L’APPEL DES MORTS

1

Le lundi, deux jours après la mort d’Elizabeth Wharton, Hodges est de nouveau installé à une table chez DeMasio’s Ristorante Italiano. La dernière fois qu’il était là, c’était pour déjeuner avec son ancien coéquipier. Cette fois, c’est pour dîner. Et ses convives sont Jerome Robinson et Janelle Patterson.

Janey le complimente sur son costume, qui lui va déjà mieux, même s’il n’a perdu que quelques kilos (et le Glock qu’il a à la ceinture se remarque à peine). C’est son nouveau chapeau que Jerome aime bien, un Borsalino marron que Janey lui a acheté aujourd’hui sur un coup de tête, puis offert, non sans solennité. Parce qu’il est maintenant détective privé, a-t-elle dit, et que tout privé qui se respecte se doit d’avoir un Borsalino qu’il peut incliner sur un sourcil.

Jerome l’essaye et lui donne l’inclinaison parfaite. « Alors ? Je ressemble à Bogart ?

— Je voudrais pas te décevoir, Jerome, dit Hodges, mais Bogart était blanc.

— Tellement blanc qu’il avait presque un éclat lunaire, ajoute Janey.

— J’avais oublié. »

Jerome refile le chapeau à Hodges qui le range sous sa chaise, se disant d’y penser en partant. Et de ne pas marcher dessus.

Il est ravi de voir que ses deux invités s’entendent bien dès le début. Une fois les plaisanteries avec le chapeau terminées et la glace brisée, Jerome — tête mûre sur un corps de gamin, se dit souvent Hodges — fait bien les choses en prenant les mains de Janey dans les siennes pour lui présenter ses condoléances.

« Et pour votre sœur aussi, dit-il. Je sais que vous l’avez perdue il y a peu. Si je perdais la mienne, je serais le garçon le plus malheureux du monde. Barb est chiante mais je l’aime plus que tout. »

Janey le remercie d’un sourire. Puisque Jerome est légalement trop jeune pour boire du vin, ils commandent tous du thé glacé. Janey lui demande quels sont ses projets de fac et quand il mentionne l’éventualité d’aller à Harvard, elle lève les yeux au ciel en disant : « Un futur ancien de Hârvârd ! Oh my God !

— Missié Hodges i’ devwa se twouver un autw’ esclave ! » s’exclame Jerome. Janey rit si fort qu’elle doit recracher un morceau de crevette dans sa serviette. Ça la fait rougir mais Hodges est heureux de l’entendre rire. Son maquillage soigneux ne suffit pas à cacher la pâleur de ses joues et ses cernes sous les yeux.

Quand Hodges lui demande si Tante Charlotte, Oncle Henry et Holly la Marmonneuse apprécient leur séjour dans la grande demeure de Sugar Heights, Janey se prend la tête dans les mains comme en proie à une affreuse migraine.

« Tante Charlotte m’a appelée six fois aujourd’hui. J’exagère pas. Six fois. La première fois pour me dire que Holly s’était réveillée en plein milieu de la nuit sans savoir où elle était et qu’elle avait fait une crise d’angoisse. Tatie C était à deux doigts d’appeler une ambulance, mais Oncle Henry a finalement réussi à la calmer en lui parlant de la NASCAR. Holly est dingue de courses de stock-cars. Elle n’en rate jamais une à la télé, d’après ce que j’ai compris. Jeff Gordon est son idole. » Janey hausse les épaules. « Allez comprendre.

— Quel âge elle a, cette Holly ? demande Jerome.

— À peu près mon âge, mais elle a quelques petits problèmes de… carences affectives, je dirais. »

Jerome réfléchit en silence et dit : « Elle ferait peut-être bien de s’inspirer de Kyle Bush alors.

— Qui ?

— Pas grave, laissez tomber. »

Janey leur dit que Tante Charlotte a ensuite appelé pour s’extasier sur la facture d’électricité, qui doit être faramineuse ! ; puis pour confier que les voisins semblent très froids ; puis pour déclarer qu’il y a une quantité épouvantable de photos et que tout cet art contemporain n’est guère à son goût ; puis pour faire remarquer que si Olivia pensait que toutes ces lampes étaient en pâte de verre, elle s’était bien fait avoir. Son dernier appel, que Janey avait reçu juste avant de partir pour le restaurant, avait été le plus exaspérant. Oncle Henry voulait faire savoir à Janey, avait dit sa tante, qu’il avait étudié la question et qu’il n’était pas encore trop tard pour changer d’avis concernant l’incinération. Cette idée contrariait beaucoup son frère — il appelait ça « des funérailles de Viking » — et Holly ne voulait même pas en parler car ça l’horrifiait au plus haut point.

« Ils partent bien jeudi, dit Janey, et je compte déjà les minutes. » Elle presse la main de Hodges et poursuit : « Il y a quand même une bonne nouvelle dans tout ça. Tatie C dit que tu as tapé dans l’œil à Holly. »

Hodges sourit. « Ça doit être ma ressemblance avec Jeff Gordon. »

Janey et Jerome commandent un dessert. Hodges, d’humeur vertueuse, n’en prend pas. Puis, au café, Hodges se met au boulot. Il a apporté deux dossiers, et il en tend un à chacun de ses convives.

« C’est toutes mes notes. Je les ai organisées aussi bien que possible. Je veux que vous les ayez au cas où il m’arriverait quoi que se soit. »

Janey est alarmée. « Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre sur ce fichu site ?

— Rien du tout », répond Hodges. Le mensonge sort tout seul et le ton est convaincant. « C’est juste par précaution.

— Vous êtes sûr de ça ? demande Jerome.

— Absolument. Il n’y a rien de concluant dans ces notes, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons pas avancé. Je tiens peut-être le moyen — je dis bien peut-être — de remonter jusqu’à ce type. En attendant, je veux que vous soyez tous les deux très attentifs à votre environnement, à tout moment.

— SOUM un jour, SOUM toujours, dit Janey.

— Exact. » Hodges se tourne vers Jerome. « Et toi, à quoi plus précisément vas-tu faire attention ? »

La réponse est rapide et claire. « Aux véhicules fréquents, surtout ceux conduits par des hommes plutôt jeunes, disons entre vingt-cinq et quarante ans. Même si je trouve que quarante ans, c’est plutôt vieux. Ce qui fait quasiment de vous un vieillard, Bill.

— Personne n’aime les p’tits malins, dit Hodges. T’apprendras ça avec le temps, jeune homme. »

Elaine passe à leur table pour demander si tout s’est bien passé. Ils répondent tous par l’affirmative et Hodges commande une nouvelle tournée de café.

« Tout de suite, monsieur Hodges, répond-elle. Vous avez bien meilleure mine que la dernière fois. Si je puis me permettre. »

Hodges ne le prend pas mal. Il se sent beaucoup mieux que la dernière fois. Plus léger que ne peut l’expliquer à elle seule la perte de trois ou quatre kilos.

Elaine partie et le café servi, Janey appuie les coudes sur la table et se penche vers Hodges, les yeux dans les siens. « Quel moyen ? Dis-nous. »

Hodges se met à penser à Donald Davis qui a reconnu le meurtre non seulement de son épouse mais aussi de cinq autres femmes sur différentes aires d’autoroutes du Midwest. Bientôt, le bellâtre Davis sera incarcéré à la prison d’État où il passera sans aucun doute le restant de ses jours.

Hodges connaît la chanson.

Il n’est pas naïf au point de croire que tous les homicides finissent par être élucidés un jour ou l’autre, mais les meurtriers sont généralement découverts. Quelque chose (un certain cadavre d’épouse dans une certaine carrière abandonnée, par exemple) émerge au grand jour. C’est comme si une force universelle tâtonnante mais puissante mettait tout en œuvre pour remettre les choses en ordre. Les inspecteurs qui se voient confier une affaire lisent des rapports, interrogent des témoins, passent des coups de téléphone, étudient des expertises médico-légales… et attendent que cette mystérieuse force fasse son travail. Quand ça arrive (si ça arrive), le chemin apparaît tout tracé. Et il mène souvent droit au coupable, le genre d’individu que Mr Mercedes appelle dans ses lettres un crèminel.

Hodges demande à ses convives : « Et si Olivia avait vraiment entendu des fantômes ? »

2

Sur le parking, debout à côté de la jeep Wrangler d’occasion mais en bon état de marche que ses parents lui ont offerte pour ses dix-sept ans, Jerome dit à Janey à quel point il a été content de la rencontrer et l’embrasse sur la joue. Elle a l’air surprise mais enchantée.

Jerome se tourne vers Hodges. « Vous avez tout ce qu’il vous faut, Bill ? Besoin de quelque chose pour demain ?

— Juste que tu vérifies ce dont on vient de discuter pour que tu saches quoi faire quand on ira sur l’ordinateur d’Olivia.

— Je m’en occupe.

— Bien. Et n’oublie pas de dire bonjour à ton père et ta mère de ma part. »

Jerome sourit. « Vous savez quoi ? Je vais passer le bonjour à mon père. Quant à ma mère… » Tyrone Feelgood Delight fait une brève apparition. « Moi éviter cette bonne femme-là pou’ les pwochains jou’. »

Hodges lève les sourcils. « T’es fâché avec ta mère ? Ça vous ressemble pas.

— Nah, elle est juste grognon. Et je peux comprendre. » Jerome ricane.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh là là. Y a un concert au MACC jeudi prochain. Ces crétins de ’Round Here. Barb et Hilda, avec d’autres copines, sont complètement folles à l’idée de les voir, même si y a pas plus mièvre comme truc.

— Quel âge a ta sœur ? demande Janey.

— Neuf, bientôt dix.

— Les filles de cet âge adorent les trucs mièvres. Et c’est une ancienne gamine de onze ans fan des Bay City Rollers qui te le dit. » Jerome a l’air perdu, ce qui fait rire Janey. « Si tu les connaissais, je perdrais toute l’estime que j’ai pour toi.

— Enfin bref, elles n’ont jamais été à un vrai concert, vous voyez ? Je veux dire, sans parler de trucs comme Barney ou Sesame Street on Ice. Alors elles ont fait pression et encore pression — même sur moi — et les mamans ont fini par en discuter puis ont décidé que puisque le concert était tôt, même si c’est en semaine, elles pourraient y aller à condition que l’une d’entre elles les accompagne. Elles ont carrément tiré à la courte paille, et ma mère a perdu. »

Il secoue la tête. Il a l’air solennel mais ses yeux pétillent. « Ma mère au MACC entourée de trois ou quatre mille gamines de huit à quatorze ans hurlant comme des groupies. Est-ce que maintenant vous comprenez pourquoi j’essaie de garder mes distances ?

— Je suis sûre qu’elle va s’amuser, dit Janey. Elle a probablement fait la groupie pour Marvin Gaye ou Al Green y a pas si longtemps que ça. »

Jerome saute dans sa jeep, les salue une dernière fois et s’engage sur Lowbriar. Hodges et Janey se retrouvent seuls à côté de la voiture de Hodges par cette soirée quasi estivale. Un quartier de lune s’est levé au-dessus du pont qui sépare le secteur le plus aisé de la ville du quartier de Lowtown.

« C’est un chouette gars, dit Janey, t’as de la chance de l’avoir.

— Ouais, répond Hodges, j’ai de la chance. »

Elle lui enlève son Borsalino et le met sur sa tête, lui donnant une légère mais provocante inclinaison. « C’est quoi la suite du programme, Détective ? Chez vous ?

— Est-ce que tu penses ce que j’espère que tu penses ?

— Je veux pas dormir toute seule. » Elle se dresse sur la pointe des pieds pour lui remettre son chapeau. « Alors, s’il faut que je vende mon corps pour ne pas passer la nuit seule, eh bien je le vendrai. »

Hodges appuie sur la clé pour déverrouiller sa voiture et dit : « Qu’on ne me reproche jamais de n’avoir pas su profiter d’une demoiselle en détresse.

— Vous n’êtes pas très gentleman, monsieur », dit-elle. Puis elle ajoute : « Dieu merci. Allons-y. »

3

C’est mieux cette fois car ils se connaissent un peu. L’appréhension a été remplacée par l’excitation. Quand ils ont fini de faire l’amour, elle se glisse dans une de ses chemises (tellement grande pour elle que ses seins disparaissent complètement et que les pans lui tombent sous les genoux) et part explorer sa petite maison. Il la suit de près, un peu nerveux.

De retour dans la chambre, elle lui rend son verdict. « Pas si mal pour une piaule de célibataire. Pas de vaisselle sale dans l’évier, pas de cheveux dans la baignoire, pas de DVD porno sur la télé. J’ai même aperçu un légume ou deux dans le frigo, ce qui te vaut quelques points bonus. »

Elle a chipé deux bières dans le frigo et trinque avec lui.

« Je pensais pas qu’une autre femme viendrait ici, dit Hodges. À part peut-être ma fille. On s’appelle et on s’envoie des mails mais Allie n’est pas venue me rendre visite depuis au moins deux ans.

— Elle a pris le parti de ton ex pendant le divorce ?

— J’imagine que oui. » Hodges n’y avait jamais vraiment pensé en ces termes. « Si c’est le cas, elle avait sûrement raison.

— T’es peut-être un peu dur avec toi-même. »

Hodges sirote sa bière. Elle passe plutôt bien. Alors qu’il prend une nouvelle gorgée, une pensée lui vient.

« Est-ce que Tante Charlotte a mon numéro, Janey ?

— Absolument pas. C’est pas pour ça que j’ai voulu passer la nuit ici plutôt que chez moi mais je mentirais si je disais que ça ne m’a pas traversé l’esprit. » Elle le regarde gravement. « Tu viendras à la cérémonie mercredi ? Dis-moi que tu viendras. S’il te plaît. J’ai besoin d’un ami.

— Bien sûr que je viendrai. Je viendrai aussi à la présentation du corps mardi. »

Elle a l’air surprise, mais agréablement. « C’est bien au-delà de ce que je te demande. »

Non, Hodges ne le pense pas. Il est en train de mener une enquête et assister aux funérailles d’une personne impliquée — de près ou de loin — dans une affaire de meurtre est la procédure habituelle. Il croit pas vraiment que Mr Mercedes viendra à la présentation du corps ou à la cérémonie d’hommage à la défunte du mercredi mais ce n’est pas à exclure. Hodges n’a pas vu le journal d’aujourd’hui mais il est tout à fait possible qu’un journaliste averti ait fait le lien entre Mrs Wharton et Olivia Trelawney, sa fille qui s’était suicidée après que sa voiture avait été utilisée comme arme de crime. Ce genre de lien n’est pas franchement de l’info mais on pouvait en dire autant des histoires de drogue et d’alcool de Lindsay Lohan. Hodges se dit qu’il a dû au moins y avoir un encadré.

« Je veux être là, dit-il. Il se passe quoi avec les cendres ?

— L’entrepreneur des pompes funèbres les appelle les crémacendres, dit-elle en retroussant son nez comme elle le fait quand elle se moque de son ouais. C’est pas répugnant ? On dirait un truc que tu mets dans le café. L’avantage, c’est que je ne me battrai sûrement pas avec Tante Charlotte et Oncle Henry pour les récupérer.

— Non, ça c’est sûr. Il va y avoir une réception ? »

Janey soupire. « Tatie C y tient. Donc cérémonie à dix heures suivie d’un buffet à la maison de Sugar Heights. Pendant qu’on sera en train de manger des canapés de chez le traiteur et d’échanger nos meilleurs souvenirs d’Elizabeth Wharton, les pompes funèbres s’occuperont de l’incinération. Je déciderai quoi faire avec les cendres jeudi, quand ils seront partis. Ils ne seront même pas obligés de voir l’urne.

— C’est une bonne idée.

— Merci, mais je redoute la réception. Pas à cause de Mrs Greene ni des quelques vieilles amies de maman, mais à cause d’eux. Si Tante Charlotte fait un esclandre, Holly est capable de craquer. Tu viendras aussi, hein ?

— Si tu me laisses passer les mains sous ta chemise, je ferai n’importe quoi pour toi.

— Dans ce cas, laisse-moi t’aider avec les boutons. »

4

À quelques kilomètres de la maison de Harper Road où Kermit William Hodges et Janelle Patterson sont au lit ensemble, Brady Hartsfield est assis dans sa salle de contrôle. Ce soir, il est à son établi et non devant sa rangée d’ordinateurs. Et il ne fait rien.

À côté de lui, au milieu de l’amoncellement d’outils, de morceaux de câble et de pièces d’ordinateurs, il y a le journal du lundi, toujours roulé dans son emballage plastique. Il l’a acheté en rentrant de Discount Electronix, mais seulement par habitude. Les nouvelles ne l’intéressent pas. Il a d’autres choses en tête. Comment avoir le flic. Comment entrer au concert des ’Round Here au MACC avec son gilet-suicide minutieusement conçu. S’il décide vraiment de le faire, bien entendu. Pour l’instant, tout ça lui semble insurmontable. Un champ entier à labourer. Une montagne à escalader. Un… un…

Mais il n’arrive pas à trouver d’autres comparaisons. Ou bien ce sont des métaphores ?

Peut-être, pense-t-il sombrement, que je devrais me tuer et en finir avec tout ça. Me débarrasser de ces effroyables pensées. Ces instantanés de l’enfer.

Comme par exemple celui de sa mère prise de convulsions sur le canapé après avoir mangé la viande empoisonnée destinée au chien des Robinson. M’man avec les yeux exorbités et sa veste de pyjama couverte de vomi — qu’est-ce que donnerait cette photo dans l’album de famille ?

Il a besoin de réfléchir, mais il y a un ouragan qui se déchaîne dans sa tête, un bon gros ouragan de force cinq type Katrina, et ça vole dans tous les sens.

Son vieux sac de couchage de boy-scout est étalé sur un matelas gonflable qu’il a récupéré au garage et emporté au sous-sol. Le matelas a un petit trou. Brady imagine qu’il devra en acheter un neuf un jour ou l’autre s’il veut continuer à dormir ici, quel que soit le peu de temps qu’il lui reste à purger sur cette terre. Où peut-il dormir d’autre ? Il ne peut pas se résoudre à dormir dans sa chambre à l’étage, pas avec sa mère morte gisant dans sa propre chambre au bout du couloir, probablement déjà en train de se décomposer sous les draps. Il a mis l’air conditionné et l’a réglé au maximum mais il ne se fait pas d’illusions quant à l’efficacité du procédé. Ou à sa durée. Dormir sur le canapé du salon n’est pas envisageable non plus. Il l’a nettoyé aussi bien qu’il a pu et a retourné les coussins, mais l’odeur du vomi est tenace.

Non, il n’y a qu’ici qui convienne, dans son abri spécial. Sa salle de contrôle. Bien sûr, le sous-sol a aussi ses fantômes ; c’est là que son petit frère est mort. Sauf que mort est un euphémisme, et qu’il est un peu tard pour les euphémismes.

Brady repense au nom de Frankie qu’il utilisait quand il discutait avec Olivia Trelawney sous le Parapluie de Debbie. C’était comme si Frankie était encore un peu en vie. Sauf que quand cette pute de Trelawney était morte, Frankie était mort avec elle.

Mort à nouveau.

« Je t’ai jamais aimé de toute façon », dit-il en regardant vers le bas des marches. Sa voix est étrangement enfantine, aiguë et haut perchée, mais Brady ne le remarque pas. « Et j’avais pas le choix. » Il s’interrompt. « On n’avait pas le choix. »

Il pense à sa mère, et comme elle était belle à cette époque.

Cette époque révolue.

5

Deborah Hartsfield était l’une de ces rares pom-pom girls qui, même après deux grossesses, avait réussi à garder ce corps ferme et jeune qui dansait et se pavanait le long de la ligne de touche sous les projecteurs du vendredi soir ; grande, plantureuse, chevelure de miel. Durant les premières années de son mariage, elle ne prenait pas plus d’un verre de vin au dîner. Pourquoi boire à l’excès quand la vie était belle sobre ? Elle avait son mari, sa maison dans les faubourgs nord de la ville — pas vraiment un palace, mais quelle première maison l’était ? — et ses deux garçons.

Quand son père était mort, Brady avait huit ans et Frankie trois. Frankie était un enfant quelconque et du genre un peu lent. Brady, à l’inverse, était mignon et avait l’esprit vif. Et quel charmeur c’était ! Sa mère en était gaga et c’était réciproque. Ils passaient de longs samedis après-midi blottis l’un contre l’autre sous la couverture du canapé, à regarder des vieux films en buvant du chocolat chaud pendant que Norm bricolait au garage et que Frankie rampait sur le tapis, jouant avec ses constructions en bois et le camion de pompiers qu’il aimait tellement qu’il lui avait même donné un nom : Sammy.

Norm Hartsfield était électricien chez Central States Power. Il gagnait bien sa vie à grimper aux pylônes mais il avait de plus grandes aspirations. Peut-être que c’était à ces aspirations qu’il rêvait ce jour-là sur la route 51 au lieu de se concentrer sur ce qu’il faisait, ou peut-être qu’il avait perdu un peu l’équilibre et qu’il s’était rattrapé du mauvais côté pour ne pas tomber. Peu importe la raison, l’issue avait été fatale. Son collègue était en train de signaler qu’ils avaient trouvé la coupure et que les réparations étaient bientôt terminées quand il avait entendu un crépitement. C’était vingt mille volts d’électricité de la centrale à charbon de la CSP se propageant dans le corps de Norm Hartsfield. Son collègue avait levé la tête juste à temps pour voir Norm basculer de la nacelle et faire un plongeon de douze mètres vers le sol avec sa main gauche fondue et la manche de son uniforme en feu.

Accro aux cartes de crédit, comme une grande partie de la classe moyenne américaine en cette fin de siècle, les Hartsfield avaient moins de deux mille dollars d’économies. C’était maigre mais ils avaient une bonne assurance et CSP ajouta soixante-dix mille dollars en échange de la signature d’un bout de papier déchargeant la compagnie de toute responsabilité dans la mort de Norman Hartsfield. Pour Deborah Ann, ça ressemblait à un seau entier rempli de fric. Elle remboursa le prêt immobilier et acheta une nouvelle voiture. Il ne lui vint jamais à l’esprit que certains seaux ne se remplissent qu’une seule fois.

