APPÂT EMPOISONNÉ

1

Il ne faut pas longtemps à Brady Hartsfield pour décider de la manière dont il s’y prendra pour empoisonner Odell, l’ami à poils de Jerome Robinson. Et ça aide que Brady soit aussi Ralph Jones, un double fictif avec juste ce qu’il faut de crédit fidélité — et une carte Visa avec haut plafond de retrait — pour pouvoir passer commande sur des sites tels qu’Amazon et eBay. La plupart des gens ne savent pas à quel point il est facile de se créer un avatar. Il suffit de payer ses factures. Sinon, on peut se faire démasquer en un rien de temps.

Sous le nom Ralph Jones, il commande une boîte d’un kilo de Gopher-Go et donne l’adresse de la boîte postale de Ralphie, le Speedy Postal près de Discount Electronix.

Le principe actif du Gopher-Go est la strychnine. Brady recherche sur le Net les effets d’un empoisonnement à la strychnine et découvre avec délectation qu’Odell passera un long et douloureux quart d’heure. Vingt minutes environ après l’ingestion, la victime commence à présenter des spasmes musculaires au niveau du cou et de la tête. Les spasmes se propagent ensuite très rapidement au reste du corps. La bouche s’étire en un rictus (chez les humains, en tout cas ; pour ce qui est des chiens, Brady ne sait pas). Il peut y avoir des vomissements mais à ce stade de l’intoxication, trop de poison a été assimilé par le corps et il est déjà trop tard. Les convulsions s’installent et empirent jusqu’à ce que la colonne vertébrale se cambre brutalement et reste bloquée. Il arrive que l’épine dorsale se rompe carrément. Quand la mort survient — comme une délivrance, Brady n’en doute pas —, c’est par asphyxie. Le système nerveux chargé d’amener l’oxygène aux poumons déclare forfait.

Brady a tellement hâte.

Heureusement, il n’aura pas à attendre longtemps, se dit-il alors qu’il éteint ses sept ordinateurs et remonte les escaliers. Il devrait recevoir son petit colis la semaine prochaine. La meilleure façon de faire avaler ce truc au clébard serait de le mélanger à une délicieuse et juteuse boulette de steak haché. Tous les chiens aiment le steak haché, et Brady sait exactement comment il livrera sa friandise à Odell.

Barbara Robinson, la petite sœur de Jerome, et son amie Hilda adorent aller au Zoney’s GoMart, la supérette à quelques rues de chez les Robinson. Elles disent que c’est parce qu’elles aiment leur Icee au raisin, mais si elles aiment tant y aller, c’est parce qu’elles y retrouvent leurs autres petites copines. Là-bas, elles s’assoient sur le muret du parking de quatre places derrière la supérette, six petites poulettes piaillant, rigolant et s’échangeant des bonbons. Brady les voit souvent quand il passe au volant de son camion de Mister Délice. Il leur fait coucou de la main et elles lui font coucou en retour.

Tout le monde aime le marchand de glaces.

Mrs Robinson autorise ces sorties une à deux fois par semaine (Zoney’s n’est pas un repère de drogués ; elle a probablement enquêté elle-même là-dessus) mais pose certaines conditions que Brady n’a aucun mal à imaginer. Barbara ne doit jamais y aller seule ; elle doit revenir au bout d’une heure maximum ; elle et ses copines doivent toujours prendre Odell. Les chiens ne sont pas autorisés chez GoMart, c’est pourquoi Barbara l’attache à la poignée de la porte des toilettes extérieures pendant qu’elle et Hilda vont acheter leur granité au raisin.

C’est là que Brady — dans sa propre voiture, une Subaru banale — jettera la boulette de viande létale à Odell. C’est un gros chien : l’agonie pourrait durer vingt-quatre heures. Brady l’espère. Le chagrin a son propre pouvoir de contagion bien rendu par l’adage la merde a tendance à s’étaler. Plus Odell souffrira, plus la petite négresse et son grand frère souffriront. Jerome fera part de son chagrin au vieux flic, alias Kermit William Hodges, qui comprendra alors que le chien est mort par sa faute, simple vengeance pour lui avoir envoyé ce message rageant et irrespectueux. Quand Odell mourra, le gros flic saura…

Les yeux écarquillés par son début de prise de conscience, Brady s’arrête en plein milieu de l’escalier du premier étage, écoutant les ronflements de sa mère en bruit de fond.

Le gros saura.

Et ça pose un problème, non ? Car chaque action entraîne son lot de conséquences. C’est la raison pour laquelle Brady a pu imaginer empoisonner la cargaison de glaces qu’il vend aux mioches mais qu’il ne le fera probablement pas. Pas tant qu’il voudra faire profil bas, en tout cas, et pour l’instant, c’est bien ce qu’il compte faire.

