OFF.-RET

1

Hodges ressort de la cuisine avec une bière à la main, se cale dans son La-Z-Boy et pose la canette sur la table basse à sa gauche, à côté du revolver. C’est un Smith & Wesson MP calibre .38 — MP pour Military and Police. Il le caresse distraitement, comme on caresse un vieux chien, puis s’empare de la télécommande et met la sept. Il est un peu en retard ; le public est déjà en train d’applaudir.

Il repense à une mode, éphémère et terrible, qui avait envahi la ville vers la fin des années quatre-vingt. Peut-être que le mot qui conviendrait le mieux serait infecté, parce que cette mode avait plutôt fait l’effet d’une fièvre passagère. Les trois journaux de la ville s’étaient emparés du sujet pendant tout un été. À présent, deux de ces journaux n’existent plus et le troisième est en fin de vie.

Dans son costard, tiré à quatre épingles, le présentateur arpente la scène en saluant le public de la main. Hodges regarde cette émission quasiment tous les jours depuis qu’il est retraité des forces de police, et selon lui cet homme est trop intelligent pour ce boulot, un boulot qui s’apparente plutôt à faire de la plongée sous-marine dans les égouts de la ville sans combinaison. Il trouve que c’est le genre de type qui pourrait se suicider à la grande stupeur de ses proches et de tous ses amis… c’était quelqu’un d’extrêmement gai, et comme il allait bien la dernière fois qu’ils l’avaient vu…

À cette pensée, Hodges donne une autre caresse distraite à son arme. C’est le modèle Victory. Une vieillerie, mais une vieillerie qu’a du coffre. Pendant ses années de service, son arme avait été un Glock .40. C’est lui-même qui se l’était acheté — tous les officiers de police de la ville sont censés s’acheter leur arme de service — et maintenant, le Glock repose dans le coffre-fort de sa chambre. En sûreté. Il l’avait déchargé et rangé là après sa cérémonie de départ et ne l’avait plus touché depuis. Aucun intérêt. En revanche, il affectionne particulièrement son colt. Il a une valeur sentimentale. Mais il y a une autre raison à cela : un revolver ne s’enraye jamais.

La première invitée, une jeune femme en petite robe bleue, entre sur le plateau. Elle a l’air un tantinet idiote mais elle a un corps de rêve. Quelque part sous cette robe, Hodges sait qu’il y a un tatouage, un de ces « tatoos-pouffe », comme disent certains. Peut-être deux ou trois. Dans le public, les hommes sifflent et tapent des pieds. Les femmes applaudissent gentiment. Certaines lèvent les yeux au ciel. C’est le genre de nana que les maris ont pas intérêt à mater en présence de leurs femmes.

La jeune femme est furieuse dès son entrée. Elle raconte au présentateur que son copain a eu un bébé avec une autre et qu’il va tout le temps les voir. Elle l’aime toujours, dit-elle, mais elle déteste cette…

Les deux mots suivants sont censurés mais Hodges arrive à lire sur les lèvres : putain de salope. Le public applaudit et l’encourage. Hodges prend une gorgée de bière. Il sait ce qui vient ensuite. Cette émission est aussi prévisible que le feuilleton du vendredi après-midi.

Le présentateur qui a l’air trop intelligent pour ce genre de conneries la laisse déblatérer encore un peu puis introduit… L’AUTRE FEMME ! Elle aussi a un corps de rêve, plus une bonne longueur de chevelure blonde. Elle a un tatoo-pouffe sur la cheville. Elle s’approche de la femme en robe bleue et dit : « Je comprends ce que tu ressens, mais moi aussi, je l’aime. »

Elle en a encore gros sur le cœur mais c’est tout ce qu’elle arrive à dire avant que Corps de Rêve № 1 ne passe à l’attaque. Dans les coulisses, quelqu’un fait sonner une cloche, comme pour annoncer le début d’un combat de boxe. Hodges imagine que c’est tout comme, puisque tous les participants de l’émission sont sûrement rémunérés ; que feraient-ils là, sinon ? Les deux femmes frappent et griffent pendant quelques secondes, bientôt séparées par les deux armoires à glace avec SÉCURITÉ écrit sur leur T-shirt qui observaient depuis l’arrière de la scène.

Elle se hurlent des saloperies au visage pendant un petit moment, un échange de points de vue clair et détaillé (censuré pour l’essentiel), toujours sous l’œil bienveillant du présentateur, et cette fois-ci, c’est Corps de Rêve № 2 qui passe à l’offensive, décochant un beau crochet à Corps de Rêve № 1. La cloche retentit à nouveau. Elles s’étalent par terre, leurs robes leur remontant sur les cuisses, griffant, frappant, giflant. Le public devient fou. Les armoires à glace interviennent et le présentateur s’interpose, susurrant d’une voix apaisante mais insidieuse. Les deux femmes se crachent la profondeur de leur amour au visage. Le présentateur annonce une courte page de pub puis une actrice pipole vante les mérites d’une pilule minceur.

Hodges reprend une gorgée de bière et sait qu’il ne boira même pas la moitié de la canette. C’est drôle, parce que quand il était flic, il était quasi alcoolique. Et quand la boisson a détruit son mariage, il en a déduit qu’il était alcoolique. Il avait alors rassemblé toute sa volonté et s’était abstenu, se promettant de boire autant qu’il en aurait foutrement envie une fois qu’il aurait fait ses quarante ans de service — un nombre assez conséquent quand on considère que cinquante pour cent des flics prennent leur retraite au bout de vingt-cinq ans et soixante-dix pour cent au bout de trente ans. Sauf que maintenant qu’il est retraité, l’alcool ne l’intéresse plus vraiment. Il s’était forcé quelques fois, juste pour voir s’il était encore capable de se soûler, et il l’était, mais il s’avérait qu’être soûl n’était pas forcément mieux qu’être sobre. En fait, c’était même pire.

L’émission reprend. Le présentateur annonce qu’il a un nouvel invité et Hodges sait exactement qui. Le public aussi le sait. Et il trépigne d’impatience. Hodges soulève le revolver de son père, regarde dans le canon, et le repose sur le Direct TV.

L’homme à l’origine de la rivalité qui oppose si violemment Corps de Rêve № 1 et Corps de Rêve № 2 fait son entrée côté jardin. Tu savais à quoi il allait ressembler avant même qu’il arrive, fier et sûr de lui, c’est ce genre de type : le mec de la station-service ou le cariste de chez Target, peut-être même celui qui s’est occupé (mal occupé) de ta voiture chez Speedy. Il est maigre et pâle, avec une touffe de cheveux noirs sur le sommet du front. Il porte un pantalon chino et une incroyable cravate vert et jaune qui manque l’étrangler et fait ressortir sa pomme d’Adam proéminente. Des chaussures en daim pointues dépassent de son pantalon. Tu sais que les bonnes femmes ont des tatouages de pouffes et tu sais que le type est monté comme un cheval et qu’il éjacule avec la puissance d’une locomotive et la précision d’un tireur d’élite : la vierge effarouchée qui s’assoit sur les toilettes après qu’un type comme lui s’est branlé tombe forcément enceinte. De jumeaux. Il arbore le petit sourire en coin du mec cool et décontracté. Job de rêve : arrêt maladie à vie. Bientôt la cloche va retentir et les jeunes femmes vont se sauter à la gorge à nouveau. Après ça, une fois qu’elles auront entendu assez de ses conneries, elles se regarderont, acquiesceront d’un air entendu, et se jetteront sur lui. Cette fois, les types de la sécurité attendront un peu plus longtemps avant d’intervenir, parce que c’est la finale que les téléspectateurs, sur le plateau et à la maison, ne veulent rater pour rien au monde : les poulettes qui foutent une branlée au coq.

Cette mode éphémère et terrible qui avait vu le jour vers la fin des années quatre-vingt — cette infection —, c’était les « combats de clodos ». Un petit malin en avait eu l’idée, et quand l’activité s’était révélée rentable, trois ou quatre entrepreneurs avaient sauté sur l’occasion et peaufiné le business. Le but du jeu était de trouver deux clodos et de leur filer trente dollars chacun pour qu’ils se bastonnent à telle heure et à tel endroit. L’endroit dont Hodges se souvenait le mieux était le parking sordide d’un strip-club infesté de morpions, le Bam Ba Lam, à l’est de la ville. Une fois que le rendez-vous était fixé, restait plus qu’à faire la pub (de bouche à oreille ; l’ère toute puissante d’Internet ne pointant pas encore à l’horizon en ces temps reculés) et faire payer vingt dollars le spectacle. Il devait y avoir plus de deux cents spectateurs à celui où Hodges et Pete Huntley avaient fait une descente, la plupart d’entre eux faisant monter les paris et s’insultant comme des putains de tarés. Il y avait des femmes aussi, certaines en tenues de soirée et couvertes de bijoux, qui jouissaient de voir ces deux poivrots de clodos se battre et se débattre, frapper, tomber, se relever, et gueuler des incohérences. La foule rigolait, vociférait, encourageait les deux concurrents.

Cette émission, c’est la même chose, sauf qu’il y a des pilules minceur et des compagnies d’assurances derrière pour dédramatiser le principe, ce qui fait dire à Hodges que les concurrents (car c’est bien ce qu’ils sont, même si le présentateur parle d’« invités ») repartent avec un peu plus de trente dollars et une bouteille de Night Train en poche. Et qu’il y a zéro flic prêt à faire une descente, car c’est tout aussi légal que la loterie nationale.

Quand le pugilat sera terminé, une féroce juge aux affaires familiales, drapée dans son habit de vertu impatientée, expédiera en public les demandes de divorce des médiocres avec une rage à peine dissimulée pour leur mesquinerie et leur stupidité. Puis viendra le tour du gros psychologue des familles qui fait pleurer ses invités (leur fait « franchir le mur du déni », comme il dit) et invite quiconque ose remettre en question ses méthodes à quitter le plateau. Hodges pense que le gros psy doit s’inspirer de vieilles vidéos d’entraînement du KGB.

Hodges carbure à cette merde télévisuelle haute en couleur tous les jours de la semaine, assis dans son La-Z-Boy avec l’arme de son père — celle que papa portait pendant ses patrouilles — posée sur la table basse à côté de lui. Il la ramasse toujours à plusieurs reprises pour regarder dans l’orifice du canon. Examiner ce tunnel obscur. Deux ou trois fois, il l’a glissée dans sa bouche, juste pour voir quelle sensation ça fait d’avoir un revolver chargé posé sur la langue et pointé vers le palais. S’y habituer, il imagine.

Si j’arrivais à boire, je pourrais penser à autre chose, se dit-il. Au moins pendant un an. Et si j’arrivais à penser à autre chose pendant deux ans, l’envie me passerait peut-être. Je pourrais me mettre au jardinage, ou à l’ornithologie, ou même à la peinture. Tim Quigley avait fait de la peinture en Floride. Dans un lotissement de flics retraités. D’après ce que les gens disaient, il s’était vraiment passionné pour la chose et avait même vendu quelques toiles au Venice Art Festival. Jusqu’à ce qu’il fasse une crise cardiaque. Après sa crise cardiaque, il était resté alité pendant huit ou neuf mois, paralysé de tout le côté droit. Plus de peinture pour Tim Quigley. Puis plus de Tim Quigley. Prends-toi ça.

La cloche retentit et, sans surprise, les deux demoiselles se jettent sur le maigrelet à la cravate improbable ; des ongles colorés fusent et des chevelures tout aussi colorées volent. Hodges tend une main vers le revolver, il a à peine le temps de l’effleurer qu’il entend la fente de la boîte aux lettres grincer et le courrier choir sur le sol de l’entrée.

De nos jours, avec les mails et Facebook, plus aucun courrier de grande importance n’arrive par la poste, mais il se lève quand même. Il va s’occuper de son courrier et laisser le Spécial Police de son père pour une autre fois.

2

Quand Hodges revient s’asseoir avec son petit tas de courrier à la main, le match de boxe est terminé et le présentateur est en train de faire ses adieux, promettant au public de TV Land que demain, il y aura des nains. De l’espèce physique ou mentale, ça il ne précise pas.

Il y a deux poubelles en plastique à côté du La-Z-Boy, une pour les bouteilles en verre et les canettes, l’autre pour les ordures ménagères. C’est là qu’atterrissent un prospectus de Walmart annonçant DES PETITS PRIX, une offre d’assurance décès adressée à NOTRE VOISIN PRÉFÉRÉ, une promotion de cinquante pour cent sur tous les DVD pendant une semaine seulement chez Discount Electronix, et un carton d’invitation « appelant le plus grand nombre » à voter pour un type qui se présente au conseil municipal. Hodges trouve qu’il ressemble au Dr Oberlin, le dentiste qui l’avait terrorisé quand il était gosse. Il y a aussi un catalogue des magasins Albertson et ça, Hodges le met de côté (couvrant momentanément l’arme de son père) car il est blindé de bons de réduction.

La dernière enveloppe semble être une véritable lettre — assez épaisse au toucher. Elle est adressée à Off. K. William Hodges (Ret.), 63 Harper Road. Il n’y a aucune adresse d’expéditeur. Dans le coin gauche de l’enveloppe où elle devrait normalement être indiquée se trouve son second smiley de la journée. Sauf que celui-ci n’a rien à voir avec le clin d’œil Walmart mais ressemble plutôt à une émoticône, avec ses grosses lunettes noires et ses dents blanches.

Ça réveille un souvenir en lui, et pas un bon.

Non, pense-t-il. Non.

Mais il éventre l’enveloppe si précipitamment qu’elle se déchire, déversant son contenu sur ses genoux : quatre pages dactylographiées en tout — pas tapées à la machine à écrire, mais dans une police qui y ressemble.

Cher Inspecteur Hodges.

Sans détourner son regard, il tend la main vers la table basse, renverse le catalogue Alberston au passage, promène ses doigts le long du revolver sans y prêter attention et saisit la télécommande. Il éteint la télé, coupant court aux remontrances de l’implacable juge aux affaires familiales, et reporte son attention sur la lettre.

3

Cher Inspecteur Hodges,

J’espère que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je vous appelle inspecteur, bien que vous soyez retraité depuis six mois. Je considère que si des juges incompétents, des politiciens véreux et des généraux stupides peuvent garder leur titre après leur retraite, il devrait en être de même pour l’un des officiers de police les plus décorés de la ville.

Alors va pour Inspecteur Hodges !

Monsieur (un autre titre que vous méritez, car vous êtes un véritable Chevalier de l’Ordre et de la Paix), je vous écris pour plusieurs raisons, mais je tiens tout d’abord à vous congratuler pour vos années de service, 27 en tant qu’inspecteur et 40 en tout. J’ai vu un bout de la cérémonie de départ à la télé (Channel 2 Accès Public, une ressource méconnue de beaucoup) et j’ai cru comprendre qu’une petite sauterie était organisée le lendemain au Raintree Inn, près de l’aéroport.

Je parie que ça devait envoyer comme cérémonie de départ !

Je n’ai bien évidemment jamais assisté à de telles « fiestas » mais je regarde beaucoup de séries policières, et bien que je reste persuadé que la plupart transfigurent quelque peu le quotidien de votre « clique de flics », on y voit ce genre de petites fêtes parfois (NYPD, The Wire, Homicide, etc., etc.), et j’aime à penser que c’est ainsi, EXACTEMENT, que les Chevaliers de l’Ordre et de la Paix disent « adieu » à l’un de leurs compatriotes. Et je pense que c’est en effet le cas, car j’ai également lu des « scènes de fêtes de départ » dans au moins deux livres de Joseph Wambaugh, et elles sont similaires à ce que l’on voit à la télé. Et il doit savoir ce qu’il dit, car lui aussi est un « Off. Ret. ».

J’imagine des ballons au plafond, beaucoup d’alcool et de discussions salaces, et surtout un paquet d’anecdotes à propos du Bon Vieux Temps et des vieux dossiers. Il y a probablement de la musique aussi, forte et dansante, et peut-être même une strip-teaseuse ou deux « agitant leurs plumes d’apparat ». Et il y a sûrement des discours, bien plus drôles et sincères que ceux que l’on entend dans les cérémonies officielles « costard-cravate ».

Comment je m’en sors ?

Pas mal, se dit Hodges. Pas mal du tout.

À en croire mes recherches, en tant qu’inspecteur vous avez littéralement résolu une centaine d’affaires, et de celles qui ont été fortement médiatisées par la presse (Les Chevaliers du Clavier, comme disait Ted Williams). Vous avez attrapé des Assassins, des Gangs, des Pyromanes et des Violeurs. Dans un article (publié de telle façon que sa sortie coïncide avec votre cérémonie de départ), votre coéquipier de longue date (Off. Peter Huntley, 1er Échelon) vous décrit comme quelqu’un travaillant à la fois « dans les règles de l’art et avec une intuition prodigieuse ».

Un beau compliment !

Si tout ça est vrai, et je pense que ça l’est, vous devriez déjà avoir compris que je suis l’un de ceux, très peu nombreux, que vous n’avez pas attrapés. Pour être tout à fait juste, je suis celui que la presse a choisi d’appeler

a) Le Joker

b) Le Clown

ou

c) Le Tueur à la Mercedes

Je préfère le dernier !

Je suis sûr que vous avez « tout donné », mais malheureusement (pour vous, pas pour moi), vous avez échoué. J’imagine que s’il y a bien un « crèminel » que vous auriez voulu attraper, Inspecteur Hodges, c’est l’homme qui a délibérément foncé dans la foule des demandeurs d’emploi du City Center l’année dernière, tuant huit personnes et en blessant bien plus. (Je dois dire que j’ai dépassé mes attentes les plus folles.) Étais-je dans un coin de votre tête quand ils vous ont remis cette plaque lors de la Cérémonie Officielle de Départ ? Étais-je dans un coin de votre tête quand vos petits camarades Chevaliers de l’Ordre et de la Paix vous rappelaient les fois (simple supposition ici) où d’autres crèminels ont été pris la main dans le sac, et les tours joués aux uns et aux autres dans ce bon vieux Poste de Police ?

Je suis sûr que oui !

Il faut que je vous dise à quel point j’ai pris mon pied. (Et je suis sincère.) Quand j’ai « appuyé sur le champignon » et que j’ai foncé sur la foule avec la Mercedes de cette pauvre Mrs Olivia Trelawney, j’ai eu la plus grosse « trique » de toute ma vie ! Et est-ce que mon cœur battait à 200 pulsations la minute ? « Un peu mon n’veu ! »

Un autre smiley à lunettes.

