Brady Hartsfield croise dans les rues du West Side jusqu’à sept heures et demie, quand le crépuscule commence à drainer le bleu du ciel de fin de printemps. La première vague, de trois à six, est principalement composée d’enfants sortant de l’école, cartables dans le dos et billets de banque froissés à la main. La plupart d’entre eux ne le regardent même pas. Ils sont trop occupés à jacasser entre eux ou au téléphone, objet vital nécessaire à la survie au même titre que la nourriture et l’eau. Quelques-uns disent merci, mais la plupart ne se fatiguent pas. Brady s’en moque. Il n’a pas envie qu’on le regarde et il n’a pas envie qu’on se souvienne de lui. Pour ces sales gosses, il n’est que le type en uniforme blanc qui leur fournit leur dose de sucre, et c’est très bien comme ça.
Temps mort de six à sept, pendant que les petits animaux sont à table. Peut-être que certains — ceux qui disent merci — discutent même avec leurs parents. Plus probable qu’ils pianotent sur leur portable pendant que papa et maman se racontent leur journée de travail ou regardent le journal du soir pour tout savoir sur le grand monde alentour, où les puissants n’en branlent pas une.
La dernière demi-heure, les affaires reprennent. Cette fois, les parents se joignent aux enfants pour venir acheter des friandises glacées au camion carillonnant de Mister Délice qu’ils mangeront, leur cul (gros culs en majorité) calé dans une chaise de jardin. Il a presque pitié d’eux. Ces gens n’y voient que dalle, ils sont aussi stupides que des fourmis s’affairant autour de leur fourmilière. Leur marchand de glaces est un meurtrier de masse et ils n’en ont aucune idée.
Plusieurs fois, Brady s’est demandé s’il serait difficile d’empoisonner un camion entier de crèmes glacées ; la vanille, la chocolat, les sorbets, le parfum du jour, les barres chocolatées glacées, et même les glaces à l’eau et les Whistle Pops. Il est même allé jusqu’à faire des recherches internet. Il a fait ce que Anthony « Tones » Frobisher, son boss à Discount Electronix, appellerait sûrement « une étude de faisabilité », et conclu que bien que possible, ce serait stupide. Ce n’est pas qu’il répugne à prendre des risques ; il s’est tiré du Massacre à la Mercedes alors qu’il avait plus de chances de se faire coincer que de s’en sortir. Mais il n’a pas envie de plonger maintenant. Il a du travail à faire. En cette fin de printemps et ce début d’été, son travail c’est ce gros retraité de flic, K. William Hodges.
Il se pourrait bien qu’il vienne faire un petit tour dans le West Side avec un camion rempli de glaces empoisonnées quand le vieux flic en aura eu marre de faire joujou avec l’arme qu’il garde dans son salon, à côté de son fauteuil, et qu’il s’en sera servi pour de bon. Mais pas avant. Le gros flic énerve Brady Hartsfield. L’énerve carrément. Il a pris sa retraite avec les honneurs, ses collègues lui ont même organisé une fête ; et en quoi cela est-il juste alors qu’il n’a même pas réussi à arrêter l’assassin le plus célèbre que cette ville ait jamais connu ?
Pour son dernier trajet de la journée, il passe par Teaberry Lane, devant la maison où Jerome Robinson, le jeune mec qui travaille pour Hodges, vit avec ses parents et sa petite sœur. Jerome Robinson aussi énerve Brady. Robinson est beau, il travaille pour l’ex-flic et il sort avec des filles différentes tous les week-ends. Ces filles sont toutes jolies. Certaines sont même blanches. C’est mal, ça. C’est contre nature.
« Hey ! crie Robinson. Monsieur le marchand de glaces ! Attendez ! »
Robinson pique un petit sprint aérien à travers la pelouse avec son chien, un gros setter irlandais, sur les talons. La petite sœur, qui doit avoir dans les neuf ans, n’est pas loin derrière.
« Prends-moi chocolat, Jerry ! S’il te plaaaîîîît ! »
Il a même un nom de blanc. Jerome. Jerry. C’est insultant. Y pourrait pas s’appeler Traymore ? Ou Devon ? Ou Leroy ? Ou Kunta Kinte, putain ?
Jerome est pieds nus dans ses mocassins, ses chevilles sont encore vertes d’avoir tondu la pelouse de l’ex-flic. Il arbore un grand sourire sur son visage indéniablement beau, et quand il le sort à ses conquêtes du week-end, Brady te parie que ces filles baissent leur culotte fissa et lui ouvrent les bras. Viens par-là, Jerry.
Brady, lui, n’a jamais été avec une fille.
« Vous allez bien ? » demande Jerome.
Brady, qui a quitté le volant pour venir s’installer derrière la fenêtre-comptoir, lui sourit. « Ça va. C’est bientôt la fin de la journée alors ça ne peut qu’aller.
— Il vous reste chocolat ? La Petite Sirène, ici, en voudrait bien. »
Brady lève le pouce, souriant toujours. C’est à peu près le même sourire qu’il a eu sous son masque de clown quand il a appuyé sur le champignon et foncé sur la foule pathétique des demandeurs d’emploi du City Center. « Et une chocolat, une ! »
La petite sœur arrive, elle a les yeux qui pétillent et ses tresses rebondissent quand elle court. « M’appelle pas comme ça, Jay, je déteste ! »
Elle aussi a un nom ridiculement blanc : Barbara. Brady trouve l’idée d’une petite fille noire appelée Barbara tellement surréaliste que ça n’en est même plus insultant. Le seul à avoir un nom de nègre dans la famille, c’est le chien, dressé sur ses pattes arrière, les pattes avant sur la camionnette et la queue frétillante.
« Couché, Odell ! dit Jerome, et le chien s’assoit, haletant et l’air joyeux.
— Et pour toi ? demande Brady à Jerome. Ce sera quoi ?
— Je vais prendre une glace à l’italienne, vanille s’il vous plaît. »
T’aimerais bien être couleur vanille, hein, pense Brady, et puis il leur prépare leur commande.
Il aime avoir Jerome à l’œil, il aime se renseigner sur Jerome, parce que ces temps-ci, Jerome semble être la seule personne à côtoyer le vieux Off-Ret, et au cours des deux derniers mois, Brady les a suffisamment observés pour savoir que Hodges traite le gamin comme son ami aussi bien que comme son employé occasionnel. Brady, lui, n’a jamais eu d’amis — c’est dangereux, les amis — mais il sait ce qu’ils sont : de la pommade pour l’ego. Des filets de sécurité émotionnels. Quand ça ne va pas, vers qui vous tournez-vous ? Vers vos amis, bien sûr, et vos amis disent des trucs du genre, ça va aller et ressaisis-toi et on est là pour toi et allons boire un verre. Jerome n’a que dix-sept ans, trop jeune pour aller boire des verres avec Hodges (sauf des verres de soda) mais il peut quand même dire ressaisis-toi et je suis là pour toi. Alors il mérite qu’on le surveille.
Mrs Trelawney n’avait aucun ami. Pas de mari, non plus. Rien que sa vieille mère malade. Ce qui faisait d’elle une proie vulnérable, surtout quand les flics ont commencé à lui mettre le grappin dessus. En fait, ils avaient fait la moitié du boulot pour lui. Il avait fait le reste tout seul, pratiquement sous le nez de cette salope squelettique.
« Et voilà », dit Brady en tendant à Jerome des glaces qu’il aimerait avoir coupées à l’arsenic. Ou à la warfarine. Fais-leur-en bouffer et ils pisseront du sang par les yeux, les oreilles et la bouche. Sans parler du trou du cul. Il imagine tous les gosses du West Side lâcher leurs sacs et leurs précieux portables alors que du sang leur coule par tous les orifices. Ça ferait un film catastrophe d’enfer !
Jerome lui donne un billet de dix et, en lui rendant la monnaie, Brady lui offre un biscuit pour chien. « Pour Odell, dit-il.
— Merci, monsieur ! dit Barbara, puis elle lèche sa glace au chocolat. Humm, c’est trop bon !
— Régale-toi, ma puce ! »
Il conduit le camion de Mister Délice et une Coccinelle Cyber Patrouille de dépannage informatique, mais son vrai boulot cet été, c’est l’inspecteur K. William Hodges (Ret). Et s’assurer que l’inspecteur Hodges (Ret) se serve de son arme.
Brady retourne à l’usine des Crèmes Glacées Loeb’s pour rendre son camion et se changer. Il respecte la limitation de vitesse tout du long.
Prudence est mère de sûreté.
Après avoir quitté DeMasio’s — et fait un petit détour pour s’occuper des brutes qui martyrisaient le petit gosse sous le pont autoroutier — Hodges monte à bord de sa Toyota et parcourt les rues de la ville sans but particulier. Du moins c’est ce qu’il pense, jusqu’à ce qu’il se retrouve sur Lilac Drive, dans la banlieue huppée de Sugar Heights sur les rives du lac. Là, il s’arrête et se gare de l’autre côté de la rue, en face d’un portail portant le numéro 729 sur l’un de ses poteaux en pierre massifs.
La maison de feu Olivia Trelawney se dresse au bout d’une allée en asphalte presque aussi large que la rue sur laquelle elle donne. Une pancarte À VENDRE est fixée au portail, invitant les Acheteurs Qualifiés à appeler MICHAEL ZAFRON IMMOBILIER & RÉSIDENCES DE LUXE. Hodges se dit que la pancarte est bonne pour rester là un moment, vu la conjoncture immobilière en cet An de Grâce 2010. Mais quelqu’un s’occupe d’entretenir la pelouse, et compte tenu de la taille de ladite pelouse, ce quelqu’un doit utiliser une tondeuse autrement plus impressionnante que la petite Lawnboy de Hodges.
Qui paye pour l’entretien ? Ça doit être la succession de Mrs T. On peut dire qu’elle roulait sur l’or, cette femme. Il lui semble se souvenir que le chiffre annoncé pour son patrimoine avoisinait les sept millions de dollars. Pour la première fois depuis qu’il a pris sa retraite et passé le dossier du Massacre du City Center à Pete Huntley et Isabelle Jaynes, Hodges se demande si la mère de Mrs T. est toujours en vie. Il se souvient de la scoliose qui pliait presque la pauvre femme en deux et la faisait terriblement souffrir… mais une scoliose n’est pas nécessairement fatale. Et Olivia Trelawney n’avait-elle pas une sœur qui vivait quelque part dans l’Ouest ?
Il essaye de retrouver le nom de la sœur mais en vain. Ce qui lui revient, c’est que Pete s’était mis à appeler Mrs Trelawney Madame Tic-Nerveux parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de rajuster ses vêtements, de tapoter son chignon impeccablement tiré qui n’avait aucun besoin d’être tapoté et de tripoter le bracelet en or de sa montre Patek Philippe qu’elle tournait et retournait autour de son poignet osseux. Hodges avait eu de l’antipathie pour elle ; Pete en était presque venu à l’exécrer. Du coup, lui coller une part de responsabilité dans l’horreur du City Center avait eu quelque chose de jouissif. Tout compte fait, c’était elle qui avait rendu ces atrocités possibles ; il n’y avait aucun doute là-dessus. On lui avait remis deux clés à l’achat de sa Mercedes et elle n’avait été en mesure d’en présenter qu’une seule.
Puis, peu avant Thanksgiving, suicide.
Hodges se rappelle très clairement ce que Pete avait dit quand ils avaient appris la nouvelle : « Si elle croise tous ces morts de l’autre côté — surtout la jeune Janice Cray et son bébé — elle aura de sérieuses explications à fournir. » Pour Pete, c’était l’aveu final : quelque part au fond d’elle-même, Mrs T. avait toujours su qu’elle avait laissé la clé sur le contact de sa Dame Grise, comme elle l’appelait.
Hodges aussi avait pensé ça. La question c’est : le pense-t-il toujours ? Ou bien est-ce que la lettre anonyme qu’il a reçue hier du soi-disant Tueur à la Mercedes l’a fait changer d’avis ?
Peut-être pas, mais cette lettre soulève tout de même quelques interrogations. Et si Mr Mercedes en avait envoyé une semblable à Mrs Trelawney ? Mrs Trelawney avec tous ses tics et toutes ses peurs dissimulées sous une fine carapace de défi ? N’était-ce pas tout à fait envisageable ? Mr Mercedes savait très certainement avec quelle colère et quel mépris les gens l’avaient traitée suite à la tragédie ; tout ce qu’il avait à faire c’était de lire le Courrier des Lecteurs dans le journal local.
Est-il possible…
Mais il est interrompu dans ses pensées quand une voiture vient s’arrêter juste derrière lui, si proche qu’elle touche presque le pare-chocs de sa Toyota. Il n’y a pas de gyrophare sur le toit mais c’est une Crown Vic bleu pastel, un modèle récent. L’homme qui en sort est baraqué avec les cheveux en brosse et il a sûrement un holster d’épaule sous sa veste. Si c’était un policier de la ville, Hodges sait qu’il y aurait un Glock .40 à l’intérieur, le même qu’il y a chez lui dans le coffre. Mais ce n’est pas un policier de la ville. Hodges les connaît encore tous.
Il baisse sa vitre.
« ’Jour, m’sieur, dit Coupe-en-Brosse. Je peux vous demander ce que vous faites ici ? Ça fait un petit moment que vous êtes garé là. »
Hodges regarde sa montre. En effet, il est presque quatre heures et demie. Étant donné que c’est l’heure de pointe, il aura de la chance s’il arrive à temps chez lui pour regarder CBS Evening News avec Scott Pelley. Il a arrêté de regarder NBC le jour où il a décidé que Brian Williams était un bon bougre un peu trop accro aux vidéos sur YouTube. Pas le genre de présentateur qu’il souhaite quand le monde entier semble sur le point de s’écroul…
« Monsieur ? J’espère sincèrement une réponse. » Coupe-en-Brosse se penche. Sa veste s’entrouvre. Pas un Glock mais un Ruger. Un flingue de cow-boy, selon Hodges.
« Et moi, j’espère sincèrement que vous êtes habilité à me le demander. »
Son interlocuteur fronce les sourcils. « Je vous demande pardon ?
— J’imagine que vous êtes agent de sécurité, répond Hodges patiemment, mais je voudrais voir votre badge. Et puis, vous savez quoi ? J’aimerais voir votre permis de port d’arme dissimulée pour le flingue que vous portez sous votre veste. Et vous avez plutôt intérêt à l’avoir sur vous et pas dans la boîte à gants de votre voiture, sinon vous êtes en violation du chapitre dix-neuf du code des armes à feu de cette ville qui, en résumé, stipule : “Si vous portez une arme à feu dissimulée, vous devez également porter votre permis de port d’arme à feu dissimulée.” Alors voyons voir un peu vos papiers. »
Le froncement de sourcils de Coupe-en-Brosse s’accentue. « Vous êtes flic ?
— Retraité, dit Hodges, mais je n’ai pas oublié pour autant mes droits et vos devoirs. Montrez-moi vos papiers et votre permis de port d’armes, s’il vous plaît. Vous n’êtes pas obligé de me les remettre…
— Un peu que je suis pas obligé.
— … mais j’aimerais les voir. Ensuite je pourrai vous dire ce que je fais là. »
Coupe-en-Brosse réfléchit, mais l’espace de quelques secondes seulement. Puis il sort son portefeuille et l’ouvre d’un coup de pouce. Dans cette ville — comme dans la plupart des villes, se dit Hodges — les agents de sécurité traitent les flics retraités comme s’ils étaient encore en fonction, parce que les flics retraités ont plein d’amis qui sont en fonction, et qui peuvent vous rendre la vie difficile s’ils ont une bonne raison de le faire. Le gars s’appelle Radney Peeples et il bosse pour Vigilant Guard Service. Il montre aussi son permis, encore valable jusqu’en juin 2012.
« Radney, pas Rodney, dit Hodges. Comme Radney Foster, le chanteur de country. »
Foster lâche un sourire. « Exact.
— Monsieur Peeples, Bill Hodges, anciennement inspecteur de 1re Division. Mon dernier gros dossier était le Tueur à la Mercedes. J’imagine que ça vous donne une petite idée de ce que je fais ici.
— Mrs Trelawney, dit Foster, et il recule respectueusement quand Hodges ouvre la portière de sa voiture, sort et s’étire. Un petit retour vers le passé, inspecteur ?
— Plus d’inspecteur pour moi désormais, juste monsieur. » Hodges lui tend la main. Peeples la serre. « Sinon, vous avez vu juste. J’ai mis fin à mon boulot de flic à peu près au moment où Mrs Trelawney a mis fin à ses jours.
— Quelle tristesse, dit Peeple. Vous savez que des gosses ont lancé des œufs sur son portail ? Et pas que pour Halloween. Trois ou quatre fois. On en a attrapé une bande, mais les autres… » Il secoue la tête. « Et du papier-toilette, aussi.
— Oui, ils adorent ça, dit Hodges.
— Et une nuit, quelqu’un a tagué le poteau gauche de son portail. Heureusement, on s’en est occupé avant qu’elle le voie. Vous savez ce que ça disait ? »
Hodges secoue la tête.
Peeples baisse la voix. « SALOPE DE TUEUSE, voilà ce que ça disait, et en grandes lettres capitales dégoulinantes. Ce qui était totalement injuste. Elle a juste fait une bourde, c’est tout. Lequel d’entre nous n’en a jamais fait ?
— Pas moi, ça c’est sûr, dit Hodges.
— Exactement. La Bible dit : « “Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre.” »
On sera bien ce jour-là, pense Hodges, puis il demande (avec une sincère curiosité) : « Mrs Trelawney, est-ce que vous l’appréciiez ? »
Le regard de Peeples se perd en haut à gauche, un mouvement d’yeux involontaire que Hodges a très souvent vu en salle d’interrogatoire au cours des années. Peeples va soit éluder la question, soit carrément mentir.
Il choisit d’éluder.
« Eh bien, dit-il, elle était généreuse à Noël. Elle se trompait parfois dans les prénoms mais elle savait très bien qui on était et elle nous donnait quarante dollars chacun et une bouteille de whisky. Du bon whisky. On pouvait pas en dire autant de son mari. » Il lâche un reniflement sarcastique. « Dix dollars glissés dans une carte de vœux Hallmark, c’est tout ce à quoi on avait droit quand ce vieux radin était toujours en selle.
— Pour qui est-ce que Vigilant travaille, exactement ?
— Ça s’appelle la Sugar Heights Association. Une de ces organisations de résidents, vous savez, qui s’opposent aux projets d’urbanisme quand ils leur déplaisent et veillent à ce que tout le monde dans le quartier réponde à certaines… hum, exigences de standing, je dirais. Ils ont un règlement draconien. À Noël, par exemple, vous avez le droit de mettre des guirlandes lumineuses blanches, mais pas des colorées. Et elles ne doivent pas clignoter. »
Hodges lève les yeux au ciel. Peeples sourit. Ils sont passés du statut d’ennemis potentiels au statut de collègues — ou pas loin, en tout cas — et tout ça pourquoi ? Parce que Hodges a su mettre le doigt sur l’origine du prénom pas tout à fait orthodoxe du gars. On pourrait appeler ça de la chance, mais il y a toujours un détail qui vous placera sur un pied d’égalité avec la personne que vous voulez interroger, un petit quelque chose, et une partie de la réussite de Hodges en tant que flic tenait au fait qu’il était capable de l’identifier, du moins la plupart du temps. C’est un talent que Pete Huntley n’a jamais eu, et Hodges est ravi de découvrir que son flair est toujours en bon état.
« Je crois qu’elle avait une sœur, dit-il. Mrs Trelawney, je veux dire. Je ne l’ai jamais rencontrée, cela dit, et impossible de me souvenir de son nom.
— Janelle Patterson, répond Peeples du tac au tac.
— Donc j’imagine que vous, vous l’avez rencontrée.
