DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE

1

Mardi matin. Hodges est debout à six heures. Il se confectionne un solide petit-déjeuner : deux œufs, quatre tranches de bacon, quatre tranches de pain grillé beurré. Il n’a pas faim mais se force à avaler jusqu’à la dernière bouchée, se disant que c’est du carburant pour son organisme. Peut-être qu’il aura une autre occasion de manger dans la journée, mais rien n’est moins sûr. Sous la douche, et tandis qu’il mastique résolument à la table de la cuisine (personne pour qui contrôler son poids maintenant), une pensée ne cesse de le hanter, la même avec laquelle il est allé se coucher tard hier soir.

Combien d’explosif, bon sang ?

Ce qui conduit à d’autres déplaisantes considérations. Comment ce type — le crèminel — compte-t-il l’utiliser ? Et quand ?

Il parvient à une décision : c’est aujourd’hui le dernier jour. Il veut traquer Mr Mercedes lui-même et se confronter à lui. Le tuer ? Non, pas ça (probablement pas ça), mais lui démolir la gueule, ça oui, ce serait excellent. Pour Olivia. Pour Janey. Pour Janice et Patricia Cray. Pour tous les autres que Mr Mercedes a tués et estropiés l’an dernier au City Center. Des gens prêts à se lever en pleine nuit pour aller attendre debout dans un brouillard glacé qu’ouvrent les portes d’une foire à l’emploi dans l’espoir fou de décrocher un boulot. Espoirs perdus. Vies perdues. Âmes perdues.

Alors oui, il veut coincer ce salopard. Et s’il n’y arrive pas aujourd’hui, eh bien, il remettra toute l’affaire entre les mains de Pete Huntley et Izzy Jaynes, et tant pis pour les conséquences… lesquelles pourraient bien impliquer, il en a conscience, une petite peine de prison. Il s’en fout. Il en a déjà gros sur la patate, mais il suppose qu’il peut en supporter encore davantage. Pas un autre meurtre de masse, cependant. Non, ça, ça foutrait en l’air ce qu’il reste de lui. C’est-à-dire bien peu.

Il décide de se donner jusqu’à huit heures ce soir : c’est la ligne dans le sable à ne pas dépasser. Au cours de ces treize heures, il peut en accomplir autant que Pete et Izzy. Probablement plus, parce qu’il ne sera pas entravé par la routine et les procédures. Aujourd’hui, il aura sur lui son colt M&P .38. Et son Happy Slapper — aussi.

Le Slapper rejoint la poche avant droite de son veston, le revolver son aisselle gauche. Dans son bureau, il attrape son dossier Mercedes — plutôt épais maintenant — et l’emporte à la cuisine. Pendant qu’il le relit de A à Z, il allume d’un coup de zapette la télé posée sur le comptoir pour se caler sur le journal Morning at Seven sur Channel Six. Il est presque soulagé de découvrir qu’une grue s’est renversée au bord du lac, coulant à moitié une péniche chargée de produits chimiques. Il ne tient pas à ce que le lac soit plus pollué qu’il ne l’est déjà (à supposer que ce soit possible), mais l’accident a relégué au second plan l’histoire de la voiture piégée. Ça c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est qu’il est identifié comme l’inspecteur principal, désormais retraité, chargé de l’enquête sur le Massacre du City Center, et la femme tuée dans l’attentat est quant à elle identifiée comme la sœur d’Olivia Trelawney. On montre même une photo — prise par Dieu sait qui — de Janey et lui devant les pompes funèbres Soames.

« La police ne se prononce pas sur un lien éventuel avec l’attentat du City Center de l’an dernier, annonce gravement le présentateur, mais il convient de souligner que l’auteur de ce crime n’a toujours pas été retrouvé. Toujours dans les affaires criminelles, Donald Davis devrait être inculpé… »

Hodges n’a plus rien à foutre de Donald Davis maintenant. Il coupe le sifflet à la télé et retourne au contenu de son bloc-notes à feuilles jaunes. Il est encore en train de le relire quand le téléphone sonne — pas son portable (même s’il l’a sur lui aujourd’hui), mais le fixe accroché au mur. C’est Pete Huntley.

« T’es levé aux aurores, remarque Pete.

— Bon boulot de détective. En quoi puis-je t’être utile ?

— On a eu une entrevue intéressante hier avec Henry Sirois et Charlotte Gibney. Tu sais, l’oncle et la tante de Janelle Patterson ? »

Hodges attend la suite.

« La tante surtout nous a bluffés. Elle pense comme Izzy, que toi et Patterson étiez plus que de vagues connaissances. Que vous étiez d’excellents amis.

— Viens-en au fait, Pete.

— Que vous faisiez le truc. La bête à deux dos. Des galipettes. La culbute. La danse à l’horiz…

— Ça va, je crois que j’ai pigé. Laisse-moi te dire une chose sur Tante Charlotte, OK ? Si elle voyait une photo de Justin Bieber avec la reine d’Angleterre, elle te dirait que le Bieb se tape la vieille. “Ça se voit dans leurs yeux”, qu’elle te dirait.

— Donc tu te la tapais pas.

— Non.

— J’accepte ça en guise de préliminaire — au nom de l’amitié — mais j’ai quand même bien envie de savoir ce que tu nous caches. Parce que ça pue.

— Lis sur mes lèvres : je… vous… cache… rien. »

Silence au bout du fil. Pete attend que Hodges se sente mal à l’aise et parle, oubliant momentanément qui lui a appris cette astuce.

Il laisse finalement tomber. « Je crois que t’es en train de creuser ton trou, Billy. Mon conseil, lâche la pelle avant d’être descendu trop profond pour remonter.

— Merci, collègue. Toujours bon de recevoir des leçons de vie à sept heures et quart du matin.

— Je veux t’interroger à nouveau cet après-midi. Et cette fois-ci, je devrai peut-être te lire tes droits. »

Ses droits constitutionnels, voilà ce qu’il veut dire.

« Je serai content de passer. Appelle-moi sur mon portable.

— Ah ouais ? Depuis que t’es retraité, tu l’as jamais sur toi.

— Aujourd’hui, je l’ai. » Exact.

Parce que durant les douze ou quatorze heures à venir, il ne sera absolument plus retraité.

Il met fin à la communication et reprend ses notes, humectant le bout de son index chaque fois qu’il tourne une page. Il entoure un nom : Radney Peeples. Le type de chez Vigilant Guard Service à qui il a parlé à Sugar Heights. Si Peeples fait son boulot au moins à moitié, il pourrait détenir la clé menant à Mr Mercedes. Mais il y a peu de chances que Peeples ait oublié Hodges, surtout après la façon dont Hodges lui est rentré dans le lard pour qu’il décline son identité avant de le questionner. Et Peeples saura que Hodges est au centre de l’actualité. Bon, il a encore le temps de trouver un subterfuge ; il ne veut pas appeler Vigilant avant les heures ouvrables. Il veut que ça passe pour une simple démarche de routine.

L’appel suivant — sur son portable cette fois — est de Tante Charlotte. Hodges n’est pas surpris de l’entendre, ce qui ne veut pas dire qu’il est ravi.

« Je suis aux abois ! s’écrie-t-elle. Vous devez m’aider, monsieur Hodges ! Que dois-je faire ?

— À propos de quoi ?

— Le corps ! Le corps de Janelle ! Je ne sais même pas il se trouve ! »

Hodges entend un bip et vérifie le numéro d’appel en attente.

« Madame Gibney, excusez-moi, j’ai un autre appel urgent.

— Pourquoi ne pouvez-vous pas…

— Écoutez, Janey n’ira pas plus loin, alors patientez. Je vous rappelle. »

Il coupe la communication au milieu d’un glapissement de protestation et prend l’appel de Jerome.

« Je me suis dit que vous pourriez avoir besoin d’un chauffeur aujourd’hui, lui dit Jerome. Vu l’état actuel des choses. »

Un instant, Hodges ne pige pas, puis il se souvient que sa Toyota a été réduite en fragments carbonisés. Ce qu’il en reste est actuellement sous la garde du service médico-légal de la police où, un peu plus tard dans la journée, des spécialistes en blouse blanche l’examineront pour déterminer quel type d’explosif a été utilisé pour la pulvériser. Il a pris un taxi hier soir pour rentrer chez lui. Oui, il aura besoin d’une bagnole. Et il s’avise que Jerome pourra aussi lui être utile autrement.

« Ça pourrait être pas mal, lui dit-il, mais tes cours ?

— Je suis un lycéen modèle, lui explique Jerome patiemment. J’ai une super moyenne, je fais du bénévolat pour Citizen United, j’assure l’animation d’un atelier informatique pour des jeunes en difficulté, alors je peux bien me permettre de sécher une journée. Et j’ai déjà négocié avec mes parents. Ils m’ont juste dit de vous demander si quelqu’un d’autre allait essayer de vous faire exploser.

— Ce n’est pas exclu, en fait.

— Ne quittez pas. » En sourdine, Hodges entend Jerome lancer : « Il dit que personne va essayer. »

En dépit de tout, Hodges ne peut s’empêcher de sourire.

« J’arrive en quatrième vitesse, annonce Jerome.

— Ne va pas commettre une infraction. Neuf heures, ce sera bien. Profite de ce temps pour peaufiner tes talents d’acteur.

— Ah oui ? Quel rôle je vais devoir jouer ?

— Assistant juridique, répond Hodges. Et, merci, Jerome. »

Il raccroche, va dans son bureau, allume son ordinateur et recherche un avocat nommé Schron. C’est un nom peu commun et il le trouve sans difficulté. Il note la raison sociale de son cabinet et le prénom de Schron, qui se trouve être George. Puis il retourne à la cuisine appeler Tante Charlotte.

« Hodges, annonce-t-il. Je suis à vous.

— Je n’apprécie guère qu’on me raccroche au nez, monsieur Hodges.

— Je n’apprécie guère que vous racontiez à mon ancien coéquipier que je baisais avec votre nièce. »

Il entend un hoquet outragé, suivi d’un silence. Il espère presque qu’elle va raccrocher. Comme elle ne le fait pas, il lui dit ce qu’elle a besoin de savoir.

« Les restes de Janey seront déposés à la morgue de Huron County. Vous ne pourrez pas en disposer aujourd’hui. Ni demain non plus, probablement. Une autopsie doit être pratiquée, ce qui est absurde, je vous le concède, puisque nous connaissons la cause du décès, mais c’est le protocole.

— Vous ne comprenez pas ! J’ai un avion à prendre, moi ! »

Hodges regarde par la fenêtre de sa cuisine et compte lentement jusqu’à cinq.

« Monsieur Hodges ? Vous êtes toujours là ?

— De mon point de vue, vous avez deux possibilités, madame Gibney. La première, c’est de rester ici et de faire les choses en bonne et due forme. La seconde, c’est de laisser la ville s’en charger, de prendre l’avion et de rentrer chez vous. »

Tante Charlotte commence à récriminer : « J’ai bien vu comment vous la regardiez, et comment elle vous regardait. Je n’ai fait que répondre aux questions de cette femme policier.

— Et avec grande alacrité, je n’en doute pas.

— Avec quoi ? »

Il soupire. « Oublions ça. Je vous suggère, à vous et votre frère, de vous présenter en personne à la morgue. N’appelez pas pour vous annoncer, allez-y. Demandez à parler au Dr Galworthy. Si Galworthy n’est pas là, vous parlerez au Dr Patel. Si vous leur demandez en personne d’accélérer les procédures — et si vous parvenez à le faire aimablement —, ils seront aussi obligeants que possible. Présentez-vous de ma part. Je les connais tous les deux depuis au moins vingt ans.

— Pour ça, il faudrait que nous laissions de nouveau Holly toute seule, dit Charlotte. Elle s’est enfermée dans sa chambre, elle tape comme un démon sur le clavier de son ordinateur portable et ne veut plus sortir. »

Hodges se surprend en train de tirer sur ses cheveux et s’intime de cesser. « Quel âge a votre fille ? »

Un long silence. « Quarante-cinq ans.

— Alors je pense qu’on ne vous inculpera pas si vous ne faites pas venir une baby-sitter. » Il essaie de retenir ce qui lui brûle les lèvres, et y renonce. « Pensez à l’argent que vous allez économiser.

— Je n’attends pas de vous que vous compreniez la situation de Holly, monsieur Hodges. Non seulement ma fille est mentalement déséquilibrée mais elle est très sensible. »

Hodges se dit : Ce qui doit faire de vous quelqu’un de particulièrement éprouvant pour elle. Cette fois, il se contient.

« Monsieur Hodges ?

— Je vous écoute.

— Vous ne sauriez pas si Janelle a laissé un testament, par hasard ? »

Il raccroche.

2

Brady reste longtemps sous la douche du motel, toutes lumières éteintes. Il aime cette chaleur utérine et le martèlement rythmique de l’eau. Il aime aussi l’obscurité, et c’est aussi bien comme ça parce que dans pas longtemps, il aura toute l’obscurité dont il peut rêver. Il aimerait croire qu’il y aura des retrouvailles tendres entre une mère et son enfant — peut-être même des retrouvailles de type mère-amant — mais dans son cœur il sait que non. Il peut se jouer la comédie mais… non.

L’obscurité, c’est tout.

Il ne craint pas Dieu, ni de passer l’éternité à être rôti à petit feu pour ses crimes. Il n’y a ni paradis ni enfer. Pas besoin d’être diplômé pour savoir que ces trucs-là n’existent pas. Imaginer un être suprême assez cruel pour créer un monde aussi tordu que celui-là ? Même si le dieu vengeur des télévangélistes et des curés pédophiles existait, comment cet imprécateur armé de foudre pourrait-il reprocher à Brady ce qu’il a fait ? Est-ce que Brady Hartsfield a pris la main de son père pour la refermer sur la ligne à haute tension qui l’a électrocuté ? Non. Est-ce qu’il a fourré ce morceau de pomme dans la gorge de Frankie ? Non. Est-ce que c’est lui qui n’arrêtait pas de dire que l’argent allait manquer et qu’ils finiraient à la rue ou dans un foyer ? Non. Est-ce que c’est lui qui a mijoté un hamburger empoisonné et dit : Mange ça, m’man, c’est délicieux ?

Est-ce qu’on peut lui reprocher d’avoir frappé le monde qui a fait de lui ce qu’il est ?

Brady pense que non.

Il médite sur les terroristes qui ont fait péter le World Trade Center (il médite souvent sur eux). Ces clowns se figuraient réellement qu’ils allaient se retrouver au paradis où ils vivraient dans une espèce d’éternel hôtel de luxe avec des jeunes vierges pulpeuses à leur service. Marrant, non ? Mais le plus beau, c’est qu’ils se sont bien fait avoir… comme des bleus. Tout ce qu’ils ont récolté, c’est une vue fugace de toutes ces fenêtres et un ultime éclair de lumière. Après ça, eux et leurs milliers de victimes se sont juste volatilisés. Pouf. Ciao pantins. Adios tueurs et tués, bonnet blanc et blanc bonnet, tous partis rejoindre le vide universel entourant la petite planète bleue solitaire et tous ses habitants agités comme des fourmis. Toutes les religions mentent. Tous les préceptes moraux sont des illusions trompeuses. Même les étoiles sont des mirages. La vérité c’est l’obscurité et la seule chose qui importe c’est de produire son manifeste avant de s’y enfoncer. Inciser la peau du monde pour y laisser une cicatrice. Ce n’est que ça, après tout, l’Histoire : du tissu cicatriciel.

3

Brady s’habille et monte en voiture pour aller dans un drugstore proche de l’aéroport ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans le miroir de la salle de bains, il a vu que le rasoir électrique de sa mère a salopé le boulot : son crâne a besoin d’une finition. Il achète des rasoirs jetables et de la crème à raser. Il prend aussi des piles supplémentaires, parce qu’on manque toujours de piles. Et il attrape une paire de lunettes à verres blancs sur un tourniquet. Il les choisit à monture d’écaille car ça lui donne un air d’étudiant. Du moins il trouve.

Sur le chemin de la caisse, il passe devant un présentoir en carton vertical arborant les quatre gueules d’ange des ’Round Here. La légende dit SOYEZ PRÊTS POUR LE GRAND SHOW DU 3 JUIN ! Sauf que quelqu’un a barré DU 3 JUIN et écrit DE CE SOIR en dessous.

En général, Brady prend du M en T-shirt — il a toujours été mince —, mais là il choisit un XL et le rajoute à sa pile. Pas besoin de faire la queue : à cette heure matinale il est le seul client.

« Vous allez au concert ce soir ? » lui demande la caissière.

Brady lui dédie un grand sourire. « Je voudrais pas rater ça. »

En chemin pour rentrer au motel, Brady se met à penser à sa voiture. À s’inquiéter pour sa voiture. Son pseudonyme de Ralph Jones est impeccable mais sa Subaru est immatriculée au nom de Brady Hartsfield. Si l’Off-Ret découvre son nom et le signale à ses anciens potes, ça pourrait tourner mal. Au motel, il est en sécurité — on te demande plus le numéro de ta caisse, juste ton permis de conduire — mais sa voiture, non.

L’Off-Ret n’est pas tout près, se rassure Brady. Il essayait juste de te faire flipper.

Mais peut-être pas. Cet Off-là a résolu pas mal d’affaires avant d’être Ret, et certaines de ses compétences semblent lui être restées.

Au lieu de se rendre directement au Motel 6, Brady bifurque vers l’aéroport, prend un ticket et laisse la Subaru en stationnement longue durée. Il en aura besoin ce soir, mais pour le moment elle est mieux là.

Il jette un coup d’œil à sa montre. Neuf heures moins dix. Onze heures avant le grand spectacle, se dit-il. Douze peut-être avant l’obscurité. Ou moins ; ou plus. Mais pas beaucoup plus.

Il met ses nouvelles lunettes et transporte ses courses sur le petit kilomètre qui le sépare du motel, en sifflotant.

4

Quand Hodges ouvre la porte d’entrée, la première chose que repère Jerome est le colt dans le harnais d’épaule. « Vous comptez tuer personne avec ça, si ?

— Non, je crois pas. Dis-toi que c’est un porte-bonheur. Il appartenait à mon père. Et j’ai un permis de port d’arme dissimulée, si c’est ce que tu veux savoir.

— Ce que je veux savoir, répond Jerome, c’est s’il est chargé ou pas.

— Bien sûr qu’il l’est. Comment tu crois qu’on s’en sert ? En le lançant ? »

Jerome soupire et frictionne sa boule de cheveux noirs. « Ça devient costaud.

— Tu hésites ? Si t’hésites, fais demi-tour. Tout de suite. Je peux encore louer une bagnole.

— Non, je suis partant. C’est pour vous que je m’interroge. C’est pas des poches que vous avez sous les yeux, c’est des valises.

— Ça ira. C’est aujourd’hui mon jour, de toute manière. Si j’ai pas réussi à remonter jusqu’à ce mec d’ici ce soir, j’irai tout raconter à mon ancien coéquipier.

— Ça va vous coûter cher ?

— Je sais pas et je m’en fous.

— Et moi, ça pourrait me coûter cher ?

— Non. Si je pouvais pas te garantir ça, tu serais en première heure d’algèbre en ce moment. »

Jerome le toise avec pitié. « L’algèbre, c’était y a quatre ans. Dites-moi ce que je peux faire. »

Hodges le lui dit. Jerome est d’accord, mais dubitatif.

« Le mois dernier — et je vous interdis de raconter ça à mes parents —, moi et des copains on a essayé de rentrer au Punch & Judy, la nouvelle discothèque qui vient d’ouvrir. Le videur n’a même pas regardé ma belle fausse carte d’identité, il m’a juste viré de la file et m’a dit d’aller m’acheter un milkshake. »

Hodges lui dit : « Ça m’étonne pas. Tu fais dix-sept ans. Mais heureusement pour moi, à la voix tu en fais bien vingt-cinq. » Il glisse à Jerome un bout de papier où est noté un numéro de téléphone. « Vas-y, appelle. »

Quand elle lui répond, Jerome explique à la réceptionniste de chez Vigilant Guard Service qu’il est Martin Lounsbury, assistant juridique au cabinet d’avocats Canton, Silver, Makepeace et Jackson. Il raconte qu’il travaille actuellement avec George Schron sur les derniers détails en suspens de la succession de feu Olivia Trelawney. L’un de ces détails concerne l’ordinateur d’Olivia Trelawney. Son boulot du jour est de localiser le spécialiste en informatique qui en assurait l’entretien, et peut-être l’un des vigiles employés dans la zone de Sugar Heights pourrait-il l’aider à retrouver ce technicien ?

Hodges lui adresse un signe d’approbation en formant un cercle avec le pouce et l’index, et lui passe une autre note.

Jerome la lit et dit : « L’une des voisines de Mrs Trelawney, Mrs Helen Wilcox, nous a parlé d’un certain Rodney Peeples ? » Il écoute, puis hoche la tête. « Radney, d’accord. Intéressant comme nom. Peut-être pourrait-il m’appeler, si ce n’est pas trop lui demander ? Mon patron est un vrai tyran et j’ai comme qui dirait le pistolet sur la tempe, là. » Il écoute. « Oui ? Ah, c’est formidable. Merci beaucoup. » Il donne à la réceptionniste son numéro de portable et celui du fixe de Hodges, puis il raccroche en essuyant une sueur factice sur son front. « Ouf ! Soulagé que ce soit fini.

— Tu t’es bien débrouillé, lui assure Hodges.

— Et si elle appelle Canton, Silver et compagnie pour vérifier ? Et qu’on lui répond qu’ils n’ont jamais entendu parler de Martin Lounsbury ?

— Son boulot c’est de passer des messages, pas d’enquêter à leur sujet.

— Et si ce Radney Machin vérifie, lui ? »

Hodges ne pense pas qu’il le fera. Il pense que le nom de Helen Wilcox l’en empêchera. Quand il avait parlé à Peeples ce jour-là devant la demeure de Sugar Heights, il avait capté de fortes vibrations indiquant que la relation de Peeples avec Helen Wilcox avait dépassé le stade purement platonique. Peut-être tout juste, peut-être largement. Il pense que Peeples donnera à Martin Lounsbury ce qu’il demande pour avoir la paix.

« On fait quoi maintenant ? » demande Jerome.

Ce qu’ils vont faire, c’est ce que Hodges a passé au moins la moitié de sa carrière à faire. « Attendre.

— Combien de temps ?

— Jusqu’à ce que Peeples ou un autre de leurs gorilles nous appelle. »

Parce que là, tout de suite, Vigilant Guard Service semble être sa meilleure piste. Si elle ne donne rien, ils devront se déplacer jusqu’à Sugar Heights et commencer à interroger les voisins. Une perspective pas très réjouissante, surtout compte tenu de sa célébrité actuelle sur les chaînes de télé.

Entre-temps, voilà qu’il se surprend à repenser à Mr Bowfinger, et à Mrs Melbourne, sa voisine d’en face un peu perchée. Avec ses histoires de 4 × 4 noirs et sa passion pour les soucoupes volantes, Mrs Melbourne aurait été parfaite dans le rôle de l’excentrique dans un vieux film d’Hitchcock.

Elle pense qu’ils sont parmi nous, avait dit Bowfinger en faisant frétiller des sourcils moqueurs, et bon sang, pourquoi faut-il que cette phrase continue de ricocher dans la tête de Hodges ?

Il est dix heures moins dix quand le portable de Jerome sonne. Ils sursautent tous les deux aux premières notes de « Hells Bells » d’AC/DC. Jerome l’attrape.

« INCONNU. Je fais quoi, Bill ?

— Réponds. C’est lui. Et souviens-toi qui tu es. »

Jerome appuie sur ACCEPTER et annonce : « Bonjour, ici Martin Lounsbury. » Écoute. « Ah, bonjour, monsieur Peeples. Je vous remercie infiniment de me rappeler. »

Hodges gribouille un nouveau mot et le pousse vers lui. Jerome le parcourt rapidement des yeux.

« Mmh-mmh… oui… Mrs Wilcox n’a eu que des éloges à votre égard. Des éloges, vraiment. Mais le travail qui m’occupe concerne la défunte Mrs Trelawney. Nous ne pouvons boucler sa succession tant que nous n’avons pas inventorié le contenu de son ordinateur, et… oui, je sais que cela remonte à plus de six mois. Terrible, n’est-ce pas, la lenteur de l’administration pour ces choses-là ? Nous avons eu un client l’an dernier qui a dû demander des coupons alimentaires alors qu’il était en attente d’un héritage de soixante-dix mille dollars. »

T’enflamme pas, Jerome, pense Hodges. Son cœur tambourine dans sa poitrine.

« Non, rien de comparable. J’ai juste besoin du nom du gars qui venait en assurer la maintenance. Le reste est du ressort de mon patron. » Jerome écoute, sourcils étroitement froncés. « Vous ne pouvez pas ? Ah, min… »

Mais Peeples a repris la parole. La sueur sur le front de Jerome n’est plus imaginaire. Il tend la main par-dessus la table, attrape le stylo de Hodges et commence à écrire très vite. Tout en écrivant, il entretient la conversation d’un filet régulier de mmh-mmh et de OK et de je vois. Finalement :

« Ah, c’est formidable. Absolument formidable. Je suis sûr que Mr Schron saura en tirer profit. Vous avez été d’une grande aide, monsieur Peeples. Alors je vais… » Il écoute encore. « Oui, c’est terrible. Je crois que Mr Schron s’occupe de… mmh… certains aspects de cette affaire en ce moment même, mais vraiment je n’en sais pas davan… ah oui ? Wouah ! Monsieur Peeples, vous avez été formidable. Oui, je transmettrai. Je n’y manquerai pas. Merci, monsieur Peeples. »

Il coupe la communication et presse la base de ses paumes contre ses tempes comme pour stopper une migraine.

« Wouah, c’était intense. Il voulait parler de ce qui s’est passé hier. Et me dire de transmettre aux proches de Janey que Vigilant est à leur service pour leur apporter toute l’aide possible.

— C’est parfait, je suis sûr qu’il aura droit à des félicitations dans son dossier, mais…

— Il m’a dit aussi qu’il avait parlé au type dont la voiture a sauté hier. Il a vu votre photo aux actualités ce matin. »

Ce n’est pas une surprise pour Hodges et dans l’instant, il s’en fout. « T’as un nom ? Dis-moi que t’as un nom.

— Pas celui du technicien informatique, non, mais j’ai le nom de la boîte pour laquelle il travaille. Ça s’appelle Cyber Patrouille. Peeples dit qu’ils tournent en Coccinelle vert fluo. Il dit qu’ils sont tout le temps à Sugar Heights et qu’on peut pas les louper. Il a déjà vu un homme et une femme au volant, entre vingt et trente ans tous les deux. “Genre lesbienne”, il a dit de la femme. »

Hodges n’a pas envisagé une seule seconde que Mr Mercedes puisse en fait être une Mrs Mercedes. Il suppose que c’est techniquement possible, et ça ferait un bon dénouement dans un roman d’Agatha Christie, mais là on est dans la vraie vie.

« Il t’a dit à quoi ressemble le type ? »

Jerome secoue la tête.

« Viens dans mon bureau. Tu peux conduire mon ordi pendant que je fais copilote. »

En moins d’une minute, ils sont devant une rangée de trois Coccinelle vertes avec CYBER PATROUILLE peint sur les portières. Ce n’est pas une société indépendante mais une branche d’une chaîne appelée Discount Electronix qui a un gros magasin en ville. Il se trouve dans le centre commercial de Birch Hill.

« Merde, j’y ai déjà acheté des trucs, dit Jerome. Plein de trucs. Des jeux vidéo, des composants d’ordinateur, des films de karaté en solde. »

Sous la photo des Coccinelle on peut lire RENCONTREZ LES EXPERTS. Hodges tend la main par-dessus l’épaule de Jerome et clique dessus. Trois photos apparaissent. La première est celle d’une jeune fille, visage étroit, cheveux blond cendré. Le numéro deux est un gars joufflu, lunettes à la John Lennon, air sérieux. Numéro trois est le beau mec générique, cheveux bruns soigneusement peignés, sourire de commande insipide. Les noms en dessous indiquent FREDDI LINKLATTER, ANTHONY FROBISHER et BRADY HARTSFIELD.

« Et maintenant ? demande Jerome.

— Maintenant on part en virée. J’ai un truc à prendre d’abord. »

Hodges va dans sa chambre et pianote le code du petit coffre-fort dans son placard. À l’intérieur, outre quelques polices d’assurance et autres documents financiers, il y a un petit paquet de cartes plastifiées comme celle qu’il transporte couramment dans son portefeuille, maintenues par un élastique. Les flics de la ville reçoivent une nouvelle carte d’identification tous les deux ans, et chaque fois qu’il en recevait une neuve, il rangeait la vieille ici. La différence cruciale c’est qu’aucune d’entre elles ne porte la mention RETRAITÉ tamponnée en rouge. Il prend celle qui a expiré en décembre 2008, retire sa dernière carte de son portefeuille et la remplace par celle-là. Bien évidemment, la présenter à un quidam est un autre crime — Loi d’État 190.25, usurpation d’identité de policier, crime de classe E passible d’une amende de 25 000 dollars, cinq ans d’emprisonnement, ou les deux — mais ces trucs-là ne le touchent même plus maintenant.