Je vais vous raconter quelque chose de « personnel », et si vous avez envie de rire, allez-y, parce que c’est assez drôle finalement (même si je pense surtout que ça montre à quel point j’ai été prudent). J’avais mis un préservatif ! Une « capote » ! Je craignais l’Éjaculation Spontanée, et les traces d’ADN qui auraient pu en résulter ! Bon, ça n’est pas arrivé. En revanche, je me suis souvent masturbé en y repensant : comment ils essayaient de s’enfuir mais ne pouvaient pas (ils était entassés comme des sardines), leurs visages terrifiés (c’était tellement drôle) et la façon dont j’ai été propulsé vers l’avant quand la voiture a « foncé » dans le tas. Si fort que la ceinture s’est bloquée. Bon sang, que c’était excitant.

Pour être tout à fait sincère, je n’étais sûr de rien. Je pensais qu’il y avait 50 % de chances que je me fasse « gauler ». Mais je suis un « optimiste invétéré » et je me prépare toujours au Meilleur et non au Pire. Le préservatif c’était « personnel », mais je parie que votre équipe médico-légale (je regarde aussi Les Experts) a dû être sacrément déçue de ne trouver aucune trace d’ADN sur le masque de clown. Ils ont dû se dire, « Zut ! Ce petit malin de crèminel devait porter un bonnet de douche en dessous ! »

Eh ben oui, justement ! Je l’ai même rincé à la JAVEL !

J’aime me remémorer le bruit sourd du choc, le craquement des os et la façon dont la voiture a rebondi sur ses amortisseurs quand j’ai roulé sur les corps. Pour la puissance et la souplesse, rien de tel qu’une Mercedes V12 ! Quand j’ai appris que l’une de mes victimes était un bébé, j’ai biché ! Supprimer une si jeune vie ! Ah ! Pensez à tout ce qu’elle a loupé ! Patricia Cray, repose en paix ! J’ai eu la maman aussi ! De la confiture de fraises dans un sac de couchage ! Rha, quel pied ! J’aime bien penser au type qui a perdu un bras aussi, et encore plus aux deux qui ont fini paralysés. L’homme, juste à partir de la taille, mais Martine Stover n’est plus qu’un « légume » à présent. Eux auraient sûrement PRÉFÉRÉ y passer ! Que dites-vous de ça, Inspecteur Hodges ?

Alors là, vous devez vraiment vous demander à quel genre de pervers malade et tordu vous avez affaire. Je peux pas vraiment vous en vouloir, mais ça se discute ! Je pense qu’énormément de gens se seraient amusés eux aussi, et c’est pour ça qu’ils aiment autant les livres et les films (et les séries télé, de nos jours) qui traitent de Torture, de Démembrement, etc., etc., etc. La seule différence, c’est que moi, je l’ai fait. Mais pas parce que je suis fou (que ce soit de folie ou de rage). Non, juste parce que je ne savais pas exactement ce que donnerait l’expérience, seulement qu’elle serait excitante, et que j’en garderais « un souvenir mémorable », comme on dit. La plupart des gens portent des Chaussures de Plomb depuis leur plus jeune âge et sont condamnés à les garder aux pieds toute leur vie. Ces Chaussures de Plomb, c’est ce qu’on appelle LA CONSCIENCE. Moi, je n’en ai pas, ce qui me permet de m’élever bien au-dessus du troupeau des Gens Normaux. Mais s’ils m’avaient attrapé, ce jour-là ? Eh bien, je suppose que si la Mercedes de Mrs Trelawney avait calé ou autre (peu probable étant donné qu’elle semblait très bien entretenue), la foule se serait jetée sur moi et m’aurait mis en pièces. Je savais que c’était un risque à prendre et cela m’excitait d’autant plus. Mais je ne pensais pas réellement qu’ils en seraient capables, parce que la plupart des gens sont des moutons et que les moutons ne mangent pas de viande. (Je me serais sûrement fait tabasser un peu, mais c’est pas une petite raclée qui me fait peur.) On m’aurait probablement arrêté puis traîné en justice, et j’aurais plaidé l’aliénation mentale. Peut-être même que je suis aliéné (l’idée m’a traversé l’esprit plus d’une fois), mais c’est une aliénation particulière. Bref, le vent a tourné en ma faveur et je m’en suis tiré.

Le brouillard m’a bien aidé !

Il y a autre chose dont je me souviens, je l’ai vu dans un film, cette fois. (Je me rappelle plus le titre.) Il y a un Tueur en Série très dégourdi et les flics (l’un d’eux est Bruce Willis à l’époque où il avait encore des cheveux) n’arrivent pas à le coincer au début du film. Alors Bruce Willis dit : « Il recommencera parce qu’il ne peut pas s’en empêcher et tôt ou tard il commettra une erreur et on le chopera. »

Ce qu’ils finissent par faire !

Mais ça marchera pas avec moi, Inspecteur Hodges, car je ne ressens absolument aucun besoin de recommencer. En ce qui me concerne, une fois a suffi. J’ai mes souvenirs et ils sont aussi nets qu’un son de cloche. Et puis aussi, le fait que les gens étaient terrifiés après ça, car ils étaient persuadés que j’allais recommencer. Vous vous souvenez de toutes les manifestations publiques qui ont été annulées ? Ce n’était pas la même partie de plaisir, mais c’était quand même « très amusant[1] ».

Donc vous voyez, nous sommes tous les deux des « Retraités ».

En parlant de ça, je n’ai qu’un seul petit regret, c’est de n’avoir pu assister à votre fête de départ au Raintree Inn et lever mon verre à votre santé, mon bon vieil inspecteur. Car vous avez vraiment « tout donné ». Et l’inspecteur Huntley aussi, d’ailleurs, mais à en croire les journaux et Internet, c’est vous qui jouiez en Ligue Majeure alors que lui était et restera toujours un joueur de niveau triple A. Je suis sûr que le dossier est toujours dans les Non Classés et qu’il ressort de temps en temps tous ces vieux dossiers pour les étudier, mais ça n’ira pas plus loin. Nous savons ça tous les deux, vous et moi.

Pour finir, puis-je vous faire part d’une Petite Inquiétude ?

Dans certaines séries (et dans un livre de Wambaugh aussi, je crois, mais c’était peut-être bien un James Patterson), la grande fête avec ballons, alcool et musique est souvent suivie d’une scène finale tragique. L’Officier rentre chez lui et s’aperçoit que sans son Insigne et son Arme, sa vie n’a plus aucun sens. Ce que je peux comprendre. Quand on y pense, qu’y a-t-il de plus triste qu’un Vieux Chevalier retraité ? Bref, l’Officier finit par se tirer une balle (avec son arme de service). J’ai fait des recherches sur Internet et découvert que ce genre de faits n’appartient pas qu’à la fiction. Ça arrive vraiment !

Il y a un taux de suicide extrêmement élevé chez les policiers retraités !

Dans la plupart des cas, les flics qui commettent cet acte terrible vivent seuls, sans personne à leurs côtés susceptible de déceler des Signes Avant-Coureurs. Beaucoup, comme vous, sont divorcés. Beaucoup ne vivent plus sous le même toit que leurs enfants adultes. Je pense à vous, Inspecteur Hodges, tout seul dans votre maison de Harper Road, et je m’inquiète. À quoi ressemble votre vie maintenant que « l’excitation de la chasse » est derrière vous ? Passez-vous beaucoup de temps devant la télé ? Probablement. Avez-vous tendance à boire davantage ? Possible. Est-ce que les heures passent plus lentement maintenant que votre vie est devenue si vide ? Souffrez-vous d’insomnies ? Seigneur, j’espère que non.

Mais j’ai bien peur que ce ne soit le cas !

Vous devriez vous trouver un hobby pour ne plus avoir à penser à « celui qui nous échappé ». Et au triste fait que vous ne m’attraperez jamais. Ce serait trop dommage que vous vous mettiez à penser que toute votre carrière ne fut qu’une perte de temps simplement parce que le gars qui a tué tant de Gens Innocents vous a « glissé entre les doigts ».

Je ne voudrais pas que vous vous mettiez à penser à votre arme.

Mais vous y pensez déjà, n’est-ce pas ?

« Celui qui nous a échappé » voudrait terminer sur une dernière petite pensée. La voici :

VA TE FAIRE FOUTRE, MINABLE !

Non, je déconne !

Très sincèrement vôtre,

LE TUEUR À LA MERCEDES

Dessous, encore une émoticône tout sourire. Et encore en dessous :

P-S ! Vraiment navré pour Mrs Trelawney, mais quand vous remettrez cette lettre à l’inspecteur Huntley, dites-lui de ne pas se fatiguer avec les photos que je suis sûr que la Police a prises pendant les obsèques. J’y étais, mais seulement dans ma tête. (J’ai une imagination débordante.)

P-P-S : Vous voulez garder contact ? Me donner vos « impressions » ? Essayez Sous le Parapluie Bleu de Debbie. Je vous ai même créé un compte : « kermitfrog19 ». Je ne répondrai peut-être pas mais « Allez, on sait jamais ».

P-P-P-S : J’espère que cette lettre vous a remonté le moral !

4

Hodges reste assis là. Deux minutes. Quatre minutes. Six, huit. Complètement immobile. La lettre à la main et le regard fixé sur le poster d’Andrew Wyeth accroché au mur. Enfin, il pose les pages sur la table basse et prend l’enveloppe à la place. Le cachet de la poste est celui de la ville, ce qui ne l’étonne guère. Son correspondant veut qu’il sache qu’il n’est pas loin. Ça fait partie de la rigolade. Comme dirait son correspondant…

C’est le jeu !

De nos jours, il existe de nouveaux composants chimiques et des systèmes de scanner informatiques extrêmement performants pour relever des empreintes, mais Hodges sait que s’il remet la lettre à la police scientifique, ils n’en trouveront aucune hormis les siennes. Ce type est fou mais son auto-analyse — petit malin de crèminel — est tout à fait exacte. Sauf qu’il a écrit crèminel et pas criminel, et qu’il l’a écrit deux fois. Et aussi…

Attends une minute, attends une minute.

Qu’est-ce que t’entends par quand je la remettrai ?

Hodges se lève, s’approche de la fenêtre, la lettre à la main, et regarde dehors, dans Harper Road. La petite Harrison passe en pétaradant sur sa mobylette. Elle est bien trop jeune pour conduire ce genre d’engin, quoi qu’en dise la loi, mais au moins elle porte un casque. La camionnette de Mister Délice passe en faisant tinter sa clochette ; quand il fait beau, il sillonne l’est de la ville entre la sortie des classes et le crépuscule. Une petite voiture électrique noire se traîne. Les cheveux grisonnants de la vieille derrière le volant sont enroulés dans des bigoudis. Ou est-ce que c’est un homme ? Ça pourrait très bien être un homme en robe avec une perruque. Les bigoudis seraient la petite touche finale…

C’est ce que le Tueur à la Mercedes autoproclamé (sauf qu’il avait raison, c’était la presse et les journaux télévisés qui l’avaient d’abord surnommé ainsi) veut te faire penser.

Mais non. Pas exactement.

Pas ce qu’il veut. Mais comment il veut que tu penses.

C’est le marchand de glaces !

Non, c’est l’homme travesti en femme dans la voiture électrique !

Mais non, c’est le type au volant du camion-citerne, ou le contractuel !

Comment rendre les gens paranoïaques… Eh bien, lâcher nonchalamment que tu ne connais pas seulement l’adresse de l’ex-détective, ça aide. Tu sais qu’il est divorcé, il suffit ensuite de présumer qu’il a un ou plusieurs enfants quelque part.

La pelouse. Elle a besoin d’un bon coup de tondeuse. Si Jerome ne se décide pas rapidement, se dit Hodges, il faudra que je l’appelle.

Un enfant ou des enfants ? Te leurre pas. Il sait que mon ex-femme s’appelle Corinne et que nous n’avons qu’un seul enfant : Alison. Il sait qu’elle a trente ans et qu’elle vit à San Francisco. Il sait aussi sûrement qu’elle mesure un mètre soixante-dix et qu’elle joue au tennis. Y a qu’à chercher sur Internet. De nos jours, tout est sur le Net.

La prochaine étape serait de remettre la lettre à Pete et sa nouvelle coéquipière, Isabelle Jaynes. C’est eux qui ont hérité du dossier Mercedes, ainsi que de deux ou trois autres affaires non résolues, quand Hodges a mis les voiles. Certains dossiers sont comme les ordinateurs, si on n’y touche pas, ils se mettent en veille. Cette lettre tirerait le dossier Mercedes de son sommeil, en vitesse.

Il retrace le parcours de la lettre dans sa tête.

De la boîte aux lettres au sol de l’entrée. Du sol de l’entrée au La-Z-Boy. Du La-Z-Boy à la fenêtre, où il aperçoit maintenant le camion de la poste revenir en sens inverse : Andy Fenster a fini sa tournée. D’ici à la cuisine, où la lettre atterrira dans un sac congélation totalement superflu, le genre avec une fermeture coulissante — parce que les vieilles habitudes sont difficiles à perdre. Ensuite, direction Pete et Isabelle. Puis de Pete à la police scientifique pour un agrandissement complet et une étude détaillée, qui viendront confirmer que le sac de congélation était superflu : pas d’empreinte, pas de poils, aucune trace ADN d’aucune sorte, du papier disponible dans tous les magasins Staples et Office Depot de la ville, et — enfin et surtout — une imprimante laser lambda. Ils seraient peut-être en mesure de déterminer quel genre d’ordinateur a été utilisé pour écrire la lettre (et encore, il n’en est pas vraiment sûr ; il n’y connaît rien en ordinateurs et quand il a un problème avec le sien, il s’adresse directement à Jerome, qui habite à portée de voix) et, le cas échéant, ils découvriraient qu’il s’agissait soit d’un Mac, soit d’un PC. Super.

De la police scientifique, la lettre reviendrait à Pete et Isabelle, qui ne tarderaient pas à convoquer toute la flicaille dans le même genre de symposium débile que l’on voit dans les séries policières de la BBC type Luther et Prime Suspect (que son correspondant psychotique adore sûrement). Avec la totale : grands tableaux blancs et agrandissements photos de la lettre, peut-être même un pointeur laser. Hodges aussi regarde ce genre de séries anglaises parfois, et il en est venu à se demander si Scotland Yard n’est pas, d’une manière ou d’une autre, passé à côté de ce vieux proverbe qui dit que trop de cuisiniers gâtent la sauce.

Le symposium de flics ne parviendrait qu’à une seule chose et Hodges se dit que c’est exactement ce que veut ce taré : avec une bonne douzaine d’inspecteurs présents, l’existence d’une telle lettre finirait inévitablement par être connue des médias. Le psychopathe ne dit sûrement pas la vérité quand il affirme qu’il n’éprouve absolument aucun besoin de recommencer, mais Hodges est tout à fait certain d’une chose : il a besoin que la presse parle de lui.

Y a des pissenlits qui commencent à pousser. Va falloir appeler Jerome. Et puis ça fait longtemps qu’il ne l’a pas vu. Un chouette gosse.

Il y a autre chose. Même si ce taré dit bien la vérité quand il prétend ne pas ressentir l’envie pressante de perpétrer une autre tuerie (peu probable mais pas totalement exclu), il témoigne toujours d’une fascination certaine pour la mort. Le message sous-jacent de la lettre ne saurait être plus clair : Finis-en une bonne fois pour toutes. T’y penses déjà alors passe à l’acte. L’acte final, soit dit en passant.

M’a-t-il vu jouer avec le Smith & Wesson de papa ?

Le mettre dans ma bouche ?

Hodges doit admettre que c’est fort probable ; il n’a jamais ne serait-ce que pensé à baisser les stores. Se sentant naïvement à l’abri dans son salon alors que n’importe qui peut utiliser une paire de jumelles. Et que Jerome pourrait le voir. Jerome débarquant à l’improviste pour s’enquérir des nouvelles tâches du jour : ce qu’il appelle facétieusement ses co’vées pou’ missié.

Sauf que si Jerome l’avait vu faire mumuse avec le vieux revolver, il aurait été terrorisé. Il aurait dit quelque chose.

Est-ce que Mr Mercedes se masturbe vraiment quand il repense à tous ces gens qu’il a écrasés ?

Au cours de toutes ces années passées dans les forces de police, Hodges a vu des choses dont il n’oserait parler à personne qui ne les aurait également vues. De tels souvenirs toxiques le poussent à croire que son correspondant pourrait très bien dire la vérité, tout comme il dit certainement la vérité quand il affirme ne pas avoir de conscience. Hodges a lu quelque part qu’il y a des puits si profonds en Islande que l’on peut y jeter des cailloux sans jamais les entendre faire plouf. Il pense que c’est pareil pour certaines âmes humaines. Des trucs comme les combats de clodos ne sont qu’à mi-profondeur de ces puits.

Il retourne à son La-Z-Boy, ouvre le tiroir de la table basse et en sort son téléphone portable. Il y range le Smith & Wesson à la place. Il compose le numéro d’urgence de la police et quand la réceptionniste lui demande en quoi elle peut lui être utile, Hodges dit : « Oh, mince ! J’ai appuyé sur la mauvaise touche. Désolé du dérangement.

— Pas de problème, monsieur », répond-elle avec un sourire dans la voix.

Pas de coups de fil pour le moment. N’entreprendre aucune action précipitée. Il faut qu’il réfléchisse.

Il faut vraiment, vraiment qu’il réfléchisse.

Hodges reste assis à regarder la télé, éteinte en plein milieu de l’après-midi pour la première fois depuis des mois.

5

Ce soir-là, il descend au Newmarket Plaza pour dîner au restaurant thaï. C’est Mrs Buramuk en personne qui le sert. « Pas voir vous depuis longtemps, agent Hodges. » Elle dit adent Hodse.

« Je cuisine moi-même depuis que je suis à la retraite.