— En effet. C’est quelqu’un de bien. Elle ressemble un peu à Mrs Trelawney mais en plus jeune et plus jolie. » Ses mains décrivent une forme de sablier. « Plus en chair. Savez-vous s’il y a du nouveau concernant cette affaire de la Mercedes, monsieur Hodges ? » En temps normal, ce n’est pas une question à laquelle Hodges répondrait, mais pour obtenir des informations, il faut savoir soi-même en donner. Et de ce côté-là, Hodges est tranquille, car il n’a rien à donner. Il utilise la même expression que Pete Huntley il y a quelques heures. « C’est le calme plat. »
Peeples acquiesce comme s’il n’en attendait pas plus. « Impulsion criminelle. Aucun lien avec les victimes, pas de mobile, juste le maudit plaisir de tuer. La meilleure chance de le coincer, c’est s’il essaye de recommencer, vous ne croyez pas ? »
Mr Mercedes dit qu’il ne recommencera pas, pense Hodges, mais ça, c’est une information qu’il ne tient absolument pas à partager, alors il approuve. L’entente collégiale est toujours une bonne chose.
« Mrs T. a laissé une fameuse succession, dit Hodges, et je ne parle pas seulement de la maison. Je me demande si la sœur a hérité.
— Oh ouais », répond Peeples. Il s’interrompt un instant, puis dit quelque chose que Hodges lui-même dira à quelqu’un d’autre dans un futur proche. « Puis-je compter sur votre discrétion ?
— Oui. »
À ce genre de question, il faut toujours répondre simplement. Pas de qualificatif superflu.
« Mrs Patterson vivait à Los Angeles quand sa sœur… vous savez. Les cachets. »
Hodges acquiesce.
« Mariée, mais pas d’enfant. Pas un mariage heureux. Quand elle a appris qu’elle héritait de millions de dollars et d’une maison à Sugar Heights, elle a quitté son mari illico et déménagé dans l’Est. » Peeples fait un geste en direction du portail avec sa large allée et la maison au bout. « Elle a habité là pendant deux mois, le temps que le testament soit homologué. Elle est devenue assez intime avec Mrs Wilcox, qui habite au 640. Mrs Wilcox aime bavarder, et elle me considère comme un ami. »
Ça voulait aussi bien dire copains autour d’un café que parties de jambes en l’air l’après-midi.
« Patterson a pris le relais avec leur mère qui vit en ville, dans un immeuble en copropriété. Vous connaissez la mère ?
— Elizabeth Wharton, dit Hodges. Je me demande si elle est toujours en vie.
— Oh, j’en suis quasiment sûr.
— Parce qu’elle souffrait d’une grave scoliose. »
Hodges courbe le dos et effectue quelques pas en avant pour illustrer. Si vous voulez recevoir, il faut donner.
« Vraiment ? Pas de chance. Bref, Helen — Mrs Wilcox — dit que Miss Patterson lui rendait visite avec une régularité d’horloge, exactement comme Mrs Trelawney le faisait. Enfin, jusqu’à il y a un mois. Les choses ont dû empirer car il me semble que la vieille dame est en maison de retraite du côté de Warsaw County, maintenant. Miss Patterson a emménagé dans l’appartement de sa mère. C’est là qu’elle habite, maintenant. Je la vois quand même de temps en temps. La dernière fois, c’était il y a une semaine, quand l’agent immobilier est venu faire visiter la maison. »
Hodges décide qu’il a obtenu de Radney Peeples tout ce qu’il pouvait raisonnablement en attendre. « Merci pour la mise à jour. Je vais y aller. Désolé qu’on ait commencé du mauvais pied.
— Pas de problème, répond Peeples en serrant fermement la main que Hodges lui tend. Vous avez mené la danse comme un pro. Et surtout, n’oubliez pas, je ne vous ai rien dit. Même si Janelle Patterson vit en ville, elle fait toujours partie de l’Association, elle est donc toujours notre cliente.
— Je n’ai absolument rien entendu », dit Hodges en retournant à sa voiture.
Il espère que le mari de Helen Wilcox ne surprendra jamais sa femme au pieu avec Monsieur Muscles, si c’est effectivement ce qu’il y a entre eux ; ça mettrait sûrement fin aux dispositions entre Vigilant Guard Service et les habitants de Sugar Heights. Et ce serait la porte assurée pour Peeples. Aucun doute là-dessus.
Peut-être qu’elle trottine simplement jusqu’à sa voiture pour lui apporter des cookies frais, se dit Hodges en s’éloignant. Toi, t’as trop regardé de thérapie de couple nazie à la télé.
Non pas que la vie sexuelle de Radney Peeples intéresse Hodges. Non, ce qui l’intéresse, alors qu’il roule en direction de sa propre maison bien plus modeste du West Side, c’est que Janelle Patterson a hérité de la fortune de sa sœur, que Janelle Patterson habite en ville (du moins pour le moment), et que Janelle Patterson a dû s’occuper des biens de la défunte Olivia Trelawney. Ce qui inclurait ses papiers personnels, lesquels pouvaient inclure une lettre — peut-être plus — de l’espèce de taré qui a pris contact avec Hodges. Si une telle correspondance existe, il aimerait la voir.
Bien sûr, c’est une affaire qui concerne la police, et K. William Hodges n’est plus policier. En y mettant le nez, il s’aventure bien au-delà des limites de la légalité et il le sait — dissimulation de preuves, pour commencer — mais il n’a nullement l’intention de s’arrêter en si bon chemin. L’arrogance présomptueuse de la lettre de ce taré l’a chauffé. Mais, il doit l’admettre, l’a chauffé dans le bon sens. Ça lui a donné un but, et après les derniers mois qu’il vient de passer, c’est un sentiment plutôt exaltant.
Si jamais j’avance un tant soit peu, je remettrai tout entre les mains de Pete.
En se disant ça, il ne regarde pas dans le rétroviseur, mais s’il l’avait fait, il aurait vu son regard se perdre en haut à gauche.
Hodges gare sa voiture sous l’appentis qui lui sert de garage sur le côté gauche de sa maison puis s’arrête un instant pour admirer sa pelouse fraîchement tondue avant de s’avancer vers la porte. Un mot dépasse de la fente de sa boîte aux lettres. Il pense d’abord à Mr Mercedes, mais ça serait un peu gonflé même de la part de ce type.
C’est un mot de Jerome. Son écriture soignée contraste sauvagement avec le style petit nègre farfelu du message.
Yo Patwon,
Moi tondu pelouse et rangé tondeuse dan abri voiture. Moi espéré vou pas roulé dessu, missié ! Si vou avoir co’vée pour genti p’tit black, vou checker moi. Moi conten voir vou si moi pas occupé avec mes gazelle. La gazelle demande beaucou travail et une bonne p’tite claque des foi, c’est des morveuse les gazelle, surtou les grande bringue du Sud ! Moi toujours là pour vou, missié ! Big up !
Hodges secoue la tête de désespoir mais ne peut s’empêcher de sourire. Son genti p’tit black n’a que des A en maths (niveau avancé), il sait réparer les gouttières décrochées, il nettoie l’ordinateur de Hodges quand celui-ci part à vau-l’eau (ce qui arrive souvent, en partie à cause du mauvais traitement que lui inflige Hodges lui-même), il s’y connaît un peu en plomberie, il parle plutôt bien français, et si vous lui demandez ce qu’il est en train de lire, il est capable de vous tenir le crachoir sur le symbolisme du sang chez D. H. Lawrence pendant au moins une demi-heure. Il n’a pas le désir d’être blanc mais de par son statut de jeune homme noir doué issu d’une famille de la petite bourgeoisie, il a tout de même eu à affronter ce qu’il appelle des « problèmes d’identité ». Il dit ça en rigolant mais Hodges ne pense pas que ce soit seulement pour plaisanter. Pas tout à fait.
Le père et la mère de Jerome, respectivement prof à l’université et expert-comptable — et tous deux manquant sérieusement d’humour, selon Hodges — seraient sans nul doute horrifiés de voir cette lettre. Ils en viendraient peut-être même à prendre rendez-vous chez un psy. Mais ce n’est pas Hodges qui ira cafter.
« Jerome, Jerome, Jerome », psalmodie-t-il en ouvrant la porte. Jerome et ses co’vées pou’ missié. Jerome qui n’arrive pas à se décider, du moins pour le moment, entre les différentes universités de l’Ivy League ; présumer qu’il sera accepté dans chacune d’entre elles va bien entendu de soi. C’est la seule personne du quartier que Hodges considère comme un ami, et franchement, le seul dont il ait besoin. Hodges trouve que l’amitié est quelque chose de surfait, et sur ce point-là, à défaut de tout autre, il est comme Brady Hartsfield.
Il est rentré à temps pour les infos du soir mais n’est finalement plus d’humeur. Il y a des limites à ce qu’il peut tolérer en matière de marée noire et de Tea Party. À la place, il allume son ordinateur, ouvre Firefox et tape sous le parapluie bleu de debbie dans la barre de recherche. Il n’y a que six résultats, une très petite touche dans l’immense mer de poissons qu’est Internet, et seulement un qui corresponde exactement à sa recherche. Hodges clique dessus et une image apparaît.
Une colline verte sous un ciel menaçant. De la pluie — une animation qui tourne en boucle, remarque Hodges — ruisselle en filets argentés sur l’écran. Mais les deux personnes assises sous un grand parapluie bleu, un jeune homme et une jeune femme, sont à l’abri. Ils ne s’embrassent pas mais leurs têtes se touchent. Ils paraissent plongés dans une profonde conversation.
Sous l’image, un bref descriptif explique la raison d’être du site.
Contrairement aux réseaux sociaux tels que Facebook et LinkedIn, Sous le Parapluie Bleu de Debbie est un tchat où de vieux amis peuvent se retrouver et de nouveaux amis se rencontrer dans L’ANONYMAT LE PLUS COMPLET. Pas de photos, pas de pornographie, pas de tweets limités à 140 caractères, seulement de BONNES VIEILLES CONVERSATIONS COMME ON N’EN FAIT PLUS.
En dessous, il y a un bouton COMMENCER ! Hodges déplace son curseur dessus puis hésite. Il y a six mois de ça, Jerome avait dû changer son adresse mail car tous les contacts de Hodges avaient reçu un message disant qu’il était coincé à New York, qu’on lui avait volé son portefeuille et toutes ses cartes de crédit et qu’il avait besoin d’argent pour rentrer chez lui. Les destinataires de cet e-mail voulaient-ils bien lui envoyer cinquante dollars — plus s’ils le pouvaient — à Mail Boxes Etc. à Tribeca. « Je vous rembourserai dès que je me serai sorti de ce pétrin », concluait le message.
Hodges avait été fortement embarrassé car son ex, son frère qui vivait à Toledo et plus d’une quarantaine de flics avec qui il avait bossé ces dernières années avaient reçu la tentative d’extorsion de fonds. Et aussi sa fille. Il s’était attendu à ce que ses téléphones — le fixe et le portable — n’arrêtent pas de sonner pendant les quarante-huit heures suivantes, mais très peu de gens avaient appelé, et seule Alison avait semblé réellement inquiète. Ça ne l’avait pas étonné. Allie, Gamine Lugubre par nature, s’attendait à ce que son père perde la boule depuis qu’il avait passé la barre des cinquante-cinq ans.
Hodges avait appelé Jerome au secours, et Jerome lui avait dit qu’il avait été victime de phishing, aussi appelé hameçonnage, ou filoutage.
« De manière générale, c’est pour vendre du viagra ou des bijoux de contrefaçon, mais j’ai déjà vu ce genre de combine-là aussi. C’est arrivé à mon prof d’études environnementales et il a dû rembourser près de cent dollars. Bien sûr, c’était à l’époque, avant que les gens commencent à faire un peu plus atten…
— Ça veut dire quoi à l’époque, Jerome ? »
Jerome avait haussé les épaules. « Y a deux, trois ans. C’est tout un nouveau monde de l’autre côté de l’écran, monsieur Hodges. Estimez-vous heureux de pas avoir chopé de virus et perdu toutes vos données et applications.
— J’aurais pas perdu grand-chose, avait répondu Hodges. Je me sers surtout de l’ordinateur pour aller sur Internet. Mais le jeu de solitaire m’aurait quand même manqué. Ça joue “Happy Days are Here Again” quand je gagne. »
Jerome lui avait lancé son regard breveté Je-suis-trop-poli-pour-te-traiter-de-débile. « Et votre déclaration d’impôts ? Je vous ai aidé à la faire en ligne, l’année dernière. Vous voulez que quelqu’un sache ce que vous payez à l’Oncle Sam ? À part moi, je veux dire ? »
Hodges avait convenu que non.
Avec ce ton étrange (et d’une certaine façon attachant) de professeur d’école que les jeunes gens intelligents semblent prendre à chaque fois qu’ils s’efforcent d’éduquer les pauvres vieux ignorants, Jerome avait dit : « Votre ordinateur, c’est pas qu’une espèce de télé. Sortez-vous ça de la tête. À chaque fois que vous l’allumez, vous ouvrez une fenêtre sur votre vie. Pour peu que quelqu’un veuille regarder, bien sûr. »
Tout ça lui traverse l’esprit alors qu’il fixe le parapluie bleu et regarde la pluie dégouliner en boucle. D’autres trucs lui traversent l’esprit, son esprit de flic resté longtemps endormi mais maintenant bien réveillé.
Peut-être que Mr Mercedes veut parler. D’un autre côté, peut-être qu’il veut simplement regarder par la fenêtre dont Jerome parlait.
Au lieu de cliquer sur COMMENCER ! Hodges ferme le site, attrape son portable et appelle l’un des numéros qu’il a en raccourci. C’est la mère de Jerome qui décroche, et après un petit échange sympathique, elle passe le téléphone à Mr Co’vées pou’ Missié lui-même.
Dans un patois afro-américain des plus horribles, Hodges dit : « Yo mec, respect putain ! Tes meufs te respectent et te ramènent du fric ? Ça roule, mon frère ?
— Ah, salut, monsieur Hodges. Oui, ça va.
— Vas-y, tu kiffes pas que j’te parle comme ça sur ton phone, bro ?
— Euh… »
Jerome a vraiment l’air abasourdi et Hodges prend pitié de lui. « La pelouse est parfaite.
— Ah, tant mieux. Merci. Je peux faire autre chose pour vous ?
— Ça se pourrait bien. Tu peux passer après les cours, demain ? C’est mon ordinateur.
— Bien sûr. C’est quoi le problème, cette fois ?
— Je préfère pas en parler au téléphone, dit Hodges, mais ça pourrait t’intéresser. Quatre heures, c’est bon ?
— Ça marche.
— Bien. Et fais-moi plaisir, laisse Tyrone Feelgood Delight à la maison.
— OK, monsieur Hodges, pas de problème.
— Quand est-ce que tu vas te lâcher un peu et m’appeler Bill ? Monsieur Hodges, ça me donne l’impression d’être ton prof d’histoire.
— Peut-être quand je serai plus au lycée, répond Jerome, très sérieux.
— Du moment que tu sais que tu peux sauter le pas quand tu veux. »
Jerome rigole. Ce gosse a un super rire. Ça remonte toujours le moral à Hodges de l’entendre.
Il reste assis devant son ordinateur, dans la cage qui lui sert de bureau, tapotant des doigts, réfléchissant. Il se rend compte qu’il n’utilise quasiment jamais cette pièce le soir venu. S’il se réveille à deux heures du matin et qu’il n’arrive pas à se rendormir, si. Dans ce cas, il vient jouer au solitaire pendant à peu près une heure avant de retourner se coucher. Mais entre sept heures et minuit, il est généralement calé au fond de son La-Z-Boy à regarder de vieux films sur AMC ou TCM en s’empiffrant de gras et de sucre.
Il reprend son téléphone, appelle les renseignements et demande au robot à l’autre bout du fil s’il a un numéro pour Janelle Patterson. Il a peu d’espoir ; maintenant qu’elle est la Femme qui Valait Sept Millions et qu’elle est fraîchement débarquée sur le marché des divorcées, la sœur de Mrs Trelawney est probablement sur liste rouge.
Mais le robot crachote un numéro. Hodges ne s’y attendait tellement pas qu’il doit partir à tâtons à la recherche d’un stylo et taper 2 pour répéter. Il pianote encore un peu, se demandant de quelle façon il pourrait l’aborder. Ça ne mènera sûrement à rien mais c’est ce qu’il ferait s’il était encore flic. Et puisqu’il ne l’est plus, ça va lui demander un chouïa plus de subtilité.
Il est amusé de constater à quel point il est impatient de relever le défi.
Sur la route, Brady appelle Sammy’s Pizza pour commander une petite pepperoni-champignons à emporter. S’il pensait que sa mère en mangerait une part ou deux, il en aurait commandé une plus grande, mais il n’est pas tombé de la dernière pluie.
Peut-être qu’elle en mangerait si c’était une pepperoni-Popov, pense-t-il. S’ils en faisaient des comme ça, je devrais laisser tomber la moyenne et passer direct à la géante.
Cette partie nord de la ville est bordée de lotissements. Bâtis entre la guerre de Corée et celle du Vietnam, ce qui signifie que toutes les maisons se ressemblent et qu’elles commencent toutes à tomber en ruine. Bien qu’il fasse maintenant nuit noire, des jouets en plastique traînent encore sur la plupart des pelouses d’herbe drue. Les Hartsfield habitent au 49 Elm Street, où il n’y a aucun orme et où il n’y en a probablement jamais eu. C’est juste que toutes les rues dans cette partie de la ville — très logiquement appelée Northfield — portent des noms d’arbres.
Brady se gare derrière la Honda rouillée de maman, qui soit dit en passant a besoin d’un nouveau pot d’échappement, de nouveaux joints d’étanchéité et de nouvelles bougies. Sans parler de la vignette du contrôle technique.
Laisse-la s’occuper de ça, pense Brady, mais elle ne le fera pas. C’est lui qui le fera. Il n’a pas le choix. Comme c’est lui qui s’occupe de tout le reste.
Comme je me suis occupé de Frankie, se dit-il. À l’époque où le sous-sol était juste le sous-sol et pas encore mon centre de contrôle.
Brady et Deborah Hartsfield ne parlent jamais de Frankie.
La porte est fermée à clé. Elle aura au moins retenu ça, même si Dieu sait que ça n’a pas été facile. C’est le genre de personne qui croit que dans la vie, OK est la réponse à tous les problèmes. Tu lui dis, Remets le lait au frigo quand t’as fini de t’en servir, elle dit OK. Puis tu rentres chez toi le soir et le lait est toujours sur la table, en train de tourner. Tu lui dis, Tu peux faire une lessive, s’il te plaît, il me faut un uniforme propre pour demain, elle dit OK. Mais quand tu passes la tête dans la buanderie, la panier à linge sale est toujours plein.
C’est le bavardage de la télé qui l’accueille. Quelque chose à propos d’un défi immunitaire ; donc elle regarde Survivor. Il a essayé de lui dire que c’était truqué, un piège à cons, quoi. Elle dit que oui, d’accord, elle sait, mais elle ne rate jamais un épisode.
« C’est moi, maman.
— Bonjour, mon chéri ! »
La voix à peine pâteuse, ce qui n’est pas trop mal pour cette heure avancée de la soirée. Si j’étais son foie, pense Brady, je profiterais qu’elle est en train de ronfler la nuit pour m’échapper par sa bouche et foutre le camp d’ici.
Il ressent tout de même cette petite étincelle d’anticipation en entrant dans le salon, cette étincelle qu’il déteste. Elle est sur le canapé dans le peignoir de soie blanc qu’il lui a offert pour Noël, et il peut voir autre chose de blanc à l’endroit où le peignoir est entrouvert, très haut sur ses cuisses. Sa culotte. Il refuse de penser au mot string s’agissant de sa mère, trop sexy, mais c’est quand même là, dans un coin de sa tête : un serpent caché dans du sumac vénéneux. Il peut aussi voir le contour arrondi de ses tétons. Ce n’est pas normal que ce genre de chose l’excite — elle approche de la cinquantaine, elle commence à avoir de la graisse superflue au niveau de la taille, c’est sa mère, pour l’amour de Dieu — mais…
Mais.
