Dès que la porte se referma, Kennedy s’effondra sur le lit. Complètement démoralisé. Il venait seulement de réaliser, avec le départ de son frère, qu’il était seul, sans foyer, sans secours… et piégé comme un rat! Anéanti, il se prit la tête entre les mains et grommela:
— Doux Jésus! Où vais-je aller maintenant? Tout se passait comme si le monde s’était dépeuplé en un jour!
Il se ressaisit rapidement, rassembla ses effets et sauta dans un bus en direction de New York, avec l’intention de faire le voyage en plusieurs étapes: Lansing, Flint, Détroit, Cleveland, Trenton et peut-être New York dans trois semaines. Il suffirait d’éviter les grandes artères.
Une semaine d’errance suffit à le transformer en fugitif type: nouvelle coupe de cheveux, barbe, moustache. Mais surtout une méfiance instinctive à l’égard des inconnus depuis que sa photo avait paru à la «une» des journaux avec promesse de forte récompense en échange de sa capture. Dieu merci, la photo publiée datait de dix ans et n’avait que peu de rapport avec sa nouvelle tronche.
Les jours se ressemblaient. Les villes aussi. Mais, partout, on ne parlait que du scandale de Ganymède, de l’homme qui était recherché pour avoir assassiné John William Engel et incité les extra-terrestres à exterminer la colonie. La presse à sensation, unanimement indignée, réclamait la tête de Kennedy pour haute trahison. Un journaliste débordant d’imagination s’étonnait même que l’on laisse courir un fou dangereux, abandonné par sa femme, à la suite de nombreux séjours dans un hôpital psychiatrique! Cette information provenait sans doute de l’agence, car les bulletins concernant la colonie avaient pris, eux aussi, une tournure délirante. On y parlait d’armées extra-terrestres sur le pied de guerre, d’explosions de bombes et d’exercices de tir!
On était en plein suspense. Les interventions de Lester Brookman prenaient, chaque jour, des accents de fin du monde. Hier, le directeur de la colonie concluait: «Les extra-terrestres sont hostiles à notre présence depuis que Kennedy les a dressés contre nous! Nous sommes sur le qui-vive! Il règne ici une tension épouvantable! Ils sont armés jusqu’aux dents et peuvent nous attaquer à n’importe quel moment! Les femmes et les enfants ne tiennent plus en place! Ils sont terrorisés. Mais Kennedy, lui, court toujours, mettant en danger la vie de braves gens, ici, mais aussi sur Terre. Face à un tel scandale, on peut se demander ce que devient notre démocratie!»
C’est exactement la question que Kennedy se posait. Que Bullard et Dinoli poursuivent leurs tractations ne le surprenait guère: tout ce qu’il avait lu était conforme au programme tracé dès le départ. Mais, que les spécialistes de l’information, eux, tombent dans le panneau après des mois de propagande intense, ça, Kennedy ne le comprenait pas! Aucun de ces plumitifs bien-pensants ne semblait capable de reconnaître une tentative d’expansion coloniale fondée sur la technique du lavage de cerveau! Peut-être était-ce trop évident, trop gros, pour être visible. Quoi qu’il en fût, avant le 17 septembre, le monde entier tremblerait à l’annonce de l’extermination imminente des Terriens de Ganymède. Après cinq jours de folle angoisse, la SDEE, forte du soutien de l’opinion publique chauffée à blanc, demanderait timidement l’intervention des troupes de l’ONU. Puis, l’exigerait purement et simplement, un mois plus tard, au grand soulagement d’une opinion publique au bord de l’hystérie.
Kennedy commençait à se demander s’il devait sa liberté à sa grande prudence ou à un calcul destiné à affoler les gens. Trois semaines de cavale et personne pour l’arrêter! Très louche: les services de la sûreté nationale étaient d’une efficacité notoire. Peut-être avaient-ils reçu l’ordre de l’épingler à une date précise, coïncidant avec un moment clé de la campagne publicitaire. Kennedy n’en était pas sûr. Il redoubla de prudence.