Elle était coiffeuse à l’époque où elle avait rencontré Norm et elle reprit du service après sa mort. Après six mois de veuvage, elle commença à fréquenter un homme qu’elle avait rencontré un jour à la banque — rien qu’un jeune cadre, avait-elle dit à Brady, mais il avait un avenir prometteur, comme elle disait. Elle le ramena à la maison. Il ébouriffa les cheveux de Brady et l’appela champion. Il ébouriffa les cheveux de Frankie et l’appela petit champion. Brady ne l’aimait pas (il avait de grandes dents, comme les vampires dans les films d’horreur) mais il ne le montra pas. Il avait déjà appris à porter un masque de contentement et à garder ce qu’il ressentait pour lui.

Un soir, avant d’emmener sa mère dîner, le petit ami avait dit à Brady, Ta mère est une charmeuse et toi aussi. Brady avait souri et dit merci en espérant que le petit ami mourrait dans un accident de voiture. Du moment que sa maman n’était pas dans la voiture avec lui, bien sûr. Le petit ami aux dents de vampire n’avait pas le droit de prendre la place de son père.

Ça, c’était le rôle de Brady.

Frankie s’était étouffé avec sa pomme au milieu des Blues Brothers. C’était censé être un film drôle. Brady ne voyait pas en quoi c’était si drôle mais sa mère et Frankie étaient morts de rire. Sa mère était heureuse et sur son trente et un car elle s’apprêtait à sortir avec le petit copain. La baby-sitter n’allait pas tarder. C’était une grosse truie stupide qui fouinait toujours dans le frigo pour voir ce qu’il y avait de bon à manger dès que Deborah Ann s’en allait, avec son gros cul qui débordait quand elle se penchait.

Il y avait deux bols sur la table basse ; un rempli de pop-corn, l’autre de tranches de pommes saupoudrées de cannelle. À un moment donné dans le film, il y a des gens qui chantent dans une église pendant qu’un des Blues Brothers remonte la nef en faisant des flips arrière. Frankie était assis par terre, à rigoler comme un petit fou pendant que le gros Blues Brother faisait ses flips arrière. Et quand il avait repris son souffle pour rigoler de plus belle, il avait aspiré un morceau de pomme qui s’était coincé dans sa gorge. Il s’était arrêté net de rire et avait commencé à tressauter dans tous les sens en se griffant la gorge.

La mère de Brady s’était mise à crier et l’avait pris dans ses bras. Elle l’avait serré fort pour essayer d’expulser le morceau de pomme. Mais ça ne marchait pas. Le visage de Frankie était devenu tout rouge. Elle avait mis la main dans sa bouche et au fond de sa gorge pour essayer d’attraper le morceau de pomme. Impossible. Le visage de Frankie commençait à perdre sa couleur rouge.

« Oh, Seigneur Jésus », s’écria Deborah, puis elle se précipita vers le téléphone. Alors qu’elle décrochait, elle cria à Brady : « Reste pas planté là comme un petit con ! Tape-lui dans le dos ! »

Brady n’aimait pas qu’on lui crie dessus, et sa mère ne l’avait jamais traité de petit con avant, mais il frappa quand même dans le dos de Frankie. Il frappa fort. Mais le morceau de pomme ne sortait pas. Maintenant, le visage de Frankie devenait bleu. Brady eut une idée. Il attrapa Frankie par les chevilles et lui mit la tête en bas, ses cheveux frottant contre le tapis. Le morceau de pomme ne voulait toujours pas sortir.

« Arrête de faire l’andouille, Frankie », dit Brady.

Frankie continua de respirer — enfin, en quelque sorte ; disons qu’il émettait des petits sifflements de gorge — jusqu’à ce que l’ambulance arrive. Puis il s’arrêta. Les ambulanciers entrèrent. Ils portaient des uniformes noirs avec des pièces de tissu jaune sur leur veste. Ils envoyèrent Brady à la cuisine pour ne pas qu’il regarde, mais il entendit sa mère crier et plus tard, il vit des gouttes de sang sur le tapis.

Mais toujours pas de morceau de pomme.

Puis tout le monde sauf Brady partit avec l’ambulance. Il s’assit sur le canapé, mangea du pop-corn et regarda la télé. Pas les Blues Brothers ; c’était nul les Blues Brothers, ça faisait que chanter et courir dans tous les sens. Il tomba sur un film où un fou prenait un bus scolaire en otage. Ça, c’était plutôt palpitant comme film.

Quand la grosse baby-sitter arriva, Brady annonça : « Frankie s’est étranglé avec un morceau de pomme. Y a de la glace dans le frigo. Vanille et éclats de noisettes. Manges-en autant que tu veux. » Peut-être, pensa-t-il, que si elle en mange suffisamment, elle aura une crise cardiaque et alors je pourrais appeler le 911.

Ou laisser la grosse truie étalée par terre. Ce serait sûrement mieux. Il pourrait la regarder.

Deborah Ann rentra enfin à la maison à onze heures du soir. La grosse baby-sitter avait mis Brady au lit mais il ne dormait pas, et quand il descendit en pyjama, sa mère le prit dans ses bras. La grosse demanda comment allait Frankie. Mais c’était de l’hypocrisie. La raison pour laquelle Brady savait que c’était de l’hypocrisie, c’était parce que lui-même se fichait de savoir comment il allait, alors pourquoi la grosse truie s’en serait souciée ?

« Il va s’en sortir », dit Deborah Ann avec un grand sourire. Puis, quand la grosse baby-sitter partit, elle se mit à pleurer comme une Madeleine. Elle sortit le vin du frigo mais au lieu de s’en servir un verre, elle but directement au goulot.

« En fait, non, peut-être pas, dit-elle à Brady en essuyant le vin qui lui coulait sur le menton. Il est dans le coma. Tu sais ce que c’est ?

— Oui. Comme dans les séries avec les docteurs ?

— C’est ça. »

Elle posa un genou à terre, ils étaient maintenant face à face. Être aussi proche d’elle — respirant le parfum qu’elle avait mis pour son rendez-vous qui n’eut jamais lieu — fit naître une sensation bizarre dans son ventre. C’était drôle mais agréable. Il regardait le truc bleu sur ses paupières. C’était étrange mais agréable.

« Il a arrêté de respirer pendant longtemps avant qu’ils arrivent à faire passer de l’air. Le docteur a dit que même s’il sort du coma, il risque d’avoir le cerveau endommagé. »

Brady pensait que Frankie avait déjà le cerveau endommagé — il était tellement bête, à trimballer son camion de pompiers partout avec lui — mais il ne dit rien. Sa mère portait un chemisier qui laissait voir le haut de ses nénés. Ça aussi ça lui faisait quelque chose de rigolo dans le ventre.

« Si je te dis quelque chose, tu promets de ne le répéter à personne ? À personne du tout ? »

Brady promit. Il savait garder un secret.

« Ce serait peut-être mieux qu’il meure. Parce que s’il se réveille avec des lésions au cerveau, je sais pas ce qu’on va faire. »

Puis elle le serra dans ses bras et ses cheveux lui chatouillèrent le visage et l’odeur de son parfum était très forte. Elle dit : « Dieu merci, c’est pas toi, mon lapin. Dieu merci. »

Brady la serra aussi, pressant son petit torse contre ses nénés. Il bandait.

Frankie s’était réveillé et, bien évidemment, il avait le cerveau endommagé. Il n’avait jamais été très intelligent (« Il tient ça de son père », avait dit Deborah Ann un jour) mais comparé à maintenant, c’était un génie dans sa période d’avant le morceau de pomme. Il avait été propre relativement tard, pas avant au moins trois ans et demi, et voilà qu’on lui remettait des couches. Son vocabulaire ne comptait plus qu’une douzaine de mots. Au lieu de marcher, il déambulait à travers la maison en boitillant et en traînant les pieds. Des fois, il s’endormait d’un coup, et profondément, mais seulement dans la journée. La nuit, il avait plutôt tendance à errer et, avant de se lancer dans ses safaris nocturnes, il avait l’habitude d’arracher ses Pampers. D’autres fois, il allait dans le lit de sa mère. Mais le plus souvent, il allait rejoindre Brady qui se réveillait pour trouver ses draps trempés et Frankie le dévorant d’un regard d’amour inquiétant et niais.

Frankie devait aller régulièrement chez le docteur. Il ne respirait toujours pas correctement. Au mieux, il émettait un sifflement humide, au pire, quand il avait un de ses rhumes à répétition, un aboiement râpeux. Il ne pouvait plus manger de nourriture solide ; on devait lui mixer des purées et il mangeait sur une chaise haute. Boire au verre était absolument hors de question, alors ils avaient ressorti les tasses pour bébé.

Le petit copain de la banque s’était tiré depuis belle lurette et la grosse baby-sitter ne s’éternisa pas non plus. Elle dit qu’elle était désolée mais qu’elle ne pouvait pas supporter de voir Frankie dans cet état. Un temps, Deborah Ann embaucha une auxiliaire de vie à plein temps qui finit par lui coûter plus d’argent qu’elle-même n’en gagnait au salon de coiffure, alors Deborah Ann se passa de ses services et arrêta de travailler. Ils vivaient maintenant sur leurs économies. Elle se mit à boire davantage, passant du vin à la vodka qu’elle qualifiait de soin palliatif plus efficace. Brady s’asseyait avec elle sur le canapé et buvait du Pepsi. Ils regardaient Frankie ramper sur le tapis avec son camion de pompiers dans une main et sa tasse bleue, remplie aussi de Pepsi, dans l’autre.

« Ça fond aussi vite que la calotte glaciaire », disait Deborah Ann. Et Brady n’avait plus besoin de demander quoi. « Et quand y en aura plus, on se retrouvera à la rue. »

Elle alla voir un avocat (dans le même centre commercial où Brady, quelques années plus tard, donnerait une pichenette dans la gorge d’un ado attardé et agaçant) et paya cent dollars la consultation. Elle emmena Brady avec elle. L’avocat s’appelait Greensmith. Il portait un costume bon marché et n’arrêtait pas de zieuter les nénés de Deborah Ann.

« Je peux vous dire ce qui s’est passé, dit-il. J’ai déjà vu ça. Le morceau de pomme avait laissé suffisamment d’espace dans sa trachée pour qu’il puisse continuer à respirer. C’est dommage que vous ayez mis les doigts au fond de sa gorge, c’est tout.

— Mais j’essayais juste de l’attraper ! s’offusqua Deborah Ann.

— Je sais, c’est ce que n’importe quelle mère aurait fait. Mais au lieu de ça, vous l’avez enfoncé encore plus profond, et bloqué complètement sa trachée. Si c’était un ambulancier qui avait fait ça, vous auriez de quoi intenter un procès. D’au moins quelques centaines de milliers de dollars. Peut-être même un million cinq cent mille. J’ai déjà vu ça. Mais c’était vous. Et vous leur avez dit que vous l’aviez fait. Pas vrai ? »

Deborah Ann admit que oui.

« L’ont-ils intubé ? »

Oui, ils l’avaient intubé.

« OK. Il est là votre procès. Ils ont dégagé les voies respiratoires mais dans le même temps, ils ont poussé ce sale bout de pomme encore plus loin. » Il se carra dans son fauteuil, posa sa main à plat, doigts écartés, sur le plastron de sa chemise blanche légèrement jaunie et lorgna de nouveau les nénés de Deborah Ann, peut-être juste pour s’assurer qu’ils n’avaient pas glissé hors de son soutien-gorge pour s’échapper. « D’où les lésions cérébrales.

— Donc vous acceptez de nous défendre ?

— J’en serais ravi. Si vous avez les moyens de payer pour les cinq années de procédure que ça prendra. Parce que l’hôpital et leur assurance se battront jusqu’au bout. Déjà vu ça.

— Combien ? »

Greensmith annonça un montant et Deborah Ann quitta son bureau, tenant Brady par la main. Ils remontèrent dans la Honda (alors neuve) et elle pleura. Cela fait, elle lui dit de mettre la radio pendant qu’elle allait faire une autre petite course. Brady savait ce qu’était l’autre course : une grande bouteille de soin palliatif.

Au fil des ans, Deborah Ann repassa plusieurs fois dans sa tête son rendez-vous chez l’avocat, concluant toujours par la même déclaration amère : « J’ai donné cent dollars que j’avais pas à un avocat en costume de chez Men’s Wearhouse pour m’entendre dire que j’avais pas les moyens de me battre contre de grosses compagnies d’assurance et que j’allais me faire baiser. »

L’année qui suivit donna l’impression de durer cinq ans. Il y avait un monstre pompeur de vie à la maison, et le monstre s’appelait Frankie. Parfois, quand il renversait quelque chose ou réveillait Deborah Ann de sa sieste, elle lui donnait une fessée. Une fois qu’elle avait complètement perdu les pédales, elle l’avait frappé à la tête, l’envoyant au tapis, sonné, les yeux dans le vague. Elle l’avait relevé et enlacé, avait pleuré et s’était excusée, mais il y a des limites à ce qu’une femme peut endurer.

Elle allait faire des extras chez Hair Today dès qu’elle pouvait. Quand cela arrivait, elle disait à l’école que Brady était malade pour qu’il puisse garder son petit frère. Parfois, Brady surprenait Frankie en train d’essayer d’attraper des trucs qu’il n’était pas censé avoir (ou des trucs qui appartenaient à Brady, comme son Atari Arcade) et alors Brady giflait les mains de Frankie jusqu’à ce que Frankie pleure. Quand les vagissements commençaient, Brady se rappelait que ce n’était pas la faute de Frankie, qu’il avait des lésions cérébrales à cause de cette fichue, non, de cette putain de pomme, et il était submergé par un mélange de culpabilité, de rage et de chagrin. Alors il prenait Frankie sur ses genoux et le berçait en lui disant qu’il était désolé, mais il y a des limites à ce qu’un homme peut endurer. Et il était un homme, c’était m’man qui le disait : l’homme de la maison. Il devint habile pour changer les couches de Frankie, mais quand il y avait du caca (non, c’était de la merde, pas du caca, de la merde), il lui pinçait parfois les jambes en lui criant de ne pas bouger, connard, pas bouger. Même si Frankie ne bougeait déjà pas. Allongé là avec Sammy son camion de pompiers serré contre lui et ses grands yeux de débilos attardé fixés au plafond.

Cette année-là avait été pleine de parfois.

Parfois, il aimait Frankie de tout son cœur et lui faisait des bisous.

Parfois, il le secouait et lui disait, C’est de ta faute, on va se retrouver à la rue et c’est de ta faute.

Parfois, en mettant Frankie au lit après sa journée au salon de coiffure, Deborah Ann voyait les bleus sur les jambes et les bras du petit garçon. Une fois sur sa gorge, qui portait encore la cicatrice de la trachéotomie que les ambulanciers avaient pratiquée. Jamais elle ne dit quoi que ce soit.

Parfois, Brady aimait Frankie. Parfois, il le détestait. Le plus souvent, il ressentait les deux à la fois et ça lui donnait des migraines.

Parfois (le plus souvent quand elle était soûle), Deborah Ann se lamentait du virage désastreux qu’avait pris sa vie. « J’ai droit à aucune aide, ni de la ville, ni de l’État, ni même du putain de gouvernement fédéral, et tout ça pourquoi ? Parce qu’on a encore trop d’argent de l’assurance et des dommages et intérêts de la mort de papa, voilà pourquoi. Tout le monde se fout de savoir que tout part mais que rien ne rentre. Tout le monde. Quand on vivra dans un foyer de sans-abris dans Lowbriar Avenue, je pourrai demander des aides, vraiment trop sympa. »

Parfois, Brady regardait Frankie et pensait, T’es en travers du chemin. T’es en travers du chemin, Frankie, en travers de ce putain d’enfoiré de chemin de meeerde.

Parfois — souvent —, Brady détestait ce putain d’enfoiré de monde de merde. S’il y avait un Dieu, comme les hommes du dimanche le disaient à la télé, est-ce qu’il ne prendrait pas Frankie avec lui au paradis pour que sa mère puisse retourner travailler et qu’ils ne finissent pas à la rue ? Ou dans Lowbriar Avenue, où sa mère disait qu’il y avait que des nègres drogués et armés ? S’il y avait un Dieu, pourquoi est-ce qu’il avait laissé Frankie s’étrangler avec ce putain de morceau de pomme, pour commencer ? Et puis le laisser se réveiller avec le cerveau endommagé, ça c’était carrément pire, putain. Y avait pas de Dieu. Y avait qu’à regarder Frankie ramper par terre avec son foutu Sammy dans une main, puis se relever et traîner la jambe un moment avant d’abandonner et de recommencer à ramper pour comprendre que l’idée de Dieu était complètement ridicule.

Frankie avait fini par mourir. Tout s’était passé très vite. Un peu comme écraser ces gens au City Center, d’une certaine manière. Il n’y avait pas eu de préméditation, simplement un sentiment d’évidence. On pouvait presque dire que c’était un accident. Ou le destin. Brady ne croyait pas en Dieu mais il croyait au destin, et parfois, l’homme de la maison se doit d’être le bras droit du destin.

Sa mère faisait des pancakes pour le dîner. Frankie jouait avec Sammy. La porte du sous-sol était ouverte car Deborah Ann avait acheté deux cartons de papier-toilette premier prix à Chapter 11 et qu’ils les stockaient en bas. Il n’y en avait plus dans les deux salles de bains alors elle avait envoyé Brady en chercher. Il avait les mains pleines quand il était remonté et n’avait pas pu fermer la porte derrière lui. Il pensait que m’man le ferait, mais quand il était redescendu après avoir réapprovisionné les salles de bains à l’étage, la porte était toujours ouverte. Frankie était par terre, il poussait son camion sur le lino en faisant vroum-vroum. Il portait un pantalon rouge tout boursouflé à cause de sa couche triple épaisseur. Il progressait de plus en plus dangereusement vers la porte ouverte et les marches abruptes au-delà, mais Deborah Ann ne bougeait toujours pas. Elle ne demanda pas non plus à Brady, qui mettait maintenant le couvert, de fermer la porte.

« Vroum-vroum, dit Frankie. Vroum-vroum. »

Il poussa le camion de pompiers. Sammy roula jusqu’à la porte du sous-sol, buta contre le montant et s’arrêta là.

Deborah Ann quitta la gazinière. Elle s’avança vers la porte du sous-sol. Brady pensait qu’elle allait ramasser le camion de pompiers et le rendre à Frankie, mais non. Elle donna un coup de pied dedans à la place. Il y eut une légère succession de claquements lorsqu’il dévala les marches, jusqu’en bas.

« Oups, dit-elle. Sammy a tombé, a fait badaboum. » Sa voix était monocorde.

Brady s’avança. Voilà qui était intéressant.

« Pourquoi t’as fait ça, m’man ? »

Deborah Ann posa les mains sur ses hanches, la spatule dépassant d’un côté. Elle dit : « Parce que j’en peux plus de l’entendre faire ce bruit. »

Frankie ouvrit la bouche et se mit à bêler.

« Tais-toi, Frankie », dit Brady, mais Frankie ne se tut pas. Au lieu de ça, il se traîna sur la première marche de l’escalier et regarda en bas dans l’obscurité du sous-sol.

De cette même voix monocorde, Deborah Ann dit : « Allume la lumière, Brady. Pour qu’il puisse voir Sammy. »

Brady alluma la lumière et jeta un coup d’œil par-dessus son frère bêlant.

« Ouaip, dit-il. Il est là. Tout en bas. Tu le vois, Frankie ? »

Frankie rampa encore un peu plus, toujours pleurnichant. Il regarda dans le vide. Brady regarda sa mère. Deborah Ann lui répondit par le plus léger et plus imperceptible hochement de tête. Brady ne réfléchit pas. Il donna simplement un coup de pied dans la couche triple épaisseur et bye-bye Frankie ; son petit frère dégringola dans une succession de sauts périlleux maladroits qui rappelèrent à Brady les flips arrière du gros Blues Brother dans la nef de l’église. Au premier saut périlleux, Frankie bêlait toujours, mais au deuxième, sa tête heurta une marche et les bêlements cessèrent d’un coup, comme si Frankie était une radio et que quelqu’un venait de tourner le bouton. C’était horrible, mais ça avait son côté marrant. Encore un saut périlleux, jambes voltigeant mollement, écartées en forme de Y. Puis il percuta tête la première le sol de la cave.

« Oh mon Dieu, Frankie est tombé », cria Deborah Ann. Elle lâcha la spatule et dévala les marches. Brady la suivit.

Frankie avait le cou brisé, même Brady pouvait s’en rendre compte car il était tout plié vers l’arrière, mais il était encore en vie. Il respirait par petits grognements. Du sang coulait de son nez. Et du côté de sa tête aussi. Ses yeux bougeaient de gauche à droite, mais c’était tout ce qui bougeait. Pauvre Frankie. Brady se mit à pleurer. Sa mère aussi pleurait.

« Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Brady. Qu’est-ce qu’on fait, m’man ?

— Monte me chercher un coussin. »

Il fit ce qu’elle demandait. Quand il redescendit, Sammy le camion de pompiers était posé sur le torse de Frankie. « Je voulais qu’il l’ait avec lui mais il n’arrive pas à le tenir, dit Deborah Ann.

— Ouais, répondit Brady. Il est sûrement paralysé. Pauvre Frankie. »

Frankie leva les yeux vers sa mère, puis vers Brady.

« Brady, dit-il.

— Ça va aller, Frankie », dit Brady en tendant le coussin à sa mère.

Deborah Ann le prit et le posa sur le visage de Frankie. Ça ne prit pas longtemps. Puis elle envoya Brady remettre le coussin sur le canapé et rapporter un gant de toilette humide. « Éteins la gazinière au passage. Les pancakes sont en train de brûler. Je le sens. »

Elle essuya le visage de Frankie pour nettoyer le sang. Brady trouva ça très gentil et maternel. Des années plus tard, il réalisa qu’elle avait aussi veillé à ce qu’il ne reste aucune fibre du coussin sur son visage.