Apparemment, Hodges n’a toujours pas montré la lettre à ses anciens collègues de boulot. Au début, Brady pensait que Hodges voulait que ça reste entre eux, qu’il voulait peut-être essayer de coincer le Tueur à la Mercedes tout seul et s’octroyer ainsi un dernier moment de gloire post-retraite, mais Brady n’est pas si bête. Pourquoi est-ce que ce putain d’Off-Ret chercherait à le coincer s’il pense avoir affaire à un imposteur ?

Brady n’arrive pas à comprendre comment Hodges a pu en venir à cette conclusion alors que lui, Brady, savait pour le bonnet de douche et la javel, détails qui n’ont jamais été révélés à la presse. Or c’est ce qu’il a conclu. Si Brady empoisonne Odell, Hodges appellera ses copains flics à la rescousse. À commencer par son ancien coéquipier, Huntley.

Pire, ça pourrait donner à l’homme que Brady tente de pousser au suicide une nouvelle raison de vivre, renversant l’effet escompté de la lettre si savamment composée. Ce serait totalement injuste. Pousser la connasse de Trelawney à bout avait été le plus grand kif de toute sa vie, bien plus grand (pour des raisons qu’il ne comprend pas et ne souhaite pas élucider) que de tuer tous ces gens avec sa voiture, et il voulait revivre ça.

Que l’inspecteur en chef de l’enquête se suicide : quel triomphe ce serait !

Brady n’a pas bougé, il réfléchit intensément.

Il se peut que le gros enfoiré saute quand même le pas, se dit-il. Tuer le chien pourrait être le dernier petit coup de pouce dont il a besoin.

Sauf qu’il n’y croit pas vraiment et que sa tête se remet à palpiter comme pour le mettre en garde.

Il ressent une soudaine et terrible envie de redescendre au sous-sol, d’aller sur le site du Parapluie de Debbie et de demander au vieux flic de quels putains « d’éléments de preuves » il parle pour que lui, Brady, puisse les démolir. Mais ce serait une grave erreur. Il aurait l’air suppliant, voire désespéré.

Va te faire foutre, connard.

Mais c’était moi ! J’ai risqué ma liberté, j’ai risqué ma vie, et je l’ai fait ! Tu peux pas me l’enlever ! C’est injuste !

Sa tête le lance à nouveau.

Espèce d’enfoiré de fils de pute, pense-t-il. D’une manière ou d’une autre, tu vas payer, mais pas avant que je crève le chien. Peut-être que je crèverai aussi ton nègre. Peut-être toute sa famille. Et après ça, tout un tas d’autres gens. Suffisamment pour qu’à côté, le Massacre du City Center ait l’air d’un pique-nique.

Il retourne dans sa chambre et s’allonge sur son lit en sous-vêtements. Sa tête le lance à nouveau et ses bras tremblent (comme si c’était lui qui avait ingéré de la strychnine). Il n’a plus qu’à attendre et agoniser jusqu’au petit matin, à moins que…

Il se lève et redescend le couloir. Il reste devant la porte ouverte de la chambre de sa mère pendant au moins quatre minutes puis capitule et entre. Il s’allonge à côté d’elle et son mal de tête commence à se dissiper presque aussitôt. Peut-être que c’est la chaleur du lit. Peut-être que c’est son odeur — shampoing, lait pour le corps, vapeurs d’alcool. Les deux, probablement.

Elle se retourne. Ses yeux grands ouverts brillent dans le noir. « Oh, mon lapin. Ça recommence ?

— Oui. » Il sent les larmes lui brûler les yeux.

« Une Petite Sorcière ?

— Non, une Grande Sorcière, cette fois.

— Tu veux que je t’aide ? » Elle connaît déjà la réponse ; elle la sent palpiter contre son ventre. « Tu en fais tellement pour moi, dit-elle avec tendresse. Laisse-moi faire au moins ça pour toi. »

Il ferme les yeux. Son haleine est chargée d’alcool mais ça ne le dérange pas même si d’habitude, il déteste. « D’accord. »

Elle s’occupe de lui prestement et d’une main experte. Ça ne prend pas longtemps. Ça ne prend jamais longtemps.

« Voilà, dit-elle. Dors maintenant, mon lapin. »

Et il s’endort, presque immédiatement.