Il arriva à Trenton, New Jersey, le dimanche 17 septembre, entra dans un motel pour déjeuner quand la nouvelle éclata: Une voix sépulcrale annonça à la radio: La colonie de Ganymède a été attaquée ce matin à l’aube…
Le barman bondit aussitôt sur le poste pour augmenter le volume. Le speaker disait avec la véhémence d’un commentateur sportif:
Cinq mille extra-terrestres armés de lances et de gourdins ont fondu, ce matin, sur les bâtiments abritant les colons au cri de: «Mort à l’homme venu du Ciel!» Après trois heures de combats farouches au cours desquelles trois Terriens ont perdu la vie…
À cet instant, une grosse rombière chargée de poudre et aux lèvres barbouillées de rouge vif gémit à l’autre bout du comptoir:
— Mon Dieu! Ces pauvres gens se font tuer par des sauvages et l’armée mondiale ne fait rien pour empêcher ce massacre!
Une voix indignée renchérit:
— C’est une honte! Il faut mater ces barbares avant qu’ils nous tuent tous!
Le speaker conclut, presque sur un ton triomphal:
— … mais les assaillants n’ont pas tardé à battre en retraite face au courage de nos colons!
Atterré, le barman éteignit le poste, puis, secouant la tête:
— Je savais que ça se terminerait mal. Quelle idée d’aller dans l’espace! La Terre est bien assez grande, non? Mais, que voulez-vous: les gens ne sont jamais contents de leur sort. Moi, je ne comprends pas ce qu’ils vont chercher sur Ganymède. Il paraît qu’il y fait un froid de canard à longueur d’année, et qu’il y a des dinosaures partout, des choses qui rampent, des bêtes sauvages. Mais je suis d’accord: il faut que l’armée mondiale se dépêche, parce que les sauvages tueront d’abord les colons, puis, ils nous envahiront…
Kennedy quitta discrètement le motel, sans déjeuner. Affligé par ce qu’il venait d’entendre. Certes, il savait la foule malléable, crédule. Il savait que les gens pouvaient marcher au quart de tour pour peu qu’on leur présente les choses sous un certain angle. C’était élémentaire dans la publicité! Mais, pour la première fois, il voyait ce principe opérer à grande échelle: l’on doutait de tout, sauf des informations diffusées par les médias, si cocasses soient-elles! C’est cela qui terrifiait Kennedy. Il se demandait, avec horreur, comment il avait pu travailler dans un métier où l’on quantifiait scientifiquement les émotions humaines pour les exploiter! Pour la première fois, il voyait, non pas des statistiques de marketing, mais des êtres humains en train de réagir. C’était tout simplement affreux!
Tard, cette nuit-là, Kennedy atterrit dans un hôtel vétuste de New York et s’y inscrivit sous un faux nom. C’était en fait une pension de vieillards, rassemblant une vingtaine de rescapés du vingtième siècle. Au réfectoire, il mangeait tout en écoutant un petit bonhomme fripé évoquer, avec émotion, la révolution de mai 68, la guerre du Viêt-Nam, la formidable explosion de joie déclenchée à la suite de la signature du célèbre Pacte de Maracaibo, en 1995. Toutes les nations du monde avaient décidé, d’un commun accord, de détruire leurs stocks d’armes, de renoncer à jamais à la Guerre! Le vieillard en avait les larmes aux yeux. Las d’écouter les radotages, Kennedy acheta un journal à la réception et monta dans sa chambre: sorte de placard à balai aux murs fissurés et trempés d’humidité. Il plongea, tout habillé, dans le lit et se mit à lire le journal, faute de divertissement: le calme était revenu sur Ganymède. La météo annonçait de fortes chaleurs, et même des orages. Kennedy éplucha le moindre article, pour tuer le temps. Même les annonces, qu’il sautait d’ordinaire. L’une d’elles retint son attention:
T. chéri, peux-tu me pardonner? Je me suis trompée. Sois à la maison jeudi à 20 heures. Je t’aiderai, mon amour. M.
Intrigué, il relut l’annonce plusieurs fois, flairant un piège. Puis se sentit tout honteux de douter de sa femme et décida d’aller au rendez-vous.