Il glisse son portefeuille dans sa poche arrière, va pour refermer le coffre, se ravise. Il y a autre chose à l’intérieur qui pourrait lui être utile : un étui de cuir plat assez semblable à ceux dans lesquels les habitués des vols internationaux conservent leur passeport. Il appartenait aussi à son père.

Hodges le glisse dans sa poche avec le Happy Slapper.

5

Après avoir rasé son crâne de près et chaussé ses nouvelles lunettes, Brady se rend au bureau du Motel 6 et paye pour une nuit supplémentaire. Puis il retourne dans sa chambre et déplie le fauteuil roulant qu’il a acheté mercredi. Il était pas donné, mais on s’en fout. L’argent n’est désormais plus un souci pour lui.

Il installe le coussin POSE TON CUL sur l’assise du fauteuil, puis fend la doublure de la poche à l’arrière du dossier et y insère plusieurs blocs de son plastic maison. Chacun des blocs a été équipé d’un détonateur à l’azoture de plomb. Il réunit les câbles de raccordement à l’aide d’un clip métallique. Il a dénudé les fils de cuivre à leur extrémité et cette après-midi, il les tressera ensemble pour en faire un seul fil maître.

Le détonateur proprement dit, ce sera Truc 2.

Un par un, à l’aide de scotch à filament, il fixe des sachets en plastique remplis de billes de roulement sous l’assise du fauteuil en entrecroisant les bandes d’adhésif pour bien les maintenir en place. Ceci fait, il s’assoit au pied du lit et contemple solennellement son travail artisanal. S’il pourra introduire cette bombe roulante dans l’auditorium Mingo, il n’en a aucune idée… mais il ne savait pas non plus à l’avance s’il allait pouvoir se tirer du City Center l’an dernier. Or tout avait fonctionné ; peut-être que tout fonctionnera aussi cette fois. Après tout, il n’aura pas à s’enfuir, c’est déjà la moitié de la bataille de gagnée. Même s’ils flairent quelque chose et essayent de le stopper à l’entrée, le hall sera bourré de spectateurs et il fera un score bien supérieur à huit.

Sortie en fanfare, se dit Brady. Sortie en fanfare, et je t’encule, inspecteur Hodges. Je t’encule bien profond.

Il s’allonge sur le lit et pense à se masturber. Il devrait sans doute tant qu’il a encore une bite à branler. Mais avant même d’avoir déboutonné son Levi’s, il s’est endormi.

Une photo encadrée est posée sur la table de chevet à côté de lui. Sammy le Camion de Pompiers sur les genoux, Frankie sourit.

6

Il est presque onze heures du matin quand Hodges et Jerome arrivent au centre commercial de Birch Hill. Il y a plein de places de parking et Jerome enfile sa jeep Wrangler juste en face de Discount Electronix, où de grandes banderoles SOLDES festonnent toutes les vitrines. Une gamine est assise sur le trottoir devant la porte du magasin, genoux serrés et pieds écartés, le nez sur un iPad. Une cigarette se consume entre les doigts de sa main gauche. C’est seulement en s’approchant que Hodges aperçoit le gris dans ses cheveux. Son cœur coule à pic.

« Holly ? » fait Jerome en même temps que Hodges demande : « Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

— Je savais que vous finiriez par trouver, dit-elle en écrasant son mégot et en se levant. Mais je commençais à m’inquiéter. J’allais vous appeler si vous n’étiez toujours pas là à onze heures et demie. Et je prends mon Lexapro, monsieur Hodges.

— Si vous le dites, je suis content de l’entendre. Maintenant répondez à ma question et dites-moi ce que vous faites là. »

Sa bouche tremble et même si elle a réussi à les regarder en face au début, son regard plonge maintenant vers ses mocassins. Hodges ne s’étonne pas de l’avoir prise pour une adolescente à première vue, parce qu’à bien des égards, elle l’est encore, sa croissance ayant été ralentie par les insécurités et ses efforts pour se maintenir en équilibre sur le fil émotionnel à haute tension sur lequel elle a marché toute sa vie.

« Vous êtes fâché contre moi ? S’il vous plaît, ne soyez pas fâché contre moi.

— On n’est pas fâchés, dit Jerome. Surpris, c’est tout. »

Stupéfaits, plutôt, se dit Hodges.

« J’ai passé la matinée dans ma chambre à chercher sur Internet toutes les boutiques d’assistance informatique du secteur, mais c’est comme on pensait, il y en a des centaines. Maman et Oncle Henry sont sortis voir des gens. Pour Janey, je pense. J’imagine qu’on va devoir organiser un nouvel enterrement mais je déteste penser à ce qu’il y aura à l’intérieur du cercueil. Ça me fait pleurer, pleurer, pleurer. »

Et, oui, de grosses larmes roulent sur ses joues. Jerome passe son bras autour de ses épaules. Elle lui adresse un regard timide et reconnaissant.

« Des fois j’ai du mal à penser quand ma mère est là. C’est comme si elle produisait des interférences dans ma tête. J’imagine que je passe pour une folle en disant ça.

— Non, je comprends, dit Jerome. Je ressens la même chose avec ma petite sœur. Surtout quand elle écoute son satané boys band.

— Quand ils sont partis et que la maison est devenue silencieuse, j’ai eu une idée. Je suis retournée sur l’ordinateur d’Olivia et j’ai consulté ses mails. »

Jerome se frappe le front. « Merde ! J’ai même pas pensé à vérifier la boîte mail !

— Ne t’inquiète pas, elle était vide. Elle avait trois comptes — MacMail, Gmail et AO-Hell — mais les trois dossiers étaient vides. Peut-être qu’elle a supprimé elle-même tous ses messages, mais je pense pas parce que…

— Parce que son bureau et son disque dur étaient blindés de trucs, dit Jerome.

— C’est ça. Elle a Le Pont de la rivière Kwaï sur son appli iTunes. Je ne l’ai jamais vu. Je le regarderai peut-être si j’ai le temps. »

Hodges lorgne du côté de Discount Electronix. Avec le soleil qui étincelle dans les vitrines, difficile de dire si quelqu’un les observe de l’intérieur. Il se sent aussi exposé qu’un coléoptère sur un rocher. « Allons faire un tour », dit-il. Et il les entraîne du côté de Savoy Shoes, Barnes & Noble et Whitey’s Happy Frogurt Shoppe.

Jerome dit : « Allez, Holly, lâchez le morceau. Vous me rendez dingue. »

Ça la fait sourire, ce qui la vieillit. Elle fait un peu plus son âge, quoi. Et dès qu’ils ont pris leur distance des grandes vitrines de Discount Electronix, Hodges se sent mieux. Il voit bien que Jerome est impressionné, et lui aussi (plus ou moins malgré lui), mais ça fait du bien à son ego de savoir qu’il s’est fait doubler par une névrosée sous Lexapro.

« Il a oublié de retirer son programme FANTÔMES, alors je me suis dit qu’il avait peut-être oublié de vider ses SPAM aussi, et je ne me suis pas trompée. Elle avait au moins cinquante e-mails de Discount Electronix. Des avis de promotions — comme celles qu’ils font en ce moment, même si je suis sûre qu’il ne leur reste que des DVD dont personne ne veut, genre coréens ou autres — et des bons de réduction, de 20 et 30 %. Ceux de 30 % étaient réservés aux prochaines interventions de la Cyber Patrouille. » Elle hausse les épaules. « Et me voilà. »

Jerome la regarde fixement. « C’est tout ? Juste un coup d’œil à ses SPAM ?

— Ne t’étonne pas, lui dit Hodges. Il a suffi d’une amende de stationnement pour coincer le Fils de Sam.

— Je suis allée faire un tour derrière en vous attendant, dit Holly. Leur page Web dit qu’ils ont seulement trois Coccinelle dans leur Cyber Patrouille, et elles sont toutes les trois garées derrière. Donc j’imagine que notre gars travaille aujourd’hui. Est-ce que vous allez l’arrêter, monsieur Hodges ? » Voilà qu’elle se re-mord les lèvres. « Et s’il se défend ? Je ne veux pas que vous soyez blessé. »

Hodges active son cerveau. Trois techniciens informatique dans la Cyber Patrouille : Frobisher, Hartsfield et Linklatter, la blonde maigrelette. Il est quasiment sûr que c’est Frobisher ou Hartsfield, et que ce soit l’un ou l’autre, il aura la surprise de sa vie en voyant kermitfrog19 passer la porte de la boutique. Même si Mr Mercedes ne prend pas la fuite, il ne pourra cacher sa première expression de stupeur.

« J’y vais. Vous deux vous m’attendez ici.

— Vous y allez sans renfort ? demande Jerome. Sans déconner, Bill, je pense pas que ce soit une très bon…

— Ça ira, j’ai l’élément de surprise pour moi, mais si je ne suis pas revenu dans dix minutes, appelle le 911. Pigé ?

— Oui. »

Hodges pointe un doigt sur Holly. « Vous restez près de Jerome. Plus d’investigation en solo. » Tu peux parler, se dit-il.

Elle hoche humblement la tête et Hodges s’éloigne avant qu’ils ne puissent lui poser d’autres questions. Comme il approche des portes de Discount Electronix, il déboutonne son veston. Le poids du colt de son père contre sa cage thoracique est rassurant.

7

Alors qu’ils regardent Hodges entrer dans la boutique d’informatique, une question vient à Jerome. « Vous êtes arrivée comment, Holly ? Taxi ? »

Elle secoue la tête et pointe le doigt vers le parking. Là, garée trois rangs derrière la jeep de Jerome, il y a une berline Mercedes grise. « Elle était au garage. » Elle relève l’expression de stupeur de Jerome et se met immédiatement sur la défensive. « Je sais conduire, tu sais. J’ai un permis de conduire en cours de validité. Je n’ai jamais eu d’accident et j’ai un bonus d’assurance maximum. Chez Allstate. Tu sais que l’acteur qui joue dans les pubs d’Allstate, c’est le président dans 24 heures chrono ?

— C’est la voiture… »

Elle se renfrogne, décontenancée. « Ben quoi, Jerome ? Elle était dans le garage et les clés étaient dans un panier dans l’entrée. Alors il est où le problème, hein ? »

La carrosserie est nette, observe-t-il. Les phares et le pare-brise ont été remplacés. Elle a l’air flambant neuf. Jamais on ne soupçonnerait qu’elle a servi à tuer des gens.

« Jerome ? Tu crois qu’Olivia m’en voudrait ?

— Non, dit-il. Sans doute pas. »

Il imagine cette calandre couverte de sang. Festonnée de lambeaux de vêtements.

« D’abord, elle voulait pas démarrer, la batterie était morte, mais Ollie avait un de ces boosters de démarrage, et je savais comment m’en servir parce que mon père en avait un. Jerome, si Mr Hodges ne procède pas à une arrestation, est-ce qu’on pourra aller jusqu’à la boutique de yaourts glacés ? »

Il l’entend à peine. Il a les yeux toujours fixés sur la Mercedes. Ils la lui ont restituée, se dit-il. Évidemment. La voiture lui appartenait. Et elle l’avait fait réparer. Mais il est prêt à parier qu’elle ne l’a plus jamais conduite. S’il y avait des fantômes — des vrais —, c’était là qu’ils devaient se trouver. Et sans doute hurler.

« Jerome ? Jerome, ici la Terre.

— Quoi ?

— Si tout se déroule bien ici, allons manger un yaourt glacé. Je suis restée assise au soleil à vous attendre et je crève de chaud. C’est moi qui paye. Je préférerais une crème glacée, mais… »

Il n’entend pas le reste. Il pense Crème Glacée.

Le déclic dans sa tête est si bruyant qu’il grimace et, d’un coup, il sait pourquoi l’un des trois visages de la Cyber Patrouille sur l’ordinateur de Hodges lui paraissait familier. Ses jambes le lâchent et il s’appuie contre la rampe piétons pour ne pas tomber.

« Oh, mon Dieu, dit-il.

— Qu’est-ce qui se passe ? » Elle lui secoue le bras en se mordillant furieusement les lèvres. « Qu’est-ce que t’as ? T’es malade, Jerome ? »

Mais d’abord il ne peut que répéter : « Oh, mon Dieu. »

8

Hodges ne donne pas plus de trois mois à vivre au Discount Electronix du centre commercial de Birch Mill. Beaucoup d’étagères sont vides et les marchandises encore en rayon ont un air misérable et négligé. Les flâneurs sont presque tous dans la section Divertissement du magasin où des pancartes rose fluo proclament EXTRA ! MÉGA-SOLDES ! 50 % SUR TOUS LES DISQUES ! Y COMPRIS BLU RAY ! Sur les dix caisses, seules trois sont ouvertes ; les caissières sont en blouse bleue portant le logo jaune DE. Deux d’entre elles regardent par la fenêtre ; la troisième lit Twilight. Deux ou trois autres employés déambulent dans les rayons, très occupés à pas grand-chose.

Ceux-là n’intéressent pas Hodges, mais sur les trois qui l’intéressent, il en aperçoit deux. Anthony Frobisher, avec ses lunettes à la John Lennon, est en train de parler avec un client qui tient un panier rempli de DVD bradés dans une main et un éventail de bons de réduction dans l’autre. La cravate de Frobisher suggère qu’en plus de Cyber Patrouilleur, il pourrait être le gérant du magasin. La fille au visage maigre et aux cheveux blond cendré est assise à un ordinateur dans le fond du magasin. Elle a une cigarette coincée derrière l’oreille.

Hodges remonte le rayon des MÉGA-SOLDES. Frobisher le regarde et lève l’index pour dire Je suis à vous dans une minute. Hodges sourit et lui signale C’est bon d’un petit signe de la main. Frobisher retourne à son client armé de bons de réduction. Aucune stupeur chez lui. Hodges se dirige vers le fond du magasin.

La blonde cendrée lève le nez vers lui, puis le rabaisse vers l’écran de son ordinateur. Aucune stupeur là non plus. Elle n’est pas en T-shirt Discount Electronix ; le sien indique QUAND JE VEUX MON OPINION, JE VOUS LA DONNE. Il voit qu’elle est en train de jouer à une version actualisée de Pitfall, dont une version plus pixellisée a fasciné sa fille Alison un quart de siècle auparavant. La vie est un boomerang, se dit Hodges. Un concept zen, ça, sans conteste.

« Sauf si c’est pour une question d’ordinateur, adressez-vous à Tones, dit-elle. Je travaille que sur les bécanes.

— Par “Tones”, vous entendez Anthony Frobisher, c’est ça ?

— Ouais. Mr Parfait avec la cravate.

— Et vous, vous êtes Freddi Linklatter. De la Cyber Patrouille.

— Ouais. »

Elle arrête Pitfall Harry en plein bond par-dessus un serpent lové au sol, en vue de mieux l’examiner. Ce qu’elle voit, c’est la carte de flic de Hodges dont le pouce placé de façon stratégique dissimule la date d’expiration.

« Oh-oh, dit-elle, et elle tend ses deux mains en rapprochant l’un de l’autre ses poignets osseux. Je suis une vilaine, vilaine fille et je mérite les menottes. Fouettez-moi, battez-moi, faites-moi rédiger des chèques en bois ! »

Hodges se fend d’un bref sourire et range sa carte. « Brady Hartsfield n’est-il pas le troisième membre de votre joyeuse bande ? Je ne le vois pas.

— Chez lui avec la grippe. Qu’il dit. Voulez mon avis ?

— Dites toujours.

— Je me dis qu’il a peut-être enfin mis sa chère vieille m’man en cure de désintox. Il dit qu’elle boit et qu’il doit s’occuper d’elle presque constamment. Ce qui expliquerait pourquoi il a jamais eu de p-a… Vous pigez ce que ça veut dire, n’est-ce pas ?

— J’ai pigé. »

Elle l’examine avec un intérêt vif et mordant. « Brady a fait des conneries ? Ça ne m’étonnerait pas. Il est un peu, comme qui dirait, zarbi.

— J’ai juste besoin de lui parler. »

Anthony Frobisher — Tones — les rejoint. « Puis-je vous aider, monsieur ?

— C’est un flic », dit Freddi. Elle gratifie Frobisher d’un large sourire qui met à nu des petites dents pas très propres. « Il a découvert le labo de meth dans l’arrière-boutique.

— Boucle-la, Freddi. »

D’un geste extravagant, elle fait coulisser une fermeture Éclair imaginaire sur ses lèvres avant de terminer par un tour de clé invisible, mais elle ne retourne pas à son écran de jeu.

Dans la poche de Hodges, son téléphone portable sonne. Il le fait taire du pouce.

« Je suis l’inspecteur Bill Hodges, monsieur Frobisher. J’ai quelques questions à poser à Brady Hartsfield.

— Il n’est pas là, il est grippé. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Tones est poète, il fait des vers sans le savoir, observe Freddi Linklatter.

— La-ferme, Freddi. Pour la dernière fois.

— Pouvez-vous me donner son adresse, je vous prie ?

— Bien sûr, je vais vous la chercher.

— Puis-je l’ouvrir une minute ? » demande Freddi.

Hodges fait oui de la tête. Elle presse une touche sur son clavier d’ordinateur. Pitfall Harry est remplacé par un tableau intitulé PERSONNEL MAGASIN.

« Presto, dit-elle. Quarante-neuf Elm Street. C’est dans le…

— Dans le North Side, ouais, dit Hodges. Merci à vous deux. Vous m’avez été très utiles. »

Il va sortir quand Freddi lance dans son dos : « C’est rapport à sa mère, je vous parierais n’importe quoi. Il est pas clair avec elle. »

9

Hodges est à peine sorti au grand soleil que Jerome lui tombe dessus, talonné de près par Holly. Elle a arrêté de se mordre les lèvres pour s’en prendre à ses ongles, qui ont l’air salement attaqués. « Je vous ai appelé, dit Jerome. Pourquoi vous avez pas répondu ?

— Je posais des questions. C’est quoi ces yeux de clown blanc ?

— Hartsfield est là ? »

Hodges est trop surpris pour répondre.

« Oh, c’est lui, dit Jerome. C’est forcément lui. Vous aviez raison de dire qu’il vous observait, et je sais pourquoi. Comme dans l’histoire de la lettre volée de Hawthorne : caché en pleine lumière. »

Holly arrête de se ronger les ongles juste assez longtemps pour dire : « C’est Poe qui a écrit cette histoire. On ne vous apprend donc rien à l’école ? »

Hodges dit : « Ralentis, Jerome. »

Jerome inspire à fond. « Il a deux boulots, Bill. Deux. Il doit travailler ici jusqu’à quinze heures environ, après ça il travaille pour Loeb’s.

— Loeb’s ? C’est le nom de…

— Ouais, le fabricant de crèmes glacées. C’est lui qui conduit la camionnette de Mister Délice. Celle avec le carillon. Je lui ai acheté des glaces, ma sœur aussi. Tous les gamins lui en achètent. Il tourne beaucoup dans notre secteur. Brady Hartsfield est le marchand de glaces ! »

Hodges se rend compte qu’il a entendu ce joyeux carillon tintinnabulant plus d’une fois ces derniers temps. Au printemps de sa dépression, avachi dans son La-Z-Boy à passer ses après-midi devant la télé (et quelquefois à jouer avec le revolver présentement calé contre ses côtes), il lui semble qu’il l’a entendu quotidiennement. Entendu et ignoré, parce que seuls les enfants prêtent réellement attention au marchand de glaces. Sauf que quelque part au tréfonds de son esprit, il ne l’ignorait pas complètement. C’est ce tréfonds qui ne cessait de faire remonter Bowfinger et son commentaire moqueur à propos de Mrs Melbourne.

Elle croit qu’ils sont parmi nous, avait dit Mr Bowfinger, mais le jour où Hodges avait fait du porte-à-porte, ce n’étaient pas les extra-terrestres qui préoccupaient Mrs Melbourne : c’étaient les 4 × 4 noirs, les chiropracteurs, et les gens qui mettaient la musique trop fort en pleine nuit dans Hanover Street.

Et aussi, Mister Délice.

Celui-ci est suspect, avait-elle dit.

En ce moment, on dirait qu’il est tout le temps là, avait-elle dit.

Comme un de ces serpents lovés qui attendent Pitfall Harry, une terrible question fait surface dans l’esprit de Hodges : s’il avait fait cas de l’avertissement de Mrs Melbourne au lieu de la disqualifier comme étant une douce dingue (comme Pete et lui avaient disqualifié Olivia Trelawney), Janey serait-elle encore en vie ? Il ne le pense pas, mais il n’en sera jamais complètement sûr, et il a dans l’idée que cette question reviendra le hanter au cours de bon nombre de nuits sans sommeil dans les semaines et les mois à venir.

Peut-être même les années.

Il regarde en direction du parking… et là il voit un fantôme. Un fantôme gris.

Il se retourne vers Jerome et Holly, debout côte à côte, et n’a même pas besoin de demander.

« Ouais, dit Jerome. Holly est venue avec.

— La carte grise et les vignettes sont juste un peu périmées, dit Holly. S’il vous plaît, ne vous fâchez pas, OK ? Il fallait que je vienne. Je voulais vous aider, mais je savais que si je vous appelais, vous refuseriez.

— Je ne suis pas fâché », dit Hodges.

En fait, il ne sait pas ce qu’il est. Il a l’impression d’être entré dans un monde de cauchemar où toutes les pendules tournent à l’envers.

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome. On appelle les flics ? »

Mais Hodges n’est pas encore prêt. Le jeune homme de la photo a peut-être un chaudron de folie bouillant derrière son beau visage insipide, mais Hodges a rencontré son content de psychopathes et il sait que lorsqu’on les prend par surprise, la plupart se dégonflent comme des baudruches. Ils ne sont dangereux que pour les gens désarmés et sans méfiance, comme les pauvres malheureux qui attendaient pour poser des candidatures en ce matin d’avril 2009.

« Allons faire un tour du côté de la résidence de Mr Hartsfield, dit Hodges. Et allons-y avec ça. » Il montre du doigt la Mercedes grise.

« Mais… s’il nous voit arriver, est-ce qu’il ne la reconnaîtra pas ? »

Hodges sourit : un sourire de requin que Jerome Robinson ne lui a jamais vu avant. « J’y compte bien. » Il tend la main. « Puis-je avoir les clés, Holly ? »

Elle serre ses lèvres meurtries. « Oui, mais je viens.

— Pas question, dit Hodges. Trop dangereux.

— Si c’est trop dangereux pour moi, c’est trop dangereux pour vous. » Elle se refuse à le regarder en face, et ses yeux ne cessent de se reporter au-delà de son visage, mais sa voix est ferme. « Vous pouvez m’obliger à rester, mais si vous le faites, j’appelle la police et je leur donne l’adresse de Brady Hartsfield dès que vous êtes parti.

— Vous ne l’avez pas », dit Hodges.

Ça paraît faible, même à ses propres oreilles.

Holly ne répond pas, ce qui est une forme de courtoisie. Elle n’aura même pas besoin d’entrer chez Discount Electronix pour demander à la blonde : maintenant qu’ils ont son nom, elle peut probablement soutirer l’adresse de Hartsfield à son iPad diabolique.

Merde.

« D’accord, vous pouvez venir. Mais je conduis, et quand on sera là-bas, vous et Jerome vous restez dans la voiture. Des objections ?

— Non, monsieur Hodges. »

Cette fois-ci, ses yeux se posent sur son visage et y restent pendant trois vraies secondes. Ça pourrait bien être un pas en avant. Avec Holly, se dit-il, qui sait.

10

En raison des coupes budgétaires draconiennes tombées l’an passé, la plupart des voitures de police de la ville patrouillent avec un seul policier à bord. Ce n’est pas le cas dans Lowtown. À Lowtown, tous les commissariats ont un binôme, le binôme parfait comprenant au moins une personne de couleur, parce qu’à Lowtown les minorités sont la majorité. À midi tout juste passé ce 3 juin, les agents de police Laverty et Rosario patrouillent dans Lowbriar Avenue à environ huit cents mètres au-delà du pont autoroutier où Bill Hodges a un jour empêché un trio de trolls de détrousser un plus petit qu’eux. Laverty est blanc, Rosario est latina. Comme leur commissariat est le CPC 54, ils sont surnommés Toody et Muldoon dans leur unité, comme les flics de la vieille sitcom Voiture 54, où êtes-vous ? Parfois, à l’heure de l’appel, Amarilis Rosario amuse la galerie de chevaliers bleus en lançant un : « Ooh, ooh, Toody, j’ai une idée ! » Avec son accent dominicain, c’est totalement craquant, et elle récolte toujours des rires.

Mais en patrouille, c’est Mme Le-Sérieux-Avant-Tout. Laverty aussi. Dans Lowtown, c’est impératif.

« Les gamins qui font le guet me font penser aux Anges Bleus de la Patrouille américaine, dit-elle.

— Ah ouais ?

— Quand ils nous voient arriver, ils décollent comme s’ils étaient en formation aérienne. Tiens, regarde, encore un. »

Comme ils approchent de l’intersection de Lowbriar et Strike, un gamin en veste de survêtement des Cleveland Cavaliers (trop grande et totalement superflue par un jour comme aujourd’hui) décampe soudain du coin où il traînait et file au petit trot dans Strike. On lui donnerait treize ans.

« Il vient peut-être de se souvenir qu’il y a école aujourd’hui », dit Laverty.

Rosario rigole. « Ben voyons ! »

Ils approchent maintenant du coin de Lowbriar et Martin Luther King Avenue. MLK est l’autre artère principale du ghetto, et là, une demi-douzaine de guetteurs décident qu’ils ont à faire ailleurs.

« C’est du vol en formation, ça c’est sûr », dit Laverty. Il rigole à son tour, même si ce n’est pas spécialement drôle. « Dis-moi, tu veux manger où ?

— Allons voir s’il y a cette roulotte dans Randolph, dit-elle. Je me ferais bien un taco.

— Señor Taco pour mademoiselle alors, dit Laverty, mais sans fayots, s’il te plaît, OK ? On a encore quatre heures à passer dans cette… oh. Vise-moi ça, Rosie. C’est bizarre. »

Un peu plus haut dans la rue, un homme sort d’une boutique avec une longue boîte de fleuriste. C’est bizarre parce que ce n’est pas une boutique de fleuriste mais de prêteur sur gages : le King Virtue Pawn & Loan. C’est bizarre aussi parce que le type est blanc de peau alors qu’ils sont dans la partie la plus noire de Lowtown. Il s’approche d’un petit fourgon blanc Econoline crado garé en zone jaune contre le trottoir : vingt dollars d’amende. Mais Laverty et Rosario ont faim, et ils ont déjà les tacos en vue avec la super sauce piquante que Señor Taco met à disposition sur le comptoir, et ils auraient pu laisser courir. Ils l’auraient sans doute fait.

Mais.

Avec David Berkowitz, ç’avait été une amende de stationnement. Avec Ted Bundy, un phare pété. Aujourd’hui, c’est une boîte de fleuriste mal fermée qui suffit à changer le monde. Pendant que le gars fouille dans sa poche pour récupérer les clés de son vieux fourgon (même Ming l’Impitoyable ne laisserait pas son véhicule déverrouillé dans Lowtown), la boîte chavire. L’extrémité s’ouvre et quelque chose glisse à moitié dehors.

Le type le rattrape et le repousse dans la boîte, mais Jason Laverty, qui a fait deux campagnes en Irak, sait reconnaître un lance-roquettes RPG quand il en voit un. Il met les lumières bleues et vient se ranger derrière le gars, qui se retourne, l’air étonné.

« Arme au poing ! ordonne-t-il à sa coéquipière. Dégaine ! »

Ils bondissent de la voiture de patrouille, leurs Glock tenus à deux mains pointés vers le ciel.

« Lâchez la boîte, monsieur ! crie Laverty. Lâchez la boîte ! Les mains contre le véhicule ! Penchez-vous. Immédiatement ! »

Un instant, le type — la quarantaine, peau olivâtre, épaules arrondies — serre la boîte de fleuriste plus fort contre sa poitrine, comme un bébé. Mais quand Amarilis Rosario abaisse son revolver et le braque sur lui, il lâche la boîte. Celle-ci s’ouvre grand et révèle ce que Laverty identifie à première vue comme un lance-grenades antichar portatif russe Hashim.

« Nom de Dieu ! » dit Rosario. Puis : « Toody, Toody, j’ai une id…

— Policiers, abaissez vos armes. »

Laverty reste concentré sur le type au lance-grenades mais Rosario se retourne et voit un type blanc grisonnant en blouson bleu. Il porte un écouteur et il est armé de son propre Glock. Avant qu’elle ait pu lui poser la moindre question, la rue s’emplit d’hommes en blouson bleu qui courent tous en direction de King Virtue Pawn & Shop. L’un d’eux transporte un bélier tactique Stinger, du genre que les flics appellent un bébé défonceur. Rosario lit ATF dans le dos de leurs blousons et tout d’un coup, elle a l’impression sans équivoque d’avoir mis les pieds dans le plat.

« Policiers, abaissez vos armes. Agent fédéral James Kosinsky. »

Laverty dit : « Vous ne voulez pas qu’un de nous le menotte d’abord ? Je demande ça comme ça. »

Les agents de l’ATF s’entassent dans la boutique du prêteur sur gages comme les clients dans un Walmart la veille de Noël. Une petite foule se forme de l’autre côté de la rue, encore trop stupéfaite par l’ampleur de la force d’intervention pour commencer à lancer des quolibets. Ou des pierres, c’est selon.