Quand il se réveille à la lueur du jour, elle ronfle de nouveau, une mèche de cheveux collée au coin de la bouche. Il sort du lit et retourne dans sa chambre. Il a les idées claires. Son poison pour rongeurs à la strychnine est en route. Quand il arrivera, il empoisonnera le chien, et au diable les conséquences. Au diable les putains de conséquences. Quant à ces sales nègres petits-bourgeois avec leurs noms de blancs, on s’en fout. Le gros viendra ensuite, mais seulement après qu’il aura eu pleinement l’occasion d’éprouver la douleur de Jerome et le chagrin de Barbara, et peu importe qu’il se suicide ou non. L’important, c’est qu’il disparaisse. Et après ça…

« Quelque chose de grand, dit-il en enfilant un jean et un T-shirt blanc. Des flammes de gloire. » Quel genre de flammes exactement, il ne sait pas encore ; mais c’est pas grave, il a le temps. D’abord, il doit régler quelque chose. Il faut qu’il démolisse les soi-disant « éléments de preuves » de Hodges et qu’il réussisse à le convaincre que c’est lui, Brady, le Tueur à la Mercedes, le monstre que Hodges n’a jamais réussi à attraper. Il faut qu’il remue le couteau dans la plaie jusqu’à ce que ça saigne. C’est quelque chose qu’il doit faire car si Hodges croit à ces « éléments de preuves » bidon, les autres flics — les vrais flics — y croiront aussi. Et c’est inacceptable. Il faut…

« Que je sois crédible ! s’exclame Brady, seul dans la cuisine. Il faut que je sois crédible ! »

Il entreprend de se confectionner le petit-déjeuner : œufs, bacon. L’odeur pourrait monter jusqu’à maman et lui donner envie. Et si elle se lève pas, pas grave. Il mangera sa part. Il est affamé.

2

Cette fois-ci ça marche, même si Deborah Ann apparaît encore endormie et qu’elle n’a pas fini de nouer son peignoir. Elle a les yeux rouges, les joues pâles et les cheveux dans tous les sens. Elle ne connaît plus les durs lendemains de cuite, pas vraiment, son cerveau et son corps sont trop habitués à l’alcool, mais elle passe toutes ses matinées dans une espèce de flou artistique à regarder des jeux télévisés et à gober des anti-acides. Vers deux heures de l’après-midi, quand le monde commence à retrouver de sa netteté, elle se sert son premier verre de la journée.

Si elle se rappelle ce qui s’est passé la veille au soir, elle n’en parle pas. Le fait est qu’elle n’en parle jamais. Aucun d’eux n’en parle.

On ne parle jamais de Frankie, non plus, pense Brady. Qu’est-ce qu’on pourrait bien dire ? Dis donc, c’est dommage quand même cette chute qu’il a faite ?

« Sent bon, dit-elle. Y en a pour moi ?

— Autant que tu veux. Café ?

— S’il te plaît. Beaucoup de sucre. »

Elle s’assoit à la table de la cuisine et fixe la télévision posée sur le comptoir. Elle n’est pas allumée mais elle la fixe quand même. Pour ce que Brady en sait, elle croit peut-être qu’elle est allumée.

« T’as pas mis ton uniforme », dit-elle — parlant de sa chemise bleue avec DISCOUNT ELECTRONIX imprimé sur la poche. Il en a trois dans sa penderie. C’est lui qui les repasse. Comme l’aspirateur et la lessive, le repassage n’est vraiment pas le truc de maman.

« Je commence qu’à dix heures », répond-il. Et comme s’il venait de prononcer les mots d’une incantation magique, son téléphone sort de sa veille et se met à vibrer de l’autre côté du comptoir. Il l’attrape juste avant qu’il ne tombe par terre.

« Réponds pas, mon lapin. Fais comme si on était sortis pour le petit-déjeuner. »

C’est tentant mais Brady est tout aussi incapable de laisser un téléphone sonner qu’il est incapable d’abandonner son projet, confus et changeant, de destruction grandiose. Il regarde le numéro entrant et n’est pas étonné de voir TONES affiché à l’écran. Anthony « Tones » Frobisher, le grand chef suprême de Discount Electronix (celui de Birch Hill seulement).

Il décroche et dit : « C’est pas l’heure, Tones.

— Je sais mais j’ai besoin de toi pour un dépannage. J’ai vraiment, vraiment besoin de toi. » Tones n’a aucun droit de faire venir Brady plus tôt, d’où le ton suppliant. « Et puis c’est Mrs Rollins, tu sais qu’elle laisse toujours un bon pourboire. »

Évidemment qu’elle laisse un bon pourboire, elle habite à Sugar Heights. La Cyber Patrouille fait beaucoup de dépannages du côté de Sugar Heights, et parmi leurs clients — parmi les clients de Brady — il y a eu la défunte Olivia Trelawney. Il avait fait deux dépannages chez elle après qu’ils avaient commencé à discuter sous le Parapluie Bleu de Debbie, et quel pied il avait pris. De voir tout le poids qu’elle avait perdu. De voir à quel point ses mains s’étaient mises à trembler. Et puis, avoir accès à son ordinateur avait bien élargi son champ d’action.

