CHAPITRE V

Dès la deuxième quinzaine de mai, tous les créatifs étaient délestés des contrats secondaires pour s’occuper exclusivement de la campagne ganymède. Watsinski distribua les rôles au cours d’une séance de travail réunissant tous les échelons:

— Mc Dermott! Contactez les médias! Je veux des spots TV et des annonces radio à toutes les heures de grande écoute! Plus, deux pages dans tous les grands quotidiens pendant trois mois! Kauderer! Occupez-vous de la liaison avec les grosses légumes des Nations Unies, ramenez-moi le soutien de tous les représentants des institutions les plus influentes de la ville, les curés compris! Poglioli! Je veux des sondages bien faits! Posez des questions fermées, je veux des réponses claires, des positions tranchées, vu? Kennedy, Haugen, Spalding, Presslie, Cameron, Richardson, Fleischman, Lund et Whitman! Attendez mes ordres!

Les fonctions étaient clairement définies. La tâche la plus importante — la production idéologique — incombant à l’héritier présomptif de Dinoli, chargé de dicter le contenu des messages publicitaires aux troisièmes échelons. Cela ne faisait aucun doute. Mais, d’ordinaire, dès qu’un contrat tombait, l’agence prenait aussitôt l’aspect d’une ruche bourdonnante: on se pressait, on s’activait dans tous les sens pour respecter, coûte que coûte un calendrier contraignant. Mais cette fois-ci: rien de semblable. Les réunions traînaient en longueur. On se bornait à émettre des propositions rejetées avant même d’être examinées. Parfois même, les séances se terminaient en queue de poisson, Watsinski semblant se contenter de communiquer des dates au compte-gouttes. Au bout de quelque temps, Kennedy obtint un calendrier d’une précision effarante. Il s’abstint de le montrer à Marge: les choses étant bien trop claires:

21 mai: lancement de la campagne. Moyens: affichage TV. Radio. Cinéma. Quotidiens. Presse à sensation et presse féminine.

8 juillet: Opinion publique chauffée à blanc. Deuxième phase de l’opération: diabolisation des Ganys.

17 septembre: Intensification de la campagne. Cible: les récalcitrants éventuels.

22 septembre: Début de la phase «soutien à la SDEE».

11 octobre: Incident opportun. La SDEE demande l’intervention de l’armée des Nations Unies.

17 octobre (au plus tard): débarquement des troupes sur Ganymède.

Connaissant d’avance la réaction de sa femme, Kennedy laissa prudemment ce calendrier au bureau. Elle protesterait certainement, comme Spalding, qui maintenant travaillait, avec Haugen, dans le même bureau que lui. L’atmosphère n’y était pas précisément détendue. Kennedy avait l’impression de passer son temps à essayer de prévenir une rixe entre les deux hommes, protégeant Spalding qui, en dépit de sa grande gueule, n’aurait pas fait le poids devant la masse charnue de Haugen. Ils travaillaient tous en silence lorsqu’une secrétaire leur apporta des enveloppes contenant un mémo de Dinoli. Après en avoir lu le contenu, Spalding brandit la note et ironisa:

— Ça y est, braves conquérants, nous allons enfin avoir du sang: l’heure du massacre approche!

La réaction de Haugen ne se fit pas attendre. Il se tourna comme un fouet vers Spalding et menaça:

— Que veux-tu dire au juste?

Ça sentait la bagarre. Kennedy s’esclaffa sans gaieté réelle:

— Ah! Sacré Dave! Toujours pessimiste. À l’entendre, on dirait que nous allons exterminer les Ganys!

Les yeux étincelants de fureur, Spalding répliqua:

— On le croirait à moins! Cette agence me…

— Je ne te le fais pas dire: elle me fascine moi aussi, coupa Kennedy, sachant très bien que les mots étouffés étaient certainement: «me sort par les narines».

Feignant de se pâmer d’admiration, il se tourna vers Haugen qui fixait Spalding avec des envies de meurtre et fit:

— Dinoli est un crack, hein, Alf? Ce type m’épate. Il est capable de concevoir un calendrier six mois à l’avance sans se gourer sur les projections de tendance. Chapeau!

Haugen eut une moue dédaigneuse et lança:

— Me fais pas rire, Ted! Dinoli est certainement un crack, mais pas pour cela. Moi, je l’admire, parce que c’est un requin. Un piranha, même. Ça m’est égal qu’il m’entende: j’aime sa férocité!

Spalding blêmit instantanément et souffla, peu rassuré:

— Vous croyez qu’il y a des micros ici?

Haugen répondit sans sourciller.

