CHAPITRE XIV

Kennedy passa ses derniers jours, sur Ganymède, dans la cellule du sous-sol. Trois hommes se relayaient, nuit et jour, pour le surveiller, sans le brutaliser. Il était bien nourri. Tout se passait comme si Gunther craignait de le maltraiter, sous peine de subir les foudres de ses supérieurs. Il se contentait de l’interroger deux fois par jour, hurlant inlassablement les mêmes questions avec l’obstination d’un malade mental.

— Avouez que vous avez assassiné Engel! Que vous avez donné des armes aux Ganys!

La plupart du temps, Kennedy le fixait d’un air moqueur, sans répondre, sachant que le moindre propos pourrait être déformé.

Le jour du départ arriva enfin. Kennedy s’en alla sans une égratignure, malgré les menaces de mort qu’avait proférées Gunther pour le faire parler. Faute de cellule pour l’enfermer, les membres de l’équipage décidèrent de l’ignorer. Avant le décollage, Sizer vint lui remettre le somnifère, sans un mot. Le voyage s’annonçait, long, monotone, interminable. Kennedy s’endormit sitôt la pilule avalée, se réveilla et se mit à lire, pour tuer le temps. Lui non plus n’avait aucune envie de parler à ces gens. Il les méprisait pour leur lâcheté. De temps en temps, il abandonnait son livre pour songer à ce qu’il ferait à l’arrivée. L’avenir semblait tout tracé: Bullard et Dinoli le jetteraient certainement en prison, ou le liquideraient sur-le-champ. Il fallait trouver rapidement un moyen de s’échapper. Kennedy n’en voyait aucun! C’était un homme intelligent, certes, mais absolument nul quand il s’agissait de se situer par rapport aux événements, d’embrasser la situation d’un coup d’œil pour prendre une initiative. Une grande affliction le submergea à ce constat. Son existence lui parut brusquement dérisoire, futile. Il se revit au bureau, exécutant à la lettre les ordres de la direction, comme une marionnette. Découvrit avec horreur qu’il n’avait pas réfléchi, par, et pour lui-même depuis des années. S’étonna même du sentiment de révolte qui le consumait soudain, après tant d’années de passivité! Il décida d’aller jusqu’au bout de son entreprise. Mais, pour l’instant, une seule question s’imposait. Importante. Inéluctable: comment échapper au sort qui l’attendait?

Le jour de l’atterrissage arriva. Long, affreusement long. Kennedy n’avait toujours pas trouvé de réponse. Il avait songé à tout, avec angoisse, sauf au projet fou, presque surhumain qui surgit dans son esprit au moment où Sizer vint lui lancer le somnifère contre la décélération. Kennedy porta une main à sa bouche, avala une gorgée d’eau, remercia le médecin qui s’éloignait déjà après lui avoir arraché la gourde. Il inspira profondément et se laissa retomber dans le hamac, les yeux fermés. À l’instant où il fourra la pilule dans sa poche, une peur foudroyante s’empara de lui, lui nouant l’estomac, la gorge, les nerfs: tout! Quelles chances avait-il de s’en sortir vivant? Il n’eut pas le temps de répondre à cette question: le monde entier sembla chavirer brusquement avec le vaisseau qui, maintenant, plongeait à une vitesse vertigineuse vers la Terre, fendant des couches épaisses de nuages comme un bolide. Kennedy s’agrippait farouchement au hamac, serrait les dents, essayait de respirer malgré l’étau invisible qui enserrait sa cage thoracique, la douleur insurmontable qui transperçait ses muscles. Ses oreilles bourdonnaient, se bouchaient et se débouchaient alternativement, au rythme du cœur qui, pris de folie, semblait vouloir bondir hors de sa poitrine. Puis, tout à coup, aussi brutalement que cette phase apocalyptique avait commencé: le silence. La Terre! Seule subsistait l’impression cauchemardesque d’être vidé de ses forces, privé de ses jambes, d’avoir perdu tout contrôle sur ses membres!