Kosinsky soupire. « Allez-y, dit-il. Maintenant que le cheval est sorti de l’écurie.

— On ignorait que vous étiez sur le coup », dit Laverty. Pendant ce temps, le type au lance-roquettes a descendu ses mains du fourgon pour les ramener dans son dos, poignets joints. Il est clair que ce n’est pas son premier rodéo. « Il ouvrait son véhicule et j’ai vu ce truc pointer hors de la boîte. Qu’est-ce que j’étais censé faire ?

— Ce que vous avez fait, naturellement. » De la boutique du prêteur sur gages leur parviennent des bruits de verre brisé, des cris, puis le choc du bélier en action. « Bon, maintenant que vous êtes là, je vous suggère de jeter Mr Cavelli, ici présent, à l’arrière de votre véhicule et de venir voir ce que nous avons à l’intérieur. »

Pendant que Laverty et Rosario escortent leur prisonnier jusqu’à la voiture de patrouille, Kosinsky relève leur numéro de commissariat.

« Alors, dit-il, lequel de vous est Toody et lequel est Muldoon ? »

11

Alors que le commando de l’ATF, conduit par l’agent Kosinsky, commence son inventaire de la zone de dépôt caverneuse derrière l’humble façade de King Virtue Pawn & Loan, une berline Mercedes grise se range le long du trottoir devant le 49 Elm Street. Hodges est au volant. Aujourd’hui, Holly est à l’avant à côté de lui — parce que, revendique-t-elle (avec une certaine logique), la voiture est plus à elle qu’à eux.

« Il y a quelqu’un à la maison, dit-elle en montrant du doigt. Il y a une vieille Honda Civic pourrie dans l’allée. »

Hodges aperçoit un vieil homme arrivant d’une démarche traînante de la maison située juste en face. « C’est moi qui parle à Mr Citoyen Zélé. Vous deux vous la fermez. »

Il baisse sa vitre. « Je peux vous aider, monsieur ?

— J’allais vous poser la même question », dit le vieux zigue. Ses yeux luisants s’activent à évaluer Hodges et ses passagers. De même que leur voiture, ce qui ne surprend pas Hodges. C’est une voiture super classe. « Si vous cherchez Brady, c’est pas de chance pour vous. Ça, dans l’allée, c’est la voiture de Mrs Hartsfield. Elle n’a pas bougé depuis des semaines. Je ne suis même pas sûr qu’elle soit encore en état de marche. Peut-être que Mrs Hartsfield est sortie avec lui parce que je ne l’ai pas vue aujourd’hui. Je la vois en général quand elle met le nez dehors pour prendre son courrier. » Il montre du doigt la boîte aux lettres à côté de la porte du 49. « Elle aime les catalogues. Comme la plupart des femmes. » Il tend une main noueuse. « Hank Beeson. »

Hodges la lui serre brièvement, puis lui met sa carte de flic sous le nez en posant bien le pouce sur la date de validité. « Content de vous rencontrer, monsieur Beeson. Je suis l’inspecteur Bill Hodges. Pouvez-vous me dire quel genre de voiture conduit Mr Hartsfield ? Marque et modèle ?

— Il a une Subaru marron. Pourrais pas vous dire le modèle et l’année. Pour moi, toutes ces japonaises se ressemblent.

— Mm-mmh. Je dois vous prier de retourner chez vous, monsieur. Nous reviendrons peut-être vous poser quelques questions plus tard.

— Est-ce que Brady a fait quelque chose de mal ?

— Contrôle de routine, répond Hodges. Retournez chez vous, je vous prie. »

Au lieu d’obtempérer, Beeson se penche un peu plus pour dévisager Jerome. « Vous n’êtes pas un peu trop jeune pour être dans la police ?

— Je suis stagiaire, répond Jerome. Je vous conseille de faire ce que l’inspecteur Hodges vous a demandé, monsieur.

— J’y vais, j’y vais. » Mais il file d’abord un autre coup de périscope au trio. « Depuis quand les flics de la ville se trimballent en Mercedes-Benz ? »

Hodges est pris de court, mais pas Holly. « C’est une voiture RICO. RICO, c’est notre unité de lutte contre le Racket, l’Influence et la Corruption dans les Organisations. Nous réquisitionnons leurs biens. Et nous pouvons les utiliser comme bon nous semble parce que nous sommes la police.

— Ah bon. Ouais, bien sûr. Ça paraît logique. »

Beeson a l’air mi-satisfait, mi-bluffé. Mais il retourne chez lui, où il leur réapparaît, posté cette fois derrière un carreau de fenêtre.

« RICO c’est les fédéraux », signale doucement Hodges.

Holly incline la tête discrètement en direction de leur observateur et un léger sourire étire ses lèvres esquintées. « Vous croyez vraiment qu’il le sait ? » Comme ni l’un ni l’autre ne répond, elle passe au registre professionnel. « On fait quoi maintenant ?

— Si Hartsfield est là, je procède à une arrestation citoyenne. S’il n’y est pas mais sa mère oui, je l’interroge. Vous deux, vous restez dans la voiture.

— Je sais pas si c’est une bonne idée », dit Jerome.

Mais à voir sa mine — Hodges le voit dans le rétroviseur —, il sait d’avance que cette objection sera rejetée.

« C’est la seule que j’ai », dit Hodges.

Il descend de voiture. Avant qu’il ait refermé la portière, Holly se penche vers lui et dit : « Il n’y a personne. » Il ne dit rien, mais elle hoche la tête comme s’il l’avait fait. « Vous le sentez pas ? »

À vrai dire, si.

12

Hodges remonte l’allée, notant les rideaux tirés aux grandes fenêtres de devant. Il jette un bref coup d’œil dans la Honda et n’y voit rien digne d’intérêt. Il essaie la portière passager. Elle s’ouvre. L’intérieur est chaud et sent le renfermé, avec un léger relent d’alcool. Il referme la portière, monte les marches du porche et sonne. Il entend le cling-clong résonner dans la maison. Personne ne vient. Il essaie encore, puis frappe. Personne ne vient. Il cogne avec le côté de son poing, très conscient du regard de Mr Beeson en face qui n’en perd pas une. Personne ne vient.

Il va jusqu’à la porte du garage et glisse un œil par l’une des petites vitres. Quelques outils, un mini-réfrigérateur, pas grand-chose d’autre.

Il sort son portable et appelle Jerome. Cet îlot d’Elm Street est très paisible et il entend — faiblement — les mesures d’AC/DC de la sonnerie lorsque l’appel aboutit. Il voit Jerome répondre.

« Demande à Holly de sauter sur son iPad et de consulter les archives foncières de la ville pour me trouver le nom du propriétaire du 49 Elm Street. Elle peut faire ça ? »

Il entend Jerome demander à Holly.

« Elle dit qu’elle va voir ce qu’elle peut faire.

— Bien. Je fais le tour. Ne raccroche pas. Je te fais un rapport toutes les trente secondes environ. Si tu n’entends rien pendant plus d’une minute, appelle le 911.

— Vous êtes sûr que vous voulez faire ça, Bill ?

— Oui. Précise bien à Holly que c’est pas grave si elle trouve pas le nom. Je veux pas qu’elle se mette martel en tête.

— Elle est d’un parfait sang-froid, répond Jerome. Déjà en train de pianoter. N’oubliez pas de donner des nouvelles.

— Compte sur moi. »

Il passe entre le garage et la maison. Le jardin de derrière est petit mais bien entretenu. Il y a un parterre de fleurs rond au milieu. Hodges se demande qui les a plantées, Môman ou Fiston. Il monte les trois marches en bois du seuil de derrière. Il y a une porte-moustiquaire métallique avec une deuxième porte derrière. La porte-moustiquaire est ouverte. La porte de la maison ne l’est pas.

« Jerome ? Rapport. RAS. »

Il regarde par la vitre et voit une cuisine. Elle est en ordre. Juste quelques assiettes et quelques verres dans l’égouttoir près de l’évier. Un torchon soigneusement plié est suspendu à la poignée du four. Il y a deux sets de table posés sur la table. Pas de set pour Papa Ours, ce qui correspond au profil que Hodges a esquissé sur son bloc-notes à feuilles jaunes. Il frappe à la porte, puis cogne. Personne ne vient.

« Jerome ? Rapport. RAS. »

Il pose son téléphone sur le seuil et sort son étui plat en cuir, content d’avoir pensé à le prendre. Il contient les clés à crocheter les serrures de son père : trois tiges métalliques avec des crochets de tailles différentes au bout. Il choisit la taille médiane. Bon choix : elle glisse facilement dans la serrure. Il bidouille un peu, tournant d’un côté puis de l’autre, cherchant à faire jouer le mécanisme. Il s’apprête à s’interrompre pour faire un rapport à Jerome quand la serrure accroche. Il tourne, d’un coup vif et sec, exactement comme son père lui a appris, et il entend un déclic lorsque le verrou cède côté cuisine. Entre-temps, son téléphone s’est mis à croasser son nom. Il le ramasse.

« Jerome ? RAS.

— Vous m’avez foutu la trouille, dit Jerome. Qu’est-ce que vous faites ?

— J’entre par effraction. »

13

Hodges met un pied dans la cuisine des Hartsfield. L’odeur le frappe aussitôt. Elle est ténue, mais bien présente. Son portable dans la main gauche et le colt de son père dans la droite, il se laisse guider par son odorat, d’abord dans le salon — vide, même si la télécommande et les catalogues éparpillés sur la table basse l’incitent à penser que le canapé est le repaire de Mrs Hartsfield — puis dans l’escalier. Au fur et à mesure qu’il monte les marches, l’odeur s’accentue. Pas encore une puanteur, mais ça en prend le chemin.

Il y a un petit couloir à l’étage avec une porte à droite et deux à gauche. Il vérifie d’abord la pièce de droite. C’est une chambre d’amis qui n’a pas vu d’amis depuis longtemps. Elle est aussi stérile qu’une salle d’opération.

Il fait un nouveau rapport à Jerome avant d’ouvrir la première porte à gauche. C’est de là que provient l’odeur. Il respire un bon coup et entre rapidement, se collant au mur jusqu’à ce qu’il s’assure qu’il n’y a personne derrière la porte. Il ouvre la penderie — une porte qui se replie le long d’un gond central — et écarte les vêtements. Personne.

« Jerome ? Rapport.

— Il y a quelqu’un ? »

Ben… en quelque sorte. Le dessus-de-lit a été remonté sur une forme qui ne trompe pas.

« Attends un peu. »

Il regarde sous le lit et ne voit rien d’autre qu’une paire de chaussons, une paire de tennis roses, une socquette blanche et quelques moutons de poussière. Il soulève le couvre-lit et voici la mère de Brady Hartsfield. Sa peau a une pâleur de cire, avec une faible nuance verte sous-jacente. Sa bouche est ouverte. Ses yeux, poussiéreux et vitreux, se sont enfoncés dans leurs orbites. Il soulève un bras, le fléchit légèrement, le laisse retomber. La rigueur cadavérique a disparu.

« Écoute, Jérome. J’ai trouvé Mrs Hartsfield. Elle est morte.

— Oh, mon Dieu. » La voix d’adulte de Jerome se brise sur le dernier mot. « Qu’est-ce que vous…

— Attends un peu.

— Vous m’avez déjà dit ça. »

Hodges pose son portable sur la table de chevet et baisse le couvre-lit jusqu’aux pieds de Mrs Hartsfield. Elle porte un pyjama en soie bleu. Le haut est taché par ce qui ressemble à du vomi et un peu de sang, mais il n’y a aucune trace visible de blessure par balle ou arme blanche. Son visage est enflé, mais il n’y a ni marques de ligature ni ecchymoses autour du cou. Le gonflement est dû à la lente marche de la mort vers la décomposition. Il remonte son haut de pyjama juste assez pour voir son ventre. Il est légèrement enflé, comme son visage, mais c’est l’effet des gaz, selon lui. Il se penche pour regarder l’intérieur de sa bouche et voit ce qu’il s’attendait à voir : des glaires coagulées sur la langue et dans les fosses entre les joues et les gencives. Elle a dû se soûler, régurgiter son dernier repas, et partir comme une rock star. Le sang provient peut-être de sa gorge. Ou d’un ulcère à l’estomac.

Il reprend le téléphone et dit : « Il se peut qu’il l’ait empoisonnée, mais il me semble plutôt qu’elle a fait ça toute seule.

— L’alcool ?

— Probablement. Sans autopsie, difficile à dire.

— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?

— Ne bougez pas.

— On n’appelle toujours pas la police ?

— Pas encore.

— Holly veut vous parler. »

Il y a une seconde de blanc au bout du fil puis elle est en ligne, voix claire et ton calme. Plus calme que Jerome, à vrai dire.

« Elle s’appelle Deborah Hartsfield. Deborah avec un h.

— Bon boulot. Repassez-moi Jerome. »

Une seconde plus tard, Jerome dit : « J’espère que vous savez ce que vous faites. »

Non, pense-t-il en vérifiant la salle de bains. J’ai perdu la boule et le seul moyen de la récupérer, c’est de laisser tomber tout ça. Et tu le sais.

Mais il revoit Janey lui offrant son chapeau neuf — son chic Borsalino de détective privé — et il sait qu’il ne peut pas. Qu’il ne veut pas.

La salle de bains est propre… ou à peu près. Il y a quelques cheveux dans le lavabo. Hodges les voit mais n’en tient pas compte. Il réfléchit à la différence cruciale entre une mort accidentelle et un meurtre. Un meurtre ne présagerait rien de bon car c’est souvent par le meurtre de membres de la famille proche que les désaxés graves commencent leur dernière cavale. Si c’est un accident ou un suicide, il reste peut-être encore du temps. Brady pourrait bien être planqué par-là, en train de décider quoi faire ensuite.

Ce qui ressemble un peu trop à ce que je fais moi-même, se dit Hodges.

La dernière chambre à l’étage est celle de Brady. Le lit est défait. Le bureau est encombré de livres en pagaille, de science-fiction pour la plupart. Il y a un poster de Terminator sur le mur, avec Schwarzenegger portant des lunettes noires et arborant un fusil à éléphant futuriste.

Je reviendrai, se dit Hodges en le regardant.

« Jerome ? Rapport.

— Le type de l’autre côté de la rue nous mate toujours. Holly pense qu’on devrait entrer dans la maison.

— Pas encore.

— Quand ?

— Quand je serai sûr que la voie est libre. »

Brady a sa propre salle de bains. Elle est aussi nickel qu’un casier de GI un jour d’inspection. Hodges la contrôle vite fait puis redescend l’escalier. Il y a une petite alcôve au fond du salon, juste assez grande pour contenir un bureau sur lequel est posé un ordinateur portable. Un sac à main est suspendu par la bandoulière au dossier de la chaise. Sur le mur, une grande photo encadrée de la femme étendue à l’étage et de Brady Hartsfield ado. Ils sont debout sur une plage quelconque, ils se tiennent par les épaules, joue contre joue. Ils affichent des sourires à un million de dollars identiques. Ils font plus petit copain-petite copine que mère et fils.

Hodges considère avec fascination Mr Mercedes dans ses années de jeunesse. Il n’y a rien dans son visage qui suggère des tendances homicides, comme c’est pratiquement le cas à chaque fois. Il n’y a qu’une légère ressemblance entre eux, surtout dans la forme du nez et la couleur des cheveux. C’était une jolie femme, vraiment pas loin d’être belle, mais Hodges parierait que le père de Brady n’était pas aussi gâté par la nature. Le garçon sur la photo paraît… ordinaire. Un gosse qu’on croiserait dans la rue sans le remarquer.

C’est probablement ce qu’il préfère, se dit Hodges. L’Homme Invisible.

Il retourne dans la cuisine et remarque cette fois une porte près de la cuisinière. Il l’ouvre et regarde les marches raides qui descendent dans l’obscurité. Conscient de dessiner une silhouette parfaite pour quiconque se trouverait en bas, Hodges s’écarte tout en cherchant l’interrupteur. Il le trouve et revient dans l’embrasure, son revolver braqué. Il voit un établi. Derrière, une étagère à hauteur de ceinture qui occupe toute la longueur du mur. Dessus, une rangée d’ordinateurs. Ça lui fait penser au centre de contrôle des missions spatiales de Cap Canaveral.

« Jerome ? Rapport. »

Sans attendre de réponse, il descend, le revolver dans une main, le portable dans l’autre, parfaitement conscient de la grotesque perversion de toutes les procédures judiciaires que cela représente. Et si Brady est planqué sous l’escalier armé de son propre revolver, prêt à lui exploser les chevilles ? Imagine qu’il ait piégé l’escalier ? Il en est capable ; ça, Hodges ne le sait que trop bien à présent.

Il ne trébuche sur aucun fil de détente et le sous-sol est désert. Il y a un placard dont la porte est ouverte, mais qui ne contient rien. Il ne voit que des étagères vides. Dans un coin, une pile de boîtes à chaussures. Elles aussi paraissent vides.

Le message, se dit Hodges, c’est que soit Brady a tué sa mère, soit il est rentré à la maison et l’a trouvée morte. Dans tous les cas, il a décampé dans la foulée. S’il détenait des explosifs, ils étaient rangés sur ces étagères (vraisemblablement dans les boîtes à chaussures) et il les a emportés.

Hodges remonte au rez-de-chaussée. Il est temps de faire entrer ses nouveaux coéquipiers. Il ne veut pas les impliquer plus qu’ils ne le sont déjà, mais il y a tous ces ordinateurs en bas. Lui-même ne connaît que dalle aux ordinateurs. « Passez par-derrière, dit-il. La porte de la cuisine est ouverte. »

14

Holly entre, renifle et dit : « Bouh. C’est Deborah Hartsfield ?

— Oui. Essayez de pas y penser. Venez en bas, les gars. J’ai quelque chose à vous montrer. »

Au sous-sol, Jerome passe la main sur l’établi. « En tout cas, on sait que c’est la maison de Mr Maniaque de la Propreté.

— Vous allez appeler la police, monsieur Hodges ? » Holly se mord à nouveau les lèvres. « J’imagine que oui et je peux pas vous en empêcher, mais ma mère va m’en vouloir à mort. Et puis, ça paraît injuste, puisque c’est nous qui l’avons retrouvé.

— J’ai pas encore décidé, dit Hodges, même si elle a raison : ça ne paraît pas juste du tout. Par contre, j’aimerais beaucoup savoir ce qu’il y a dans ces ordinateurs. Ça pourrait m’aider à prendre ma décision.

— Il sera pas comme Olivia, dit Holly. Il aura un bon mot de passe. »

Jerome choisit un ordinateur au hasard (il se trouve que c’est le Poste 6 de Brady ; pas grand-chose sur celui-là) et appuie sur le bouton caché derrière l’écran. C’est un Mac mais le carillon ne retentit pas. Brady déteste ce carillon jovial et il l’a désactivé sur tous ses ordinateurs.

L’écran du Poste 6 s’éclaire en gris et le cercle d’attente commence à tourner pendant que l’ordinateur démarre. Au bout de cinq ou six secondes, le gris passe au bleu. Ça devrait être l’écran du mot de passe, même Hodges sait cela, mais un grand 20 apparaît à la place. Puis 19, 18, 17.

Jerome et lui fixent les chiffres avec perplexité.

« Non, non ! » Holly a presque hurlé. « Éteignez-le ! »

Comme aucun des deux ne réagit, elle se précipite et réappuie sur le bouton de démarrage, en le tenant bien enfoncé jusqu’à ce que l’écran redevienne noir. Puis elle expire bruyamment et sourit même carrément.

« Punaise ! On l’a échappé belle !

— Vous pensez quoi ? demande Hodges. Qu’ils sont programmés pour exploser ou quelque chose comme ça ?

— Peut-être qu’ils se bloquent juste, dit Holly, mais je parie que c’est un programme-suicide. Si le compte à rebours arrive à zéro, ce genre de programme efface les données. Toutes les données. Peut-être juste dans celui qui est allumé, mais peut-être dans tous s’ils sont connectés. Ce qui est sûrement le cas.

— Alors comment on l’arrête ? demande Jerome. Une commande au clavier ?

— Peut-être oui. Ou vocale.

— Commande vocale ? interroge Hodges.

— Oui, explique Jerome. Brady articule Nibards ou Petite culotte et le compte à rebours s’arrête. »

Holly rigole derrière ses doigts puis donne à Jerome une timide bourrade sur l’épaule. « Que t’es bête. »

15

Ils s’installent à la table de la cuisine, laissant la porte de derrière ouverte pour faire entrer de l’air frais. Hodges a le coude sur l’un des sets de table et le front dans le creux de la main. Jerome et Holly se taisent, le laissant réfléchir en silence. Enfin, il lève la tête.

« Je vais leur passer la main. J’en ai pas envie, et si c’était juste entre Hartsfield et moi, je ne le ferais sans doute pas. Mais il faut que je pense à vous deux…

— Ne le faites pas pour moi, dit Jerome. Si vous voyez un moyen de continuer, je reste avec vous. »

Bien sûr que oui tu restes, se dit Hodges. Tu crois peut-être savoir ce que tu risques, mais tu ne le sais pas. Quand on a dix-sept ans, l’avenir est strictement théorique.

Quant à Holly… précédemment il aurait dit qu’elle était une sorte d’écran de cinéma humain, avec toutes ses pensées projetées en gros plan sur son visage, mais en cet instant elle est indéchiffrable.

« Merci, Jerome, seulement… » Seulement, c’est dur à prendre comme décision. Passer la main c’est dur, et ce sera la deuxième fois qu’il devra renoncer à Mr Mercedes.

Mais.

« Il ne s’agit pas seulement de nous, tu comprends ? Il pourrait détenir davantage d’explosifs, et s’il les utilise contre une foule… » Il regarde Holly. « … comme il a utilisé la Mercedes de votre cousine Olivia contre une foule, ce serait moi le responsable. Je ne veux pas prendre ce risque. »

Articulant soigneusement, prononçant chaque mot comme si elle se rattrapait de ce qui a probablement été une vie entière à marmonner, Holly dit : « Personne d’autre que vous ne peut le coincer.

— Merci, mais non, répond-il gentiment. La police a des ressources que je n’ai pas. Ils vont commencer par donner le signalement de sa voiture, avec son numéro d’immatriculation. Moi je ne peux pas faire ça. »

Ça paraît correct mais il ne croit pas que ce soit correct. Quand il ne prend pas des risques insensés comme celui qu’il a pris au City Center, Brady fait partie des petits futés. Il aura planqué sa voiture quelque part — peut-être dans un parking du centre-ville, peut-être dans l’un des parkings de l’aéroport, peut-être dans un de ces parkings interminables de centre commercial. Sa caisse n’a rien à voir avec une Mercedes-Benz : c’est une Subaru couleur caca passe-partout, et on ne la trouvera ni aujourd’hui ni demain. Ils risquent d’y être encore dans une semaine. Et même s’ils la trouvent, Brady ne sera sûrement pas dans les parages.

« Personne d’autre que vous, répète-t-elle. Et seulement avec nous pour vous aider.

— Holly…

— Comment pouvez-vous renoncer ? » lui crie-t-elle. Elle serre le poing et se frappe le centre du front, y laissant une marque rouge. « Comment pouvez-vous ? Janey vous aimait bien ! Elle était même presque votre petite amie ! Et maintenant elle est morte ! Comme cette femme là-haut ! Toutes les deux, mortes ! »

Elle s’apprête à se frapper à nouveau et Jerome lui prend la main. « Non, dit-il. Je vous en prie, arrêtez. Je me sens mal de vous voir faire ça. »

Holly se met à pleurer. Jerome l’étreint gauchement. Il est noir et elle est blanche, il a dix-sept ans et elle en a plus de quarante, mais aux yeux de Hodges, Jerome ressemble à un père en train de consoler sa fille qui vient de rentrer de l’école en annonçant que personne ne l’a invitée au Bal de Printemps.

Hodges pose les yeux sur le petit jardin bien entretenu des Hartsfield. Lui aussi se sent mal, et pas seulement au souvenir de Janey, même si c’est suffisamment dur. Il se sent mal pour les gens du City Center. Il se sent mal pour la sœur de Janey, qu’ils ont refusé de croire, qui a été diffamée par la presse, et qui a été conduite au suicide par l’homme qui vivait dans cette maison. Il se sent mal aussi d’avoir négligé les propos de Mrs Melbourne. Il sait que Pete Huntley lui donnerait l’absolution pour ça, ce qui rend les choses pires. Pourquoi ? Parce que Pete n’est pas aussi bon dans ce boulot que lui, Hodges, l’est encore. Pete ne le sera jamais, même au meilleur de sa forme. Un bon type et un bosseur, mais…

Mais.

Mais mais mais.

Tout ça ne change rien. Il faut qu’il passe la main, même s’il a l’impression d’en crever. En mettant tout le reste de côté, il ne subsiste qu’une évidence : Kermit William Hodges est dans une impasse. Brady Hartsfield est dans la nature. Il se pourrait qu’il y ait une piste dans les ordinateurs — quelque chose qui indiquerait où il se trouve actuellement, quels sont ses plans, ou les deux — mais Hodges ne peut y avoir accès. Pas plus qu’il ne peut justifier de continuer à dissimuler le nom et le signalement de l’homme qui a perpétré le Massacre du City Center. Peut-être que Holly a raison, peut-être que Brady Hartsfield échappera à la capture et commettra une autre atrocité, mais kermitfrog19 est à court de possibilités. La seule chose qui lui reste à faire est de protéger Jerome et Holly s’il le peut. À ce stade, il n’en est peut-être même plus capable. Le fouineur d’en face les a vus, après tout.

Il sort sur le seuil et ouvre son Nokia, qu’il a plus utilisé aujourd’hui que dans tout l’intervalle depuis le jour de sa retraite.

Il pense, Ça craint quand même, et appuie sur l’entrée Pete Huntley.

16

Pete décroche à la deuxième sonnerie. « Collègue ! » s’exclame-t-il avec exubérance. On entend un brouhaha de voix en fond et Hodges commence par se dire que Pete est dans un bar quelque part, à moitié cramé et en chemin vers la cuite totale.

« Pete, il faut que je te parle de…

— Ouais, ouais, je suis prêt à reconnaître toutes les erreurs que tu veux, mais pas maintenant, OK. Qui t’a appelé ? Izzy ?

— Huntley ! gueule quelqu’un. Le Chef arrive dans cinq minutes ! Avec la presse ! Où est ce putain d’ORP ? »

ORP, Officier des relations publiques. Pete n’est pas dans un bar et il n’est pas soûl, se dit Hodges. Il est juste délirant de joie.

« Personne ne m’a appelé, Pete. Qu’est-ce qui se passe ?

— T’es pas au courant ? » Pete se marre. « La plus grosse saisie d’armes dans l’histoire de cette ville. Peut-être la plus grosse dans l’histoire des États-Unis. Des centaines de mitrailleuses M2 et HK91, lance-roquettes, putains de canons laser, caisses de Lahti L-35 flambant neuf, AN-94 russes encore dans leur graisse… y a assez de matos ici pour équiper trois douzaines de milices en Europe de l’Est ! Et les munitions ! Bordel ! Stockées sur deux étages ! Si ce putain de prêteur sur gages avait brûlé, tout Lowtown sautait ! »

Des sirènes. Il entend des sirènes. Encore des cris. Quelqu’un gueule à quelqu’un d’autre de s’occuper de monter les chevalets.

« Quel prêteur sur gages ?

— King Virtue Pawn & Loan, sud de MLK. Tu vois où ?

— Ouais…

— Et devine qui est le propriétaire ? » Mais Pete est bien trop excité pour lui laisser une chance de deviner. « Alonzo Moretti ! Tu piges ? »

Non, Hodges ne pige pas.

« Moretti est le petit-fils de Fabrizio Abbascia, Bill ! Fabby le Nez ! Ça y est, ça commence à s’éclaircir ? »

Au début, non, parce que lorsque Hodges a été interrogé par Pete et Isabelle, il a simplement pioché le nom d’Abbascia dans son tiroir mental de vieilles affaires non élucidées impliquant quelqu’un susceptible de nourrir de l’animosité envers lui… et des comme ça, il y en a eu plusieurs centaines par le passé.

« Pete, le King Virtue appartient à des noirs. Comme tous les commerces du secteur.

— Mon cul ! Le nom de Bertonne Lawrence est sur l’enseigne, mais il y a un accord de location, Lawrence est une façade, et il est en train de cracher. Tu veux savoir le meilleur ? On a notre part dans la saisie : une de nos patrouilles a découvert le truc une semaine environ avant la date choisie par l’ATF pour boucler ces trafiquants. Tous les inspecteurs du département sont là. Le Chef est en route, avec une caravane de presse plus longue que la parade de Thanksgiving de Macy’s ! Pas question que les Feds se l’accaparent, celle-là ! Pas question ! »

Cette fois son rire est carrément dément.

Tous les inspecteurs du département, se dit Hodges. Ce qui laisse quoi pour Mr Mercedes ? Des clous, voilà quoi.

« Bill, faut que j’y aille. C’est… mon vieux, c’est phénoménal !

— Ouais, sûr, mais d’abord, tu pourrais me dire ce que ça a à voir avec moi ?

— Ben, ce que tu disais. Ta voiture piégée c’était une vengeance. Moretti épongeant la dette de sang de son grand-père. En plus des fusils d’assaut, des mitrailleuses, des grenades, des pistolets et toute la quincaillerie assortie, il y a au moins cinquante caisses de Detasheet Hendricks Chemicals. Ça te dit quelque chose ?