— Laisser moi cuisine. Meilleur. »

Quand il redécouvre le Tom Yum Gang de Mrs Buramuk, il réalise à quel point il est dégoûté des steaks hachés à moitié cuits et des spaghettis à la sauce Newman’s Own. Et le Sang Kaya Fug Tong lui fait ressentir une profonde lassitude envers les gâteaux à la noix de coco Pepperidge Farm. Si je n’en reprends plus une seule tranche, se dit-il, je vivrai tout aussi vieux et mourrai tout aussi heureux. En accompagnement, il déguste deux Singha, et c’est la meilleure bière qu’il boit depuis sa fête de départ au Raintree Inn, qui s’était déroulée à peu près exactement comme l’avait décrite Mr Mercedes ; il y avait même eu une strip-teaseuse « agitant ses plumes d’apparat ». Et tout le reste aussi.

Est-ce que Mr Mercedes s’était tapi dans un coin de la pièce ? Comme avait coutume de dire Possible Possum : « C’est possible, Muskie, c’est possible. »

De retour chez lui, il s’installe dans son La-Z-Boy et reprend la lettre. Il sait quelle doit être la marche à suivre — s’il ne la remet pas à Pete Huntley, cela va sans dire — mais il sait aussi qu’après deux mousses, vaut mieux pas tenter le diable. Il remet donc la lettre dans le tiroir, par-dessus le Smith & Wesson (il ne s’est finalement pas embêté avec le sac congélation), et attaque une autre bière. Celle-ci n’est qu’une Ivory Special, la bière locale, mais elle est tout aussi savoureuse que la Singha.

Une fois sa bière descendue, Hodges allume son ordinateur, ouvre Firefox et tape Sous le Parapluie Bleu de Debbie. Le descriptif en dessous n’est pas très descriptif : Un réseau social intéressant pour des gens intéressants. Il envisage de poursuivre puis éteint l’ordinateur. Pas ça non plus. Pas ce soir.

Il a pris l’habitude de se coucher tard, ça lui fait moins d’heures passées à se tourner et se retourner dans son lit, se repassant de vieux dossiers et de malheureuses erreurs, mais ce soir il se couche tôt, et il sait qu’il s’endormira presque aussitôt. C’est un sentiment merveilleux.

Alors qu’il commence à sombrer, il repense à la façon dont la lettre anonyme de Mr Mercedes se termine. Ce dernier veut qu’il se suicide. Hodges se demande ce qu’il dirait s’il savait qu’au lieu de ça, il a redonné une raison de vivre à ce bon vieux ex-Chevalier de l’Ordre et de la Paix. Pour l’instant du moins.

Puis le sommeil s’empare de lui. Il a droit à six bonnes heures de repos avant que sa vessie ne le réveille. Il se traîne jusqu’à la salle de bains, se soulage, et retourne au lit pour trois heures de plus. Quand il se lève, le soleil perce à travers les fenêtres et les oiseaux gazouillent. Il met le cap sur la cuisine où il se prépare un petit-déjeuner complet. Il est en train de faire glisser deux œufs archifrits dans son assiette déjà débordante de bacon et de toasts quand il s’immobilise, saisi d’étonnement.

Quelqu’un est en train de chanter.

C’est lui.

6

La vaisselle du petit-déjeuner expédiée au lave-vaisselle, Hodges se rend dans son bureau pour passer la lettre au peigne fin. C’est quelque chose qu’il a bien dû faire des dizaines de fois par le passé, mais jamais seul ; quand il était flic, Pete Huntley avait toujours été là pour l’aider, et avant Pete, deux autres coéquipiers. La plupart étaient des lettres de menaces d’ex-maris (d’ex-femmes aussi, une ou deux fois). Aucun enjeu particulier dans celles-là. Certaines, des tentatives d’extorsion de fonds. Des lettres de chantage, aussi — une autre forme d’extorsion, pour ainsi dire. L’une d’elles avait été celle d’un kidnappeur fort peu imaginatif demandant une rançon dérisoire. Et enfin, trois — quatre avec celle de Mr Mercedes — celles d’assassins proclamant leur culpabilité. Deux d’entre elles relevaient clairement du fantasme. Et il se pouvait que l’autre ait été, ou pas, celle du tueur en série Turnpike Joe.

Et celle-ci, alors ? Vraie ou fausse ? Réalité ou fantasme ?

Hodges ouvre le tiroir de son bureau, en sort un bloc-notes à feuilles jaunes, arrache la liste des courses de la semaine dernière. Puis il pioche un stylo-bille Uni-Ball dans le pot à crayons à côté de son ordinateur. Il examine d’abord l’histoire du préservatif. Si le type dit vrai et qu’il en avait vraiment mis un, il était reparti avec… mais quoi de plus logique ? C’est qu’en plus du foutre, on pouvait y retrouver des empreintes. Hodges examine d’autres éléments : comment la ceinture s’était bloquée quand il avait chargé la foule, la façon dont la Mercedes avait rebondi quand il avait roulé sur les corps. Des trucs qu’on ne trouvait pas dans la presse mais qu’il avait tout aussi bien pu inventer. Il l’avait dit lui-même…

Hodges parcourt la lettre : « J’ai une imagination débordante. »

Il y avait en revanche deux détails qu’il ne pouvait pas avoir inventés. Deux détails dont les médias n’avaient pas été informés.

Sur le bloc-notes, en-dessous de VRAI ? Hodges écrit : BONNET DE DOUCHE. JAVEL.

Mr Mercedes était reparti en emportant le bonnet de douche, tout comme il était reparti avec le préservatif (pendouillant probablement encore au bout de sa queue, en supposant bien sûr qu’il y en ait vraiment eu un) mais Gibson, de la police scientifique, avait été formel : bonnet de douche il y avait eu, car Mr Mercedes avait laissé le masque de clown sur place et qu’on n’avait retrouvé aucun cheveu coincé dans l’élastique. Pas de doute non plus sur l’odeur de piscine javellisée anti-ADN. Il avait dû vider la bouteille.

Mais ce ne sont pas seulement les détails ; c’est le tout. L’assurance. Il n’y a pas une once d’incertitude dans cette lettre.

Il hésite un instant puis écrit : C’EST LUI.

Hésite encore. Raye LUI et rajoute CET ENCULÉ.

7

Ça fait longtemps qu’il n’a pas pensé comme un flic, et encore plus longtemps qu’il n’a pas fait ce genre de travail — un travail d’investigation particulier qui ne nécessite ni appareil photo, ni microscope, ni produit chimique —, mais une fois qu’il se met en selle, il se chauffe vite. Il commence par une liste de catégories :

PARAGRAPHES D’UNE PHRASE

MAJUSCULES

GUILLEMETS

STYLE SOUTENU

MOTS OU EXPRESSIONS INHABITUELS

POINTS D’EXCLAMATION

Il s’arrête là et relit la lettre dans son intégralité, depuis Cher Inspecteur Hodges jusqu’à J’espère que cette lettre vous a remonté le moral ! en tapotant son stylo contre sa lèvre inférieure. Puis il ajoute deux catégories sur la feuille de papier jaune déjà bien remplie.

MÉTAPHORES BASE-BALL (FAN ?)

CALÉ EN INFORMATIQUE (MOINS DE 50 ANS ?)

Mais il est loin d’en être certain. Les métaphores sportives sont devenues monnaie courante, surtout chez les politiques, et de nos jours, il y a bien des octogénaires sur Facebook et Twitter. Hodges lui-même a beau n’utiliser que douze pour cent des capacités de son Mac (selon Jerome), ça ne fait pas de lui un exemple. Mais il faut bien commencer quelque part et il se trouve que la lettre a un style jeune.

Il a toujours été doué pour ce genre de boulot : un don composé de bien plus de douze pour cent d’intuition.

Il a répertorié une bonne dizaine d’exemples dans la catégorie MOTS OU EXPRESSIONS INHABITUELS et en a entouré deux : compatriotes et Éjaculation Spontanée. À côté, il rajoute un nom : Wambaugh. Mr Mercedes est une merde, mais une merde intelligente qui lit des livres. Il a un vocabulaire riche et ne fait pas de fautes d’orthographe. Hodges voit bien Jerome lui dire : « Correcteur Automatique, mon pote. Allô, quoi ? »

OK, OK, de nos jours, n’importe quelle personne disposant d’un vérificateur d’orthographe automatique peut écrire comme un maître, mais Mr Mercedes a écrit Wambaugh, pas Wombough ou même Wombow, comme ça se prononce. Le simple fait qu’il ait pensé à mettre le gh muet suggère un niveau d’intelligence assez élevé. Sa lettre n’est peut-être pas du grand art, mais son écriture est bien meilleure que la plupart des dialogues dans des séries comme NCIS ou Bones.

Enseignement à domicile, école publique ou autodidacte ? Est-ce que ça importe vraiment ? Peut-être pas, mais peut-être bien.

« Expansif », dit-il à la pièce vide. Mais c’est plus que ça. « Extraverti. Ce type n’écrit pas pour lui. Il a appris avec les autres. Et pour les autres. »

Une déduction un peu hâtive mais que corroborent certains artifices de langage — ce STYLE SOUTENU. Je tiens tout d’abord à vous congratuler, écrit-il. Littéralement résolu une centaine d’affaires. Et — deux fois — Étais-je dans un coin de votre tête. Au lycée, Hodges était abonné aux A en littérature, puis aux B à la fac, et il se souvient très bien de cette figure de style : l’anaphore rhétorique. Est-ce que Mr Mercedes s’imagine que sa lettre sera publiée dans les journaux, qu’elle circulera sur Internet, que des citations seront reprises (non sans un certain respect) au JT de Channel Four News ?

« Un peu que tu l’imagines, dit Hodges. Y a un temps où tu lisais tes rédactions en classe. Et t’aimais ça. T’aimais être sous le feu des projecteurs. Pas vrai ? Quand je te choperai — si je te chope —, j’apprendrai que t’étais aussi bon que moi en littérature. » Peut-être même meilleur. Hodges ne se rappelle pas avoir jamais utilisé l’anaphore rhétorique, ou alors c’était par inadvertance.

Sauf qu’il y a quatre lycées publics en ville, et Dieu sait combien de privés. Sans parler des pensionnats, des écoles préparatoires, de l’Université publique et de l’Université catholique St. Jude. Plein de bottes de foin où pourrait se cacher une aiguille empoisonnée. En tablant sur le fait qu’il soit allé à l’école ici et pas à Phoenix ou Miami.

Et puis, il est malin comme un singe. La lettre est truffée de fausses pistes — les majuscules comme dans Chaussures de Plomb et Petite Inquiétude, les guillemets, l’utilisation abusive de points d’exclamation, les paragraphes d’une phrase. Si on lui demandait de fournir un échantillon de son écriture, Mr Mercedes n’inclurait aucune de ces figures de style. Hodges sait cela aussi bien qu’il sait que son propre premier prénom de malheur est Kermit : comme dans kermitfrog19.

Mais.

Ce trou-du-cul n’est pas aussi malin qu’il le croit. Car la lettre contient au moins deux vraies pistes, une brouillée et une limpide.

La première piste, la brouillée, est l’utilisation permanente des chiffres pour écrire les nombres : 27 au lieu de vingt-sept, 40 au lieu de quarante. 1er échelon au lieu de Premier Échelon. Il y a quelques exceptions (il a écrit un regret et pas 1 regret) mais Hodges pense que ce sont celles qui confirment la règle. Il se pourrait que ces nombres ne soient qu’une technique de camouflage de plus, ça il le sait, mais il y a de fortes chances pour que Mr Mercedes ne soit tout simplement pas conscient de cette habitude.

Si seulement je pouvais le faire entrer dans la salle d’interrogatoire 4 et lui faire écrire Quarante voleurs ont volé quatre-vingts bagues de fiançailles

Sauf que K. William Hodges ne remettra jamais les pieds dans une salle d’interrogatoire, pas même dans la SI4, qui avait été sa préférée — sa SI porte-bonheur comme il l’avait toujours pensé. Sauf s’il se fait pincer en train de manigancer tout seul dans son coin, alors il sera bon pour s’asseoir du mauvais côté de la table en métal.

Bon, OK. Alors Pete l’embarque dans une salle d’interrogatoire. Pete ou Isabelle, ou les deux. Ils lui demandent d’écrire Quarante voleurs ont volé quatre-vingts bagues de fiançailles. Et puis quoi ?

Et puis ils lui demandent d’écrire Les flics ont attrapé le criminel qui se cachait dans la ruelle. Sauf qu’ils devront marmonner le mot criminel. Parce que en dépit de toutes ses compétences, Mr Mercedes croit que le mot pour désigner un criminel est crèminel. Il croit peut-être aussi que le monde du crime est la crèminèlerie.

Ça n’étonnerait pas Hodges. Jusqu’à l’université, lui-même avait toujours cru que les îles Hébrides s’appelaient les îles Hybrides.

Je le saurai quand je te tiendrai, mon chaton, pense Hodges.

Il écrit le mot et l’entoure, encore et encore, l’encerclant. Tu seras le trou-du-cul qui appelle un criminel un crèminel.

8

Il fait le tour du pâté de maisons pour se vider la tête, saluant au passage les gens qu’il n’a pas vus depuis longtemps. Plusieurs semaines pour certains. Mrs Melbourne est en train de faire son jardin et quand elle le voit passer, elle l’invite à prendre une part de gâteau au café.

« Je commençais à m’inquiéter pour vous », dit-elle une fois qu’ils sont installés dans la cuisine. Elle a le regard vif et inquisiteur du corbeau qui vient de repérer un tamia fraîchement écrasé.

« J’ai du mal à m’habituer à la retraite. » Il prend une gorgée de café. Il est dégueu mais bien chaud.

« Il y a des gens qui ne s’y habituent jamais », dit-elle en le jaugeant de ses yeux perçants. Elle serait pas si mauvaise en salle 4, pense Hodges. « Surtout ceux qui ont exercé des métiers psychologiquement durs.

— Je tournais un peu en rond au début mais ça va mieux maintenant.

— Je suis contente de l’apprendre. Est-ce que ce gentil petit nègre travaille toujours pour vous ?

— Jerome ? Oui. »

Hodges sourit, il se demande comment réagirait Jerome s’il apprenait que quelqu’un du quartier l’appelle ce gentil petit nègre. Il dévoilerait sûrement ses dents blanches dans un grand sourire et s’exclamerait, Eh ouais, mon fwèwe ! Jerome et ses co’vées pou’ missié. Le regard déjà tourné vers Harvard. Princeton en second choix.

« Il se relâche, ajoute-t-elle. Ça commence à être la jungle chez vous. Un peu plus de café ? »

Hodges décline la proposition avec un sourire. Même brûlant, un mauvais café est un mauvais café.

9

De retour à la maison. Jambes qui picotent, la tête remplie de bon air frais et la bouche d’un goût de papier journal de fond de cage à oiseaux, cerveau carburant à la caféine.

Il va sur le site du journal de la ville et ouvre plusieurs articles sur le massacre du City Center. Ce qu’il recherche n’est pas dans le premier article, publié en une sous un titre-choc le 11 avril 2009, ni dans l’article bien plus complet du dimanche 12 avril. Ce qu’il recherche se trouve dans l’édition du lundi : une photo du volant de la voiture abandonnée du tueur. La légende se veut scandalisée : IL S’EST BIEN AMUSÉ. Au centre du volant, juste au-dessus du logo Mercedes, est collé un smiley jaune. Le genre avec lunettes de soleil et dents blanches.

Cet article avait fait enrager la police car les inspecteurs en charge de l’affaire à l’époque — Hodges et Huntley — avaient bien demandé aux médias de ne pas révéler l’existence de cette image. Le rédac’-chef, se rappelle Hodges, s’était confondu en excuses. Mauvaise communication, avait-il dit. Ça n’arrivera plus. Promis. Parole de scout.

« Erreur, mon cul, avait fulminé Pete. Ils tenaient une image capable de booster leurs ventes de merde et ils s’en sont servis, ces enculés ! »

Hodges agrandit l’image jusqu’à ce que le smiley jaune remplisse l’écran. La griffe du diable, se dit-il, style vingt-et-unième siècle.

Cette fois, ce n’est pas le commissariat de police qu’il appelle mais Pete Huntley lui-même. Son vieux coéquipier décroche à la seconde sonnerie. « Yo, vieux poto ! Comment ça se passe la retraite ? » Il a l’air vraiment content et ça fait sourire Hodges. Ça le fait se sentir coupable aussi, mais l’idée de reculer ne l’effleure même pas.

« Ça se passe, dit-il. Mais ta grosse bouille congestionnée me manque.

— Ouais, c’est ça. Et on a gagné la guerre en Irak.

— Je l’jure devant Dieu, Pete. Ça te dit qu’on rattrape le temps perdu autour d’une bouffe ? Tu choisis l’endroit, c’est moi qui régale.

— Bonne idée, mais j’ai déjà mangé aujourd’hui. Pourquoi pas demain ?

— Mon emploi du temps est archibooké, Obama devait passer pour qu’on discute du budget mais j’imagine que je peux reporter. Vu que c’est pour toi.

— Va te faire foutre, Kermit.

— Alors que tu me le fais si bien ? »

Leur badinage est un vieux refrain aux paroles simples.

« Pourquoi pas DeMasio’s ? T’as toujours aimé cet endroit.

— Va pour DeMasio’s. Midi ?

— OK.

— T’es sûr que t’as du temps pour une vieille pute comme moi ?

— Billy, demande même pas. Tu veux que je vienne avec Isabelle ? »

Non, il ne veut pas, mais il dit : « Si tu veux. »

Cette bonne vieille télépathie doit fonctionner encore un peu car après un bref silence, Pete dit : « On va peut-être rester entre hommes, pour cette fois.

— Comme tu veux, répond Hodges, soulagé. J’ai hâte.

— Moi aussi. C’était chouette de t’entendre, Billy. »

Hodges raccroche et regarde encore le smiley aux dents blanches. Il remplit l’écran.

10

Ce soir-là, assis dans son La-Z-Boy, il regarde les informations de vingt-trois heures. Il a l’air d’un fantôme trop gros dans son pyjama blanc. Son crâne luit doucement sous ses cheveux clairsemés. L’explosion de la plateforme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, où le pétrole continue de se déverser, fait les gros titres. Le présentateur dit que le thon rouge est en voie de disparition et qu’il faudra peut-être toute une génération à l’industrie de la pêche de la Louisiane pour se remettre d’un tel désastre écologique. En Islande, la fumée d’un volcan en activité (avec un nom que le présentateur transforme en quelque chose comme Eeja-fill-kull) foire toujours les communications aériennes transatlantiques. En Californie, la police annonce qu’elle pourrait enfin tenir une piste dans l’affaire du Grim Sleeper, le tueur en série. Aucun nom pour le moment mais le suspect (le crèminel, pense Hodges) est décrit comme étant « un Afro-Américain soigné de sa personne et s’exprimant bien ». Et maintenant, si seulement quelqu’un pouvait pincer Turnpike Joe. Sans parler d’Oussama Ben Laden.