L’équipage dormait encore. La porte s’était ouverte, déclenchant automatiquement l’éjection de la passerelle de bord. Par le hublot, Kennedy aperçut des techniciens qui allaient et venaient. Aucun comité d’accueil. Toujours pas de signe de vie dans le vaisseau. Il défit les sangles du hamac à toute vitesse, tentant de bondir sur ses jambes, mais heurta de plein fouet la paroi métallique de la cabine. Abruti par le choc, il s’immobilisa un moment. Commença sa descente vers le cosmodrome, dépassant, le plus naturellement possible, les agents qui s’affairaient déjà autour du vaisseau. Rejoignit l’autoroute à travers champs et sauta dans un taxi en haletant:

— En ville, vite! Foncez!

Le chauffeur démarra en trombe, sans poser de questions à son client qui ne cessait de se retourner. Pas de voiture de police en vue. Kennedy essaya de se détendre, mais réalisa, tout à coup, qu’il ne savait où aller. Chez lui? Trop dangereux! Puis, non! Personne ne songerait à aller l’y chercher. Il donna l’adresse au chauffeur et somnola jusqu’au moment où la voiture stoppa devant la villa dans un crissement de roues. Il paya le chauffeur. Poussa prudemment le portail. La maison était étrangement calme en ce jour torride de juillet. Kennedy avança lentement, regardant sans cesse autour de lui pour le cas où les hommes de la sûreté surgiraient. Il s’immobilisa devant la porte, et au lieu de sonner, appela en se raidissant, comme s’il attendait une rafale de mitrailleuse en guise de réponse:

— Marge?

Silence.

Les stores étaient baissés. Tout à fait inhabituel! Il décida d’entrer sur la pointe des pieds, inspectant minutieusement le moindre recoin et trouva, finalement, sur la table de nuit, une note. Il s’en empara aussitôt:


Ted, j’ai laissé une bande sur le magnéto. Écoute-la, s’il te plaît.

Marge


Subodorant le pire, il se servit un bon verre, brancha l’appareil et s’installa dans un fauteuil. Après un blanc, il entendit sa femme déclarer, sans détours:


Ted, je te quitte. Pas sur un coup de tête. J’y pense depuis longtemps. L’opération Ganymède n’est qu’un catalyseur car, nous ne voyons pas du tout les choses de la même façon. C’est même pour cela que tu as pu travailler tranquillement à ce projet quand moi j’y étais farouchement opposée. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais, rassure-toi, je ne te quitte pas à cause de nos divergences d’opinions politiques, mais parce que nous sommes fondamentalement différents. En conséquence, ce jour où tu pars pour l’espace, je m’en vais, avec Dave…


Kennedy eut un hoquet de surprise. Puis revint à la bande.


Surtout pas de conclusions hâtives: je ne t’ai jamais trompé. C’est contre mes principes. Mais Dave et moi, nous avions déjà discuté, auparavant, de la possibilité de vivre ensemble. Ton départ nous en a donné l’occasion. C’est tout. Mais je t’en prie, ne sois pas blessé. Ne casse rien. Écoute cette bande deux fois au moins avant d’exploser. Je ne veux rien de ce qui est la maison. J’ai pris les quelques objets qui me tiennent à cœur. Le reste est à toi. Quand tu seras habitué à ta nouvelle vie, je te contacterai pour le divorce. J’ai confié le chat aux Cameron. Prends soin de toi, Ted. À un de ces jours.


Kennedy laissa la bande se dérouler jusqu’au bout. Il pensa à Spalding, à sa femme, secoua énergiquement la tête en murmurant:

— Ces deux-là, ensemble: impossible! Ça ne durera pas.

Calmement, il réécouta la bande et sentit l’émotion lui nouer la gorge peu à peu. Mais ne pleura pas.

Загрузка...