« Je sais pas Tones… » Mais il sait très bien qu’il ira, et pas seulement parce que Mrs Rollins laisse de bons pourboires. C’est toujours un plaisir de passer devant le 729 Lilac Drive et de se dire : c’est moi qui suis la cause de ces volets fermés. Tout ce que j’ai eu à faire, c’est ajouter un seul petit programme à son Mac.

Les ordinateurs, quelle merveille.

« Écoute, Brady, si tu fais ça pour moi, je te laisse ta journée. Qu’est-ce que t’en dis ? Ramène-moi juste la Coccinelle et après t’es libre de traîner où tu veux en attendant l’heure de grimper dans ton ridicule fourgon à glaces.

— Pourquoi tu demandes pas à Freddi ? »

Provocation pure et simple. Si Tones avait pu envoyer Freddi, elle serait déjà en route.

« Elle a appelé pour dire qu’elle était malade. Règles douloureuses. Bien sûr, c’est des conneries. Je le sais, elle le sait, et elle sait que je sais, mais elle portera plainte pour harcèlement sexuel si je mets sa parole en doute. Et ça aussi, elle sait que je le sais. »

Maman voit Brady sourire et sourit en retour. Elle lève une main, ferme le poing et tourne. Serre-lui les couilles, mon lapin. Brady étouffe un rire. M’man a beau être alcoolique, ne cuisiner qu’une à deux fois par semaine et être emmerdante à souhait, des fois, elle peut lire en lui comme dans un livre ouvert.

« D’accord, dit Brady. Je peux y aller avec ma voiture ?

— Tu sais que je ne peux pas te rembourser les frais de déplacement sur ton véhicule personnel, répond Tones.

— Et puis c’est le règlement de l’entreprise, c’est ça ?

— Eh bien… oui. »

Schyn Ltd., la société mère allemande de DE, considère que les Coccinelle Cyber Patrouille sont une bonne publicité pour la compagnie. Freddi Linklatter, elle, considère que quiconque veut d’un type conduisant une Coccinelle vert morve pour réparer son ordinateur est cinglé, et sur ce point-là, Brady la rejoint entièrement. Toujours est-il qu’il doit y avoir un paquet de gens cinglés dehors car ils ne manquent jamais de clients.

Bien que très peu lâchent d’aussi bons pourboires que Paula Rollins.

« OK, concède Brady. Mais tu me revaudras ça.

— Merci, mon pote. »

Brady raccroche sans prendre la peine d’ajouter : J’suis pas ton pote et on le sait tous les deux.

3

Paula Rollins est une blonde bien roulée qui vit dans un manoir de seize pièces de style Tudor à trois rues de la bicoque de feu Mrs T. Et elle a ces seize pièces pour elle toute seule. Brady ne sait pas vraiment ce qu’elle fait dans la vie mais il imagine qu’elle doit être la deuxième ou troisième ex-femme-trophée d’un type plein aux as et qu’elle a dû gagner le gros lot au moment du divorce. Peut-être que le type en question était trop obnubilé par son énorme paire de seins pour s’intéresser au contrat de mariage. Brady s’en fout pas mal à vrai dire, tout ce qu’il sait, c’est qu’elle a toujours du liquide sur elle et qu’elle n’a jamais essayé d’abuser de ses formes avec lui. C’est bien. Il n’est pas intéressé par les rondeurs de Mrs Rollins.

Quoique là, elle l’attrape carrément par la main et le tire presque à l’intérieur.

« Oh… Brady ! Dieu merci ! »

On dirait une femme qui vient de passer trois jours sur une île déserte sans boire ni manger, mais il remarque le petit temps d’arrêt avant qu’elle prononce son nom et le petit coup d’œil jeté à son badge, même s’il est déjà venu ici une bonne demi-douzaine de fois. (Et Freddi aussi, d’ailleurs ; Paula Rollins est une tueuse d’ordis en série.) Ça lui est égal qu’elle ne se souvienne pas de lui. Brady aime se faire oublier.

« Je… je ne sais pas ce qui cloche ! »

Comme si cette pauvre conne l’avait jamais su. La dernière fois qu’il est venu, il y a six semaines, elle était convaincue qu’un virus avait bouffé tous ses fichiers alors que ce n’était qu’une panique du noyau. Brady l’avait gentiment chassée du bureau et lui avait promis (sans grand optimisme) de faire tout ce qu’il pourrait. Puis il s’était installé, avait redémarré l’ordinateur et avait surfé un moment sur le Net avant de l’appeler et de lui annoncer qu’il avait réussi à résoudre le problème juste à temps. Une demi-heure de plus et elle aurait vraiment perdu tous ses dossiers. Elle lui avait donné quatre-vingts dollars de pourboire. Maman et lui étaient allés au restaurant ce soir-là et avaient partagé une bouteille de champagne pas mal du tout.

« Dites-moi tout, dit Brady, aussi grave qu’un neurochirurgien.