« J’ai de la pizza, dit-il, montrant la boîte et pensant, J’ai déjà mangé.
— J’ai déjà mangé », répond-elle.
Probablement que oui. Quelques feuilles de laitue et un pot de yaourt. C’est comme ça qu’elle entretient ce qui lui reste de silhouette.
« C’est ta préférée, dit-il en pensant, Non, c’est la tienne, régale-toi, mon chéri.
— Non, c’est la tienne, régale-toi, mon cœur. » Elle lève son verre et prend une petite gorgée raffinée du bout des lèvres. Les lampées sont pour plus tard, quand il sera monté se coucher et qu’elle le croira endormi. Son peignoir s’ouvre un peu plus. Peignoir blanc, string blanc.
Culotte, se dit-il, culotte. C’est qu’une culotte, c’est ma mère, c’est maman, et quand c’est ta maman, c’est rien qu’une culotte.
Elle le voit en train de regarder et sourit. Elle ne rajuste pas son peignoir.
« Les survivants sont aux Fidji, cette année. » Elle fronce les sourcils. « Je crois que c’est Fidji. Bref, une de ces îles. Viens regarder avec moi.
— Non, je crois que je vais descendre travailler un peu.
— Sur quel projet tu travailles en ce moment, mon chéri ?
— Un nouveau routeur. »
Elle saurait pas faire la différence entre un routeur et un bloc-moteur, donc c’est sans risque.
« Un de ces jours, tu vas nous inventer un truc qui nous rendra riches, dit-elle. Je le sais. Et alors, adieu le magasin d’électronique. Et adieu le camion de glaces. » Elle le regarde avec de grands yeux à peine mouillés par la vodka. Il ne sait pas combien elle en descend au cours d’une journée ordinaire, et compter les bouteilles vides ne sert à rien car elle les jette quelque part, mais il sait que sa résistance est hallucinante.
« Merci », dit-il. Se sentant flatté malgré lui. Ressentant d’autres choses, aussi. Vraiment, vraiment malgré lui.
« Viens faire un bisou à ta maman, mon lapin. »
Il s’approche du canapé, s’obligeant à ne pas regarder le devant du kimono béant et s’efforçant d’ignorer le fourmillement croissant juste au-dessous de sa boucle de ceinture. Elle lui tend une joue, mais quand il se penche pour l’embrasser, elle tourne la tête et presse ses lèvres humides et entrouvertes contre les siennes. Elles ont le goût de l’alcool et il sent le parfum qu’elle se met toujours derrière les oreilles. Elle en met ailleurs, aussi.
Elle pose une main sur sa nuque et passe ses doigts dans ses cheveux, déclenchant un frisson qui lui parcourt l’échine jusqu’au creux des reins. Elle effleure sa lèvre supérieure du bout de la langue, très furtivement, un contact à peine perceptible, puis se recule et lui fait le regard innocent de starlette.
« Mon lapin », souffle-t-elle comme l’héroïne d’une comédie romantique pour filles — le genre où les hommes brandissent des épées et les femmes portent des robes à décolleté plongeant, leurs nichons comprimés remontés en deux globes luisants.
Il se libère de son emprise précipitamment. Elle lui sourit puis retourne à sa télé, où de beaux jeunes gens courent le long de la plage en maillot. Il ouvre la boîte à pizza avec des mains qui tremblent légèrement, en prend une part et la lâche dans le bol à salade de sa mère.
« Mange ça, dit-il. Ça épongera l’alcool. Un peu.
— Sois pas méchant avec maman », répond-elle, mais sans rancœur et nullement blessée. Elle referme son peignoir, déjà absente et perdue dans le monde des survivants à nouveau, résolue à découvrir qui devra quitter l’île cette semaine. « Et n’oublie pas de t’occuper de ma voiture, Brady. Elle a besoin d’une nouvelle vignette.
— Elle a besoin de bien plus que ça », dit-il en partant vers la cuisine. Il attrape un Coca dans le frigo et ouvre la porte du sous-sol. Il reste debout dans le noir un instant puis articule un unique mot : « Contrôle. » En bas, les néons s’allument (il les a installés lui-même, tout comme il a refait entièrement la cave).
Arrivé au pied de l’escalier, il pense à Frankie. Il y pense presque toujours quand il se trouve à l’endroit où Frankie est mort. La seule fois où il n’a pas pensé à Frankie, c’est quand il se préparait pour le City Center. Pendant ces quelques semaines, il avait oublié tout le reste, et quel soulagement.
Brady, avait dit Frankie. Son dernier mot sur la Planète Terre. Les gargouillis et les hoquets ne comptent pas.
Il pose sa pizza et son soda sur l’établi placé au milieu de la pièce, va dans le cabinet de toilette aussi petit qu’un placard et baisse son pantalon. Il n’arrivera pas à manger, n’arrivera pas à travailler sur son nouveau projet (assurément pas un routeur), n’arrivera pas à penser, s’il ne s’occupe pas d’un problème urgent d’abord.
Dans sa lettre au gros vieux flic, il prétendait qu’il était tellement excité sexuellement quand il avait foncé dans la foule des demandeurs d’emploi qu’il avait mis un préservatif. Plus loin, il prétendait aussi se masturber quand il revivait la scène. Si tout ça était vrai, alors il faudrait reconsidérer le terme d’auto-érotisme, mais ça ne l’est pas. Il avait pas mal menti dans cette lettre, chaque mensonge destiné à attiser un peu plus la colère, et ses fantasmes sexuels bidon n’étaient pas ses meilleures trouvailles.
En réalité, il ne s’intéresse pas vraiment aux filles, et les filles le sentent. C’est sûrement pour ça qu’il s’entend si bien avec Freddi Linklatter, sa collègue geek-gouine de Discount Electronix. Pour ce qu’il en sait, elle croit peut-être que lui aussi est gay. Mais il n’est pas gay. Il est en grande partie un mystère pour lui-même — un front occlus — mais une chose est sûre, il n’est pas asexué, pas complètement. Lui et sa mère partagent un secret genre Arc-en-ciel Gothique, une chose à laquelle on ne doit pas penser à moins que ça ne soit absolument nécessaire. Et quand ça devient nécessaire, il faut y faire face puis l’occulter à nouveau.
Maman, je vois ton string, pense-t-il, et il s’occupe de son problème aussi rapidement que possible. Il y a de la vaseline dans le placard à pharmacie, mais il ne l’utilise pas. Il veut que ça brûle.
De retour dans le spacieux sous-sol qui lui sert d’espace de travail, Brady prononce un autre mot. Chaos.
Au fond de la salle de contrôle, il y a une longue étagère fixée à peu près à un mètre du sol. Sept ordinateurs sont posés dessus. Il y a aussi une chaise avec des roulettes pour qu’il puisse se déplacer rapidement de l’un à l’autre. Quand Brady dit le mot magique, les sept ordinateurs s’allument. Le nombre 20 apparaît sur chaque écran, puis 19, 18… S’il laisse le compte à rebours arriver à zéro, un programme d’autodestruction se mettra en route et effacera toutes les données des disques durs de Brady pour les remplacer par du charabia.
« Ténèbres », dit-il, et le compte à rebours disparaît, laissant place à des fonds d’écran de La Horde sauvage, son film préféré.
Il a essayé Apocalypse et Armageddon, de bien meilleurs mots de lancement selon lui, des mots empreints d’une sonore irréversibilité, mais le programme de reconnaissance vocale ne les reconnaît pas et la dernière chose qu’il souhaite, c’est d’avoir à réinstaller tous ses programmes et ses fichiers à cause d’un stupide bug. Les mots de deux ou trois syllabes sont plus sûrs. Non pas qu’il y ait grand-chose sur six des sept ordinateurs. Le 3 est le seul à contenir des « informations compromettantes » comme dirait le gros flic, mais il aime contempler ce génial étalage de puissance informatique lorsqu’ils sont tous allumés comme maintenant. Ainsi, le sous-sol a vraiment l’air d’un centre de commande.
Brady se considère autant comme un créateur que comme un destructeur, mais il sait qu’à l’heure actuelle, il n’a toujours pas réussi à créer quoi que ce soit qui puisse vraiment révolutionner la face du monde, et il est hanté par la possibilité qu’il n’y arrive peut-être jamais. Qu’il ait, au mieux, un esprit créatif de second ordre.
Prenez le Rolla, par exemple. L’idée lui était venue un soir, dans un éclair d’illumination, alors qu’il passait l’aspirateur dans le salon (comme faire la lessive, cette corvée est généralement au-dessus des capacités de sa mère). Il avait dessiné un dispositif qui ressemblait à un repose-pieds monté sur roulettes avec moteur intégré et un embout de tuyau fixé dessous. En ajoutant un logiciel informatique simple, Brady estimait que l’appareil pouvait être conçu pour se déplacer de manière autonome en aspirant sur son passage. S’il rencontrait un obstacle — disons une chaise ou un mur — il pourrait tourner sur lui-même et repartir dans une autre direction.
Il avait déjà commencé à construire un prototype quand il avait vu une version de son Rolla s’affairer dans la vitrine d’un magasin d’électroménager haut de gamme du centre-ville. Même le nom était similaire : le Roomba. Quelqu’un l’avait devancé, et ce quelqu’un était probablement en train de gagner des millions. Ce n’est pas juste, mais qu’est-ce qui l’est ? La vie est une fête foraine de merde et les lots à la clé sont à chier.
Il a mis les télés de la maison sur bluebox, de sorte que sa mère et lui ont maintenant accès non seulement aux chaînes du câble, mais aussi aux chaînes premium (y compris quelques suppléments exotiques comme Al Jazeera), et il n’y a foutre rien que Time Warner, Comcast ou Xfinity puissent y faire. Il a aussi dézoné le lecteur DVD qui peut maintenant lire les DVD du monde entier et pas seulement les américains. Facile : en trois ou quatre étapes simples à l’aide de la télécommande, plus un code pin à six chiffres. Génial en théorie, mais en ont-ils l’utilité ? Non, pas au 49 Elm Street. Maman ne regarde rien qui ne lui soit déjà prémâché par les quatre chaînes de télé principales, quant à Brady, il est soit pris par l’un de ses deux jobs, soit ici dans la salle de contrôle, en train d’exercer son vrai métier.
La bluebox est un truc génial mais c’est aussi illégal. Pour ce qu’il en sait, le dézonage de lecteur DVD aussi est illégal. Sans parler de ses piratages des sites Redbox et Netflix. Toutes ses meilleures idées sont illégales. Tenez, prenez Truc 1 et Truc 2.
Truc 1 se trouvait sur le siège avant de la Mercedes de Mrs Trelawney quand il a quitté le City Center en ce matin brumeux d’avril dernier, du sang dégoulinant de la calandre pliée et mouchetant le pare-brise. L’idée lui en était venue il y a trois ans, pendant sa période sombre, quand il avait décidé de tuer un groupe entier de gens — ce qu’il appelait à l’époque son attaque terroriste — mais avant qu’il ait décidé comment, quand et où le faire. Il était plein d’idées à cette époque, nerveux, dormant peu. Il avait toujours l’impression d’avoir bu un Thermos entier de café aux amphétamines.
Truc 1 était une télécommande trafiquée avec une puce électronique en guise de cerveau et une batterie destinée à augmenter sa portée… même si celle-ci restait quand même assez restreinte. À vingt ou trente mètres d’un feu de signalisation, on pouvait le faire passer du rouge à l’orange en appuyant une fois, du rouge à l’orange clignotant en appuyant deux fois et du rouge au vert en appuyant trois fois.
Brady était enchanté de son invention et l’avait utilisée plusieurs fois (toujours assis dans sa Subaru ; le camion de glaces était bien trop voyant) à des intersections où la circulation était dense. Après quelques accidents évités de justesse, il avait réussi à provoquer une réelle collision. Rien qu’un accrochage mais ça avait été marrant de regarder les deux hommes se disputer pour savoir qui était en tort. Pendant un moment, il avait bien cru qu’ils allaient en venir aux mains.
Truc 2 lui était venu peu de temps après, mais c’était Truc 1 qui avait décidé Brady sur le choix de la cible car il augmentait radicalement les chances de réussite. La distance séparant le City Center de l’entrepôt qu’il avait choisi pour abandonner la Mercedes de Mrs Trelawney était de trois kilomètres exactement. Huit feux ponctuaient la route qu’il avait l’intention de prendre et avec son formidable gadget il n’aurait pas à s’en soucier. Mais ce matin-là — Seigneur Jésus, vous savez pas la meilleure ? — , tous les feux étaient verts. Brady se disait que l’heure très matinale devait y être pour quelque chose, mais c’était quand même rageant.
Si j’avais pas eu Truc 1, se dit-il en se dirigeant vers le placard dans le fond du sous-sol, au moins quatre feux sur huit auraient été rouges. C’est toujours comme ça avec moi.
Truc 2 était la seule de ses petites inventions à lui avoir effectivement rapporté de l’argent. Pas beaucoup, mais comme on dit, l’argent ne fait pas le bonheur. De plus, sans Truc 2, il n’y aurait pas eu de Mercedes. Et sans Mercedes, pas de City Center.
Bon vieux Truc 2.
Un gros cadenas Yale est accroché à la porte du placard. Brady l’ouvre à l’aide d’une des clés de son trousseau. À l’intérieur, la lumière — encore des néons — est déjà allumée. Le placard est petit et semble encore plus petit avec les planches en bois qui servent d’étagères. Il y a neuf boîtes à chaussures posées sur l’une d’elles. À l’intérieur de chaque boîte, quatre cent cinquante grammes d’explosif maison. Brady a fait quelques essais dans une carrière loin à l’intérieur des terres, et il marche super bien.
Si j’étais là-bas en Afghanistan, se dit-il, avec un chiffon sur la tête et un de ces peignoirs funky sur le dos, je pourrais me faire une belle carrière dans l’explosion de transports de troupes.
Sur une autre étagère, dans une autre boîte à chaussures, il y a cinq téléphones portables. Le genre de portables jetables que les dealers de drogue de Lowtown utilisent. C’est sur ces téléphones, disponibles dans n’importe quels drugstore et supérette de quartier corrects, que Brady va travailler ce soir. Il doit les modifier de manière à ce qu’un seul numéro les fasse tous sonner en même temps, déclenchant ainsi l’étincelle qui provoquera l’explosion du plastic à l’intérieur des boîtes à chaussures. Il ne sait pas encore s’il utilisera l’explosif, mais une part de lui en a envie. Ça oui. Il avait dit à l’ex-flic qu’il ne ressentait aucun besoin de réitérer son exploit mais ça aussi c’était un mensonge. Tout dépendra du gros flic. S’il fait ce que Brady veut — tout comme Mrs Trelawney avait fait ce qu’il voulait —, il est sûr que l’envie lui passera, du moins pour un temps.
Sinon… eh bien…
Il attrape la boîte à chaussures, sort du placard puis s’immobilise et se retourne. Sur une autre étagère, il y a un gilet de trappeur matelassé de chez L.L. Bean. Si Brady avait vraiment l’intention d’aller dans les bois, une taille M suffirait amplement — il est mince — mais celui-ci est un XL. Il a un smiley sur la poitrine, un smiley avec des lunettes noires et des dents blanches. Et il contient quatre blocs d’explosif supplémentaires, deux dans les poches extérieures et deux autres dans les poches intérieures. Le corps du gilet fait des bosses car il est rempli de billes à roulement (les mêmes que celles du Happy Slapper de Hodges). Brady a éventré la doublure pour pouvoir les glisser à l’intérieur. Il lui est même venu à l’esprit de demander à maman de la recoudre, et cette idée l’a fait beaucoup rire pendant qu’il la raccommodait avec du chatterton.
Mon gilet-suicide à moi, pense Brady affectueusement.
Il ne l’utilisera pas… probablement pas… mais cette idée aussi a quelque chose d’attrayant. Ça mettrait fin à tout le reste. Plus de Discount Electronix, plus de Cyber Patrouille et d’ordinateurs pleins de beurre de cacahuètes ou de miettes de crackers à aller nettoyer chez ces cons de vieux, plus de camion de glaces. Et plus de serpent rampant dans un coin de sa tête. Ou sous sa boucle de ceinture.
Il s’imagine le faire pendant un concert de rock ; il sait que Springsteen doit jouer aux arènes de Lakefront en juin. Ou pourquoi pas pendant le défilé du 4-Juillet sur Lake Street, l’artère principale de la ville ? Ou peut-être pendant l’ouverture du Grand Festival de Rue qui a lieu tous les ans le premier samedi du mois d’août. Ça serait pas mal, mais n’aurait-il pas l’air suspect emmitouflé dans une doudoune en plein mois d’août ?
Certes, mais on peut toujours s’en sortir avec un esprit créatif, se dit-il en plaçant les téléphones portables sur sa table de travail et en commençant à enlever les cartes sim. De plus, le gilet-suicide n’est autre qu’un… comment dit-on… scénario de fin du monde. Il ne s’en servira probablement jamais. C’est quand même bien de l’avoir à portée de main.
Avant de remonter, il s’assoit au Poste 3 et va sur le site du Parapluie de Debbie. Aucun message du vieux flic.
Pour le moment.
Quand Hodges appuie sur l’interphone de l’appartement de Mrs Wharton sur Lake Avenue à dix heures le lendemain matin, il porte un costume, et ce seulement pour la deuxième ou troisième fois depuis qu’il est retraité. C’est agréable d’être bien habillé, même s’il se sent un peu à l’étroit au niveau de la taille et des bras. Porter un costume, c’est comme si on travaillait.
Une voix de femme répond. « Oui ?
— C’est Bill Hodges, madame. On s’est parlé, hier.
— Oui tout à fait, et vous êtes pile à l’heure. Je suis au 19-C, inspecteur Hodges. »
Il est sur le point de répondre qu’il n’est plus inspecteur mais l’ouverture de la porte se déclenche alors il ne se fatigue pas. Et puis, il le lui a déjà dit hier au téléphone.
Janelle Patterson l’attend à la porte, exactement comme sa sœur le jour du massacre du City Center quand Hodges et Pete Huntley étaient venus l’interroger pour la première fois. La ressemblance est suffisamment flagrante pour procurer à Hodges une sensation de déjà-vu. Mais alors qu’il longe le petit couloir entre l’ascenseur et l’appartement (essayant de marcher plutôt que de se traîner), il réalise peu à peu que les différences l’emportent sur les ressemblances. Patterson a les mêmes yeux bleu clair et les mêmes pommettes hautes, mais alors que la bouche d’Olivia Trelawney était fine et pincée, les lèvres souvent blanches sous l’effet du stress et de la colère, celle de Patterson semble toujours sur le point de sourire, même au repos. Ou de donner un baiser. Son gloss donne un effet mouillé à ses lèvres ; des lèvres qu’on aurait envie de manger. Et pas d’encolure bateau pour cette dame. Elle porte un pull à col roulé qui moule à la perfection deux seins bien ronds. Pas gros, ces seins, mais comme disait le bon vieux papa de Hodges, tout ce qui ne tient pas dans la main est gâché. Est-ce là l’effet du port de sous-vêtements de qualité ou d’une amélioration consécutive au divorce ? La retouche post-divorce semble plus probable aux yeux de Hodges. Grâce à sa sœur, elle peut se permettre tous les remodelages qu’elle souhaite.
Elle tend le bras et échange une poignée de main ferme et franche avec Hodges. « Merci d’être venu. » Comme si c’était elle qui lui avait demandé de venir.
« Merci à vous de me recevoir », dit-il en lui emboîtant le pas.