Quand Frankie fut propre (bien qu’il restât encore du sang dans ses cheveux), Brady et sa mère s’assirent sur les marches du sous-sol et le regardèrent. Deborah Ann avait passé son bras autour des épaules de Brady. « Je ferais mieux d’appeler le 911, dit-elle.

— D’accord.

— Il a poussé Sammy trop fort et Sammy est tombé. Il a essayé de le rattraper et il a perdu l’équilibre. Moi je faisais les pancakes pendant que tu montais le papier-toilettes à l’étage. T’as rien vu. Quand t’es redescendu au sous-sol, il était déjà mort.

— D’accord.

— Répète. »

Brady répéta. Il avait toujours des A à l’école et il avait une bonne mémoire.

« Peu importe ce que l’on te demande, ne dis jamais rien de plus. Ne rajoute rien et ne change rien.

— D’accord. Mais je peux dire que tu pleurais ? »

Elle sourit. Elle lui fit un bisou sur le front et sur la joue. Puis elle l’embrassa sur la bouche. « Oui, mon lapin, tu peux le dire.

— Ça va aller maintenant ? »

— Oui. » Il n’y avait pas la moindre hésitation dans sa voix. « Ça va aller. »

Elle avait raison. Ils n’eurent droit qu’à quelques questions, et pas des questions difficiles. Il y eut un enterrement. C’était beau. Frankie était dans un cercueil taille-Frankie et il portait un costume. Il n’avait pas l’air d’avoir le cerveau endommagé, il avait juste l’air profondément endormi. Avant qu’ils ne referment le cercueil, Brady embrassa son frère sur la joue et glissa Sammy le camion de pompiers à côté de lui. Il y avait juste assez de place.

Cette nuit-là, Brady eut la première de ses vraiment grosses migraines. Il se mit à imaginer que Frankie était sous son lit et son mal de tête empira. Il longea le couloir jusqu’à la chambre de sa mère et se mit au lit avec elle. Il ne lui dit pas qu’il avait peur que Frankie soit sous son lit, juste qu’il avait si mal à la tête qu’il pensait qu’elle allait exploser. Elle le prit dans ses bras, l’embrassa et il se tortilla tout contre elle, fort fort fort. C’était bon de se tortiller. Ça apaisait sa migraine. Ils s’endormirent ensemble et le lendemain, ils n’étaient plus que tous les deux et la vie était meilleure. Deborah Ann récupéra son ancien travail mais il n’y eut plus de petit copain. Elle disait que Brady était le seul petit copain qu’elle voulait à présent. Ils ne reparlèrent jamais de l’accident de Frankie mais des fois, Brady en rêvait. Il ne savait pas si sa mère aussi en rêvait mais elle buvait beaucoup de vodka, tellement qu’elle finit par perdre son job à nouveau. Mais c’était pas grave car il était devenu suffisamment grand pour commencer à travailler. Et ça ne lui manquait pas de ne pas aller à la fac.

La fac, c’était pour les gens qui ne savaient pas qu’ils étaient intelligents.

6

Brady s’extirpe de ses souvenirs — une rêverie si profonde qu’on dirait de l’hypnose — pour s’apercevoir qu’il a les genoux couverts de plastique déchiqueté. D’abord, il ne sait pas d’où ça vient. Puis il voit le journal sur son établi et comprend qu’il a déchiré l’emballage plastique avec ses ongles pendant qu’il pensait à Frankie.

Il jette les bouts de plastique à la poubelle, ramasse le journal et lit les gros titres d’un air absent. Du pétrole se déverse toujours dans le golfe du Mexique et les représentants de British Petroleum clament qu’ils font de leur mieux alors que le public ne cesse de les dénigrer. Nidal Hasan, le connard de psy qui a criblé de balles la base militaire de Fort Hood au Texas, sera déféré devant la justice dans les prochains jours. (T’aurais dû prendre une Mercedes, Nidal chéri, pense Brady.) Paul McCartney, l’ancien Beatles que la mère de Brady appelait Regard de Vieil Épagneul, reçoit une médaille à la Maison-Blanche. Pourquoi, se demande parfois Brady, est-ce qu’il faut que les moins talentueux raflent toujours tout ? C’est juste une preuve de plus que le monde va mal.

Brady décide d’emporter le journal à la cuisine et de lire la rubrique politique. Ça, plus une pastille de mélatonine, devrait suffire à le faire dormir. À mi-chemin dans les escaliers, il retourne le journal pour voir ce qu’il y a sous la pliure et se fige. Il y a deux photos de femmes, l’une à côté de l’autre. L’une est Olivia Trelawney. L’autre est bien plus vieille mais la ressemblance ne trompe pas. Surtout ces lèvres minces de pétasse.

DÉCÈS DE LA MÈRE D’OLIVIA TRELAWNEY, dit le titre. Et en dessous : révoltée par le « traitement indécent » réservé à sa fille, elle avait dénoncé la couverture médiatique qui selon elle avait « détruit sa vie ».

Suivent deux paragraphes de diatribe, en réalité une simple excuse pour faire remonter la tragédie de l’an passé (si le mot tragédie vous plaît, songe Brady, sarcastique) en première page d’un journal lentement asphyxié par Internet. Les lecteurs sont priés de se rendre à la rubrique nécrologique page vingt-six et Brady, maintenant assis à la table de la cuisine, ne perd pas une seconde. Le nuage d’effroyable consternation qui l’entourait depuis que sa mère est morte a été balayé en un instant. Son cerveau tourne à plein régime, assailli d’idées se rassemblant comme les pièces d’un puzzle, volant en éclats puis se rassemblant à nouveau. Ce processus lui est familier et il sait que ça va continuer ainsi jusqu’à ce que la connexion ultime se fasse et qu’une image claire et précise apparaisse.

ELIZABETH SIROIS WHARTON, 87 ans, est décédée dans son sommeil le 29 mai 2010 à l’hôpital de Warsaw County. Née le 19 janvier 1923, fille de Marcel et Catherine Sirois, Elizabeth laisse un frère, Henry Sirois, une sœur, Charlotte Gibney, une nièce, Holly Gibney, et sa deuxième fille, Janelle Patterson. Elle rejoint son mari, Alvin Wharton, et sa fille bien-aimée, Olivia Trelawney. La présentation du corps aura lieu mardi 1er juin de 10 h à 13 h aux pompes funèbres Soames, et sera suivie d’une cérémonie d’hommage à la défunte mercredi 2 juin à 10 h au même endroit. Un buffet pour les amis proches et la famille sera servi au 729 Lilac Drive, à Sugar Heights. La famille ne souhaite recevoir aucune fleur mais invite plutôt à faire des dons à la Croix-Rouge américaine ou à l’Armée du Salut, associations humanitaires favorites d’Elizabeth Wharton.

Brady lit tout ça très attentivement, avec quelques questions en tête. Est-ce que le gros flic sera à la présentation du corps ? À la cérémonie d’hommage à la défunte mercredi ? Au buffet ? Brady parie qu’il sera présent aux trois. Guettant le crèminel. Le guettant, lui. Parce que c’est le boulot d’un flic.

Il se souvient du dernier message qu’il a envoyé à Hodges, ce bon vieil Off-Ret. Il sourit maintenant, et dit tout haut : « Tu me verras pas arriver.

— Assure-toi que non », rétorque Deborah Ann Hartsfield.

Il sait qu’elle n’est pas vraiment là mais il la voit presque assise en face de lui, dans sa jupe crayon noire et le chemisier bleu qu’il affectionne tout particulièrement, celui qui est si transparent qu’on peut voir le fantôme de son soutien-gorge au travers.

« Parce qu’il sera sur le qui-vive.

— Je sais, dit Brady. T’inquiète pas.

— Bien sûr que je m’inquiéterai. Je peux pas m’en empêcher. T’es mon lapin à moi. »

Il retourne au sous-sol et se glisse dans son sac de couchage. Le matelas gonflable siffle. La dernière chose qu’il fait avant d’éteindre les lumières à l’aide de la reconnaissance vocale, c’est de régler le réveil de son iPhone à six heures trente. Demain sera une longue journée.

Mis à part les petits points rouges lumineux signalant l’état de veille de ses ordinateurs, la salle de contrôle souterraine est dans l’obscurité totale. De dessous l’escalier, sa mère lui parle.

« Je t’attends, mon lapin, ne sois pas trop long.

— J’arrive, m’man. »

Le sourire aux lèvres, Brady ferme les yeux. Deux minutes plus tard, il ronfle.

7

Le lendemain matin, Janey ne sort pas du lit avant huit heures passées. Elle porte son tailleur-pantalon de la veille. Hodges, toujours en boxer, est au téléphone. Il lève un doigt dans sa direction, un geste qui veut dire à la fois bonjour et je suis à toi dans une seconde.

« Non, c’est pas grave, dit-il. Juste un petit truc qui me tracasse. Si tu pouvais vérifier, j’apprécierais vraiment. » Il écoute. « Non, j’ai pas envie d’embêter Pete avec ça. Ne lui en parle pas, d’accord ? Il est suffisamment occupé comme ça avec l’affaire Donald Davis. »

Il écoute encore un peu. Janey se pose sur l’accoudoir du canapé, tapote sa montre. et articule, La présentation du corps ! Hodges hoche la tête.

« C’est ça, dit-il dans le combiné. Disons entre l’été 2007 et le printemps 2009. Du côté de Lake Avenue en centre-ville, là où il y a tous ces nouveaux apparts de bourges. » Il fait un clin d’œil à Janey. « Merci, Marlo, t’es un amour. Et je te jure que je suis pas en train de devenir un tonton, OK ? » Écoute encore, opinant du chef. « OK. Ouais. Je dois filer, mais salue Phil et les enfants pour moi. On se voit bientôt. Pour manger. Bien sûr que c’est moi qui régale. D’accord. Bye. »

Il raccroche.

« Faut que tu t’habilles, et vite, dit Janey. Puis que tu me ramènes chez moi pour que je me ravale la façade avant d’aller aux pompes funèbres. Ça pourrait aussi être sympa que je change de sous-vêtements. Avec quelle rapidité peux-tu sauter dans ton costume ?

— Une grande rapidité. Et t’as pas vraiment besoin de maquillage. »

Elle lève les yeux au ciel. « Dis ça à Tante Charlotte. Elle fait carrément partie de la brigade anti-pattes-d’oie. Allez, bouge, et emporte un rasoir. Tu pourras faire ça chez moi. » Elle re-consulte sa montre. « J’ai pas dormi aussi tard depuis cinq ans. »

Il se lève et part s’habiller dans sa chambre. Elle le rattrape à la porte, le fait tourner vers elle, pose ses mains sur ses joues et l’embrasse sur la bouche. « Une bonne partie de jambes en l’air, c’est le meilleur des somnifères. J’imagine que j’avais oublié. »

Il l’enlace et la soulève du sol. Il ne sait pas combien de temps tout ça durera mais il a bien l’intention de chevaucher la bête tant qu’elle n’est pas farouche.

« Et mets ton chapeau, dit-elle en le regardant de là-haut et en souriant. J’ai bien fait de l’acheter. Ce chapeau, c’est toi. »

8

Ils sont tellement heureux d’être ensemble et tellement déterminés à arriver aux pompes funèbres avant les autres membres infernaux de la famille qu’ils en oublient de faire le SOUM, mais même s’ils avaient été en alerte rouge, ils n’auraient presque certainement rien remarqué d’alarmant. Il y a déjà plus d’une douzaine de voitures garées devant la petite zone commerciale à l’intersection de Harper Road et Hanover Street, et la Subaru couleur boue de Brady Hartsfield est celle qui passe le plus inaperçue. Il a soigneusement choisi son spot de manière à ce que la rue du vieux flic se reflète directement dans son rétroviseur. Si Hodges va à la présentation du corps de la vieille, il descendra la colline et tournera à gauche sur Hanover.

Et le voilà qui arrive, à huit heures trente à peine passées — relativement plus tôt que ce que Brady attendait étant donné que la présentation du corps n’aura pas lieu avant dix heures et que les pompes funèbres ne sont qu’à vingt minutes grand max d’ici. Alors que la voiture tourne à gauche comme prévu, Brady est encore plus surpris de voir que le gros flic n’est pas seul. Sa passagère est une femme, et bien que Brady n’ait que le temps d’un bref coup d’œil, c’en est assez pour qu’il reconnaisse la sœur d’Olivia Trelawney. Elle a le pare-soleil baissé de manière à pouvoir se regarder dans le miroir pendant qu’elle se brosse les cheveux. La conclusion la plus évidente que peut en tirer Brady, c’est qu’elle a passé la nuit dans l’antre de célibataire de ce gros tas de vieux flic.

Brady est médusé. Pourquoi, pour l’amour du ciel, voudrait-elle faire une chose pareille ? Hodges est vieux, gros et moche. Elle ne peut pas vraiment coucher avec lui, si ? C’est au-delà de l’imaginable. Puis il repense à la façon dont sa mère soulageait ses pires migraines et réalise — à contrecœur — qu’en matière de sexe, aucun couple n’est au-delà de l’imaginable. Mais l’idée que Hodges le fasse avec la sœur d’Olivia Trelawney est rageante (et pas le moins du monde parce qu’on pourrait dire que c’est grâce à Brady qu’ils se sont rencontrés). Hodges est censé avoir le cul posé devant sa télé en envisageant l’idée du suicide. Il n’a absolument aucun droit de faire mumuse avec un pot de vaseline et sa main droite, et encore moins avec une jolie blonde.

Brady se dit, Il a dû lui laisser son lit et dormir sur le canapé.

Cette idée au moins frise la logique, et le fait se sentir mieux. Il suppose que Hodges pourrait coucher avec une jolie blonde s’il le voulait vraiment… mais il devrait payer pour ça. Et la pute réclamerait sûrement un supplément surpoids, se dit-il, et il éclate de rire en démarrant sa voiture.

Avant de s’engager, il ouvre la boîte à gants, en sort Truc 2 et le dépose sur le siège passager. Il ne l’a pas utilisé depuis l’année dernière mais il l’utilisera aujourd’hui. Probablement pas aux pompes funèbres, cependant, car il doute qu’ils se rendent là-bas directement. Il est trop tôt. Brady pense qu’ils s’arrêteront d’abord à l’appartement de Lake Avenue, et il n’est pas nécessaire qu’il y arrive avant eux, du moment qu’il est là quand ils en ressortent. Il sait exactement comment il va procéder.

Ça sera comme au bon vieux temps.

À un feu rouge en centre-ville, il appelle Tones Frobisher à Discount Electronix pour lui dire qu’il ne viendra pas travailler aujourd’hui. Et probablement pas de la semaine. Se pinçant le nez pour se faire une voix enrhumée, il informe Tones qu’il a la grippe. Il pense au concert des ’Round Here au MACC jeudi soir et à son gilet-suicide et se voit bien ajouter, La semaine prochaine, j’aurai pas la grippe, je serai juste mort. Il raccroche, balance son téléphone sur le siège passager à côté de Truc 2 et éclate à nouveau de rire. Il voit une femme dans la file d’à côté, tout apprêtée pour le travail, en train de le fixer. Brady, rigolant maintenant si fort que des larmes lui coulent le long des joues et de la morve lui sort du nez, la gratifie d’un doigt d’honneur.

9

« T’étais au téléphone avec ton amie du département des archives ? demande Janey.

— Marlo Everett, ouais. Elle est toujours en avance au boulot. Pete Huntley, mon ancien coéquipier, jurait que c’était parce qu’elle ne partait jamais.

— Allez, dis-moi, qu’est-ce que tu lui as servi comme salades ?

— Que plusieurs de mes voisins avaient repéré un type en train d’essayer des voitures pour voir si elles étaient verrouillées. Et qu’il me semblait me souvenir d’une série de braquages en centre-ville il y a quelques années et que le coupable n’avait jamais été appréhendé.

— Et ce truc sur devenir un tonton, ça veut dire quoi ?

— Les tontons sont des flics à la retraite qui n’arrivent pas à lâcher le boulot. Ils appellent Marlo pour qu’elle vérifie les plaques d’immatriculation de voitures qui leur ont paru suspectes pour une raison ou pour une autre. Ou il se peut que, tombant sur des gars qu’ont l’air louche, ils se sentent plus pisser et leur réclament leurs papiers d’identité. Ensuite ils appellent Marlo pour qu’elle recherche des antécédents d’arrestation.

— Ça la gêne pas ?

— Oh, elle se plaint pour la forme mais je pense pas, non. Kenny Shays, un vieux de la vieille, a appelé le six-cinq il y a quelques années — un nouveau code pour les comportements suspects mis en place depuis le 11-Septembre. Le type qu’il avait épinglé n’était pas un terroriste, juste un fugitif qui avait assassiné toute sa famille au Kansas en 1987.

— Waouh… Il a eu une médaille ?

— Non, juste un bravo, et c’est tout ce qu’il souhaitait. Il est mort six ou sept mois plus tard. »

Bouffé son flingue, voilà ce qu’il avait fait, appuyé sur la gâchette avant que son cancer du poumon ne progresse trop.

Le portable de Hodges sonne. La sonnerie est étouffée car il l’a une fois de plus laissé dans sa boîte à gants. Janey le repêche et le lui tend, un sourire légèrement ironique aux lèvres.

« Hey, Marlo, c’était rapide ! Qu’est-ce que t’as pour moi ? » Il écoute, approuvant de la tête ce qu’il entend au bout du fil, ponctuant de quelques mmh-mmh, sans jamais perdre de vue le flot intense de la circulation matinale. Il remercie Marlo et raccroche, mais quand il veut repasser son Nokia à Janey, elle secoue la tête.

« Mets-le dans ta poche. Quelqu’un d’autre pourrait essayer de t’appeler. Je sais que c’est un concept étrange pour toi mais essaye de t’y faire. Qu’est-ce que t’as trouvé ?

— Une douzaine de véhicules cambriolés en centre-ville à compter de septembre 2007. Peut-être plus selon Marlo ; les gens qui n’ont perdu aucun bien de valeur ont tendance à ne pas déclarer les vols. Certains ne réalisent même pas qu’ils ont été cambriolés. La dernière déclaration remonte à mars 2009, moins de trois semaines avant le Massacre du City Center. C’est notre type, Janey. J’en suis sûr. On est en train de remonter jusqu’à lui, ce qui veut dire qu’on se rapproche.

— Bien.

— Je pense qu’on va le trouver. Et si on le trouve, on laisse ton avocat — Schron — prendre le relais avec Pete Huntley qui s’occupera de la suite. On est toujours bien d’accord là-dessus, hein ?

— Oui. Mais en attendant, il est à nous. Est-ce qu’on est bien d’accord là-dessus ?

— Absolument. »

Il descend maintenant Lake Avenue et trouve une place juste devant l’immeuble de la défunte Mrs Wharton. Quand la chance tourne, elle tourne. Hodges fait sa manœuvre, se demandant combien de fois Olivia Trelawney a pu utiliser cette même place.

Janey regarde sa montre avec inquiétude pendant que Hodges met des sous dans le parcmètre.

« T’inquiète, dit-il. On a encore plein de temps devant nous. »

Alors qu’elle se dirige vers la porte, Hodges appuie sur sa clé pour verrouiller la voiture. Il n’y pense même pas — ce à quoi il pense, c’est Mr Mercedes —, question de réflexe. Il empoche sa clé et se dépêche de rattraper Janey pour lui tenir la porte.

Il se dit, Je suis en train de devenir un gogo.

Puis ajoute, Et alors ?

10

Cinq minutes plus tard, une Subaru couleur boue descend Lake Avenue. Elle ralentit presque jusqu’à l’arrêt quand elle passe à côté de la Toyota de Hodges puis Brady met son clignotant à gauche et s’engage dans le parking couvert de l’autre côté de la rue.

Il y a plein de places libres aux premier et deuxième étages mais aucune donnant sur l’extérieur, donc aucune d’un grand intérêt. Il trouve ce qu’il veut au troisième étage presque désert : une place côté est du parking, donnant directement sur Lake Avenue. Il se gare, marche jusqu’au garde-fou en béton et regarde la Toyota de Hodges de l’autre côté de la rue. Il évalue la distance à une soixantaine de mètres à peu près. Sans absolument rien en travers pour bloquer le signal, c’est du gâteau pour Truc 2.

Ayant du temps à tuer, Brady retourne à sa voiture, allume son iPad et va explorer le site du MACC. L’auditorium Mingo est la plus grande salle du complexe. Logique, se dit Brady, vu que c’est sûrement la seule salle qui rapporte du fric. L’orchestre symphonique de la ville y est programmé tout l’hiver, plus quelques ballets, conférences et autres merdes snobinardes dans le genre, mais de juin à août, le Mingo est presque exclusivement dédié à la musique pop. Selon le site, le concert des ’Round Here sera suivi par le Festival d’Été de la Chanson avec une cavalcade de stars comprenant les Eagles, Sting, John Mellencamp, Alan Jackson, Paul Simon et Bruce Springsteen. Plutôt pas mal, mais Brady se dit que les gens qui ont acheté le Passe Complet risquent d’être déçus. Il n’y aura qu’un seul concert au Mingo cet été, un concert rapide clôturé par une petite chanson punk ayant pour titre « Crevez Tous Bande de Fils de Putes Inutiles ».

L’auditorium aurait une capacité de quatre mille cinq cents places.

Et apparemment, le concert des ’Round Here serait complet.

Brady appelle Shirley Orton au dépôt. Se pinçant à nouveau les narines, il lui dit qu’elle ferait mieux de prévenir Rudy Stanhope qu’ils risquent d’avoir besoin de lui pour la fin de la semaine. Qu’il essaiera d’être là jeudi ou vendredi mais qu’il ne vaut mieux pas compter sur lui ; il a la grippe.

Comme il s’en doutait, le mot effraie Shirley. « Ne mets pas les pieds ici sans un mot du médecin disant que tu n’es plus contagieux. Tu peux pas vendre des glaces aux enfants si t’as la grippe.