— Explosif en feuilles ?

— Ouais. Qui s’utilise avec des détonateurs à l’azoture de plomb, et on sait déjà que c’est ce type de détonateur qui a été utilisé dans ta voiture. On a pas encore l’analyse chimique de l’explosif lui-même, mais dès qu’on l’aura, tu verras que ça sera du Detasheet. J’en mets ma main au feu. T’es un putain de sacré veinard, Bill.

— J’avoue, dit Bill. C’est vrai. »

Il voit d’ici la scène devant King Virtue : flics et agents de l’ATF partout (déjà en train de se disputer la juridiction) et d’autres ne cessant d’arriver. Lowbriar fermé à la circulation, MLK Avenue sans doute aussi. Des foules grossissantes de badauds. Le Chef de la Police et autres grosses légumes du même acabit en route pour les rejoindre. Le maire ne loupera pas sa chance de faire un discours. Et puis tous ces journalistes, ces équipes télé, et les véhicules de retransmission en direct. Pete n’en peut plus d’excitation, alors est-ce que Hodges va se lancer dans une histoire longue et compliquée à propos du Massacre du City Center et d’un site de rencontre appelé le Parapluie Bleu de Debbie, et d’une mère morte qui s’est probablement soûlée à en crever, et d’un réparateur d’ordinateurs en fuite ?

Non, décide-t-il. Pas envie de me lancer là-dedans.

Alors il souhaite bonne chance à Pete et raccroche.

17

Quand il revient dans la cuisine, Holly n’y est plus, mais il l’entend parler. Holly la Marmonneuse s’est muée en Holly Prédicatrice de Revival, on dirait. Sa voix a clairement la cadence propre aux invocations à Notre-Seigneur-Dieu-Tout-Puissant, du moins pour le moment.

« Je suis avec Mr Hodges et son ami Jerome, est-elle en train de dire. Ce sont mes amis, maman. Nous avons partagé un sympathique déjeuner. Maintenant ils me montrent les hauts lieux de la ville et ce soir nous partagerons un sympathique dîner. Nous parlons de Janey. J’ai le droit de faire ça si je veux. »

Même dans son état de confusion quant à leur situation présente et son infinie tristesse concernant Janey, Hodges se réjouit d’entendre Holly tenir tête à Tante Charlotte. Il ne peut pas avoir la certitude que ce soit la première fois, mais sur la tête du Dieu vivant, ça se pourrait bien.

« Qui a appelé qui ? demande-t-il à Jerome avec un signe de tête vers la voix.

— C’est Holly qui a appelé, mais c’était mon idée. Elle avait éteint son téléphone pour pas que sa mère l’appelle. Il a fallu que je lui dise qu’elle risquait de prévenir les flics pour qu’elle accepte.

— Et alors, qu’est-ce que ça peut faire ? dit maintenant Holly. C’était la voiture d’Olivia et ce n’est pas comme si je l’avais volée. Je rentre ce soir, maman. En attendant, laisse-moi tranquille ! »

Elle revient dans la pièce, les joues empourprées, du défi dans le regard, rajeunie de plusieurs années, et décidément jolie.

« Vous déchirez, Holly », lui dit Jerome. Et il lève la main pour qu’elle lui claque la paume.

Holly ignore son geste. Ses yeux — toujours flamboyants — sont fixés sur Hodges. « Si vous appelez la police et que ça me crée des ennuis, je m’en fiche. Mais si vous ne l’avez pas encore fait, sachez que vous ne devriez pas le faire. Ils ne pourront pas le retrouver. Nous on peut. Je sais qu’on peut. »

Hodges se rend compte que s’il y a quelqu’un sur cette terre pour qui capturer Mr Mercedes est plus important que pour lui, alors ce quelqu’un est Holly Gibney. Peut-être pour la première fois de sa vie, elle fait quelque chose qui compte. Et avec des gens qui l’apprécient et la respectent.

« Je vais le garder pour nous encore un peu. Principalement parce que les flics sont occupés ailleurs cet après-midi. Le plus drôle — ou devrais-je dire le plus ironique —, c’est qu’ils pensent que ça a quelque chose à voir avec moi.

— De quoi vous parlez ? » demande Jerome.

Hodges jette un coup d’œil à sa montre et voit qu’il est deux heures vingt. Ils sont restés là suffisamment longtemps. « Retournons chez moi. Je vous raconterai en route, et on repassera tout ça en revue. Si on n’a aucune nouvelle piste, je devrai rappeler mon collègue. Je ne veux pas risquer un nouveau spectacle d’horreur. »

Le risque est pourtant bien là et il voit à leur mine que Jerome et Holly le savent aussi bien que lui.

« Je suis allée dans le petit coin bureau contigu au salon pour appeler ma mère, dit Holly. Mrs Hartsfield a un ordinateur portable. Si nous allons chez vous, je veux l’emporter.

— Pourquoi ?

— Je pourrai peut-être trouver comment entrer dans les ordinateurs de son fils. Elle a pu noter ses commandes clavier ou vocales.

— Holly, ça me semble peu probable. Les gars mentalement dérangés comme Brady se donnent beaucoup de mal pour dissimuler à tous ce qu’ils sont vraiment.

— Je sais, dit Holly. Bien sûr que je sais. Puisque je suis moi-même mentalement dérangée, et que j’essaye de le cacher.

— Hé, Hol, arrêtez. »

Jerome veut lui prendre la main mais elle ne le laisse pas faire. Elle sort plutôt ses cigarettes de sa poche.

« Je le suis et je sais que je le suis. Ma mère le sait aussi et elle m’a à l’œil. Elle me surveille. Parce qu’elle veut me protéger. Mrs Hartsfield aura fait pareil. C’était son fils, après tout.

— Si la fille Linklatter de Discount Electronix a dit vrai, remarque Hodges, Mrs Hartsfield devait être torchée sur son canapé les trois quarts du temps. »

Holly répond : « C’était peut-être une alcoolique de haut niveau. Vous avez une meilleure idée ? »

Hodges capitule. « OK, prenez son portable. Au point où on en est.

— Pas encore, dit-elle. Dans cinq minutes. J’ai envie de fumer. Je vais dehors sur les marches. »

Elle sort. Elle s’assoit sur le seuil. Elle allume sa cigarette.

À travers la porte-moustiquaire, Hodges lui lance : « Depuis quand avez-vous autant d’assurance, Holly ? »

Elle ne se retourne pas pour répondre. « J’imagine depuis que j’ai vu des morceaux de ma cousine brûler dans la rue. »

18

À quinze heures quinze cette après-midi, Brady quitte sa chambre du Motel 6 pour respirer un peu et avise un Chicken Coop de l’autre côté de la route. Il traverse et commande son dernier repas : un Clucker Delight avec supplément de sauce et coleslaw. La partie restaurant est quasi déserte et il emporte son plateau près des vitres pour pouvoir s’asseoir au soleil. Bientôt, c’en sera fini pour lui du soleil, alors autant profiter du peu qu’il lui reste.

Il mange lentement, repensant à toutes les fois où il a commandé chez Chicken Coop, et comment sa mère demandait toujours un Clucker avec double portion de coleslaw. Il a commandé son repas préféré sans même s’en rendre compte. Ça lui fait monter les larmes et il les essuie avec sa serviette en papier. Pauvre m’man !

Le soleil est agréable mais ses bienfaits sont éphémères. Brady envisage les bienfaits plus durables que l’obscurité lui procurera. Plus besoin d’écouter les délires lesbo-féministes de Freddi Linklatter. Plus besoin d’écouter Tones Frobisher expliquer pourquoi il ne peut pas aller en dépannage parce qu’il a la RESPONSABILITÉ DU MAGASIN, alors qu’en fait c’est parce qu’il ne saurait pas reconnaître un plantage de disque dur même s’il lui mordait la bite. Plus besoin de se geler les couilles pendant qu’il fait sa tournée dans sa camionnette Mister Délice avec les freezers à fond en plein mois d’août. Plus besoin de foutre des coups dans le tableau de bord de la Subaru quand la radio se met à déconner. Plus besoin de penser aux petites culottes en dentelle de sa mère et à ses longues, longues cuisses. Plus de sentiment de rage à être ignoré et considéré comme un meuble. Plus de migraines. Plus de nuits d’insomnie, parce que après aujourd’hui, ça sera plus que du sommeil, tout le temps.

Sans rêves.

Quand il a fini de manger (jusqu’à la dernière bouchée), Brady débarrasse sa table, essuie une bavure de sauce à l’aide d’une deuxième serviette, et jette ses détritus à la poubelle. La fille au comptoir lui demande si tout s’est bien passé. Brady lui dit que oui en se demandant quelle quantité de poulet, de sauce, de biscuits et de salade aura la chance d’avoir été digérée avant que l’explosion ne déchire son estomac et fasse gicler le reste partout.

Ils se souviendront de moi, se dit-il, debout au bord de la route, attendant qu’un trou dans la circulation lui permette de retourner au motel. Plus gros score jamais atteint. Je vais entrer dans l’histoire. Il est content de ne pas avoir tué le vieux flic maintenant. C’est bien que Hodges soit en vie pour voir ce qui va arriver ce soir. Qu’il ait à s’en souvenir. À vivre avec.

De retour dans la chambre, il regarde le fauteuil roulant et la poche urinaire bourrée d’explosif posée sur le coussin POSE TON CUL bourré d’explosif. Il veut arriver tôt au MACC (mais pas trop tôt : il ne tient pas à se faire remarquer plus que nécessaire, déjà qu’il est de sexe masculin et âgé de plus de treize ans), mais il a encore un peu de temps. Il a apporté son ordinateur portable, sans raison précise, simplement par habitude, et il est bien content de l’avoir maintenant. Il l’ouvre, se connecte à la Wi-Fi du motel et va sous le Parapluie Bleu de Debbie. Et là, il laisse son message final — une sorte de police d’assurance.

Ceci fait, il retourne à pied à l’aéroport récupérer sa Subaru au parking longue durée.

19

Hodges et ses deux apprentis détectives arrivent dans Harper Road un peu avant quinze heures trente. Holly jette un rapide regard autour d’elle puis emporte le portable de Mrs Hartsfield dans la cuisine et l’allume. Jerome et Hodges restent debout à côté d’elle, espérant qu’aucun écran demandant un mot de passe ne s’affichera… mais si.

« Essayez son prénom », dit Jerome.

Holly tape Deborah. Le Mac répond : non.

« OK, essayez Debbie, dit Jerome. Avec ie, et avec i. »

Holly dégage une mèche de cheveux brun taupe de ses yeux pour qu’il puisse voir clairement son agacement. « Trouve-toi quelque chose à faire, Jerome, d’accord ? Je déteste qu’on zieute comme ça derrière mon épaule. » Elle se tourne vers Hodges. « Je peux fumer ici ? J’espère que oui. Ça m’aide à réfléchir. Les cigarettes m’aident à réfléchir. »

Hodges va lui chercher une soucoupe. « Autorisation de fumer accordée. On sera dans mon bureau. Gueulez un bon coup si vous trouvez quelque chose. »

Tu parles, se dit-il. Compte là-dessus.

Holly ne lui prête aucune attention. Elle allume son briquet. Elle a laissé derrière elle la voix de prédicatrice de revival pour retourner au marmonnement. « J’espère qu’elle a laissé un indice. J’ai l’espoir d’un indice. Holly a l’espoir d’un indice. »

Oh, misère, se dit Hodges.

Dans son bureau, il demande à Jerome s’il a une idée du genre d’indice dont elle parle.

« Après trois tentatives, certains ordinateurs vous proposent un indice pour vous aider à retrouver votre mot de passe. Pour vous rafraîchir la mémoire. Mais seulement si on en a programmé un. »

De la cuisine leur parvient une exclamation véhémente et non marmonnée : « Merde, remerde et reremerde ! »

Hodges et Jerome se regardent.

« On dirait que non », dit Jerome.

20

Hodges allume son propre ordinateur et explique à Jerome ce qu’il veut : une liste de toutes les manifestations publiques sur les sept jours à venir.

« OK, ça peut se faire, dit Jerome. Mais peut-être que vous voudrez voir ça d’abord.

— Quoi ?

— Un message. Sous le Parapluie.

— Vas-y, clique. » Les poings de Hodges se sont serrés mais à mesure qu’il lit le dernier communiqué de mercytueur, ils se desserrent lentement. Le message est bref, et même s’il n’est d’aucun secours immédiat, il renferme une lueur d’espoir.

Adieu, MINABLE.

PS : Passe un bon week-end, le mien va être excellent.

Jerome dit : « Je crois qu’il vous a tiré sa révérence, Bill. »

C’est aussi l’impression de Bill, mais il s’en fout. Il se concentre sur le P-S. Il sait que c’est sûrement une tactique de diversion, mais si ça ne l’est pas, ils ont encore un peu de temps.

De la cuisine leur parviennent un parfum de fumée de cigarette et un autre merde véhément.

« Bill ? Je viens d’avoir un mauvais pressentiment.

— Lequel ?

— Le concert de ce soir. Au Mingo. Du boys band ’Round Here. Ma sœur et ma mère y vont. »

Hodges réfléchit à ça. L’auditorium Mingo a une capacité de quatre mille places mais le public de ce soir sera à quatre-vingts pour cent féminin : des mamans et leurs filles préadolescentes. Il y aura quelques hommes bien sûr, mais la plupart d’entre eux seront là pour accompagner leurs filles et les copines de leurs filles. Brady Hartsfield est un joli garçon d’une trentaine d’années et s’il tente d’entrer tout seul au concert, il ne passera pas inaperçu. Dans l’Amérique du vingt et unième siècle, tout homme seul assistant à un événement essentiellement destiné à des fillettes attire forcément l’attention, et la suspicion.

Et puis : Passe un bon week-end, le mien va être excellent.

« Vous pensez que je devrais appeler maman pour lui dire de garder les filles à la maison ? » Jerome paraît consterné à cette idée. « Barb ne va plus jamais m’adresser la parole. Et puis il y a aussi sa copine Hilda et deux autres… »

De la cuisine : « Oh, satané truc ! Laisse-moi passer ! »

Avant que Hodges n’ait pu répondre, Jerome dit : « D’un autre côté, on dirait vraiment qu’il a quelque chose de prévu pour le week-end, et on est que jeudi. Ou est-ce que c’est juste ce qu’il veut nous faire croire ? »

Hodges aurait tendance à croire que la provocation est réelle. « Retrouve-moi cette photo de Hartsfield dans la Cyber Patrouille, tu veux ? Celle qui s’ouvre quand on clique sur RENCONTREZ LES EXPERTS. »

Pendant que Jerome s’exécute, Hodges appelle Marlo Everett aux archives de la police.

« Salut, Marlo, c’est encore moi, Bill Hodges. Je… ouais, y a de l’action à Lowtown, Pete m’a mis au courant. La moitié des effectifs sont là-bas, hein ? …mh-mmh… bon, je vais pas te déranger longtemps. Est-ce que tu sais si Larry Windom est toujours chef de la sécurité au MACC ? Ouais, c’est ça, Brutus. Ouais, je patiente. »

Tout en poireautant, il explique à Jerome que Larry Windom a pris sa retraite anticipée quand le MACC lui a proposé un poste pour le double de son salaire d’inspecteur. Il ne raconte pas que c’est l’une des raisons seulement qui a poussé Windom à décrocher après vingt ans de carrière. Marlo est de nouveau en ligne. Oui, Larry est toujours au MACC. Elle a même le numéro du bureau de la sécurité là-bas. Avant qu’il ait pu raccrocher, elle demande à Hodges s’il y a un problème. « Parce qu’il y a un gros concert là-bas ce soir. Ma nièce y va. Elle est dingue de ces petits minets.

— Non, c’est bon, Marls. Juste un vieux truc entre nous.

— Dis à Larry qu’on aurait bien besoin de lui aujourd’hui, dit Marlo. La salle de repos est complètement déserte. Pas un seul inspecteur en vue.

— J’y manquerai pas. »

Hodges appelle la sécurité au MACC, se présente sous le nom d’inspecteur Bill Hodges, et demande à parler à Windom. Pendant qu’il attend, il fixe l’image de Brady Hartsfield. Jerome l’a agrandie de telle manière qu’elle occupe tout l’écran. Hodges est fasciné par les yeux. En petit format, et en comparaison de ses deux collègues techniciens, ces yeux-là paraissaient assez agréables. Mais avec l’image en plein écran, l’impression change. La bouche sourit ; pas les yeux. Les yeux sont vides et lointains. Presque morts.

Conneries, se dit Hodges intérieurement (se tance-t-il intérieurement). C’est classique : voir quelque chose qui n’y est pas sur la base d’une information récemment acquise — comme le témoin du cambriolage d’une banque qui dit J’ai trouvé qu’il avait l’air louche avant même qu’il sorte son arme.

C’est peut-être vrai, c’est peut-être professionnel, mais Hodges n’y croit pas. Il trouve que les yeux qui le regardent depuis l’écran de l’ordinateur sont ceux d’un crapaud caché sous un rocher. Ou sous un vieux parapluie bleu déglingué.

Windom est en ligne. Il a ce genre de voix de stentor qui te fait éloigner le combiné de cinq centimètres de ton oreille quand tu lui causes, et il est toujours aussi bavard. Il veut tout savoir de la grosse saisie de l’après-midi. Hodges lui dit que c’est une super-saisie, ça oui, mais plus que ça, il ne sait pas. Il rappelle à Larry qu’il est retraité.

Mais.

« Avec tout ce remue-ménage, dit-il, Pete Huntley m’a comme qui dirait confié la mission de t’appeler. J’espère que ça ne te dérange pas.

— Fichtre, non. Je prendrais bien un verre avec toi un de ces jours, Billy. Reparler du bon vieux temps maintenant qu’on en est sortis tous les deux. Tu sais, les bons coups et les coups durs, tu vois.

— Ça serait chouette. »

Ça serait de la torture, oui.

« Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Pete m’a dit que vous avez un concert là-bas ce soir. Un boys band sexy. Du genre que toutes les petites filles adorent.

— Yi-hi-hi, tu l’as dit. Elles font déjà la queue. Et elles s’accordent. Quelqu’un lance le nom d’un des garçons, et elles hurlent toutes. Même si elles sont encore sur le parking, elles hurlent. C’est comme la Beatlemania à notre époque, sauf que d’après ce qu’on m’a dit, cette équipe-là vaut pas les Beatles. T’as une alerte à la bombe ou un truc comme ça ? Dis-moi que non. Ces minettes vont me lyncher et leurs mamans vont bouffer les restes.

— Ce que j’ai c’est un tuyau comme quoi vous pourriez avoir un agresseur d’enfants sur les bras ce soir. Un type pas cool du tout, Larry.

— Nom et signalement ? »

On déconne pas là, direct et percutant. Le gars qui a dû quitter les forces de l’ordre parce qu’il était un peu trop rapide avec ses poings. Mauvaise gestion de sa colère, dans le langage du psy du service. Brutus dans le langage de ses collègues.

« Il s’appelle Brady Hartsfield, je t’envoie sa photo par mail. » Hodges jette un coup d’œil à Jerome qui hoche la tête et forme un cercle avec le pouce et l’index. « La trentaine. Si tu le vois, tu m’appelles d’abord, puis tu l’arrêtes. Avec prudence. S’il essaie de résister, neutralise ce salopard.

— Avec plaisir, Billy. Je relaie l’info à mes gars. Des chances qu’il se fasse accompagner d’une gamine ado ou plus jeune ?

— Peu probable mais pas impossible. Si tu le repères dans un groupe, Lar, faudra le prendre par surprise. Il pourrait être armé.

— Et y a vraiment de bonnes chances qu’il se présente au concert ? »

Voix pleine d’espoir, typique de Larry Windom.

« Pas des masses. » Hodges le croit fermement, et pas juste à cause de l’insinuation qu’a faite Hartsfield sur le Parapluie de Debbie à propos de son week-end. Ce gars-là doit savoir que dans un public de gamines, il ne pourra absolument pas se fondre dans la masse. « Dans tous les cas, tu comprends que le service peut pas envoyer de flics, hein ? Avec tout ce qui est en train de se passer à Lowtown ?

— Pas besoin, dit Windom. J’ai trente-cinq gars avec moi ce soir, pour la plupart des anciens officiellement retraités. On sait ce qu’on fait.

— J’en doute pas une seconde, dit Hodges. N’oublie pas, appelle-moi d’abord. Y a pas beaucoup d’action pour nous autres à la retraite, alors on se doit de protéger le peu qu’on a. »

Windom rigole. « Comme je te comprends. Envoie-moi la photo par mail. » Il récite une adresse e-mail que Hodges gribouille sur un bout de papier et tend à Jerome. « Si on le voit, on l’alpague. Après ça, c’est ton coup à toi… oncle Bill.

— Va te faire foutre, oncle Larry », répond Hodges.

Il raccroche, se tourne vers Jerome.

« La photo vient de partir, dit Jerome.

— Bien. »

Puis Hodges dit quelque chose qui le hantera le reste de sa vie :

« Si Hartsfield est aussi malin que je le pense, il ne sera pas au Mingo ce soir. À mon avis, ta mère et ta sœur peuvent y aller tranquilles. Et s’il essaie de s’y pointer, les gars de Larry le choperont avant qu’il ait franchi les portes. »

Jerome sourit. « Super.

— Vois ce que tu peux trouver d’autre. Concentre-toi sur samedi et dimanche, mais ne néglige pas la semaine prochaine. Ne néglige pas demain non plus, parce que…

— Parce que le week-end commence le vendredi. Compris. »

Jerome se replonge dans ses recherches. Hodges retourne à la cuisine voir comment Holly s’en sort. Ce qu’il découvre le fige. Posé à côté de l’ordi emprunté, il y a un portefeuille rouge. La carte d’identité de Deborah Harstfield, ses cartes de crédit et reçus sont étalés sur la table. Holly, déjà à sa troisième cigarette, tient devant ses yeux une MasterCard qu’elle étudie à travers un voile de fumée bleue. Elle lui adresse un regard à la fois apeuré et plein de défi.

« J’essaie juste de trouver son crétin de mot de passe ! Son sac était suspendu au dossier de sa chaise, et son portefeuille était là juste sur le dessus, alors je l’ai mis dans ma poche. Parce que des fois, les gens gardent leurs mots de passe dans leur portefeuille. Surtout les femmes. Je ne voulais pas son argent, monsieur Hodges. J’ai mon argent à moi. Je reçois une allocation. »

Une allocation, se dit Hodges. Mon Dieu, Holly.

Elle a les yeux brillants de larmes et elle recommence à se mordre les lèvres. « Jamais je ne volerais.

— OK », lui dit-il. Il hésite à lui tapoter la main, puis décide que ce ne serait pas forcément une bonne idée. « Je comprends. »

Et, bordel de Dieu, y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. À côté de toutes les conneries qu’il a accumulées depuis que cette foutue lettre est arrivée, piquer le portefeuille d’une femme morte c’est de la rigolade. Quand tout ça sortira — comme ça finira par sortir —, Hodges dira que c’est lui qui l’a pris.

Pendant ce temps-là, Holly continue :

« J’ai ma propre carte de crédit et j’ai de l’argent. J’ai même un compte chèques. J’achète des jeux vidéo et des applis pour mon iPad. J’achète des habits. Et aussi des boucles d’oreilles, je les adore. J’en ai cinquante-six paires. Et je m’achète moi-même mes cigarettes, même si elles sont super chères maintenant. Vous ne le savez peut-être pas mais à New York, un paquet de cigarettes coûte onze dollars. J’essaye de ne pas être un fardeau parce que je ne peux pas travailler et elle dit que je n’en suis pas un mais je sais que j’en suis un…

— Holly, arrêtez. Gardez ça pour votre psy, si vous en avez un.

Bien sûr que j’en ai un. » Elle adresse un sourire lugubre à l’écran obstiné de l’ordinateur portable de Mrs Hartsfield. « Je suis complètement tarée, vous avez pas remarqué ? »

Hodges choisit d’ignorer la question.

« Je cherchais un bout de papier avec le mot de passe écrit dessus, dit-elle, mais y en a pas. Alors j’ai essayé son numéro de Sécurité sociale, à l’endroit, puis à l’envers. Même chose avec ses cartes de crédit. J’ai même essayé les codes de sécurité au dos des cartes.

— Et vous avez d’autres idées ?

— Quelques-unes. Laissez-moi seule. » Au moment où il quitte la pièce, elle lance : « Je suis désolée pour la fumée, mais vraiment ça m’aide à réfléchir. »

21

Avec Holly squattant sa cuisine et Jerome son bureau, Hodges s’installe au salon dans son La-Z-Boy, les yeux fixés sur l’écran noir de la télé. C’est pas le meilleur endroit où se trouver, c’est peut-être même le pire. La part logique de son esprit comprend que tout ce qui s’est passé est de la faute de Brady Hartsfield, mais assis là dans le fauteuil où il a passé tant d’après-midi insipides à s’abrutir de télé, à se sentir inutile et déconnecté de son moi essentiel qu’il prenait pour une évidence durant ses années de service, la logique perd son pouvoir. Ce qui s’insinue à sa place est une idée terrifiante : lui, Kermit William Hodges, a commis le crime d’un travail de police minable et par sa médiocrité même s’est rendu complice de Brady Hartsfield. Ils sont les héros d’un spectacle de téléréalité intitulé Bill et Brady assassinent des femmes. Parce que, quand Hodges y pense, il y a tant de femmes parmi les victimes : Janey, Olivia Trelawney, Janice Cray et sa fille Patricia… plus Deborah Hartsfield, qui a bien pu être empoisonnée plutôt que s’être empoisonnée elle-même. Et je n’ai même pas rajouté Holly, se dit-il, qui avec un peu de chance sortira de tout ça encore plus tarée si elle n’arrive pas à trouver ce mot de passe… ou si elle le trouve mais qu’il n’y a rien dans l’ordi de m’man susceptible de nous aider à retrouver le fiston. Et franchement, quelles sont les probabilités ?

Assis là dans son fauteuil — sachant qu’il devrait se lever mais encore incapable de bouger —, Hodges se dit que son propre bilan destructeur avec les femmes remonte encore plus loin. Si son ex-femme est son ex, il y a bien une raison. Des années de quasi-alcoolisme y ont contribué, mais pour Corinne (qui aimait bien boire quelques verres elle aussi et aime sans doute encore ça), ce n’est pas ce qui a été déterminant. C’est la froideur qui d’abord s’est insinuée dans les fissures de leur couple et a fini par le congeler. C’est la façon dont il s’est fermé en l’excluant, se convainquant que c’était pour son bien parce qu’une grande partie de ce qu’il faisait au boulot était sale et déprimante. La façon dont il lui a signifié de tant de manières — certaines discrètes, d’autres brutales — que dans une compétition entre elle et son boulot, ce serait toujours elle, Corinne Hodges, qui arriverait en second. Quant à sa fille… ben. Punaise. Allie n’oublie jamais de lui envoyer des cartes d’anniversaire et de Noël (même si pour la Saint-Valentin ça fait bien dix ans qu’elle a arrêté) et elle loupe rarement l’appel réglementaire du samedi soir, mais elle n’est pas venue le voir depuis deux ou trois ans. Ce qui en dit long sur le foirage total de cette relation-.

Il repense à quel point elle était belle petite, avec toutes ces taches de rousseur et sa tignasse de cheveux roux — sa petite rouquine. Quand il rentrait à la maison, elle se précipitait sur lui dans l’entrée et lui sautait dans les bras avec fougue, sachant qu’il lâcherait tout ce qu’il avait dans les mains pour la rattraper. Janey avait raconté avoir eu le béguin pour les Bay City Rollers et Allie aussi avait eu ses chouchous, ses garçons de rêve en bubble-gum. Elle s’achetait leurs disques — les petits avec le gros trou au milieu — avec son argent de poche. Y avait qui déjà ? Il ne s’en souvient pas. Si, il y avait cette chanson qui parlait inlassablement du moindre geste, et du moindre pas, que tu fais. Est-ce que c’était les Bananarama ou les Thompson Twins ? Il ne sait pas mais il sait qu’il n’a jamais emmené Allie à un concert. Corrie, oui, l’a peut-être emmenée voir Cyndi Lauper.

Penser à Allie et à son amour de la pop suscite brusquement une autre pensée, qui le fait se dresser tout droit sur son siège, les yeux écarquillés, les mains crispées sur les accoudoirs rembourrés du fauteuil.

Laisserait-il Allie se rendre à ce concert ce soir ?

La réponse est non, clairement non. Pas question.

Hodges consulte sa montre et constate qu’il n’est pas loin de seize heures. Il se lève, avec l’intention d’aller dire à Jerome d’appeler sa mère pour lui ordonner de garder les filles loin du MACC, peu importe qu’elles pleurnichent ou qu’elles râlent. Il a appelé Larry Windom et pris toutes les précautions, mais on s’en fout des précautions. Jamais il n’aurait remis la vie d’Allie entre les mains de Brutus. Jamais.

Il n’a pas fait deux pas en direction du bureau que Jerome s’exclame : « Bill ! Holly ! Venez voir ici ! Je crois que j’ai trouvé quelque chose ! »

22

Ils sont debout derrière Jerome, Hodges penché sur son épaule gauche, Holly sur son épaule droite. Un article de presse est affiché sur l’écran de l’ordinateur de Hodges.

