La mâchoire décrochée de surprise, Kennedy, figé sur place, regardait d’un air hébété, le directeur qui fulminait:
— Où avez-vous pris ce mot, hein?
Il ne répondit pas immédiatement, tentant de maîtriser la rage noire qu’il sentait monter en lui. Le linguiste intervint, visiblement apeuré:
— Vous fâchez pas, Gunther. C’est le seul mot qu’il connaisse.
Les deux hommes se tournèrent aussitôt vers Engel. Kennedy le fixait d’un air étonné, Gunther, avec une moue dubitative. Il le menaça de ses yeux durs et gronda:
— Comment le savez-vous?
D’une voix craintive, Engel mentit:
— Je le lui ai appris tout à l’heure, sans le vouloir. Mais je jure qu’il ne sait rien d’autre.
Cette explication parut satisfaire Gunther. Il pointa un doigt menaçant vers le linguiste et recommanda:
— Surveillez votre langue, ou il vous en cuira!
Puis, se tournant vers Kennedy:
— Vous, occupez-vous de vos oignons, vu?
Kennedy secoua la tête d’un air amusé. Puis, sur un ton glacial:
— Jouez au petit dictateur si cela vous chante, mais moi, je ferai ce que je voudrai. Je ne suis pas sous vos ordres! Je ne suis ici que parce que Bullard me l’a demandé! Continuez à me menacer et vous verrez ce qui vous arrivera!
Gunther eut un reniflement sans humour:
— Dites à Bullard que je l’emmerde! Suivez-moi! Nous allons régler nos comptes à l’intérieur.
Il désigna Jaeckel d’un signe de la tête et aboya:
— Ouvrez-moi ce sas, en vitesse!
Gunther poussa la porte de sa chambre d’un geste vif et laissa passer Kennedy. Celui-ci laissa errer son regard sur la pièce nettement mieux équipée que les autres et prit place sur le lit simple, mais confortable. Gunther sortit de son armoire une bouteille, deux verres, et demanda, presque courtoisement:
— Scotch?
Surpris par le ton aimable, Kennedy sourcilla intérieurement. Il hocha la tête et précisa:
— Sec, de préférence.
Gunther versa deux whiskies, en silence, tendit un verre à Kennedy et dit, avec une gêne réelle:
— Je suis désolé pour tout à l’heure. Je me suis emporté pour un rien. C’est que la vie n’est pas facile ici. Bien au contraire. J’essaie de maintenir une discipline de fer et de la respecter moi-même. Mais de temps en temps, je craque et je pousse un coup de gueule. Il se trouve que c’est tombé sur vous, mais je ne vous en veux pas, ç’aurait pu être Jaeckel, Palmer, ou Engel.
Détendu, mais sur ses gardes, Kennedy rappela dans un sourire:
— Pour un peu, vous m’auriez effectivement envoyé devant un peloton d’exécution.
Puis, sur un ton sérieux:
— J’ai l’impression qu’il est interdit de parler le gany. Pourquoi?
Gunther hésita, cherchant visiblement une issue des yeux, une réponse convaincante:
— En fait, commença-t-il en choisissant soigneusement ses mots, ce n’est pas vraiment interdit. Il s’agit d’une mesure préventive destinée à nous prémunir contre les risques de concurrence. Imaginez que quelqu’un apprenne le gany pour le compte d’un concurrent, qu’il le fasse à notre insu: nous perdrions tout simplement le marché! Voyez ce que je veux dire?
Kennedy hocha la tête, dubitatif, mais impassible:
— Dois-je comprendre que vous me soupçonnez d’es…
— Oh non! Je ne vous soupçonne de rien du tout. Simplement, il nous faut prendre nos précautions. L’affaire est trop importante, vous comprenez?
Kennedy ne crut pas un mot de cette histoire, pourtant, il assura:
— Je comprends, je comprends.
Gunther le raccompagna à la porte. Comme Kennedy allait partir, il le retint, un instant, par le bras, et demanda, sur un ton embarrassé:
— Rendez-moi un service: oubliez l’incident de tout à l’heure si vous avez un rapport à faire…
Kennedy promit, avec une sorte de sourire:
— Ne vous en faites pas. Je n’en parlerai pas.