— Je zais, dit Brady avec son nez bouché. Je zuis désolé, Shirley. Je grois gue z’est ba bère qui be l’a refilée. J’ai dû la bettre au lit. »

Ça le fait bien marrer intérieurement et ses lèvres se mettent à trembler.

« Bon, prends bien soin de…

— Vaut gue j’y aille », dit-il, et il raccroche juste avant qu’un autre accès d’hystérie ne le reprenne.

Oui, il avait bien dû mettre sa mère au lit. Et oui, elle avait la grippe. Pas la grippe porcine ni la grippe aviaire, mais une nouvelle souche du virus appelée la Grippe Gopher. Brady hurle de rire et frappe son tableau de bord du poing. Si fort qu’il se fait mal à la main, ce qui le fait rire de plus belle.

Son fou rire se prolonge jusqu’à ce qu’il en ait mal au ventre et ressente comme une envie de vomir. Il commence tout juste à se calmer quand il voit la porte de l’immeuble s’ouvrir de l’autre côté de la rue.

Brady s’empare de Truc 2 et pousse le bouton sur ON. La lumière jaune s’allume. Il déplie la petite antenne. Il sort de la voiture, plus du tout hilare, et se glisse jusqu’au garde-fou à nouveau, faisant bien attention à rester dans l’ombre du pilier le plus proche. Il positionne son pouce sur l’interrupteur à bascule et braque Truc 2 vers la rue — mais pas vers la Toyota. Il vise Hodges qui est en train de fouiller dans sa poche. La blonde est à ses côtés, dans le même tailleur-pantalon qu’avant mais avec des chaussures et un sac à main différents.

Hodges sort ses clés.

Brady appuie sur l’interrupteur à bascule et la lumière jaune passe au vert. Les phares de la voiture de Hodges clignotent. Au même moment, le bouton lumineux vert de Truc 2 clignote une seule fois. L’appareil a capté et enregistré le code EPSC de la Toyota, tout comme il avait capté le code de la Mercedes de Mrs Trelawney.

Brady a utilisé Truc 2 pendant deux ans, subtilisant des codes EPSC et cambriolant des voitures à la recherche d’argent et d’objets de valeur. Les recettes rapportées par ces entreprises étaient irrégulières mais le frisson était toujours au rendez-vous. La première idée qu’il avait eue en trouvant la clé de rechange dans la boîte à gants de Mrs Trelawney (elle était dans un sachet en plastique avec le manuel d’utilisation et la carte grise) avait été de voler la voiture et de partir en virée à travers la ville. L’amocher un peu juste pour le plaisir. Peut-être lacérer le cuir. Mais son instinct lui avait dit de tout laisser en l’état. Que la Mercedes pouvait avoir un plus grand rôle à jouer. Et ça n’avait pas loupé.

Brady saute dans sa voiture et range Truc 2 dans sa boîte à gants à lui. Il est très satisfait du travail qu’il a accompli ce matin, mais la matinée n’est pas encore terminée. Hodges et la sœur d’Olivia vont rendre une visite. Brady aussi a une visite à faire. Le MACC devrait être ouvert à l’heure qu’il est et il a envie d’aller y faire un tour. Voir un peu le système de sécurité qu’ils ont. Repérer les caméras.

Brady se dit, Je vais trouver le moyen d’entrer. J’ai du bol.

Il faut aussi qu’il aille sur Internet se trouver une place pour le concert de jeudi soir. Plein plein plein de choses à faire.

Il se met à siffloter.

11

Hodges et Janey entrent dans le petit salon Repos Éternel des pompes funèbres Soames à dix heures moins le quart et, grâce à Janey qui les a fait se dépêcher, ils sont les premiers arrivés. La moitié supérieure du cercueil est ouverte. La partie inférieure est couverte d’une étole de soie bleue. Elizabeth Wharton porte une robe blanche à fleurettes bleues assorties à l’étole. Elle a les yeux fermés. Ses joues sont roses.

Janey descend précipitamment l’allée qui sépare les rangées de chaises pliantes, jette un coup d’œil rapide à sa mère et fait aussitôt demi-tour. Ses lèvres tremblent.

« Oncle Henry peut bien dire que la crémation est un truc de païens mais c’est ce putain de cercueil ouvert le vrai rituel païen. On dirait pas ma mère, on dirait une pièce de musée empaillée.

— Alors pourquoi…

— C’est le marché que j’ai accepté pour que Oncle Henry arrête de me bassiner avec l’incinération. Espérons qu’il ne regarde pas sous le tissu et ne voit pas que le cercueil est en carton gris métallisé. Pour que ça… tu sais…

— Je sais », dit Hodges en passant son bras autour d’elle.

Les amis de la défunte entrent les uns après les autres, précédés par Althea Green, l’infirmière de Mrs Wharton, et par Mrs Harris, sa femme de ménage. À environ dix heures vingt (un retard savamment calculé, selon Hodges), Tante Charlotte arrive au bras de son frère. Oncle Henry l’accompagne le long de l’allée, jette un bref coup d’œil au cadavre puis se recule. Tante Charlotte regarde fixement le visage de sa sœur puis se penche et embrasse les lèvres de la morte. D’une voix à peine audible, elle dit : « Oh, ma sœur, ma sœur. » Pour la première fois depuis qu’il l’a rencontrée, Hodges ressent autre chose que de l’irritation envers elle.

Il y a un peu d’agitation, quelques bavardages discrets, de petits éclats de rire çà et là. Janey fait la tournée des invités, échangeant un mot avec chacun (ils ne sont pas plus d’une dizaine, tous de l’espèce des « jeunes vieillards », comme les appelle la fille de Hodges), remplissant son devoir consciencieusement. Oncle Henry l’accompagne et, au moment où Janey commence à craquer — elle est en train de réconforter Mrs Greene —, il passe un bras autour de ses épaules. Hodges est heureux de voir ça. Les liens du sang parlent. Dans des moments pareils, c’est presque toujours le cas.

C’est un peu Hodges l’intrus ici, alors il décide d’aller prendre l’air. Il reste sur le perron un instant, passant en revue les voitures garées de l’autre côté de la rue, cherchant un homme assis tout seul à son volant. Il ne voit personne et s’avise qu’il n’a toujours pas vu Holly la Marmonneuse, non plus.

Il flâne jusqu’au parking visiteurs et la voilà, assise sur les marches de derrière. Elle porte une robe marron terriblement peu flatteuse qui lui arrive au niveau des tibias. Ses cheveux sont rassemblés en deux macarons, tout aussi peu flatteurs, de chaque côté de la tête. Hodges trouve qu’elle ressemble à Princesse Leia après un an de régime Karen Carpenter.

Holly aperçoit son ombre sur le sol, sursaute et cache quelque chose dans sa main. En s’approchant, il comprend que l’objet caché est une cigarette à demi fumée. Elle lui adresse un regard réservé et inquiet. Hodges trouve que c’est un regard de chien qui aurait reçu trop de coups de journal pour avoir fait pipi sous la table de la cuisine.

« Ne le dites pas à ma mère. Elle croit que j’ai arrêté.

— Vous pouvez compter sur moi, lui répond Hodges, se disant que Holly n’a plus l’âge de se soucier de ce que pense sa mère de ce qui est probablement son unique mauvaise habitude. Vous me prêtez un bout de marche ?

— Vous ne devriez pas être à l’intérieur avec Janey ? » Mais elle se décale quand même pour lui faire de la place.

« J’avais besoin d’air. Excepté Janey, je ne connais absolument personne. »

Elle l’examine avec la franche curiosité d’un enfant. « Est-ce que vous et ma cousine êtes amants ? »

Il est gêné, non pas par la question, mais par l’irrationnelle envie de rire que cela suscite en lui. Il regrette un peu maintenant de ne pas l’avoir laissée fumer sa cigarette illicite dans son coin. « Eh bien, dit-il, disons que nous sommes de bons amis. Peut-être que nous devrions en rester là. »

Elle hausse les épaules et recrache la fumée par les narines. « Moi ça me gêne pas. Je pense qu’une femme devrait avoir des amants si elle en ressent l’envie. Personnellement, je n’en ressens pas l’envie. Les hommes ne m’intéressent pas. Non pas que je sois lesbienne. Ne croyez pas ça. J’écris de la poésie.

— Ah oui ? C’est vrai ?

— Oui. » Et sans transition, comme si tout ça avait un lien : « Ma mère n’aime pas Janey.

— Vraiment ?

— Elle pense qu’elle n’aurait pas dû hériter de tout l’argent d’Olivia. Elle dit que ce n’est pas juste. C’est probablement vrai mais moi personnellement je m’en fiche. »

La façon qu’elle a de se mordre les lèvres envahit Hodges d’une troublante sensation de déjà-vu et il ne lui faut pas plus d’une seconde pour réaliser pourquoi : Olivia Trelawney faisait la même chose durant les interrogatoires. Les liens du sang parlent. Presque à tous les coups.

« Vous n’êtes pas encore entrée, dit-il.

— Non, et je n’entrerai pas. Et c’est pas elle qui me forcera. J’ai jamais vu de mort et je ne commencerai certainement pas aujourd’hui. Ça me filerait des cauchemars. »

Elle écrase sa cigarette sur le rebord de la marche, férocement, la broyant jusqu’à ce que les dernières étincelles volent et que le filtre se déchire. Son visage est aussi pâle que du verre dépoli, elle s’est mise à trembler (ses genoux s’entrechoquent presque) et si elle n’arrête pas de la mordre, sa lèvre inférieure va finir par saigner.

« C’est ça le plus dur », dit-elle. Et elle ne marmonne plus. Au contraire, si elle continue d’élever la voix comme ça, elle va bientôt hurler. « C’est ça le plus dur, c’est ça le plus dur, c’est ça le plus dur ! »

Il passe un bras autour de ses épaules frémissantes. L’espace d’un instant, le frisson se mue en spasme général. Il s’attend carrément à ce qu’elle s’enfuie (s’attardant peut-être juste assez longtemps pour le traiter de satyre et lui en coller une). Puis les tremblements diminuent et elle pose même sa tête sur son épaule. Elle respire rapidement.

« Vous avez raison, dit-il. C’est ça le plus dur. Ça ira mieux demain.

— Est-ce que le cercueil sera fermé ?

— Ouais. »

Il dira à Janey qu’il le faut, à moins qu’elle ne veuille que sa cousine reste une fois de plus assise dehors au milieu des corbillards.

Holly le regarde avec ce même air de sincérité naïve. Elle a vraiment rien pour elle, se dit Hodges, pas la moindre lueur d’intelligence, pas un pet de jugeote. Il en viendra à regretter ce jugement, mais pour l’instant, ses pensées sont de nouveau tournées vers Olivia Trelawney. Comment la presse l’avait traitée et comment la police l’avait traitée. Lui y compris.

« Vous me le jurez ?

— Oui.

— Croix de bois, croix de fer ?

— Si je mens je vais en enfer. » Puis, repensant toujours à Olivia et à sa correspondance empoisonnée avec Mr Mercedes : « Vous avez pris vos médicaments, Holly ? »

Ses yeux s’agrandissent. « Comment vous savez que je prends du Lexapro ? C’est elle qui vous l’a dit ?

— Personne ne m’a rien dit. Personne n’a eu besoin de me le dire. J’ai été inspecteur dans la police, vous savez ? »

Il resserre un peu le bras qu’il a passé autour de son épaule et la secoue doucement et gentiment. « Répondez à ma question, maintenant.

— Il est dans mon sac. Je l’ai pas pris aujourd’hui parce qu’il… » Elle lâche un petit rire perçant. « Parce qu’il me donne envie de faire pipi.

— Si je vais vous chercher un verre d’eau, vous le prendrez ?

— Oui. Pour vous. » Toujours ce même regard innocent, le regard d’un petit enfant qui jauge un adulte. « Je vous aime bien. Vous êtes quelqu’un de bien. Janey a de la chance. J’ai jamais eu de chance dans ma vie. J’ai même jamais eu de petit ami.

— Je vais vous chercher de l’eau », dit Hodges en se levant.

Au coin du bâtiment, il se retourne. Elle est en train d’essayer d’allumer une autre cigarette mais elle a plutôt du mal car ses tremblements sont revenus. Elle tient son briquet Bic à deux mains, comme un policier sur un stand de tir.

De retour à l’intérieur, Janey lui demande où il était passé. Il le lui dit et demande si le cercueil pourra être fermé demain pour la cérémonie d’hommage à la défunte.

« Je pense que c’est ton seul moyen de la faire entrer », dit-il.

Janey regarde sa tante, maintenant au centre d’un petit cercle de vieilles dames discutant toutes avec ferveur. « Cette conne a même pas remarqué que Holly n’est pas là, dit-elle. Tu sais quoi, je viens de décider qu’il n’y aura même pas de cercueil demain. Je dirai au directeur des pompes funèbres de le mettre à l’arrière, et si ça plaît pas à Tante C, elle pourra aller se faire voir. Dis ça à Holly, OK ? »

Le directeur des pompes funèbres, déambulant discrètement, invite Hodges à se rendre dans la pièce d’à côté où des boissons et quelques en-cas ont été disposés. Hodges y prend une bouteille d’eau Dasani et ressort sur le parking. Il transmet le message de Janey et reste assis avec Holly jusqu’à ce qu’elle prenne une de ses petites pilules blanches du bonheur. Une fois qu’elle l’a engloutie, elle sourit.

« Je vous aime vraiment bien. »

Alors, usant de ce splendide talent de flic formé à dire le bon mensonge au bon moment, Hodges répond chaleureusement : « Moi aussi je vous aime bien, Holly. »

12

Le Midwest Art & Culture Center, alias le MACC, est appelé « Le Louvre du Midwest » par les journaux et la chambre de commerce locale (les habitants de la ville l’appellent le « Loovah »). Le complexe occupe deux hectares de terrain immobilier de premier choix en plein centre-ville et est dominé par un bâtiment circulaire qui évoque à Brady la soucoupe volante géante qui apparaît à la fin de Rencontres du troisième type. C’est l’auditorium Mingo.

Il flâne aux alentours de la zone de dépôt, aussi hyperactive qu’une fourmilière un jour d’été. Des camions font des allers-retours incessants et des ouvriers déchargent tout un tas de trucs, y compris — étrange mais vrai — ce qui ressemble à des éléments de grande roue. Il y a aussi des fonds de scène (il pense que c’est comme ça que ça s’appelle) représentant un ciel étoilé et une plage de sable blanc avec des couples marchant main dans la main au bord de l’eau. Il remarque que tous les ouvriers portent des badges, soit autour du cou, soit clipsés au T-shirt. Pas bon.

Il y a un poste de sécurité à l’entrée de la zone de dépôt, et ce n’est pas bon non plus, mais Brady s’aventure quand même. Qui ne tente rien n’a rien. Il y a deux agents de sécurité. L’un est à l’intérieur, bouffant un bagel tout en contrôlant une demi-douzaine d’écrans de surveillance. Le deuxième sort pour intercepter Brady. Il porte des lunettes noires. Brady peut se voir dans ses verres, arborant un bon vieux sourire du genre dieu-que-tout-ça-est-intéressant.

« Je peux vous aider, monsieur ?

— Je me demandais juste ce qui se passait », répond Brady. Il montre du doigt. « On dirait une grande roue !

— Gros concert jeudi soir, lui dit le vigile. Promo du nouvel album du groupe ’Round Here : Des bisous sur la grande roue, je crois que ça s’appelle.

— Purée, ils sortent vraiment le grand jeu, on dirait ? » s’émerveille Brady.

Le vigile ricane. « Moins ils savent chanter, plus le show est impressionnant. Vous savez quoi ? Quand on a eu Tony Bennett en septembre dernier, y avait que lui sur scène. Il avait même pas de groupe. C’est l’orchestre symphonique qui l’accompagnait. Ça, c’était du concert. Pas des gamins qui gueulent. De la vraie musique. Sacré concept, hein ?

— J’imagine que je peux pas aller jeter un coup d’œil ? Ou juste prendre une photo avec mon portable ?

Niet. » Le vigile le regarde d’un peu trop près. Brady n’aime pas ça. « En fait, vous n’êtes pas censé être là du tout. Alors…

— Oui, oui, bien sûr, je comprends », dit Brady en forçant son sourire.

C’est l’heure de partir. Y a rien pour lui ici de toute manière ; s’il y a deux types de service aujourd’hui, y a de fortes chances pour qu’il y en ait une demi-douzaine jeudi soir.

« Merci de m’avoir accordé un peu de temps.

— Pas de problème. »

Brady lève son pouce. Le crétin de gorille lui rend la pareille mais reste planté devant la porte du poste de sécurité, à le regarder s’éloigner.

Il continue sa petite balade le long d’un parking immense et presque vide qui sera complet le soir du concert des ’Round Here. Il ne sourit plus. Il pense à ces trous-du-cul de bougnoules qui ont fait exploser deux avions de ligne dans le World Trade Center il y a neuf ans. Il se dit (sans le moindre soupçon d’ironie), Ils ont tout gâché pour les suivants.

Cinq bonnes minutes de marche le mènent à la rangée de portes par lesquelles le public entrera jeudi soir. Il doit payer cinq dollars de « don suggéré » pour pouvoir entrer. Le hall est une voûte remplie d’échos d’amateurs d’art et de groupes scolaires. Droit devant, il y a la boutique de souvenirs. À gauche, un couloir mène à l’auditorium Mingo. Il est aussi large qu’une route à deux voies. Au milieu, un pied en acier chromé supporte un écriteau indiquant NI SACS NI CONTENANTS.

Et pas de détecteurs de métaux. Il est possible qu’ils ne les aient pas encore installés, mais Brady est quasiment sûr qu’ils n’en utiliseront même pas. Il y aura probablement plus de quatre mille personnes se pressant pour entrer et des détecteurs de métaux bipant et sonnant de tous les côtés créeraient un embouteillage cauchemardesque. En revanche, il y aura moult agents de sécurité, tous aussi suspicieux et zélés que ce mange-merde à lunettes noires de derrière. Un mec en doudoune matelassée par une douce soirée de juin attirerait l’attention direct. En fait, n’importe quel mec seul, sans une gamine avec des couettes en remorque, risquerait d’attirer l’attention.

Vous voulez bien me suivre, monsieur ?

Bien sûr, il pourrait très bien se faire exploser à ce moment-là et en déchiqueter une centaine ou plus, mais ce n’est pas ça qu’il veut. Ce qu’il veut, c’est rentrer à la maison, aller sur Internet, trouver le titre du dernier tube des ’Round Here et appuyer sur le bouton en plein milieu de la chanson, quand les petites chéries seront en train de s’égosiller et de plus en pouvoir.

Mais les obstacles sont colossaux.

Planté là dans le hall du MACC, parmi tous ces retraités le nez dans leur guide et ces australopithèques de collégiens, Brady se dit, J’aimerais bien que Frankie soit encore en vie. S’il était encore en vie, je l’emmènerai avec moi au concert. Il serait juste assez stupide pour aimer. Je le laisserais même emporter Sammy le camion de pompiers. Cette pensée l’emplit d’une profonde et sincère tristesse, la tristesse qu’il ressent souvent quand il pense à Frankie.

Peut-être que je ferais mieux de tuer le gros flic, me tuer, et considérer ma carrière comme accomplie.

Se frottant les tempes, où une de ses migraines commence à poindre (et maintenant il n’y a plus de m’man pour les soulager), Brady erre dans le hall et dans la Galerie d’Art Harlow Floyd, où une grande banderole annonce que JUIN EST LE MOIS DE MANET !

Il ne sait pas exactement qui était Manet, probablement un autre de ces vieux peintres français comme Van Gogh, mais certaines de ses toiles sont excellentes. Les natures mortes le laissent froid (pourquoi diable aller perdre son temps à peindre un melon ?) mais certains autres tableaux sont possédés d’une violence presque féroce. Il y en a un qui représente un matador mort. Brady le regarde pendant presque cinq minutes, les mains derrière le dos, ignorant les gens qui se bousculent derrière lui ou jettent un coup d’œil par-dessus son épaule. Le matador n’est pas mutilé ni rien, mais le sang qui coule de son épaule paraît plus vrai que le sang dans tous les films violents que Brady a pu voir, et il en a vu beaucoup. Ça l’apaise et lui vide l’esprit, et quand il sort enfin, il se dit : Il y a forcément un moyen.

Sur une impulsion, il fait un crochet par la boutique de souvenirs et achète tout un tas de merdes des ’Round Here. Quand il ressort dix minutes plus tard avec une poche J’AI FAIT UNE ATTAQUE DE MACC, il ne peut s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil au couloir menant à l’auditorium Mingo. Dans à peine deux jours, ce couloir ne sera plus qu’une cage de contention remplie de filles surexcitées rigolant et se bousculant, la plupart accompagnées de parents subissant. De là où il est, il peut voir que le bout du couloir a été séparé en deux par des cordons en velours. À l’entrée de ce mini-passage aménagé, il y a un autre pied en acier chromé.

Brady lit l’écriteau et se dit, Waouh.

Waouh… !

13

Dans l’ancien appartement d’Elizabeth Wharton, Janey balance ses chaussures à talons et se jette sur le canapé. « Dieu merci, c’est fini. Ça a duré mille ou deux mille ans ?

— Deux mille, répond Hodges. T’as l’air de quelqu’un qu’aurait bien besoin d’une petite sieste.

— J’ai dormi jusqu’à huit heures ce matin, proteste-t-elle, mais pour Hodges, ça paraît faible comme excuse.

— Ça n’empêche pas.

— Étant donné que je dîne en famille à Sugar Heights ce soir, tu pourrais bien avoir raison, Marlowe. Je te libère pour la soirée, d’ailleurs. Je pense qu’on va parler de la comédie musicale que tout le monde adore : Les Millions de Janey.

— Ça m’étonnerait pas.

— Je vais partager le butin de Ollie avec eux. Pile en deux. »

Hodges se met à rire. Il s’arrête quand il se rend compte qu’elle est sérieuse.