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ENSEMBLE NOUS SERONS PLUS FORTS QUE LA CRISE !

« Qu’est-ce que vous en pensez ? demande Jerome.

— Je crois que t’as trouvé. »

Une énorme vague de soulagement envahit Hodges. Pas le concert de ce soir, ni une discothèque bondée du centre-ville, ni le match de Petite Ligue de base-ball de demain entre les Groundhogs et les Mudhens. Non, c’est ce truc aux Suites Embassy. Ça ne peut être que ça, ça colle trop bien. Il y a de la méthode dans la folie de Hartsfield : pour lui, alpha égale oméga. Hartsfield a l’intention de poursuivre sa carrière de meurtrier de masse de la même manière qu’il l’a commencée, en tuant les sans-emplois de la ville.

Hodges se tourne vers Holly pour voir sa réaction mais Holly a quitté la pièce. Elle est retournée dans la cuisine s’asseoir devant le portable de Deborah Hartsfield et regarde fixement l’écran du mot de passe. Elle a les épaules voûtées. Dans la soucoupe à côté d’elle, une cigarette s’est consumée jusqu’au filtre, laissant un cylindre de cendre parfait.

Cette fois, il prend le risque de la toucher. « C’est bon, Holly. Peu importe le mot de passe puisque nous avons trouvé le lieu. Je vais appeler mon ancien coéquipier d’ici une heure ou deux, quand le ramdam de Lowtown se sera un peu tassé, pour tout lui raconter. Ils lanceront un avis de recherche sur Hartsfield et sa voiture. Et s’ils ne le chopent pas d’ici samedi matin, ils l’auront quand il s’approchera du forum de l’emploi.

— Il n’y a rien qu’on puisse faire ce soir ?

— Je suis en train d’y réfléchir. »

Il y a bien une chose, mais c’est tellement loin d’être gagné que ça n’a pratiquement aucune chance d’aboutir.

Holly dit : « Et si vous vous trompez en pensant que c’est la journée de l’emploi ? Et s’il prévoit de faire sauter un cinéma ce soir ? »

Jerome entre dans la pièce. « On est jeudi, Hol, et c’est encore trop tôt pour les grosses productions de l’été. Y aura pas plus de dix, douze spectateurs dans chaque salle.

— Le concert, alors, dit-elle. Peut-être qu’il ignore qu’il n’y aura que des filles.

— Non, il le sait, dit Hodges. Il est du genre impulsif, mais il n’est pas stupide pour autant. Il aura planifié un minimum.

— Est-ce que je peux avoir un tout petit peu plus de temps pour essayer de craquer son mot de passe ? S’il vous plaît ? »

Hodges consulte sa montre. Seize heures dix. « D’accord. Jusqu’à seize heures trente, ça ira ? »

La lueur du marchandage s’allume dans les yeux de Holly. « Seize heures quarante-cinq ? »

Hodges secoue la tête.

Holly soupire. « Et j’ai même plus de cigarettes.

— Ces machins-là vont vous tuer », dit Jerome.

Elle lui adresse un regard placide. « Oui ! Ça fait partie de leur charme ! »

23

Hodges et Jerome partent en voiture au petit centre commercial qui fait l’angle de Harper et Hanover pour acheter un paquet de cigarettes à Holly et lui accorder la tranquillité dont elle a clairement besoin.

Une fois remonté dans la Mercedes grise, Jerome jongle avec les Winston et dit : « Cette voiture me fout la chair de poule.

— Moi aussi, avoue Hodges. Elle a pourtant pas l’air de déranger Holly. Sensible comme elle l’est.

— Vous pensez que ça ira pour elle ? Je veux dire, quand tout ça sera terminé ? »

Une semaine plus tôt, peut-être même deux jours, Hodges aurait donné une réponse vague et politiquement correcte mais Jerome et lui n’en sont plus là.

« Pendant un temps, oui, dit-il. Et puis… non. »

Jerome soupire, comme si ses craintes venaient d’être confirmées.

« Merde.

— Ouais.

— Alors on fait quoi ?

— On rentre donner à Holly ses clous de cercueil et on la laisse en fumer une. Puis on rembarque ce qu’elle a dérobé chez les Hartsfield. Je vous reconduis à Birch Hill. Tu la ramènes à Sugar Heights dans ta jeep, puis toi aussi tu rentres chez toi.

— Et je laisse maman, Barb et ses copines aller tranquillement au concert. »

Hodges expire bruyamment. « Si ça peut te rassurer, dis à ta mère de renoncer.

— Si je fais ça, j’évente tout le truc. » Il jongle toujours avec le paquet. « Tout ce qu’on a fait aujourd’hui. »

Jerome est un garçon intelligent et Hodges n’a pas besoin de confirmer ce qu’il vient de dire. Ni de lui rappeler que tout ça finira par se savoir d’une façon ou d’une autre.

« Vous allez faire quoi, Bill ?

— Retourner dans le North Side. Garer la Mercedes à un ou deux blocs de chez les Hartsfield, par simple précaution. Rapporter l’ordinateur et le portefeuille de Mrs Hartsfield puis surveiller la maison. Au cas où il déciderait de revenir. »

Jerome paraît en douter. « Cette pièce au sous-sol donnait l’impression qu’il avait définitivement plié bagage. Quelles chances il y a qu’il revienne ?

— Pratiquement aucune. Mais c’est tout ce que j’ai. Jusqu’à ce que je remette tout ça entre les mains de Pete.

— Vous vouliez vraiment l’arrêter vous-même, hein ?

— Oui », dit Hodges. Et il soupire. « Oui, je voulais. »

24

À leur retour, ils trouvent Holly la tête sur la table, cachée entre ses bras. Le contenu démantelé du portefeuille de Deborah Hartsfield compose une ceinture d’astéroïdes autour d’elle. Le portable est toujours allumé et l’écran demande toujours obstinément le mot de passe. D’après la pendule au mur, il est seize heures quarante.

Hodges craint qu’elle ne proteste contre son projet de la ramener chez elle, mais Holly se redresse simplement, ouvre le paquet de cigarettes neuf et en sort lentement une. Elle ne pleure pas mais elle a l’air fatiguée et démoralisée.

« Vous avez fait de votre mieux, dit Jerome.

— Je fais toujours de mon mieux, Jerome. Et ce n’est jamais assez bien. »

Hodges ramasse le portefeuille rouge et commence à remettre les cartes de crédit à leur place. Probablement pas dans l’ordre où Mrs Hartsfield les avait rangées mais qui va le remarquer ? Certainement pas elle.

Il y a des photos dans un accordéon d’enveloppes transparentes et il les fait défiler d’un air absent. Voici Mrs Hartsfield dans les bras d’un solide gaillard à forte carrure en bleu de travail — peut-être l’absent Mr Hartsfield. Voici Mrs Hartsfield debout avec un groupe de dames rieuses dans ce qui semble être un salon de coiffure. Et là un garçonnet joufflu avec un camion de pompiers dans les mains — Brady à trois ou quatre ans sans doute. Et une dernière, une version réduite de la photo accrochée dans l’alcôve-bureau de Mrs Hartsfield : Brady et sa mère, joue contre joue.

Jerome la tapote et dit : « Vous savez à qui ils me font un peu penser ? À Demi Moore et, comment-il-s’appelle-déjà, Ashton Kutcher.

— Demi Moore est brune, dit Holly d’un ton sans réplique. Sauf dans GI Jane, où elle n’a carrément pas de cheveux puisqu’elle s’entraîne pour entrer dans les commandos SEAL. J’ai vu ce film trois fois, une fois au cinéma, une fois en vidéo, et une fois sur iTunes. Très sympa. Mrs Hartsfield est blonde. » Elle réfléchit, puis ajoute : « Était. »

Hodges fait glisser la photo hors de la pochette pour mieux la voir, puis la retourne. Soigneusement écrit au dos, il y a Maman et son Lapin, Sand Point Beach, Août 2007. Il se tapote la paume de la main deux ou trois fois avec la photo, s’apprête à la re-ranger, puis la passe à Holly.

« Essayez ça. »

Elle le regarde, sourcils froncés. « Essayer quoi ?

— Mon lapin. »

Holly tape, appuie sur ENTRÉE… et lâche un cri de joie fort peu hollyesque. Parce qu’ils sont entrés, ça y est. Juste comme ça.

Il n’y a rien qui mérite d’être remarqué sur le bureau : un carnet d’adresses, un dossier intitulé RECETTES PRÉFÉRÉES et un autre E-MAILS SAUVEGARDÉS ; un dossier de reçus de transactions en ligne (apparemment, elle payait la plupart de ses factures comme ça) et un album de photos (la plupart de Brady à des âges divers). Il y a beaucoup d’émissions télé dans iTunes, mais seulement un album de musique : Alvin et les chipmunks fêtent Noël.

« Oh là là, dit Jerome. Je voudrais pas dire qu’elle méritait de mourir mais… »

Holly lui adresse un regard menaçant. « Pas drôle, Jerome. Joue pas à ça. »

Il lève les mains en l’air. « Désolé, désolé. »

Hodges fait rapidement défiler les e-mails sauvegardés et ne voit rien qui soit digne d’intérêt. La plupart semblent provenir de vieux copains et copines de lycée de Deborah Hartsfield, qui l’appellent Debs.

« Rien sur Brady, dit-il, et il consulte sa montre. On ferait bien d’y aller.

— Pas si vite », dit Holly.

Elle ouvre le Finder. Tape BRADY. Il y a plusieurs résultats (beaucoup dans le dossier recettes, certaines étiquetées Préférées Brady), mais rien de notable.

« Essayez MON LAPIN », dit Jerome.

Elle le fait et obtient un résultat — un document profondément enterré dans le disque dur. Holly clique dessus. Là sont notées les tailles de vêtements de Brady, également la liste de tous les cadeaux de Noël et d’anniversaire que sa mère lui a offerts ces dix dernières années, très certainement pour éviter des doublons. Elle a noté son numéro de Sécurité sociale. Il y a aussi des copies scannées de ses certificats d’immatriculation et d’assurance automobile, et de son acte de naissance. Elle a fait la liste de ses collègues chez Discount Electronix et à l’usine de crèmes glacées Loeb’s. À côté du nom de Shirley Orton figure une mention qui ferait hurler de rire Brady : Peut-être sa p-a ?

« C’est quoi ce délire ? demande Jerome. Il est adulte, non ? »

Holly a un sourire sombre. « Je vous l’avais dit. Elle savait qu’il ne tournait pas rond. »

Tout en bas du dossier MON LAPIN se trouve un fichier intitulé SOUS-SOL.

« C’est ça, dit Holly. C’est obligé. Ouvre-le, ouvre-le, ouvre-le ! »

Jerome clique sur SOUS-SOL. Le document ne compte pas plus d’une dizaine de mots.

Contrôle = lumières

Chaos ? Ténèbres ?

Pourquoi ça marche pas avec moi ?

Tous regardent l’écran fixement pendant quelques secondes sans parler. Finalement, Hodges dit : « Je pige pas. Jerome ? »

Jerome secoue la tête.

Holly, visiblement hypnotisée par ce message laissé par la défunte, prononce un seul mot, presque trop bas pour qu’on l’entende : « Peut-être… » Elle hésite, en se mordillant les lèvres, et répète : « Peut-être. »

25

Brady arrive au Midwest Art & Culture Center juste avant dix-huit heures. Le concert ne commence pas avant une heure au moins, mais l’immense parking est déjà presque aux trois quarts plein. De longues files d’attente sont déjà formées devant les portes fermées du complexe et elles s’allongent de minute en minute. Des petites filles s’égosillent. Ça doit vouloir dire qu’elles sont contentes mais pour Brady, on dirait des hurlements de spectres dans une grande maison abandonnée. Impossible de ne pas regarder cette foule grandissante sans repenser à ce matin d’avril au City Center. Brady se dit, Si j’avais un Hummer au lieu de ce tas de merde japonais, je pourrais leur foncer dessus à quatre-vingts à l’heure, en tuer une bonne cinquantaine, puis appuyer sur l’interrupteur et expédier les autres dans la stratosphère.

Mais il n’a pas de Hummer, et pendant un bref instant, il ne sait même pas ce qu’il va faire ensuite — il ne faut pas qu’on le voie pendant qu’il fait ses ultimes préparatifs. Et puis là-bas, tout au fond du parking, il aperçoit une remorque de camion. La cabine a été retirée et le container est posé sur cales. Sur le côté est représentée une grande roue avec la mention ’ROUND HERE ÉQUIPE TECHNIQUE. C’est l’un des camions qu’il a vus dans la zone de déchargement lors de sa tournée de reconnaissance. Plus tard, après le concert, la cabine reviendra s’arrimer et emmènera la remorque derrière pour le réembarquement. Mais pour l’heure, elle paraît abandonnée.

Brady va se ranger derrière le container, qui fait au moins quinze mètres de long, et dissimule ainsi sa Subaru à la vue du reste du parking animé. Il sort ses fausses lunettes de la boîte à gants et les chausse. Il descend de voiture et fait rapidement le tour de la remorque pour s’assurer qu’elle est effectivement aussi abandonnée qu’elle en a l’air. Une fois rassuré sur ce point, il retourne à sa voiture et descend le fauteuil roulant du coffre. Ce n’est pas évident. La Honda aurait été plus commode mais il n’a pas confiance dans son moteur mal entretenu. Il pose le coussin POSE TON CUL sur l’assise du fauteuil et connecte le fil qui sort au milieu du U aux fils qui dépassent des poches latérales où sont rangés d’autres blocs d’explosif. Un autre fil, connecté au plastic rangé dans la poche arrière, pend par un trou qu’il a percé dans le dossier.

Transpirant abondamment, Brady commence la jonction finale, torsadant les fils de cuivre et masquant les points de connexion apparents à l’aide de bandes d’adhésif prédécoupées qu’il a collées sur le devant du T-shirt XXL des ’Round Here qu’il a acheté le matin même au drugstore. Le T-shirt a pour motif la même grande roue qui figure sur la remorque. Avec au-dessus, DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE. Et en dessous, J’AIME CAM, BOYD, STEVE ET PETE !

Après dix minutes de travail (ponctuées de pauses pour aller jeter un œil derrière la remorque et vérifier qu’il a toujours cette lointaine zone du parking pour lui seul), une toile d’araignée de fils reliés aux explosifs gît sur l’assise du fauteuil. Il n’y a aucun moyen de connecter la poche Urinesta, du moins il n’en voit pas, mais ce n’est pas grave : Brady est sûr que le reste des explosifs suffira à déclencher celui de la poche urinaire.

En fait, il n’en sait rien.

Il retourne une dernière fois à la Subaru prendre la version encadrée en 20 × 25 d’une photo qu’a déjà vue Hodges : Frankie avec à la main Sammy le camion de pompiers et sur la tronche son sourire de crétin largué. Brady fait un bisou sur le verre et dit : « Je t’aime, Frankie. Tu m’aimes ? »

Il fait comme si Frankie avait dit oui.

« Tu veux m’aider ? »

Il fait comme si Frankie avait dit oui.

Brady retourne au fauteuil et s’assoit sur POSE TON CUL. Maintenant, le seul fil qui dépasse est le fil maître pendouillant sur le devant du fauteuil entre ses cuisses écartées. Il le connecte à Truc 2 et inspire à fond avant d’appuyer sur l’interrupteur. Si l’électricité des piles fuit… ne serait-ce qu’un peu…

Mais non. Le témoin jaune s’allume, et c’est tout. Quelque part, pas très loin mais dans un monde différent, des petites filles hurlent de joie. Bientôt, bon nombre d’entre elles seront pulvérisées ; beaucoup plus seront amputées de leurs bras et de leurs jambes et hurleront pour de vrai. Mais bon, au moins elles auront eu la chance d’entendre quelques chansons de leur groupe préféré avant le big bang.

Ou peut-être pas. Il a conscience du caractère grossièrement improvisé de son plan : le scénariste d’Hollywood le plus idiot et le plus dénué de talent aurait fait mieux. Brady se souvient de l’écriteau dans le couloir de l’auditorium : NI SACS NI CONTENANTS. Il n’en a pas, mais pour faire tout capoter, il suffirait qu’un de leurs agents de sécurité au regard perçant aperçoive un seul fil mal camouflé. Et même si ça n’arrive pas, un coup d’œil rapide dans les poches de rangement du fauteuil suffirait à révéler que c’est une bombe roulante. Brady a planté un fanion des ’Round Here dans l’une de ces poches, mais à part ça, il n’a fait aucun effort de camouflage.

Ça ne l’inquiète pas. Il ne sait pas si c’est de la confiance ou du fatalisme, et peu lui importe. Au bout du compte, confiance et fatalisme c’est pratiquement la même chose, non ? Il s’en est tiré quand il a écrasé tous ces gens au City Center, et il n’avait quasiment rien planifié non plus — juste un masque, un bonnet de douche pour les cheveux et de l’eau de Javel pour neutraliser l’ADN. Au fond de son cœur, il ne comptait pas vraiment s’en tirer, et cette fois-ci, il y compte encore moins. Dans un monde qui en a rien à foutre, il est le comble des mecs qui en ont rien à foutre.

Il glisse Truc 2 sous son T-shirt XXL. Ça fait une petite bosse, et il peut voir la faible lueur jaune du témoin lumineux à travers le coton, mais la bosse et la lueur disparaissent l’une et l’autre quand il pose la photo de Frankie sur ses genoux. Il est quasiment prêt à y aller.

Ses lunettes factices glissent sur l’arête de son nez en sueur. Brady les repousse vers le haut. En tendant un peu le cou, il peut se voir dans le rétroviseur extérieur de la Subaru. Avec ses lunettes et son crâne rasé, il ne ressemble plus du tout à celui qu’il était. Il a l’air malade, pour commencer — pâle et transpirant avec des cernes noirs sous les yeux.

Brady passe la main sur le dessus de sa tête et caresse sa peau lisse où ses cheveux n’auront plus jamais l’occasion de repousser. Puis il recule le fauteuil roulant pour sortir de la place où il s’est garé et commence à rouler lentement à travers l’étendue du parking en direction de la foule grossissante.

26

Hodges se laisse piéger par la circulation à l’heure de pointe et n’est de retour dans le North Side qu’un peu après dix-huit heures. Jerome et Holly sont encore avec lui : tous deux veulent aller au bout de cette aventure, quelles qu’en soient les conséquences, et comme ils semblent comprendre la portée que peuvent avoir ces conséquences, Hodges a décidé qu’il ne pouvait le leur refuser. Il n’a pas vraiment le choix, à vrai dire : Holly refuse de dévoiler ce qu’elle sait. Ou pense savoir.

Hank Beeson sort de chez lui et traverse la rue avant même que Hodges ait arrêté la Mercedes d’Olivia Trelawney dans l’allée des Hartsfield. Hodges soupire et abaisse la vitre côté conducteur.

« J’aimerais bien savoir ce qui se passe, dit Beeson. Est-ce que ça a un rapport avec tout ce barouf dans Lowtown ?

— Monsieur Beeson, dit Hodges, j’apprécie que vous vous sentiez concerné mais vous devez rentrer chez vous et…

— Non, attendez », dit Holly. Elle est penchée par-dessus la console centrale de la Mercedes pour pouvoir regarder Beeson en face. « Dites-moi comment parle Mr Hartsfield. J’ai besoin de connaître le timbre de sa voix. »

Beeson paraît interloqué. « Ben, comme tout le monde, j’imagine. Pourquoi ?

— A-t-il la voix basse ? Plutôt baryton ?

— Vous voulez dire, comme un de ces gros chanteurs d’opéra ? rigole Beeson. Fichtre non. C’est quoi, cette question ?

— Pas haut perchée ni aiguë non plus ? »

Beeson se tourne vers Hodges : « Votre coéquipière est folle ou quoi ? »

Rien qu’un peu, se dit Hodges. « Répondez juste à la question, monsieur.

— Ni basse, ni haut perchée, ni aiguë. Normale ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Pas d’accent ? insiste Holly. Genre… hum… du Sud ? Ou de Nouvelle-Angleterre ? Ou de Brooklyn peut-être ?

— Non, je vous l’ai dit. Il parle comme n’importe qui. »

Holly se rassoit dans son siège, visiblement satisfaite.

Hodges dit : « Rentrez chez vous, monsieur Beeson. S’il vous plaît. »

Beeson renifle mais obtempère. Il s’arrête au pied de son perron pour jeter un regard noir par-dessus son épaule. Un regard que Hodges a déjà vu quantité de fois, le regard incendiaire qui dit C’est moi qui paye ton salaire, connard. Puis il rentre, en claquant la porte derrière lui pour qu’ils comprennent bien le fond de sa pensée. Bientôt le voilà qui réapparaît à sa fenêtre, les bras croisés sur la poitrine.

« Et s’il appelle le commissariat de quartier pour savoir ce qu’on fabrique ici ? » demande Jerome depuis la banquette arrière.

Hodges sourit. Un sourire sombre, mais un sourire quand même. « Je lui souhaite bonne chance pour joindre les flics ce soir. Allons-y. »

Il les précède dans l’allée étroite entre la maison et le garage et consulte sa montre. Dix-huit heures quinze. Il se dit, C’est fou comme le temps file quand on s’amuse.

Ils entrent dans la cuisine. Hodges ouvre la porte du sous-sol et tend la main vers l’interrupteur.

« Non, dit Holly. Laissez éteint. »

Il l’interroge du regard, mais Holly est déjà tournée vers Jerome.

« C’est toi qui dois le faire. Mr Hodges est trop âgé et moi je suis une femme. »

L’espace d’un instant, Jerome reste indécis, puis il pige. « Contrôle, c’est pour les lumières ? »

Elle hoche la tête. Son visage est tendu, ses traits tirés. « Ça devrait marcher si ta voix ressemble assez à la sienne. »

Jerome s’avance sur le seuil, s’éclaircit timidement la gorge et dit : « Contrôle. »

Le sous-sol reste obscur.

Hodges intervient : « Tu as une voix naturellement basse. Pas de baryton, mais basse. C’est pour ça que tu parais toujours plus âgé au téléphone. Essaye de relever un peu le timbre. »

Jerome répète le mot et les lumières du sous-sol s’allument. Holly Gibney, qui n’a pas vraiment eu une vie de sitcom jusqu’ici, rit et applaudit.

27

Il est dix-huit heures vingt quand Tanya Robinson arrive au MACC. Alors qu’elle rejoint la procession de véhicules, elle regrette de ne pas avoir écouté les filles et de ne pas être partie pour le concert une heure avant. Le parking est déjà aux trois quarts plein. Des employés en gilet orange dirigent la circulation. L’un d’eux lui fait signe d’aller à gauche. Elle obéit, roulant lentement et prudemment car elle a emprunté le Tahoe de Ginny Carver pour le safari de ce soir et la dernière chose qu’elle voudrait, c’est avoir un accrochage. Sur la banquette arrière, les filles sautent carrément d’excitation. Il y a là Hilda Carver, Betsy DeWitt, Dinah Scott et sa petite Barbara. Elles ont rempli le chargeur CD du Tahoe de leurs albums des ’Round Here (elles en ont six à elles quatre) et glapissent « Oh, j’adore cette chanson » chaque fois qu’un nouveau morceau commence. L’atmosphère est bruyante et stressante et Tanya découvre avec surprise qu’elle s’amuse énormément.

« Attention au monsieur handicapé, madame Robinson », dit Betsy en montrant du doigt.

Le monsieur handicapé est pâle, maigre et chauve, et il flotte presque dans son T-shirt trop grand. Il tient sur les genoux ce qui ressemble à une photo encadrée et Tanya Robinson aperçoit aussi une de ces poches urinaires suspendue à son fauteuil roulant. Un fanion des ’Round Here, planté dans une poche latérale, flotte avec une triste désinvolture. Pauvre homme, se dit Tanya.

« On pourrait peut-être l’aider, dit Barbara. Il va tellement lentement.

— Que tu es gentille, dit Tanya. Laisse-moi d’abord garer la voiture, et s’il n’est pas encore arrivé à l’entrée quand on revient, on l’aidera. »

Elle enfile le Tahoe de la mère de Hilda dans un emplacement libre et coupe le contact avec un soupir de soulagement.

« Oh là là, regardez tous ces gens qui font la queue ! s’exclame Dinah. Il y a au moins un milliard de personnes !

— Sûrement pas autant, dit Tanya, mais on peut dire qu’il y en a beaucoup, oui. Les portes vont bientôt ouvrir et nous avons de bonnes places, alors pas de panique.

— Tu as toujours les billets, hein, maman ? »

Tanya fouille ostensiblement dans son sac. « Ils sont là, ma chérie.

— Et on pourra acheter des souvenirs ?

— Un chacune, et rien de plus de dix dollars.

— J’ai mes sous à moi, madame Robinson », dit Betsy comme elles descendent du véhicule.

Les fillettes sont un peu nerveuses à la vue de la foule qui enfle devant le MACC. Elles se serrent les unes contre les autres, et leurs quatre ombres forment une seule flaque sombre dans la lumière contrastée de ce début de soirée.

« C’est bien, Betsy, mais ce soir, c’est moi qui vous invite, dit Tanya. Maintenant, écoutez-moi, les filles. Vous allez me confier votre argent et vos téléphones pour plus de sécurité. Des fois, il y a des pickpockets dans ce genre de grands rassemblements. Je vous rendrai tout quand on sera assises à nos places. Mais une fois que le concert est commencé, plus de textos et plus d’appels : c’est bien compris ?

— Est-ce qu’on peut d’abord prendre une photo de nous, madame Robinson ? demande Hilda.

— Oui. Une chacune.

— Deux ! réclame Barbara.

— D’accord, deux. Mais dépêchez-vous. »

Elles prennent chacune deux photos, se promettant de se les envoyer plus tard par mail pour qu’elles aient toutes la série complète. Tanya aussi prend deux photos des quatre fillettes se tenant par les épaules. Elle se dit qu’elles sont bien jolies.

« Très bien, mesdemoiselles, par ici la monnaie et les bigophones. »

Les filles lui remettent une trentaine de dollars à elles quatre et leurs téléphones aux couleurs acidulées. Tanya met le tout dans son sac et verrouille le 4 × 4 de Ginny Carver d’une pression sur la clé électronique. Elle entend le clac rassurant des verrous qui s’enclenchent : un son qui évoque la tranquillité et la sécurité.

« Maintenant, écoutez-moi, mes petites fofolles. On va se tenir par la main jusqu’à ce qu’on soit arrivées à nos places ? Je veux vous entendre dire OK.

OKAAY ! » hurlent les filles.

Et elles se prennent aussitôt par la main. Elles sont sapées de leurs plus chouettes jeans skinny et chaussées de leurs plus chouettes tennis. Elles portent toutes un T-shirt des ’Round Here et la queue-de-cheval de Hilda est nouée avec un ruban de soie blanc portant les mots J’AIME CAM en lettres rouges.

« Et on va s’éclater, OK ? Le plus beau moment de notre vie, OK ? Je veux vous entendre dire OK.

OKAAAYYYY ! »

Satisfaite, Tanya les entraîne vers le MACC. Ça fait une trotte sur le macadam brûlant mais aucune d’elles ne semble s’en soucier. Tanya cherche des yeux le monsieur chauve en fauteuil roulant et l’aperçoit en train de se diriger vers la file d’attente handicapés. Celle-là est beaucoup plus courte, mais ça l’attriste quand même de voir tous ces gens brisés. Puis les fauteuils roulants commencent à avancer. Ils font entrer les personnes handicapées en premier, et elle se dit que c’est une bonne idée. Mieux vaut qu’ils soient tous installés ou presque avant que la cohue ne démarre.

Alors que sa petite troupe atteint le bout de la plus courte file de spectateurs valides (qui est quand même assez longue), Tanya observe le gars maigre et chauve qui se propulse sur la rampe handicapés et se dit que ce serait beaucoup plus facile pour lui s’il avait un fauteuil motorisé. Elle s’interroge sur la photo qu’il a sur les genoux. Un proche bien-aimé disparu ? Sans doute.

Pauvre homme, pense-t-elle à nouveau, et elle adresse une brève prière à Dieu, Le remerciant d’avoir elle-même deux enfants en parfaite santé.

« Maman ? dit Barbara.

— Oui, ma chérie ?

— Le plus beau moment de notre vie, hein ? »

Tanya Robinson presse la main de sa fille. « Tu l’as dit. »

Une fille commence à chanter « Des bisous sur la grande roue » d’une voix tendre et claire. « Le soleil, bébé, le soleil brille quand tu me regardes… La lune, bébé, la lune resplendit quand tu es près de moi… »

D’autres filles entonnent : « Ton amour, tes caresses, un peu n’est jamais assez… Je veux t’aimer à mon gré… »

Bientôt la chanson s’élève dans l’air de cette douce soirée, forte d’un millier de voix. Tanya est heureuse d’y joindre la sienne et après le karaoké non-stop dans la chambre de Barbara ces deux dernières semaines, elle connaît toutes les paroles.

Impulsivement, elle se penche et pose un baiser sur le sommet de la tête de sa fille.

Le plus beau moment de notre vie, se dit-elle.

28

Hodges et ses jeunes Watson sont debout dans la salle de contrôle de Brady, les yeux posés sur la rangée d’ordinateurs silencieux.