Il prend la même claque à la vue de la baie vitrée donnant sur le lac. Il se rappelle bien cette vue imprenable, même s’ils ne sont venus qu’une seule fois ici ; tous les autres interrogatoires avaient eu lieu soit dans la grande maison de Sugar Heights soit au poste de police. Elle était devenue hystérique pendant un de ces interrogatoires, se souvient Hodges. Tout le monde me tient pour responsable, avait-elle dit. Elle s’était suicidée peu de temps après. Peut-être bien quelques semaines seulement.
« Une tasse de café, inspecteur ? C’est du jamaïcain. Excellent, à mon goût. »
Hodges a pris l’habitude de ne pas boire de café en milieu de matinée car malgré le Zantac, ça a tendance à lui donner de violentes remontées acides. Mais il accepte.
Il s’assoit dans l’un des transats près de la large baie vitrée en attendant qu’elle revienne. Il fait bon et le ciel est dégagé ; sur le lac, les voiliers glissent et dessinent des courbes comme des patineurs. Quand elle revient de la cuisine avec un plateau en argent dans les mains, Hodges se lève pour l’aider mais Janelle sourit, fait non de la tête et dépose le plateau sur la petite table basse en pliant les genoux avec une grâce infinie. Presque une révérence.
Hodges a imaginé tous les tournants que la conversation pourrait prendre, mais ce qui surgit au premier plan de son esprit est parfaitement déplacé. C’est comme si après avoir minutieusement planifié sa technique de séduction, l’objet de son désir l’avait accueilli à la porte en nuisette et stilettos.
« Je veux trouver celui qui a poussé ma sœur à se suicider, dit-elle en versant le café dans de solides chopes en porcelaine, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Votre appel est tombé comme un message du ciel. Je pense que vous êtes l’homme qu’il me faut. »
Hodges est trop abasourdi pour parler.
Elle lui tend une chope. « Si vous voulez de la crème, il faudra vous servir vous-même. S’agissant d’additifs, je ne prends aucune responsabilité.
— Noir, c’est parfait. »
Elle sourit. Ses dents sont soit parfaites, soit parfaitement recouvertes de facettes. « Voilà qui me plaît. »
Il déguste son café, principalement pour gagner du temps mais c’est vrai qu’il est délicieux. Il s’éclaircit la voix et dit : « Madame Patterson, comme je vous l’ai déjà dit hier soir au téléphone, je ne suis plus inspecteur de police. Depuis le vingt novembre dernier, je suis redevenu un simple civil enquêtant à titre privé. Que ce soit clair entre nous. »
Elle le regarde par-dessus le bord de sa tasse. Hodges se demande si son gloss brillant laissera une trace ou si la nouvelle technologie cosmétique a rendu ce genre de petit détail obsolète. C’est une pensée débile mais Mrs Patterson est une jolie femme. Et puis il ne voit pas beaucoup de monde ces derniers temps.
« En ce qui me concerne, dit Janelle Patterson, il n’y a que deux mots qui m’importent dans ce que vous venez de dire. Enquêteur et privé. Je veux savoir qui s’est immiscé dans la vie de ma sœur, qui s’est amusé avec elle jusqu’à ce qu’elle se tue, mais ça n’intéresse pas la police. Tout ce qu’ils veulent c’est attraper l’homme qui a volé sa voiture et tué tous ces gens, oh ça oui, quant à ma sœur — veuillez m’excuser, mais ils s’en foutent. »
Hodges a beau être à la retraite, il n’en est pas moins loyal. « Ce n’est pas nécessairement vrai.
— Je savais que vous diriez ça, inspecteur…
— Juste monsieur, s’il vous plaît. Monsieur Hodges. Ou Bill, si vous préférez.
— Bill, alors. Et vous n’avez pas tort. Il y a un lien entre ces meurtres et le suicide de ma sœur, car l’homme qui a utilisé sa voiture est aussi celui qui a écrit la lettre. Et tous ces autres trucs. Ces trucs sur le site du Parapluie Bleu. »
Doucement, s’intime Hodges. Ne fous pas tout en l’air.
« De quelle lettre parlez vous, madame Patterson ?
— Janey. Si c’est Bill pour vous, alors ce sera Janey pour moi. Attendez-moi là, je vais vous montrer. »
Elle se lève et quitte la pièce. Le cœur de Hodges bat la chamade — bien plus que lors de sa confrontation avec les trolls sous le pont autoroutier — mais il prend quand même le temps de constater que de dos, Mrs Patterson est tout aussi agréable à regarder que de face.
Tout doux, garçon, se dit-il à nouveau, puis il boit un peu plus de café. Te prends pas pour Philip Marlowe. Sa tasse est déjà à moitié vide et toujours pas de remontée acide. Pas la moindre trace. Un miracle, ce café, pense-t-il.
Elle revient en tenant deux feuilles de papier du bout des doigts avec une expression de dégoût sur le visage. « Je l’ai trouvée en mettant de l’ordre dans les papiers de Ollie. Son avocat, Mr Schron, était avec moi — il est aussi son exécuteur testamentaire, donc il était normal qu’il soit là — mais il était allé se chercher un verre d’eau à la cuisine à ce moment-là. Il ne l’a pas vue. Je l’ai cachée. » Elle dit ça de manière tout à fait détachée, sans aucune honte ni attitude de défi. « J’ai tout de suite su ce que c’était. À cause de ça. Il avait collé le même sur le volant de la voiture. Sa signature, en quelque sorte. »
Elle lui montre le smiley à lunettes noires au milieu de la première page. Hodges l’avait déjà repéré. Il a aussi reconnu la police de caractères utilisée — American Typewriter — qu’il a déjà identifiée grâce à son propre logiciel de traitement de texte.
« Quand l’avez-vous trouvée ? »
Elle réfléchit, se repassant le cours des événements. « Je suis venue pour les funérailles, fin novembre. J’ai découvert que j’étais l’unique héritière à la lecture du testament. Ça devait être la première semaine de décembre. J’ai demandé à Mr Schron si l’on pouvait repousser l’inventaire de la fortune et des biens de ma sœur à janvier car j’avais certaines choses à régler à Los Angeles. Il était d’accord. » Elle s’interrompt et regarde Hodges de ses yeux bleus lumineux, un regard franc. « J’étais en plein divorce avec mon mari, lequel était — encore une fois, veuillez m’excuser — un enfoiré de coureur de jupons et de sniffeur de coke. »
Hodges n’a aucune envie d’aborder ce sujet. « Vous êtes revenue à Sugar Heights en janvier ?
— Oui.
— Et vous avez trouvé la lettre à ce moment-là ?
— Oui.
— La police a-t-elle connaissance de l’existence de cette lettre ? »
Il connaît la réponse, depuis janvier, ça fait quatre mois maintenant, mais il doit poser la question.
« Non.
— Et pourquoi ?
— Je vous l’ai déjà dit ! Je ne leur fais pas confiance ! »
La lumière dans ses yeux déborde en même temps que ses larmes quand elle commence à pleurer.
Elle demande à Hodges s’il veut bien l’excuser. Il lui dit que oui, bien sûr. Et elle disparaît, probablement pour reprendre ses esprits et se rafraîchir le visage. Hodges ramasse la lettre et commence à lire tout en continuant à boire son café. Toujours aussi délicieux. Ma foi, il ne dirait pas non à un petit biscuit ou deux…
Chère Olivia Trelawney,
J’espère que vous lirez cette lettre jusqu’au bout avant de la jeter ou de la brûler. Je sais que je ne mérite pas votre considération, mais je vous supplie de me l’accorder cependant. Car voyez-vous, je suis l’homme qui a volé votre Mercedes et écrasé tous ces gens. Et maintenant je me consume comme peut-être cette lettre se consumera, mais de honte, de remords et de chagrin.
Pitié, pitié, donnez-moi une chance de tout vous expliquer ! Je sais que je n’obtiendrai jamais votre pardon, et ce n’est pas ce que je vous demande, mais si seulement vous pouviez me comprendre, ce serait suffisant. Me donneriez-vous cette chance ? S’il vous plaît ? Je suis un monstre aux yeux du public, pour les médias je ne suis qu’un fait-divers sanglant utile commercialement parlant, et pour la police je ne suis qu’un autre crèminel de plus à arrêter et à jeter en prison, mais je suis aussi un être humain, tout comme vous. Voici mon histoire.
J’ai grandi dans un foyer où régnait la violence physique et sexuelle. Mon beau-père fut le premier à abuser de moi, et vous savez ce que ma mère a fait quand elle l’a su ? Elle s’est jointe à la fête ! Avez-vous déjà cessé de lire ? Je ne vous en voudrais pas, c’est répugnant, mais j’espère que vous êtes encore là car il faut que je me libère de ce poids. Je risque de quitter le « monde des vivants » dans pas longtemps, voyez-vous, mais je ne peux pas partir sans expliquer à quelqu’un POURQUOI j’ai fait ça. Non pas que je me l’explique complètement, mais peut-être que vous, en tant que personne extérieure à la situation, saurez le faire.
C’est ici que Mister Smiley faisait son apparition.
Les violences sexuelles ont continué jusqu’à ce que mon beau-père meure d’une crise cardiaque quand j’avais 12 ans. Ma mère disait que si j’en parlais à qui-que-ce-soit, je serais tenu pour responsable, que si je montrais aux gens les cicatrices de brûlures de cigarettes que j’avais sur les bras, les jambes et les parties génitales, elle dirait que c’était moi qui l’avais fait. Je n’étais qu’un enfant et je pensais qu’elle disait la vérité. Elle disait aussi que si les gens me croyaient, elle devrait aller en prison et moi je serais envoyé dans un orphelinat (ce qui était probablement vrai).
Alors je n’ai rien dit. Quelquefois, le diable connu vaut mieux que le diable qui reste à connaître.
J’ai arrêté de grandir assez tôt et j’étais un garçon très maigre. Je ne mangeais pas beaucoup car j’étais trop anxieux, et quand je mangeais, je vomissais souvent (boulimie). D’où les persécutions que je subissais à l’école. J’ai aussi commencé à avoir des tics nerveux, comme tripoter mes vêtements et me tirer les cheveux (je m’en arrachais à pleines poignées, des fois). Ce qui déclenchait les rires, pas seulement des autres enfants mais aussi de mes professeurs.
Janey Patterson est revenue, elle boit son café en face de lui mais c’est à peine si Hodges remarque sa présence. Il repense aux quatre ou cinq interrogatoires auxquels Pete et lui ont procédé avec Mrs T. Il se souvient de la manière dont elle rajustait toujours son encolure. Ou tirait sur sa jupe. Ou la façon qu’elle avait de porter les doigts aux coins de sa bouche pincée comme pour essuyer un excès de rouge à lèvres. Ou d’enrouler une mèche de cheveux autour de son doigt et de tirer dessus. Oui, ça aussi.
Il reprend sa lecture.
Je n’ai jamais été un mauvais garçon, madame Trelawney. Je vous le jure. Je n’ai jamais torturé d’animaux ou frappé d’autres enfants encore plus petits que moi. J’étais aussi discret qu’une petite souris, essayant tant bien que mal de survivre à mon enfance en évitant les moqueries et les humiliations. En vain.
Je voulais aller à l’université mais ça m’a été refusé. C’est que, voyez-vous, je devais m’occuper de la femme qui m’avait maltraité toute mon enfance ! C’en est presque comique, vous ne trouvez pas ? Maman a fait une attaque, sûrement à cause de l’alcool. Car oui, ma mère est aussi alcoolique, ou l’était quand elle pouvait encore aller s’acheter ses bouteilles elle-même. Elle peut encore marcher un peu, mais très peu. Je dois l’aider à aller aux toilettes et l’essuyer une fois qu’elle a « fait ses besoins ». Je travaille toute la journée pour un salaire-de-misère (je sais qu’en ces temps de crise, je devrais m’estimer heureux ne serait-ce que d’avoir un emploi) puis je rentre à la maison pour m’occuper d’elle, car tout ce que je peux me permettre, c’est de faire venir une garde-malade quelques heures par semaine. C’est une vie lamentable et stupide. Je n’ai pas d’ami et aucune possibilité d’évolution dans mon travail. Si nous vivons dans une ruche, alors je ne suis qu’un pauvre malheureux bourdon.
Au bout du compte, j’ai fini par ressentir de la colère. Je voulais que quelqu’un paie. Je voulais me venger et montrer au monde que j’existais. Pouvez-vous comprendre cela ? Avez-vous déjà ressenti ce besoin ? Sûrement que non, avec tout l’argent que vous avez, vous devez avoir les meilleurs amis que l’argent peut acheter.
Juste après cette pique, il y a un autre smiley à lunettes, comme pour dire Je rigole.
Et un jour, la coupe a été pleine et j’ai fait ce que j’ai fait. Je ne l’avais pas prémédité…
Mon cul, pense Hodges.
… et je pensais avoir 50 % de chances de me faire arrêter. Je m’en fichais. Et je ne me doutais ABSOLUMENT pas à quel point tout ça me hanterait par la suite. Je continue à revivre le choc sourd de l’impact et à entendre leurs cris. Mais c’est quand j’ai vu les informations et que j’ai appris qu’une des victimes était un bébé que j’ai pris conscience de l’acte terrible que j’avais commis. Je ne sais même pas comment j’arrive à me regarder dans la glace.
Madame Trelawney, pourquoi, oh pourquoi avez-vous laissé votre clé sur le contact ? Si je n’avais pas trouvé votre voiture un matin alors que je n’arrivais pas à dormir, rien de tout ceci ne serait arrivé. Si vous n’aviez pas laissé votre clé sur le contact, ce petit bébé et sa mère seraient toujours en vie. Je ne vous accuse nullement, je suis sûr que vous deviez avoir vos propres problèmes et préoccupations, mais j’aurais seulement souhaité que les choses se passent différemment, et si vous n’aviez pas oublié votre clé sur le contact, elles se seraient passées différemment. Et je ne serais pas en train de brûler dans cet enfer de culpabilité et de regret.
Vous devez vous sentir coupable aussi, et pleine de remords, et j’en suis désolé, car vous allez très vite vous rendre compte à quel point les gens peuvent être cruels. La télé et les journaux vont parler de la négligence dont vous avez fait preuve et qui a rendu possible l’horreur que j’ai commise. Vos amis arrêteront de vous parler. La police vous harcèlera. Quand vous irez faire vos courses, les gens vous dévisageront en chuchotant. Certains ne se contenteront pas seulement de chuchoter, ils vous « agresseront verbalement ». Je ne serais pas surpris que l’on vandalise votre maison, alors dites à vos agents-de-sécurité (je suis sûr que vous en avez) d’être « sur leurs gardes ».
J’imagine que vous n’aurez aucune envie de discuter avec moi, n’est-ce pas ? Oh, pas face-à-face, mais il y a un endroit sûr, pour vous et moi, où l’on pourrait discuter via nos ordinateurs. Ça s’appelle Sous le Parapluie Bleu de Debbie. Je vous ai même créé un compte si jamais vous aviez envie d’essayer. Le nom d’utilisateur est « otrelaw19 ».
Je sais ce que le commun des mortels ferait : apporter cette lettre directement à la police. Mais laissez-moi vous poser une question. Qu’ont-ils fait pour vous à part vous traquer comme une bête et vous causer des insomnies ? Ceci dit, si vous me voulez mort, il vous suffit de donner cette lettre à la police, cela me tuera aussi certainement que me mettre un revolver sur la tempe et appuyer sur la détente, car c’est moi qui me supprimerai.
Aussi fou que cela puisse paraître, vous êtes la seule personne qui me relie à la vie. Car vous êtes la seule personne à qui je puisse parler. La seule personne qui sache réellement ce que ça fait que de brûler en enfer.
Je vais maintenant patienter.
Madame Trelawney, je suis tellement, tellement, tellement DÉSOLÉ.
Hodges repose la lettre sur la table basse et dit : « Putain de merde. »
Janey Patterson hoche la tête. « C’est à peu près la réaction que j’ai eue.
— Il l’a invitée à entamer une conversation internet… »
Janey lui lance un regard incrédule. « Invitée ? Essayez plutôt forcée. “Faites-le ou je me tue.”
— Donc à votre avis, elle l’a pris au mot. Avez-vous eu accès à ces échanges ? Peut-être a-t-elle imprimé quelques-unes de leurs conversations ? »
Elle secoue la tête. « Ollie avait confié à ma mère qu’elle tchattait avec un “homme très perturbé” comme elle disait, et qu’elle essayait de le convaincre de se faire aider car il avait commis une chose terrible. Ma mère était inquiète. Elle en avait déduit que Ollie discutait avec cet homme très perturbé en face-à-face, dans un parc ou un café, vous voyez. Elle a bientôt quatre-vingt-dix ans. Elle sait ce qu’est un ordinateur mais elle n’est pas très informée de leur utilisation. Ollie lui a expliqué ce qu’on faisait sur les réseaux sociaux — du moins, essayé — mais je ne suis pas sûre que maman ait réellement compris. Ce qu’elle a retenu, c’est que cet homme très perturbé et Ollie discutaient sous un parapluie bleu.
— Votre mère a-t-elle fait le lien entre cet homme, la Mercedes volée et le Massacre du City Center ?
— Elle n’a jamais rien dit qui puisse me le faire penser. Sa mémoire à court terme commence à lui faire faux bond. Si vous la questionnez sur Pearl Harbor, elle est capable de vous dire exactement quand elle a entendu la nouvelle à la radio et probablement qui était le journaliste. Demandez-lui ce qu’elle a pris au petit-déjeuner, ou même où elle se trouve… » Janey hausse les épaules. « Peut-être qu’elle pourra vous le dire, peut-être pas.
— Et où est-elle, exactement ?
— Un endroit qui s’appelle Beausoleil, à une cinquantaine de kilomètres d’ici. » Elle rit, un rire triste, rien de joyeux là-dedans. « À chaque fois que j’entends ce nom, ça me fait penser à ces vieux mélodrames qui passent sur Turner Classic Movies, où l’héroïne déclarée folle est enfermée dans un de ces horribles asiles de fous pleins de courants d’air. »
Elle tourne la tête en direction du lac. Son visage a pris une expression que Hodges trouve intéressante : à la fois pensive et sur la défensive. Plus il la regarde et plus il aime la regarder. Les légères rides aux coins de ses yeux suggèrent que c’est une femme qui aime rire.
« Je sais qui pourrait jouer dans un de ces films, dit-elle, le regard toujours tourné vers le lac et les bateaux. La sœur machiavélique qui hérite de la garde d’une vieille mère sénile et d’une montagne de fric. La sœur cruelle qui garde l’argent mais envoie la vieille dans une résidence sordide où les pensionnaires ont de la pâtée pour chiens pour dîner et croupissent toute la nuit dans leur urine. Mais Beausoleil n’est pas comme ça. C’est un endroit très agréable. Et pas donné non plus. Et c’est maman qui a demandé à y aller.
— Ah ouais ?
— Ouais, dit-elle en retroussant le nez pour se moquer de lui. Vous vous souvenez peut-être de son infirmière ? Mrs Greene. Althea Greene. »
Hodges se surprend à fouiller dans la poche de son veston à la recherche d’un carnet qui n’est plus là. Mais après un effort de réflexion, il se souvient de l’infirmière sans le secours d’aucun carnet. Une grande et imposante femme qui semblait glisser plutôt que marcher. Avec une masse de cheveux gris bouffants qui lui donnaient un petit air de ressemblance avec Elsa Lanchester dans La Fiancée de Frankenstein. Hodges et Pete lui avaient demandé si elle avait remarqué la Mercedes de Mrs Trelawney garée le long du trottoir quand elle était partie ce soir-là. Elle avait répondu qu’elle en était quasiment sûre, ce qui aux yeux de l’équipe Hodges et Huntley voulait dire qu’elle n’était pas sûre du tout.
« Oui, je m’en souviens.
— Elle a posé sa démission dès que j’ai quitté Los Angeles pour venir m’installer ici. Elle disait qu’à l’âge de soixante-trois ans, elle ne se sentait plus capable de s’occuper comme il se doit d’une personne souffrant de handicaps aussi lourds, et elle n’en a pas démordu, même quand je lui ai proposé d’engager un aide-soignant — deux s’il le fallait. Je pense qu’elle était horrifiée par tout le bruit qu’avait fait le Massacre du City Center, mais si ça n’avait été que ça, elle serait peut-être restée.