— Je n’y ai même pas touché », gémit-elle.

Elle gémit tout le temps. Comme la plupart de ses clients. Et pas seulement les femmes. Rien ne peut émasculer un cadre supérieur plus rapidement que la possibilité que tout le contenu de son MacBook se soit volatilisé au paradis des données informatiques.

Elle l’entraîne à travers le salon (aussi long que le wagon-restaurant d’un Amtrak) puis dans son bureau.

« J’ai fait le ménage, les vitres, l’aspirateur — je ne laisse jamais la femme de ménage entrer dans mon bureau — et quand j’ai voulu aller voir mes mails, impossible d’allumer ce satané ordinateur !

— Mmmh, étrange. »

Brady sait que Mrs Rollins a une femme de ménage latino, mais apparemment, la bonne est interdite de bureau. Ce qui est tant mieux pour elle, car Brady a déjà repéré d’où vient le problème, et si la bonne en avait été responsable, elle se serait probablement fait virer.

« Vous allez pouvoir réparer ça, hein, Brady ? » Baignés de larmes, les yeux bleus de Mrs Rollins n’ont jamais paru aussi grands. Brady a une soudaine vision du personnage de Betty Boop que l’on peut encore voir dans ces vieux dessins animés sur YouTube, pense Poo-poo-pee-doo ! et doit se retenir de rire.

« Je vais essayer, en tout cas, répond-il valeureusement.

— Il faut que je file chez Helen Wilcox, de l’autre côté de la rue, j’en ai pour une minute. Il y a du café frais dans la cuisine, si vous voulez. »

Sur ce, elle disparaît et le laisse seul dans sa grande et luxueuse maison, avec Dieu sait combien de bijoux de valeur éparpillés à l’étage. Mais elle n’a rien à craindre de lui. Brady ne volerait jamais rien chez un de ses clients. Il pourrait être pris la main dans le sac. Et même s’il ne se faisait pas prendre, qui serait le principal suspect, d’après vous ? Sans déconner, il avait pas fauché tous ces crétins de demandeurs d’emploi au City Center pour se faire arrêter pour le vol d’une paire de boucles d’oreilles en diamants qu’il ne saurait même pas comment refourguer.

Il attend que la porte de derrière claque et va à la fenêtre du salon pour la regarder trimballer ses nichons de première classe de l’autre côté de la rue. Une fois qu’elle est hors de vue, il retourne dans le bureau, se met à quatre pattes et rebranche l’ordinateur. Elle a dû tirer sur la prise pour pouvoir passer l’aspirateur et oublier de la rebrancher…

L’écran s’allume et lui demande d’entrer un mot de passe. Nonchalamment, juste pour passer le temps, il tape PAULA et son bureau apparaît, ainsi que tous ses dossiers personnels. Putain, les gens sont vraiment bêtes.

Il va sur le site du Parapluie de Debbie pour voir si le vieux flic a posté quelque chose d’autre. Aucun nouveau message, mais sur un coup de tête, Brady décide finalement de lui répondre. Et pourquoi pas ?

Au lycée, il avait appris que dans son cas, il n’est pas forcément bon de trop réfléchir avant d’écrire. Trop de nouvelles idées surgissent et commencent à interférer les unes avec les autres. Il vaut mieux se lancer. C’est comme ça qu’il avait décidé d’écrire à Olivia Trelawney, chauffé à blanc — white heat, baby — et c’est aussi comme ça qu’il avait écrit à Hodges, même s’il s’était relu plusieurs fois pour s’assurer de garder une certaine cohérence dans son style.

C’est le même style qu’il utilise maintenant, sauf que cette fois, il essaie de la faire courte.

Et comment j’aurais su pour le bonnet de douche et la javel, Inspecteur Hodges ? ÇA c’étaient des éléments de preuves jamais divulgués à la presse et à la télé. Vous dites que vous n’êtes pas stupide mais ÇA M’EN A TOUT L’AIR. Je pense que c’est toute cette télé que vous regardez qui vous a pourri le cerveau.

QUELS éléments de preuves ?

JE VOUS METS AU DÉFI DE RÉPONDRE.

Brady relit son message et ne fait qu’un seul petit changement : il rajoute des traits d’union à bonnet-de-douche. Il ne pense pas qu’il éveillera un jour les soupçons, mais si jamais c’était le cas, il sait qu’on lui demanderait de fournir un échantillon de son écriture. Il aimerait presque que ce jour arrive. Il portait un masque le jour du massacre et la plume du Tueur à la Mercedes en est un autre.

Il appuie sur ENVOYER puis déroule l’historique de Mrs Rollins. Il s’immobilise un instant, amusé, quand il voit plusieurs entrées pour le site Nœud Papillon et Queue-de-Pie. Il sait de quoi il s’agit car Freddi Linklatter lui en a déjà parlé : un service d’escortes masculines. Il semblerait que Mrs Rollins ait une vie secrète.