Janey lève les sourcils. « Ça te dérange ? Tu trouves peut-être que trois misérables millions et demi ce n’est pas suffisant pour assurer mes vieux jours ?

— Si, j’imagine que ça suffirait, mais… c’est ton argent. Olivia te l’a légué.

— Oui, et le testament est incontestable, Schron me l’a assuré, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’Olivia avait toute sa tête quand elle l’a établi. Et tu le sais. Tu l’as vue, tu lui as parlé. » Elle se masse les pieds à travers ses bas. « En plus, si je leur en donne la moitié, je pourrai voir comment ils se la partagent. Pense à la plus-value en termes de rigolade.

— T’es sûre que tu veux pas que je vienne avec toi ce soir ?

— Pas ce soir non, mais demain matin sûr. Là je pourrai pas y aller toute seule.

— Je passerai te prendre à neuf heures et quart. Sauf si tu veux dormir chez moi, bien entendu.

— C’est tentant mais non. Ce soir, c’est petite fête en famille exclusivement. Une dernière chose avant que t’y ailles. Très importante. »

Elle fouille dans son sac à main à la recherche d’un carnet et d’un stylo. Elle écrit quelque chose, arrache la page et la tend à Hodges. Il y voit deux séries de chiffres.

Janey poursuit : « Le premier code ouvre le portail de la maison de Sugar Heights. Le deuxième, c’est pour désactiver l’alarme. Quand tu viendras jeudi matin avec ton ami Jerome pour travailler sur l’ordinateur de Ollie, je serai en train d’emmener Tante Charlotte, Holly et Oncle Henry à l’aéroport. Si le type a bien piraté son ordinateur comme tu le penses… et que le programme est toujours installé… je crois pas pouvoir le supporter. » Elle le regarde d’un air suppliant. « Tu comprends ? Dis-moi que tu comprends.

— Je comprends », dit Hodges.

Il s’agenouille à côté d’elle comme un homme prêt à faire sa demande en mariage dans un de ces romans d’amour que son ex-femme aimait lire. Il se sent un peu ridicule. Mais pas si ridicule que ça finalement.

« Janey », dit-il.

Elle le regarde, essayant tant bien que mal de sourire.

« Je suis désolé. Pour tout. Je suis tellement désolé. » Ce n’est pas seulement pour elle qu’il est désolé, ou pour sa défunte sœur qui était un tel poids autant pour elle-même que pour les autres. Il est aussi désolé pour ceux qui ont perdu la vie au City Center, surtout pour la jeune mère et son bébé.

Quand il a été promu inspecteur, son mentor était un type du nom de Frank Sledge. Hodges le voyait comme un vieux mec, bien qu’à l’époque, Sledge ait eu quinze ans de moins que Hodges aujourd’hui.

Et que je ne t’entende jamais les appeler les victimes, lui avait dit Sledge. C’est une conception pourrie strictement réservée aux trous-du-cul et aux stressés chroniques. Souviens-toi de leurs noms. Appelle-les par leurs noms.

Les Cray, se dit-il. C’était les Cray. Janice et Patricia.

Janey le prend dans ses bras. Son souffle lui chatouille l’oreille quand elle parle, lui donnant la chair de poule et une demi-gaule. « Quand tout ça sera terminé, je retourne en Californie. Je ne peux pas rester. Je tiens énormément à toi, Bill, et si je restais ici, je pourrais probablement tomber amoureuse de toi, mais je ne resterai pas. J’ai besoin d’un nouveau départ.

— Je sais. » Hodges se recule en la tenant par les épaules pour pouvoir regarder son visage à nouveau. C’est un beau visage mais aujourd’hui, elle fait son âge. « Pas de problème. »

Elle replonge dans son sac mais pour en sortir des Kleenex cette fois. Après s’être essuyé les yeux, elle dit : « T’as conquis un cœur, aujourd’hui.

— J’ai… ? » Puis il comprend. « Ah, Holly.

— Elle te trouve merveilleux. Elle me l’a dit.

— Elle me rappelle Olivia. Lui parler me donne l’impression d’avoir droit à une deuxième chance.

— De bien faire ?

— Ouais. »

Elle fronce le nez en lui souriant. « Ouais. »

14

Cette après-midi, Brady va faire des emplettes. Il prend la Honda de feu Deborah Ann Hartsfield parce qu’elle a un grand coffre. Et pourtant, il y a quand même un article qui rentre juste. Il a pensé s’arrêter au Speedy Postal sur sa route pour voir si le Gopher-Go qu’il a commandé sous le nom de Ralph Jones, son pseudonyme, est arrivé, mais tout ça lui semble tellement loin à présent, et franchement, quel intérêt ? Cet épisode de sa vie est derrière lui à présent. Et bientôt, toute sa vie sera derrière lui, et quel soulagement.

Il dépose son achat le plus encombrant contre la porte du garage. Puis il rentre dans la maison et après un bref arrêt à la cuisine pour renifler l’air (pas de relent de décomposition, du moins pas encore), il descend à sa salle de contrôle. Il prononce le mot magique qui allume sa rangée d’ordinateurs, mais seulement par habitude. Il n’a aucun besoin d’aller sous le Parapluie Bleu de Debbie car il n’a plus rien à dire au vieux flic. Cet épisode de sa vie aussi est derrière lui. Il regarde sa montre, constate qu’il est quinze heures trente et calcule que le gros flic n’a plus qu’environ vingt heures à vivre.

Si tu te la tapes vraiment, inspecteur Hodges, pense Brady, tu ferais mieux de tremper ton gland tant que t’en as encore un.

Il ouvre le cadenas du placard et pénètre dans l’odeur sèche et légèrement huileuse du plastic maison. Il considère la boîte à chaussures remplie d’explosif puis choisit celle qui contenait les chaussures de marche Mephisto qu’il porte actuellement — un cadeau de sa mère de Noël dernier. Sur l’étagère du dessus, il attrape la boîte avec les téléphones portables. Il en prélève un et, avec la boîte marquée Plastic Boum, il va s’installer à l’établi qui occupe le milieu de la pièce et se met au travail, plaçant le téléphone dans la boîte et le connectant à un détonateur des plus basiques alimenté par deux piles AA. Il allume le téléphone pour vérifier qu’il marche puis l’éteint. Les chances que quelqu’un appelle ce numéro par erreur et fasse partir en fumée sa salle de contrôle sont faibles mais à quoi bon prendre le risque ? Les chances que sa mère trouve la viande empoisonnée et s’en fasse cuire une portion étaient aussi faibles, et tu vois ce que ça a donné.

Non, ce petit bébé va rester éteint jusqu’à dix heures demain matin. C’est l’heure à laquelle Brady se rendra sur le parking à l’arrière des pompes funèbres Soames. Si jamais il croise quelqu’un, Brady dira qu’il voulait juste couper pour rejoindre l’arrêt de bus dans la rue de derrière (il a vérifié sur MapQuest, il y a bien un arrêt de bus). Mais il ne pense pas croiser qui que ce soit. Ils seront tous à l’intérieur pour la cérémonie funéraire, à chialer comme des veaux.

Il utilisera Truc 2 pour ouvrir la voiture du vieux flic et posera la boîte à chaussures sous le siège conducteur. Il refermera la Toyota et retournera à sa voiture. Pour attendre. Le regarder passer. Le regarder rouler jusqu’à la prochaine intersection où lui, Brady, sera sûr d’être suffisamment à l’abri de l’explosion et des débris volants. Puis…

« BOUM, dit Brady. Il leur faudra une nouvelle boîte à chaussures pour l’enterrer. »

C’est plutôt drôle, et il rigole tout en retournant au placard pour prendre son gilet-suicide. Il va passer le reste de l’après-midi à le démonter. Brady n’en a plus besoin.

Il a une meilleure idée.

15

Le mercredi 2 juin 2010 est une belle journée, l’air est doux et le ciel dégagé. On est peut-être encore au printemps selon le calendrier, et l’année scolaire n’est peut-être pas encore terminée, mais tout ça ne change rien au fait que c’est un jour d’été parfait en plein cœur de l’Amérique.

Bill Hodges, en costume mais encore merveilleusement libre de toute cravate, est dans son bureau, parcourant une liste de cambriolages de voitures que Marlo Everett lui a envoyée par fax. Il a imprimé une carte de la ville et marque d’un point rouge tous les lieux des vols. Il aura de la marche à faire dans un futur très proche, peut-être même beaucoup de marche si l’ordinateur d’Olivia ne donne rien, mais il se peut tout à fait que certaines des victimes aient repéré un même véhicule. Parce que Mr Mercedes devait observer les propriétaires des véhicules ciblés. Hodges en est certain. Il devait s’assurer qu’ils étaient partis avant de déverrouiller leurs voitures avec son gadget.

Il les a observés comme il m’observe moi, se dit Hodges.

Ça déclenche quelque chose dans son esprit — l’étincelle d’un début d’association d’idées, vive mais évanouie avant qu’il ait pu identifier ce qu’elle essayait d’illuminer. C’est pas grave ; s’il y a vraiment quelque chose à en tirer, ça reviendra. En attendant, il continue de repérer des adresses et de dessiner des points rouges. Il lui reste vingt minutes avant de devoir nouer sa cravate et de partir rejoindre Janey.

Brady Hartsfield est dans sa salle de contrôle. Pas de migraine aujourd’hui, et ses pensées, si souvent embrouillées, sont aussi nettes que les différents fonds d’écrans de La Horde sauvage de ses ordinateurs. Il a retiré les blocs d’explosif de son gilet-suicide et a délicatement déconnecté les câbles du détonateur. Certains des blocs ont atterri dans un coussin rouge vif flanqué de l’élégant slogan POSE TON CUL. Il en a glissé deux de plus, remodelés en cylindres et reliés au détonateur, au fond d’une poche urinaire Urinesta bleu fluo. Ceci accompli, il appose soigneusement un autocollant sur la paroi de la poche. Il l’a acheté hier, ainsi qu’un T-shirt-souvenir, à la boutique du MACC. L’autocollant dit FAN NO 1 DES ’ROUND HERE. Il consulte sa montre. Presque neuf heures. Maintenant, le gros tas de vieux flic n’a plus qu’une heure et demie à vivre. Peut-être un peu moins.

L’ancien coéquipier de Hodges, Pete Huntley, est assis dans une des salles d’interrogatoire, non parce qu’il a des gens à interroger mais pour se mettre à l’écart de l’agitation du matin et du va-et-vient incessant des bureaux de la brigade. Il a des notes à relire. Il doit tenir une conférence de presse à dix heures sur les dernières et sombres révélations de Donald Davis et il ne veut pas foirer. Le Tueur du City Center — Mr Mercedes — est la moindre de ses préoccupations.

À Lowtown, à l’arrière d’une boutique de prêteur sur gages, des armes sont vendues et achetées par des trafiquants se croyant à l’abri des regards.

Jerome Robinson est à son ordinateur, cherchant des clips audio sur un site Internet appelé Le Son Juste. Il écoute un rire de femme hystérique. Un type siffler « Danny Boy ». Un autre faire des gargarismes et une femme apparemment en proie à un orgasme. Enfin, il trouve le son qu’il cherchait. Le titre est simple : PLEURS DE BÉBÉ.

Au rez-de-chaussée, Barbara, la sœur de Jerome, déboule en courant dans la cuisine, suivie de près par Odell. Elle porte une jupe pailletée, des sabots bleus à la semelle qui claque et un T-shirt avec la photo d’un adolescent beau gosse. Sous son sourire éclatant et sa coiffure étudiée, il y a écrit CAM 4EVER ! Elle demande à sa mère si cette tenue ne fait pas trop bébé pour le concert. Sa mère (se souvenant probablement de la tenue qu’elle-même portait à son premier concert) sourit et lui dit que c’est parfait. Barbara demande si elle peut lui emprunter ses longues boucles d’oreilles Peace and Love. Oui, bien sûr. Son rouge à lèvres ? Oui… pourquoi pas. De la poudre à paupières ? Ah non, désolée. Barbara rigole d’un air de dire qui ne tente rien n’a rien et lui fait un énorme câlin. « Y me tarde trop d’être demain soir », dit-elle.

Holly Gibney est dans la salle de bains de la maison de Sugar Heights, souhaitant désespérément pouvoir échapper à la cérémonie d’hommage, sachant pertinemment que sa mère ne l’y autorisera jamais. Si elle oppose le fait qu’elle ne se sent pas bien, sa mère lui balancera un de ces retours de service dont elle a le secret depuis l’enfance de Holly : Qu’est-ce que les gens vont penser ? Et si Holly lui opposait qu’on se fout de ce que pensent les gens, qu’elles ne les reverront jamais de leur vie (à l’exception de Janey) ? Sa mère la regarderait comme si Holly parlait une langue étrangère. Elle prend son Lexapro mais son estomac se noue pendant qu’elle se brosse les dents et elle vomit le médicament. Charlotte l’appelle et lui demande si elle est bientôt prête. Holly lui répond oui, bientôt. Elle tire la chasse et se dit, Au moins, il y aura le petit ami de Janey. Bill. Il est gentil.

Janey Patterson est en train de s’habiller méticuleusement dans l’appartement de sa défunte mère : collants noirs, jupe noire, veste noire sur un chemisier du plus profond bleu nuit. Elle repense à ce qu’elle a dit à Bill ; qu’elle tomberait probablement amoureuse de lui si elle restait. C’était un fabuleux euphémisme car elle est déjà amoureuse de lui. Elle est sûre que ça ferait sourire un psy qui lui parlerait de complexe d’Œdipe. Sur quoi Janey sourirait en retour et répliquerait que tout ça c’est que des conneries freudiennes. Son père à elle était un comptable chauve qui n’était quasiment jamais là même quand il y était. Et s’il y a bien un truc que l’on peut dire de Hodges, c’est qu’il est là. C’est ce qu’elle aime chez lui. Elle aime aussi le chapeau qu’elle lui a acheté. Ce Borsalino à la Philip Marlowe. Elle regarde l’heure et voit qu’il est neuf heures et quart. Il a intérêt à arriver bientôt.

Sinon, elle le tue.

16

Il est à l’heure et il a mis le chapeau. Janey lui dit qu’il est beau. Il lui répond qu’elle est bien plus que ça. Elle sourit et l’embrasse.

« Allez, finissons-en avec tout ça », dit-il.

Janey fronce le nez et dit : « Ouais. »

Ils roulent jusqu’aux pompes funèbres, où ils sont une fois de plus les premiers arrivés. Hodges escorte Janey jusqu’au salon Repos Éternel. Elle parcourt la pièce des yeux et hoche la tête en signe d’approbation. Un programme de la cérémonie a été posé sur le siège de chaque chaise pliante. Le cercueil a disparu, remplacé par une table faisant vaguement office d’autel où des gerbes de fleurs printanières ont été disposées. Du Brahms, réglé si bas qu’on l’entend à peine, est diffusé par les haut-parleurs de la salle de réception.

« C’est bon ? demande Hodges.

— Ça ira très bien. » Elle prend une profonde inspiration et répète ce qu’il lui a dit vingt minutes plus tôt. « Allez, finissons-en. »

Il y a à peu près les mêmes personnes qu’hier. Janey les accueille devant la porte. Pendant qu’elle serre des mains, donne des accolades et échange quelques mots de circonstance, Hodges se tient sur le côté, surveillant la circulation. Il ne voit rien qui éveille ses soupçons, pas même une certaine Subaru couleur boue qui passe sans ralentir.

Une Chevrolet de location avec un autocollant Hertz sur le pare-brise fait le tour par l’arrière et vient se garer sur le parking. Peu de temps après, Oncle Henry apparaît, précédé de sa bedaine de cadre d’entreprise ballottant doucement. Tante Charlotte et Holly le suivent, Charlotte une main gantée de blanc cramponnée juste au-dessus du coude de sa fille. Elle évoque à Hodges une matonne conduisant une détenue — probablement une droguée — au mitard. Holly est encore plus pâle qu’hier, si tant est que ce soit possible. Elle porte le même sac en jute marron informe et a déjà bouffé tout son rouge à lèvres.

Sa bouche tremble quand elle sourit à Hodges. Il lui tend sa main qu’elle serre avec une force décuplée par la panique jusqu’à ce que Charlotte la traîne dans la Maison des Morts.

Le maître de cérémonie est un jeune prêtre de la même église que Mrs Wharton du temps où elle était encore en assez bonne santé pour sortir le dimanche. Comme on pouvait s’y attendre, il lit le passage du Livre des Proverbes sur la femme vertueuse. Hodges est disposé à croire que la défunte valait bien plus que des rubis, quant à savoir si elle travaillait la laine et le lin, il a des doutes. Toujours est-il que c’est poétique, et à la fin du discours, les larmes coulent. Le prêtre a beau être jeune, il est suffisamment intelligent pour ne pas essayer de faire l’éloge d’une personne qu’il connaissait à peine. Au lieu de quoi, il invite les participants à venir partager leurs « précieux souvenirs » d’Elizabeth. Plusieurs personnes s’avancent, à commencer par Althea Greene, son infirmière, pour terminer par sa deuxième et dernière fille. Janey est calme, brève et simple.

« J’aurais aimé que l’on ait plus de temps », conclut-elle.

17

Brady se gare au coin de la rue à dix heures cinq et remplit soigneusement le parcmètre de pièces jusqu’à ce que le petit drapeau vert avec MAX écrit dessus apparaisse. Après tout, une simple contravention avait suffi pour retrouver le Fils de Sam. Il prend le sac en tissu qui se trouve sur le siège arrière. Le sac proclame KROGER d’un côté et J’AIME MA PLANÈTE ! de l’autre. Dedans, il y a Truc 2 posé sur la boîte à chaussures Mephisto.

Il tourne au coin de la rue et passe devant les pompes funèbres Soames d’un pas rapide : un citoyen comme un autre faisant une course matinale. Son visage est calme mais son cœur martèle sa poitrine comme un piston à vapeur. Il ne voit personne à l’extérieur et les portes sont fermées mais il est toujours possible que le vieux flic ne soit pas avec les autres invités. Il peut très bien se trouver dans une autre pièce à l’arrière, à guetter les personnes suspectes. À le guetter, lui, en d’autres termes. Brady le sait.

Qui ne tente rien n’a rien, mon lapin, lui murmure sa mère. C’est vrai. Et il estime que le risque est minime. Si Hodges se tape la blondasse (ou espère se la taper), il la suit sûrement de près.

Arrivé au bout de la rue, Brady fait demi-tour, rebrousse chemin et entre dans l’allée de la maison Soames sans hésitation. Il perçoit de la musique, du classique à la con. Il repère la Toyota de Hodges : il s’est garé contre la clôture du fond en marche arrière de manière à pouvoir sortir rapidement une fois les festivités terminées. La dernière virée de l’Off-Ret, se dit Brady. Une virée de courte durée, mon pote.

Il passe derrière le plus gros des deux corbillards et, ainsi dissimulé à la vue de quiconque regarderait par les fenêtres de derrière, il sort Truc 2 du sac et déplie l’antenne. Son cœur bat plus fort que jamais. Il y a eu des fois — très peu — où son gadget n’a pas fonctionné. La lumière était passée au vert mais la voiture ne s’était pas ouverte. Un bug dans le programme ou le microprocesseur.

« Si ça ne marche pas, glisse la boîte à chaussures sous la voiture », lui conseille sa mère.

Bien sûr. Ça ferait tout aussi bien l’affaire, ou presque aussi bien, mais ça ne serait pas aussi classe.

Il pousse l’interrupteur à bascule. La lumière verte clignote. Et les phares de la Toyota aussi. Hourra !

Il se dirige vers la voiture du gros flic comme s’il avait tous les droits d’être là. Il ouvre la portière arrière, sort la boîte à chaussures du sac, allume le téléphone et pose la boîte sous le siège conducteur. Il referme la portière et sort du parking, se forçant à marcher lentement et posément.

Alors qu’il est en train de dépasser le bâtiment, Deborah Ann Hartsfield se manifeste à nouveau. « T’as pas oublié quelque chose, mon lapin ? »

Il s’arrête. Réfléchit. Puis fait demi-tour et pointe l’antenne de Truc 2 en direction de la voiture de Hodges.

Les phares clignotent et le verrouillage se fait.

18

Après les témoignages et la minute de silence (« pour vous recueillir selon votre désir »), le prêtre demande au Seigneur de les bénir, de les protéger et de leur donner à tous la paix. On entend le froissement des vêtements ; les programmes sont rangés dans les sacs à main et les poches des vestes. Holly a l’air d’aller bien jusqu’à ce que ses genoux la lâchent en plein milieu de l’allée. Hodges se précipite avec une rapidité surprenante pour un homme de sa corpulence et l’attrape sous les bras avant qu’elle ne s’écroule. Ses yeux se révulsent et, l’espace d’un instant, elle est sur le point de tomber carrément dans les pommes. Puis ses yeux se remettent en place et refont la mise au point. Elle voit Hodges et lui sourit faiblement.

« Holly, arrête ça tout de suite, veux-tu ! » dit sévèrement sa mère comme si elle venait de proférer quelque blague grossière et de mauvais goût et non de manquer s’évanouir. Hodges s’imagine quel plaisir ce serait de balancer un revers de la main à travers la figure abondamment poudrée de Tatie C. Ça la réveillerait peut-être, se dit-il.

« Je vais bien, maman », dit Holly. Puis à Hodges : « Merci. »

Il lui demande : « Vous avez déjeuné ce matin, Holly ?

— Elle a mangé des flocons d’avoine, annonce Tante Charlotte. Avec du beurre et du sucre de canne. C’est moi qui les lui ai préparés. Tu aimes bien être le centre du monde des fois, n’est-ce pas, Holly ? » Elle se tourne vers Janey. « S’il te plaît, très chère, ne traîne pas trop. Henry ne sert à rien pour ce genre de chose et je ne peux certainement pas accueillir tous ces gens toute seule. »

Janey passe son bras sous celui de Hodges. « Je n’y comptais pas. »

Tante Charlotte lui adresse un sourire pincé. En retour, le sourire de Janey est splendide, et Hodges admet que sa décision de céder la moitié de son héritage est tout aussi splendide. Quand tout ça sera réglé, elle ne sera plus jamais obligée de revoir cette désagréable bonne femme. Elle ne sera même plus obligée de répondre à ses appels.