— Vous pensez que le suicide de votre sœur a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ?
— Oui, j’en suis pratiquement sûre. Je ne dirais pas qu’Althea et Ollie étaient les meilleures amies du monde, mais elles s’entendaient bien, et leur façon de s’occuper de maman fonctionnait à merveille. Mais maman est mieux à Beausoleil dorénavant, elle se sent rassurée d’être là-bas. Du moins, dans ses bons jours. Et moi aussi. Ils savent soulager ses douleurs mieux que moi.
— Et si je me rendais là-bas pour lui poser quelques questions…
— Il se peut qu’elle se souvienne de certaines choses tout comme il se peut qu’elle ne se souvienne de rien. » Elle se détourne du lac pour le regarder dans les yeux. « Vous êtes intéressé ? J’ai vérifié les prix des détectives privés sur Internet et je suis prête à vous payer bien plus. Cinq mille dollars la semaine, plus les frais. Pour huit semaines minimum. »
Quarante mille dollars pour un boulot de huit semaines, s’émerveille Hodges. Peut-être qu’il pourrait être Philip Marlowe, après tout. Il s’imagine dans un deux-pièces miteux donnant sur le couloir du troisième étage d’un immeuble de bureaux tout aussi miteux. Il aurait une secrétaire sexy avec un nom comme Lola ou Velma. Une blonde qui n’aurait pas sa langue dans sa poche, bien sûr. Les jours de pluie, il porterait un trench-coat et un Borsalino marron légèrement incliné sur un côté du front.
Ridicule. Et pas du tout ce qui l’attire. Ce qui l’attire c’est de ne pas se retrouver dans son La-Z-Boy à regarder la juge à la télé en se goinfrant de saloperies. Il aime aussi porter son costume. Mais il y a plus. Il a quitté le bureau en laissant des affaires en suspens. Pete a identifié le braqueur des prêteurs sur gages et il semblerait que lui et Isabelle Jaynes soient sur le point d’arrêter Donald Davis, le minable qui avait tué sa femme et sorti ensuite son plus beau sourire pour la télé. Tant mieux pour Pete et Izzy mais il y a un plus gros poisson à ferrer que Davis ou le braqueur au fusil à pompe.
Et puis, se dit-il, Mr Mercedes aurait dû me laisser tranquille. Tout comme il aurait dû laisser Mrs T. tranquille.
« Bill ? » Janey claque des doigts comme un hypnotiseur de cabaret sortant un volontaire de sa transe. « Vous êtes toujours avec moi, Bill ? »
Il revient à elle, cette femme à la quarantaine passée qui ne craint pas de se tenir en plein soleil. « Si j’accepte, vous m’embaucherez en tant que consultant en sécurité. »
Elle a l’air amusé. « Comme les hommes de Vigilant Guard Service qui travaillent pour Sugar Heights ?
— Non, rien à voir. Eux sont rattachés à une entreprise, pour commencer. Pas moi. » Et je ne l’ai jamais été, se dit-il. « Je serai indépendant, un peu comme ces gars qui font la sécurité dans les boîtes de nuit. Rien que vous puissiez déduire de vos impôts, j’en ai bien peur. »
Son air amusé se change en sourire et elle retrousse le bout de son nez comme tout à l’heure. Une manie plutôt ravissante, selon Hodges. « Aucune importance. Au cas où vous ne l’auriez pas compris, je roule sur l’or.
— J’essaie juste d’être le plus transparent possible avec vous, Janey. Je n’ai pas de licence de détective privé, ce qui ne m’empêchera pas d’aller poser des questions, mais sans insigne ni mandat de perquisition, je ne peux rien vous garantir. C’est comme si vous demandiez à un aveugle de traverser la ville sans son chien.
— Vous devez bien avoir des contacts, non ?
— En effet, mais si j’essayais de les utiliser, je nous mettrais, mes camarades et moi-même, en très mauvaise posture. » Qu’il ait déjà asticoté Pete pour obtenir des renseignements n’est pas quelque chose qu’il a envie de partager avec elle aussi rapidement.
Il reprend la lettre que Janey lui a montrée.
« D’une part, je me rends coupable de dissimulation de preuves si j’accepte de garder ça entre nous. » Qu’il détienne déjà une lettre similaire par-devers lui n’est pas non plus quelque chose qu’elle a besoin de savoir. « Théoriquement, du moins. Et la dissimulation de preuves est un délit. »
Elle a l’air choqué. « Oh mon Dieu, je n’avais pas pensé à ça.
— D’autre part, je doute que la police scientifique nous soit d’une grande aide. Une lettre, qu’elle soit déposée sur Marlborough Street ou Lowbriar Avenue, est la chose la plus anonyme qui soit. Il fut un temps — je m’en souviens très bien — où l’on pouvait faire concorder la dactylographie d’une lettre avec la machine qui l’avait écrite. Si on arrivait à retrouver la machine, bien entendu. C’était aussi efficace que des empreintes.
— Mais cette lettre n’est pas dactylographiée.
— Non. Imprimante laser. Donc pas de A penchés ou de T tordus. Ce qui veut dire que techniquement, je ne dissimulerai pas grand-chose comme preuves. »
Bien sûr, la dissimulation de preuves reste de la dissimulation de preuves.
« J’accepte votre proposition, Janey, mais cinq mille dollars la semaine, c’est de la folie. Deux mille suffiront, vous pouvez me faire un chèque, si vous voulez. Et je vous facturerai mes dépenses.
— Mais c’est dérisoire.
— Si j’arrive à quelque chose de concluant, on pourra discuter d’une prime. » Mais il ne l’acceptera probablement pas, même s’il arrive à faire tomber Mr Mercedes. Vu qu’il s’est présenté ici déjà déterminé à enquêter sur ce salaud et prêt à amadouer Mrs Patterson pour qu’elle entre dans son jeu.
« D’accord. Entendu. Et merci.
— C’est moi. Maintenant, parlez-moi de la relation que vous aviez avec votre sœur. Tout ce que je sais, c’est que vous étiez en assez bons termes pour l’appeler Ollie, mais j’ai besoin de plus.
— Ça peut prendre du temps. Voulez-vous un autre café ? Peut-être un gâteau ou deux avec ? J’ai des biscuits au citron. »
Hodges accepte volontiers les deux.
« Ollie. »
Janey prononce le nom de sa sœur puis reste silencieuse suffisamment longtemps pour que Hodges ait le temps de boire un peu de café et de manger un biscuit. Elle se tourne à nouveau vers la grande baie vitrée et les voiliers, croise les jambes et continue sans regarder Hodges.
« Avez-vous déjà aimé une personne sans pouvoir la supporter ? »
Hodges repense à Corinne et aux derniers dix-huit mois de bagarre ayant précédé la séparation finale. « Oui.
— Alors vous me comprendrez. Ollie était ma grande sœur, elle avait huit ans de plus que moi. Je l’aimais, mais quand elle est partie à la fac, j’ai été la fille la plus heureuse du monde. Et quand elle a abandonné trois mois plus tard et qu’elle est revenue à la maison, je me suis sentie aussi fatiguée qu’une petite fille qui doit ramasser un énorme sac de briques après avoir été autorisée à le poser un instant. Elle n’était pas méchante ni rien, elle ne m’insultait jamais, on ne se bagarrait pas et elle ne s’est jamais moquée de moi quand je rentrais du lycée en tenant la main de Marky Sullivan, mais à la maison, on était toujours en état d’Alerte Orange. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Hodges n’en n’est pas très sûr mais il opine quand même du chef.
« Problèmes digestifs, stress… Quand elle était stressée, elle avait toujours des éruptions cutanées — le pire, c’est quand elle devait passer des entretiens d’embauche, même si elle a quand même fini par trouver un boulot de secrétaire. Elle était douée et c’était une très jolie fille. Vous le saviez ? »
Hodges répond par un marmonnement évasif. S’il devait être tout à fait honnête, il aurait pu dire quelque chose du genre : En vous regardant, je veux bien le croire.
« Une fois, on devait aller ensemble à un concert de U2. Et j’étais complètement folle à l’idée de les voir. Ollie aussi les aimait bien, mais le soir du concert, elle a commencé à vomir. C’était tellement inquiétant que mes parents ont dû l’emmener aux urgences, et moi j’ai fini par passer ma soirée devant la télé au lieu de me déchaîner et de hurler pour Bono. Ollie était certaine que c’était une intoxication alimentaire, sauf qu’on avait tous mangé la même chose et que personne d’autre n’a été malade. C’était le stress. Du pur stress. Et on parle d’hypocondrie ? Avec ma sœur, le moindre mal de tête devenait une tumeur au cerveau et le moindre bouton un cancer de la peau. Une fois, elle a eu une conjonctivite, et pendant une semaine elle est restée convaincue qu’elle était en train de devenir aveugle. Et ses règles étaient de vrais films d’horreur. Elle restait au lit jusqu’à ce qu’elles soient finies.
— Et elle a réussi à garder son travail ? »
La réponse de Janey est plus sèche que la Vallée de la Mort. « Les règles d’Ollie duraient exactement quarante-huit heures, et elles tombaient toujours le week-end. C’était complètement fou.
— Oh. »
Hodges ne trouve rien d’autre à dire.
Janey pose un doigt sur la lettre qui se trouve toujours sur la table basse et la fait tourner sur elle-même plusieurs fois, puis elle lève ses yeux bleu clair en direction de Hodges.
« Il y a un passage, là-dedans — où il parle de tics nerveux. Vous avez remarqué ?
— Oui. »
Hodges a remarqué pas mal de choses dans cette lettre, notamment qu’elle ressemble à bien des égards au négatif photographique de celle qu’il a lui-même reçue.
« Ma sœur avait son lot de tics, elle aussi. Vous avez sûrement dû en remarquer quelques-uns. »
Hodges tire sur sa cravate d’abord d’un côté, puis de l’autre.
Janey sourit. « Oui, ça entre autres. Elle en avait plein d’autres. Comme tripoter les interrupteurs pour s’assurer que les lumières étaient bien éteintes. Débrancher le grille-pain après le petit-déjeuner. Elle disait toujours fromage-râpé avant de quitter la maison, il paraît que comme ça, on se souvient de tout ce qu’on risque d’oublier. Je me rappelle qu’une fois, elle a dû m’emmener au lycée parce que j’avais raté le bus. Mes parents étaient déjà partis au travail. On avait fait la moitié du chemin quand elle s’est persuadée que le four était resté allumé. On a dû faire demi-tour pour aller vérifier. Y avait rien à faire, elle ne voulait pas en démordre. Le four était éteint, naturellement. Je n’ai pas pu arriver avant la deuxième heure de cours et j’ai eu ma première et unique colle de toute ma vie. J’étais furax. Elle me rendait souvent furax mais je l’aimais, voilà. Papa et maman aussi. On l’aimait tous, c’était dans nos gènes. Mais bon sang, quel sac de briques au quotidien !
— Elle a quand même réussi à se marier, et à une sacrée fortune, qui plus est.
— En réalité, elle a épousé un employé de la société d’investissement dans laquelle elle travaillait. Kent Trelawney. Un geek — et je dis ça de manière tout à fait affectueuse, Kent était quelqu’un de très bien — à la calvitie précoce, fana de jeux vidéo. Il a commencé à investir dans les entreprises qui les créaient et ça lui a rapporté gros. Ma mère disait qu’il avait un don, mon père appelait plutôt ça de la veine, mais c’était ni l’un ni l’autre. Il s’y connaissait, c’est tout, et tout ce qu’il ne connaissait pas déjà, il se faisait un devoir de l’apprendre. Quand ils se sont mariés vers la fin des années soixante-dix, ils étaient seulement riches. Puis Kent a découvert Microsoft. »
Elle renverse la tête en arrière et part d’un rire tonitruant qui prend Hodges au dépourvu.
« Désolée, dit-elle. Je pense juste à l’ironie purement américaine de la chose. Moi aussi j’étais jolie, équilibrée et sociable en plus de ça. Si j’avais participé à un concours de beauté — étalage de viande pour hommes j’appelle ça, si vous voulez tout savoir, mais j’imagine que non —, j’aurais remporté le prix de Miss Convivialité en un sourire. Plein de copines, plein de copains, plein de coups de téléphone et plein de sorties. Pendant mon année de terminale au lycée catholique, j’étais responsable de l’orientation des secondes, et j’ai fait du bon boulot si je puis me permettre. J’ai apaisé beaucoup d’angoisses. Ma sœur était tout aussi jolie, mais c’était la névrosée de la famille. L’obsessionnelle-compulsive. Si elle avait dû participer à un concours de beauté, elle aurait vomi sur son maillot de bain. »
Janey rigole de plus belle. Une larme coule le long de sa joue qu’elle essuie de la paume de sa main.
« L’ironie, donc : Miss Convivialité finit avec l’enfoiré sniffeur de coke et Miss Névrosée se dégote l’homme parfait, riche et fidèle. Vous voyez le tableau ?
— Oui, dit Hodges, je vois.
— Olivia Wharton et Kent Trelawney. Un couple avec autant de chances de survie qu’un préma de six mois. Kent ne cessait pas de l’inviter à dîner, elle refusait toujours. Jusqu’à ce qu’elle accepte enfin — juste pour qu’il la laisse tranquille une bonne fois pour toutes, selon elle —, sauf que quand ils sont arrivés au restaurant, elle s’est pétrifiée de peur. Impossible de descendre de la voiture. Elle tremblait comme une feuille. La plupart des hommes auraient laissé tomber de suite, mais pas Kent. Il l’a emmenée au drive-in de McDonald’s. Ils ont mangé sur le parking ! J’imagine qu’ils ont dû faire ça souvent. Elle allait au cinéma avec lui mais il fallait toujours qu’elle s’assoie près de l’allée. Elle disait qu’au milieu de la rangée, elle n’arrivait pas à respirer.
— Tout pour plaire, hein ?
— Pendant des années, mes parents ont essayé de l’emmener voir un psy. Là où ils ont échoué, Kent a réussi. Le psy lui a donné des cachets et elle s’est mise à aller mieux. Elle a fait une de ses crises d’angoisse typiques le jour de son mariage — c’est moi qui lui ai tenu le voile pendant qu’elle vomissait dans les toilettes de l’église — mais elle s’en est sortie. » Janey sourit avec nostalgie puis ajoute : « Elle a fait une mariée magnifique. »
Hodges reste silencieux, fasciné par ce portrait d’Olivia Trelawney avant qu’elle ne devienne Notre-Dame-des-Encolures-Bateau.
« Après son mariage, nous nous sommes éloignées. Comme les sœurs le font parfois. Jusqu’à la mort de notre père, on se voyait cinq ou six fois par an, et encore moins par la suite.
— Thanksgiving, Noël et le 4-Juillet ?
— C’est à peu près ça. Je voyais certaines de ses bonnes vieilles psychoses ressurgir et après la mort de Kent — crise cardiaque —, tout est remonté à la surface. Elle a énormément maigri. Elle a ressorti les vêtements horribles qu’elle portait quand elle était au lycée et quand elle travaillait au bureau. Je me rendais compte de ça quand je leur rendais visite, à ma mère et elle, ou quand on se parlait sur Skype. »
Il hoche la tête en signe de complicité. « Oui, j’ai un ami qui veut à tout prix que je m’y mette. »
Elle lui sourit. « Vous êtes de la vieille école, vous, non ? Je veux dire, vraiment. » Puis son sourire disparaît. « La dernière fois que j’ai vu Ollie, c’était en mai de l’année dernière, peu de temps après l’accident du City Center. » Janey hésite puis emploie le véritable terme. « Le massacre. Elle était dans un état épouvantable. Elle disait qu’elle était harcelée par la police. C’est vrai ?
— Non, mais c’est ce qu’elle croyait. Il est vrai que nous l’avons interrogée à plusieurs reprises ; elle continuait d’affirmer qu’elle avait retiré la clé de contact et verrouillé la Mercedes. C’était un problème pour nous car la voiture n’avait été ni forcée ni démarrée aux fils. Ce que nous avons fini par conclure… » Hodges s’interrompt et repense au gros psy des familles qui passe tous les jours à quatre heures. Le spécialiste du forçage du mur du déni.
« Oui ? Qu’avez-vous conclu ?
— Qu’elle était incapable de regarder la vérité en face. Est-ce que ça ressemblerait à la sœur que vous avez connue ?
— Oui. » Janey montre la lettre du doigt. « Vous pensez qu’elle a fini par dire la vérité à ce type ? Sur le site de rencontre ? Et que c’est pour ça qu’elle a pris les cachets de maman ?
— Impossible à dire. »
Mais Hodges pense qu’il y a des chances.
« Elle avait arrêté les antidépresseurs. » Janey regarde à nouveau vers le lac. « Elle persistait à nier mais je savais très bien. Elle n’a jamais aimé prendre ces trucs, ça la rendait vaseuse, comme elle disait. Elle les prenait pour Kent, et quand Kent est mort, elle les a pris pour notre mère, mais après l’histoire du City Center… » Elle secoue la tête et prend une profonde inspiration. « Est-ce que je vous en ai assez dit sur la santé mentale de ma sœur, Bill ? Parce qu’on pourrait encore y passer des heures.
— Oui, je pense avoir l’image d’ensemble. »
Elle secoue la tête d’un air pensif et triste. « C’est comme si ce type la connaissait. »
Hodges ne dit pas ce qui lui semble évident, principalement parce qu’il a sa propre lettre pour comparer : oui, il la connaissait. D’une manière ou d’une autre.
« Vous avez dit qu’elle était obsessionnelle compulsive. Au point de devoir faire demi-tour pour vérifier si le four était bien éteint.
— Oui.
— Vous semble-t-il vraisemblable qu’une femme aussi obsessionnelle oublie les clés sur le contact de sa voiture ? »
Pendant un long moment, Janey ne répond pas, puis elle dit : « Pour être franche, non. » Hodges n’en pense pas moins. Bien sûr, il y une première fois à tout mais… est-ce que Pete et lui avaient déjà considéré les choses sous cet angle ? Il n’en est pas sûr mais il pense que oui, peut-être. Sauf qu’à l’époque, ils n’étaient pas au courant des problèmes de santé mentale de Mrs T., si ?
Il demande : « Avez-vous déjà essayé d’aller sur le site du Parapluie Bleu ? Avec l’identifiant qu’il a donné à votre sœur ? »
Elle le dévisage, interloquée. « Ça ne m’est jamais venu à l’idée, et quand bien même, je pense que j’aurais eu trop peur de ce que j’aurais pu y trouver. J’imagine que c’est pour ça que vous êtes le détective et que je suis la cliente. Vous essaierez ?
— Je ne sais pas encore ce que je vais faire. J’ai besoin d’y réfléchir, et de consulter quelqu’un qui s’y connaît un peu plus que moi en informatique.
— Pensez bien à noter ses honoraires », dit-elle.
Hodges acquiesce et se dit qu’il y en a au moins un qui tirera son épingle du jeu, peu importe l’issue finale. Et pourquoi Jerome Robinson n’en profiterait-il pas ? Huit personnes sont mortes au City Center, trois resteront handicapées à vie, mais Jerome doit bien aller à la fac. Hodges se souvient d’un vieux dicton : même le jour le plus sombre, quelque part, le soleil brille sur le cul d’un chien.
« Bon, et ensuite ? »
Hodges ramasse la lettre et se lève. « Je fais une photocopie dans le magasin le plus proche et je vous la rapporte.
— Pas la peine. Je vais la scanner et vous l’imprimer. Donnez-la-moi.
— Vraiment ? Vous pouvez faire ça ? »
Elle a toujours les yeux rouges d’avoir pleuré mais son regard n’en est pas moins pétillant. « C’est une bonne chose que vous ayez un expert en informatique sous la main, dit-elle. Je reviens de suite. En attendant, prenez un autre biscuit. »
Hodges en prend trois.