Mais n’est-ce pas le cas de tout un chacun ?

Ça ne le regarde pas. Il efface les traces de son passage sous le Parapluie Bleu de Debbie puis ouvre sa caisse de travail et en sort tout un tas de merdes : des CD-ROM, un modem (cassé, mais ça, elle ne le sait pas), plusieurs clés USB et un régulateur de tension qui n’a absolument aucun lien avec l’informatique mais rajoute au côté technologique. Il sort aussi un livre de poche de Lee Child et lit jusqu’à ce qu’il entende sa cliente rentrer par la porte arrière, vingt minutes plus tard.

Quand Mrs Rollins passe la tête par la porte du bureau, le livre est hors de vue et Brady est en train de ranger tout son bordel. Elle le gratifie d’un sourire inquiet. « Bonnes nouvelles ?

— C’était plutôt mal parti, dit Brady. Mais j’ai pu identifier le problème. L’interrupteur de déconnexion était usé et bloquait votre circuit. Dans un cas de figure pareil, si l’ordinateur démarre, vous risquez de perdre toutes vos données, c’est pourquoi l’ordinateur est généralement programmé pour ne pas démarrer. » Il la regarde d’un air grave. « Il se peut même que la maudite machine prenne feu. C’est déjà arrivé.

— Oh… mon… Dieu, souffle-t-elle en chargeant chaque mot d’une intensité dramatique et en plaçant une main haut sur sa poitrine. Vous êtes sûr que c’est bon ?

— Impec. Vérifiez vous-même. »

Il allume l’ordinateur et détourne poliment le regard pendant qu’elle entre son mot de passe à la con. Elle ouvre quelques dossiers puis se tourne vers lui, tout sourire. « Brady, vous êtes un don du ciel.

— Ma mère disait la même chose jusqu’à ce que j’achète mes premières bières. »

Elle éclate de rire comme si c’était le truc le plus drôle qu’elle ait jamais entendu. Brady aussi rigole, parce que tout d’un coup, il a une vision : elle allongée et lui à genoux sur ses épaules, lui enfonçant un de ses couteaux de cuisine bien profond dans sa bouche hurlante.

Il sent presque le cartilage céder.

4

Hodges lit la réponse du Tueur à la Mercedes quelques minutes seulement après que Brady a cliqué sur ENVOYER ; ces temps-ci, il vérifie le site du Parapluie de Debbie très fréquemment.

Un grand sourire lui vient aux lèvres, un sourire qui lui adoucit les traits du visage et le rend presque beau. Ils viennent officiellement d’entamer leur relation : Hodges le pêcheur et Mr Mercedes le poisson. Mais un poisson rusé, se dit Hodges, un poisson qui, dans un mouvement brusque et soudain, est capable de casser la ligne à tout moment. Il faudra le manipuler très prudemment, le remonter à la surface doucement. Si Hodges est habile, s’il est patient, tôt ou tard, Mr Mercedes finira par accepter de le rencontrer. Hodges en est persuadé.

Car s’il n’arrive pas à me pousser au suicide, alors il ne lui restera plus qu’une solution, le meurtre.

Le plus intelligent à faire pour Mr Mercedes serait de couper tout contact ; de tourner les talons et de rebrousser chemin. S’il fait ça, la piste se perdra. Mais il ne le fera pas. Il est furieux et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Hodges se demande si Mr Mercedes sait à quel point il est cinglé. Et s’il le sait, alors il y a dans son message une pépite d’information pure et dure :

Je pense que c’est toute cette télé que vous regardez qui vous a pourri le cerveau.

Jusqu’à ce matin, Hodges suspectait seulement Mr Mercedes de l’espionner ; maintenant il en est sûr. Le fils de pute est passé devant chez lui, et pas qu’une fois.

Il attrape son carnet et commence à griffonner des réponses possibles. Il faut qu’il en choisisse une bonne parce que son poisson est en train de mordre à l’hameçon. La douleur le rend fou, même s’il ne sait pas encore très bien ce qui lui arrive. Il faut le pousser à bout avant qu’il ne comprenne, ce que signifie prendre un risque. Hodges doit tirer sur la ligne pour enfoncer l’hameçon plus profondément, au risque de casser le fil. Mais comment… ?

Hodges se souvient de quelque chose qu’a dit Pete Huntley pendant leur repas, juste une remarque en passant, et la réponse vient à lui. Hodges écrit sur son bloc, réécrit, puis peaufine. Il relit le message dans sa totalité ; il est content de lui. Concis et provocateur. T’as oublié un truc, ducon. Un truc qu’un imposteur ne pourrait pas savoir. Ou un non-imposteur en l’occurrence… sauf si Mr Mercedes a inspecté l’arme de son crime de fond en comble avant de prendre la route, et Hodges est prêt à parier que non.