« Chaos d’abord, dit Jerome. Puis ténèbres. C’est ça ? »

Hodges se dit, On se croirait dans le Livre de l’Apocalypse.

« Je crois, oui, dit Holly. Du moins, c’est dans cet ordre qu’elle l’a écrit. » Elle se tourne vers Hodges : « Elle l’écoutait, vous voyez ? Je parie qu’elle l’écoutait bien plus qu’il ne s’en doutait. » Elle revient à Jerome. « Dernière chose. Très importante. Ne perd pas de temps une fois que tu les as allumés avec Chaos.

— D’accord. Le programme-suicide. Mais si je deviens nerveux et que ma voix sort haut perchée et aiguë comme celle de Mickey ? »

Elle ouvre la bouche pour répondre, puis voit l’expression de son regard. « Ha-ha-ha, très drôle. » Puis elle sourit malgré elle. « Vas-y, Jerome. Sois Brady Hartsfield. »

Il n’a besoin de prononcer chaos qu’une seule fois. Les ordinateurs s’allument et les chiffres commencent le compte à rebours.

« Ténèbres ! »

Les chiffres continuent leur décompte.

« Ne crie pas, dit Holly. Bon sang. »

16. 15. 14.

« Ténèbres.

— Je crois que tu as repris une voix trop basse », dit Hodges, essayant de masquer sa nervosité.

12. 11.

Jerome s’essuie la bouche. « T-ténèbres.

— Pâteux », observe Holly. Peut-être à mauvais escient.

8. 7. 6.

« Ténèbres. »

5.

Le compte à rebours disparaît. Jerome pousse un gros soupir de soulagement. Les chiffres sont remplacés par une série de photos en couleurs d’hommes en habits de western du dix-neuvième siècle se tirant dessus à coups de revolver. L’un d’eux a été immortalisé au moment où son cheval s’effondre en fracassant une porte vitrée.

« C’est quoi ces fonds d’écran ? » demande Jerome.

Hodges montre du doigt le Poste 5 de Brady. « Ça c’est William Holden, donc j’imagine que c’est des scènes tirées d’un film.

La Horde sauvage, dit Holly. De Sam Peckinpah. Je ne l’ai vu qu’une fois. Ça m’a donné des cauchemars. »

Des scènes tirées d’un film, se dit Hodges en considérant les grimaces et les échanges de coups de feu. Des scènes tirées aussi de la tête de Brady Hartsfield. « Et maintenant ? »

Jerome dit : « Holly, vous commencez sur le premier. Je commence sur le dernier. On se retrouve au milieu.

— Ça marche, dit Holly. Monsieur Hodges, je peux fumer ici ?

— Qu’est-ce qui vous en empêche ? » dit-il.

Et il va s’installer sur les marches de l’escalier pour les regarder travailler. En même temps, il frictionne distraitement le creux juste en dessous de sa clavicule. Encore cette douleur emmerdante. Il a dû se froisser un muscle en courant dans la rue quand sa voiture a explosé.

29

L’air conditionné dans le hall du MACC frappe Brady de plein fouet et son cou et ses bras couverts de sueur se hérissent de chair de poule. La plus grande partie du couloir est vide car ils n’ont pas encore laissé entrer le reste des spectateurs, mais sur le côté droit délimité par des cordons de velours et marqué ACCÈS HANDICAPÉS, une file de fauteuils roulants avance lentement vers le point de contrôle des billets et l’auditorium au-delà.

Brady n’aime pas la tournure que ça prend.

Il avait imaginé que tout le monde se précipiterait à l’intérieur en même temps, comme ça s’était passé pour le match des Cleveland Indians qu’il était allé voir quand il avait dix-huit ans, et que les agents de sécurité submergés ne jetteraient qu’un coup d’œil à chacun d’entre eux en les laissant passer. Il aurait dû se douter qu’on ferait d’abord entrer les légumes et les gogols.

Il y a une bonne dizaine d’hommes et de femmes en uniforme bleu avec une bande marron dans le dos indiquant SÉCURITÉ MACC, et pour le moment, ils n’ont rien d’autre à faire que de contrôler les handicapés qui passent devant eux en roulant doucement. Brady remarque avec une froide détermination que même s’ils ne contrôlent pas les pochettes de rangement de tous les fauteuils, ils en vérifient quand même certains — disons, un sur trois ou quatre, et parfois deux de suite. Une fois que les éclopés ont passé la sécurité, des placeurs en T-shirt des ’Round Here les dirigent vers les rangs de l’auditorium réservés aux handicapés.

Il a toujours su qu’il risquait d’être arrêté au contrôle mais il avait cru pouvoir emporter un maximum de fans des ’Round Here avec lui si ça arrivait. Encore une mauvaise supposition. Les éclats de verre pourraient tuer quelques-uns de ceux qui se trouvent tout contre les portes mais leurs corps feraient aussi office de boucliers pour les autres.

Merde, se dit-il. Mais quand même — j’en ai eu que huit au City Center. Je suis forcé de faire mieux ici.

Il se propulse en avant, la photo de Frankie posée sur les genoux. Le bord du cadre repose contre l’interrupteur. À la minute où l’un de ces gorilles se penchera pour regarder dans les poches latérales du fauteuil, Brady appuiera d’une main sur la photo, le voyant jaune passera au vert et l’électricité affluera dans les détonateurs à l’azoture de plomb nichés dans l’explosif maison.

Il n’y a plus qu’une dizaine de fauteuils devant lui. L’air réfrigéré souffle sur sa peau brûlante. Il repense au City Center, et comment la grosse bagnole de cette pute de Trelawney avait rebondi et tressauté en écrasant les gens après les avoir emboutis et renversés. Comme si la caisse se payait un orgasme. Il se rappelle l’air à l’odeur de caoutchouc à l’intérieur du masque, et comment il avait hurlé de plaisir et de triomphe. Tellement hurlé qu’il s’était cassé la voix à presque ne plus pouvoir parler, si bien que le lendemain il avait dû dire à sa mère et à Tones Frobisher à DE qu’il avait attrapé une laryngite.

Maintenant il n’y a plus que neuf fauteuils roulants entre lui et le point de contrôle. L’un des vigiles — sans doute le chef de la bande étant donné qu’il est le plus vieux et le seul à porter une casquette — prend le sac à dos d’une fille au crâne aussi chauve que celui de Brady. Il lui explique quelque chose et lui donne un ticket de vestiaire.

Ils vont me choper, pense froidement Brady. Ils vont le faire, alors prépare-toi à mourir.

Il est prêt. Ça fait déjà un moment qu’il l’est.

Huit fauteuils entre lui et le contrôle. Sept. Six. C’est comme le compte à rebours sur ses ordinateurs.

C’est là que dehors la chanson s’élève, d’abord assourdie :

« Le soleil, bébé, le soleil brille quand tu me regardes… La lune, bébé, la lune resplendit quand tu es près de moi… La lune, bébé… »

Quand elles arrivent au refrain, le son enfle comme un chœur de cathédrale : des filles chantant à tue-tête.

« JE VEUX T’AIMER À MON GRÉ… SUR LA CÔTE EN VOITURE L’ÉTÉ… »

C’est là que les portes principales s’ouvrent en grand. Des filles poussent des vivats, la plupart continuent à chanter, plus fort que jamais.

« CE SERA UN NOUVEAU JOUR POUR NOUS… JE TE FERAI DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE ! »

Des minettes en T-shirts ’Round Here et maquillées pour la première fois de leur vie déferlent, les parents (des mamans surtout) luttant pour ne pas perdre leurs morveuses dans la cohue. Le cordon de velours séparant la partie principale du couloir et la zone handicapés est renversé et piétiné. Une préado balèze de douze ou treize ans avec un cul gros comme l’Iowa est bousculée contre le fauteuil qui précède celui de Brady, et la fille assise dessus, qui a un joli visage joyeux et des jambes comme des baguettes, manque être renversée.

« Hé, attention ! » crie la mère de la fille en fauteuil, mais la grosse truie en jean extra-large est déjà loin, brandissant un fanion des ’Round Here dans une main et son billet dans l’autre. Quelqu’un heurte le fauteuil de Brady, la photo se décale sur ses genoux, et l’espace d’une froide seconde il pense qu’ils vont tous péter dans un éclair blanc et une grêle de billes d’acier. Mais non, il soulève la photo juste assez pour regarder en dessous et voit le témoin lumineux toujours allumé en jaune.

De justesse, pense Brady, et il sourit.

C’est un moment de joyeuse confusion dans le hall et tous les agents de sécurité qui contrôlaient les handicapés se déplacent pour tenter d’endiguer ce nouveau flot d’ados et préados surexcitées et chantantes. Tous, sauf un. Ou plutôt une. C’est une jeune femme et elle fait signe aux fauteuils de passer en leur accordant à peine un regard. Au moment où Brady s’approche d’elle, il aperçoit le chef de la bande, Caïd à Casquette, debout de l’autre côté du couloir, presque en face de lui. Avec son bon mètre quatre-vingt-dix, il est facile à repérer, il domine la masse des gamines et ses yeux n’arrêtent pas de bouger dans tous les sens. Dans une main, il tient une feuille de papier sur laquelle il baisse de temps à autre les yeux.

« Montrez-moi vos billets et allez-y, dit la vigile à la jolie fille en fauteuil et à sa mère. Porte de droite. »

Brady voit quelque chose d’intéressant. Le grand vigile à casquette met la main sur un gars d’une vingtaine d’années qui paraît être venu seul et le tire à l’écart de la mêlée.

« Suivant ! l’appelle la vigile. Ne retardez pas la file ! »

Brady fait rouler son fauteuil vers elle, prêt à appuyer la photo de Frankie sur l’interrupteur de Truc 2 si elle témoigne ne serait-ce que le plus fugitif intérêt pour les poches de son fauteuil. Le couloir grouille maintenant d’un mur à l’autre de gamines qui se bousculent et qui chantent et son bilan sera largement plus élevé que trente. Si ça doit être le couloir, ça sera le couloir.

La vigile montre la photo du doigt. « C’est qui, mon grand ?

— Mon petit garçon, répond Brady avec un sourire calculé. Il a été tué dans un accident l’an dernier. Où j’ai moi-même perdu… » Il désigne la partie inférieure de son corps sur le fauteuil. « Il adorait les ’Round Here, mais il n’a jamais eu la chance d’écouter leur nouvel album. Ce soir, il l’aura. »

La femme est troublée mais son trouble n’atteint pas le niveau de la compassion ; son regard se radoucit. « Je suis désolée pour vous.

— Merci, madame », répond Brady en pensant : Pauvre conne.

« Avancez tout droit, monsieur, puis sur votre droite. Vous trouverez les deux rangées réservées aux handicapés à peu près au milieu en redescendant. Excellente vue. Si vous avez besoin d’aide pour descendre la rampe — elle est plutôt raide — faites appel à un des placeurs avec les brassards jaunes.

— Ça ira, répond Brady en lui souriant. J’ai des super freins sur cette bécane.

— Tant mieux pour vous. Bon concert.

— Merci madame, je suis sûr que ça va être génial. Et Frankie aussi. »

Brady roule vers l’entrée de l’auditorium. Derrière, au point de contrôle, Larry Windom — connu de ses collègues policiers sous le nom de Brutus — libère le jeune gars qui a décidé sur une impulsion de profiter du billet de sa petite sœur qui vient de choper la mononucléose. Il ne ressemble pas du tout au dégénéré de la photo que Bill Hodges lui a envoyée.

L’auditorium est configuré comme un stade, ce qui enchante Brady. La forme arrondie concentrera l’explosion. Il s’imagine déjà les paquets de billes d’acier scotchés sous son siège se répandant de tous côtés. S’il a de la chance, se dit-il, il aura aussi le groupe sur scène en plus de la moitié du public.

De la musique pop dégouline des haut-parleurs, mais les petites filles qui sont en train de remplir les sièges et d’obstruer les allées la couvrent de leurs voix jeunes et ferventes. Des projecteurs balaient la foule. Des frisbees volent. Quelques énormes ballons de plage rebondissent çà et là. La seule chose qui surprenne Brady, c’est qu’il n’y ait pas trace de grande roue ni de tout ce merdier de fête foraine sur scène. Pourquoi est-ce qu’ils ont trimballé tout ça si c’est pour pas s’en servir ?

Un placeur à brassard jaune vient de terminer de s’occuper de la jolie fille aux jambes en baguettes de tambour et s’approche pour aider Brady qui lui fait non de la main. Le placeur lui adresse un grand sourire et lui donne une petite tape sur l’épaule tout en le dépassant pour aller s’occuper de quelqu’un d’autre. Brady fait rouler son fauteuil jusqu’au premier des deux rangs réservés aux handicapés. Il se range à côté de la jolie fille aux jambes squelettiques.

Elle se tourne vers lui avec un sourire. « C’est génial, hein ? »

Brady lui répond d’un sourire en pensant, T’en as pas vu la moitié, connasse de handicapée.

30

Tanya Robinson regarde la scène en repensant au premier concert de sa vie — c’était les Temptations — et au baiser que Bobby Wilson lui avait donné au beau milieu de « My Girl ». Super romantique.

Elle est tirée de ses pensées par sa fille qui lui secoue le bras. « Regarde, maman, le monsieur handicapé. Là-bas avec les autres gens en fauteuil roulant. » Barbara pointe le doigt vers la gauche, deux rangs plus bas. Là, les sièges ont été retirés pour libérer la place pour deux rangées de fauteuils roulants.

« Je le vois, Barb, mais ce n’est pas poli de montrer du doigt.

— J’espère qu’il va bien s’amuser, pas toi ? »

Tanya sourit à sa fille. « Bien sûr que si, ma chérie.

— On peut avoir nos portables maintenant ? On en a besoin pour le début du concert. »

Pour prendre des photos, conclut Tanya Robinson… parce que ça fait un bail qu’elle n’a pas mis les pieds à un concert de rock. Elle ouvre son sac à main et distribue les portables aux couleurs acidulées. Incroyable mais vrai, les filles se contentent de les tenir. Pour l’instant, elles sont trop occupées à regarder partout avec de grands yeux pour appeler ou textoter qui que ce soit. Tanya pose un petit bisou sur le dessus de la tête de Barb puis s’adosse à son siège, perdue dans le passé, repensant à Bobby Wilson et à son baiser. Pas le premier, mais le premier vraiment bon.

Elle espère que le moment venu, Barb aura autant de chance.

31

« Oh doux Jésus en culottes courtes », dit Holly, et elle se frappe le front de la paume de la main. Elle en a terminé avec le Poste 1 de Brady — pas grand-chose dedans — et s’est déplacée devant le Poste 2.

Jerome lève les yeux du Poste 5, qui semble avoir été exclusivement dédié aux jeux vidéo, la plupart du genre de Grand Theft Auto et Call of Duty. « Quoi ?

— C’est juste que de temps en temps je tombe sur des gens plus tarés que moi, dit-elle. Et ça me réconforte. C’est horrible, je sais, mais je peux pas m’en empêcher. »

Hodges se lève de l’escalier en grognant et s’avance pour regarder. L’écran est rempli de petites photos. À première vue, ça ressemble à d’inoffensives pin-up comme celles sur lesquelles lui et ses copains bavaient dans des magazines comme Adam et Spicy Leg Art dans les années cinquante. Holly en agrandit trois et les dispose en ligne. Voici Deborah Hartsfield en robe transparente. Et Deborah Hartsfield en nuisette. Et Deborah Hartsfield en string et soutien-gorge assortis roses à dentelle.

« Mon Dieu, mais c’est sa mère », dit Jerome. Son visage reflète un mélange de répulsion, de stupeur et de fascination. « Et on dirait qu’elle a posé. »

Hodges a la même impression.

« Ouaip, dit Holly. Docteur Freud, j’écoute. Pourquoi est-ce que vous n’arrêtez pas de vous frotter l’épaule, monsieur Hodges ?

— Je me suis froissé un muscle », dit-il.

Mais il commence à en douter.

Jerome jette un bref regard vers l’écran du Poste 3, tourne à nouveau les yeux vers les photos de la mère de Brady Hartsfield, puis y regarde à deux fois. « Wouah, dit-il, regardez ça, Bill. »

Posée dans le coin inférieur gauche du bureau du Poste 3, il y a l’icône du Parapluie Bleu.

« Ouvre-le », dit Hodges.

Il l’ouvre, mais le dossier est vide. Aucun message en attente d’envoi, et, comme ils le savent désormais, tous les anciens messages postés sur le Parapluie Bleu de Debbie sont automatiquement expédiés dans les limbes des données électroniques.

Jerome s’assoit devant le Poste 3. « Ça doit être sa bécane de recherche, Hols. À tous les coups. »

Elle le rejoint. « Je pense que les autres sont là pour l’effet — pour lui donner l’impression d’être au poste de contrôle du vaisseau spatial Enterprise ou un truc dans le genre. »

Hodges montre du doigt un dossier marqué 2009. « Jetons un coup d’œil à ça. »

Un clic de souris fait apparaître un sous-dossier intitulé CITY CENTER. Jerome l’ouvre et ils se retrouvent face à une longue liste d’articles sur ce qui s’y est passé en avril 2009.

« La revue de presse de ce salopard, dit Hodges.

— Vérifie tout ce qu’il a dans celui-là, dit Holly à Jerome. Commence par le disque dur. »

Jerome l’ouvre. « Oh, merde, regardez ça. » Il montre du doigt un dossier intitulé EXPLOSIFS.

« Ouvre-le ! dit Holly en lui secouant l’épaule. Ouvre-le, ouvre-le, ouvre-le ! »

Jerome obéit, révélant un autre sous-dossier bourré de fichiers. Des tiroirs dans des tiroirs, se dit Hodges. Un ordinateur n’est vraiment rien d’autre qu’un bureau victorien à cylindre, avec compartiments secrets et tout.

Holly s’exclame : « Hé les gars, regardez. » Elle tend le doigt. « Il a téléchargé tout le Livre de recettes anarchistes avec BitTorrent. C’est illégal !

— Ah bon ? » fait Jerome, et elle lui balance une bourrade dans le bras.

La douleur empire dans l’épaule de Hodges. Il retourne s’asseoir lourdement sur l’escalier. Jerome et Holly, agglutinés sur le Poste 3, ne le remarquent pas. Il pose ses mains sur ses cuisses (mes grosses cuisses, se dit-il, mes trop grosses cuisses) et commence à inspirer à longues et lentes bouffées. Le pire qui pourrait arriver maintenant serait d’avoir une crise cardiaque dans une maison où il est entré par effraction avec un mineur et une femme légèrement à l’ouest. Une maison où la pin-up préférée d’un assassin complètement taré est étendue raide morte à l’étage.

Non, mon Dieu, pas une crise cardiaque. Par pitié.

Il inspire à longs traits. Il étouffe un rot et la douleur commence à diminuer.

La tête baissée, il peut voir sous l’escalier. Quelque chose luit à la lumière des néons. Hodges se met à genoux et rampe sous les marches pour voir ce que c’est. C’est une bille en acier inoxydable, plus grosse que celles qu’il a dans son Happy Slapper, lourde dans la paume de sa main. Il observe le reflet déformé de son visage dans sa surface courbe et une idée commence à germer. Non, elle ne germe pas véritablement : elle fait surface, comme le corps boursouflé d’un noyé.

Plus loin sous les marches, il y a un sac-poubelle vert. Hodges rampe jusqu’à lui en serrant la bille métallique dans sa main, sentant les toiles d’araignées caresser son front et son début de calvitie. Jerome et Holly jacassent avec excitation mais il n’y fait pas attention.

Il attrape le sac-poubelle de sa main libre et commence à ressortir à reculons. Une goutte de sueur coule dans son œil gauche, brûlante, et il cligne pour la chasser. Il se rassoit sur les marches.

« Ouvre sa boîte mail, dit Holly.

— Oh, ce que vous êtes autoritaire, dit Jerome.

— Ouvre-la, ouvre-la, ouvre-la ! »

À qui le dis-tu, pense Hodges, et il ouvre le sac-poubelle. Il contient des bouts de fil électrique et ce qui ressemble à un circuit imprimé grillé, le tout posé sur un vêtement couleur kaki qui ressemble à une chemise. Il brosse de la main les bouts de fil, retire le vêtement et le tend devant lui. Ce n’est pas une chemise mais un gilet de randonnée, le genre avec tout un tas de poches. La doublure a été tailladée en une dizaine d’endroits. Il plonge la main dans l’une de ces entailles, tâte le fond et en retire deux autres billes d’acier. Ce n’est pas un gilet de randonnée, enfin, ça ne l’est plus. Il a été customisé.

C’est maintenant un gilet-suicide.

C’était. Pour une raison quelconque, Brady l’a vidé. Parce qu’il a changé ses plans en vue de la Journée des Carrières de samedi ? Ça doit être ça. Les explosifs doivent se trouver dans sa voiture, à moins qu’il en ait déjà volé une autre. Il…

« Non ! » s’écrie Jerome. Puis il le hurle : « Non ! Non, non, OH MON DIEU NON !

— Pitié, faites que non, gémit Holly. Faites que non. »

Hodges lâche le gilet-suicide et se précipite vers la rangée d’ordinateurs pour voir ce qu’ils ont trouvé. C’est un e-mail d’un site appelé FanTastic qui remercie Mr Brady Hartsfield de sa commande.

Vous pouvez télécharger votre billet imprimable immédiatement. Ni sac à dos ni contenant ne seront admis dans l’enceinte de la salle de spectacle. Merci d’avoir fait confiance à FanTastic : les meilleures places pour les meilleurs concerts en un seul clic.

Et en dessous : ’ROUND HERE AUDITORIUM MINGO MIDWEST ART & CULTURE CENTER 3 JUIN 2010 19 HEURES.

Hodges ferme les yeux. C’est le putain de concert, en fait. On a commis une erreur compréhensible… mais inexcusable. Par pitié Seigneur, ne le laissez pas entrer. Par pitié Seigneur, faites que les gars de Brutus l’interceptent à l’entrée.

Mais ça aussi, ça pourrait virer au cauchemar, parce que Larry Windom croit être à l’affût d’un agresseur d’enfants, pas d’un kamikaze fou. S’il repère Brady et tente de le ceinturer avec sa délicatesse habituelle…

« Il est dix-huit heures quarante-cinq, dit Holly en montrant du doigt l’horloge digitale sur l’écran du Poste 3 de Brady. Il se pourrait qu’il soit encore dans la file d’attente mais il est probablement déjà entré. »

Hodges sait qu’elle a raison. Avec tous ces gosses à caser, l’ouverture des portes n’a pas dû se faire plus tard que dix-huit heures trente.

« Jerome », dit-il.

Le garçon ne répond pas. Il regarde fixement le reçu du billet sur l’écran et quand Hodges lui pose une main sur l’épaule, il croit toucher de la pierre.

« Jerome. »

Lentement, Jerome se retourne. Ses yeux sont immenses. « On a été tellement idiots, chuchote-t-il.

— Appelle ta maman. » La voix de Hodges reste calme, ce qui ne représente même pas un grand effort, car le choc qu’il ressent est profond. Il revoit les billes. Et le gilet lacéré. « Fais-le tout de suite. Dis-lui de prendre Barbara et ses copines et de se sauver en vitesse. »

Jerome détache son portable de son clip de ceinture et appelle sa mère. Holly le dévisage, les bras étroitement croisés sur son buste, grimaçant de ses lèvres mordillées.

Jerome attend, marmonne un juron et dit : « Il faut que tu sortes tout de suite, m’man. Prends les filles et tire-toi. Ne me rappelle pas et ne pose pas de questions, partez, c’est tout. Ne courez pas. Mais sortez de là ! »

Il raccroche et leur dit ce qu’ils savent déjà. « Messagerie. Ça a sonné plein de fois, donc elle n’est pas en communication et elle ne l’a pas éteint. Je comprends pas.

— Et celui de ta sœur ? demande Hodges. Elle a bien un portable ? »

Jerome est déjà en train de pianoter. Il écoute durant ce qui paraît à Hodges une éternité, même s’il sait que ça ne doit pas faire plus de dix ou quinze secondes. Puis il dit : « Barb ! Pourquoi tu décroches pas, bon sang ? Toi, maman et les autres filles, il faut que vous sortiez de là ! » Il coupe la communication. « Je comprends pas. Elle le quitte jamais, ce truc est pratiquement greffé à elle, et elle devrait au moins le sentir vib… »

Holly le coupe : « Oh crotte. » Mais comme ce n’est pas suffisant, elle rajoute : « Oh merde ! »

Ils se tournent vers elle.

« Combien y a-t-il de places dans cette salle ? Combien de personnes peuvent entrer ? »

Hodges tente de se souvenir de ce qu’il sait de l’auditorium Mingo. « Quatre mille places assises. Je ne sais pas s’ils acceptent des spectateurs debout, je ne me souviens pas de cette clause du code incendie.

— Et pour ce concert, la plupart des spectateurs sont des fillettes, dit-elle. Des fillettes rivées à leurs portables. Presque toutes au téléphone en attendant que le concert commence. Ou en train d’envoyer des textos. » Elle a les yeux agrandis par la consternation. « Ce sont les réseaux. Ils sont surchargés. Tu dois essayer encore, Jerome. Tu dois essayer jusqu’à ce que ça passe. »

Jerome hoche faiblement la tête, mais il regarde Hodges. « Vous devriez appeler votre ami. Celui de la sécurité.

— Ouais, mais pas d’ici. Dans la voiture. » Hodges consulte sa montre. Dix-huit heures cinquante. « On va au MACC. »

Holly serre ses deux poings contre son visage. « Oui », dit-elle. Et Hodges se souvient de ce qu’elle a dit tout à l’heure : Ils ne peuvent pas le trouver. Nous on peut.

Malgré son désir d’affronter Hartsfield — de refermer ses mains sur le cou de ce salaud et de voir les yeux lui sortir des orbites lorsqu’il s’asphyxiera —, Hodges espère qu’elle se trompe sur ce point. Parce que si c’est à eux de jouer, il est peut-être déjà trop tard.

32

Cette fois, c’est Jerome qui est au volant et Hodges à l’arrière. La Mercedes d’Olivia Trelawney prend lentement son élan mais une fois que le moteur douze cylindres est lancé, elle file comme une fusée… et avec la vie de sa mère et de sa sœur en ligne de mire, Jerome la pilote comme une fusée, naviguant d’une voie à l’autre sans tenir compte des coups de klaxon de protestation des autres véhicules. Hodges estime qu’ils peuvent être au MACC dans vingt minutes. Du moins si le gamin ne les met pas dans le décor.

« Appelez le type de la sécurité ! ordonne Holly depuis le siège passager. Appelez-le, appelez-le, appelez-le ! »

Pendant que Hodges sort son Nokia de la poche de son veston, il indique à Jerome d’éviter le centre et de prendre le périphérique.

« J’ai pas besoin de copilote à l’arrière, dit Jerome. Occupez-vous d’appeler et c’est tout. Et faites vite. »

Mais lorsqu’il essaie d’accéder au répertoire de son téléphone, le putain de Nokia émet un petit pépiement fragile et s’éteint. Quand l’a-t-il chargé pour la dernière fois ? Hodges ne s’en souvient pas. Il ne se souvient pas non plus du numéro du bureau de la sécurité. Il aurait dû le noter sur son calepin au lieu de dépendre du téléphone.

Foutue technologie, se dit-il… mais franchement, à qui la faute ?

« Holly. Faites le 555-1900 et passez-moi votre téléphone. Le mien est mort. » Dix-neuf cent, c’est le numéro du département. Il peut rappeler Marlo et récupérer le numéro de Windom.

« OK, c’est quoi votre code régional ici ? Mon téléphone est sur… »

Elle s’interrompt quand Jerome déboîte pour doubler une camionnette et fonce droit sur un 4 × 4 venant en sens inverse, faisant des appels de phares et hurlant : « Laisse-moi passer ! » Le 4 × 4 fait un brusque écart et Jerome passe la Mercedes en force en y laissant une couche de peinture.

« … sur Cincinnati », termine Holly. D’un ton aussi froid qu’une glace à l’eau.

Hodges, qui ne dirait pas non à l’un des tranquillisants qu’elle prend, récite le code régional. Elle compose le numéro et lui passe le téléphone par-dessus le siège.

« Commissariat central, que puis-je faire pour vous ?

— Je dois parler à Marlo Everett aux archives, tout de suite.

— Je suis désolé, monsieur, mais Mrs Everett est partie il y a une demi-heure.

— Avez-vous son numéro de portable ?

— Monsieur, je ne suis pas autorisée à communiquer ce genre d’infor… »

Il n’a aucune envie de se lancer dans une discussion interminable et probablement vaine alors il raccroche juste au moment où Jerome s’engage sur le périphérique à plus de quatre-vingt-dix.

« Qu’est-ce qui se passe, Bill ? Pourquoi vous…

— Ferme-la et conduis, Jerome, dit Holly. Mr Hodges fait du mieux qu’il peut. »

La vérité, c’est qu’elle ne tient vraiment pas à ce que je joigne quiconque, se dit Hodges. Parce que c’est censé être nous et rien que nous. Une idée folle lui vient : que Holly est en train d’user d’un étrange fluide psychique pour faire en sorte que ça reste eux et rien qu’eux. Et ça pourrait bien marcher. Vu comment conduit Jerome, ils seront au MACC avant que Hodges ait pu mettre la main sur quiconque en situation d’autorité.