Miss Météo promet un temps chaud et ensoleillé. Il est temps de sortir les maillots de bain.

« Ça, j’aimerais bien te voir en maillot de bain, ma chère », dit Hodges en éteignant la télé.

Il sort le colt du tiroir, le décharge tout en marchant vers sa chambre et le range dans le coffre avec son Glock. Ces deux ou trois derniers mois, le Victory .38 a pris beaucoup trop de place dans sa vie, mais ce soir, c’est à peine s’il s’en soucie. Il pense à Turnpike Joe, enfin pas vraiment ; à présent, Joe n’est plus son problème. Pas plus que le Grim Sleeper, l’Afro-Américain soigné de sa personne et s’exprimant bien.

Est-ce que Mr Mercedes est afro-américain, lui aussi ? Techniquement, c’est possible — personne n’avait rien vu à part le masque de clown, une chemise à manches longues et des gants jaunes rivés au volant — mais Hodges pense que non. Dieu sait qu’il y a un paquet d’Afro-Américains capables de meurtre dans cette ville mais il faut prendre en compte l’arme du crime. Le quartier dans lequel vivait la mère de Mrs Trelawney est majoritairement aisé et majoritairement blanc. Un homme noir rôdant autour d’une Mercedes SL500 se serait fait remarquer.

Enfin. Probablement. Les gens peuvent se montrer étonnamment peu observateurs. Mais son expérience pousse Hodges à penser que les gens riches ont tendance à être légèrement plus observateurs que la classe moyenne américaine, surtout quand il s’agit de leurs joujoux de valeur. Il n’irait pas jusqu’à dire qu’ils sont paranos, mais…

Un peu qu’ils le sont. Les riches peuvent être généreux, même ceux avec des convictions politiques à vous glacer le sang peuvent être généreux, mais la plupart d’entre eux ont leur propre conception de la générosité et au fond d’eux (jamais très loin), ils flippent toujours que quelqu’un leur vole leurs cadeaux et leur mange leur gâteau d’anniversaire.

Bon, soigné de sa personne et s’exprimant bien, alors ?

Hodges décide que oui. Aucune preuve solide mais c’est ce que la lettre laisse supposer. Mr Mercedes peut porter des costumes et travailler dans un bureau, comme il peut porter des jeans et des T-shirts Carharrt et équilibrer des pneus dans un garage, mais ce n’est pas un rustre. C’est peut-être pas un grand bavard — ces créatures-là savent se montrer prudentes dans tous les aspects de leur vie, y compris le bavardage inconsidéré — mais quand il parle, il est probablement clair et précis. Si vous étiez perdu et que vous lui demandiez votre chemin, il saurait vous donner de bonnes indications.

En se brossant les dents, Hodges pense : DeMasio’s. Pete veut qu’on mange chez DeMasio’s.

Aucun problème pour Pete, qui a toujours son insigne et son arme sur lui, et apparemment aucun problème pour Hodges quand ils en avaient discuté au téléphone parce qu’à ce moment-là, il avait pensé comme un flic et non comme un retraité qui pèse treize kilos de trop. Et il n’y aurait probablement aucun problème — en plein jour et tout — mais DeMasio’s est à la limite de Lowtown, qui n’est pas tout à fait un village de vacances. À un bloc à l’ouest du restaurant, au-delà du pont qui enjambe l’autoroute, la ville n’est plus qu’un terrain vague de parcelles inutilisées et d’immeubles abandonnés. On y vend de la drogue à tous les coins de rue, le trafic d’armes illégales est en plein essor et la pyromanie est le sport national. Cependant, le restaurant en lui-même — un excellent boui-boui italien — est un lieu sûr. Le patron a des relations, ce qui revient un peu au même que le Parking Gratuit au Monopoly.

Hodges se rince la bouche, retourne dans sa chambre et — DeMasio’s toujours en tête — s’arrête un instant, hésitant, devant le placard où est caché le coffre, derrière les cintres de pantalons et de chemises et les survêtements de sport qu’il ne met plus (il ne rentre plus que dans deux d’entre eux).

Le Glock ? Ou peut-être le Victory ? Le Victory est plus petit.

Aucun des deux. Son permis de port d’armes dissimulées est toujours valable mais il n’ira pas manger armé avec son ancien coéquipier. Ça le mettrait mal à l’aise, et il n’est déjà pas très à l’aise à l’idée de soutirer de l’information à Pete. Il se dirige donc vers sa commode, ouvre un tiroir et soulève une pile de sous-vêtements. Le Happy Slapper est toujours là, il y est depuis sa fête de départ.

Le Slapper fera l’affaire. Juste une petite précaution à prendre dans un quartier à haut risque.

Satisfait, il se met au lit et éteint la lumière. Il cale ses mains sous l’oreiller frais et pense à Turnpike Joe. Jusque-là, Joe a été chanceux, mais il finira par se faire coincer. Pas seulement parce qu’il continue de rôder autour des aires de repos mais aussi parce qu’il ne peut tout simplement pas s’arrêter de tuer. Il pense à Mr Mercedes qui a écrit : Mais ça ne marchera pas avec moi, Inspecteur Hodges, car je ne ressens absolument aucun besoin de recommencer.

Dit-il la vérité ou ment-il encore une fois, comme il ment avec ses MAJUSCULES, ses POINTS D’EXCLAMATION et ses PARAGRAPHES D’UNE PHRASE ?

Hodges pense qu’il ment — et peut-être qu’il se ment à lui-même autant qu’à K. William Hodges, Off. Ret. — mais là, tout de suite, alors que le sommeil commence à le gagner, ça lui est bien égal. Ce qui importe, c’est que le type se croie en sécurité. Il est d’une arrogance rare à ce sujet. Il n’a pas l’air de réaliser à quel point il s’est rendu vulnérable en écrivant une lettre à l’homme qui, jusqu’à sa retraite, était l’inspecteur responsable du dossier du City Center.

T’as besoin d’en parler, pas vrai ? Oui, mon chaton, t’en as besoin, mens pas à ton vieil oncle Billy. Et à moins que le site du Parapluie de Debbie ne soit qu’un leurre de plus, comme le sont tous ces guillemets, tu viens même de m’ouvrir une brèche dans ta vie. Tu veux parler. T’as besoin de parler. Et si tu pouvais me pousser à commettre l’irréparable, ce serait la cerise sur le gâteau, hein ?

Dans le noir, Hodges dit tout haut : « Je suis prêt à t’écouter. J’ai tout mon temps. Je suis retraité, après tout. »

Et c’est le sourire aux lèvres qu’il s’endort.

11

Le lendemain matin, Freddi Linklatter fume une Marlboro dehors, assise sur la plateforme de chargement. Sa veste Discount Electronix est posée à côté d’elle, soigneusement pliée, ainsi que sa casquette publicitaire DE. Elle est en train de parler d’une espèce de fanatique religieux qui lui est tombé dessus dans la rue. Y a toujours quelqu’un pour lui tomber dessus, et elle raconte toujours tout à Brady pendant la pause. En chapitres et en versets, car Brady est une bonne oreille.

« Alors il arrive et y me dit comme ça, Tous les homos vont en enfer, et y me file ce tract qui explique tout. Donc, je le prends, tu vois. Et là je vois une photo de deux pédés au petit cul moulé dans un tailleur-pantalon — sur la tête de Dieu — qui se tiennent la main devant une grotte remplie de flammes. Avec le diable ! Qui tient une fourche ! Je te jure, je déconne pas. Bon, j’essaie quand même de discuter avec lui, tu vois. Donc, je suis là et je lui dis, Faut vraiment que tu sortes ton nez du LaBittique ou je sais plus quoi, il est grand temps de lire quelques études scientifiques. Allô ? Les gays naissent gays ! Alors y dit, C’est tout simplement faux. L’homosexualité est un comportement social qui peut être évité. Non mais j’hallucine, quoi ! Sans déconner, c’est une blague ou quoi ? Sauf que je dis pas ça. Je lui dis, Mec, regarde-moi, regarde-moi bien. N’aie pas peur, vas-y ! Tu vois quoi ? je lui dis. Et avant qu’il déballe une autre de ses conneries, je dis, Tu vois un mec, c’est ça que tu vois. Sauf que Dieu a eu un moment de distraction et qu’il est passé au suivant en oubliant de me coller une bite. Et , y me dit… »

Brady arrive à la suivre — plus ou moins — jusqu’au LaBittique (elle veut dire le Lévitique, mais Brady n’est pas suffisamment intéressé par ce qu’elle dit pour la corriger) puis il la perd complètement, attentif juste ce qu’il faut pour lâcher un hmm-hmm ou deux à l’occasion. Ça ne le gêne pas vraiment, en fait. Au contraire, ça l’apaise, comme la musique qu’il écoute parfois sur son iPod quand il va se coucher. Freddi Linklatter est bien trop grande pour une fille ; avec son mètre quatre-vingt-cinq ou dix, elle domine largement Brady, et ce qu’elle dit est vrai : elle ressemble à une fille autant que Brady Hartsfield ressemble à Vin Diesel. Elle est fringuée d’un 501 coupe droite, de bottes de motard et d’un T-shirt blanc informe qui lui tombe sur les hanches, sans même le soupçon d’une paire de seins au travers. Ses cheveux noirs sont rasés à cinq millimètres du crâne. Elle ne porte ni boucles d’oreilles ni maquillage. Elle croit sûrement que le fond de teint Max Factor est un agent de maximisation des suçons.

Brady ponctue son monologue de ouais, hmmh-hmm et c’est clair, se demandant tout du long ce que le vieux flic a fait de sa lettre et si oui ou non il va essayer de le contacter sur le site du Parapluie de Debbie. Il sait qu’il a pris un risque en écrivant cette lettre, mais pas un très gros risque. Il a inventé une prose totalement différente de la sienne. Les chances pour que le vieux flic en tire quoi que ce soit d’intéressant sont très minces, voire inexistantes.

Le Parapluie de Debbie est légèrement plus risqué, mais si le vieux flic pense pouvoir le retrouver grâce au site, il n’est pas au bout de ses surprises. Le serveur est basé en Europe de l’Est, et là-bas, la protection de la vie privée c’est comme la propreté ici : c’est presque sacré.

« Alors y dit, Je vous jure que c’est vrai, dans notre église, y a plein de jeunes femmes chrétiennes qui pourraient vous montrer comment vous arranger, et si vous vous laissiez pousser les cheveux, vous pourriez être très jolie. Non, mais sérieux, t’y crois, toi ? Du coup, moi je réponds, Avec un peu de rouge à lèvres, toi aussi tu serais sacrément mignon. Enfile un blouson en cuir et un collier à clous et t’auras peut-être une chance de choper au Corral. Tirer ta première giclée sur “Tower of Power”. Alors là, ça le troue complètement et y me dit, Si c’est pour vous en prendre à moi personnellement… »

Et même si le vieux flic essayait de remonter la piste Internet, il faudrait d’abord qu’il remette la lettre à l’équipe scientifique, et Brady pense pas qu’il le fera. Pas tout de suite, en tout cas. Il doit forcément s’ennuyer comme un rat mort avec sa télé pour seule compagnie. Et son revolver, bien sûr, celui qu’il garde près de lui avec ses bières et ses magazines. Obsédé du revolver. Brady ne l’a jamais vraiment vu le mettre dans sa bouche mais il l’a surpris plusieurs fois avec l’arme à la main. Les gens heureux regardent pas la télé avec une arme sur les genoux.

« Alors je dis, Écoute, t’énerve pas. Mais dès que quelqu’un vient bousculer vos précieuses petites convictions, vous partez toujours au quart de tour. T’as déjà remarqué ça, chez les cathos et autres ? »

Non, jamais, mais il dit que oui.

« Sauf que celui-là, ben il m’a écoutée. Il m’a écoutée, bordel ! Et figure-toi qu’on a fini par aller prendre un café chez Hosseni’s Bakery. Où, difficile à croire, je te l’accorde, on a réussi à avoir un semblant de conversation. J’ai pas tellement foi en l’espèce humaine, mais de temps en temps… »

Brady est quasi sûr que sa lettre va requinquer le vieux flic, du moins au début. C’est pas pour rien qu’il a reçu toutes ces décorations et il saura certainement lire le message caché qui l’incite à se suicider, tout comme Mrs Trelawney s’est suicidée. Caché ? Pas tellement. C’était plutôt clair comme message. Brady pense que le flic va d’abord s’emballer. Mais quand ses petites recherches échoueront, la chute sera d’autant plus dure. Puis quand il mordra à l’hameçon du Parapluie de Debbie, à supposer qu’il y morde, ce sera du gâteau pour Brady.

Le flic doit penser, Si j’arrive à te faire parler, je pourrai t’appâter.

Sauf que Brady parierait qu’il n’a jamais lu Nietzsche ; Brady parierait que le vieux flic est plutôt du genre à lire John Grisham. S’il lit, bien sûr. Si tu regardes trop longtemps l’abîme, a écrit Nietzsche, l’abîme aussi regardera en toi. »

C’est moi l’abîme, vieux. Moi.

Le vieux flic représente très certainement un plus gros challenge que la pauvre Olivia Trelawney rongée par la culpabilité… mais réussir à la piéger avait été tellement jouissif que Brady n’a qu’une envie, recommencer. D’une certaine façon, pousser la Douce Livy à passer de l’autre côté l’avait plus fait bander que foncer dans tout ce tas de trous-du-cul sans emploi. Parce que ça avait demandé du génie. De la discipline. Ça avait demandé de l’organisation. Et le petit coup de main des flics n’avait pas fait de mal, non plus. Avaient-ils réalisé que le suicide de Douce Livy était en partie dû à leurs fausses déductions ? Huntley, sûrement pas ; jamais une telle possibilité traverserait sa caboche de flic zélé. Mais ce bon vieux Hodges… Lui doit se poser des questions. Quelques petites souris grignotant les fils électriques dans son cerveau de super-flic intelligent… Brady espère que oui. Sinon, il trouvera peut-être un moment pour le lui dire. Sous le Parapluie de Debbie.

Mais surtout, c’était lui. Brady Hartsfield. Il faut rendre à César ce qui appartient à César. Le City Center avait été un gros coup de gourdin. Pour Olivia Trelawney, il y avait été au scalpel.

« Tu m’écoutes ? » demande Freddi.

Il sourit. « J’avoue avoir perdu le fil une seconde, là. »

Ne jamais mentir quand on peut dire la vérité. La vérité n’est pas toujours bonne à dire, mais la plupart du temps, si. Il imagine sa réaction s’il lui disait, Freddi, c’est moi le Tueur à la Mercedes. Ou encore, Freddi, j’ai cinq kilos d’explosif maison dans le placard de mon sous-sol.

Elle le regarde comme si elle venait de lire dans ses pensées et pendant un instant, Brady ressent un certain malaise. Puis elle dit : « C’est tes deux boulots, mon pote. Ça va finir par t’user.

— Ouais, je sais, mais si je veux retourner à la fac, faut bien que je bosse. Et puis y a ma mère.

— La buveuse de rouge ? »

Il sourit. « Ma mère est plutôt vodka.

— Invite-moi, à l’occase, dit Freddi d’un air grave. Je la traînerai à une putain de réunion des AA.

— Ça marchera pas. Tu sais ce que disait Dorothy Parker, non ? Tu peux faire accéder une pute à la culture mais tu peux pas la faire réfléchir. »

Freddi hésite un instant puis rejette la tête en arrière et part d’un rire rauque de fumeuse de Marlboro. « Je sais pas qui est Dorothy Parker mais je m’en souviendrai de celle-là. » Elle se calme. « Non, mais sérieusement, pourquoi tu demandes pas à Frobisher de te donner plus d’heures ? Cet autre boulot que tu te tapes, c’est du pipi de chat.

— Je vais te dire, moi, pourquoi y demande pas plus d’heures à Frobisher », dit Anthony en arrivant sur la plateforme de chargement.

Anthony Frobisher est un jeune gars avec de grosses lunettes qui lui donnent un air de geek. L’air qu’ont la plupart des employés de Discount Electronix. Brady aussi est jeune, mais moins laid que Tones Frobisher. Ça ne veut pas dire qu’il est beau pour autant. Mais ça ne le dérange pas. Brady est disposé à s’accommoder de quelconque.

« Vas-y, balance », dit Freddi en écrasant sa cigarette. De l’autre côté de la plateforme de chargement, à l’arrière de l’entrepôt qui délimite le côté sud du centre commercial de Birch Hill, sont garées les voitures des employés (de vieux clous pour la plupart) ainsi que trois Coccinelle vert pétard. Celles-ci sont toujours rutilantes et ce matin, le soleil de fin de printemps scintille sur leurs pare-brise. Sur les portières, peint en bleu, il y a écrit, DES PROBLÈMES D’ORDINATEUR ? APPELEZ DISCOUNT ELECTRONIX, LA CYBER PATROUILLE !

« Circuit City est mort et Best Buy bat de l’aile, déclare Frobisher d’une voix professorale. Et Discount Electronix aussi bat de l’aile, de même qu’un certain nombre d’entreprises maintenues en survie artificielle grâce à la révolution numérique : les journaux, les maisons d’édition, les disquaires, la poste. Pour n’en citer que quelques-unes.

— Les disquaires ? demande Freddi en s’allumant une autre cigarette. C’est quoi un disquaire ?

— Hilarant, réplique Frobisher. J’ai un ami qui dit que les lesbiennes sont dépourvues de sens de l’humour…

— T’as des amis ? Waouh. Qui l’eût cru ?

— … mais apparemment, il se trompe. Si vous ne faites pas plus d’heures, c’est parce que le magasin ne vend plus que des ordinateurs. Et les pas chers fabriqués en Chine et aux Philippines. La grande majorité de notre clientèle n’est plus intéressée par les autres conneries que l’on vend. » Brady se dit qu’il n’y a que Tones Frobisher pour dire la grande majorité. « C’est en partie à cause de la révolution technologique, mais c’est aussi parce que… »

Freddi et Brady scandent à l’unisson : « … Barack Obama est la plus grosse erreur que ce pays ait jamais faite ! »

Frobisher les regarde avec amertume pendant un instant puis dit : « Bon, ça prouve que vous m’écoutez. Brady, tu finis à deux heures, c’est ça ?