Quand elle revient avec la copie de la lettre, il la plie et la met dans la poche de sa veste. « La place de l’original est dans un coffre-fort, si vous en avez un ici.
— Il y en a un à Sugar Heights. Ça ira ? »
Ça irait sûrement mais Hodges n’aime pas trop l’idée. Trop d’acheteurs potentiels allant et venant dans la maison. Peut-être que c’est une crainte saugrenue, mais il ne peut pas s’empêcher de l’avoir.
« Vous avez un coffre à la banque ?
— Non, mais je peux en louer un. Je suis à la Bank of America, à deux rues d’ici.
— Je préférerais, dit Hodges en allant vers la porte.
— Merci pour tout, lui dit Janey en lui offrant ses deux mains — comme s’il venait de lui proposer de danser. Vous n’imaginez pas à quel point c’est un soulagement pour moi. »
Il saisit les deux mains qui lui sont offertes, les presse légèrement dans les siennes et relâche son étreinte, même si ça ne lui aurait pas déplu de les garder encore un peu.
« Deux petites choses. Votre mère, d’abord. Vous lui rendez souvent visite ?
— Tous les deux jours, à peu près. Des fois, je lui prends à manger chez l’Iranien qu’elle et Ollie aimaient bien — le personnel de Beausoleil se fait toujours un plaisir de nous réchauffer les plats —, d’autres fois, je lui apporte un DVD ou deux. Elle aime les vieux films, comme ceux avec Fred Astaire et Ginger Rogers. Je ne viens jamais les mains vides et elle est toujours contente de me voir. Quand elle me voit. Des fois, elle me prend pour Olivia. Ou Charlotte. C’est ma tante. J’ai aussi un oncle.
— La prochaine fois qu’elle est dans ses bons jours, prévenez-moi et j’irai lui rendre visite.
— Très bien. Je viendrai avec vous. Vous aviez autre chose à me dire ?
— Oui, l’avocat dont vous m’avez parlé. Schron. Vous a-t-il semblé compétent ?
— Très compétent, selon moi.
— Si je trouve quelque chose, admettons même que j’arrive à mettre un nom sur l’assassin, alors il nous faudra quelqu’un comme lui. Nous irons le voir pour lui remettre les lettres…
— Les lettres ? Je n’ai trouvé que celle-là. »
Hodges se dit, Ah, merde, puis rattrape le coup. « L’original et la copie, je veux dire.
— Ah, d’accord.
— Si je trouve celui qui a fait ça, c’est à la police qu’il incombera de l’arrêter et de l’inculper. Schron, lui, devra faire en sorte que nous ne nous fassions pas arrêter pour avoir enfreint la loi et enquêté de notre côté.
— Ça c’est de l’ordre du droit pénal, non ? Je ne suis pas sûre que ce soit son domaine.
— Peut-être pas, mais s’il est vraiment compétent, il connaîtra quelqu’un. Quelqu’un d’aussi compétent que lui. Sommes-nous bien d’accord là-dessus ? C’est très important. Je suis prêt à mener ma petite enquête, mais si la police doit s’en mêler, alors nous la laisserons faire son travail.
— Je comprends tout à fait », dit Janey. Puis elle se dresse sur la pointe des pieds, pose les mains sur les épaules de Hodges — comprimées dans sa veste trop étroite — et l’embrasse sur la joue. « Je pense que vous êtes quelqu’un de bien, Bill. Et que vous convenez parfaitement pour ce travail. »
Une fois dans l’ascenseur, il sent toujours ce baiser sur sa joue. Une délicieuse petite empreinte encore tiède. Il est content d’avoir pris la peine de se raser avant de partir.
La pluie argentée tombe sans fin mais le jeune couple — amants ? amis ? — est à l’abri et au sec sous le parapluie bleu d’une certaine Debbie. Cette fois, Hodges remarque que c’est le garçon qui est en train de parler, les yeux de la fille sont légèrement écarquillés, comme de surprise. Peut-être qu’il vient de la demander en mariage ?
Jerome tire Hodges de ses rêveries romantiques comme on éclate un ballon. « On dirait un site porno, non ?
— Et peux-tu me dire ce qu’un futur étudiant de l’Ivy League comme toi sait des sites pornos ? »
Ils sont dans le bureau de Hodges, assis côte à côte devant la page d’accueil du Parapluie Bleu de Debbie. Odell, le setter irlandais de Jerome, est couché sur le dos derrière eux, les pattes arrière écartées, la langue pendouillant d’un côté de la gueule, le regard fixé au plafond dans un air de contemplation béate. Jerome a dû l’emmener en laisse, mais seulement parce que c’est la loi dans les frontières de la ville. Odell est suffisamment bien élevé pour ne pas traverser la rue et il est aussi inoffensif pour les passants que peut l’être un chien.
« J’en sais autant que vous et que n’importe quel propriétaire d’ordinateur », répond Jerome. Dans son pantalon kaki et sa chemise de jeune premier boutonnée jusqu’au cou, avec ses cheveux frisés coupés ras, Hodges lui trouve un air de jeune Obama. En plus grand seulement ; Jerome mesure presque deux mètres. Et autour de lui flotte une odeur agréable d’après-rasage Old Spice, un léger parfum de nostalgie. « Les sites pornos sont plus nombreux que des moucherons écrasés sur un pare-brise. Sur n’importe quelle page internet, y a un lien qui s’ouvre, impossible d’y échapper. Et ce sont généralement ceux qui ont les noms les plus anodins qui sont les plus malsains.
— Malsains comment ?
— Le genre de contenu qui peut vous mener tout droit en taule.
— Pédophilie, tu veux dire ?
— Ou torture. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des délires sado-masos sont simulés. Le pourcentage restant… » Jerome hausse les épaules.
« Et comment tu sais tout ça ? »
Jerome lui lance un regard droit, franc et honnête. Rien de surjoué, juste sa façon d’être à lui, et c’est ce que Hodges aime chez ce gamin. Ses parents sont comme ça, aussi. Et même sa petite sœur.
« Monsieur Hodges, tout le monde le sait. Tout le monde de moins de trente ans, d’accord.
— À l’époque, les gens disaient qu’il ne fallait faire confiance à personne de plus de trente ans. »
Jerome sourit. « Je leur fais confiance, mais en matière d’ordinateurs, la grande majorité d’entre eux n’y connaissent absolument rien. Ils maltraitent leurs ordis et s’étonnent ensuite qu’ils déconnent. Ils ouvrent des pièces jointes non sécurisées. Ils vont sur des sites comme ça et tout d’un coup, leur ordinateur se prend pour HAL9000 et se met à télécharger des tonnes de photos de prostituées mineures ou de vidéos de terroristes en train de décapiter des gens. »
Hodges était sur le point de demander qui est Hal 9000 — on dirait un nom de gang — mais le truc sur les vidéos de terroristes le dévie complètement de sa question initiale. « Ça existe vraiment ?
— Il paraît. Et après… » Jerome fait mine de frapper du poing à une porte invisible. « Toc-toc-toc, Sécurité Intérieure ! Ouvrez ! » Il pointe maintenant un doigt en direction du couple sous le parapluie. « D’un autre côté, c’est peut-être en effet rien d’autre qu’un site de rencontre pour timides. Vous savez, un site pour célibataires, quoi. Sans déconner, y a plein de gens qui cherchent l’amour sur Internet de nos jours. Voyons voir ça. »
Il tend la main vers la souris mais Hodges lui agrippe le poignet avant qu’il ne puisse l’atteindre. Jerome le regarde d’un air perplexe.
« Pas sur mon ordinateur, dit Hodges. Sur le tien.
— Si vous me l’aviez demandé, j’aurais amené mon portable…
— C’est bon, tu feras ça ce soir. Et si par malheur tu déclenches un virus qui te désintègre tout ton système, je te dédommagerai du prix d’un neuf. »
Jerome lui lance un regard de condescendance amusée. « Monsieur Hodges, j’ai le meilleur antivirus qui existe et le deuxième meilleur en renfort. La moindre bestiole qui essaie de s’introduire dans mon système se fait écraser illico.
— Peut-être que cette bestiole-là ne s’introduira pas pour manger », dit Hodges. Il repense aux paroles de la sœur de Mrs T. : C’est comme si ce type la connaissait, « … mais pour observer. »
Jerome n’a pas l’air inquiet ; il a l’air surexcité. « Comment vous êtes tombé sur ce site, monsieur Hodges ? Vous reprenez du service ? Vous êtes, genre, sur un dossier ? »
Pete Huntley n’a jamais autant manqué à Hodges qu’à l’instant présent ; un partenaire de tennis avec qui faire quelques échanges, mais des échanges de théories et de suppositions, pas de petites balles jaunes poilues. Il ne doute pas une seule seconde que Jerome puisse remplir cette fonction, c’est un garçon intelligent avec un don assuré pour la déduction… mais il ne sera en âge de voter que dans un an et d’acheter son premier verre d’alcool que dans quatre, et tout ça pourrait être dangereux.
« Jette juste un petit coup d’œil au site pour moi, dit Hodges. Mais fais quelques recherches sur le Net avant. Vois ce que tu peux trouver comme informations. Ce que j’aimerais surtout savoir c’est…
— Si le site existe vraiment, le coupe Jerome, faisant preuve encore une fois d’un remarquable esprit déductif. S’il a un historique, en quelque sorte. Vous voulez être sûr que ce ne soit pas un site bidon conçu spécialement pour vous.
— Tu sais, tu devrais arrêter de faire l’esclave pour moi et te trouver un boulot dans une de ces compagnies de dépannage informatique. Tu te ferais certainement bien plus de fric. D’ailleurs, n’oublie pas de me dire combien je te dois pour tout ça. »
Jerome est offensé, mais pas par l’offre de rémunération. « Ce genre de boulot, c’est pour les geeks asociaux. » Il se penche en arrière pour gratter le pelage roux foncé d’Odell. Le chien remue la queue en signe de reconnaissance, même s’il préférerait probablement un sandwich au steak. « Comme ceux qui se baladent en Coccinelle noires. On peut pas faire plus geek. Et les autres, Discount Electronix… vous voyez qui c’est ?
— Oui, répond Hodges en repensant à la pub qu’il a reçue en même temps que la lettre anonyme.
— Ils ont dû aimer l’idée parce qu’ils proposent exactement les mêmes services, sauf qu’ils se font appeler la Cyber Patrouille et que leurs Coccinelle sont vertes au lieu de noires. Et qu’ils sont mucho indépendants. Faites un tour sur Internet et vous en trouverez au moins deux cents répertoriés rien que dans l’agglomération. Je pense que je vais me contenter des co’vées, missié Hodges. »
Jerome ferme le site du Parapluie Bleu de Debbie et revient au fond d’écran de Hodges, une photo d’Allie quand elle avait cinq ans et croyait encore que son papa était Dieu.
« Mais je prendrai mes précautions, ne vous inquiétez pas. J’ai un vieux iMac dont je me sers plus dans mon placard, y a qu’Atari Arcade dessus et deux, trois autres vieilleries. Je ferai mes recherches dessus.
— Bonne idée.
— Ce sera tout pour aujourd’hui ? »
Hodges s’apprête à dire non mais il est toujours perturbé par la Mercedes volée de Mrs T. Il y a quelque chose qui cloche là-dedans. Il le pressentait déjà à l’époque et le pressent encore plus fortement aujourd’hui — à tel point qu’il peut presque le visualiser. Mais c’est pas avec des presque qu’on remporte des peluches à la fête foraine. Il a besoin de faire part de ce quelque chose à quelqu’un et qu’on lui renvoie la balle.
« Y a peut-être autre chose », dit-il. Il est déjà en train d’imaginer une petite histoire qui reprendrait tous les points essentiels de son problème. Qui sait, peut-être que le regard neuf de Jerome repérerait un détail qui lui aurait échappé. Peu probable mais pas impossible. « J’aimerais avoir ton avis sur une question, t’as encore un peu de temps, là ?
— Bien sûr.
— OK, alors mets sa laisse à Odell. On va aller jusqu’à Big Licks. J’ai bien envie de me faire une petite glace à la fraise.
— Peut-être qu’on croisera le camion de Mister Délice en route, remarque Jerome. Ça fait une semaine qu’il fait sa tournée dans le coin et ses glaces, c’est une tuerie.
— Encore mieux, dit Hodges en se levant. C’est parti. »
Ils descendent la colline jusqu’au petit centre commercial à l’intersection de Harper Road et Hanover Street, Odell trottant paisiblement entre eux au bout de sa laisse détendue. Ils aperçoivent les immeubles du centre-ville, trois kilomètres en contrebas, le City Center et le Midwest Art & Culture Center dominant le bouquet de gratte-ciels. Le MACC n’est pas l’œuvre la plus remarquable de I. M. Pei, selon Hodges. Non qu’on l’ait jamais sollicité sur la question…
« Alors, c’est quoi le délire ? demande Jerome.
— Eh bien, commence Hodges, disons qu’il y a cet homme qui fréquente cette femme depuis un moment, elle habite en centre-ville. Lui-même habite à Parsonville. »
Une petite municipalité juste après Sugar Heights, pas aussi chic mais loin d’être miteuse.
« J’ai des amis qui appellent Parsonville Whiteyville, dit Jerome. J’ai entendu mon père le dire une fois, et ma mère lui a dit de la fermer avec ces conneries racistes.
— Mmh-mmh. »
C’est aussi comme ça que les amis de Jerome, ses amis noirs, doivent appeler Sugar Heights, ce qui fait penser à Hodges qu’il la joue plutôt fine jusque-là.
Odell s’est arrêté pour renifler les fleurs de Mrs Melbourne. Jerome tire sur la laisse avant qu’il ne dépose un souvenir parfumé lui aussi.
« Donc bref, résume Hodges, la dame a un appartement dans l’une des copropriétés du secteur de Branson Park — Wieland Avenue, Branson Street, Lake Avenue, cette partie de la ville.
— Chouette coin, aussi.
— Ouais, il va la voir trois ou quatre fois par semaine. Des fois, ils vont au restaurant ou au cinéma, et il passe ensuite la nuit là-bas. Quand ça lui arrive, il gare sa voiture — une BMW, une belle bagnole — dans la rue en bas de chez elle, parce que c’est un quartier sûr, bien surveillé, bien éclairé. Et puis le stationnement est gratuit de sept heures du soir à huit heures du matin.
— Si j’avais une BM, je la mettrais à l’abri dans un garage payant, et tant pis pour le stationnement gratuit, dit Jerome en tirant à nouveau sur la laisse. Odell, ça suffit ! Les bons chiens ne mangent pas dans les caniveaux. »
Odell tourne la tête et lui jette un coup d’œil rapide comme pour dire, Si tu savais tout ce que font les bons chiens.
« Ouais, les gens riches ont de drôles de conceptions de l’économie », dit Hodges en repensant à Mrs T. se justifiant de faire la même chose.
« Si vous le dites. » Ils sont presque arrivés au centre commercial. En descendant la colline, ils ont perçu plusieurs fois la musique guillerette du marchand de glaces, une fois toute proche, mais la voilà qui s’éloigne de nouveau alors que Mister Délice s’en va maintenant vers les quartiers résidentiels au nord de Harper Road.
« Donc un jeudi soir, comme d’habitude, il va voir son amie. Il se gare en bas de la rue — vers la fin de la journée, il y a tout un tas de places libres — et ferme sa voiture à clé, comme d’habitude. Ils vont au restaurant à pied, prennent un bon repas, puis rentrent chez elle. Sa voiture est bien là, il la voit avant de monter. Il passe la nuit là-bas et quand il quitte l’immeuble le lendemain matin…
— Sa BM a disparu. »
Ils sont maintenant arrivés en face du glacier. Il y a un garage à vélos juste à côté. Jerome y accroche la laisse d’Odell. Le chien s’allonge et pose son museau sur une de ses pattes.
« Non, dit Hodges, elle est toujours là. » Il trouve que c’est une sacrée bonne variante de ce qui s’est réellement passé. Il y croit presque lui-même. « Mais elle est garée dans l’autre sens, parce qu’elle est garée de l’autre côté de la rue. »
Jerome lève les sourcils.
« Ouais, je sais. Bizarre, hein ? Donc il traverse. Sa voiture a l’air intacte, fermée à clé, exactement comme il l’a laissée, sauf qu’elle n’est plus à la même place. Alors la première chose qu’il fait, c’est de vérifier s’il a bien la clé, et oui, elle est toujours dans sa poche. Alors, que diable s’est-il passé, Jerome, d’après toi ?
— Je sais pas, monsieur Hodges, on dirait une énigme à la Sherlock Holmes. Un vrai problème à résoudre en trois pipes mais je ne vais pas vous demander de ne pas m’adresser la parole pendant cinquante minutes. »
Jerome arbore un sourire que Hodges n’arrive pas vraiment à percer et qu’il n’est pas certain d’aimer. Un sourire entendu.
Hodges fouille dans les poches de son Levi’s à la recherche de son portefeuille (le costume était bien mais c’est un soulagement pour lui de retrouver son bon vieux jean et son sweat des Indians). Il sort un billet de cinq et le tend à Jerome. « Va commander, je garde Odell en attendant.
— C’est pas la peine, il bougera pas.
— J’en doute pas, mais comme ça, t’auras le temps de réfléchir à mon petit problème en faisant la queue. Imagine que t’es Sherlock, ça t’aidera peut-être.
— OK. » Tyrone Feelgood Delight sort de sa boîte. « Missié être Sherlock ! Moi simple Docteu’ Watson ! »
Il y a un petit square tout au bout de Hanover Street. Hodges et Jerome traversent au feu, vont se poser sur un banc et regardent une bande de jeunes collégiens aux cheveux en bataille risquer leur vie sur le bitume affaissé de la zone réservée aux skaters. Odell, lui, partage son temps entre le spectacle des skaters et celui des cônes glacés.
« T’as déjà essayé ? demande Hodges avec un signe de tête en direction des casse-cou.
— Oh non, patwon ! » Jerome le fixe avec de grands yeux écarquillés. « Moi êtwe noi’. Moi passer mon temps libwe su’ les tewains de basket ou moi couwi’ autou’ du stade. Nous les Noi’s couwi’ twès twès vite, tout le monde savoi’ ça.
— Je croyais t’avoir dit de laisser Tyrone Feelgood à la maison. »
Hodges essuie la glace qui coule le long de son cône et tend un doigt dégoulinant à Odell qui s’empresse de le nettoyer obligeamment.
« Lui veni’ tout seul, des fois ! » déclare Jerome. Puis Tyrone disparaît comme il est venu. « Y a pas d’ami, y a pas de dame amie de l’ami et y a pas de BM. Vous parlez du Tueur à la Mercedes. »
Tant pis pour sa petite fiction.
« Admettons.
— Vous enquêtez là-dessus tout seul, monsieur Hodges ? »
Hodges réfléchit très attentivement puis répète : « Admettons.
— Est-ce que le site du Parapluie Bleu de Debbie a quelque chose à voir là-dedans ?
— Admettons. »
Un des casse-cou tombe de son skate et se relève avec les deux genoux écorchés. Un autre déboule en se moquant. Casse-cou no 1 s’essuie un genou sanguinolent de la main, éclabousse Casse-cou no 2 d’un éventail de gouttelettes de sang et repart sur son skate en hurlant : « SIDA ! SIDA ! » Casse-cou no 2, carrément mort de rire, se lance à sa poursuite.
« Bande de barbares », murmure Jerome. Il se penche pour gratter Odell derrière les oreilles, puis se redresse. « Si vous voulez qu’on en parle… »
Embarrassé, Hodges l’interrompt : « Je ne pense pas qu’au point où j’en…
— Je comprends. Mais j’ai bien réfléchi à votre petit problème pendant que je faisais la queue et j’ai une question.
— Vas-y.