— C’est normal, au troisième échelon! À ce niveau, on ne peut pas se permettre de nourrir des traîtres.

Il fixa froidement Spalding qui s’était promptement remis au travail et conclut:

— Moi, je n’ai rien à me reprocher. Je ne crache pas dans la soupe.

Kennedy se leva brusquement et demanda:

— Dis donc, Dave, tu peux venir m’aider une seconde? J’ai des documents à ramener de la bibliothèque.

Sans lever le nez de ses papiers, le jeune homme lança:

— Sonne un porteur! C’est tellement plus simple.

Kennedy vint se planter devant lui et lui écrasa le pied en insistant lourdement:

— Non, c’est confidentiel. J’ai pas confiance en ces gars.

Spalding le suivit à contrecœur. Dès qu’ils furent dans le couloir, Kennedy le saisit par le bras et souffla:

— Écoute, Dave, il vaut mieux garder tes plaisanteries pour toi. Elles ne sont pas du goût de tout le monde.

Spalding émit un petit gloussement et fit:

— Vraiment?

— Oui, vraiment! En ce moment t’es considéré comme un troisième échelon. Et à ce niveau, Dinoli ne pardonne rien. Haugen pourrait lui rapporter tes propos ou te flanquer son poing sur la figure. Attention, Dave!

Toujours sur le même ton, Spalding répliqua:

— Elle est bonne, celle-là! C’est interdit de critiquer un contrat pourri, peut-être?

— Quand on n’a pas le courage de ses opinions, oui! Barre-toi si tu veux, mais ne reste pas là à faire des mots d’esprit douteux sur les gens qui te nourrissent. Au fait, que sont devenues tes ambitions? Tu voulais devenir écrivain, non? Je crois qu’il est grand temps de te reconvertir: tu ne feras pas de vieux os, ici.

— C’est toi qui le dis! J’ai décidé de rester.

Le jeune homme avait dit cela avec une sorte de sourire ambigu dont le sens échappa à Kennedy qui lui tapota l’épaule et dit:

— Voilà qui est raisonnable. J’ai toujours su que tu mûrirais un jour. C’est si puéril de…

— Me bassine pas avec tes sermons, Ted. J’ai pas «mûri» en quarante-huit heures!

— Alors, pourquoi restes-tu?

Spalding hésita un peu, puis cracha entre des dents serrées:

— Pour le fric, si tu veux le savoir! Actuellement, je touche le salaire d’un troisième échelon. Encore quelques mois de ce régime et je serai plein aux as, libre de faire ce que je veux.

Les yeux embrasés par une passion indéfinissable, Spalding conclut:

— C’est cela! J’ai décidé de combattre le fanatisme par le fanatisme!

Kennedy ne voyait pas très bien le rapport, mais il préféra ne pas interrompre Spalding qui, maintenant, avait repris ses airs d’intellectuel présomptueux pour demander:

— Et alors, ce petit boulot à la biblio, c’est pour aujourd’hui ou pour demain?

— Ce n’était qu’un prétexte pour…

Kennedy n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Spalding lui avait cloué le bec avec un:

«Ça te dérangerait que je retourne à mon travail?» franchement insolent. Ahuri, il le regarda s’éloigner un moment, secouant la tête et souffla incrédule:

— Vraiment culotté, ce gars!

Il regagna le bureau en pensant au cynisme dont Spalding avait fait preuve. Désormais, il ne pourrait plus le considérer comme un jeunot fougueux et sans consistance. Spalding était capable de bouffer et de cracher dans la soupe, sans la moindre gêne. Il fallait donc s’en méfier. Au bout du couloir, Kennedy aperçut Haugen devant le distributeur de boissons et l’y rejoignit. Il consulta négligemment sa montre et demanda, pour dire quelque chose:

— Au fait, c’est à quelle heure, la réunion?

— Dans une demi-heure. Pourquoi? T’as des idées géniales?

Kennedy répondit, pince-sans-rire:

— Super-géniales, mon vieux. Je tiens deux concepts qui plairont certainement à Watsinski.

Puis, sans réfléchir, Kennedy demanda… un peu trop vite:

— Au fait, Alf, que penses-tu de toute cette affaire?

À l’air ahuri dont Haugen le regarda on eût dit que Kennedy avait tenté de l’impliquer dans un complot contre le Grand Patron. Il battit des cils comme pour marquer son incompréhension et fit:

— De quelle affaire veux-tu parler? Je ne comprends pas.

Kennedy déglutit, regrettant d’avoir posé la question. Mais faute de pouvoir reculer, il bredouilla:

— Ben… du contrat Ganymède. Je voulais savoir si tu trouves cela moral ou pas.