L’assistance émerge au soleil. Dans l’allée, il y a des bavardages du genre quelle-merveilleuse-cérémonie, puis les gens commencent à s’éparpiller et à retourner à leur voiture. Oncle Henry et Tante Charlotte font de même, Holly coincée entre eux. Hodges et Janey les suivent. Alors qu’ils arrivent sur le parking de derrière, Holly se libère prestement de ses gardes du corps et pivote vers Hodges et Janey.

« Je peux monter avec vous ? S’il vous plaît, laissez-moi monter avec vous. »

Tante Charlotte, la bouche si pincée que ses lèvres en disparaissent presque, surgit derrière sa fille. « Vos simagrées commencent à me fatiguer, mademoiselle. »

Holly l’ignore. Elle étreint la main de Hodges dans un étau glacial. « S’il vous plaît. S’il vous plaît.

— Moi ça me va, dit Hodges. Si Janey n’y… »

Tante Charlotte se met à sangloter. Un son déplaisant, des cris rauques de corbeau dans un champ de maïs. Hodges la revoit se pencher sur Mrs Wharton et embrasser ses lèvres froides et une pensée désagréable lui traverse l’esprit. Il avait mal jugé Olivia ; il se peut qu’il ait mal jugé aussi Charlotte Gibney. Après tout, on ne peut pas s’arrêter à la surface avec les gens.

« Mais Holly, tu ne connais même pas cet homme ! »

Janey pose une main bien plus chaude sur le poignet de Hodges. « Pourquoi ne montes-tu pas avec eux, Bill ? Il y a plein de places dans la voiture. Tu peux monter à l’arrière avec Holly. » Elle se tourne vers sa cousine. « Ça te va comme ça ?

— Oui ! » Holly est toujours cramponnée à la main de Hodges. « C’est parfait ! »

Holly s’adresse à son oncle : « On fait comme ça ?

— Bien sûr. » Il donne une petite tape joviale sur l’épaule de Holly. « Plus on est de fous plus on rit.

— C’est ça, accorde-lui encore plus d’attention, dit Tante Charlotte. C’est ce qu’elle aime. N’est-ce pas, Holly ? »

Elle se détourne vers le parking sans attendre de réponse, ses talons communiquant son message d’indignation en morse.

Hodges regarde Janey. « Et ma voiture ?

— Je la prends. Passe-moi les clés. » Et quand il les lui tend : « Il y a autre chose dont j’ai besoin.

— Ouais ? »

Elle lui pique son Borsalino, le met et l’abaisse sur son sourcil gauche en lui donnant la parfaite inclinaison nonchalante. Elle fronce le nez et répète : « Ouais. »

19

Brady s’est garé en haut de la rue des pompes funèbres, le cœur battant plus fort que jamais. Il a un téléphone portable à la main. Le numéro du portable connecté à la bombe sous le siège de la Toyota est inscrit sur son poignet.

Il regarde les invités faire cercle dans l’allée. Impossible de rater le gros flic ; dans son costume noir, il est aussi gros qu’une maison. Ou qu’un corbillard. Il porte un chapeau démodé totalement ridicule, du genre que portaient les flics dans les vieux films policiers en noir et blanc des années cinquante.

Les gens commencent à se diriger vers le parking et un petit moment plus tard, Hodges et la pétasse blonde aussi. Brady suppose que la blondasse sera avec lui quand la voiture explosera. Comme ça, ça fera un bon coup de ménage — la mère et les deux filles. L’élégance d’une équation à plusieurs variables résolue.

Les voitures sortent du parking une à une, venant toutes dans sa direction car c’est la route à prendre si l’on veut se rendre à Sugar Heights. Le soleil se reflète dans les pare-brises, ce qui n’aide pas, mais il n’y a aucun doute à avoir quand la Toyota du vieux flic pointe son nez au bout de l’allée, s’arrête une seconde puis débouche dans la rue.

Brady ne regarde même pas la Chevrolet de location d’Oncle Henry quand elle le dépasse. Toute son attention est concentrée sur la voiture du gros flic. Quand elle le croise, il ressent une pointe de déception. La pétasse a dû monter avec sa famille car il n’y a que le conducteur dans la Toyota. Brady n’a pu y jeter qu’un bref coup d’œil mais même avec la réverbération du soleil, le stupide chapeau du vieux flic ne trompe pas.

Brady compose un numéro. « J’ai dit que tu me verrais pas arriver. C’est pas vrai, fils de pute ? »

Il appuie sur APPELER.

20

Alors que Janey se penche pour allumer la radio, un téléphone se met à sonner. Le dernier son qu’elle émet sur cette terre — tout le monde devrait être aussi chanceux — est un rire. Idiot, pense-t-elle affectueusement, t’as encore oublié ton téléphone. Elle va pour ouvrir la boîte à gants. Une deuxième sonnerie.

Ça ne vient pas de la boîte à gants, ça vient de derriè…

Il n’y a plus aucun bruit, du moins aucun qu’elle entende, juste la sensation momentanée d’une main poussant fortement le siège du conducteur. Puis le monde vire au blanc.

21

Holly Gibney, connue aussi sous le nom de Holly la Marmonneuse, a beau avoir des troubles mentaux, ni les psychotropes qu’elle prend ni les cigarettes qu’elle fume en douce ne la ralentissent physiquement. Oncle Henry écrase le frein et elle bondit hors de la Chevrolet de location alors que l’explosion retentit encore.

Hodges est juste derrière elle, courant comme un dératé. Une douleur lui poignarde la poitrine et il pense que ça pourrait bien être une crise cardiaque. Quelque part au fond de lui, il aimerait bien, mais la douleur s’en va. Les piétons réagissent comme ils réagissent à chaque fois qu’un acte de violence ouvre une brèche dans le monde qu’ils tenaient pour acquis la seconde d’avant. Certains se jettent à terre et se couvrent la tête. D’autres se figent comme des statues. Quelques voitures s’arrêtent, la plupart accélèrent et se dépêchent de quitter les lieux. L’une d’entre elles est une Subaru marron boue.

Alors que Hodges sprinte derrière la cousine mentalement déséquilibrée de Janey, le dernier message de Mr Mercedes résonne dans sa tête comme un tambour de cérémonie : Je vais te tuer. Tu me verras pas arriver. Je vais te tuer. Tu me verras pas arriver. Je vais te tuer. Tu me verras pas arriver.

Il tourne au coin de la rue, dérapant sur les semelles glissantes de ses souliers habillés rarement portés, et manque foncer dans Holly qui s’est arrêtée net, les épaules affaissées et son sac à main pendant au bout de son bras. Elle fixe du regard ce qui reste de la Toyota de Hodges. La carrosserie, complètement arrachée de ses essieux, est en train de brûler furieusement dans un amas de verre. La banquette arrière, explosée et en feu, a atterri six mètres plus loin. Un homme traverse la rue en titubant, tenant sa tête en sang. Une femme est assise par terre devant une boutique de cartes et de souvenirs dont la vitrine a volé en éclats, et pendant un instant de folie, Hodges croit que c’est Janey. Mais cette femme porte une robe verte et a les cheveux gris, et bien sûr que ce n’est pas Janey, ça ne peut pas être Janey.

Il se dit, C’est ma faute. Si je m’étais servi de l’arme de mon père y a deux semaines, elle serait encore en vie.

Il y a encore assez de flic en lui pour mettre cette idée de côté (même si elle résiste). Puis un éclair de froide lucidité le traverse. Ce n’est pas sa faute. C’est la faute du fils de pute qui a posé la bombe. Le même fils de pute qui a foncé dans la foule du City Center avec une voiture volée.

Hodges aperçoit une chaussure à talon noire au milieu d’une flaque de sang, il aperçoit un bras sectionné dans une manche fumante gisant dans le caniveau comme un détritus abandonné, puis ses idées se remettent en place. Oncle Henry et Tante Charlotte seront là d’une minute à l’autre, ce qui veut dire qu’il n’a pas beaucoup de temps.

Il attrape Holly par les épaules et la tourne vers lui. Ses macarons de Princesse Leia se sont détachés et ses cheveux tombent sur son visage. Ses grands yeux le regardent comme s’il n’était pas là. Son esprit — plus lucide que jamais — sait qu’elle ne lui est d’aucune utilité dans un tel état. Il la gifle sur une joue puis sur l’autre. Pas violemment, mais suffisamment pour lui faire cligner des yeux.

Des gens crient. Des klaxons retentissent et quelques alarmes de voitures beuglent. Ça sent l’essence, le caoutchouc brûlé et le plastique fondu.

« Holly. Holly, écoutez-moi. »

Elle le regarde, mais l’entend-elle ? Il n’en sait rien et il n’y a pas de temps à perdre.

« Je l’aimais mais vous ne devez le dire à personne. Vous ne devez dire à personne que je l’aimais. Peut-être plus tard mais pas maintenant. Vous m’entendez ? »

Elle hoche la tête.

« J’ai besoin de votre numéro de téléphone. Et il se peut que j’aie besoin de vous. » Son esprit lucide espère que non, que la maison de Sugar Heights sera déserte cet après-midi, mais il ne pense pas. La mère et l’oncle de Holly devront s’absenter, au moins pour un moment, mais Charlotte ne voudra pas que sa fille les accompagne. Parce que Holly a des problèmes de santé mentale. Holly est délicate. Hodges se demande par combien de dépressions elle a bien pu passer, et si elle a déjà fait des tentatives de suicide. Ces pensées traversent son esprit comme des étoiles filantes, disparues en une fraction de seconde. Il n’a pas de temps à perdre avec les problèmes psychiatriques de Holly.

« Quand votre mère et votre oncle iront au commissariat cet après-midi, dites-leur que vous pouvez rester seule. Que vous n’avez besoin de personne. Vous pouvez faire ça ? »

Elle hoche la tête, bien qu’elle n’ait probablement aucune idée de ce qu’il raconte.

« Quelqu’un vous appellera. Peut-être moi, peut-être un jeune homme du nom de Jerome. Jerome. Vous vous en souviendrez ? »

Elle hoche la tête puis ouvre son sac à main et en sort un étui à lunettes.

Ça marche pas, se dit Hodges. Les lumières sont allumées mais il n’y a personne à la maison. Il faut qu’il essaye quand même. Il lui agrippe les épaules.

« Holly, je veux choper le mec qui a fait ça. Je veux lui faire payer. Vous voulez bien m’aider ? »

Elle acquiesce. Aucune expression sur son visage.

« Dites-le, alors. Dites que vous allez m’aider. »

Elle ne dit rien. Elle sort une paire de lunettes de soleil de l’étui et les met comme si aucune voiture n’était en train de brûler et qu’il n’y avait pas le bras de Janey dans le caniveau. Comme si personne ne criait alentour et que l’on n’entendait pas déjà le bruit des sirènes approcher. Comme si elle était à la plage.

Il la secoue doucement. « J’ai besoin de votre numéro de téléphone. »

Elle acquiesce toujours mais ne dit rien. Elle referme son sac à main et se retourne vers la voiture en feu. Le plus grand désespoir qu’il ait jamais connu submerge Hodges, lui retournant l’estomac et dispersant des pensées qui, l’espace de trente ou quarante secondes, avaient été parfaitement claires.

Tante Charlotte déboule en trombe du coin de la rue, ses cheveux — majoritairement noirs mais blancs aux racines — volant derrière elle. Oncle Henry la suit. Son visage gras est pâle, à l’exception des pommettes d’un rouge clownesque.

« Charlie, arrête ! crie Oncle Henry. Je crois que je suis en train de faire une crise cardiaque ! »

Sa sœur n’y prête aucune attention. Elle attrape Holly par le coude, la fait pivoter et l’étreint violemment, écrasant son nez non négligeable entre ses seins. « NE REGARDE PAS ! hurle Charlotte, en regardant. NE REGARDE PAS, MA CHÉRIE, NE REGARDE PAS ÇA !

— Je peux à peine respirer », annonce Oncle Henry. Il s’assoit sur le trottoir et baisse la tête. « Mon Dieu, j’espère que je ne suis pas en train de mourir. »

D’autres sirènes ont rejoint les premières. Des badauds ont commencé à se faufiler pour regarder de plus près l’épave brûlant au milieu de la chaussée. Certains prennent des photos avec leur téléphone portable.

Hodges se dit, Assez d’explosif pour faire sauter une voiture. Combien peut-il bien lui en rester ?

Tante Charlotte écrabouille toujours Holly entre ses seins en lui hurlant de ne pas regarder. Holly ne lutte pas pour se dégager mais elle a une main derrière le dos. Elle tient quelque chose. Hodges espère que c’est pour lui bien qu’il craigne de se bercer d’illusions. Il tend la main pour le prendre. C’est son étui à lunettes. Son nom et son adresse sont imprimés dessus en lettres dorées.

Il y a aussi un numéro de téléphone.

22

Hodges sort son Nokia de la poche intérieure de sa veste, conscient en l’ouvrant que sans la gentille insistance de Janey, il ne serait plus que plastique fondu et circuit électrique grésillant dans la boîte à gants de sa Toyota calcinée.

Il appelle Jerome en espérant que le gosse décrochera, et il décroche.

« Monsieur Hodges ? Bill ? Je crois qu’on vient juste d’entendre une grosse explo…

— Tais-toi et écoute, Jerome. »

Il marche le long du trottoir jonché de verre. Les sirènes se rapprochent, les secours seront bientôt là et il n’a plus que son intuition à laquelle se raccrocher. À moins qu’à un niveau subconscient, les connections soient déjà en train de se faire. Ça lui est déjà arrivé avant : c’est pas par Craigslist qu’il a obtenu tous ces éloges de fin de carrière.

« J’écoute, dit Jerome.

— Tu ne sais rien de l’affaire du City Center. Tu ne connais ni Olivia Trelawney, ni Janey Patterson. »

Bien sûr, ils avaient mangé tous les trois chez DeMasio’s, mais il ne pense pas que les flics remonteront si vite jusque-là, s’ils y remontent un jour.

« Rien vu, rien entendu », dit Jerome. Il n’y a aucune méfiance ou hésitation dans sa voix. « Qui demandera ? La police ?

— Peut-être plus tard. D’abord tes parents. C’est ma voiture qui vient d’exploser. Janey était au volant. On avait échangé nos places au dernier moment. Elle est… morte.

— Merde, Bill, vous devez tout dire à la police ! À votre ancien coéquipier ! »

Hodges repense à Janey lui disant : Il est à nous. Est-ce qu’on est bien d’accord là-dessus ?

Oui, pense-t-il. On est bien d’accord, Janey.

« Pas tout de suite. Pour l’instant, je vais suivre le mouvement, et j’ai besoin que tu m’aides. Ce pourri l’a tuée, je veux le choper moi-même, et je le choperai. Tu vas m’aider ?

— Oui. »

Pas : C’est pas risqué pour moi ? Pas : Ça pourrait foutre en l’air mes chances d’entrer à Harvard. Pas : Laissez-moi en dehors de tout ça. Juste : Oui. Que Dieu bénisse Jerome Robinson.

« Faut que t’ailles sur le site du Parapluie de Debbie et que t’envoies un message au gars qui a fait ça. Tu te souviens de mon nom d’utilisateur ?

— Ouais. Kermitfrog19. Je vais chercher un sty…

— Pas le temps. Retiens juste l’essentiel. Et attends au moins une heure avant de l’envoyer. Il faut qu’il sache que je ne l’ai pas envoyé avant l’explosion. Il faut qu’il sache que je suis encore en vie. »

Jerome : « OK, dites-moi. »

Hodges lui dit et raccroche sans dire au revoir. Il range le téléphone dans la poche de son pantalon avec l’étui à lunettes de Holly.

Un camion de pompiers débouche au coin de la rue, suivi de deux voitures de police. Ils dépassent les pompes funèbres Soames, où l’entrepreneur et le prêtre qui ont dirigé l’office se tiennent maintenant debout sur le trottoir, s’abritant les yeux de la lumière aveuglante du soleil et de la voiture en feu.

Hodges va avoir beaucoup d’explications à donner, mais il a quelque chose de plus important à faire d’abord. Il enlève son veston, s’agenouille et couvre le bras gisant dans le caniveau. Il sent les larmes lui monter aux yeux et parvient à les ravaler. Il pleurera plus tard. Pour l’instant, les larmes ne collent pas avec l’histoire qu’il a prévu de raconter.

Les flics, deux jeunes gars, sortent de leurs voitures. Hodges ne les connaît pas. « Messieurs les agents, dit-il.

— Je vais devoir vous demander de quitter les lieux, monsieur, dit l’un d’eux. Mais si vous avez été témoin de ça… » Il montre du doigt ce qui reste de la Toyota en feu. « …veuillez rester dans le périmètre, on aura quelques questions à vous poser.

— Je suis pas seulement témoin, ça aurait dû être moi là-dedans. » Hodges sort son portefeuille et l’ouvre pour montrer sa carte de police avec la mention RETRAITÉ tamponnée en rouge en plein milieu. « J’ai quitté les forces de police l’automne dernier, Pete Huntley était mon coéquipier. Vous devriez l’appeler sans attendre. »

L’autre agent intervient : « C’est votre voiture, monsieur ?

— Ouais.

— Alors qui était au volant ? » demande le premier flic.

23

Brady rentre chez lui bien avant midi, tous ses problèmes réglés. Le vieux Mr Beeson qui habite de l’autre côté de la rue est debout devant sa maison. « T’as entendu ça ?

— Entendu quoi ?

— Grosse explosion qu’part en ville. Beaucoup d’fumée mais c’est parti maintenant.

— J’avais mis la radio trop fort, dit Brady.

— Moi j’pense qu’c’est cette vieille usine de peinture qu’a explosé. Moi c’est c’que j’pense. J’ai frappé mais j’imagine que ta mère dort. »

Les yeux du vieux pétillent, exprimant le fond de sa pensée : elle doit cuver, ouais.

« J’imagine que oui », dit Brady. Il n’aime pas du tout l’idée que le vieux croûton se soit permis de venir fouiner. « Je dois y aller, monsieur Beeson.

— Dis bonjour à ta mère d’ma part. »

Brady ouvre la porte, rentre et referme à clé derrière lui. Renifle l’air. Rien. Ou… presque rien. Peut-être les prémices d’une odeur très légèrement désagréable, comme une carcasse de poulet laissée quelques jours de trop dans la poubelle sous l’évier.

Brady monte à la chambre de sa mère. Il soulève le couvre-lit, dévoilant son visage pâle et ses yeux furieux. Ce regard ne le dérange plus trop à présent. Et puis quoi, si le père Beeson est un fouille-merde ? Brady n’a plus que quelques jours à tenir, alors que Beeson aille se faire foutre. Et ces yeux furieux aussi, qu’ils aillent se faire foutre. Il ne l’a pas tuée ; elle s’est tuée toute seule. Comme le gros flic était censé le faire. Et puis quoi, s’il l’a pas fait ? Il est mort maintenant, alors plus rien à foutre. L’Off est définitivement Ret. Rétamé, l’inspecteur Hodges.

« Ça y est, m’man, dit-il. Je m’en suis bien tiré. Et tu m’as bien aidé. Dans ma tête seulement mais… » Sauf qu’il n’est pas vraiment sûr de ça. Peut-être que c’était vraiment elle qui lui avait rappelé de refermer la voiture du vieux flic. Il avait failli oublier.

« Bref, merci, conclut-il pitoyablement. Merci pour je sais pas quoi. Et je suis désolé que tu sois morte. »

Les yeux furieux le regardent.

Il tend une main hésitante et, du bout des doigts, lui ferme les paupières comme on voit parfois faire dans les films. Ça tient pendant quelques secondes puis les paupières remontent comme des vieux volets fatigués et le regard furieux réapparaît. Le regard accusateur qui dit, Tu m’as tuée, mon lapin.

Ça lui fait comme une descente sévère d’ecsta et Brady lui rabat le couvre-lit sur le visage. Il va au salon et allume la télé, se disant qu’au moins une chaîne locale sera partie sur le terrain, mais rien. C’est très énervant. Y savent pas reconnaître une voiture piégée quand elle leur pète à la gueule ou quoi ? Apparemment pas. Apparemment, la recette du putain de pain de viande préféré de Rachael Ray est plus importante.

Il éteint cette télé débile et se dépêche de descendre à sa salle de contrôle. Il dit Chaos pour allumer les ordinateurs et Ténèbres pour stopper le compte à rebours. Il exécute un petit pas de danse en agitant les poings au-dessus de sa tête tout en chantant ce qu’il se rappelle de Ding Dong la Sorcière est Morte, remplaçant seulement sorcière par flic. Il pense que ça lui remontera le moral mais non. Entre le pif de fouineur de Beeson et le regard furax de sa mère, sa bonne humeur — qu’il a travaillée, qu’il a méritée — est en train de le quitter.

Peu importe. Il a un concert qui l’attend et il faut qu’il soit prêt. Il s’assoit à son établi. Les billes de roulement qui doublaient son gilet-suicide sont maintenant réparties dans trois pots de mayonnaise. À côté, il y a une boîte de sacs congélation Glad, ceux de cinq litres. Il commence à les remplir (mais pas trop). Ça l’apaise et sa bonne humeur commence à revenir. Puis, juste quand il est sur le point de finir, le sifflet d’un bateau à vapeur retentit.

Brady lève la tête en fronçant les sourcils. C’est un signal spécial qu’il a programmé dans son Poste 3. Il sonne quand il reçoit un message sur le site du Parapluie de Debbie. Mais c’est impossible ; la seule personne avec qui il a communiqué sur ce site c’est Kermit William Hodges, alias le gros tas de flic, alias l’Off-Ret pour l’éternité.

Il roule dans sa chaise de bureau, s’aidant de ses pieds, et s’installe au Poste 3. L’icône du Parapluie de Debbie affiche un petit 1 dans un rond rouge. Il clique dessus et fixe avec de grands yeux, bouche bée, le message qui apparaît à l’écran.