— Oui, mon autre boulot commence à trois. »

Frobisher plisse l’énorme pif qu’il a au milieu de la figure pour montrer à Brady ce qu’il pense de son autre boulot. « J’ai cru entendre que tu voulais reprendre tes études ? »

Brady ne répond pas, il sait que quoi qu’il dise, ça risque d’être la mauvaise réponse. Anthony ne doit pas savoir que Brady ne l’aime pas. Le déteste carrément. Brady déteste tout le monde, même la pochetronne qui lui sert de mère, mais comme dit cette vieille chanson country : personne a besoin de le savoir pour le moment.

« T’as vingt-huit ans, Brady. Assez vieux pour plus être en couverture restreinte pour ton assurance automobile — ce qui est une bonne chose — mais peut-être un tout petit peu trop vieux pour te lancer dans une formation en ingénierie électrique. Ou en programmation informatique, d’ailleurs.

— Fais pas ton chieur, Frobishieur, dit Freddi.

— Si dire la vérité c’est faire son chieur, alors ainsi soit-il.

— Ouais, c’est ça, tu vas rentrer dans l’Histoire. Frobishieur le Gérant Diseur-de-Vérité de Discount Electronix. On parlera de toi dans les manuels scolaires.

— Moi, un peu de vérité me dérange pas, dit Brady doucement.

— Bien. Faire l’inventaire et l’étiquetage des DVD non plus, ça fait pas de mal. Au boulot. »

Brady hoche la tête avec bonhomie, se lève et frotte le fond de son pantalon pour en nettoyer la poussière. La remise de cinquante pour cent sur les DVD ne commence que la semaine prochaine ; la direction, dont le siège se trouve dans le New Jersey, a exigé que DE écoule tout son stock de DVD d’ici à janvier 2011. Cette gamme de produits, jadis rentable, a été mise au tapis par Netflix et RedBox. Bientôt, le magasin ne vendra plus que des ordinateurs de bureau (fabriqués en Chine et aux Philippines) et des écrans plats, que peu de gens ont les moyens de se payer en ces temps de profonde récession.

« Et toi, dit Frobisher en se tournant vers Freddi, t’as un dépannage à faire. » Il lui tend un bon de travail rose. « Une vieille qu’a l’écran bloqué. D’après ce qu’elle dit.

— Bien, mon capitan. Je vis pour servir. »

Elle se lève, fait le salut militaire et lui arrache des mains le bon de mission.

« Rentre ton T-shirt. Mets ta casquette : épargne à ta cliente la vue déplaisante de cette coupe de cheveux bizarre. Et roule pas trop vite. Chope une autre amende et la vie telle que tu la connais chez Discount Electronix est terminée. Ah, oui, et aussi, ramasse tes putains de mégots de cigarettes avant de partir. »

Il disparaît à l’intérieur avant qu’elle puisse lui rétorquer quoi que se soit.

« Étiquetage de DVD pour toi, mamie avec un clavier rempli de miettes de gâteaux pour moi », dit Freddi en sautant à terre et en mettant sa casquette. Elle plie négligemment le papier en deux et sans même jeter un coup d’œil à ses mégots de cigarettes, s’éloigne vers les Coccinelle. Elle prend tout de même le temps de s’arrêter pour se retourner vers Brady, les mains posées sur ses hanches inexistantes. « C’est pas du tout la vie que je m’imaginais avoir quand j’avais dix ans.

— Moi non plus », répond Brady calmement.

Il la regarde s’éloigner pour voler au secours d’une vieille sûrement en train de devenir dingue parce qu’elle n’arrive pas à télécharger sa recette préférée de tarte aux pommes sans pommes. Cette fois, Brady se demande ce que dirait Freddi s’il lui racontait à quoi ressemblait sa vie quand il était gosse. Quand il avait tué son frère. Et que sa mère avait couvert le crime.

Pourquoi elle l’aurait pas fait, d’abord ?

Après tout, c’était son idée à elle.

12

Pendant que Brady colle des étiquettes jaunes — 50 % sur des vieux DVD de Tarantino et que Freddi est partie dépanner Mme Vera Willkins à l’ouest de la ville (c’est son clavier, en fin de compte, qui était rempli de miettes de gâteaux), Bill Hodges quitte Lowbriar, la quatre-voies qui coupe la ville en deux et donne son nom à Lowtown, et tourne dans le parking adjacent à DeMasio’s, Ristorante Italiano. Pas besoin d’être Sherlock Holmes pour deviner que Pete est arrivé le premier. Hodges se gare à côté d’une Chevrolet grise banale à pneus noirs qui crie quasiment POLICE URBAINE sur tous les toits et descend de sa vieille Toyota, qui elle crie carrément VIEUX RETRAITÉ. Il pose la main sur le capot de la Chevrolet. Encore chaud. Pete le bat d’une courte longueur.

Il s’arrête un instant pour jouir de cette fin de matinée avec son soleil radieux et ses ombres découpées, regard tourné vers le pont qui enjambe la quatre-voies un peu plus bas. Il a été tagué à mort par les gangs et même s’il est désert à cette heure (midi c’est le moment du petit-déjeuner pour les plus jeunes citoyens de Lowtown), il sait que s’il mettait le pied là-dessous, la puanteur aigre de vin et whisky bon marché le saisirait. Des tessons de bouteilles brisées craqueraient sous ses pas. Dans le caniveau, d’autres bouteilles. Le genre petites en verre marron.

Mais tout ça, c’est plus son problème. Et puis, les profondeurs du pont sont désertes et Pete l’attend. Hodges pousse la porte du restaurant et quand Elaine, au comptoir, l’accueille avec le sourire et en l’appelant par son nom (bien qu’il ne soit pas venu depuis des mois — peut-être même un an), il est agréablement surpris. Bien sûr, Pete est installé sur l’une des banquettes, lui faisant déjà signe de la main, et c’est sûrement lui qui lui a rafraîchi la mémoire, comme disent les avocats.

Hodges lève la main en retour et quand il arrive à hauteur de la banquette, Pete est déjà debout, bras grands ouverts pour une étreinte fraternelle. Ils se tapent dans le dos le nombre de fois requis puis Pete lui dit qu’il a bonne mine.

« Tu connais les trois Âges de l’Homme ? » demande Hodges.

Pete secoue la tête, arborant un large sourire.

« L’enfance, l’âge adulte et t’as une putain de bonne mine. »

Pete éclate de rire et demande à Hodges ce que dit une blonde quand elle ouvre un paquet de Cheerios. Hodges dit qu’il ne sait pas. Pete ouvre de grands yeux écarquillés et dit : « Oh ! Regarde toutes ces mignonnes petites graines de donuts ! »

À son tour, comme le veut la coutume, Hodges éclate de rire (bien qu’il ait déjà entendu des Blagues de Blondes plus spirituelles), et une fois débarrassés des civilités, ils s’assoient. Un serveur approche — pas de serveuse chez DeMasios’, seulement des vieux messieurs en tabliers immaculés noués bien haut autour de leurs étroites poitrines de poulets — et Pete commande un pichet de bière. De la Bud Lite, pas de l’Ivory Special. Quand elle arrive, Pete lève son verre.

« À toi, Billy, et à la vie après le travail.

— Merci. »

Ils trinquent et boivent. Pete demande des nouvelles d’Allie et Hodges des enfants de Pete. Leurs épouses, toutes deux de la catégorie des ex-, sont évoquées (comme pour se prouver mutuellement — et à eux-mêmes — qu’ils n’ont pas peur d’en parler) puis bannies de la conversation. La commande est enregistrée. Quand les plats arrivent, ils ont eu le temps de passer en revue les petits-enfants de Pete et d’analyser les chances de victoire des Indians de Cleveland, qui se trouve être l’équipe de ligue majeure la plus proche. Pete a pris des raviolis, Hodges des spaghettis à l’ail et à l’huile d’olive, comme toujours quand il vient ici.

La moitié de ces bombes caloriques ingurgitées, Pete sort un bout de papier de sa poche de chemise et, non sans cérémonie, le pose à côté de son assiette.

« C’est quoi ? demande Hodges.

— La preuve que mon sixième sens de détective est toujours aussi aigu. Je t’ai pas vu depuis cette soirée de débauche au Raintree Inn — ma gueule de bois a duré trois jours, au passage — et je t’ai parlé, quoi, deux, trois fois ? Et d’un coup, bim, tu veux qu’on mange ensemble. Est-ce que ça m’étonne ? Non. Est-ce que je flaire une intention cachée ? Oui. Alors, voyons un peu si j’ai raison. »

Hodges hausse les épaules. « Tu sais ce qu’on dit. Le remède à l’ennui c’est la curiosité, mais la curiosité, elle, est sans remède. »

Pete Huntley sourit largement, et quand Hodges se penche pour attraper le bout de papier, il pose la main dessus. « Non non non. Il faut que tu le dises. Fais pas ton timide, Kermit. »

Hodges soupire et énumère quatre dossiers en comptant sur ses doigts. Quand il a fini, Pete pousse le bout de papier vers lui. Hodges l’ouvre et lit :

1. Davis

2. Le Violeur du Parc

3. Les Prêteurs sur gages

4. Le Tueur à la Mercedes

Hodges fait mine d’être vaincu. « Vous m’avez eu, shérif. Mais ne te sens pas obligé de me dire quoi que ce soit. »

Pete redevient sérieux. « Bon sang, si t’étais pas un minimum curieux de savoir ce que sont devenus les dossiers non classés depuis que t’as jeté l’éponge, je serais déçu. Je me faisais… un peu de souci pour toi.

— J’ai pas envie de fourrer mon nez dans ce qui me regarde plus. »

Hodges est légèrement stupéfait de la facilité avec laquelle cet énorme bobard est sorti.

« Ton nez de Pinocchio ?

— Non, vraiment, tout ce que je demande c’est une petite mise à jour.

— Ravi de pouvoir aider. Alors, Donald Davis, pour commencer. Tu connais le scénario. Il foire tous les business qu’il monte, le dernier en date étant les Voitures de Collection Davis. Le type est tellement tout le temps sous l’eau qu’il devrait s’appeler Capitaine Nemo. Deux ou trois pépettes sous le bras.

— Trois quand je suis parti », dit Hodges en retournant à ses pâtes.

Il n’est pas venu ici pour entendre parler de Donald Davis, ou du Violeur du Parc, ni même du gars qui braque des prêteurs sur gages et des magasins d’alcool depuis quatre ans ; tout ça, c’est du camouflage. Mais ça l’intéresse quand même.

« Sa femme en a assez des dettes et des pépettes. Elle est en train de s’occuper du divorce quand la voilà qui disparaît. Une histoire vieille comme le monde. Il déclare sa disparition et sa faillite le même jour. Donne quelques interviews télé et verse un seau de larmes de crocodile. On sait qu’il l’a tuée, mais sans le corps… » Il hausse les épaules. « T’étais là pour les entrevues avec Diana la Dinde. » Il parle du procureur.

« Toujours pas possible de la convaincre de l’inculper ?

— Pas de corps, pas de chef d’inculpation. Les flics de Modesto n’avaient aucun doute sur la culpabilité de Scott Peterson mais ils n’ont pu l’inculper qu’une fois les corps de sa femme et de son fils retrouvés. Tu le sais aussi bien que moi. »

Hodges le sait, en effet. Lui et Pete ont beaucoup discuté de l’affaire Scott et Laci Peterson pendant leur enquête sur la disparition de Sheila Davis.

« Mais devine quoi ? On a trouvé du sang dans leur chalet d’été près du lac. » Pete s’interrompt pour l’effet, puis lâche la bombe : « Celui de madame. »

Hodges se penche en avant, oubliant temporairement son assiette. « Quand ça ?

— Y a un mois.

— Et tu m’as rien dit ?

— Je te le dis maintenant. Parce que tu me le demandes. Les recherches continuent. La police de Victor County est en charge de l’affaire.

— Est-ce que quelqu’un l’a vu là bas avant la disparition de Sheila ?

— Oh, que oui. Deux gamins. Davis dit qu’il ramassait des champignons. Pourquoi pas des asperges sauvages ? Tu parles d’un Euell Gibbons à la noix ! Quand ils trouveront le corps — s’ils le trouvent — ce bon vieux Donnie Davis pourra arrêter d’attendre que les sept ans requis soient écoulés pour qu’elle soit déclarée morte et toucher l’assurance. » Pete est tout sourire. « Pense à tout le temps qu’il gagnera.

— Et le Violeur du Parc ?

— C’est qu’une question de temps. On sait qu’il est blanc, on sait qu’il a la vingtaine, et on sait qu’il a un léger penchant pour les chattes de bourgeoises bien entretenues.

— Vous avez sorti les appâts ? Tu sais qu’il sort quand il fait beau.

— C’est ce qu’on fait, et on va l’avoir.

— Ce serait chouette si vous pouviez le coincer avant qu’il viole une autre quinquagénaire à la sortie du travail.

— On fait de notre mieux. »

Pete a l’air légèrement contrarié, et quand le serveur rapplique pour leur demander si tout se passe bien, il le renvoie d’un geste de la main.

« Je sais, dit Hodges, le ton rassurant. Le Braqueur des Prêteurs sur gages ? »

Pete retrouve le sourire. « Young Aaron Jefferson.

— Hein ?

— C’est son nom. Il se faisait appeler Y. A. quand il jouait dans l’équipe de football de City High. Tu sais, comme Y. A. Tittle. Sauf que sa copine — aussi la mère de son gamin de trois ans — nous a dit qu’il appelait Tittle Tété. Quand on lui a demandé s’il plaisantait ou s’il était sérieux, elle a dit qu’elle n’en avait aucune idée. »

Encore une histoire vieille comme le monde, si vieille qu’elle pourrait être tirée de la Bible… d’ailleurs, peut-être que la Bible en contient une version quelconque. « Laisse-moi deviner. Il enchaîne les braquages…

— Quatorze à son actif. Avec son fusil à canon scié, comme Omar dans The Wire.

— … et avec sa chance de cocu, il s’en sort à tous les coups. Puis il trompe la gosse qui lui sert de copine. Ça la rend furax et elle le balance. »

Pete pointe du doigt son vieux coéquipier. « En plein dans le mille. Et la prochaine fois que Young Aaron s’amène chez un prêteur sur gages ou à un comptoir d’encaissement de chèques, on aura de l’avance sur lui, et alors “la nuit nous appartient”, mon pote.

— Pourquoi attendre ?

— Encore à cause de la proc’, dit Pete. Si Diana la Dinde te demande de lui cuisiner un steak à point et que tu te pointes avec un steak saignant, elle le renvoie en cuisine illico.

— Mais vous le tenez.

— J’te parie de nouveaux pneus à bandes blanches que Y. A. passe l’été à la prison du comté et Noël à la prison fédérale. Ça prendra peut-être plus de temps pour Davis et le Violeur du Parc mais on les aura. Tu veux un dessert ?

— Non. Oui. » Au serveur : « Vous faites toujours le baba au rhum ? Celui au chocolat noir ? »

Le serveur prend l’air offensé. « Oui, monsieur. Évidemment.

— Je vais en prendre une part, alors. Et un café. Pete ?

— Non, ça ira, je vais terminer la bière. » Sur quoi, il se sert un dernier verre. « T’es sûr que c’est une bonne idée, le dessert, Billy ? On dirait que t’as pris un peu de poids depuis la dernière fois, non ? »

C’est vrai. Depuis qu’il est à la retraite, Hodges ne se prive pas, mais c’est seulement depuis quelques jours qu’il apprécie vraiment ce qu’il mange. « Je pense me mettre aux Weight Watchers. »

Pete acquiesce. « C’est vrai ? Et moi je vais me faire moine.

— Va t’ faire foutre. Et le Tueur à la Mercedes ?

— On interroge toujours le voisinage de Trelawney — Isabelle y est, d’ailleurs — mais je serais étonné qu’elle ou un autre découvre quoi que ce soit de nouveau. Y a pas une porte à laquelle on a pas déjà frappé une demi-douzaine de fois. Le type a volé le traîneau de luxe de Trelawney, il est sorti du brouillard, il a fait son business, puis il est reparti dans le brouillard et a abandonné la caisse… point barre. Oublie Monchieur Y. A. Tété, c’est le mec à la Mercedes qu’a une vraie chance de cocu. S’il avait fait sa petite cascade ne serait-ce qu’une heure plus tard, y aurait eu des flics partout. Pour contrôler la foule.

— Je sais.

— Tu crois qu’il le savait, lui ? »

Hodges hausse les épaules pour montrer son incertitude. Si lui et Mr Mercedes engagent la conversation sur le site du Parapluie Bleu, peut-être qu’il lui demandera.

« Ce connard d’assassin aurait pu perdre le contrôle de la voiture et se foutre en l’air, mais non. Voiture allemande : les meilleures d’après Isabelle. Quelqu’un aurait pu sauter sur le capot et lui boucher la vue, mais non. L’un des plots en acier auxquels était accroché le ruban jaune aurait pu se coincer sous la voiture, mais ça n’est pas arrivé non plus. Et quand il a garé la bagnole derrière l’entrepôt, quelqu’un aurait pu le voir sortir sans son masque, mais non, y avait personne.

— Il était cinq heures vingt du matin, fait remarquer Hodges, et même à midi, cette zone aurait été quasiment aussi déserte.

— Ouais, la récession, maugrée Pete. Je sais, je sais. J’imagine que la moitié des gens qui bossaient dans ces entrepôts étaient au City Center ce jour-là, à attendre qu’ouvre cette putain de foire à l’emploi. Un peu d’ironie, c’est bon pour la circulation sanguine.

— Rien de nouveau, donc ?

— Le calme plat. »

Le dessert de Hodges arrive. Il sent bon et est encore meilleur.

Le serveur parti, Pete se penche vers Hodges. « Mon plus grand cauchemar, c’est qu’il recommence. Qu’une autre brume nous arrive du lac et qu’il recommence. »

Il dit qu’il ne le fera pas, pense Hodges en s’enfournant une grosse cuillerée de délicieux gâteau dans la bouche. Il dit qu’il n’en ressent absolument aucun besoin. Qu’une fois a suffi.