Perplexe, il se dirigea lentement vers sa chambre. Gunther lui avait menti. Cela ne faisait aucun doute dans son esprit. Mais pourquoi? Tout en avançant, il réfléchissait:
«Des concurrents éventuels? Impossible: aucune entreprise américaine n’est en mesure de rivaliser avec la SDEE. C’est un État dans l’État. Bien plus puissant que IBM et la General Motors réunis, autrefois… L’explication de Gunther ne tient pas debout…»
Kennedy s’immobilisa brusquement, comme frappé par une illumination. Il murmura, halluciné:
— Non. La réponse est ailleurs! Gunther veut absolument me cacher que les Ganys s’opposent à leur présence depuis le début, que la SDEE a décidé de les exterminer dès le départ…
Puis, dans une sorte de prise de conscience tardive, mêlée d’horreur, il glapit:
— Mais c’est l’agence qui est chargée de rationaliser le génocide! Les Ganys sont trop éloignés de l’espèce humaine pour que leur disparition émeuve les Terriens… Surtout si on fait croire qu’ils sont les agresseurs…
Atterré, Kennedy ferma les yeux et soupira:
— Quand je pense que j’ai participé à cette sale besogne…
Il revit rapidement des images de ses disputes avec Marge et murmura, furieux contre lui-même:
— Même Spalding avait compris! Sombre imbécile!
Il reprit sa marche d’un pas décidé, avec la ferme intention d’apprendre le gany, mais ralentit le pas aussitôt. La porte de sa chambre était grande ouverte.
Les sens en alerte, il avança sur la pointe des pieds, flairant une fouille surprise, une manœuvre de Gunther. Il décida de s’encadrer dans la porte d’un bond, genoux fléchis, les bras tendus en avant comme pour parer une attaque, inspecta la pièce d’un coup d’œil, et confus, retrouva son attitude normale. Engel s’était installé sur le lit pour l’attendre. Il sursauta dès que Kennedy surgit, puis, lui adressa un sourire nerveux.
Soulagé, Kennedy souffla:
— Vous m’avez fait peur! À propos, merci pour tout à l’heure. Vous êtes intervenu au bon…
Le linguiste en profita pour placer:
— Justement. Je dois reprendre la brochure, sans délai.
Kennedy sourcilla:
— Reprendre la brochure? Pourquoi?
Engel blêmit instantanément et hoqueta:
— Gunther me tuerait s’il savait que je vous l’ai donnée. Où est-elle?
Kennedy sortit, de dessous l’oreiller, la brochure écornée et la tint bien haut comme pour défier Engel. Comme celui-ci allait s’en emparer, Kennedy la fit passer rapidement derrière son dos. Furieux, Engel hurla:
— C’est un document secret! Rendez-le-moi immédiatement!
Kennedy considéra un moment la grande asperge pâle qui le menaçait et laissa tomber:
— Document secret? Voyez-moi ça! Pourquoi donc?
Au comble du supplice, Engel supplia dans un débit précipité:
— Ça n’a pas d’importance! Ma vie est en danger? Rendez-la-moi!
Kennedy coinça le document sous son aisselle et répondit, catégorique:
— Je n’en ai pas l’intention. Votre travail est passionnant. Vous vouliez m’épater? Eh bien, c’est chose faite. J’ai décidé d’apprendre le gany jusqu’au bout.
Les yeux plantés dans ceux de Kennedy, le linguiste répliqua:
— Donnez-la-moi immédiatement ou je dis à Gunther que vous l’avez volée!
Kennedy persifla:
— Ouh! que c’est vilain de mentir et de faire chanter les copains!
Puis, redevenant sérieux, il fixa le visage défait et sans autorité du linguiste et suggéra:
— Si vous me laissez la brochure, Gunther n’en saura rien. Je vous la rendrai avant mon départ. O.K.?
Engel ne répondit pas. Il tripotait nerveusement ses mains et semblait réfléchir. Kennedy enchaîna:
— Comme vous voudrez! Allez trouver Gunther pour lui dire ce que vous m’avez dit. Mais il suffira que je dise la même chose pour vous coincer sans problème. Car vous aurez du mal à expliquer pourquoi vous m’avez protégé, tout à l’heure.
Engel haussa les épaules sans grande conviction:
— Gunther ne vous croira pas. Il a confiance en moi.
Kennedy gloussa:
— Me faites pas rire! Gunther est un paquet de nerfs. Il n’a même pas confiance en son ombre. Reprenez le dico, et je lui dis tout. Ma parole contre la vôtre.
La mort dans l’âme, le linguiste céda:
— D’accord, mais la prochaine fois, évitez de la ramener! Bouclez-la, quand vous serez en présence de Ganys! Je n’ai aucune envie de mourir et encore moins ici.
Kennedy rit de la trouille qui animait les yeux et les gestes du linguiste et promit:
— C’est entendu. La prochaine fois, je la bouclerai.
Puis:
— Au fait: ils reviennent bien la semaine prochaine, non?
Amer, Engel jeta:
— Allez demander à Gunther!
Kennedy insista, dubitatif:
— Il se pourrait qu’il n’y ait pas de prochaine fois, n’est-ce pas?
Engel ignora la question. Et regagna sa chambre. Sans un mot.
