— Je voudrais voir M. Flaherty, s’il vous plaît.
L’homme le considéra d’un air important, puis, sur un ton pincé et nettement dubitatif:
— M. l’ambassadeur vous attend-il?
Kennedy opina du chef. Trempé comme il l’était, il avait conscience de ressembler à un épagneul sauvé d’une noyade ou à un vagabond. Tout en louchant vers la porte, il supplia:
— Appelez-le par l’interphone! On me poursuit!
Comme le concierge hésitait, Kennedy s’empressa d’ajouter:
— Ma femme est d’ailleurs avec M. Flaherty, en ce moment! Pouvez vérifier!
L’homme saisit nonchalamment le récepteur et laissa tomber, tout en composant le numéro:
— Qui dois-je annoncer?
— Kennedy. Théodore Kennedy.
À l’air ahuri dont le concierge le regarda à cet instant, on eût dit que Kennedy lui avait répondu: Jack l’Éventreur!
Au bout d’un moment il raccrocha. Informa avec un respect mêlé de terreur:
— 16e étage, monsieur.
Kennedy s’engouffra aussitôt dans l’ascenseur. Tapa un coup sec sur le bouton de l’étage, puis ferma les yeux un moment pour reprendre son souffle. L’appareil s’immobilisa dans une secousse. Il poussa la porte d’un geste vif et, à sa grande surprise, se trouva littéralement aspiré vers l’extérieur par des mains puissantes. La minute d’après, il était dans un bureau luxueux. Menottes aux poings. Délesté de son arme et de l’enveloppe. Encadré par deux gardes portant l’uniforme de la police des Nations Unies. Hagard, il regardait autour de lui, déduisant, avec angoisse, que Marge avait certainement été éconduite. Tout à coup, la porte du bureau s’ouvrit. Marge était là, flanquée d’un quinquagénaire à l’allure léonine portant une barbe blanche et une longue crinière de la même couleur qui lui donnaient un air majestueux: M. Flaherty, sans doute.
Sans lui laisser le temps de parler, Kennedy commença:
— Excellence…
L’homme l’interrompit d’un geste de la main. Le fixa froidement, puis, sur un ton irrité:
— Monsieur Kennedy, votre femme s’est introduite chez moi, il y a une demi-heure pour me raconter une histoire à dormir debout, m’obligeant à interrompre une réception…
Il pointa un doigt menaçant vers Kennedy et enchaîna:
— J’espère, pour vous, que vos aventures rocambolesques sont vraies, que vous avez des preuves!
Kennedy décida de ne pas s’énerver. Visiblement, Flaherty le prenait pour un illuminé. D’une voix volontairement calme, il déclara:
— Mon histoire est véridique, Excellence. Je ne vous demande pas de me croire sur parole, mais…
Il désigna l’enveloppe que tenait un garde:
— … d’examiner le contenu de ce paquet, avant de me juger.
Flaherty eut une sorte de sourire et affirma:
— Ne vous en faites pas, je passerai vos documents au crible!
Puis, désignant les gardes:
— Enfermez-le! Ses propos me paraissent bien vagues…
L’assemblée générale des Nations Unies en session extraordinaire d’urgence était, pour Kennedy, un spectacle impressionnant. Presque irréel après deux nuits blanches passées en prison. Il se tenait maladroitement derrière Flaherty, dominant, de la tribune, la centaine de diplomates qui, en ce moment, levaient vers eux des visages perplexes ou désabusés.
Après le cérémonial d’usage, Flaherty prit la parole pour déclarer sur un ton grave:
— Monsieur le Président, chers collègues. La question dont nous allons débattre aujourd’hui est d’une importance capitale, le point dont nous avons le plus souvent traité au cours de ces derniers mois étant sans doute Ganymède, le planétoïde sur lequel la Société de Développement et d’Exploration Extra-Terrestres a envoyé, au printemps dernier, deux cents personnes sélectionnées parmi ses cadres.
Il marqua une courte pause, jeta un regard circulaire autour de lui, et enchaîna:
— Cette société, dirigée par M. David Bullard, que j’aperçois dans la salle, est bien connue du public pour avoir ouvert les voies de l’espace à l’humanité, en investissant, à la place de l’État, d’énormes capitaux dans la recherche, la fabrication et le lancement de vaisseaux. En une vingtaine d’années, la SDEE est devenue une instance supranationale, ayant son domaine, sa milice, et sa flotte spatiale propres. Loin de nous en inquiéter, nous encourageons, soutenons même ses activités, parce que nous, Américains, sommes persuadés que les trusts, si puissants soient-ils, travaillent forcément pour le bien commun. C’est la raison pour laquelle nous suivons tous, avec angoisse, les faits et gestes de la colonie installée sur Ganymède.