Une part froide de son esprit pense que ça pourrait être le mieux. Parce que peu importe qui Hodges joindra, c’est Larry Windom le chef de la sécurité du Mingo, et Hodges n’a pas confiance en lui. Brutus a toujours été un rentre-dedans, un cogne-d’abord-on-discutera-ensuite, et Hodges doute qu’il ait changé.

Pourtant, il doit essayer.

Il rend son téléphone à Holly et dit : « Je vois pas comment faire. Appelez les renseignements et…

— Réessayez ma sœur », dit Jerome, et il le récite le numéro d’un trait.

Holly le compose, d’un pouce qui danse si vite que ses contours sont flous. « Messagerie. »

Jerome lâche un juron et accélère. Hodges n’a plus qu’à espérer qu’il y a un ange posté sur son épaule.

« Barbara ! » hurle Holly. Plus de marmonnement désormais. « Toi et les autres foutez le camp de cet endroit immédiatement ! Illico ! Pronto ! » Elle coupe la communication d’un clic. « Et maintenant ? Les renseignements, vous dites ?

— Ouais. Demandez le numéro de la sécurité au MACC, tapez-le et repassez-moi votre téléphone. Jerome, tu prends la sortie 4A.

— C’est la 3B pour le MACC.

— Ça c’est si tu arrives par-devant. Nous on va passer par l’arrière.

— Bill, s’il arrive quelque chose à ma mère et à ma sœur…

— Il ne leur arrivera rien. Prend la 4A. » La conversation de Holly avec les renseignements a duré trop longtemps. « Holly, qu’est-ce qui se passe ?

— Pas de ligne directe pour leur service de sécurité. » Elle compose un nouveau numéro, écoute, et lui tend le téléphone. « Il faut passer par le standard. »

Il presse fort l’iPhone de Holly, à s’en meurtrir l’oreille. Ça sonne. Ça sonne. Et ça sonne encore.

Tandis qu’ils dépassent les sorties 2A et 2B, Hodges aperçoit le MACC. Il est illuminé comme un juke-box, le parking est un océan de voitures. On répond finalement à son appel mais avant qu’il ait pu dire un seul mot, un serveur vocal avec une voix de femme commence à lui délivrer un sermon. Le robot parle lentement et soigneusement comme s’il s’adressait à quelqu’un dont l’anglais est la seconde langue, et qui la maîtrise mal.

« Bonjour, et merci pour votre appel au Midwest Art & Culture Center où nous vous rendons la vie plus belle et où tout devient possible. »

Hodges écoute, le téléphone de Holly écrasé sur l’oreille et de la sueur ruisselant sur ses joues et dans son cou. Il est dix-neuf heures six minutes. Le salaud n’agira pas avant que le concert commence, tente-t-il de se persuader (en fait, c’est une prière qu’il fait), et les concerts de rock commencent toujours avec du retard.

« Nous vous rappelons, poursuit la femme-robot d’une voix sucrée, que nous n’existerions pas sans votre soutien et que vos cartes d’abonnement pour la saison de notre orchestre symphonique et pour notre automne théâtral sont en vente dès à présent. Non seulement vous économiserez cinquante pour cent… »

« Alors quoi, qu’est-ce qu’ils vous disent ? » gueule Jerome alors qu’ils dépassent les sorties 3A et 3B. Le panneau suivant annonce SORTIE 4A SPICER BOULEVARD 800 M. Jerome a lancé son propre téléphone à Holly et celle-ci essaie d’abord de joindre Tanya, puis de nouveau Barbara, sans succès.

« Ils me passent leur putain de pub », dit Hodges. Il se frotte à nouveau le creux de l’épaule. Cette douleur ressemble à une dent infectée. « Tu tourneras à gauche à la sortie de la bretelle. Puis tu prendras à droite à un bloc environ, je crois. Peut-être deux. Au niveau du McDonald’s, de toute façon. » La Mercedes a beau rouler à cent vingt maintenant, son moteur ne ronronne pas plus fort qu’un chat somnolent.

« Si on entend une explosion, je deviens fou, annonce Jerome d’un ton réaliste.

— Conduis et tais-toi », lui dit Holly. Une Winston intacte tremblote entre ses dents. « Si tu nous plantes pas, tout ira bien. » Elle réessaie le numéro de Tanya. « On va le choper. On va le choper le choper le choper. »

Jerome lui décoche un coup d’œil. « Holly, vous êtes cinglée.

— Conduis et tais-toi, répète-t-elle.

— Vous pouvez aussi, grâce à votre carte MACC, obtenir une réduction de dix pour cent dans une sélection de restaurants et magasins de détail de la région », dit la femme-robot à Hodges.

Puis à la fin des fins, elle en vient au but.

« Notre secrétariat est fermé pour le moment mais si vous connaissez le numéro de la ligne de votre correspondant, vous pouvez le composer à tout moment. Sinon, veuillez écouter attentivement car la liste de nos options a changé. Pour joindre Avery Johns au Bureau Théâtre, composez le 10. Pour joindre Belinda Dean à la Billetterie, composez le 11. Pour joindre Caroline Cole à l’Orchestre Symphonique… »

Oh malheur de malheur, pense Hodges, c’est le putain de catalogue Sears. Et dans l’ordre alphabétique.

La Mercedes plonge et vire lorsque Jerome prend la sortie 4A puis fonce dans la descente. Le feu au bout est au rouge. « Holly. C’est libre de votre côté ? »

Elle vérifie, le téléphone toujours collé à l’oreille. « C’est bon si tu fonces. Si tu veux nous tuer, ralentis. »

Jerome écrase l’accélérateur. Dans un crissement de pneus, la Mercedes d’Olivia débouche sur quatre voies de circulation, inclinée sur les chapeaux de roues. On entend un choc sourd lorsqu’ils franchissent la séparation en béton. Des klaxons éclatent en une salve discordante. Du coin de l’œil, Hodges voit un fourgon monter sur le trottoir pour les éviter.

« Pour obtenir le service Plateau et Décor, composez… »

Hodges tape du poing sur le plafond de la Mercedes. « Où sont passés les PUTAINS D’ÊTRES HUMAINS ? »

Juste au moment où le grand M jaune du McDonald’s apparaît devant eux, la femme-robot informe Hodges qu’il peut obtenir le service sécurité du MACC en composant le 32.

Ce qu’il fait. Quatre sonneries, puis ça décroche. Quand il entend ce qu’il entend, il se demande s’il n’est pas en train de perdre la raison.

« Bonjour, et merci de votre appel au Midwest Art & Culture Center, dit la femme-robot d’une voix cordiale. Où nous vous rendons la vie plus belle et où tout devient possible. »

33

« Pourquoi est-ce que le concert commence pas, madame Robinson ? demande Dinah Scott. C’est déjà sept heures dix. »

Tanya a envie de lui parler du concert de Stevie Wonder auquel elle est allée quand elle était au lycée, programmé pour huit heures et qui n’avait commencé qu’à neuf heures et demie, puis décide que ça risque d’avoir l’effet contraire à celui escompté.

Hilda regarde son téléphone en fronçant les sourcils. « J’arrive pas à avoir Gail, rouspète-t-elle. Tous les réseaux doivent être… »

Les lumières commencent à baisser avant qu’elle ait fini sa phrase. Ce qui déclenche des vivats enthousiastes et des vagues d’applaudissements.

« Oh là là, maman, je suis trop excitée ! » chuchote Barbara. Et Tanya est émue de voir que sa fille a les larmes aux yeux. Un gars en T-shirt BAM !radio déboule au trot. Un projecteur le poursuit jusqu’au milieu de la scène.

« Salut tout le monde ! lance-t-il. Ça va bien ce soir ? »

Une nouvelle vague d’acclamations lui assure que la foule est au rendez-vous. Tanya voit que les deux rangs de handicapés en fauteuils applaudissent aussi. Sauf le monsieur chauve. Il reste assis là sans bouger. Sûrement parce qu’il ne veut pas faire tomber sa photo.

« Vous êtes prêts pour Boyd, Steve et Pete ? » demande le chauffeur de salle.

Nouveaux vivats et cris.

« Et est-ce que vous êtes prêts pour CAM KNOWLES ? »

Les filles (dont la plupart seraient frappées de mutisme en présence de leur idole) glapissent de délire. Oui, elles sont prêtes. Mon Dieu oui, elles en mourraient presque.

« Dans quelques minutes, vous allez découvrir un plateau qui va vous ensorceler, mais pour l’instant, mesdames mesdemoiselles messieurs — et surtout vous jeunes demoiselles — faites du bruit pour… ’ROUND… HEEERRRRE !!! »

Le public est debout, et tandis que les lumières sur scène laissent la place au noir complet, Tanya comprend pourquoi les filles voulaient à tout prix leurs téléphones pour le début du concert. À l’époque, tout le monde brandissait des allumettes ou des briquets. Aujourd’hui, tous ces gosses brandissent leurs téléphones portables et les lumières combinées de tous ces petits écrans projettent un blême éclat lunaire vers la voûte de l’auditorium.

Comment ont-ils appris à faire ça ? s’émerveille-t-elle. Qui leur a appris ? Et quand on y pense, qui nous avait appris ?

Elle ne s’en souvient pas.

Les lumières sur scène virent au rouge de forge éclatant. Au même instant, un appel finit par se frayer un passage au travers du réseau saturé et le portable de Barbara Robinson vibre dans sa main. Elle l’ignore. Là, tout de suite, répondre au téléphone est la dernière chose qu’elle a envie de faire (une première dans sa jeune vie), et de toute manière elle n’entendrait pas la personne au bout du fil — sans doute son frère — si elle répondait. Le tapage dans l’auditorium est assourdissant… et Barb est aux anges. Elle agite son téléphone vibrant au-dessus de sa tête en de longs et amples allers et retours. Tout le monde fait pareil, même sa mère.

Le chanteur principal des ’Round Here, vêtu du jean le plus moulant que Tanya Robinson ait jamais vu, entre à grands pas sur la scène. Cam Knowles rejette en arrière une déferlante de cheveux blonds et entonne « Ne Reste pas Seule ».

La majeure partie du public reste debout, téléphones levés. Le concert a commencé.

34

La Mercedes quitte Spicer Boulevard et s’engage sur une voie de desserte jalonnée de panneaux indiquant LIVRAISONS MACC et ACCÈS RÉSERVÉ AU PERSONNEL. À quatre cents mètres environ se profile un portail roulant. Il est fermé. Jerome freine devant un poteau muni d’un interphone. Ici, le panneau indique SONNEZ POUR OUVRIR.

Hodges ordonne : « Dis-leur que c’est la police. »

Jerome baisse sa vitre et appuie sur le bouton. Rien ne se passe. Il appuie une deuxième fois et laisse son doigt appuyé. Hodges est traversé par une pensée cauchemardesque : quand quelqu’un répondra enfin à l’appel de Jerome, ce sera la femme-robot lui proposant de faire son choix entre deux douzaines d’options.

Mais cette fois-ci, c’est un véritable humain, quoique dépourvu de toute sympathie. « C’est fermé à l’arrière.

— Police, dit Jerome. Ouvrez le portail.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je viens de vous le dire. Ouvrez ce putain de portail. C’est une urgence. »

Le portail commence à rouler lentement, mais au lieu d’avancer, Jerome réappuie sur le bouton. « Vous êtes de la sécurité ?

— Gardien-chef, répond la voix grésillante. Si vous voulez la sécurité, faut appeler le service sécurité.

— Personne répond, dit Hodges à Jerome. Ils sont tous dans l’auditorium. Discute pas, vas-y. »

Jerome fait ce qu’on lui dit même si le portail n’est pas encore entièrement ouvert. Il écorche le flanc de la carrosserie remise à neuf de la Merco. « Ils l’ont peut-être chopé, dit-il. Ils avaient son signalement, alors peut-être qu’ils l’ont chopé.

— Non, ils l’ont pas chopé, dit Hodges. Il est à l’intérieur.

— Comment vous le savez ?

— Écoute. »

Ils ne distinguent pas encore les accents d’une vraie musique, mais par la vitre restée ouverte côté conducteur, ils perçoivent la progression sourde d’une basse.

« Le concert a commencé. Si les hommes de Windom avaient coincé un type bardé d’explosifs, ils auraient tout interrompu et seraient en train de faire évacuer les lieux.

— Comment a-t-il pu entrer ? demande Jerome en cognant sur le volant. Comment ? »

Hodges perçoit la terreur dans la voix du garçon. Tout ça à cause de lui. Tout à cause de lui.

« Je n’en ai aucune idée. Ils avaient sa photo. »

Devant eux se profile une large rampe de béton descendant jusqu’au quai de déchargement. Une demi-douzaine de roadies fument, assis sur des caisses d’amplis, leur boulot terminé au moins pour le moment. Une porte est ouverte sur l’arrière de l’auditorium et Hodges entend la musique s’agréger autour du riff de la basse. On entend un autre son aussi : des milliers de filles hurlant leur joie, toutes assises à leur insu sur ground zero.

Savoir comment Hartsfield a fait pour entrer ne compte plus, sauf si ça peut aider à le retrouver, mais comment diable vont-ils pouvoir y arriver dans un auditorium plongé dans l’obscurité et rempli de milliers de gens ?

Au moment où Jerome stoppe au bas de la rampe, Holly déclare : « De Niro s’était fait une crête iroquoise. Ça pourrait être ça.

— Mais de quoi vous parlez ? » demande Hodges en s’extrayant péniblement de la banquette arrière.

Un homme en vêtements de travail kaki s’est avancé dans l’embrasure de la porte ouverte pour les accueillir.

« Dans Taxi Driver, Robert de Niro joue un cinglé nommé Travis Bickle, explique Holly tandis que tous trois courent vers le gardien. Quand il décide d’assassiner cet homme politique, il se rase la tête pour pouvoir s’approcher sans être reconnu. Sauf au milieu, ça s’appelle une crête iroquoise. Brady Hartsfield n’a sûrement pas fait ça, il aurait eu l’air trop bizarre. »

Hodges se souvient des cheveux dans le lavabo. Ils n’étaient pas du blond (sans doute teint) des cheveux de la morte. Holly est peut-être déjantée mais il pense qu’elle a raison : Hartsfield y est allé le crâne rasé. Mais même comme ça…

Le gardien-chef s’avance à leur rencontre. « Que se passe-t-il ? »

Hodges sort sa carte d’identification et la lui présente rapidement, le pouce toujours posé à l’endroit stratégique. « Inspecteur Bill Hodges. Votre nom, monsieur ?

— Jamie Gallison. »

Ses yeux passent brièvement de Jerome à Holly.

« Je suis sa coéquipière, dit Holly.

— Stagiaire », dit Jerome.

Les roadies observent. Certains ont prestement écrasé des cigarettes qui contenaient peut-être une substance un peu plus forte que du tabac. Par la porte ouverte, Hodges aperçoit des projecteurs de chantier éclairant un espace de rangement rempli d’accessoires et de décors de fond de scène.

« Monsieur Gallison, nous avons un sérieux problème, dit Hodges. J’ai besoin que vous demandiez à Larry Windom de venir ici, tout de suite.

— Ne faites pas ça, Bill. »

Même dans sa détresse croissante, il a conscience que c’est la première fois que Holly l’appelle par son prénom.

Il ne l’écoute pas. « Monsieur, j’ai besoin que vous l’appeliez sur son portable. »

Gallison secoue la tête. « Les gars de la sécurité n’ont pas de portable quand ils sont en service. Lorsqu’on a ce genre de grands concerts — de concerts pour jeunes, je veux dire, c’est différent quand c’est des adultes — les réseaux sont saturés. Les gars de la sécurité sont équipés de… »

Holly tire sur la manche de Hodges. « Ne faites pas ça. Vous allez l’effrayer et il va le déclencher. Je sais qu’il va le faire.

— Elle pourrait bien avoir raison », dit Jerome. Puis (se souvenant peut-être de son statut de stagiaire) il ajoute : « Monsieur. »

Gallison les considère d’un œil alarmé. « Effrayer qui ? Déclencher quoi ? »

Hodges reste concentré sur le gardien. « Ils sont équipés de quoi ? Talkie-walkies ? Émetteurs-récepteurs radio ?

— Radios, oui. Ils ont… » Il se touche l’oreille. « Vous savez, un genre d’oreillette, comme le FBI et les services secrets. Qu’est-ce qui se passe là ? Dites-moi que ce n’est pas une bombe. » Ce qu’il voit sur le visage blême et transpirant de Hodges ne le rassure pas : « Seigneur, c’est ça ? »

Hodges passe devant lui et entre dans la zone de dépôt caverneuse. Au-delà du capharnaüm d’accessoires, de décors et de pupitres à partitions, il y a un atelier de menuiserie et un atelier costumes. La musique est plus forte que jamais, et il commence à avoir du mal à respirer. La douleur redescend dans son bras gauche et sa poitrine lui semble trop lourde, mais il a l’esprit clair.

Brady s’est soit rasé, soit coupé les cheveux ras et a teint ce qui reste. Il a pu se tartiner de fond de teint pour se brunir, ou mettre des lentilles colorées, ou des lunettes. Mais même avec tout ça, il resterait quand même un homme seul assistant à un concert destiné à des fillettes. Après le signalement fourni à Windom, Hartsfield n’aurait pas manqué d’attirer l’attention et les soupçons. Et il y a les explosifs. Holly et Jerome sont au courant, mais Hodges en sait plus. Il y avait aussi des billes de roulement, sans doute un paquet. Même s’ils l’ont pas appréhendé à l’entrée, comment Hartsfield a-t-il pu introduire tout ça à l’intérieur ? La sécurité est donc si mauvaise que ça ici ?

Gallison l’attrape par le bras gauche, et quand il le secoue, Hodges sent la douleur remonter jusque dans ses tempes. « J’y vais. Je trouve le premier type de la sécurité et je lui dis de passer un appel à Windom pour qu’il descende ici vous parler.

— Non, dit Hodges. Vous n’allez pas faire ça, monsieur. »

Holly Gibney est la seule à y voir clair parmi eux. Mr Mercedes est à l’intérieur. Il a une bombe et c’est seulement par la grâce de Dieu qu’il ne l’a pas encore actionnée. Il est trop tard pour la police et trop tard pour la sécurité du MACC. Il est même trop tard pour lui.

Mais.

Hodges s’assoit sur une caisse vide. « Jerome. Holly. Venez ici. »

Ils lui obéissent. Jerome a les yeux révulsés, il réprime difficilement sa panique. Holly est pâle mais calme extérieurement.

« Il ne s’est pas contenté de se raser. Il a dû se donner l’air inoffensif. Je crois savoir comment il a fait, et si j’ai raison, je sais aussi où il se trouve.

— Où ? demande Jerome. Dites-nous. On va le choper, nous. On va le faire.

— Ça ne va pas être facile. Il doit être en alerte rouge en ce moment, à surveiller son périmètre de sécurité. Et il te connaît, Jerome. T’as acheté des glaces à son foutu camion de Mister Délice. Tu me l’as dit.

— Bill, il a vendu des glaces à des milliers de gens.

— Sûr, mais à combien de gens noirs dans le West Side ? »

Jerome se tait, et maintenant, c’est lui qui se mordille les lèvres.

« Quel genre de bombe ? demande Gallison. Je devrais peut-être déclencher l’alerte incendie ?

— Si vous voulez faire tuer tous ces gens, ouais », dit Hodges. Il lui devient de plus en plus difficile de parler. « À la seconde où il percevra le danger, il fera sauter tout ce qu’il a. C’est ce que vous voulez ? »

Gallison ne répond pas et Hodges se retourne vers les deux improbables coéquipiers dont Dieu — ou quelque destin facétieux — a ordonné la présence à ses côtés ce soir.

« On ne peut pas prendre de risque avec toi, Jerome, et on ne peut sûrement pas prendre de risque avec moi. Il me traquait déjà bien avant que je sache qu’il existait.

— Je l’approcherai par-derrière, dit Jerome. Je le prendrai par surprise. Il ne me verra pas dans l’obscurité.

— S’il est là où je pense qu’il est, t’as pas plus de cinquante pour cent de chances de réussir. C’est pas assez sûr. »

Hodges se tourne vers la femme à la chevelure grisonnante et au visage d’adolescente névrosée. « Ça doit être vous, Holly. À l’heure qu’il est, il doit avoir le doigt sur le détonateur, et vous êtes la seule qui puisse l’approcher sans être reconnue. »

Elle couvre sa bouche meurtrie d’une main mais cela ne suffit pas, alors elle ajoute l’autre. Ses yeux sont dilatés et humides. Dieu nous vienne en aide, songe Hodges. Ce n’est pas la première fois que cette pensée lui vient concernant Holly Gibney.

« Seulement si vous venez avec moi, dit-elle entre ses mains. Peut-être qu’alors…

— Je ne peux pas, dit Hodges. Je suis en train d’avoir une crise cardiaque.

— Oh, génial, grommelle Gallison.

— Monsieur Gallison, y a-t-il une zone handicapés ? Il doit bien y en avoir une ?

— Bien sûr. À mi-hauteur de l’auditorium. »

Non seulement il a réussi à entrer avec ses explosifs, se dit Hodges, mais il est parfaitement bien placé pour faire le maximum de victimes.

Il dit : « Écoutez-moi, vous deux. Et ne me faites pas répéter. »

35

Grâce à l’introduction du présentateur, Brady s’est un peu détendu. La camelote de fête foraine qu’il les a vus débarquer pendant sa ronde est soit en coulisses, soit suspendue au-dessus de la scène. Les quatre ou cinq premières chansons du groupe ne sont qu’un échauffement. Dans pas longtemps, le décor va arriver en roulant par les côtés, ou bien tomber du ciel, car le boulot principal du groupe, la raison pour laquelle ils sont là, c’est la promotion de leur nouvelle plâtrée de merde musicale. Quand les gamines — dont beaucoup assistent au premier concert de leur vie — verront les lumières clignotantes, la grande roue et le décor de plage sous un ciel étoilé, elles vont péter les plombs. Et c’est à ce moment-là, exactement à ce moment-là, qu’il appuiera sur l’interrupteur de Truc 2 et s’enfoncera dans les ténèbres, porté par cette bulle de bonheur dorée.

Le chanteur, celui avec tous ces cheveux, est en train de terminer une ballade sirupeuse à genoux. Il tient la dernière note, tête inclinée, en se crevant le cul pour suer l’émotion, ce pédé. C’est un chanteur de merde, et ça fait déjà longtemps qu’il aurait dû mourir d’une overdose, mais quand il se relève et beugle « Comment ça va ce soir ? », le public sombre en plein délire.

Brady regarde autour de lui, comme il le fait toutes les dix secondes — surveillant son périmètre de sécurité exactement comme Hodges l’a prédit — et ses yeux se posent sur une petite fille noire assise deux rangées plus haut sur sa droite.

Je la connais ?

« Qui est-ce que tu cherches ? » lui crie la jolie fille aux jambes en baguettes de tambour par-dessus l’intro de la chanson suivante. Il l’entend à peine. Elle lui sourit largement et Brady trouve ça affreusement ridicule, qu’une fille avec des brindilles à la place des jambes sourie comme ça. Le monde l’a royalement baisée, l’a enculée bien profond, comment ça peut mériter le plus petit des sourires, sans parler de cette face de lune béate ? Elle est sûrement défoncée, se dit-il.

« Un ami à moi ! » lui crie Brady en retour.

Comme si j’en avais, se dit-il.

Comme si.

36

Gallison entraîne Holly et Jerome vers… ben, quelque part. Hodges reste assis sur la caisse, tête baissée, mains plaquées sur les cuisses. L’un des roadies s’approche d’un pas hésitant et lui propose d’appeler une ambulance. Hodges le remercie mais refuse. Il ne croit pas que Brady pourrait entendre la sirène d’une ambulance (ou quoi que ce soit d’autre) par-dessus le bordel que foutent les ’Round Here, mais il ne prendra pas le risque. C’est de prendre des risques qui les a conduits dans cette impasse, mettant en danger tous ceux qui se trouvent actuellement dans l’auditorium Mingo, y compris la mère et la sœur de Jerome. Il préférerait mourir plutôt que d’en prendre un autre et espère presque que ça arrivera avant qu’il ait à expliquer ce cafouillage merdique.

Seulement… Janey. Quand il pense à Janey, riant et lui piquant son Borsalino pour s’en coiffer de manière insouciante en l’inclinant à la perfection, il sait que si c’était à refaire, il referait certainement tout de la même façon.

Enfin… presque tout. Si on lui avait donné une seconde chance, il aurait peut-être écouté Mrs Melbourne un peu plus attentivement.

Elle croit qu’ils sont parmi nous, avait dit Bowfinger, et tous deux avaient partagé un bon rire bien viril, et la plaisanterie s’était retournée contre qui ? Parce que Mrs Melbourne avait raison. Brady Hartsfield est un alien, et il était parmi eux depuis toujours, à réparer des ordinateurs et à vendre des crèmes glacées.

Holly et Jerome sont partis, Jerome avec le colt .38 qui appartenait au père de Hodges. Hodges a de sévères doutes quant à lâcher le gosse dans une foule avec un revolver chargé. Dans des circonstances ordinaires, Jerome est un gamin magnifiquement équilibré, mais avec sa mère et sa sœur en danger, il n’est pas dit qu’il reste aussi équilibré. Mais Holly a besoin de protection. Souviens-toi, tu es juste là en renfort, lui a dit Hodges avant que Gallison les entraîne, mais Jerome n’a pas répondu. Il n’est même pas sûr qu’il l’ait entendu.

Quoi qu’il en soit, Hodges a fait tout ce qu’il pouvait. La seule chose qu’il lui reste à faire, c’est de rester assis là, à lutter contre cette douleur, à tenter de reprendre son souffle et à prier pour ne pas entendre une explosion.

37

Holly Gibney avait fait deux séjours en clinique psychiatrique dans sa vie, une fois à l’adolescence et la deuxième autour de ses vingt ans. Le psy qu’elle avait consulté plus tard (dans sa prétendue maturité) avait qualifié ces vacances forcées de ruptures avec la réalité, ce qui n’était pas très bon mais toujours mieux que des ruptures psychotiques, dont beaucoup ne se remettaient jamais. Holly quant à elle avait un nom plus simple pour qualifier lesdites ruptures. Elle les appelait ses totales paniques, par opposition à l’état de panique légère à modérée qu’elle expérimentait au jour le jour dans sa vie.

La totale panique de ses vingt ans lui avait été causée par son patron dans une agence immobilière de Cincinnati, la Frank Mitchell Fine Homes & Estates. Son patron était Frank Mitchell Junior, une gravure de mode au visage de truite intelligente. Il répétait à Holly que son travail était médiocre, que ses collègues la méprisaient et que son seul moyen de conserver sa place dans la boîte était qu’il continue à la couvrir. Ce qu’il accepterait de faire si elle couchait avec lui. Holly ne voulait pas coucher avec Frank Mitchell Junior, et elle ne voulait pas perdre son travail. Si elle perdait son travail, elle perdrait son appartement et devrait retourner vivre avec son couard de père et sa despote de mère. Elle avait finalement résolu le conflit en arrivant de bonne heure un matin et en saccageant le bureau de Frank Mitchell Junior. On l’avait retrouvée dans son petit compartiment de bureau personnel, recroquevillée dans un coin. Le bout de ses doigts était en sang. Elle les avait rongés comme fait un animal pour tenter de se libérer d’un piège.

La cause de sa première totale panique s’appelait Mike Sturdevant. C’était lui qui était à l’origine du sobriquet empoisonné de Jibba-Jibba.

À cette époque-là, élève de seconde au lycée, Holly n’avait d’autre souhait que de passer inaperçue, rasant les murs avec ses bouquins serrés contre sa poitrine naissante, l’écran de ses cheveux devant son visage grêlé d’acné. Mais déjà, elle avait des problèmes qui dépassaient largement l’acné. Des problèmes d’anxiété. Des problèmes de dépression. Des problèmes d’insomnie.

Pire que tout, des comportements d’autostimulation.

Ça peut évoquer la masturbation, mais ce n’en est pas. Ce sont des mouvements compulsifs, accompagnés parfois de fragments de dialogues que l’on s’adresse à soi-même. Se ronger les ongles et se mordiller les lèvres sont des formes bénignes d’autostimulation. Les autostimulateurs les plus excentriques agitent les mains, se claquent la poitrine et les joues, ou effectuent des mouvements de bras, comme s’ils levaient des poids invisibles.

Dès l’âge de huit ans environ, Holly avait commencé à serrer ses bras autour de ses épaules en tremblant de tout son corps tout en faisant des grimaces et en se marmonnant à elle-même des paroles inintelligibles. Cela durait de cinq à dix secondes, puis elle reprenait simplement l’activité à laquelle elle était en train de s’adonner : lecture, couture, tirs au panier avec son père dans l’allée. Elle s’en apercevait à peine, à moins que sa mère ne la voie et ne lui ordonne d’arrêter de trembler et de faire des grimaces, les voisins allaient penser qu’elle avait une attaque.