Trois jours passèrent, calmes, sans incident. Kennedy entamait sa deuxième semaine sur Ganymède et s’absorbait dans l’étude de la langue locale. Tard dans la nuit, il répétait des phrases à haute voix au désespoir de son voisin qui devait donner de grands coups hargneux contre le mur pour le faire taire.
Une nuit, Gunther lui permit de sortir en compagnie de Palmer, le géologue. C’était un jeune homme d’abord facile, décontracté et plutôt direct. Dès qu’ils eurent franchi le sas, Kennedy leva les yeux vers le ciel et les referma aussitôt en hoquetant de surprise. Autour de Jupiter, figé dans l’espace, trois lunes exécutaient un ballet à la limite du cauchemar et du fantastique. Elles apparaissaient successivement dans la nuit noire comme par enchantement, avançaient vers l’énorme planète en tourbillonnant sur elles-mêmes à une vitesse vertigineuse, puis s’éclipsaient.
Les yeux rivés au ciel, Kennedy suivait ce spectacle ahurissant sans trop y croire. Palmer, lui, fixait le sol. Il émanait de la neige bleutée et étrangement belle, dans la nuit, un silence irréel qui semblait le subjuguer.
Kennedy se tourna vers lui et souffla, halluciné:
— Fabuleux, n’est-ce pas?
Le géologue sourit:
— La première fois, oui! C’est beau à couper le souffle, mais au bout de huit mois, on s’en lasse!
Il marqua une courte pause avant de proposer:
— Si on rentrait? Je tombe de sommeil.
Kennedy hésita un moment et suggéra:
— Je préférerais aller voir un village gany.
Comme il s’y attendait, Palmer répliqua:
— Il vous faudrait une autorisation écrite de…
Le geste las, Kennedy changea aussitôt de conversation, tout en suivant Palmer qui rebroussait déjà chemin:
— J’ai cru comprendre que vous avez trouvé des minerais uraniques ici.
La porte du sas se referma. Ils ôtèrent leurs combinaisons. Palmer reprit:
— Des éléments transuraniques? Sur Jupiter peut-être, mais pas ici…
Il ajouta dans une sorte de sourire:
— … à moins que nos connaissances concernant la composition des écorces planétaires soient erronées!
La sincérité de Palmer ne faisait aucun doute. Kennedy n’y comprenait plus rien. Perplexe, il insista:
— Pourtant, la documentation mise à notre disposition par Bullard précise que l’abondance de minerais radioactifs, sur Ganymède, pourrait provenir de la présence d’éléments transuraniques à l’état pur.
Palmer secoua la tête d’un air navré, et expliqua calmement:
— Écoutez: j’ai passé cette région à la poêle pendant six mois. S’il y avait des éléments transuraniques ici, je serais le premier au courant, vous pensez pas?
Kennedy approuva d’un signe de la tête. Palmer conclut, sans hésitation:
— Croyez ce que vous voulez. Pour ma part, je sais qu’il y a ici des minerais radioactifs en quantité dérisoire. Vraiment rien qui vaille la peine de se lever la nuit en tout cas. Je vais même me coucher!
Kennedy l’accompagna du regard un moment, puis regagna sa chambre tout en réfléchissant. Il supposa avec un soupir de consternation:
— C’est clair: Bullard et ses sbires ont décidé de s’approprier cette planète, pour des raisons hégémoniques, sans avoir à débourser un rond. Les troupes des Nations Unies feront le boulot à leur place.
Il avait murmuré ces mots, sans trop y croire: un tel projet conçu par des Terriens. Cinquante ans après la pacification de leur planète!… Pourquoi pas, après tout?
Pensant à la technologie primitive des Ganys, Kennedy conclut:
— Les guerres d’oppression n’ont cessé, sur Terre, qu’à partir du moment où l’humanité entière a accédé à l’égalité technologique: les Ganys ont remplacé les Peaux-Rouges d’autrefois, parce qu’il n’y a plus rien à conquérir sur Terre.
Le lendemain, Kennedy rencontra Gunther par hasard et demanda:
— Le chef de village revient bien demain, n’est-ce pas?
Gunther se donna une tape sur le front et s’exclama:
— Oh! J’avais oublié de vous dire: la visite a été reportée à une date ultérieure.
Méfiant, Kennedy sourcilla. Gunther expliqua, d’un air navré:
— Vous ne les reverrez certainement pas. Ils célèbrent, depuis hier, une saison sacrée qui leur interdit tout contact avec des étrangers.
Kennedy eut un faible sourire et laissa tomber:
— Elle se termine quand, cette saison?
— Dans cinq jours. Un mois terrestre si vous préférez.
Flairant un coup monté, il se contenta de remarquer:
— Dommage. Je serai déjà parti. Il ne me reste plus qu’une semaine à passer ici.
Gunther haussa les épaules et s’éloigna. Kennedy réfléchit un moment et décida d’aller voir Engel.