Flaherty fit une nouvelle pause, pour désigner Bullard du doigt, enchaîna sur un ton vibrant de colère:
— Depuis des mois, l’humanité entière tremble pour les braves colons agressés par des barbares peuplant une planète perdue dans le cosmos! Pourtant, hier soir, il s’est produit une chose étonnante. J’étais chez moi, lorsque Théodore Kennedy, l’ennemi public numéro un, est arrivé pour me soumettre une pile de documents dont la lecture m’a glacé le sang! Et à l’heure où je vous parle, j’ai encore du mal à croire ce que mes yeux ont vu.
Il s’arrêta un instant pour reprendre son souffle, puis, posément:
— Monsieur le Président, avec votre permission, je voudrais maintenant laisser la parole à Théodore Kennedy, créatif chez Steward et Dinoli. Il s’agit, comme vous le savez certainement, de la plus grande agence de publicité new-yorkaise.
Une voix indignée s’exclama:
— Je proteste! Comment peut-on tolérer un criminel dans une assemblée aussi respectable!
Le président ignora cette intervention. Fit signe à Kennedy de parler. La gorge nouée, celui-ci vint se placer à la tribune. Ému, mais nullement impressionné par la multitude de regards écœurés ou perplexes qui s’étaient braqués sur lui, il brandit l’enveloppe et amorça:
— Le paquet que voici contient la preuve de la plus grande mystification de l’histoire moderne. Mais, avant de faire circuler des photocopies pour que vous puissiez juger par vous-mêmes, permettez-moi de dire à quel titre je prends la liberté d’accuser, de dénoncer la Société de Développement et d’Exploration extra-terrestres.
Une rumeur sourde commençait à s’élever dans la salle. Kennedy s’interrompit pour jeter un coup d’œil à Bullard qui le fixait avec des yeux embrasés de rage. Puis il éleva le ton pour déclarer avec force:
— J’ai séjourné sur Ganymède du 5 au 30 juillet dernier, aux frais de la SDEE! Participé activement à l’élaboration de la campagne publicitaire concernant la colonie de Ganymède! En conséquence je déclare, sur ma vie, que:
«1. La SDEE trompe délibérément l’humanité avec le concours de l’agence qui m’employait.
«2. La colonie de Ganymède est une invention, une fiction, une imposture éhontée. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de colons sur ce planétoïde, mais seulement…»
Kennedy se tut; découragé; incapable de se faire entendre dans la salle qui maintenant ressemblait à un essaim bourdonnant. On huait, on criait, on s’indignait malgré les appels répétés du Président au silence. Flaherty dut intervenir pour déclarer avec véhémence:
— Écoutez-le jusqu’au bout! Même si en ce moment vous refusez tous d’admettre que vous avez été dupés, comme moi! Mais alors, c’est la Terre entière qui a été dupée!
Le calme revint progressivement, mais quand Kennedy reparla, il pouvait sentir la haine de l’auditoire qui, en d’autres circonstances, l’aurait peut-être lynché. Calmement, il reprit:
— Je répète qu’il n’y a jamais eu de colonie sur Ganymède, mais seulement une dizaine de chercheurs, pour ne pas dire de brigands.
Il marqua une pause pour balayer l’assistance du regard et enchaîna avec un sourire en coin:
— Je vois à vos regards que vous me prenez pour un fou, messieurs. Mais, si je l’étais, votre collègue, monsieur Flaherty, s’en serait aperçu. Je ne vous demande pas de me croire sur parole. L’on va vous distribuer des photocopies du dossier Ganymède. Des documents authentiques que vous pourrez examiner en toute liberté avant de tirer vos conclusions.
Une voix ulcérée glapit:
— C’est un scandale! Continuez si vous voulez, mais moi, je démissionne!
C’était celle d’un quinquagénaire pétrifié dans une dignité toute britannique. Il pointa un doigt accusateur vers Kennedy avec l’intention de le couvrir d’insultes, mais s’arrêtant subitement pour regarder, d’un air médusé, son doigt figé en direction de la tribune où Kennedy venait de s’écrouler, à la grande stupéfaction de l’auditoire. Il y eut un instant de silence halluciné interrompu par un cri strident. Un cri de femme affolée, au moment où les gardes se précipitèrent sur Bullard qui, pétrifié, tenait son revolver encore fumant, fixant la tribune avec des yeux pétillants de démence.