S’il se trompe, la ligne cède et le poisson file. Mais comme on dit, qui ne tente rien n’a rien.

Il a envie d’envoyer le message tout de suite mais il sait que c’est une mauvaise idée. Laissons le poisson tourner encore un peu en rond avec cet horrible hameçon dans la bouche. La question, c’est quoi faire en attendant ? La télé ne l’a jamais aussi peu attiré…

Il a une idée — depuis ce matin, ça fuse — et ouvre le tiroir du bas de son bureau. Là, il y a un carton rempli de petits blocs-notes, ceux qu’il utilisait quand lui et Pete partaient faire du porte-à-porte. Il ne pensait pas en avoir à nouveau l’utilité mais il en sort un et le range dans la poche arrière de son chino.

Ça rentre parfaitement.

5

Hodges descend la rue et, à peu près à mi-chemin dans Harper Road, il commence à frapper aux portes, exactement comme à l’époque. Traversant et retraversant la rue, n’oubliant personne, faisant demi-tour s’il le faut. On est en semaine et il est étonné du nombre de gens qui lui ouvrent leur porte. Il y a des mères au foyer, mais la plupart sont des retraités comme lui, suffisamment chanceux pour avoir fini de payer leur maison avant que l’économie ne s’effondre, mais pas en pleine forme pour autant. Ne vivant pas forcément au jour le jour ni même à la petite semaine, d’accord, mais devant quand même surveiller leurs dépenses de près entre les courses et tous ces médicaments dont ont besoin les vieux.

Son histoire est simple, car la simplicité est toujours ce qu’il y a de mieux. Il y a eu des cambriolages à quelques rues de là — probablement des jeunes — et il fait le tour du quartier pour savoir si quelqu’un a repéré des véhicules suspects ces derniers temps. Qui auraient peut-être même roulé en dessous des trente kilomètres-heure autorisés. Il n’a pas besoin d’en dire plus ; tous regardent les séries policières et savent ce que « repérer les lieux » veut dire.

Il leur montre son badge avec la mention RETRAITÉ tamponnée en rouge sur son nom et ses signes distinctifs en dessous de sa photo. Il veille bien à préciser que non, il n’est pas envoyé par la police (la dernière chose dont il a besoin c’est que l’un de ses voisins appelle le commissariat de Murrow Street pour vérifier ses dires), que c’est son initiative personnelle. Après tout, lui aussi habite dans le quartier, il a donc un intérêt personnel à y faire respecter la sécurité.

Mrs Melbourne, la veuve dont les fleurs fascinaient tant Odell, l’invite à prendre un café et des biscuits. Hodges accepte parce qu’elle a l’air seule. C’est la deuxième fois qu’il discute vraiment avec elle et il se rend compte très rapidement qu’elle est excentrique au mieux, folle à lier au pire. Mais éloquente. Il doit lui accorder ça. Elle lui parle des 4 × 4 noirs qu’elle a remarqués (« Avec vitres teintées, on ne voit rien à travers, exactement comme dans 24 heures chrono ») et de leurs antennes spéciales. Des « antennes-fouets », comme elle dit, et elle balance la main d’avant en arrière pour illustrer son propos.

« Mmh-mmh, acquiesce Hodges. Je prends note. » Il tourne une page de son bloc-notes et écrit Il faut que je me barre d’ici sur une nouvelle page.

« C’est une excellente idée, s’exclame-t-elle avec enthousiasme. Je voulais aussi vous dire à quel point j’ai été désolée quand votre femme vous a quitté, inspecteur Hodges. Elle vous a bien quitté, n’est-ce pas ?

— Nous avons convenu de disconvenir, répond Hodges avec une cordialité qu’il ne ressent pas.

— Je suis tellement contente de savoir que vous gardez un œil sur le quartier. Un autre biscuit ? »

Hodges regarde sa montre, referme son bloc-notes et se lève. « J’adorerais mais je ferais mieux de filer. J’ai un rendez-vous. »

Elle scrute son embonpoint et dit : « Chez le docteur ?

— Chiropracteur. »

Elle fronce les sourcils, transformant son visage en coquille de noix avec des yeux.

« Attention, inspecteur Hodges, ces gens-là sont de dangereux charlatans. Certaines personnes se sont allongées sur leur table et n’ont plus jamais remarché. »

Elle le raccompagne jusqu’à la porte. À peine a-t-il posé le pied sous le porche qu’elle dit : « Si j’étais vous, je surveillerais ce marchand de glaces, aussi. En ce moment, on dirait qu’il est tout le temps là. Pensez-vous qu’ils font attention à qui ils embauchent pour conduire leurs petites camionnettes, chez Loeb’s Ice Cream ? Eh bien moi, je l’espère, car celui-ci est suspect. Il pourrait très bien être un pédorasta pour ce que j’en sais.