Haugen le fixa longuement sans répondre. Pour la deuxième fois en un mois, Kennedy se vit en train de remplir une demande d’emploi. Haugen était un inconditionnel de l’agence. À 40 ans, il savait sa carrière terminée. Il lui suffisait de se tenir tranquille pour être assuré de finir troisième échelon. Jusqu’à quel point espionnait-il ses collègues pour le compte de Dinoli? Kennedy n’en savait rien, bien que les réactions de Haugen confirmassent cette rumeur. Au bout d’un moment, le gros homme eut un sourire malicieux et fit:

— J’ai compris. C’est Spalding qui t’a contaminé.

Kennedy s’empressa de rectifier:

— Pas du tout. C’est ma femme qui m’inquiète. Elle s’intéresse beaucoup aux problèmes sociaux. Quoi que je dise, elle ramène toujours Ganymède sur le tapis. Alors, parfois, il arrive que je ne sache plus que penser.

Haugen parut sincèrement choqué:

— Tes propos me surprennent, Ted. T’es troisième échelon à 32 ans. Tu te palpes 30 000 dollars par an, sans parler des primes et de la belle carrière qui t’attend.

Kennedy haussa les épaules et coupa:

— C’est pas en me passant de la crème que tu répondras à ma question, Alf.

— Je n’ai aucune raison de te flatter, mon vieux! Beaucoup de gens, en commençant par Dinoli, savent ce que tu vaux. Je ne serais pas surpris qu’on te bombarde deuxième échelon à la fin de ce contrat, et tu oses te demander si c’est bien ou si c’est mal!

Comme pour souligner le manque de perspicacité de Kennedy qui le regardait d’un air pensif, Haugen partit d’un gros rire et ajouta:

— Voyons, qu’est-ce qu’on te demande? De raconter aux gens que Ganymède est peuplée de créatures barbares. Et alors? Pour trente mille dollars par an, tu crois que ça ne vaut pas la peine de se remuer un peu?

Kennedy se contenta de sourire, estimant qu’il en avait trop dit. Une demi-heure plus tard, l’équipe, presque au complet était dans le bureau de Watsinski, qui sembla se réveiller, précisément au moment où Richardson, arrivé avec une minute de retard, tentait de se faufiler discrètement dans la pièce:

— Qui n’a pas son calendrier?

Personne ne réagit. Watsinski enchaîna à sa manière expéditive:

— Bien. Nous sommes à une semaine du lancement. Vous avez eu une semaine pour réfléchir. J’écouterai vos suggestions tout à l’heure. Sachez que les choses ont avancé. Joe Kauderer vous lira le rapport de ses activités tout à l’heure chez Dinoli. Il a notamment réussi à contacter les directeurs des grandes chaînes de télé et de radio.

Il fit une courte pause, inspira profondément comme pour prendre des forces. Quand il reparla, la voix était chargée d’émotion, presque tremblante. Kennedy se demandait quelle nouvelle pouvait avoir bouleversé subitement cet homme glacial d’ordinaire. Il ne tarda pas à le savoir. L’air grave, Watsinski disait:

— Vous avez eu une semaine pour réfléchir, pour affiner vos idées. Vous le savez, chez nous, la publicité est considérée comme de la création artistique. Une campagne bien conçue est, en effet, une œuvre d’art comparable à un Rembrandt, à une symphonie de Beethoven.

Il marqua une courte pause et enchaîna sur un ton presque larmoyant:

— Si quelqu’un parmi vous ne sent pas le contrat Ganymède de toutes ses fibres, qu’il le dise tout de suite. Inutile de continuer si l’on est pas convaincu de pouvoir donner le meilleur de soi-même. On n’est pas créateur à moitié! Il faut de la conviction, de la foi!

Kennedy jeta discrètement un coup d’œil à Spalding qui, derrière un masque d’impassibilité, fixait la mine bouleversée de Watsinski avec une moue qui semblait vouloir dire: «bon comédien, mais mauvais théâtre».

Watsinski avait ôté ses lunettes pour balayer l’assistance d’un regard humide et avait demandé:

— On peut compter sur tout le monde, n’est-ce pas?

On entendit de faibles «oui» dans l’assistance visiblement émue ou affligée par ce numéro de veuve éplorée. Seul Haugen, fidèle à lui-même, avait barytonné son approbation.