— Votre ami bidon, où est-ce qu’il avait son double de clé ? »
Hodges reste immobile, épaté par la vivacité d’esprit du gamin. Puis il lèche un filet de glace rose qui dégouline le long de son cône.
« Disons qu’il prétend n’en avoir jamais eu.
— Comme la propriétaire de la Mercedes l’a prétendu.
— Oui, exactement.
— Vous vous souvenez quand je vous ai dit comment ma mère s’était énervée contre mon père quand il a appelé Parsonville Whiteyville ?
— Ouais.
— Vous voulez que je vous raconte comment une fois, c’est mon père qui s’est énervé contre ma mère ? La seule fois où je l’ai entendu dire “C’est bien un truc de femme, ça.”
— Si ça a un rapport avec mon problème, oui.
— Ma mère a une Chevrolet Malibu. Rouge vif. Vous l’avez déjà vue garée dans l’allée.
— Oui.
— Mon père l’a achetée neuve il y a trois ans et l’a offerte à ma mère pour son anniversaire. Elle en a poussé des glapissements de ravissement. »
Ouais, se dit Hodges, Tyrone Feelgood s’est bel et bien fait la malle.
« Un an se passe. Aucun problème. Puis vient le moment où il faut refaire le certificat d’immatriculation. Papa dit qu’il s’en occupera en rentrant du travail. Il sort chercher les papiers de la voiture puis revient avec une clé à la main. Il est pas vraiment en rogne, juste fâché. Il lui dit que si elle laisse le double des clés dans la voiture, n’importe qui peut le trouver et s’en aller avec. Elle lui demande où il l’a trouvé. Il lui répond dans un sachet en plastique Ziploc avec sa carte grise, son assurance et le manuel d’utilisation qu’elle n’a jamais ouvert. Y avait toujours la bande de papier autour qui disait merci d’avoir acheté votre nouvelle voiture chez Lake Chevrolet. »
La glace à la fraise de Hodges continue de dégouliner mais cette fois, il ne le remarque pas, même quand elle commence à couler sur sa main.
« Dans…
— La boîte à gants, oui. Mon père lui a dit que c’était complètement irresponsable et ma mère lui a répondu… » Jerome se penche en avant, ses yeux bruns plongés dans les yeux gris de Hodges. « Elle lui a répondu qu’elle ne savait même pas qu’il était là. C’est là qu’il a dit que c’était bien un truc de femme. Ce qu’elle n’a pas du tout apprécié.
— Tu m’étonnes. »
Dans le cerveau de Hodges, tout un tas de connexions se font.
« Mon père lui dit : “Chérie, suffit que t’oublies de fermer la voiture une seule fois, qu’un drogué passe par-là, qu’il voie les loquets relevés et qu’il décide de jeter un coup d’œil à l’intérieur pour voir si y aurait pas quelque chose d’intéressant à voler. Alors il fouille dans la boîte à gants, voit la clé dans l’emballage et se tire avec la bagnole à la recherche de quelqu’un qui voudrait bien acheter une Malibu sans quasiment aucune borne au compteur.”
— Et qu’est-ce que ta mère a répondu à ça ? »
Jerome sourit. « La première chose qu’elle a faite, c’est de la lui faire à l’envers. Ma mère est championne pour ça. Elle lui a fait : “C’est toi qui as acheté cette voiture, et c’est toi qui l’as ramenée ici. Donc tu aurais dû me le dire.” Moi je suis en train de prendre mon petit-déj’ pendant ce temps, j’ai bien envie de lui dire : “Maman, si t’avais ouvert le manuel d’utilisation au moins une fois, ne serait-ce que pour vérifier ce que veulent dire toutes ces jolies petites lumières sur le tableau de bord”, mais je préfère la fermer. Mes parents ne se prennent pas souvent la tête, mais quand ça arrive, vaut mieux pas s’en mêler. Même ma sœur le sait, et elle n’a que neuf ans. »
Il vient à l’esprit de Hodges que quand Corinne et lui étaient encore mariés, c’était quelque chose qu’Alison aussi savait.
« Puis elle a ajouté que jamais elle n’oublie de verrouiller sa voiture. Ce qui, pour autant que je le sache, est vrai. Bref, la clé est maintenant suspendue à un crochet dans la cuisine. En sûreté et prête à remplacer la première en cas de perte. »
Hodges regarde les skaters sans les voir. Il se dit que la mère de Jerome n’avait pas tout à fait tort quand elle disait que son mari aurait dû lui remettre le double en même temps que la voiture, ou au moins lui dire où il se trouvait. Tu pars pas du principe que les gens vont faire un inventaire complet et tout trouver tout seuls. Mais le cas d’Olivia Trelawney était différent. Elle avait acheté elle-même sa voiture, elle aurait dû savoir.
Sauf que le vendeur avait dû la submerger d’informations pratiques sur sa luxueuse acquisition : ils sont très doués pour ça. Quand changer l’huile, comment utiliser le régulateur de vitesse et le GPS, n’oubliez pas de ranger le double des clés en lieu sûr, la prise pour brancher votre téléphone portable se trouve ici, voici le numéro de l’assistance routière si vous en avez besoin, pour les feux de brouillard, tournez la molette vers la gauche.
Hodges se rappelle très bien le jour où il avait acheté sa première voiture neuve et comment il avait laissé le torrent d’informations après-vente lui passer au-dessus de la tête — hmm-hmm, OK, d’accord, ouais —, ne pensant qu’au moment où il serait enfin au volant, goûtant le plaisir d’une conduite sans bruit de ferraille, respirant cette odeur incomparable de voiture neuve qui, pour l’acheteur, a le parfum de l’argent bien dépensé. Mais Mrs T. était obsessionnelle compulsive. Il pouvait concevoir qu’elle ait oublié le double dans la boîte à gants mais si elle avait bien retiré sa clé du contact ce jeudi soir, n’aurait-elle pas aussi verrouillé la voiture ? C’était ce qu’elle affirmait, ce qu’elle avait maintenu jusqu’au bout, et sincèrement, en y repensant…
« Monsieur Hodges ?
— Avec les nouvelles clés électroniques, c’est un procédé très simple en trois temps, n’est-ce pas ? dit-il. Un, tu coupes le moteur. Deux, tu sors la clé du contact. Si jamais tu oublies l’étape deux, un signal sonore t’avertit. Et trois, tu fermes ta portière et t’appuies sur le bouton avec le cadenas dessiné dessus. Pourquoi irais-tu oublier un truc aussi évident, avec la clé juste là, dans ta main ? Y a pas plus débile comme gadget.
— Très vrai ça, m’sieur Hodges, mais y a des débiles qui oublient quand même. »
Hodges est tellement pris dans ses pensées qu’il ne réfléchit pas avant de parler. « Elle n’était pas débile. Nerveuse et émotive mais pas stupide. Si elle a pris sa clé, j’ose imaginer qu’elle a aussi fermé sa voiture. Et la Mercedes n’a pas été forcée. Alors même si elle a laissé le double dans la boîte à gants, comment le type a pu y avoir accès ?
— Donc c’est plus le mystère de la pièce fermée, c’est celui de la voiture fermée. Un problème à résoudre en quatre pipes, ça, m’sieur Holmes. »
Hodges ne répond pas. Il est en train de tout ressasser. Que le double ait pu se trouver dans la boîte à gants lui semble maintenant évident, mais est-ce que lui ou Pete avait déjà envisagé cette hypothèse ? Il est quasiment sûr que non. Parce qu’ils pensaient comme des hommes ? Ou parce qu’ils étaient furieux après Mrs T. et qu’ils voulaient qu’elle assume sa part de responsabilité ? Et elle avait sa part de responsabilité, non ?
Pas si elle avait vraiment fermé sa voiture, se dit-il.
« Monsieur Hodges, qu’est-ce que ce site de rencontre a à voir avec le Tueur à la Mercedes ? »
Hodges sort de ses pensées. Il était en immersion totale à l’intérieur de lui-même et la remontée est plutôt longue et difficile. « J’ai pas envie de parler de ça maintenant, Jerome.
— Mais peut-être que je peux vous aider ! »
A-t-il déjà vu Jerome aussi excité ? Peut-être une fois, quand l’équipe de joute oratoire qu’il présidait pendant son année de première avait remporté le championnat inter-lycées de la ville.
« Fais les recherches que je t’ai demandé de faire sur ce site et tu me seras déjà d’une très grande aide, dit Hodges.
— Vous ne voulez pas me le dire parce que je ne suis qu’un gosse, c’est ça ? »
C’est en partie vrai, mais Hodges n’a absolument aucune intention de l’admettre. Heureusement, il se trouve qu’il y a une autre raison.
« C’est beaucoup plus compliqué que ça. Je ne fais plus partie de la police et enquêter sur le Massacre du City Center frôle l’illégalité. Si je trouve quelque chose et que je n’en parle pas à mon ancien coéquipier — c’est lui qui supervise l’affaire, maintenant —, alors je serai en plein dedans. Tu as un bel avenir devant toi, et ce peu importe l’université que tu choisiras d’honorer de ta présence. Qu’est-ce que je dirai à tes parents si tu es un jour impliqué dans une enquête par ma faute, considéré comme complice de mes agissements ? »
Jerome reste silencieux, digérant l’information. Puis il donne la fin de sa glace à Odell qui l’accepte avec empressement. « Je comprends.
— Sûr ?
— Ouais. »
Jerome se lève et Hodges l’imite. « Toujours amis ?
— Bien sûr. Mais si je peux vous être utile en quoi que se soit, promettez-moi de demander. Vous savez ce qu’on dit, deux avis valent mieux qu’un.
— C’est promis. »
Ils entament la remontée de la colline. Odell trottine entre eux comme tout à l’heure puis commence à prendre de l’avance quand Hodges ralentit, le souffle court. « Faut que je perde du poids, dit-il à Jerome. Tu sais quoi ? L’autre jour, j’ai fait craquer un pantalon en parfaitement bon état.
— Vous pourriez peut-être perdre cinq kilos, oui, dit Jerome avec diplomatie.
— Multiplie ça par deux et tu seras plus près du compte.
— Vous voulez vous arrêter une minute ?
— Non. »
Hodges se trouve puéril avec ses confidences sur son poids. Mais il le pense vraiment ; de retour à la maison, plus de grignotage ; tous les maudits snacks qui remplissent les placards et le frigo direction la poubelle. Non, carrément dans les conteneurs extérieurs. Trop facile de craquer et d’aller repêcher des trucs dans la poubelle.
« Jerome, j’aimerais que tu gardes tout ça pour toi. Je peux te faire confiance ? »
Jerome n’a pas une seconde d’hésitation. « Mais bien évidemment. Motus et bouche cousue.
— Bien. »
Un pâté de maisons plus loin, le camion de Mister Délice carillonne à travers Harper Road et file vers Vinson Lane. Jerome lui fait un salut de la main. Hodges ne saurait dire si le marchand de glaces a répondu.
« C’est maintenant qu’il est là, lui », dit-il.
Jerome se retourne avec un sourire jusqu’aux oreilles. « Les marchands de glaces, c’est comme les flics.
— Hein ?
— Jamais là quand on a besoin d’eux. »
Brady roule tranquillement, respectant la limitation de vitesse (trente kilomètres-heure sur Vinson Lane) et n’entendant même plus le carillonnement métallique de « Buffalo Gals » que les haut-parleurs crachent au-dessus de sa tête. Il porte un pull sous sa veste blanche de Mister Délice car le chargement qu’il trimballe derrière lui est froid.
Comme mon esprit, se dit-il. Sauf que mon esprit n’est pas seulement froid comme la glace. Il est aussi analytique. C’est une machine. Un Mac blindé de gigabits élevés à la puissance gogolplex.
Il le braque sur ce qu’il vient juste de voir : le gros flic remontant Harper Road Hill avec Jerome Robinson et son setter irlandais au nom de négro. Jerome lui fait un salut de la main et Brady répond aussitôt, car c’est comme ça que l’on se fond dans la masse. Comme quand il écoute les diatribes interminables de Freddi Linklatter lui relatant les déboires d’une lesbienne dans un monde hétéro et puritain.
Kermit William J’aimerais-bien-être-jeune Hodges et Jerome J’aimerais-bien-être-blanc Robinson. De quoi l’Étrange Binôme peut-il bien parler ? C’est quelque chose que Brady Hartsfield aimerait bien découvrir. Peut-être qu’il finira par savoir si le flic mord à l’hameçon et démarre une conversation sur le site du Parapluie Bleu de Debbie. Ça avait carrément bien marché avec la connasse pleine aux as ; une fois qu’elle avait commencé à parler, plus rien n’avait pu l’arrêter.
L’Off-Ret et son esclave noir.
Et Odell. N’oublie pas Odell. Jerome et sa petite sœur adorent ce chien. Ils seraient anéantis si quelque chose lui arrivait. Il ne lui arrivera probablement rien mais peut-être qu’en rentrant ce soir, il fera encore des recherches internet sur les poisons.
De telles pensées s’agitent toujours dans l’esprit de Brady : ce sont les araignées qu’il a au plafond. Ce matin à DE, en faisant l’inventaire d’une nouvelle livraison de DVD pourris (pourquoi ils continuent d’en recevoir alors qu’ils essayent tant bien que mal d’écouler leur stock est un mystère qui restera à jamais irrésolu), il lui est venu à l’esprit qu’il pourrait utiliser son gilet-suicide pour assassiner le président, Mr Barack J’aimerais-bien-être-blanc Obama. Partir dans des flammes de gloire. Barack vient souvent en visite dans cet État car c’est crucial pour sa réélection. Et quand il passe par-là, il s’arrête dans cette ville. Il fait un meeting. Parle d’espoir. Et blablabla et blablabla. Brady était en train de monter un plan pour éviter les détecteurs de métaux et les différents contrôles de sécurité quand Tones Frobisher l’avait sonné pour l’envoyer sur un dépannage. Une fois sur la route dans une des Coccinelle vertes de la Cyber Patrouille, il pensait déjà à autre chose. Brad Pitt, pour être exact. Putain de sex-symbol.
Mais il a des idées qui s’incrustent, des fois.
Un petit garçon joufflu court vers lui en brandissant un billet. Brady se range sur le côté.
« Je veux du choooo-co-laaat ! », brait le petit garçon. « Et je veux de la chantiiiiyiii dessus ! »
Pas de problème, gros lard de fayot, pense Brady en sortant son sourire le plus charmant. Nique ton cholestérol autant que tu veux, je te donne pas plus de quarante années à vivre, et qui sait, peut-être que ta première crise cardiaque ne te tuera pas. Mais elle t’arrêtera pas non plus, ça non. Pas dans un monde saturé de bières, de Whoppers et de glaces au chocolat.
« Pas de problème, mon p’tit gars, ça arrive tout de suite. Chocolat supplément chantilly. Comment s’est passé l’école ? T’as eu de bonnes notes ? »
Ce soir au 63 Harper Road, pas de télé, pas même pour les informations. Et pas d’ordinateur non plus. À la place, Hodges sort son bon vieux carnet de notes. Janelle Patterson dit qu’il est de la vieille école. Eh bien oui, c’est vrai, mais il ne s’en excusera pas. C’est comme ça qu’il a toujours travaillé et qu’il travaille le mieux.
Assis dans un magnifique silence, il relit la lettre que Mr Mercedes lui a envoyée. Puis il lit celle de Mrs T. Il passe de l’une à l’autre pendant au moins une heure, les examinant ligne par ligne. La lettre de Mrs T. étant une copie, il n’hésite pas à l’annoter et à entourer certains mots.
Il clôt la première étape de cette procédure en relisant les deux lettres à voix haute. Il prend différentes voix car Mr Mercedes s’est mis dans la peau de deux personnages différents. La lettre que Hodges a reçue est jubilatoire et arrogante. Ha-ha, pauvre crétin pathétique, elle dit. Ta vie est triste à mourir et tu le sais, alors pourquoi ne pas en finir tout de suite ? Alors que celle d’Olivia a un ton angoissé et mélancolique, chargé de remords, et se complaît dans l’évocation de traumatismes d’enfance, mais on y retrouve aussi l’idée de suicide, sous couvert de compassion cette fois : Je comprends. Je comprends totalement car c’est aussi ce que je ressens.
Il finit par ranger les lettres dans un dossier qu’il intitule TUEUR À LA MERCEDES. Il n’y a rien d’autre dans le dossier, ce qui veut dire qu’il est ridiculement plat, mais si Hodges est toujours aussi bon dans son boulot, il se remplira rapidement de pages et de pages de notes.
Il reste assis là pendant quinze minutes, les mains croisées sur son abdomen trop volumineux tel un bouddha en pleine méditation. Puis il tire le carnet à lui et commence à écrire.
Je crois que j’avais raison pour la plupart des diversions stylistiques. Dans la lettre à Mrs T., il n’utilise pas de points d’exclamation, pas de lettres capitales et que très peu de paragraphes d’une phrase (celles de la fin sont là pour accentuer l’effet dramatique). J’avais tort pour les guillemets, il les utilise souvent. Souligne aussi beaucoup. Tout bien considéré, il n’est peut-être pas jeune, il se peut que je me sois trompé à ce sujet…
Mais il pense à Jerome qui en a déjà oublié plus, question informatique et Internet, que Hodges n’en apprendra jamais. Et à Janey Patterson, utilisatrice de Skype et capable de scanner la lettre de sa sœur pour en faire une copie. Janey Patterson qui doit bien avoir vingt ans de moins que lui.
Il reprend son stylo.
… mais je ne pense pas. Sûrement pas adolescent (bien que ce ne soit pas à exclure) mais disons entre 20 et 35 ans. Intelligent. Un bon vocabulaire, de jolies métaphores.
Il parcourt les lettres une fois de plus et note certaines de ces tournures marquantes : aussi discret qu’une petite souris, de la confiture de fraises dans un sac de couchage, la plupart des gens sont des moutons, et les moutons ne mangent pas de viande.
Rien qui nous ferait oublier Philip Roth mais Hodges trouve que ces formules témoignent d’un certain talent pour l’écriture. Il en repère une autre et la rajoute à sa liste : Qu’ont-ils fait pour vous à part vous traquer comme une bête et vous causer des insomnies ?
Il tapote la pointe de son stylo sur cette dernière phrase, créant une constellation de minuscules points bleu foncé. Il pense que la majorité des gens auraient écrit vous donner des insomnies ou vous empêcher de dormir la nuit, mais ces expressions n’étaient pas assez bien pour Mr Mercedes, car il est un jardinier semant des graines de doute et de paranoïa. Ils en ont après vous, madame T., et n’ont-ils pas raison ? Parce que vous avez laissé la clé sur le contact. La police le dit, je le dis, et j’étais là. Comment pourrions-nous avoir tous tort ?
Il note toutes ces idées dans son carnet, les encadre et tourne la page.
Le meilleur indice d’identification reste CRÈMINEL au lieu de CRIMINEL, il fait l’erreur dans les deux lettres, et aussi les traits d’union intempestifs comme à fait-divers, mauvais-garçon, qui-que-ce-soit, salaire-de-misère… Si j’arrive à choper ce type et à lui faire écrire quelque chose, je suis sûr de l’avoir.
De telles empreintes stylistiques ne suffiraient pas à convaincre un jury, mais Hodges ? Oui, complètement.
Il se renfonce dans son fauteuil, la tête inclinée sur le côté, le regard perdu dans le vide. Il ne se rend pas compte du temps qui s’écoule ; pour Hodges, le temps, qui s’est suspendu si lourdement au-dessus de sa tête depuis qu’il est à la retraite, n’existe plus. Puis il se penche de nouveau en avant, son fauteuil de bureau poussant un cri de protestation qu’il entend à peine, et écrit en grandes lettres capitales : EST-CE QUE LE TYPE À LA MERCEDES M’OBSERVE ?
Hodges en jurerait. C’est son Modus Operandi.