Kermitfrog19 veut chatter avec vous !

Voulez-vous chatter avec kermitfrog19 ?

O N

Brady aimerait croire que le message a été envoyé hier soir ou ce matin, avant que Hodges et sa bimbo blonde quittent la maison, mais c’est impossible. Il vient juste de l’entendre arriver.

Prenant son courage à deux mains — car c’est bien pire que de regarder dans les yeux de sa mère morte —, il clique sur O et lit :

Loupé

Oublie jamais ça, trou-du-cul : je suis comme ton rétroviseur. Tu sais : LES CHOSES SONT PLUS PROCHES QUE CE QU’ELLES PARAISSENT.

Je sais comment t’as ouvert la Mercedes, et c’était pas avec la clé valet. Mais tu m’as cru, pas vrai ? Bien sûr que tu m’as cru. Parce que t’es qu’un trou-du-cul.

J’ai la liste de toutes les voitures que t’as braquées entre 2007 et 2009.

J’ai plein d’autres infos que j’ai pas envie de partager avec toi mais y a quand même un truc que j’ai VRAIMENT envie de te dire : on dit CRIMINEL et pas CRÈMINEL.

Pourquoi je te dis ça ? Parce que j’ai plus envie de me fatiguer à essayer de te choper pour te balancer aux flics. Pourquoi je m’emmerderais ? Je suis plus flic.

Je vais te tuer.

À bientôt, fifils à sa môman.

Malgré le choc et l’incrédulité, c’est sur cette dernière ligne que les yeux de Brady n’arrêtent pas de revenir.

Il va jusqu’au placard sur des jambes raides comme des échasses. Une fois à l’intérieur et la porte fermée, il hurle et donne des coups de poing dans les étagères. Au lieu de tuer le chien des négros, il a réussi à tuer sa propre mère. C’est horrible. Et maintenant, il a réussi à tuer quelqu’un d’autre à la place du flic, et c’est pire. C’était probablement la blondasse. La blondasse coiffée du chapeau de l’Off-Ret pour quelque raison étrange que seule une autre blonde pourrait comprendre.

Une chose dont il est certain : cette maison n’est plus sûre. Hodges est peut-être en train de l’embobiner en lui faisant croire qu’il n’est pas loin, mais peut-être pas non plus. Il sait pour Truc 2. Il sait pour les autres voitures. Il dit qu’il sait d’autres choses encore. Et…

À bientôt, fifils à sa môman.

Il faut qu’il parte d’ici. Vite. Une dernière chose à faire avant.

Brady remonte à l’étage et entre dans la chambre de sa mère, regardant à peine la forme sous le couvre-lit. Il va dans sa salle de bains et fouille dans son vanity jusqu’à ce qu’il trouve son rasoir Lady Schick. Puis il part travailler.

24

Hodges est dans la salle d’interrogatoire 4 — SI4, sa salle porte-bonheur — mais cette fois, il est assis du mauvais côté de la table, faisant face à Pete Huntley et sa nouvelle coéquipière, une bombe avec une longue chevelure rousse et des yeux gris brume. L’interrogatoire est collégial mais ça ne change rien aux faits : sa voiture a explosé et une femme a été tuée. Autre fait important, un interrogatoire reste un interrogatoire.

« Tu crois que ça a un rapport avec le Tueur à la Mercedes ? demande Pete. Qu’est-ce que t’en penses, Bill ? Je veux dire, ça semble être le plus probable, tu crois pas ? Sachant que la victime était la sœur d’Olivia Trelawney ? »

Et voilà : la victime. La femme avec qui il a couché à un moment de sa vie où il pensait ne plus jamais coucher avec aucune femme. La femme qui le faisait rire et le rassurait, la femme qui dans cette dernière enquête a autant été sa coéquipière que Pete Huntley l’a jamais été. La femme qui fronçait le nez en singeant son ouais.

Et que je ne t’entende jamais les appeler les victimes, lui avait dit Frank Sledge à l’époque… Mais aujourd’hui, il doit serrer les dents.

« Je vois pas comment ça peut être en rapport, dit-il posément. Bien sûr, il y a les apparences, mais parfois, un cigare c’est juste un cigare et une coïncidence une coïncidence.

— Comment l’avez-vous… », commence Isabelle Jaynes, puis elle secoue la tête. « Non, c’est pas ça la question. Pourquoi l’avez-vous rencontrée ? Étiez-vous en train d’enquêter sur le City Center de votre côté ? »

De jouer les tontons à grande échelle, voilà ce qu’elle n’ose pas dire, peut-être par égard pour Pete. Après tout, c’est l’ancien acolyte de Pete qu’ils sont en train d’interroger, ce gros bonhomme en pantalon de costume tout chiffonné et chemise blanche tachée de sang, la cravate qu’il a mise ce matin maintenant défaite sur sa large poitrine.

« Je peux avoir un verre d’eau avant qu’on commence ? Je suis encore secoué. C’était une femme bien. »

Janey était bien plus que ça, mais la partie lucide de son esprit, qui parvient — pour le moment — à contenir la partie enfiévrée, lui dit que c’est la bonne marche à suivre, que c’est l’itinéraire qui mènera à la suite de son histoire comme une voie d’insertion étroite mène à une quatre-voies. Pete se lève et sort. Isabelle l’attend et ne dit rien, regardant simplement Hodges de ses yeux gris brume.

Hodges boit la moitié du gobelet en une gorgée et dit : « OK. Ça remonte à notre déjeuner chez DeMasio’s, Pete. Tu te rappelles ?

— Bien sûr.

— Je t’ai demandé un débrief sur tous les dossiers sur lesquels on bossait quand je suis parti à la retraite — les gros dossiers, je veux dire — mais celui qui m’intéressait vraiment, c’était le City Center. Je pense que tu t’en doutais. »

Pete ne dit rien mais sourit légèrement.

« Tu te rappelles quand je t’ai demandé s’il t’était arrivé de te questionner sur Mrs Trelawney ? Plus précisément si elle disait vrai à propos du double des clés ?

— Mmh-mmh.

— En réalité, je me demandais surtout si on n’avait pas été vraiment injustes avec elle. Si notre jugement n’avait pas été influencé par comment elle était.

— Qu’est-ce que vous entendez par comment elle était ?

— Une chieuse. Nerveuse, hautaine et susceptible. En prenant un peu de recul et si l’on change de point de vue une minute, pensez à tous ceux qui ont cru Donald Davis quand il clamait son innocence. Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas nerveux, hautain et susceptible. Il pouvait vraiment se faire passer pour le mari hanté par la mort de son épouse et accablé de chagrin. Et il était séduisant. Je l’ai vu sur Channel 6 une fois, et la jolie journaliste blonde devait presque se serrer les cuisses.

— C’est dégoûtant », dit Isabelle. Mais avec un sourire.

« Mais vrai. C’était un charmeur. Olivia Trelawney, elle, était tout le contraire d’une charmeuse. Donc j’ai commencé à me demander si on lui avait accordé suffisamment de crédit.

— On lui a accordé suffisamment de crédit. »

Pete est catégorique.

« Peut-être bien. Bref, voilà que je me retrouve à la retraite, avec du temps à ne plus savoir qu’en faire. Et un jour — juste avant que je t’invite à manger, Pete —, je pensais, Imagine qu’elle ait dit la vérité. Dans ce cas, où était le deuxième jeu de clés ? Puis — juste après notre déjeuner —, je suis allé faire quelques recherches sur Internet. Et tu sais sur quoi je suis tombé ? Le “vol à la volée”.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Isabelle.

— Oh, merde, dit Pete. Tu crois vraiment qu’un petit génie de l’informatique a réussi à capter le signal de sa clé ? Puis qu’il a trouvé comme par hasard son double dans la boîte à gants ou sous le siège ? Double qu’elle avait oublié ? C’est un peu tiré par les cheveux, Bill. Surtout si tu rajoutes au tableau la photo de cette femme qui aurait pu illustrer la personnalité de Type A dans le dictionnaire. »

Calmement, comme s’il n’avait pas utilisé sa veste pour couvrir le bras arraché d’une femme qu’il aimait moins de trois heures avant, Hodges récapitule ce que Jerome lui a appris sur le vol à la volée comme s’il s’agissait de ses propres recherches. Il leur raconte qu’il s’est rendu à l’appartement de Lake Avenue pour poser quelques questions à la mère d’Olivia Trelawney (« En admettant qu’elle soit toujours en vie — je n’en savais rien ») et qu’il était tombé sur la sœur d’Olivia, Janelle, qui vivait maintenant là-bas. Il fait l’impasse sur sa halte à la demeure de Sugar Heights et son entretien avec Radney Peeples, le vigile, car ça pourrait mener à d’autres questions auxquelles il serait bien en peine de répondre. Ils le découvriront en temps voulu, mais pour l’heure, il est trop proche du but, il le sait. Un peu de temps, c’est juste ce dont il a besoin.

Il l’espère.

« Mrs Patterson m’a dit que sa mère était dans une maison de retraite à cinquante kilomètres d’ici — Beausoleil. Elle m’a proposé d’y aller avec elle pour me présenter. Pour que je puisse lui poser quelques questions.

— Pourquoi voulait-elle faire ça ? demande Isabelle.

— Parce qu’elle pensait que nous avions fait pression sur sa sœur et que ça l’avait poussée au suicide.

— C’est des conneries, dit Pete.

— On va pas discuter de ça maintenant mais tu peux comprendre son raisonnement, non ? Et son espoir de laver sa sœur de tout soupçon ? »

Pete lui fait signe de continuer. Hodges finit son verre d’eau et reprend. Il veut en finir. Mr Mercedes a peut-être lu le message de Jerome à l’heure qu’il est. Il pourrait donc être en fuite. Ce qui irait très bien à Hodges. Un homme en fuite est plus facile à attraper qu’un homme caché.

« J’ai interrogé la vieille dame mais ça n’a rien donné. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est la contrarier. Elle a eu un AVC peu de temps après et elle est décédée. » Il soupire. « Mrs Patterson — Janelle — avait le cœur brisé.

— Était-elle aussi fâchée contre vous ? demande Isabelle.

— Non. Parce qu’elle était d’accord avec l’idée de départ. Et puis quand sa mère est morte, elle ne connaissait personne en ville à part son infirmière qui n’est plus toute jeune non plus. Je lui avais donné mon numéro de téléphone et elle m’a appelé. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’aide, surtout pour réceptionner des proches qu’elle connaissait à peine, et j’étais disposé à le faire. Janelle s’est chargée de la rubrique nécrologique. Je me suis chargé du reste.

— Pourquoi était-elle dans votre voiture quand celle-ci a explosé ? »

Hodges leur raconte la crise de Holly. Il ne mentionne pas l’épisode du chapeau, non pas parce que ça le décrédibiliserait mais parce que c’est trop douloureux.

« OK, dit Isabelle. Vous rencontrez la sœur d’Olivia Trelawney, que vous appréciez suffisamment pour l’appeler par son prénom. Elle vous arrange une entrevue avec sa mère. La mère fait un AVC et meurt, peut-être le fait de revivre tout ça. La sœur meurt dans une explosion après les funérailles — dans votre voiture — et vous ne voyez toujours pas de lien avec le Tueur à la Mercedes ? »

Hodges décroise les mains. « Comment ce type pourrait-il savoir que j’étais de nouveau sur l’enquête ? J’ai pas fait passer d’annonce dans le journal. » Il se tourne vers Pete. « J’en ai parlé à personne, pas même à toi. »

Pete, clairement en train de ruminer l’idée que leur opinion vis-à-vis d’Olivia Trelawney a pu fausser l’enquête, a l’air renfrogné. Hodges s’en fiche pas mal, car c’est exactement ce qui s’est passé. « Non, tu m’as juste sondé pendant notre repas. »

Hodges lui fait un grand sourire, mais intérieurement, il a l’impression que son estomac se replie sur lui-même comme un origami. « Hé, dit-il, c’est moi qui régalais, non ?

— Qui d’autre pourrait vouloir votre peau ? demande Isabelle. Vous êtes sur la liste noire du Père Noël ?

— Si je devais parier sur quelqu’un, ce serait la famille Abbascia. Pete, combien de ces crapules on a mises au trou pour cette histoire d’armes en 2004 ?

— Une bonne dizaine, mais…

— Ouais, et peut-être le double un an plus tard grâce à la loi RICO. On les a mis en pièces et Fabby le Nez a bien dit qu’il nous aurait tous les deux.

— Billy, les Abbascia sont hors d’état de nuire. Fabrizio est mort, son frère est en HP où il se prend pour Napoléon ou je ne sais qui, et tous les autres sont en prison. »

Hodges se contente de le regarder en coin.

« OK, d’accord, dit Pete, on élimine jamais toute la vermine, mais c’est quand même n’importe quoi. Avec tout le respect que je te dois, mon pote, t’es plus qu’un flic retraité. Toi aussi t’es hors d’état de nuire.

— Exact. Ce qui veut dire qu’ils peuvent s’en prendre à moi sans soulever de tempête. Toi, en revanche, t’as toujours l’écusson doré épinglé au portefeuille.

— C’est ridicule », s’exclame Isabelle en croisant les bras sous sa poitrine comme pour dire La conversation est close.

Hodges hausse les épaules. « Quelqu’un a essayé de me faire sauter et je peux pas croire que le Tueur à la Mercedes a eu comme une vision extralucide que je m’intéressais à cette histoire de double des clés. Et même si c’était le cas, pourquoi s’en serait-il pris à moi ? Comment tout ça peut mener à lui ?

— Eh bien il est fou, pour commencer, dit Pete.

— Bien sûr, mais encore une fois — comment serait-il au courant ?

— Aucune idée. Écoute, Billy, est-ce que tu nous caches quelque chose ? Même une petite chose ?

— Non.

— Moi je pense que si », dit Isabelle. Elle penche la tête. « Hé, vous couchiez pas avec elle, par hasard ? »

Hodges se tourne vers elle. « À votre avis, Izzy ? Regardez-moi bien. »

Elle soutient son regard pendant un moment puis détourne les yeux. Hodges n’arrive pas à croire qu’elle soit arrivée si près du but. L’intuition féminine, se dit-il, puis, Heureusement que j’ai pas perdu plus de poids, ou que je me suis pas foutu cette merde de couleur Just For Men sur les cheveux.

« Écoute, Pete, on peut en rester là ? J’ai envie de rentrer chez moi, me boire une bonne bière et essayer de retrouver mes esprits.

— Tu me jures que tu nous caches rien ? C’est entre toi et moi, là. »

Hodges laisse passer sa dernière chance de cracher le morceau sans aucun scrupule. « Absolument rien. »

Pete lui dit de rester près de son téléphone ; ils auront besoin de lui demain ou vendredi pour une déposition officielle.

« Pas de problème. Et, Pete ? Si j’étais toi, je vérifierais ma voiture avant de prendre la route dans les jours qui viennent. »

À la porte, Pete passe son bras autour des épaules de Hodges. « Désolé, lui dit-il. Désolé pour ce qui vient de se passer et pour toutes les questions.

— C’est normal, tu fais ton boulot. »

Pete resserre son étreinte et murmure à l’oreille de Hodges : « Je sais que tu nous caches quelque chose. Tu crois que je suis tombé de la dernière pluie ? »

Pendant un instant, Hodges reconsidère ses options. Puis il revoit Janey lui dire Il est à nous.

Il prend Pete par les bras, le regarde droit dans les yeux et dit : « Je suis aussi perdu que toi par rapport à tout ça. Crois-moi. »

25

Hodges traverse l’arène de la division centrale en répondant aux regards inquisiteurs et aux questions insidieuses avec un sérieux qui ne faillit qu’une seule fois. Cassie Sheen, avec qui il travaillait la plupart du temps quand Pete était en vacances, lui balance : « Regardez qui voilà. Toujours en vie et plus moche que jamais. »

Il sourit. « Si c’est pas Cassie Sheen, la Reine du Botox ! » Il lève un bras en faisant mine de se protéger quand elle s’empare d’un presse-papier et le brandit dans sa direction. Tout ça semble faux et spontané à la fois. Comme ces combats de filles l’après-midi à la télé.

Il y a une rangée de chaises près du distributeur de boissons et de snacks dans l’entrée. Tante Charlotte et Oncle Henry y sont installés. Holly n’est pas avec eux et instinctivement, Hodges touche l’étui à lunettes qui se trouve dans la poche de son pantalon. Il demande à Oncle Henry s’il se sent mieux. Oncle Henry lui répond que oui et le remercie. Hodges se tourne ensuite vers Tante Charlotte et lui demande comment elle va.

« Je vais bien. C’est pour Holly que je m’inquiète. Je pense qu’elle se sent coupable parce que… vous savez. »

Hodges sait. Parce que c’est à cause d’elle que Janey conduisait sa voiture à ce moment-là. Bien sûr, Janey aurait été dans la voiture dans tous les cas, mais il doute que ça change quoi que ce soit au ressenti de Holly.

« J’aimerais que vous lui parliez. D’une certaine façon, vous avez tissé des liens avec elle. » Ses yeux revêtent un éclat déplaisant. « Un peu comme avec Janelle. Vous devez avoir un truc.

— Je lui parlerai », dit Hodges.

Et il le fera, mais c’est d’abord Jerome qui s’en chargera. En supposant bien sûr que le numéro sur l’étui à lunettes soit valide. Pour ce qu’il en sait, il peut tout aussi bien être celui d’une ligne fixe à… où ça déjà ? Cincinnati ? Cleveland ?

« J’espère qu’on n’est pas censés l’identifier », dit Oncle Henry. Il a une tasse à café en polystyrène dans les mains. Il y a à peine touché et Hodges n’est pas étonné. Le café du commissariat de police est tristement célèbre. « Comment pourrait-on ? Elle a été complètement déchiquetée.

— Ne sois pas stupide, dit Tante Charlotte. Ils ne nous demanderaient jamais une chose pareille. Ils ne peuvent pas. »

Hodges les rassure : « Si elle a déjà donné ses empreintes digitales — comme la plupart des gens — ils feront avec. Ils vous montreront peut-être des photos de ses habits ou de ses bijoux.

— Comment pourrait-on reconnaître ses bijoux ? » s’écrie Tante Charlotte. Un flic en train de se servir un soda à la machine se retourne pour la regarder. « Et j’ai à peine remarqué comment elle était habillée ! »

Hodges est persuadé qu’elle l’a étiquetée de la tête aux pieds mais ne fait aucun commentaire. « Ils se pourrait qu’ils aient quelques questions. » Certaines le concernant. « Ça ne devrait pas être long. »

Il y a un ascenseur mais Hodges opte pour les escaliers. Un étage plus bas, il s’arrête sur le palier, s’appuie contre le mur, les yeux fermés, et prend une série d’inspirations profondes et fébriles. Les larmes sortent maintenant. Il les essuie avec sa manche. Tante Charlotte a exprimé son inquiétude pour Holly — inquiétude que Hodges partage — mais aucun chagrin pour sa nièce déchiquetée par une explosion. Il imagine qu’à l’heure actuelle, sa principale préoccupation est le devenir du joli pactole que Janey a hérité de sa sœur.

J’espère qu’elle l’a légué à un putain d’hôpital pour chiens, se dit-il.

Il s’assoit dans un grognement essoufflé. Se servant d’une marche comme table de fortune, il y dépose l’étui à lunettes et un morceau de papier froissé sorti de son portefeuille, avec deux séries de chiffres dessus.

26

« Allô ? » Une voix douce, hésitante. « Allô ? Qui est à l’appareil ?

— Je m’appelle Jerome Robinson, madame. J’imagine que Bill Hodges vous a dit que j’appellerais ? »

Silence.

« Madame ? » Jerome est assis à son ordinateur, presque assez cramponné à son Android pour en faire péter la coque. « Madame Gibney ?

— Je suis là. » C’est presque un soupir. « Il dit qu’il veut trouver la personne qui a tué ma cousine. Il y a eu une terrible explosion.

— Je sais », répond Jerome.

Au bout du couloir, Barb passe son dernier album des ’Round Here pour la millième fois. Des bisous sur la grande roue. Ça ne l’a pas encore rendu fou mais la folie se rapproche à chaque nouvelle boucle.

Pendant ce temps, à l’autre bout du fil, la femme s’est mise à pleurer.

« Madame ? Madame Gibney ? Je suis vraiment désolé.

— Je la connaissais à peine mais c’était ma cousine et elle était gentille avec moi. Comme Mr Hodges. Vous savez ce qu’il m’a demandé ?

— Non, dites-moi.

— Si j’avais pris mon petit-déjeuner ce matin. Vous ne trouvez pas ça attentionné ?

— Si, très attentionné », dit Jerome. Il n’arrive toujours pas à croire que la femme si pleine de vie et d’entrain avec qui il a dîné est morte. Il se souvient de la façon dont ses yeux pétillaient quand elle riait et comment elle imitait la façon de Bill de dire ouais. Et maintenant, il est au téléphone avec une femme qu’il n’a jamais rencontrée, une femme très bizarre d’après ce qu’il entend. Parler avec elle lui donne l’impression d’être en train de désamorcer une bombe. « Madame, Bill m’a demandé de passer chez vous.

— Est-ce qu’il viendra aussi ?

— Il ne peut pas pour le moment. Il est obligé d’être ailleurs. »

Silence à nouveau. Et puis, d’une voix si basse et si timide qu’il l’entend à peine, Holly dit : « Vous ne me ferez pas de mal ? Parce que je ne suis pas tranquille avec les gens, vous savez. Je ne suis pas tranquille du tout.

— Non, madame, je ne vous ferai pas de mal.

— Je veux aider Mr Hodges. Je veux l’aider à trouver l’homme qui a fait ça. Cet homme doit être fou, vous ne croyez pas ?

— Oui », répond Jerome.

Au bout du couloir, une nouvelle chanson démarre et deux fillettes — Barbara et sa copine Hilda — poussent des cris de joie presque assez perçants pour faire exploser les vitres. Il imagine deux ou trois cents Barbara et Hilda hurlant à l’unisson demain soir, et Dieu merci, c’est sa mère qui s’occupe de ça.