« Ça ou autre chose, dit-il.

— On s’est disputés avec ma fille, en mars. Méchamment disputés. Je ne l’ai pas vue de tout le mois d’avril. Elle a sauté tous ses week-ends.

— Ah bon ?

— Ouais. Elle voulait aller à une compétition de pom-pom girls. Bring the Funk, je crois que ça s’appelait. Pratiquement tous les lycées de l’État y participaient. Tu te souviens, Candy a toujours été une pom-pom girl acharnée ?

— Ouais, bien sûr », répond Hodges.

Non, il ne s’en souvenait pas.

« Quand elle avait quatre ou cinq ans, on pouvait pas lui faire enlever sa mini-jupe plissée. Deux mamans avaient prévu d’accompagner les filles. Et j’ai dit non à Candy. Tu sais pourquoi ? »

Bien sûr qu’il sait pourquoi.

« Parce que ça se passait au City Center, voilà pourquoi. Je pouvais pas m’empêcher d’imaginer la centaine de petites midinettes en mini-jupe et leurs mères agglutinées devant les portes fermées, au crépuscule cette fois. Mais tu sais que la brume se lève aussi le soir. Je voyais cet enculé leur foncer dessus avec une autre Mercedes volée — ou un Hummer, pourquoi pas — et les gamines et leurs mamans rester plantées là comme des biches prises dans le pinceau des phares. Alors j’ai dit non. Si tu l’avais entendue me hurler dessus, Billy. Mais j’ai quand même dit non. Elle m’a pas adressé la parole pendant un mois et elle me parlerait toujours pas si Maureen l’y avait pas emmenée. J’ai dit à Mo qu’y avait pas moyen, qu’elle avait pas intérêt à le faire, et elle m’a dit, c’est pour ça que j’ai divorcé, Pete, parce que j’en ai eu assez de t’entendre dire pas moyen et t’as pas intérêt. Et bien sûr, il ne s’est rien passé. »

Il termine sa bière et se penche à nouveau vers Hodges.

« J’espère qu’y aura plein de monde avec moi quand on le chopera. Si je le coince tout seul, je suis capable de le tuer rien que pour m’avoir mis ma fille à dos.

— Alors pourquoi espérer qu’y ait plein de monde ? »

Pete réfléchit à ce que Hodges vient de dire puis sourit lentement. « C’est pas faux.

— Ça t’arrive de repenser à Mrs Trelawney ? »

Hodges pose la question de manière détachée mais il a beaucoup repensé à Olivia Trelawney depuis que cette lettre a atterri sur le sol de sa cuisine. Et même avant ça. À plusieurs reprises au cours de cette période de retraite grise, il a même rêvé d’elle. Ce long visage — ce visage de chien battu. Le genre de visage qui semble dire personne ne me comprend et le monde entier est contre moi. Tout cet argent et malgré tout incapable de s’estimer heureuse, ne serait-ce que de pouvoir jouir d’une liberté financière totale. Ça faisait des années que Mrs T. n’avait plus à tenir ses comptes ou à craindre d’entendre sur son répondeur des messages d’agents de recouvrement, mais elle ne savait faire que se plaindre, tenant une interminable liste de coiffeurs incompétents et de serveurs impolis. Mrs Trelawney et ses robes à encolure bateau informes, lesdits bateaux semblant toujours tanguer quelque peu sur bâbord ou sur tribord. Ses yeux humides semblant toujours au bord des larmes. Personne ne l’avait aimée, la Trelawney, pas plus Kermit William Hodges, inspecteur de 1re Division que les autres. Et personne n’avait été surpris quand elle s’était suicidée, pas même l’inspecteur Hodges. La mort de huit personnes — sans parler du nombre bien supérieur de blessés — devait peser lourd sur une conscience.

« Comment ça, repenser à elle ? demande Pete.

— Je veux dire, peut-être qu’elle disait la vérité, après tout. À propos des clés. »

Pete lève les sourcils. « Elle pensait dire la vérité. Tu le sais aussi bien que moi. Elle s’en était tellement persuadée elle-même qu’elle aurait pu passer au détecteur de mensonges sans problème. »

C’est vrai. Olivia Trelawney n’avait représenté une surprise pour personne. Dieu sait qu’ils en avaient vu des gens comme elle. Les criminels de carrière se comportaient en coupables même quand ils n’avaient pas commis le ou les crimes pour lesquels on les interrogeait parce qu’ils savaient très bien qu’ils étaient coupables de quelque chose. Les citoyens honnêtes, eux, ne pouvaient tout simplement pas y croire, et lorsque l’un d’entre eux se faisait interroger avant la mise en accusation, c’était rarement, Hodges le sait, pour un crime à main armée. Non, ça avait généralement à voir avec une voiture. Je croyais que c’était un chien que j’avais écrasé, ils vont te dire, et peu importe ce qu’ils auront vu dans leur rétroviseur après l’horrible double choc, ils y croiront dur comme fer.

Juste un chien.

« Je me pose quand même la question, dit Hodges, espérant avoir l’air pensif plutôt qu’insistant.

— Bill, t’as vu ce que j’ai vu. Et si jamais t’as besoin d’une remise à niveau, passe voir les photos quand tu veux.

— J’imagine que t’as raison. »

Les premières notes de « Une nuit sur le mont Chauve » retentissent en provenance de la veste en tweed Men’s Warehouse de Pete. Il en sort son téléphone portable, regarde le numéro et dit : « Faut que je réponde. »

Hodges lui fait un signe de la main : je t’en prie.

« Allô ? » Pete écoute. Ses yeux s’agrandissent, il se lève si brusquement que la table se renverse presque. « Quoi ? »

Les gens se sont arrêtés de manger pour le regarder. Hodges l’observe avec intérêt.

« Ouais… ouais ! J’arrive tout de suite. Quoi ? OK, OK. Vas-y, m’attends pas. »

Il raccroche et se rassoit. Tout d’un coup, tous ses sens sont en éveil et à cet instant précis, Hodges l’envie amèrement.

« Je devrais manger avec toi plus souvent, Billy. T’es mon porte-bonheur, tu l’as toujours été. On en parle et ça arrive !

— Qu’est-ce qui arrive ? »

Pensant, C’est Mr Mercedes. Et ce qu’il se dit ensuite est à la fois ridicule et pathétique : Il était censé être à moi.

« C’était Izzy. Elle vient de recevoir un appel d’un lieutenant de police de Victory County. Un garde-chasse a repéré des ossements dans une carrière il y a à peine une heure. La carrière se trouve à moins de trois kilomètres de la maison de vacances de Donnie Davis, et devine quoi ? Il semblerait que les ossements portent des lambeaux de robe. »

Il brandit sa main par-dessus la table. « Tape-m’en cinq, mec. »

Pete range son téléphone dans la poche déformée de son veston et en ressort son porte-monnaie. Hodges secoue la tête, ne se faisant absolument aucune illusion sur ce qu’il ressent : du soulagement. Un énorme soulagement. « Non, c’est moi qui paye. Tu dois pas retrouver Isabelle, toi ?

— Si.

— Alors file.

— OK. Merci pour le repas.

— Une dernière chose. Du nouveau à propos de Turnpike Joe ?

— Police d’État, ça, dit Pete. Et les Pédéraux maintenant. Je leur laisse. D’après ce que je sais, ils n’ont rien. Ils attendent qu’il recommence et comptent sur un coup de chance. » Il regarde sa montre.

« Vas-y, vas-y. »

Pete commence à partir, s’arrête, fait demi-tour et dépose un gros baiser sur le front de Hodges. « C’était chouette de te voir, mon chéri.

— Dégage, lui dit Hodges. Les gens vont croire qu’on est ensemble. »

Pete fout le camp avec un grand sourire sur la figure et Hodges repense au petit surnom qu’ils avaient l’habitude de se donner autrefois : Les Chiens du Ciel[2].

Il se demande si son flair à lui est toujours aussi aiguisé aujourd’hui.

13

Le serveur revient pour demander s’il y aura autre chose. Hodges commence par dire non puis se rétracte et commande un autre café. Il a envie de profiter un peu plus, de savourer pleinement sa double satisfaction : ce n’était pas Mr Mercedes et c’était bien Donnie Davis, ce fils de pute moralisateur qui avait assassiné sa femme puis constitué un fonds de réserve chez son avocat pour récompenser quiconque aurait des informations pouvant aider à la localiser. Parce que, Seigneur Dieu, il l’aimait tellement, et tout ce qu’il souhaitait c’était qu’elle rentre à la maison pour qu’ils puissent tout recommencer comme avant.

Il a aussi besoin de réfléchir à Olivia Trelawney. Et à la Mercedes volée d’Olivia Trelawney. Qu’elle ait été volée, personne n’en a jamais douté. Mais en dépit de toutes ses protestations, personne n’a jamais douté qu’elle ait rendu le vol possible.

Hodges se rappelle un dossier dont leur avait parlé Isabelle Jaynes, alors fraîchement débarquée de San Diego pour les aider à avancer sur la participation involontaire de Mrs Trelawney au massacre du City Center. Dans l’histoire d’Isabelle, il s’agissait d’une arme. Elle et son coéquipier s’étaient rendus au domicile d’une famille où un garçon de neuf ans avait tiré sur sa petite sœur de quatre ans et l’avait tuée. Les gosses étaient en train de jouer avec un pistolet automatique que leur père avait laissé traîner sur son bureau.

« Le père n’a pas été mis en accusation mais c’est quelque chose qui le hantera toute sa vie, avait-elle dit. Attendez de voir, ça va nous donner le même genre de chose avec Mrs Trelawney. »

C’était un mois, peut-être moins, avant que la dénommée Trelawney n’avale les cachets et personne au sein de l’équipe chargée de l’enquête n’en avait eu grand-chose à foutre. Pour eux — pour Hodges —, Mrs T. n’était qu’une richarde pleurnicharde qui refusait d’accepter sa responsabilité dans ce qui était arrivé.

La Mercedes SL se trouvait en centre-ville quand elle avait été volée, mais Mrs Trelawney, veuve d’un époux fortuné décédé d’une crise cardiaque, vivait à Sugar Heights, une banlieue qui portait bien son nom où, derrière des portails fermés, de nombreuses allées menaient à de grosses McBicoques de quatorze pièces et plus. Hodges a grandi à Atlanta et à chaque fois qu’il traverse Sugar Heights, ça lui rappelle un quartier rupin d’Atlanta appelé Buckhead.

La mère âgée de Mrs T., Elizabeth Wharton, vivait dans un appartement — un très bel appartement avec des pièces aussi démesurées que des promesses de candidats aux élections — dans une copropriété de luxe sur Lake Avenue. Il y avait la place de loger une femme de ménage à demeure, et une infirmière venait trois jours par semaine. Mrs Wharton souffrait d’une scoliose avancée et c’était ses cachets d’Oxycontin que sa fille avait chipés dans l’armoire à pharmacie quand elle avait décidé d’en finir.

Le suicide prouve la culpabilité. C’était le lieutenant Morrissey qui avait dit ça, mais pour sa part Hodges a toujours eu des doutes, et dernièrement, ces doutes sont revenus plus forts que jamais. Ce qu’il sait maintenant, c’est qu’il n’y a pas que la culpabilité qui pousse les gens à se suicider.

Des fois, tu peux tout simplement te lasser de regarder la télé l’après-midi.

14

Deux voitures de patrouille avaient trouvé la Mercedes une heure après le massacre. Elle était garée derrière l’un des entrepôts encombrant les rives du lac.

L’immense enceinte bitumée était remplie de vieux conteneurs rouillés dressés tels les monolithes de l’île de Pâques. La Mercedes grise était négligemment rangée entre deux d’entre eux. Le temps que Hodges et Pete arrivent, cinq voitures de police s’étaient déjà garées dans la zone, deux d’entre elles nez à nez devant le pare-chocs arrière de la Mercedes, comme si les flics s’attendaient à ce que la grosse berline grise redémarre toute seule, comme la vieille Plymouth dans ce film d’horreur, et taille la route. La brume s’était condensée en une légère bruine. Les gyrophares des véhicules de patrouille illuminaient les gouttelettes par pulsations de lumière bleue.

Hodges et Pete s’approchèrent de l’attroupement de policiers. Pendant que Pete Huntley discutait avec les deux agents qui avaient découvert la voiture, Hodges en fit le tour. L’avant de la SL500 n’était que légèrement cabossé — la fameuse technologie allemande —, mais le capot et le pare-brise étaient éclaboussés de sang. Une manche de chemise couverte de sang séché était coincée dans la calandre. Plus tard, elle serait identifiée comme appartenant à August Odenkirk, l’une des victimes. Il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose qui brillait même dans cette pâle lumière matinale. Hodges s’agenouilla pour y regarder de plus près. Il était toujours dans cette position quand Huntley l’avait rejoint.

« C’est quoi ce truc ? demanda Pete.

— On dirait une alliance », répondit Hodges.

C’en était une. L’alliance en or pur appartenait à Francine Reis, trente-neuf ans, domiciliée à Squirrel Ridge Road, et fut finalement restituée à sa famille. Francine dut être inhumée avec son alliance à l’annulaire de la main droite car trois doigts de sa main gauche avaient été arrachés. Le médecin légiste en avait déduit qu’elle avait dû lever la main dans un geste instinctif pour se protéger de la Mercedes fonçant sur elle. Deux de ses doigts avaient été retrouvés sur le lieu du crime peu avant midi le onze avril. L’index n’avait jamais été retrouvé. Hodges pensait qu’une mouette — l’un de ces gros goélands qui patrouillaient le long du lac — avait dû s’en emparer et l’emporter. Il préférait cette idée à l’épouvantable alternative qu’un survivant du City Center puisse l’avoir trouvé et gardé en souvenir.

Hodges se releva et fit signe d’approcher à un flic de la patrouille motorisée. « On va avoir besoin d’une bâche avant que la pluie fasse disparaître toutes…

— Elle arrive, dit le flic, puis, pointant son pouce en direction de Pete : Premier truc qu’il nous a dit.

— Quel homme ! » dit Hodges à son coéquipier en jouant plutôt bien la bigote, mais le sourire que Pete lui rendit était aussi blême que le jour. Pete regardait l’avant carré et maculé de sang de la Mercedes et l’anneau coincé dans le chrome.

Un autre flic arriva, calepin en main ouvert sur une page déjà gondolée par l’humidité. Son badge indiquait F. SHAMMINGTON. « Voiture immatriculée au nom de Mrs Olivia Trelawney, 129 Lilac Drive. C’est à Sugar Heights.

— Où la plupart des braves Mercedes rentrent passer la nuit quand leur longue journée de travail est finie, dit Hodges. Voyez si elle est chez elle, agent Shammington. Si elle n’y est pas, tâchez de la localiser. Vous pouvez faire ça ?

— Oui, monsieur, bien sûr.

— Contrôle de routine, hein ? Enquête pour voiture volée.

— C’est comme si c’était fait. »

Hodges se tourna vers Pete. « Avant de l’habitacle. T’as noté quelque chose ?

— Airbags pas déclenchés. Il les a désactivés. Signe de préméditation.

— Signe aussi qu’il savait comment les désactiver. Et le masque, t’en penses quoi ? »

Pete examina l’intérieur à travers les gouttelettes de pluie constellant la fenêtre côté passager tout en prenant soin de ne pas toucher la vitre. Sur le siège en cuir du conducteur était posé un masque en caoutchouc, le genre que l’on enfile. Deux touffes de cheveux orange type Bozo se dressaient comme des cornes au-dessus des tempes. Le nez était un gros bulbe rouge. Sans tête à l’intérieur pour l’étirer, le grand sourire rouge s’était transformé en rictus.

« Putain, ça fout les jetons. T’as déjà vu le film avec le clown qui vit dans les égouts ? »

Hodges secoua la tête. Plus tard — quelques semaines avant sa retraite —, il acheta le DVD et vit que Pete avait raison. Le visage du masque ressemblait à s’y méprendre à celui de Grippe-Sou, le clown du film.

Ils firent de nouveau le tour de la voiture, remarquant cette fois la présence de sang sur les pneus et le bas de caisse. La pluie allait faire disparaître beaucoup de preuves avant que la bâche et les techniciens n’arrivent ; il était à peine six heures vingt du matin.

« Messieurs ! » appela Hodges. Et quand ils furent tous réunis : « Qui a un portable avec appareil photo ? »

Ils en avaient tous. Hodges leur ordonna de se placer tout autour de ce qu’il appelait déjà dans sa tête la voiture-de-la-mort — comme ça, tout attaché — et ils commencèrent à mitrailler.

L’agent Shammington se tenait un peu à l’écart, parlant au téléphone. Pete lui fit signe d’approcher. « Vous avez un âge pour la dénommée Trelawney ? »

Shammington consulta son calepin. « Date de naissance sur son permis de conduire, 3 février 1957. Ce qui lui fait… euh…

— Cinquante-deux », dit Hodges.

Pete et lui travaillaient ensemble depuis une dizaine d’années et beaucoup de choses entre eux ne passaient désormais plus par la parole. Olivia Trelawney avait le profil type des victimes du Violeur du Parc mais ne collait pas du tout avec le personnage du tueur fou. Ils savaient tous deux que n’importe qui pouvait perdre le contrôle de son véhicule et foncer accidentellement sur un groupe de gens — il y avait à peine cinq ans, dans cette même ville, un homme dans les quatre-vingts ans et à la limite de la sénilité avait foncé sur une terrasse de café avec sa Buick Electra, faisant un mort et une demi-douzaine de blessés — mais Olivia Trelawney ne correspondait pas non plus à ce profil. Trop jeune.

Et il y avait le masque.

Mais…

Mais.

15

L’addition arrive sur un plateau argenté. Hodges dépose sa carte de crédit dessus et boit son café en attendant qu’on la lui rapporte. Il est agréablement rassasié et, à cette heure de la journée, cet état de satiété le met généralement dans de bonnes dispositions pour une sieste de deux heures. Mais pas cet après-midi. Cet après-midi, il ne s’est jamais senti aussi réveillé.

Il leur avait semblé si évident qu’il y avait un mais qu’aucun des deux n’avait eu besoin de le dire — ni aux policiers (qui continuaient d’affluer, bien que cette foutue bâche ne soit pas arrivée avant sept heures et quart), ni l’un à l’autre. Les portes de la SL500 étaient verrouillées et la clé n’était pas sur le contact. Il n’y avait aucun signe d’effraction visible, ce que confirma plus tard dans la journée le mécanicien-chef de la concession Mercedes de la ville.