Mike Sturdevant était un de ces mâles dominants au comportement de nain de jardin qui regardent avec nostalgie leurs années lycée comme si c’était le grand âge d’or perdu de leur vie. Il était en terminale et — très semblable en cela à Cam Knowles — avait un physique d’apollon : épaules larges, hanches étroites, jambes longues et chevelure si blonde qu’elle l’auréolait d’un halo. Il faisait partie de l’équipe de football (évidemment) et sortait avec la cheftaine des pom-pom girls (évidemment). Il se situait dans la hiérarchie lycéenne à un niveau totalement différent de Holly Gibney et dans des circonstances ordinaires, elle n’aurait jamais attiré son attention. Mais elle l’avait attiré lorsqu’un jour, alors qu’elle se rendait à la cafétéria, elle avait été prise d’un de ses épisodes d’autostimulation.

Il se trouve que Mike Sturdevant et quelques-uns de ses potes footballeurs passaient par là. Ils s’étaient arrêtés pour la regarder — cette fille qui s’étreignait elle-même en tremblant et en faisant une grimace qui lui abaissait les coins de la bouche et lui faisait des fentes à la place des yeux. Une série de petits sons inarticulés — peut-être des mots, peut-être pas — filtraient entre ses dents serrées.

« C’est quoi ce charabia ? » lui avait demandé Mike.

Holly avait desserré son étreinte sur ses épaules en le fixant avec de grands yeux étonnés. Elle ne comprenait pas ce qu’il disait ; elle savait seulement qu’il la dévisageait. Tous ses copains la dévisageaient. En rigolant.

Elle avait répliqué, bouche bée : « Quoi ?

— Ton charabia ! avait gueulé Mike. Charabia de Jibba-Jibba ! »

Les autres avaient repris en chœur pendant qu’elle s’enfuyait vers la cafétéria, tête baissée, fonçant dans les gens qu’elle croisait. À partir de là, Holly avait été connue de tous les élèves du lycée de Walnut Hills sous le nom de Jibba-Jibba, et ce jusqu’après les vacances de Noël. C’était là que sa mère l’avait retrouvée blottie toute nue dans la baignoire, disant qu’elle ne retournerait jamais à Walnut Hills. Et que si sa mère l’obligeait, elle se tuerait.

Voilà ! Totale panique !

Quand elle était allée (un peu) mieux, elle avait intégré un nouveau lycée où la vie avait été (un peu) moins stressante. Elle n’avait plus jamais été obligée de revoir Mike Sturdevant mais elle faisait encore des rêves dans lesquels elle courait dans un interminable couloir de lycée — des fois rien qu’en culotte et en soutien-gorge — pendant que les gens riaient en la montrant du doigt et en l’appelant Jibba-Jibba.

Elle repense à ces chères années de lycée pendant qu’elle et Jerome suivent le gardien-chef à travers le dédale de salles situé sous l’auditorium Mingo. C’est à lui que ressemblera Brady Hartsfield, décide-t-elle, à Mike Sturdevant, en chauve, c’est tout. Et chauve, elle espère bien que Mike l’est aujourd’hui, où qu’il se trouve. Chauve… gras… prédiabétique… affligé d’une femme grincheuse et d’enfants ingrats…

Jibba-Jibba, se dit-elle.

Tu me le paieras, se dit-elle.

Gallison leur fait traverser l’atelier menuiserie et l’atelier costumes, une enfilade de loges puis un couloir assez large pour faire passer des décors de scène entiers. Le couloir aboutit à un monte-charge aux portes ouvertes. Une musique pop joyeuse résonne dans la cage de l’ascenseur. La chanson en cours parle d’amour et de danse. Rien à quoi Holly puisse s’identifier.

« Pas l’ascenseur, dit Gallison, il mène en backstage et il faudrait que vous traversiez la scène pour rejoindre l’auditorium. Écoutez, est-ce que ce type est vraiment en train d’avoir une crise cardiaque ? Et vous, vous êtes vraiment des flics ? Vous ressemblez pas à des flics. » Il dévisage Jerome. « Vous êtes trop jeune. » Puis Holly, la mine encore plus dubitative. « Et vous, vous êtes…

— Trop bizarre ? suggère Holly.

— Non, j’allais pas dire ça. »

Peut-être pas, mais c’est ce qu’il pense. Holly le sait ; une fille surnommée naguère Jibba-Jibba le sait toujours.

« J’appelle les flics, dit Gallison. Les vrais flics. Et si c’est une mauvaise plaisanterie…

— Faites ce que vous avez à faire », dit Jerome en pensant : Pourquoi pas ?

Qu’il appelle la Garde nationale s’il veut. Tout ça sera terminé, d’une façon ou d’une autre, dans les prochaines minutes. Jerome le sait, et il voit bien que Holly aussi. Le revolver que lui a donné Hodges est dans sa poche. Il le sent, lourd et étrangement tiède. À part la carabine à air comprimé qu’il a eue quand il avait neuf ou dix ans (un cadeau d’anniversaire qu’on lui avait fait malgré les réticences de sa mère), il n’a jamais porté une arme de sa vie, et celle-là lui semble vivante.

Holly désigne le côté gauche de l’ascenseur. « Et cette porte ? » Et comme Gallison ne répond pas immédiatement : « Aidez-nous. S’il vous plaît. On n’est peut-être pas des vrais flics, vous avez peut-être raison, mais il y a vraiment un type très dangereux dans le public ce soir. »

Elle prend une forte inspiration et prononce des paroles qui la stupéfient, même si elle les sait vraies : « Monsieur, nous sommes votre seule ressource. »

Gallison réfléchit, puis dit : « Par l’escalier, vous arriverez côté gauche de l’auditorium. Ça monte raide. Arrivés en haut, il y aura deux portes. Celle de gauche donne sur l’extérieur. Celle de droite donne dans l’auditorium, au niveau de la scène. Vous risquez de vous en prendre plein les tympans. »

La main sur la crosse du revolver dans sa poche, Jerome demande : « Et où se trouvent exactement les rangs handicapés ? »

38

Brady la connaît. Cette petite fille.

Au début, ça ne lui revient pas, c’est comme un mot qu’on a sur le bout de la langue. Puis, alors que le groupe entonne une chanson qui parle de faire l’amour sur la piste de danse, ça lui revient. La maison de Teaberry Lane, là où habite le garçon de compagnie de Hodges avec sa famille, le nid de nègres avec des noms de blancs. À part le chien, cela dit. Le chien s’appelle Odell, un vrai nom de nègre, ça, et Brady avait l’intention de le tuer… sauf qu’il a juste réussi à tuer sa mère.

Brady se souvient du jour où le petit nègre s’est ramené en courant au camion de Mister Délice, les chevilles encore toutes vertes d’avoir tondu la pelouse du gros flic. Et sa sœur qui couinait, Prends-moi chocolat ! S’te plaaaîît !

La sœur s’appelle Barbara, et c’est elle, grandeur nature et deux fois plus moche. Elle est assise deux rangs plus haut sur sa droite avec ses copines et une femme qui doit être sa mère. Jerome n’est pas avec elle et Brady en éprouve une satisfaction sauvage. Que Jerome vive, c’est très bien.

Mais sans sa sœur.

Ni sa mère.

Qu’il voie l’effet que ça fait.

Pendant qu’il regarde Barbara Robinson, son index se faufile sous la photo de Frankie pour se poser sur l’interrupteur de Truc 2. Il le caresse à travers la fine étoffe du T-shirt comme il avait la permission — en de rares occasions, quand il avait de la chance — de caresser les tétons de sa mère. Sur scène, le chanteur des ’Round Here fait un grand écart à se broyer les couilles (en supposant qu’il en ait) dans ce jean archiserré, puis il se relève d’un bond et s’avance au bord de la scène. Les minettes glapissent. Elles tendent les bras pour le toucher, agitant leurs mains, ongles brillants — peints de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel — dans la lumière des projecteurs.

« Est-ce que vous aimez les parcs d’attractions ? » braille Cam.

Le public hurle que oui.

« Est-ce que vous aimez les fêtes foraines ? »

Le public hurle qu’il adore les fêtes foraines.

« Est-ce qu’on vous a déjà embrassé sur la grande roue ? »

C’est des hurlements de délire maintenant. Le public est de nouveau debout, les projecteurs balaient de nouveau la foule. Brady ne voit plus le groupe, mais peu importe. Il sait déjà ce qui se prépare, car il était là pour le déchargement.

Baissant la voix dans un intime murmure amplifié, Cam dit : « Eh bien, vous allez recevoir ce baiser ce soir. »

Des flonflons de fête foraine s’élèvent — un synthétiseur Korg programmé sur un air d’orgue de Barbarie. La scène est soudain inondée d’un tourbillon de lumière : orange, bleu, rouge, vert, jaune. Des cris de surprise accueillent le décor de manèges qui commence à descendre. Le carrousel et la grande roue tournent déjà.

« VOICI LA CHANSON QUI DONNE SON TITRE À NOTRE NOUVEL ALBUM, ON ESPÈRE QUE VOUS L’AIMEZ ! » beugle Cam. Et les autres instruments commencent à se joindre au synthétiseur.

« Le désert crie dans toutes les directions, entonne Cam Knowles. Comme l’éternité, tu es ma contagion. » Brady trouve qu’il chante comme Jim Morrison après une lobotomie préfrontale. Puis le chanteur lance d’un ton joyeux : « Qui me guérira, dites-moi ? »

Le public connaît la réponse et rugit les paroles tandis que les instruments jouent plein pot.

« BÉBÉ, BÉBÉ, TU AS L’AMOUR QU’IL ME FAUT… TOI ET MOI, ON EST ACCROS… POUR MOI ÇA A JAMAIS ÉTÉ AUSSI CHAUD… »

Brady sourit. C’est le sourire béat d’un homme perturbé qui finit enfin par trouver la paix. Il baisse les yeux vers la lueur jaune du témoin lumineux en se demandant s’il vivra suffisamment longtemps pour la voir devenir verte. Puis il se retourne vers la petite négresse debout qui tape dans ses mains en remuant les fesses.

Regarde-moi, lui intime-t-il. Regarde-moi, Barbara. Je veux être la dernière chose que tu verras dans ta vie.

39

Barbara détourne les yeux des merveilles qui se déroulent sur scène juste le temps de voir si l’homme chauve en fauteuil roulant s’amuse autant qu’elle. Il est devenu, pour des raisons qui lui sont mystérieuses, son homme en fauteuil roulant. Est-ce parce qu’il lui rappelle quelqu’un ? Non, ce ne doit pas être ça. La seule personne handicapée qu’elle connaisse c’est Dustin Stevens, à l’école, et c’est qu’un petit de maternelle. Pourtant, il y a quelque chose de familier chez cet homme handicapé.

Toute cette soirée se déroule comme un rêve, et ce qu’elle voit là maintenant ressemble aussi à un rêve. D’abord, elle croit que l’homme en fauteuil roulant lui dit bonjour de la main, mais non, c’est pas ça. Il sourit… et il lui fait un doigt d’honneur. Elle veut pas y croire d’abord, mais si, c’est ça.

Il y a une femme qui s’approche de lui, qui monte les marches deux par deux, tellement vite qu’elle court presque. Et derrière elle, quasiment sur ses talons… peut-être que c’est vraiment un rêve en fait, parce qu’on dirait…

« Jerome ? » Barbara tire sur la manche de Tanya pour détourner son attention de la scène. « Maman, regarde, c’est pas… »

C’est là que tout se précipite.

40

La toute première pensée de Holly, c’est que Jerome aurait pu passer le premier en fait, parce que l’homme chauve à lunettes dans le fauteuil roulant ne regarde même pas la scène — du moins pas pour le moment. Il est tourné de biais et il regarde fixement quelqu’un dans la section centrale, et elle a même l’impression que cet ignoble salopard est en train de faire un doigt d’honneur à ce quelqu’un. Mais il est trop tard pour intervertir les rôles à présent, même si c’est lui qui a le revolver. L’homme a passé une main sous la photo encadrée posée sur ses genoux et Holly a terriblement peur que cela signifie qu’il est prêt à le faire. Si c’est le cas, il ne reste plus que quelques secondes.

Au moins, il est du côté de l’allée, se dit-elle.

Elle n’a aucun plan ; généralement, les plans les plus élaborés de Holly ne dépassent pas le plateau-télé qu’elle pourrait se préparer pour accompagner son film de la soirée, mais pour une fois son esprit confus est clair et quand elle atteint l’homme qu’ils recherchent, les mots qui lui viennent aux lèvres sonnent parfaitement juste. Divinement juste. Elle doit se pencher et crier pour se faire entendre par-dessus la rythmique amplifiée et fiévreuse du groupe et les cris de délire de toutes les filles du public.

« Mike ? Mike Sturdevant, c’est toi ? »

Brady, surpris, se détourne de sa contemplation de Barbara Robinson et à ce moment précis, Holly balance la chaussette nouée que Bill Hodges lui a donnée — son Happy Slapper — avec une force chargée d’adrénaline. Il décrit un arc-de-cercle court et brutal et entre en contact avec la tête chauve de Brady juste au-dessus de la tempe. Elle n’entend pas le bruit par-dessus la cacophonie combinée du groupe et des fans mais elle voit une partie de son crâne pas plus grande qu’une tasse à café s’incurver. Les mains de Brady s’envolent, celle qui était cachée expédie la photo de Frankie par terre où le verre se brise. On dirait que ses yeux la regardent, sauf qu’ils ont roulé dans leurs orbites et qu’on ne voit plus que la moitié inférieure de ses pupilles.

À côté de Brady, la fille aux jambes fines comme des baguettes regarde fixement Holly, horrifiée. Barbara Robinson aussi. Personne d’autre n’a rien remarqué. Ils sont tous debout, à battre des mains, à tanguer et à chanter.

« JE VEUX T’AIMER À MON GRÉ… SUR LA CÔTE EN VOITURE L’ÉTÉ… »

La bouche de Brady s’ouvre et se ferme comme celle d’un poisson qu’on vient de sortir de la rivière.

« CE SERA UN NOUVEAU JOUR POUR NOUS… JE TE FERAI DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE ! »

Jerome pose une main sur l’épaule de Holly et crie pour qu’elle l’entende. « Holly ! Qu’est-ce qu’il a sous son T-shirt ? »

Elle l’entend — il est si près qu’elle sent la tiédeur de son souffle contre sa joue — mais ça lui fait l’effet d’une transmission radio perturbée, la voix d’un DJ ou d’un prêcheur d’évangile diffusée depuis l’autre côté du pays en plein milieu de la nuit.

« Tiens, Mike, un petit cadeau de Jibba-Jibba », dit-elle, et elle le frappe exactement au même endroit, mais plus fort, creusant encore la dépression dans son crâne. La peau fine éclate et le sang coule, d’abord par gouttes puis en rigole, ruisselant dans son cou et colorant en pourpre sale le haut de son T-shirt bleu des ’Round Here. Cette fois-ci, la tête de Brady part sur le côté et rebondit sur son épaule droite et il commence à tressaillir et à remuer les jambes. Elle se dit, Comme un chien qui rêve qu’il chasse des lapins.

Avant que Holly ait pu balancer un autre coup de chaussette — et elle en a vachement, mais alors vachement envie —, Jerome la ceinture et la fait pivoter. « C’est bon, Holly ! Il est K-O ! Qu’est-ce que vous faites ?

— De la thérapie », dit-elle.

Et là, toute sa force la quitte. Elle s’assoit sur une marche. Ses doigts lâchent l’extrémité nouée du Happy Slapper qui tombe à côté de son pied.

Sur la scène, le groupe continue à jouer.

41

Une main le tire par le bras.

« Jerome ? Jerome ! »

Il se détourne de Holly et de la forme prostrée de Brady Hartsfield et voit sa petite sœur, les yeux écarquillés de stupeur. Sa mère est juste derrière elle. Remonté comme il l’est, ça ne surprend pas du tout Jerome, mais en même temps, il sait que le danger n’est pas neutralisé.

« Qu’est-ce que vous avez fait ? hurle une fille. Qu’est-ce que vous lui avez fait ? »

Jerome pivote et voit la fille assise de l’autre côté de Brady Hartsfield tendre la main vers lui. Jerome crie, « Holly ! Ne la laissez pas faire ! »

Holly se lève précipitamment, trébuche et manque s’affaler sur Brady. Ç’aurait assurément été la dernière chute de sa vie, mais elle arrive à rester debout et saisit les mains de la fille en fauteuil. Ses poignets sont mous et presque sans force, et Holly éprouve une seconde de pitié. Elle se penche en avant et crie pour être entendue : « Ne ne le touchez pas ! Il a une bombe, et je crois qu’elle est puissante ! »

La fille se ratatine sur son fauteuil. Elle a peut-être compris ; ou peut-être qu’elle a juste peur de Holly qui a l’air encore plus folle que d’habitude.

Les tremblements et tressaillements de Brady s’accentuent. Ça ne plaît pas du tout à Holly car elle aperçoit quelque chose, une petite lumière jaune, sous son T-shirt. Jaune égale problème.

« Jerome ? demande Tanya. Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Un placeur s’approche. « Libérez le passage ! crie-t-il par-dessus la musique. Libérez le passage, messieurs dames ! »

Jerome saisit les épaules de sa mère. Il l’attire à lui jusqu’à ce que leurs fronts se touchent. « Il faut que tu sortes d’ici, m’man. Prends les filles et va-t’en. Tout de suite. Fais sortir le placeur avec toi. Dis-lui que ta fille est malade. Je t’en prie, pose pas de questions. »

Elle le regarde dans les yeux et ne pose pas de questions.

« M’man ? commence Barbara. Qu’est-ce… » Le reste se perd dans la clameur du groupe et de l’accompagnement choral du public. Tanya prend Barbara par le bras et s’approche du placeur. En même temps, elle fait signe à Hilda, Dinah et Betsy de la suivre.

Jerome se retourne vers Holly. Elle est penchée sur Brady, qui continue à frissonner tandis que des tempêtes cérébrales font rage dans sa tête. Ses pieds font des claquettes, comme si, même dans son inconscience, il sentait toujours le rythme endiablé des ’Round Here. Ses mains voltigent de façon désordonnée et lorsque l’une d’elles s’approche de la petite lumière jaune sous son T-shirt, Jerome la rabat d’une claque comme un défenseur de basket intercepte un tir dans le panneau.

« Je veux sortir d’ici, gémit la fille en fauteuil. J’ai peur. »

Jerome peut comprendre — lui aussi veut sortir d’ici, et il crève de peur — mais pour le moment, elle doit rester où elle est. Brady la bloque à sa place, de toute façon, et ils n’osent pas le déplacer. Pas encore.

Holly a devancé Jerome, comme souvent. « Vous ne pouvez pas bouger pour l’instant, ma chérie, dit-elle à la fille. Détendez-vous et profitez du concert. » Elle se dit que tout ça serait bien plus simple si elle avait réussi à le tuer plutôt qu’à juste catapulter son cerveau de détraqué jusqu’au fin fond du Pérou. Elle se demande si Jerome abattrait Hartsfield si elle le lui demandait. Sans doute pas. Dommage. Avec tout ce bruit, probable que personne ne le remarquerait.

« Mais vous êtes folle ? demande la fille en fauteuil, fascinée.

— C’est ce que tout le monde me demande », dit Holly. Et — très prudemment — elle commence à soulever le T-shirt de Brady. « Tiens-lui les mains, dit-elle à Jerome.

— Et si j’y arrive pas ?

— Alors flingue cet enculé. »

Le public, debout, se balance et tape des mains. Les ballons de plage ont recommencé à voltiger. Jerome jette un rapide coup d’œil par-dessus son épaule et voit sa mère remonter l’allée avec les filles en direction de la sortie, sous l’escorte du placeur. Un pour nous, enfin, se dit-il, et il se remet au travail. Il attrape les poignets volants de Brady et les immobilise ensemble. Ils sont glissants de sueur. C’est comme de maintenir deux poissons qui se débattent.

« Je sais pas ce que vous faites, mais faites vite ! » crie-t-il à Holly.

La lumière jaune provient d’un gadget en plastique qui ressemble à une télécommande customisée. Au lieu de boutons numérotés, il y a un interrupteur, de ceux qu’on a dans son salon pour éteindre et allumer la lumière. Un fil sort du gadget. Et passe sous les fesses de l’homme.

Brady émet un grognement et soudain une odeur acide se répand. Sa vessie n’a pas résisté. Holly regarde la poche urinaire sur ses genoux, mais aucun tuyau ne semble y être connecté. Elle la soulève et la tend à la fille en fauteuil. « Tenez-la-moi.

— Beuh, c’est du pipi », dit la fille. Puis : « Non, c’est pas du pipi. Il y a quelque chose dedans. On dirait de la pâte à modeler.

— Posez ça. » Jerome doit crier pour être entendu. « Posez ça par terre. Doucement. » Puis à Holly : « Dépêchez-vous, bordel ! »

Holly est en train d’étudier le témoin lumineux. Et le petit bouton blanc de l’interrupteur. Elle pourrait le pousser dans un sens ou dans l’autre et n’ose faire ni l’un ni l’autre, parce qu’elle ignore quelle est la position off et quelle est la position boum.

Elle soulève Truc 2 du ventre de Brady. C’est comme ramasser un serpent gorgé de venin, et elle doit rassembler tout son courage. « Tiens ses mains, Jerome, tiens bien ses mains.

— Elles glissent », grogne Jerome.

Ça, on le savait déjà, se dit Holly. Un enfant de putain qui glisse entre les mains. Un fourbe enculé de mes deux.

Elle retourne le gadget, intimant à ses mains de ne pas trembler et s’efforçant de ne pas penser aux quatre mille personnes qui ignorent que leur vie dépend maintenant de la pauvre déséquilibrée Holly Gibney. Elle regarde le couvercle des piles. Puis, en retenant son souffle, elle le fait coulisser et le laisse tomber par terre.

À l’intérieur, il y a deux piles AA. Holly glisse un ongle sous l’extrémité de l’une et se dit, Dieu, si Tu es là, fais que ça marche. Un instant, son doigt refuse de bouger. Puis l’une des mains de Brady échappe à Jerome et la heurte sur le côté de la tête.

Holly sursaute et la pile qui la tracassait s’éjecte du compartiment. Holly attend que le monde explose et comme rien ne se passe, elle abaisse l’interrupteur de la télécommande. La lumière jaune est déjà éteinte. Holly se met à pleurer. Elle saisit le fil maître et l’arrache de Truc 2.

« Tu peux le lâcher maint… », commence-t-elle. Mais c’est déjà fait. Jerome est tout près d’elle et l’étreint si fort qu’elle peut à peine respirer. Holly s’en fout. Elle étreint Jerome à son tour.

Le public lance de folles acclamations.

« Ils pensent qu’ils acclament les chanteurs, mais en fait ils nous acclament nous, parvient-elle à chuchoter à l’oreille de Jerome. Ils ne le savent pas encore, c’est tout. Tu peux me lâcher maintenant, Jerome. Tu me serres trop fort. Lâche-moi avant que je tombe dans les pommes. »

42

Hodges est toujours assis sur la caisse dans la zone de dépôt, et il n’est pas seul. Un éléphant est assis sur sa poitrine. Quelque chose est en train de se produire. Ou bien le monde est en train de se retirer ou bien c’est lui qui se retire du monde. Il penche pour la deuxième solution. C’est comme s’il était derrière une caméra et que la caméra reculait sur un de ces rails de travelling. Le monde est toujours aussi lumineux, mais il rétrécit, et il est entouré d’un cercle croissant d’obscurité.

Il se cramponne de toute la force de sa volonté, attendant soit une explosion, soit pas d’explosion.

Un roadie se penche sur lui et demande si ça va. « Vous avez les lèvres bleues », l’informe le gars. Hodges lui fait signe de le laisser. Il doit écouter.

De la musique, des vivats, des hurlements joyeux. Rien d’autre. Pour le moment, du moins.

Tiens bon, se dit-il. Tiens bon.

« Quoi ? demande le roadie, se penchant plus près. Quoi ?

— Je dois tenir bon », chuchote Hodges.

Mais c’est à peine s’il peut respirer. Le monde a rapetissé à la taille d’un dollar d’argent à l’éclat féroce. Puis ça aussi c’est oblitéré, non parce qu’il a perdu connaissance mais parce que quelqu’un marche vers lui. C’est Janey, démarche lente et chaloupée. Elle est coiffée de son Borsalino, incliné de manière sexy sur le coin de l’œil. Hodges se souvient de ce qu’elle a répondu quand il a demandé comment il avait eu la chance de se retrouver dans son lit : Je ne regrette rien… On peut s’en tenir à ça ?

Oui, pense-t-il. Ouais. Il ferme les yeux et culbute de sa caisse comme Humpty Dumpty de son mur.

Le roadie le rattrape mais peut seulement amortir sa chute, non la prévenir. Les autres font cercle.

« Qui connaît les gestes de premier secours ? » demande celui qui a retenu Hodges.

Un gars avec une longue queue-de-cheval grise s’avance. Il porte un T-shirt de Judas Coyne fané et il a les yeux rouges et brillants. « Moi, mais je suis complètement défoncé, mec.

— Essaye quand même. »

Le roadie à la queue-de-cheval s’agenouille. « Je pense que ce gars est en train de partir », dit-il. Mais il se met au travail.

Là-haut les ’Round Here commencent une nouvelle chanson, sous les glapissements et acclamations de leurs admiratrices. Ces filles se souviendront de cette soirée pendant le restant de leur vie. La musique. L’excitation. Les ballons de plage oscillant au-dessus de la foule tanguant et dansant. Elles apprendront par les journaux l’histoire de la bombe qui n’a pas explosé, mais pour les jeunes, les tragédies qui n’arrivent pas restent des rêves.

Les souvenirs : c’est ça la réalité.

43

Hodges se réveille dans une chambre d’hôpital, surpris de se retrouver en vie, mais pas du tout surpris de découvrir son ancien coéquipier assis à son chevet. Sa première pensée c’est que Pete — les traits tirés, pas rasé, les pointes de son col rebiquant à lui transpercer le gosier — paraît plus mal en point que ne se sent Hodges. Sa deuxième pensée est pour Jerome et Holly.

« Ils l’ont arrêté ? » grince-t-il. Il a la gorge sèche comme un os. Il essaye de s’asseoir. Les machines qui l’entourent commencent à biper et à gronder. Il se rallonge mais ses yeux n’ont pas quitté le visage de Pete. « Alors ? »

— Oui, ils l’ont arrêté, dit Pete. La femme dit s’appeler Holly Gibney, mais je crois plutôt que c’est Sheena, la reine de la jungle. Ce gars-là, le crimine…

— Le crèminel, dit Hodges. Il pense être un crèminel.

— En ce moment, il ne pense pas grand-chose, si tu veux mon avis, et d’après les médecins, il ne pensera peut-être plus jamais. Gibney lui a bien arrangé la gueule. Il est dans un coma profond. Fonctions cérébrales minimales. Quand tu seras de nouveau sur pied, tu pourras aller lui rendre visite, si tu veux. Troisième porte à gauche en sortant.

— Où je suis ? County ?

— Kiner. Soins intensifs.

— Où sont Jerome et Holly ?

— En ville. En train de répondre à une tonne de questions. Pendant ce temps, la mère de Sheena bat la campagne en menaçant de massacrer tout le monde elle aussi si nous n’arrêtons pas de harceler sa fille. »

Une infirmière entre et demande à Pete de sortir. Elle parle des signes vitaux de Mr Hodges et des ordres du médecin. Malgré l’effort que cela lui demande, Hodges lève la main pour réclamer un sursis.

« Jerome est mineur et Holly a… quelques soucis. J’assume l’entière responsabilité de la situation, Pete.

— Oh, ça on le sait, dit Pete. Oh, oui. Ce qui donne une toute nouvelle dimension à l’expression dépasser les bornes. Mais qu’est-ce que tu pensais faire, bon sang, Billy ?

— Le mieux que je pouvais », dit Hodges.

Et il ferme les yeux.

Il se laisse dériver. Il pense à toutes ces jeunes voix qui chantaient avec le groupe. Elles sont rentrées chez elles. Saines et sauves. Il laisse cette pensée le porter jusqu’à ce que le sommeil l’engloutisse.

La proclamation

LE BUREAU DU MAIRE

ATTENDU QUE Holly Rachel Gibney et Jerome Peter Robinson ont démasqué un complot visant à commettre un acte terroriste dans l’enceinte de l’auditorium Mingo adjacent au Midwest Art & Culture Center ;


ATTENDU QUE prévenir le personnel de sécurité du MACC risquait d’inciter ledit terroriste à déclencher un engin explosif de forte puissance, ledit engin explosif étant assorti de plusieurs kilos de projectiles métalliques, ils ont préféré rallier en toute hâte l’auditorium Mingo ;


ATTENDU QU’ils ont appréhendé eux-mêmes, à leurs risques et périls, ledit terroriste ;


ATTENDU QU’ils ont neutralisé ledit terroriste, prévenant ainsi une perte massive de vies humaines et des blessures graves ;


ATTENDU QU’ils ont rendu à notre ville un grand et héroïque service ;


EN CONSÉQUENCE, NOUS, Richard M. Tewky, maire, décernons par la présente à Holly Rachel Gibney et à Jerome Peter Robinson la médaille du Service, le titre honorifique le plus élevé de notre cité, et proclamons que tous les services de la ville leur seront offerts gratuitement durant une période de dix (10) ans ;


EN CONSÉQUENCE, reconnaissant que certains actes sont au-delà de toute rétribution, nous les remercions de tout notre cœur.


En foi de quoi,

J’appose ma signature et

Le Sceau de la Ville.

Richard M. Tewky

Maire

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