Ce type a suivi la médiatisation calomnieuse de Mrs Trelawney dans la presse, regardé ses deux ou trois apparitions à la télé (brusques et peu flatteuses, elles avaient fait descendre en flèche sa cote déjà très basse de popularité). Il a aussi très bien pu patrouiller devant sa maison. Hodges devrait demander à Radney Peeples si lui ou un de ses collègues avait remarqué la présence suspecte d’une voiture allant et venant dans le quartier de Sugar Heights les semaines précédant le suicide d’Olivia. Quelqu’un avait bien tagué SALOPE DE TUEUSE sur son portail. Combien de temps avant le suicide ? Peut-être que c’était Mr Mercedes lui-même qui l’avait fait. Et bien sûr, il avait pu apprendre à mieux la connaître, bien mieux la connaître, si elle avait répondu à son invitation sous le Parapluie Bleu de Debbie.
Et puis il y a moi, se dit-il, et il regarde la façon dont sa lettre se termine : Je ne voudrais pas que vous vous mettiez à penser à votre arme, suivi de : Mais vous y pensez déjà, n’est-ce pas ? Est-ce que Mr Mercedes parle de son arme de service « théorique » ou bien a-t-il vu le calibre .38 avec lequel il arrive à Hodges de jouer ? Impossible à dire, mais…
Mais je pense que oui. Il sait où j’habite et on peut voir l’intérieur de mon salon depuis la rue, c’est donc possible.
Au lieu de l’effrayer et de le mettre mal à l’aise, l’idée d’être observé remplit Hodges d’excitation. S’il pouvait faire concorder un véhicule qu’un des vigiles de Sugar Heights aurait repéré avec un véhicule qui passerait un temps anormalement long dans Harper Road…
C’est là que le téléphone se met à sonner.
« Salut, m’sieur H.
— Quoi de neuf, Jerome ?
— Je suis sous le Parapluie. »
Hodges met son carnet de côté. Les quatre premières pages sont remplies de notes désordonnées, les trois suivantes sont un résumé détaillé de l’affaire — comme au bon vieux temps. Il se balance dans son fauteuil.
« Donc j’imagine que ça n’a pas fait planter ton ordinateur ?
— Niet. Pas de virus. Et j’ai déjà quatre demandes d’amis. Y en a une qui vient d’Abilene, Texas. Elle dit qu’elle s’appelle Bernice mais que je peux l’appeler Berni. Avec un i. Elle a l’air hypercanon et je vous dirai pas que je suis pas tenté mais c’est probablement un vendeur de chaussures travesti de Boston qui vit encore chez sa mère. Internet, mec — une vraie mine d’or. »
Hodges sourit.
« Bon, d’abord quelques informations générales que j’ai trouvées en farfouillant sur ledit Internet mais surtout avec l’aide de quelques geeks étudiants en informatique de l’université. Vous êtes prêt ? »
Hodges reprend son carnet et l’ouvre à une nouvelle page. « Vas-y, balance. » C’est exactement ce qu’il disait à Pete Huntley quand ce dernier avait du nouveau sur une affaire.
« OK, mais d’abord… vous savez quel est l’atout le plus précieux d’Internet ?
— Non. » Et, repensant à Janey Patterson : « Je suis de la vieille école, moi. »
Jerome rigole. « Ça, pour être de la vieille école… mais ça fait partie de votre charme. »
Hodges, ironique : « Oh, merci, Jerome.
— L’atout le plus précieux, c’est la confidentialité, et c’est aussi l’atout du Parapluie de Debbie. À côté, Facebook ressemble à une ligne téléphonique partagée des années cinquante. Des centaines de sites confidentiels dans ce genre-là sont apparus depuis le 11-Septembre. C’est l’époque où les gouvernements des pays développés ont commencé à devenir un peu trop curieux. Les Autorités craignent le Net, mec, et elles ont raison de le craindre. Bref, la plupart de ces sites qui ont une PC draconienne — PC pour politique de confidentialité — sont basés en Europe centrale. Ils sont aux sites de rencontre ce que la Suisse est aux comptes en banque. Vous me suivez ?
— Ouais.
— Les serveurs du Parapluie de Debbie sont basés à Olovo, en Bosnie. Une ville qui, jusqu’en 2005 à peu près, était principalement connue pour ses corridas. Serveurs cryptés. Je vous parle d’un niveau de sécurité digne de la NASA, là ! Le traçage est impossible, sauf si la NSA ou le Tewu — c’est l’équivalent chinois de la NSA — ont mis au point un logiciel top secret dont personne ne connaît l’existence. »
Et même si c’était le cas, pense Hodges, ils ne s’en serviraient pas dans le cadre d’une affaire comme celle du Tueur à la Mercedes.
« Ce site a une autre caractéristique, particulièrement pratique en ces temps de sextos et de scandales pédophiles. Monsieur H., ça vous est déjà arrivé de vouloir imprimer une image ou un article trouvés sur Internet, et de ne pas pouvoir y arriver ?
— Quelquefois, oui. Tu cliques sur Imprimer et l’aperçu avant impression est une page blanche. C’est énervant.
— Pareil avec le Parapluie de Debbie. » Mais Jerome n’a pas l’air énervé ; il a l’air admiratif. « J’ai fait un peu connaissance avec ma nouvelle amie Berni — vous savez, le temps qu’il fait, nos groupes préférés, ce genre de trucs — et quand j’ai voulu imprimer notre conversation, une bouche barrée d’un doigt avec écrit CHUT est apparue. Bon, vous pouvez quand même faire une copie de la conversation si vous voulez… »
Je veux, pense Hodges en regardant affectueusement son carnet rempli de notes.
« … mais il faut passer par une capture d’écran ou un truc comme ça, ce qui n’est pas franchement pratique. Vous voyez ce que je veux dire quand je parle de confidentialité ? Ces gars-là ne rigolent pas. »
Hodges voit très bien ce qu’il veut dire. Il retourne à la première page de son carnet et entoure une de ses premières notes : CALÉ EN INFORMATIQUE (MOINS DE 50 ANS ?).
« Une fois sur le site, y a deux options : S’IDENTIFIER ou CRÉER UN COMPTE. Comme j’avais pas d’identifiant, j’ai cliqué sur CRÉER UN COMPTE. Si vous voulez parler avec moi sous le Parapluie de Debbie, je suis tyrone40. Puis y a un questionnaire à remplir — âge, sexe, centres d’intérêt, tout ça quoi — et ensuite on vous demande vos coordonnées bancaires. C’est trente dollars le mois. Je l’ai fait parce que j’ai foi en votre capacité de remboursement.
— Ta foi sera récompensée, mon fils.
— Le site réfléchit pendant à peu près deux minutes — le parapluie tourne sur lui-même et l’écran indique PATIENTEZ. Puis il vous sort une liste de contacts qui ont des centres d’intérêt similaires aux vôtres. Vous en cochez deux ou trois, et bientôt vous jonglez entre les conversations.
— Est-ce que les gens peuvent s’en servir pour échanger du contenu porno ? Je sais que le site certifie que non mais…
— Pour échanger des fantasmes, oui, mais pas d’images. Même si j’imagine que certains pervers — pédophiles, fétichistes de l’écrasement ou autres — pourraient très bien rediriger leurs correspondants sur des sites où de telles images sont bel et bien disponibles. »
Hodges s’apprête à demander ce qu’est un fétichiste de l’écrasement puis décide qu’il n’a finalement pas envie de savoir.
« Donc principalement du bavardage inoffensif.
— Eh bien…
— Eh bien quoi ?
— J’imagine aussi qu’il y a des tarés qui pourraient s’en servir pour s’échanger du lourd. Genre comment construire une bombe ou ce style de trucs.
— Admettons que j’aie déjà un compte. Qu’est-ce qu’il se passe ensuite ?
— Vous en avez un ? »
L’excitation est revenue dans la voix de Jerome.
« Admettons que oui.
— Ça dépend si c’est vous qui l’avez créé ou quelqu’un qui veut discuter avec vous. Un identifiant qu’il vous aurait transmis par téléphone ou par mail. »
Hodges sourit. Jerome, en véritable enfant de son siècle, n’envisage même pas que l’information puisse encore circuler par un moyen de communication aussi désuet que la lettre.
« Disons que quelqu’un vous a créé un compte, poursuit Jerome. Le gars qui a volé la Mercedes, par exemple. Disons qu’il a envie de discuter avec vous de ce qu’il a fait. »
Jerome attend. Hodges ne dit rien mais il n’en est pas moins admiratif.
Après quelques secondes de silence, Jerome reprend : « Bon, vous pouvez pas m’en vouloir d’essayer. Bref, allez-y et entrez votre identifiant.
— Quand est-ce que je paye les trente dollars ?
— Vous ne payez rien.
— Pourquoi ?
— Parce que quelqu’un a déjà payé pour vous. » Jerome a maintenant l’air sérieux. Carrément grave. « J’ai probablement pas besoin de vous dire ça, monsieur Hodges, mais soyez prudent. Parce que si vous avez déjà un compte, c’est que ce type vous attend. »
Brady s’arrête sur le chemin du retour pour leur prendre à emporter (sandwichs de chez Little Chef pour ce soir) mais quand il rentre, sa mère est déjà complètement schlass sur le canapé. Il y a une autre de ces émissions de pseudo-réalité débiles qui passe à la télé. Cette fois, on pousse carrément de jolies jeunes femmes à se prostituer pour un célibataire beau gosse qui a l’air d’avoir un QI de lampadaire. Maman a déjà mangé — plus ou moins. Sur la table basse, il y a une bouteille de Smirnoff à moitié vide et deux flacons de NutraSlim. Pour un goûter en enfer c’est un goûter en enfer, se dit-il, mais au moins, elle est habillée : jean et sweat du City College.
Juste au cas où, il sort le sandwich de son emballage et le promène sous le nez de sa mère, mais tout ce qu’il obtient, c’est un grognement et un mouvement de tête. Alors il décide de le manger lui-même et de mettre l’autre dans son frigo perso. Quand il revient du garage, le célibataire beau gosse est en train de demander à l’un de ses potentiels joujoux sexuels (une blonde, bien sûr) si elle aime préparer le petit-déjeuner. Réponse aguicheuse de la blonde : « Tu prends quelque chose de chaud, le matin ? »
L’assiette avec son sandwich à la main, il observe sa mère. Il sait qu’il est fort possible qu’un soir, en rentrant du travail, il la trouve morte. Il pourrait même lui donner un petit coup de main, ramasser un des coussins et le poser sur son visage. Ce ne serait pas la première fois qu’un meurtre serait commis dans cette maison. Sa vie changerait-elle pour le meilleur ou pour le pire ?
Sa peur — inarticulée par son esprit conscient mais stagnant quelque part en dessous —, c’est que rien ne change.
Il descend au sous-sol, allumant les lumières et les ordinateurs grâce à la reconnaissance vocale. Il s’assoit devant le Poste 3 et va sur le Parapluie de Debbie, certain qu’à l’heure qu’il est, le gros flic aura mordu à l’hameçon.
Mais rien.
Il frappe du poing dans sa main et ressent une pulsation sourde au niveau des tempes, signe avant-coureur d’un mal de tête inévitable, une migraine qui l’empêchera de dormir presque toute la nuit. L’aspirine ne fait rien contre ce genre de migraines. Il les appelle les Petites Sorcières, sauf que des fois, les Petites Sorcières sont grandes. Il sait qu’il existe des médicaments capables de soulager d’aussi violents maux de tête — il a fait des recherches sur Internet — mais impossible de s’en procurer sans ordonnance et Brady a une peur bleue des docteurs. S’ils découvraient qu’il a une tumeur au cerveau ? Ou pire (selon Wikipédia), un glioblastome multiforme ? Et si c’était pour ça qu’il a tué tous ces gens au forum de l’emploi ?
Sois pas stupide, tu serais mort depuis des mois.
OK, mais imaginons que les docteurs associent ses migraines à un signe de maladie mentale ? Une schizophrénie de type paranoïaque, par exemple ? Brady sait qu’il est malade mental, bien sûr qu’il l’est, les gens normaux ne foncent pas sur des foules de gens avec leur voiture et n’envisagent pas de commettre un attentat suicide contre le président des États-Unis. Les gens normaux ne tuent pas leur petit frère. Les hommes normaux ne s’arrêtent pas devant la chambre de leur mère en se demandant si elle est nue.
Mais les hommes anormaux n’aiment pas que les gens sachent qu’ils sont anormaux.
Il éteint son ordinateur et erre sans but dans sa salle de contrôle. Il s’empare de Truc 2 puis le repose. Même ça, c’est pas un truc original, il l’a découvert après coup : ça fait des années que les voleurs de voitures utilisent ce genre de gadget. Il n’a jamais osé le réutiliser depuis la dernière fois avec la Mercedes de Mrs Trelawney, mais peut-être qu’il est temps de sortir ce bon vieux Truc 2 de sa période d’hibernation — c’est fou ce que les gens laissent traîner dans leurs voitures. Se servir de Truc 2 est un peu dangereux mais pas tant que ça. Pas s’il fait attention, et Brady peut être très prudent.
Putain de flic de merde, pourquoi n’a-t-il pas mordu à l’hameçon ?
Brady se frotte les tempes.
Hodges n’a pas mordu à l’hameçon car il connaît l’enjeu : tapis. S’il envoie le mauvais message, il n’entendra plus jamais parler de Mr Mercedes. En revanche, s’il fait ce qu’il est persuadé que Mr Mercedes attend de lui — tentatives faussement discrètes et maladroites pour découvrir qui il est —, ce fils de pute rusé tentera de le ferrer.
La question à se poser avant de commencer est simple : qui des deux sera le poisson et qui sera le pêcheur ?
Il doit écrire quelque chose, car tout ce qu’il a c’est ce site du Parapluie Bleu. Il ne peut faire appel à aucun des contacts qu’il a encore dans la police. Les lettres que Mr Mercedes a envoyées à Olivia Trelawney et à Hodges lui-même ne valent rien sans suspect. De plus, une lettre n’est qu’une lettre, alors qu’une correspondance internet est…
« Un dialogue », dit-il.
Sauf qu’il a besoin d’un appât. L’appât le plus appétissant possible. Il pourrait lui faire croire qu’il est suicidaire, ce ne serait pas bien difficile étant donné qu’il l’était il n’y a pas si longtemps. Il est sûr que la mort et ses attraits sont un sujet de conversation qui pourrait tenir Mr Mercedes en haleine pendant un bon moment, mais combien de temps avant que celui-ci ne réalise qu’on l’a mené en bateau ? Ce n’est pas un de ces paumés drogués qui croit vraiment que la police lui donnera le million de dollars qu’il réclame et le 747 avec lequel il s’envolera pour le Salvador. Mr Mercedes est quelqu’un de très intelligent qui se trouve être fou.
Hodges pose son carnet sur ses genoux et l’ouvre à une nouvelle page. En plein milieu, il écrit ces trois mots :
Il encadre cette phrase et place le carnet dans le dossier qui commence à s’étoffer. Il reste assis là un petit moment, à regarder la photo de sa fille en fond d’écran, sa fille qui n’a plus cinq ans, sa fille qui ne le prend plus pour Dieu.
« Bonne nuit, Allie. »
Il éteint son ordinateur et va se coucher. À sa plus grande surprise, il réussit à dormir.
À 02 : 19 sur son réveil électronique, il se réveille, la réponse aussi lumineuse qu’une enseigne de bar dans son esprit. C’est risqué mais c’est la seule chose à faire, le genre que l’on fait sans hésiter ou pas du tout. Il va dans son bureau, gros fantôme pâle en boxer-short. Il allume son ordinateur. Va sur le site du Parapluie Bleu de Debbie et clique sur COMMENCER !
Une nouvelle image apparaît. Cette fois-ci, le couple est installé sur ce qui semble être un tapis volant flottant au-dessus d’une mer infinie. La pluie argentée continue de tomber mais ils sont toujours à l’abri sous le parapluie bleu. Il y a deux cases sous le tapis : CRÉER UN COMPTE à gauche et S’IDENTIFIER à droite. Hodges clique sur S’IDENTIFIER et entre kermitfrog19 dans la fenêtre qui vient de s’ouvrir. Il appuie sur la touche ENTRÉE de son clavier et un nouveau message s’affiche :
mercytueur veut chatter avec vous !
Voulez-vous chatter avec mercytueur ?
O N
Il place le curseur de la souris sur O et clique. L’encadré pour écrire le message apparaît. Hodges tape rapidement, sans la moindre hésitation.
À cinq kilomètres, au 49 Elm Street à Northfield, Brady Hartsfield n’arrive pas à dormir. La douleur martèle sa tête. Il pense : Frankie. Mon frère qui aurait dû mourir quand il s’est étranglé avec ce morceau de pomme. La vie aurait été tellement plus simple si les choses s’étaient passées comme ça.
Il pense à sa mère qui oublie parfois sa chemise de nuit et s’endort à poil.
Mais plus que tout, il pense au vieux flic.
Il finit par se lever et quitter sa chambre, s’arrêtant un instant devant la chambre de sa mère, l’écoutant ronfler. Le son le moins érotique de tout l’univers, se dit-il, mais il s’arrête quand même. Puis il descend, ouvre la porte du sous-sol et la referme derrière lui. Debout dans le noir, il dit : « Contrôle. » Mais sa voix est trop rauque et la pièce reste plongée dans l’obscurité. Il s’éclaircit la voix et réessaye. « Contrôle ! »
Les lumières s’allument. Chaos démarre les ordinateurs et ténèbres stoppe le compte à rebours des sept écrans. Il s’installe devant le Poste 3. Parmi la flopée d’icônes, il y a un petit parapluie bleu. Il clique dessus, sans avoir conscience qu’il retient sa respiration jusqu’à ce qu’il relâche tout son souffle dans un long râle.
kermitfrog19 veut discuter avec vous !
Voulez-vous discuter avec kermitfrog19 ?
O N
Brady clique sur O et se penche en avant. Pendant un instant, la jubilation se lit sur son visage, jusqu’à ce que la perplexité s’insinue. Et alors qu’il lit le message encore et encore, la perplexité se mue d’abord en rage puis en pure fureur.
J’ai vu pas mal d’aveux bidon dans ma vie, mais alors là, chapeau.
Je suis retraité mais pas stupide.
Des éléments de preuves prouvent que vous n’êtes pas le Tueur à la Mercedes.
Alors va te faire foutre, connard.
Brady réfrène une envie presque insurmontable de balancer son poing à travers l’écran de son ordinateur. Il reste assis au fond de sa chaise, tremblant de tous ses membres. Les yeux agrandis par la stupeur. Une minute s’écoule. Deux. Trois.
Je vais bientôt me lever de ma chaise, pense-t-il. Me lever et retourner me coucher.
Mais quel bien ça lui fera ? Il n’arrivera pas à dormir, de toute façon.
« Espèce de gros enculé, murmure-t-il, sans se rendre compte que de chaudes larmes ont commencé à perler aux coins de ses yeux. Espèce d’abruti de gros enculé de merde. C’était moi ! C’était moi ! C’était moi ! »
Des éléments de preuves.
C’est impossible.
Il ne veut pas rater l’occasion de faire du mal à ce gros tas de vieux flic et avec cette idée, la capacité à réfléchir lui revient. Comment s’y prendre ? Il considère la question pendant près d’une demi-heure, envisageant puis rejetant différents scénarios. La réponse, quand elle lui vient, est d’une élégante simplicité. L’ami du gros flic — son seul ami, d’après ce que Brady a pu constater — est un petit nègre avec un nom de Blanc. Et qu’est-ce que ce petit nègre aime par-dessus tout ? Qu’est-ce que la famille du petit nègre aime par-dessus tout ? Le setter irlandais, bien sûr. Odell.
Brady repense à son vieux fantasme des glaces empoisonnées et se met à rire. Il repart sur Internet et commence ses recherches.
Mes petites vérifications préalables, se dit-il, et il sourit.
Au bout d’un moment, il s’aperçoit que sa migraine a disparu.