« Et ce serait faisable de faire sauter le verrou en introduisant un outil le long de la vitre ? avait demandé Hodges.

— Quasiment impossible, avait répondu le mécanicien. Ces Mercos sont super bien foutues. Et si quelqu’un réussissait, ça laisserait forcément des traces. » Il avait remis sa casquette. « Non, ce qui s’est passé, messieurs les agents, c’est bête et méchant. Elle a laissé la clé sur le contact et n’a pas entendu le signal sonore quand elle est sortie. La tête ailleurs, j’imagine. Le voleur a vu la clé et pris la voiture. Il avait forcément la clé. Sinon, comment est-ce qu’il aurait pu verrouiller la voiture en partant ?

— Vous dites elle », dit Pete. Ils n’avaient jamais mentionné le nom de la propriétaire.

« Hé, sérieusement. » Le mécanicien souriait légèrement maintenant. « C’est la Mercedes de Mrs Trelawney. Olivia Trelawney. Elle l’a achetée chez nous, et on lui fait la révision tous les quatre mois, c’est réglé comme du papier à musique. On a pas beaucoup de douze cylindres et je les connais toutes. » Puis, ne faisant qu’énoncer l’absolue et brutale vérité : « Ce bébé est un char d’assaut. »

L’assassin avait garé la Benz entre les deux conteneurs, coupé le moteur, retiré son masque, l’avait aspergé de javel et était sorti de la voiture (les gants et le bonnet de douche probablement fourrés dans son manteau). Puis, doigt d’honneur final en s’éloignant dans la brume : il avait verrouillé la voiture avec la clé électronique d’Olivia Ann Trelawney elle-même.

C’est là qu’était le mais.

16

Elle nous a demandés d’être discrets car sa mère dormait, se souvient Hodges. Puis elle nous a offert du café et des cookies. Toujours chez DeMasio’s, il boit la dernière gorgée de son café en attendant qu’on lui rapporte sa carte de crédit. Il repense au salon de l’immense appartement avec sa vue de dingue sur le lac.

Avec le café et les cookies, elle leur avait aussi servi le regard bien-sûr-que-non aux yeux écarquillés, qui est l’apanage des citoyens honnêtes qui n’ont jamais eu affaire à la police. Qui ne peuvent même pas concevoir que ce soit possible. Elle l’avait même dit tout haut quand Pete lui avait demandé s’il était possible qu’elle ait laissé la clé sur le contact quand elle avait garé sa voiture sur Lake Avenue, à quelques pâtés de maisons seulement de chez sa mère.

« Bien sûr que non. » Accompagné d’un petit sourire pincé qui disait : Je trouve votre question saugrenue et quelque peu insultante.

Le serveur arrive enfin. Il repose le petit plateau argenté sur la table et avant qu’il ait eu le temps de se redresser, Hodges lui glisse un billet de dix et un de cinq dans la main. Chez DeMasio’s, les serveurs partagent les pourboires, une pratique que Hodges désapprouve fortement. Et tant pis si ça fait de lui un ringard.

« Merci, monsieur, et buon pomeriggio.

— Pareillement », répond Hodges.

Il récupère l’addition et son American Express mais ne se lève pas tout de suite. Il reste des miettes de gâteau dans son assiette ; il les écrase avec sa fourchette pour les récupérer, exactement comme il faisait avec le gâteau de sa mère quand il était petit. Ces dernières miettes coincées entre les dents de la fourchette puis lentement déposées sur la langue lui ont toujours semblé être la part la plus délicieuse du gâteau.

17

Ce premier interrogatoire crucial, seulement quelques heures après le crime. Café et cookies pendant qu’on identifiait les corps mutilés. Quelque part, des familles pleuraient en se griffant le visage.

Mrs Trelawney se dirigeant vers le hall d’entrée de l’appartement, où son sac à main était posé sur une table d’appoint. Revenant avec, fouillant à l’intérieur, fronçant les sourcils, fouillant toujours, commençant à s’inquiéter. Puis souriant. « La voilà », dit-elle en leur tendant la clé.

Les inspecteurs regardaient la petite clé, Hodges la trouvant bien ordinaire pour aller avec une voiture aussi luxueuse. En gros, c’était un bout de plastique noir bombé à l’extrémité. Le renflement était flanqué du logo Mercedes d’un côté et de trois boutons de l’autre. Un cadenas fermé, un cadenas ouvert, et un bouton URGENCE. Probablement que si quelqu’un essayait de vous agresser pendant que vous étiez en train de déverrouiller votre véhicule, il vous suffisait d’appuyer sur ce bouton pour que l’alarme se mette à hurler.

« Je comprends pourquoi vous n’arriviez pas à la trouver, fit remarquer Pete de son ton le plus désinvolte. La plupart des gens ont des porte-clés. Ma femme par exemple, a une grosse pâquerette en plastique. » Il sourit tendrement comme si Maureen était toujours sa femme et que cette gravure de mode toujours impeccablement élégante aurait eu l’inconvenance de sortir de son sac une marguerite en plastique.

« Comme c’est mignon, dit Mrs Trelawney. Quand pourrai-je récupérer ma voiture ?

— Ça ne dépend pas de nous, madame », répondit Hodges.

Elle lâcha un soupir et tira sur son encolure bateau. Première d’une bonne dizaine de fois où ils la verraient faire ce geste. « Je vais devoir la vendre, bien entendu. Je ne pourrai jamais plus la conduire après ce qui s’est passé. C’est bouleversant. De penser que ma voiture… » Maintenant qu’elle avait son sac sous la main, elle fouilla à nouveau et en sortit un paquet de Kleenex pastel. Elle en sortit un et se tapota les yeux. « Très bouleversant.

— Pourriez-vous tout nous raconter à nouveau depuis le début, s’il vous plaît ? » demanda Pete.

Elle leva les yeux au ciel, des yeux cerclés de rouge et injectés de sang. « Est-ce vraiment nécessaire ? Je suis exténuée. J’étais debout presque toute la nuit pour m’occuper de ma mère. Elle ne s’est pas endormie avant quatre heures du matin. Elle souffre tellement. J’aimerais pouvoir faire une sieste avant que Mrs Greene n’arrive. C’est l’infirmière. »

Hodges pensa, On s’est servi de ta voiture pour tuer huit personnes, peut-être plus, et toi, tu veux faire une sieste ? Plus tard, il serait incapable de dire si c’était à cet instant précis qu’il avait commencé à la détester, mais c’était fort probable. Quand certaines personnes sont en détresse, on a envie de les prendre dans nos bras et de leur tapoter le dos en disant là, là. Mais il y en a d’autres à qui on a juste envie de foutre une bonne baffe dans la gueule en leur disant de se ressaisir et d’être un homme, bordel. Ou une femme, dans le cas de Mrs T.

« On va être le plus rapide possible », promit Pete. Il ne lui dit pas que cet interrogatoire serait le premier d’une longue série. Quand ils en auraient fini avec elle, elle s’entendrait raconter son histoire dans son sommeil.

« Bon, très bien. Je suis arrivée ici, chez ma mère, peu après dix-neuf heures jeudi soir… »

Elle lui rendait visite au moins quatre fois par semaine, leur dit-elle, mais le jeudi était le jour où elle restait dormir. Elle s’arrêtait toujours chez B’hai, un très bon restaurant végétarien au centre commercial de Birch Hill, où elle commandait leur dîner qu’elle réchauffait ensuite au four. (« Bien que Mère mange très peu, maintenant, bien sûr. À cause de la douleur. ») Elle leur expliqua qu’elle partait toujours de chez elle pour arriver après dix-neuf heures, parce que c’était l’heure où commençait le stationnement gratuit pour la nuit et où la plupart des places étaient libres. « Je ne fais jamais de créneau. Je n’y arrive tout simplement pas.

— Et le parking en bas de la rue ? » demanda Hodges.

Elle le regarda comme s’il était fou. « C’est seize dollars la nuit. Dans la rue, les places sont gratuites. »

Pete avait toujours la clé dans les mains même s’ils n’avaient pas encore annoncé à Mrs Trelawney qu’ils devraient la garder. « Vous vous êtes arrêtée à Birch Hill et avez commandé un repas à emporter chez… » Il consulta son carnet. « B’hai.

— Non, j’ai téléphoné pour commander. De chez moi, à Lilac Drive. Ils sont toujours heureux de m’entendre. Je suis une cliente de longue date et très appréciée. Hier soir, c’était kookoo sabzi pour Mère — c’est une omelette aux herbes avec des épinards et de la coriandre — et gheymeh pour moi. Le gheymeh est un délicieux sauté de petits pois, pommes de terre et champignons. Très léger pour la digestion. » Elle tire sur son encolure bateau. « J’ai de terribles remontées gastriques depuis l’adolescence. On apprend à vivre avec.

— Je présume que votre commande…, commença Hodges.

— Et du sholeh-zard en dessert, ajouta-t-elle. C’est un riz au lait à la cannelle. Et au safran. » Elle leur sourit fugitivement de son étrange sourire soucieux. Tout comme sa manie de tirer sur l’encolure de sa robe, ce sourire était une marque de fabrique Trelawney dont ils deviendraient rapidement familiers. « C’est le safran qui fait tout. Même Mère mange toujours tout son sholeh-zard.

— Oui, ça m’a l’air délicieux, dit Hodges. Et votre commande était-elle prête quand vous êtes arrivée ?

— Oui.

— Dans une boîte ?

— Oh non, trois.

— Dans un sachet, alors ?

— Non, seulement les boîtes.

— Ça n’a pas dû être évident de sortir de la voiture avec tout ça, dit Pete. Trois boîtes, votre sac…

— Et la clé, ajouta Hodges. N’oublie pas la clé, Pete.

— Et vous deviez être pressée d’arriver en haut, c’est pas marrant de manger froid.

— Je vois très bien où vous voulez en venir, dit Mrs Trelawney, et je peux vous assurer… » Courte pause. « … messieurs, que vous faites entièrement fausse route. J’ai mis la clé dans mon sac tout de suite après avoir coupé le moteur, c’est la première chose que je fais, à chaque fois. Quant aux boîtes, elles étaient empilées et ficelées… » Elle écarta les mains d’environ trente centimètres pour leur montrer. « … ce qui les rend très faciles à transporter. Et j’avais mon sac autour du bras. Comme ceci. » Elle plia le bras, y suspendit son sac et défila dans le grand salon, une pile de boîtes invisibles de chez B’hai entre les mains. « Vous voyez ?

— Oui, m’dame », répondit Hodges.

Il pensait voir autre chose aussi.

« Quant à me dépêcher… non. C’est inutile puisque les plats doivent être réchauffés de toute manière. » Elle fit une pause. « Pas le sholeh-zard, bien entendu. Inutile de réchauffer du riz au lait. » Elle lâcha un petit rire. Pas vraiment un rire, pensa Hodges, plutôt un gloussement. Vu que son époux était mort, le chaud lézard devait lui donner des idées. Une nouvelle couche d’antipathie s’ajouta à la précédente — presque assez fine pour rester invisible, mais pas tout à fait. Non, pas tout à fait.

« Voyons ce que vous avez fait une fois que vous êtes arrivée ici, dans Lake Avenue, dit Hodges, peu après dix-neuf heures.

— Oui, dix-neuf heures cinq, peut-être un peu plus.

— Hum-hum. Vous vous êtes garée… quoi ? Trois ou quatre numéros plus bas ?

— Quatre tout au plus. J’ai juste besoin de deux places de parking, comme ça je n’ai pas à manœuvrer pour me garer. Je déteste reculer. Je braque toujours du mauvais côté.

— Oui, m’dame, ma femme a exactement le même problème. Vous avez coupé le contact. Vous avez retiré la clé et l’avez mise dans votre sac à main. Vous avez accroché votre sac à votre bras et récupéré les boîtes avec vos repas…

— La pile de boîtes. Solidement ficelées entre elles.

— La pile, oui. Et ensuite ? »

Elle le regarda comme si, de tous les crétins dans un monde de crétins, il était le roi. « Et ensuite je suis allée chez ma mère. C’est Mrs Harris — la femme de ménage, donc — qui m’a ouvert. Le jeudi, elle s’en va dès que j’arrive. J’ai pris l’ascenseur jusqu’au dix-neuvième étage. Où vous êtes actuellement en train de me questionner au lieu de me dire quand je pourrai récupérer ma voiture. Ma voiture volée. »

Hodges prit mentalement note de penser à demander à la femme de ménage si elle avait vu la Mercedes de Mrs T. en partant.

Pete demanda : « À quel moment avez-vous ressorti la clé de votre sac, madame Trelawney ?

— Ressorti ? Pourquoi l’aurais-je… »

Pete agita la clé — pièce à conviction no 1. « Pour verrouiller la voiture en partant. Vous l’avez bien verrouillée, n’est-ce pas ? »

Le doute traversa fugitivement son regard. Ils le remarquèrent tous les deux. Puis l’éclair disparut. « Bien sûr que oui. »

Hodges soutint son regard qu’elle détourna vers le lac, de l’autre côté de la grande baie panoramique, avant de le fixer de nouveau sur lui. « Essayez de vous rappeler, madame Trelawney. Des gens sont morts et ceci est important. Vous rappelez-vous précisément avoir sorti votre clé de votre sac et avoir appuyé sur le bouton de fermeture automatique ? Et avoir vu les phares clignoter en signe de confirmation ? Vous savez ?

Bien sûr que je sais. » Elle se mordilla la lèvre inférieure, s’en rendit compte, et arrêta.

« Vous souvenez-vous précisément de tout ça ? »

Pendant un court instant, son visage resta inexpressif. Puis son sourire hautain réapparut dans toute son irritante splendeur. « Attendez. Maintenant que vous me le dites. J’ai mis les clés dans mon sac après avoir récupéré les boîtes et être sortie. Et après avoir appuyé sur le bouton pour fermer la voiture.

— Vous en êtes sûre ? demanda Pete.

— Absolument. » Elle l’était, et le resterait. Tous deux le savaient. Tout comme un honnête citoyen interrogé pour délit de fuite dirait, une fois qu’on l’aurait retrouvé, qu’il était sûr que c’était un chien qu’il avait heurté.

Pete referma son carnet de notes et se leva. Hodges fit de même. Mrs Trelawney paraissait plus qu’impatiente de les raccompagner à la porte.

« Une dernière question », dit Hodges en arrivant près de la sortie.

Elle leva ses sourcils parfaitement épilés. « Oui ?

— Où est le double de votre clé ? J’ai bien peur que nous en ayons besoin également. »

Pas de regard vide ni évasif cette fois-ci. Aucune hésitation. Elle dit : « Je n’ai pas de double. Je n’en ai aucun besoin. Je prends grand soin de mes affaires, monsieur l’officier. Cela fait maintenant cinq ans que j’ai ma Dame Grise — c’est comme ça que je l’appelle — et la seule clé que j’aie jamais eue est celle qui se trouve actuellement dans la poche de votre collègue. »

18

La table où Pete et lui ont mangé a été entièrement débarrassée, à l’exception de son verre d’eau à moitié vide, pourtant Hodges reste assis là, à regarder par la fenêtre le parking et le pont qui délimite la frontière officieuse de Lowtown où les habitants de Sugar Heights telle feu Olivia Trelawney ne s’aventurent jamais. Et pourquoi le feraient-ils ? Pour s’acheter de la drogue ? Hodges est certain qu’il y a des camés à Heights, plein de camés, mais quand t’habites dans ce genre de quartier, les dealers livrent à domicile.

Mrs T. mentait. Il fallait qu’elle mente. C’était ça ou accepter le fait qu’un seul petit moment d’étourderie avait eu des conséquences épouvantables.

Mais supposons un instant — juste par amour du débat — qu’elle disait la vérité.

OK, supposons. Si on s’est trompés à ce sujet, qu’elle n’a pas laissé sa voiture ouverte avec la clé sur le contact, alors jusqu’où s’est-on trompés ? Et que s’est-il vraiment passé ?

Il regarde par la vitre, se remémorant, ne remarquant pas les serveurs qui ont commencé à le regarder bizarrement — lui, le retraité en surpoids affalé sur sa banquette comme un robot dont les batteries sont à plat.

19

Une dépanneuse avait transporté la voiture-de-la-mort, toujours fermée à clé, à la fourrière. Hodges et Huntley en furent informés lorsqu’ils regagnèrent leur propre véhicule. Le mécanicien-chef de Ross Mercedes était déjà sur place et il était bien certain d’arriver à ouvrir cette satanée bagnole. D’une façon ou d’une autre.

« Dites-lui de ne pas se fatiguer, dit Hodges. On a la clé. »

Il y eut un blanc à l’autre bout du fil puis le lieutenant Morrissey demanda : « Vous l’avez ? Vous n’êtes pas en train de me dire qu’elle

— Non, non, rien de tout ça. Vous avez le mécanicien pas loin ?

— Il est dans la cour, il examine les dommages. Au bord des larmes, à ce qu’on m’a dit.

— Qu’il en garde un peu pour les victimes », dit Pete. Il conduisait. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise avec ardeur. Il pleuvait de plus en plus fort. « Je dis ça comme ça.

— Dites-lui de contacter le concessionnaire et de vérifier quelque chose pour moi, dit Hodges. Et dites-lui de me rappeler sur mon portable. »

En ville, la circulation était ralentie, en partie à cause de la pluie mais aussi parce que Marlborough Street était fermée à partir du City Center. Ils avaient à peine parcouru quatre blocs quand le portable de Hodges sonna. C’était Howard McGrory, le mécanicien.

« Vous avez pu vérifier ce que je vous ai demandé avec le concessionnaire ? demanda Hodges.

— Pas besoin, répondit McGrory. Je travaille chez Ross depuis 1987. J’ai bien dû voir sortir un millier de Merco de chez nous et je peux vous assurer qu’elles sont toujours vendues avec deux clés.

— Merci, dit Hodges. On sera là dans pas longtemps. On a d’autres questions à vous poser.

— Je serai là. C’est terrible. Terrible. »

Hodges raccrocha et transmit à Pete ce que McGrory avait dit.