« Vous pouvez venir mais je sais pas comment vous laisser rentrer, dit-elle. Mon oncle a réglé l’alarme avant de partir et je connais pas le code. Je pense qu’il a fermé le portail aussi.

— Je m’occupe de tout.

— Vous venez quand ?

— Je peux être là dans une demi-heure.

— Si vous parlez à Mr Hodges, vous pouvez lui dire quelque chose de ma part ?

— Bien sûr.

— Dites-lui que moi aussi, je suis triste. » Elle marque une pause. « Et que je prends mon Lexapro. »

27

Tard ce mercredi après-midi, Brady prend une chambre dans un gigantesque Motel 6 près de l’aéroport avec sa carte de crédit au nom de Ralph Jones. Il a une valise et un sac à dos. Dans le sac à dos, il y a un change, tout ce dont il aura besoin pour la dizaine d’heures qu’il lui reste à vivre. Dans la valise, il y a le coussin POSE TON CUL, la poche Urinesta, une photo encadrée, plusieurs détonateurs maison (il pense qu’un seul suffira mais on n’est jamais trop prévoyant), Truc 2, plusieurs sacs congélation remplis de billes à roulement et suffisamment d’explosif pour faire sauter le motel et le parking d’à côté. Il retourne à sa Subaru, en extirpe (tant bien que mal) un objet plus encombrant (c’est à peine s’il tient dans sa voiture), l’apporte dans sa chambre et l’appuie contre le mur.

Il s’allonge sur le lit. La sensation de son crâne sur l’oreiller est étrange. Son crâne nu. Et assez sexy, d’une certaine manière.

Il pense, J’ai eu ma dose de malchance, mais j’ai su me relever et je suis encore debout.

Il ferme les yeux. Peu de temps après, il ronfle.

28

Jerome gare sa jeep devant le 729 Lilac Drive, le pare-chocs touchant presque le portail, sort de la voiture et appuie sur l’interphone. Il a une bonne raison de se trouver là si un des agents de sécurité de Sugar Heights le questionne, mais ça ne peut marcher que si la femme qui se trouve à l’intérieur le laisse entrer, et il n’est pas sûr de pouvoir compter là-dessus. D’après sa récente conversation avec elle, cette dame n’a pas tout à fait les pieds sur terre. Quoi qu’il en soit, personne ne vient lui causer de problèmes, et après quelques minutes d’attente devant le portail à faire comme s’il était parfaitement à sa place — c’est dans des moments pareils qu’il se sent particulièrement noir —, Holly répond :

« Oui ? Qui c’est ?

— C’est Jerome, madame Gibney. L’ami de Bill Hodges. »

Une pause, si longue qu’il s’apprête à réappuyer sur l’interphone, quand elle dit : « Vous avez le code du portail ?

— Oui.

— D’accord. Et puisque vous êtes un ami de Bill Hodges, j’imagine que vous pouvez m’appeler Holly. »

Il entre le code et le portail s’ouvre. Il avance sa jeep et regarde le portail se refermer derrière lui. Jusqu’ici tout va bien.

Holly est à la porte d’entrée, l’observant depuis l’une des fenêtres latérales comme un détenu dans un parloir hautement sécurisé. Elle porte une robe de chambre par-dessus un pyjama et ses cheveux sont en bataille. Un bref scénario catastrophe traverse l’esprit de Jerome : elle appuie sur le bouton d’urgence du système d’alarme (probablement juste à côté de là où elle se tient) et quand la sécurité arrive, elle l’accuse d’être un cambrioleur. Ou un violeur potentiel fétichiste des pyjamas en flanelle.

La porte est fermée. Il la pointe du doigt. Pendant un instant, Holly reste plantée là comme un robot avec les batteries à plat. Puis elle tourne le verrou. Un bip-bip strident se déclenche quand Jerome ouvre la porte et Holly recule de quelques pas en se couvrant la bouche de ses deux mains.

« Ne m’attirez pas d’ennuis ! Je veux pas avoir d’ennuis ! »

Elle a l’air deux fois plus nerveuse que lui et ça lui redonne un peu confiance. Il entre le code dans le système d’alarme et appuie sur SÉCURISER. Le bip-bip s’arrête.

Holly s’effondre dans un fauteuil en bois sculpté qui a l’air d’avoir coûté suffisamment cher pour payer une année d’études dans une bonne université (mais peut-être pas Harvard non plus), ses cheveux pendouillant en mèches moites autour de son visage. « Oh, c’est le pire jour de ma vie, dit-elle. Pauvre Janey, pauvre Janey.

— Je suis désolé.

— Mais au moins, c’est pas ma faute. » Elle le regarde avec une attitude de défi qui fait peine à voir. « Personne peut dire ça. J’y suis pour rien, moi.

— Bien sûr que non », dit Jerome.

Ça sonne faux, mais elle sourit un peu, donc c’est que ça passe. « Est-ce que Mr Hodges va bien ? C’est un homme, très, très, très gentil. Même si ma mère ne l’aime pas. » Elle hausse les épaules. « Mais qui aime-t-elle ?

— Il va bien, répond Jerome, même s’il en doute.

— Vous êtes noir », dit-elle en le regardant avec de grands yeux.

Jerome examine ses mains. « On dirait bien, hein ? »

Elle éclate d’un petit rire aigu. « Excusez-moi. C’était malpoli. C’est très bien que vous soyez noir.

— Le noir c’est l’espoir, dit Jerome.

— Bien sûr que c’est l’espoir. »

Elle se lève, se mâchouille la lèvre inférieure puis lui tend la main dans un visible effort de volonté.

Jerome lui serre la main. Elle est moite. C’est comme serrer la patte d’un petit animal timide.

« Faut se dépêcher. Si ma mère et Oncle Henry vous trouvent ici, je suis dans de beaux draps. »

Vous ? pense Jerome. Et le gosse noir alors ?

« La dame qui habitait là était aussi votre cousine, n’est-ce pas ?

— Oui. Olivia Trelawney. La dernière fois que je l’ai vue, c’était à la fac. Elle et ma mère ne s’entendaient pas très bien. » Elle le regarde d’un air solennel. « J’ai dû arrêter la fac. J’avais des problèmes. »

Jerome n’en doute pas une seule seconde. Et il parie qu’elle en a toujours. Et pourtant, il y a quelque chose chez elle qu’il aime bien. Va savoir quoi. Sûrement pas ce rire en griffure d’ongle sur un tableau.

« Vous savez où est son ordinateur ?

— Oui. Je vais vous montrer. Vous pouvez faire vite ? »

J’ai plutôt intérêt, se dit Jerome.

29

L’accès à l’ordinateur d’Olivia Trelawney est protégé par un mot de passe, chose ridicule étant donné qu’en retournant le clavier, Jerome découvre OTRELAW écrit au marqueur.

Holly, debout dans l’encadrement de la porte, tournant et retournant le col de sa robe de chambre nerveusement, marmonne quelque chose qu’il ne comprend pas.

« Hein ?

— Qu’est-ce que vous cherchez ?

— Vous le saurez si je trouve. »

Il ouvre la barre d’outils du Finder et tape PLEURS DE BÉBÉS dans la barre de recherche. Aucun résultat. Il essaie CRIS DE NOURRISSON. Rien. Il entre HURLEMENTS DE FEMME. Toujours rien.

« Ça pourrait être caché. » Cette fois, il l’entend clairement car sa voix est juste à côté de son oreille. Il sursaute légèrement mais Holly ne le remarque pas. Elle est courbée en deux, les mains sur les genoux, et elle fixe l’écran de l’ordinateur. « Essayez FICHIERS AUDIO. »

C’est une plutôt bonne idée ; il s’exécute. Mais là non plus il ne trouve rien.

« OK, dit-elle. Allez dans PRÉFÉRENCES SYSTÈME et regardez à SON.

— Holly, c’est juste pour les entrées et sorties audio, ça.

— Merci, je suis au courant. Essayez quand même. »

Elle a arrêté de se mordre les lèvres.

Jerome fait ce qu’elle dit. Dans SORTIE, la barre des menus affiche HAUT-PARLEURS, et PÉRIPHÉRIQUE AUDIO. Dans ENTRÉE, il y a MICROPHONE INTERNE et PRISE JACK. Rien de nouveau.

« D’autres idées ? demande-t-il.

— Ouvrez EFFETS SONORES. Là, à gauche. »

Il se tourne vers elle. « Dites donc, vous vous y connaissez pas mal, hein ?

— J’ai pris des cours d’informatique. Par correspondance. Sur Skype. C’était intéressant. Allez-y, ouvrez le dossier. »

Jerome s’exécute et cligne des yeux à la vue de ce qu’il découvre. En plus de GRENOUILLE, VERRE, REBOND, BOUM et RONRON — les suspects habituels —, il y a un son d’alerte intitulé FANTÔMES.

« Jamais vu ça avant.

— Moi non plus. »

Elle ne le regarde toujours pas directement, mais son attitude a radicalement changé. Elle attrape une chaise et s’assoit à côté de lui, repoussant ses cheveux pendants derrière ses oreilles. « Et je connais les Mac sur le bout des doigts.

— Alléluia », dit Jerome en tendant la paume de sa main.

Sans quitter l’écran des yeux, Holly échange un high-five avec lui. « Joue-le, Sam. »

Il sourit. « Casablanca.

— Oui. Je l’ai vu soixante-treize fois. J’ai un CARNET DE FILMS. J’y écris tout ce que je vois. Ma mère dit que c’est un trouble obsessionnel compulsif.

— La vie est un trouble obsessionnel compulsif », dit Jerome.

Sans un sourire, Holly répond : « Alléluia. »

Jerome sélectionne FANTÔMES et appuie sur Entrée. Dans les hauts-parleurs stéréo de chaque côté de l’ordinateur d’Olivia, un bébé se met à pleurer. Holly n’est pas trop surprise ; elle n’agrippe l’épaule de Jerome que lorsqu’une femme hurle : « Pourquoi vous l’avez laissé tuer mon bébé ? »

« Putain ! » s’écrie Jerome en saisissant la main de Holly. Il n’y réfléchit même pas et elle ne pense pas à s’écarter. Ils scrutent l’ordinateur comme s’il avait des dents et qu’il venait de les mordre.

Il y a un moment de silence puis le bébé se remet à pleurer. La femme hurle de nouveau. Le programme tourne une troisième fois et s’arrête.

Holly le regarde enfin, les yeux si grands qu’ils semblent sur le point de lui tomber de la tête. « Vous vous y attendiez ?

— Bon sang, non ! » Il s’attendait à quelque chose, oui, sinon Bill ne l’aurait pas envoyé ici, mais à ça ? « Holly, vous pouvez trouver plus d’informations sur le programme ? Quand est-ce qu’il a été installé, par exemple ? Si vous ne pouvez pas, c’est pas gra…

— Poussez-vous. »

Jerome s’y connaît en ordinateurs mais Holly joue du clavier comme d’un Steinway. Après quelques minutes de navigation, elle dit : « Il semblerait qu’il ait été installé le premier juillet de l’année dernière. Tout un tas de trucs ont été installés ce jour-là.

— Et il a pu être programmé pour se lancer tout seul à une heure donnée, c’est ça ? Tourner trois fois et s’arrêter ? »

Elle lui lance un regard impatient. « Ben oui.

— Alors comment ça se fait qu’il ne soit plus programmé ? Je veux dire, vous habitez ici en ce moment. Vous auriez dû l’entendre ? »

Elle clique sur la souris comme une dingue et lui montre autre chose.

« J’ai déjà vu ce genre de truc. C’est un programme maître-esclave caché dans les contacts de sa boîte mail. Je suis sûre qu’Olivia ne savait pas qu’il était là. Ça s’appelle Looking Glass. Tu peux pas allumer un ordinateur avec — du moins je pense pas — mais s’il est activé, tu peux tout contrôler à distance depuis ton propre ordinateur. Ouvrir des dossiers, lire des mails, regarder l’historique… ou désactiver un programme.

— Genre après sa mort, dit Jerome.

— Beuh. »

Holly grimace.

« Pourquoi est-ce que le gars qui l’a installé le laisserait ? Pourquoi ne pas l’effacer complètement ?

— Je sais pas. Peut-être qu’il a juste oublié. J’oublie tout le temps des trucs. Ma mère dit que je serais capable d’oublier ma propre tête si elle était pas attachée à mon cou.

— Ouais, ma mère aussi me dit ça. Mais c’est qui ce gars ? On parle de qui, là ? »

Elle réfléchit. Ils réfléchissent tous les deux. Et au bout de cinq secondes peut-être, ils ouvrent la bouche en même temps.

« Son technicien informatique », s’écrie Jerome, alors que Holly s’exclame : « Le geek qui s’occupe de son ordi. »

Jerome se met à fouiller dans les tiroirs du bureau d’Olivia à la recherche d’un ticket, d’une facture estampillée PAYÉ ou d’une carte de visite. Il doit au moins y avoir un de ces trucs qui traînent par-là mais il ne trouve rien. Il se met à genoux et se glisse sous le bureau. Rien non plus.

« Allez voir sur le frigo, dit-il. Les gens y accrochent des conneries de ce genre des fois, sous de petits aimants.

— Y a plein d’aimants, dit Holly, mais rien sur le frigo à part la carte d’un agent immobilier et celle de la compagnie de sécurité Vigilant Guard Service. Je pense que Janey a dû enlever tout le reste. Elle a dû tout jeter.

— Y a un coffre ?

— Probablement mais pourquoi ma cousine aurait été mettre la carte de visite de son informaticien dans un coffre ? C’est pas comme si ça valait de l’argent ou quoi que ce soit.

— Pas faux, admet Jerome.

— Si ça devait être quelque part, ce serait près de son ordinateur. Elle ne l’aurait pas caché. Elle a quand même écrit son mot de passe sous son fichu clavier.

— Oui, plutôt débile, dit Jerome.

— Complètement débile. »

Holly semble soudainement prendre conscience de ce qu’ils viennent de découvrir. Elle se lève et retourne à la porte du bureau. Elle se remet à tripoter le col de sa robe de chambre.

« Tu vas faire quoi, maintenant ?

— J’imagine que je ferais mieux d’appeler Bill. »

Il sort son portable mais avant qu’il ne puisse appeler qui que ce soit, elle prononce son nom. Jerome lève la tête vers elle, plantée là dans l’encadrement de la porte, l’air perdu dans ses habits d’intérieur informes.

« Il doit y avoir genre un million de dépanneurs informatiques en ville », dit-elle.

Sûrement pas autant, mais beaucoup. Il le sait et Hodges aussi le sait puisque c’est Jerome qui le lui a dit.

30

Hodges écoute attentivement le rapport de Jerome. Il est content de l’entendre faire l’éloge de Holly (et espère que Holly aussi sera contente — si elle écoute) mais terriblement déçu qu’aucune piste ne permette de remonter au crack en informatique qui a piraté l’ordi d’Olivia. Jerome pense que c’est parce que Janey a jeté sa carte de visite. Hodges, dont l’esprit est prédisposé à la suspicion, pense que Mr Mercedes a bien veillé à ce qu’Olivia n’ait pas de carte. Sauf que ça ne tient pas. Si le gars fait du bon boulot, tout le monde demanderait sa carte, non ? Et la garderait à portée de main. Sauf bien sûr si…

Il demande à Jerome de lui passer Holly.

« Allô ? » Si bas qu’il doit faire un effort pour l’entendre.

« Holly ? Est-ce qu’il y a un carnet d’adresses sur l’ordinateur d’Olivia ?

— Une minute. » Il entend le bruit léger de la souris. Quand elle le reprend, elle a l’air perplexe. « Non.

— Est-ce que ça vous semble bizarre ?

— Un peu, oui.

— Est-ce que celui qui a installé les bruits de fantômes a aussi pu effacer son carnet d’adresses ?

— Oh oui, bien sûr. Facile. Monsieur Hodges, je prends mon Lexapro.

— C’est super ça, Holly. Est-ce que vous pouvez me dire si Olivia utilisait beaucoup son ordinateur ?

— Oui.

— Passez-moi Jerome pendant que vous regardez, s’il vous plaît. »

Jerome reprend le téléphone et s’excuse de n’avoir rien trouvé d’autre.

« Mais non, vous avez fait du super boulot. Quand t’as fouillé son bureau, t’as pas trouvé un vrai carnet d’adresses ?

— Non, non, mais la plupart des gens ne s’embêtent plus avec ça de nos jours — ils ont tous leurs contacts dans leurs ordis ou leurs téléphones. Vous savez ça, non ? »

Hodges imagine qu’il devrait le savoir, mais le monde va trop vite pour lui ces temps-ci. Il ne sait même pas comment programmer son enregistreur numérique.

« Attendez, Holly veut vous parler.

— Vous vous entendez bien tous les deux, hein ?

— Ça va. Je vous la passe.

— Olivia avait tout un tas de programmes et de sites dans ses favoris, dit Holly. Elle allait surtout sur Hulu et Huffpost. Et à voir son historique, on dirait qu’elle passait encore plus de temps que moi sur Internet, et j’y passe beaucoup de temps.

— Holly, pourquoi est-ce que quelqu’un qui dépend autant de son ordinateur n’a pas la carte d’un technicien à portée de main ?

— Parce que l’homme s’est introduit chez elle après sa mort et l’a récupérée, répond Holly du tac au tac.

— Peut-être, mais pensez au risque que ça représente — surtout avec le service de sécurité du quartier aux aguets. Il aurait fallu qu’il connaisse le code du portail, de l’alarme… et même sans ça il aurait eu besoin d’une clé… »

Sa voix s’éteint.

« Monsieur Hodges ? Vous êtes toujours là ?

— Oui. Et vous pouvez m’appeler Bill. »

Mais elle ne le fait pas. Peut-être qu’elle n’y arrive pas. « Monsieur Hodges, est-ce que c’est un pro ? Comme dans James Bond ?

— Juste un fou à mon avis. »

Et parce qu’il est fou, le risque ne compte peut-être pas pour lui. T’as qu’à voir le risque qu’il a pris au City Center en fonçant dans cette foule de gens.

Mais ça ne tient toujours pas.

« Repassez-moi Jerome, s’il vous plaît. »

Elle obéit. Hodges dit à Jerome de quitter les lieux avant que Tante Charlotte et Oncle Henry ne rentrent et ne les surprennent en train de fricoter avec l’ordinateur d’Olivia.

« Qu’est-ce que vous allez faire, Bill ? »

Il regarde dehors où le crépuscule a commencé à intensifier les couleurs du jour. Il est bientôt dix-neuf heures. « Réfléchir. La nuit porte conseil », répond-il.

31

Avant d’aller se coucher, Hodges passe quatre heures devant la télé, à regarder des émissions que ses yeux arrivent parfaitement à capter mais qui se désintègrent avant d’arriver à son cerveau. Il essaye de ne penser à rien, car c’est comme ça que les portes finissent par s’ouvrir pour laisser passer la bonne idée. Une bonne idée est toujours le résultat d’une bonne connexion, et il y a une connexion qui n’attend plus que d’être faite ; il le sent. Peut-être plus d’une. Il ne laissera pas Janey envahir ses pensées. Plus tard oui, mais pour le moment, tout ce qu’elle est susceptible de faire c’est enrayer le moteur.

L’ordinateur d’Olivia Trelawney est le nœud du problème. Il a été piraté avec des bruits de fantômes et le suspect le plus probable est son dépanneur informatique. Alors pourquoi n’avait-elle pas sa carte de visite ? Il avait pu effacer le carnet d’adresses de son ordinateur à distance — et Hodges parie que c’est ce qu’il a fait —, mais aller jusqu’à entrer par effraction après sa mort pour voler une putain de carte de visite ?

Il reçoit l’appel d’un journaliste. Puis d’un type de Channel Six. Après le troisième appel d’un représentant des médias, Hodges éteint son téléphone. Il ne sait pas qui a craché son numéro de portable mais il espère que la personne a été bien payée en échange de l’info.

Autre chose continue de faire irruption dans sa tête, une chose qui n’a absolument rien à voir : Elle croit qu’ils sont parmi nous.

Un rapide coup d’œil à ses notes lui permet de mettre le doigt sur la personne qui a dit ça : Mr Bowfinger, le rédacteur de cartes de vœux. Lui et Mr Bowfinger étaient installés dans des chaises de jardin et Hodges se rappelle avoir été reconnaissant de profiter de l’ombre. C’était pendant qu’il faisait du porte-à-porte à la recherche de quiconque aurait repéré un véhicule suspect dans les rues du quartier.

Elle croit qu’ils sont parmi nous.

Bowfinger parlait de Mrs Melbourne, la voisine d’en face. Mrs Melbourne qui appartient à une organisation de fanatiques d’OVNI appelée la CNRPA, la Commission nationale de recherche sur les phénomènes aériens.

Hodges décide que c’est peut-être juste un de ces échos, comme un air de musique pop qui se mettrait à résonner dans un esprit surmené. Il se déshabille et va se coucher et c’est là que Janey arrive, Janey retroussant le bout de son nez en disant ouais, et pour la première fois depuis son enfance, il s’endort à force de pleurer.

Jeudi matin, il se réveille au petit jour, va pisser et repart pour se coucher quand il s’immobilise, les yeux écarquillés. Ce qu’il cherchait — la connexion — est là tout à coup, grosse comme le nez au milieu de la figure.

On s’emmerde pas à garder une carte de visite quand on en a pas besoin.

Admettons que le gars ne soit pas un travailleur indépendant gérant sa petite entreprise de chez lui mais l’employé d’une société. Dans ce cas, il pouvait être joint n’importe quand au numéro de la boîte, un numéro probablement très simple à retenir du genre 555-9999, ou n’importe quels chiffres donnant ORDINAT.

S’il travaille pour une société, alors il doit faire ses dépannages dans une voiture de fonction.

Hodges repart au lit, certain que le sommeil ne viendra pas cette fois, mais il vient.

Il pense, S’il avait assez d’explosif pour faire sauter ma voiture, il doit en avoir encore.

Puis il sombre.

Il rêve de Janey.

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