Mais cela sembla suffire à Watsinski, car il enchaîna aussitôt sur son ton de pisse-vinaigre:

— La dernière fois, nous avons esquissé une série d’approches possibles. Et si mes souvenirs sont bons, nous avions retenu la suggestion — brillante — de Presslie préconisant de présenter les Ganys sous un angle antipathique, pour prévenir les réactions fâcheuses au moment décisif. Comment voyez-vous les choses concrètement? Richardson, je vous écoute!

À cet instant, Kennedy pria pour que son collègue ait potassé son sujet sous peine de le payer très cher. Watsinski adorait clouer le bec aux troisièmes échelons. Mais cette fois-ci, il tombait bien mal. Grand, sec, presque chauve, Richardson était ce qu’on pouvait appeler un «branché» de la pub, passionné d’études de motivations et de marketing, et de médias. Il sortit, de son attaché-case, une pile de documents bourrés de graphiques complexes et dit:

— J’ai pensé à une série d’approches multi-sectorielles, c’est-à-dire visant plusieurs cibles à la fois. Mais, pour l’instant, je ne parlerai que de l’approche enfantine à travers les médias. Nous pourrions, par exemple, introduire de la propagande anti-Ganymède dans les dessins animés du mercredi, selon la fréquence suivante.

— Ça ira, ça ira! coupa Watsinski visiblement contrarié d’avoir raté son coup. Il ajouta: Finissons-en avec les axes psychologiques, nous parlerons stratégie globale plus tard.

Haugen prit la parole pour suggérer:

— Pourquoi ne pas introduire des éléments de propagande systématiquement pro-gany dans les journaux et émissions destinés aux pays les moins cotés dans l’opinion publique américaine? Si ces pays sont pour, les gens seront automatiquement contre!

Watsinski approuva cette idée et désigna Fleischman: une sorte de mathématicien de la publicité dont les démonstrations absconses semblaient relever de la cabale. Pour l’essentiel, Kennedy crut comprendre que Fleischman proposait d’élargir la cible aux lycéens et aux enfants de la maternelle. Ce fut enfin au tour de Kennedy de parler. Il desserra nerveusement sa cravate et tenta d’expliquer sur un ton mal assuré:

— J’ai conçu un plan recouvrant la plupart des suggestions émises jusqu’ici. C’est pourquoi je me demande si cela vaut la peine de…

Watsinski venait de l’interrompre pour placer:

— Mais nous sommes tout ouïe, cher ami.

Kennedy reprit, visiblement perturbé:

— Voilà, je propose de créer un homme ou un groupe susceptible de cristalliser l’intérêt du public. Actuellement, qui y a-t-il sur Ganymède? Une vingtaine de chercheurs, de savants: des scientifiques en somme — de sexe masculin, en plus — on n’émeut pas les foules avec ça. Si ces hommes venaient à mourir dans un affrontement avec les Ganys, le public s’en foutra, à la limite. Mais, imaginez un instant qu’on leur apprenne qu’il y a des femmes et des enfants là-haut: la moindre nouvelle malheureuse prendra des proportions fantastiques!

Kennedy marqua une courte pause pour consulter Watsinski, puis ses collègues du regard. Aucune réaction. Il conclut néanmoins:

— Voici ce que je propose concrètement: nous pourrions faire croire à l’existence d’une colonie — une centaine de bonnes âmes courageuses.

Il est évident que cette colonie n’existe pas. Mais, ça, le public n’a pas à le savoir! Il suffira de la rendre crédible pour pouvoir manipuler les gens à volonté, nous pourrons même mesurer l’impact de la campagne grâce aux réactions induites par divers moyens.

Kennedy consulta une fois de plus l’assistance du regard sans trop savoir que penser des visages médusés ou ahuris qui le fixaient. Il s’attendait presque à entendre de gros éclats de rire lorsque Watsinski s’exclama, nettement admiratif:

— Fantastique! Absolument épatant, Ted! C’est ce que j’appelle de la publicité de grande classe!

Kennedy n’en crut pas ses oreilles; entendre cela de la bouche d’un homme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était pas prodigue en compliments!

Quoi qu’il en fût, l’appréciation de Watsinski déclencha un flot de suggestions inattendu, accélérant brusquement une réunion plutôt morose jusqu’alors. Chacun s’empressa d’abonder dans le sens de Kennedy, par conviction ou par mimétisme. Presslie dut quasiment hurler pour déclarer:

— On peut même corser le scénario en donnant aux gens le sentiment que la colonie est en danger perpétuel d’extermination, ce qui garantit à coup sûr la réussite de la phase «soutien à la SDEE»! car alors, le débarquement des troupes sera pour le public l’occasion de se décharger enfin de mois de tension, d’inquiétude permanente.

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