« Ça t’étonne ? » demanda Pete. Ils arrivaient à un panneau de déviation qui leur ferait contourner le City Center… sauf s’ils décidaient de mettre leur gyrophare, mais ni l’un ni l’autre n’en avait envie. Pour le moment ils avaient besoin de discuter.

« Non, répondit Hodges. C’est la procédure habituelle. Ils fournissent deux jeux de clés avec la voiture — comme disent les Britanniques, l’héritier du trône et la roue de secours — et te disent…

— … d’en garder un en lieu sûr au cas où tu perdrais le premier. Y a des gens qui oublient complètement où ils ont rangé leur double, et quand ils en ont besoin un ou deux ans plus tard, impossible de mettre la main dessus. Les femmes avec de grands sacs à main — comme cette valise que se trimballe la Trelawney — sont du genre à fourrer les deux jeux au fond et à oublier complètement le second. Si elle dit vrai quand elle prétend n’avoir jamais utilisé de porte-clés, elle se servait probablement des deux sans s’en rendre compte.

— Ouais, dit Hodges. Elle arrive chez sa mère, elle est préoccupée à l’idée de passer une autre nuit là-bas, elle jongle entre son sac et les plats à emporter…

— Et oublie la clé sur le contact. Elle ne veut pas l’admettre — ni à nous ni à elle — mais c’est ce qui s’est passé.

— Et le signal sonore ?…, dit Hodges d’un air de doute.

— Peut-être qu’un gros camion est passé à ce moment-là et qu’il a couvert le bruit. Ou une voiture de police avec les sirènes allumées. Ou alors elle était tellement plongée dans ses pensées qu’elle ne l’a même pas remarqué. »

Ça se tenait à ce moment-là et ça se tint encore plus quand McGrory leur confirma que la voiture-de-la-mort n’avait pas été forcée ni démarrée aux fils. Ce qui perturbait Hodges — la seule chose qui le perturbait, en réalité —, c’était à quel point il voulait que ça se tienne. Ni Pete ni lui n’avait beaucoup aimé Mrs Trelawney, avec ses encolures bateau, ses sourcils parfaitement épilés, son petit gloussement distingué. Mrs Trelawney qui n’avait jamais demandé de nouvelles des morts et des blessés, qui ne s’en était jamais souciée. Elle n’était pas l’auteur du crime — impossible — mais ce ne serait pas mauvais de lui faire porter une petite part de culpabilité. De lui donner autre chose à penser que ses repas végétariens de chez B’hai.

« Bon, compliquons pas les choses », conclut son coéquipier. La circulation s’était fluidifiée et il appuya sur la pédale. « Elle avait deux clés. Elle prétend n’en avoir jamais eu qu’une seule, et c’est effectivement le cas maintenant. Le salopard qui a tué ces gens a probablement jeté celle qu’elle avait laissée sur le contact dans une bouche d’égout quelque part. Celle qu’elle nous a montrée, c’est son double. »

C’était sûrement ça. Quand t’entends un bruit de sabots, tu te dis pas que c’est un zèbre.

20

Quelqu’un le secoue gentiment, comme on secoue quelqu’un pour le réveiller. Et c’est qu’il dormait presque, réalise Hodges. Ou qu’il était comme hypnotisé par les souvenirs.

C’est Elaine, l’hôtesse du restaurant, et elle le regarde avec inquiétude. « Inspecteur Hodges ? Ça va ?

— Bien. Mais c’est juste monsieur Hodges maintenant, Elaine. J’ai pris ma retraite. »

Il perçoit de l’inquiétude dans son regard, et quelque chose d’autre aussi. Quelque chose de pire. Il est le dernier client du restaurant. Il observe l’attroupement de serveurs devant la porte des cuisines et se voit subitement tel qu’eux et Elaine doivent le voir, un vieux type resté assis là longtemps après le départ de son compagnon de table (et de tous les autres clients). Un vieux type trop gros qui a léché ses dernières miettes de gâteau sur sa fourchette comme un gosse lèche sa sucette, et dont le regard s’est ensuite perdu dans le vide.

Ils sont en train de se demander si je file vers le Pays de la Démence à bord de l’Alzheimer Express, pense-t-il.

Il sourit à Elaine — de son plus beau sourire, large et charmeur. « Pete et moi étions en train de reparler de vieux dossiers. Un en particulier. J’étais en train de me le repasser. Désolé. Je file. »

Mais en se levant, il chancelle et cogne la table, renversant le verre d’eau à moitié vide au passage. Elaine l’attrape par l’épaule pour l’empêcher de tomber, la mine plus inquiète que jamais.

« Inspecteur… monsieur Hodges, ça va aller pour conduire ?

— Bien sûr », répond-il un peu trop vivement. Il a des fourmis qui lui cavalent des talons à l’entrejambe et repartent dans l’autre sens. « Je n’ai bu que deux verres de bière. Pete a bu le reste. J’ai les jambes ankylosées, c’est tout.

— Ah. Ça va mieux, là ?

— Oui, oui. »

Et ses jambes vont mieux, en effet. Dieu merci. Il se rappelle avoir lu quelque part que les hommes d’un certain âge, surtout les hommes d’un certain âge en surpoids, ne doivent pas rester assis trop longtemps. Un caillot de sang peut se former derrière le genou. Et quand tu te lèves, c’est le caillot qui cavale jusqu’au cœur et bye bye Birdie.

Elaine le raccompagne jusqu’à la porte. Hodges se surprend à penser à l’infirmière qui s’occupait de la mère de Mrs T. C’était quoi son nom, déjà ? Harris ? Non, ça c’était la femme de ménage. L’infirmière, c’était Greene. Quand Mrs Wharton voulait aller au salon ou faire un tour au petit coin, est-ce que Mrs Greene l’escortait de la manière dont l’escortait Elaine maintenant ? Bien sûr que oui.

« Elaine, je vais bien, merci, dit-il. Vraiment. J’ai l’esprit clair et j’ai retrouvé l’équilibre. » Il écarte les bras pour le prouver.

« D’accord, dit-elle. Revenez vite nous voir, n’attendez pas aussi longtemps la prochaine fois.

— Promis. »

Il consulte sa montre en sortant sous le soleil radieux. Quatorze heures passées. Il est en train de louper ses émissions de télé de l’après-midi et s’en moque pas mal. La juge aux affaires familiales et le psy nazi peuvent aller se faire foutre. Et l’un par l’autre, s’ils veulent.

21

Il marche lentement vers le parking où les seules voitures qui restent, sans compter la sienne, sont celles des employés du restaurant. Il sort ses clés et les fait sauter dans le creux de sa main. Contrairement à celles de Mrs T., les siennes sont accrochées à un anneau. Et oui, il a un porte-clés — un petit rectangle en plastique renfermant la photo de sa fille. Allie quand elle avait dix-sept ans, radieuse dans sa tenue de lacrosse du lycée de City High.

En ce qui concernait les clés de la Mercedes, Mrs Trelawney n’en avait jamais démordu. À chaque interrogatoire, elle persistait à dire qu’elle avait toujours eu un seul jeu de clés. Même quand Pete Huntley lui avait montré la facture indiquant CLÉS (2) dans la liste des accessoires fournis avec la voiture lorsqu’elle en avait pris possession en 2004, elle avait continué à nier. Elle disait que la facture était erronée. Hodges se souvient de la certitude d’acier de sa voix.

Pete dirait qu’elle avait fini par avouer. Pas besoin de laisser un mot : le suicide est une confession en soi. Son mur de déni avait fini par s’effondrer. Comme le type qui s’est enfui après avoir écrasé quelqu’un finit par vider tout son sac. Oui, c’est vrai, c’était un enfant, pas un chien. C’était un enfant et j’étais en train de regarder mon portable pour voir qui m’avait appelé et je l’ai tué.

Hodges se rappelle comment chaque interrogatoire successif de Mrs T. avait produit une sorte d’étrange effet boule de neige. Plus elle niait, plus ils l’exécraient. Pas seulement Hodges et Huntley mais toute la brigade. Et plus ils l’exécraient, plus ardemment elle niait. Parce qu’elle savait ce qu’ils ressentaient pour elle. Oh, que oui. Elle était certes égocentrique, mais pas stu…

Hodges s’arrête, une main sur la poignée brûlante de sa voiture, l’autre en visière. Il regarde le passage obscur sous le pont autoroutier. C’est le milieu de l’après-midi et les citoyens de Lowtown ont commencé à sortir de leurs cryptes. Quatre d’entre eux sont tapis dans l’obscurité du pont. Trois grands et un petit. On dirait que les trois grands bousculent le petit. Alors que Hodges les regarde toujours, l’un d’eux arrache le sac à dos du petit, provoquant une explosion de rires de trolls.

Hodges, comme en flânant, commence à descendre le trottoir lézardé jusqu’au pont. Il n’y réfléchit même pas et prend tout son temps. Il met les mains dans les poches de sa veste. Camions et voitures défilent dans un grondement sur la bretelle d’autoroute, projetant leurs formes sur les rues en contrebas dans un kaléidoscope d’ombres et de lumières. Il entend l’un des trolls demander au petit combien d’argent il a sur lui.

« J’ai pas d’argent, répond le gosse. Laissez-moi tranquille.

— Vide tes poches, on verra bien », lui ordonne Troll Deux.

Le gosse préfère tenter la fuite. Mais Troll Trois le ceinture par-derrière au niveau de sa maigre poitrine. Troll Un lui attrape les poches. « Hey yo ! c’est pas des billets qu’j’entends craquer ? » qu’il fait, et le visage du petit se crispe pour ne pas pleurer.

« Si mon frère i’ vous retrouve, i’ vous cassera la gueule.

— Oouh, j’ai peur, dit Troll Un. Arrête ou je vais me pisser de… »

Puis il aperçoit Hodges s’approchant d’eux dans la pénombre, précédé de son ventre. Les mains bien enfouies dans les poches de son vieux veston pied-de-poule informe, celui rapiécé aux coudes, celui dont il n’arrive pas à se séparer même s’il sait qu’il est archi-usé.

« Qu’est-ce tu veux ? » demande Troll Trois. Il ceinture toujours le môme par-derrière.

Hodges hésite à prendre une voix traînante à la John Wayne puis abandonne l’idée. Le seul Wayne que ces petites frappes doivent connaître, c’est Lil Wayne. « Je veux que vous laissiez le petit homme tranquille, dit-il. Et foutez le camp d’ici. Vite. »

Troll Un lâche les poches du petit. Il porte un sweat à capuche et la casquette de rigueur des Yankees. Il met ses mains sur ses hanches minces et penche la tête d’un air amusé. « Va t’ faire mettre, gros lard. »

Hodges ne tergiverse pas. Ils sont trois, après tout. Il sort le Happy Slapper de sa poche droite, content de son poids rassurant dans sa main. Le Slapper est une chaussette écossaise. Le pied est rempli de billes en métal. La tige est nouée au niveau de la cheville pour éviter que les billes d’acier ne s’échappent. Hodges la balance en direction du cou de Troll Un, en un arc-de-cercle horizontal et tendu, en faisant bien attention de ne pas viser sa pomme d’Adam : tu touches un mec à cet endroit, tu risques de le tuer, et ensuite on te colle dans les bureaux à perpète.

On entend un bruit sourd métallique. Troll Un perd l’équilibre, son air amusé se muant en douloureuse surprise. Il trébuche et tombe du trottoir sur la chaussée. Il roule sur le dos, suffoquant, étreignant son cou, les yeux fixés sur le plafond du pont au-dessus de lui.

Troll Trois s’approche. « Putain de… », commence-t-il, et là Hodges lève la jambe (plus aucune fourmi, Dieu merci) et lui balance un vif coup de pied dans les parties. Il entend son pantalon craquer et a le temps de penser, Quel gros cul. Troll Trois lâche un hurlement de douleur. Ici, dessous, avec le bruit des voitures et des camions au-dessus de leurs têtes, son cri est bizarrement aplati. Il se plie en deux.

Hodges a gardé sa main gauche dans son veston. Il pointe deux doigts à travers la poche dans la direction de Troll Deux. « Hey, connard, pas besoin d’attendre le grand frère du petit homme. C’est moi qui vais te casser la gueule. Trois contre un, ça me fout en rogne.

— Non, mec, fais pas ça ! »

Troll Deux est grand, bien bâti, dans les quinze ans, mais sa terreur le fait régresser à onze, douze ans. « S’te plaît, mec, c’était juste pour s’amuser !

— Alors cours, p’tit mec, qu’on s’amuse un peu, dit Hodges. De suite. »

Troll Deux détale.

Troll Un, pendant ce temps, s’est mis à genoux. « Tu vas le regretter, gros la… »

Hodges fait un pas vers lui, Slapper brandi. À sa vue, Troll Un pousse un cri de gonzesse et se couvre le cou.

« T’as intérêt à courir, toi aussi, lui dit Hodges. Ou le gros lard va t’en coller une dans la face. Quand ta mère arrivera aux urgences, elle passera à côté de toi sans te voir. » Et à ce moment-là, avec le flot d’adrénaline et la pression sanguine sans doute à plus de deux cents, il le pense vraiment.

Troll Un se lève. Hodges fait mine de le frapper et Troll Un bondit en arrière de manière tout à fait jouissive.

« Embarque ton copain et tirez-vous, et mets-lui bien de la glace sur les couilles, lui dit Hodges. Elles vont enfler. »

Troll Un passe son bras autour de Troll Trois et ils s’éloignent en clopinant vers le côté Lowtown du pont autoroutier. Quand Troll Un s’estime suffisamment en sécurité, il se retourne et lance : « J’te retrouverai, gros tas.

— Prie pour que ça n’arrive pas, minable », répond Hodges.

Il ramasse le sac à dos et le rend au gosse qui le regarde avec de grands yeux méfiants. Il doit avoir dix ans. Hodges remet le Slapper dans sa poche.

« Tu devrais pas être à l’école, jeune homme ?

— Ma maman l’est malade. J’dois aller lui chercher des médicaments. »

C’est un mensonge tellement éhonté que Hodges ne peut s’empêcher de sourire. « Elle est pas malade, non, dit-il. Tu sèches l’école. »

Le gosse ne dit rien. C’est un truc de flic, ça, personne d’autre se serait interposé comme ce type l’a fait. Et personne d’autre trimballerait dans sa poche une chaussette pleine de billes de roulement. Mieux vaut la boucler.

« Va sécher en lieu sûr, dit Hodges. Y a un terrain de jeu sur la Huitième Avenue. Vas-y voir.

— Y vendent du crack là-bas.

— Je le sais, lui dit Hodges, presque gentiment. Mais t’es pas obligé d’en acheter. »

Il pourrait ajouter, Et t’es pas obligé d’en faire passer, non plus, mais ça serait naïf de sa part. Dans Lowtown, la plupart des mioches font office de passeurs pour les dealers. Tu peux arrêter un gamin de dix ans pour possession de drogue, mais va-t’en essayer de le faire inculper.

Il commence à retourner vers le parking, du côté sûr du pont. Quand il jette un coup d’œil en arrière, le petit est toujours planté là : il le regarde, son sac pendouillant au bout de son bras.

« Petit homme », dit Hodges.

Le petit ne bronche pas.

Hodges lève la main et pointe un doigt sur lui.

« J’ai fait une bonne action pour toi, à l’instant. Avant le coucher du soleil ce soir, je veux que t’aies rendu la pareille autour de toi. »

Le gosse a l’air complètement largué à présent, comme si Hodges s’était mis à parler dans une langue étrangère, mais c’est pas grave. Des fois, ça fait son chemin quand même, surtout avec les plus jeunes. Oui, ça agit.

Les gens seraient étonnés s’ils savaient, pense Hodges. Vraiment très étonnés.

22

Brady Hartsfield enfile son autre uniforme — le blanc — et vérifie le contenu du camion, passant rapidement en revue la liste d’inventaire, comme Mr Loeb aime qu’il fasse. Tout y est. Il glisse la tête à la porte du bureau pour dire bonjour à Shirley Orton. Shirley est une grosse truie, largement trop accro au produit maison, mais il veut rester dans ses bonnes grâces. Brady veut rester dans les bonnes grâces de tout le monde. C’est beaucoup plus prudent comme ça. Elle a un petit faible pour lui, et ça aide.

« Shirley, ma jolie ! » lance-t-il, et elle rougit jusqu’à la racine des cheveux au-dessus de son front couvert de boutons. Grosse cochonne, groin, groin, groin, pense Brady. T’es tellement grosse que quand tu t’assois, ta chatte doit se retourner comme un gant.

« Salut, Brady. Encore le West Side, aujourd’hui ?

— Toute la semaine, ma belle. Ça va, toi ?

— Ça va. »

Encore plus rougissante.

« Cool. Je voulais juste dire salut. »

Puis il décolle, respectant toutes les limitations de vitesse, même si à cette allure, il met quarante putains de minutes à atteindre sa zone. Mais pas le choix. Tu te fais flasher dans un véhicule de fonction après la sortie des classes et t’es viré. Aucun recours. Mais quand il arrive dans le West Side — voilà le bon côté des choses —, il est dans le quartier de Hodges, et avec toutes les bonnes raisons du monde d’y être. Se fondre dans la masse, comme on dit, et concernant Brady, cet adage est des plus sages.

Il quitte Spruce Street et descend lentement Harper Road en passant juste devant la maison du vieux Off-Ret. Oh, mais regardez qui voilà, pense-t-il. Le petit négro torse-poil (sûrement pour que toutes les petites mamans au foyer puissent admirer ses tablettes luisantes de sueur) poussant une tondeuse à gazon.

Pas trop tôt, pense Brady. Ça commençait à être la jungle ici. Pas que le vieux Off-Ret ait dû beaucoup le remarquer. Le vieux Off-Ret est trop occupé à mater la télé, à bouffer des Pop-Tarts et à tripoter le flingue qu’il garde sur la table à côté de son La-Z-Boy.

Le petit négro l’entend approcher même par-dessus le bruit de la tondeuse et se retourne pour regarder. Je sais ton nom, négro, pense Brady. Jerome Robinson. Je sais presque tout du vieux Off-Ret. Je sais pas s’il te trouve à son goût mais ça m’étonnerait pas. C’est peut-être pour ça qu’il te fait venir.

Derrière le volant de sa petite camionnette de Mister Délice couverte de visages d’enfants heureux et diffusant de joyeux carillons enregistrés, Brady lui fait coucou. Le négro lui répond et sourit. Évidemment.

Tout le monde aime le marchand de glaces.

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