— Je suis sûr que leurs conducteurs ont des références mais j’y jetterai un œil.

— Encore une excellente idée ! » s’exclame-t-elle.

Hodges se demande ce qu’il ferait si elle sortait un grand crochet comme dans ces vieux vaudevilles pour essayer de le ramener à l’intérieur. Un souvenir d’enfance lui revient : la sorcière dans Hänsel et Gretel.

« Aussi — je viens juste d’y penser —, j’ai vu plusieurs camionnettes passer ces derniers temps. On dirait des camionnettes de livraison — il y des noms de sociétés dessus — mais n’importe qui peut s’inventer une entreprise, vous ne croyez pas ?

— C’est toujours possible, oui, dit Hodges en descendant les marches.

— Vous devriez passer au dix-sept, aussi. » Elle pointe un doigt vers le bas de la colline. « C’est tout en bas, presque au niveau de Hanover Street. Il y a toujours des gens qui traînent là-bas, le soir, et de la musique. » Elle se balance dans l’embrasure de la porte, exécutant presque une révérence. « C’est peut-être un repaire de drogués. De vendeurs de crack. »

Hodges la remercie pour le conseil et traverse diligemment la rue. Des 4 × 4 noirs et Mister Délice, se dit-il. Et des camionnettes de livraison pleines de terroristes d’al-Qaida.

De l’autre côté de la rue, il trouve un papa au foyer, un certain Alan Bowfinger. « À ne pas confondre avec Goldfinger », dit l’intéressé en l’invitant à s’asseoir sur l’une des chaises de jardin installées du côté ombragé de la maison. Hodges accepte avec joie.

Bowfinger lui explique qu’il gagne sa vie en concevant des cartes de vœux. « Je suis plutôt spécialisé dans celles qui sont légèrement taquines. Genre devant il y a écrit “Joyeux Anniversaire ! Toujours aussi jeune !” et quand vous l’ouvrez, y a un morceau de papier alu tout fripé qui se déplie.

— Et que dit la légende ? »

Bowfinger lève la main pour mimer un encadré. « Ça ne fait pas un pli !

— Pas très sympa, avance Hodges.

— C’est vrai, mais ça se termine sur une note affectueuse. C’est ça qui est vendeur. D’abord la pique, puis l’accolade. Quant à ce qui vous amène ici, monsieur Hodges… ou bien dois-je dire inspecteur ?

— Non, juste monsieur Hodges.

— Eh bien, je n’ai rien remarqué d’inhabituel, non. Pas de véhicules anormalement lents, sauf peut-être des gens qui cherchent leur route, et le marchand de glaces à la sortie des écoles. » Bowfinger lève les yeux au ciel. « Vous avez eu le rapport de Mrs Melbourne ?

— Eh bien…

— Elle fait partie de la CNRPA, dit Bowfinger. La Commission nationale de recherche sur les phénomènes aériens.

— Météo ? Tornades et cumulonimbus ?

— Soucoupes volantes. » Bowfinger lève un doigt en direction du ciel. « Elle croit qu’ils sont parmi nous. »

Hodges dit quelque chose qu’il n’aurait jamais révélé s’il était toujours en service et qu’il travaillait officiellement sur une enquête. « Elle pense que Mister Délice est un pédorasta. »

Bowfinger rit à en pleurer. « Oh misère, dit-il. Ce gars-là est dans le coin depuis au moins cinq ou six ans, à conduire son petit camion et à faire sonner sa petite clochette. À combien de petits pédos vous croyez qu’il a chanté des comptines reggae ?

— Aucune idée, répond Hodges en se levant de sa chaise. Des dizaines, je dirais. »

Lui et Bowfinger se serrent la main. Autre chose que Hodges découvre avec la retraite : ses voisins ont leur propre histoire et personnalité. Certains d’entre eux sont même intéressants.

Alors qu’il remet son bloc-notes dans sa poche arrière, une expression d’inquiétude traverse le visage de Bowfinger.

« Quoi ? » demande Hodges, aussitôt sur le qui-vive.

Bowfinger pointe le doigt vers l’autre côté de la rue et dit : « Vous avez pas mangé de ses biscuits, si ?

— Si. Pourquoi ?

— Je m’éloignerais pas trop des toilettes pendant quelques heures, si j’étais vous. »

6

Quand il arrive chez lui, les pieds brûlants et les chevilles chantant deux octaves trop haut, son répondeur clignote. C’est Pete Huntley, surexcité. « Rappelle-moi, dit-il. C’est hallucinant. Un truc de DIN-GUE ! »

Tout d’un coup, et de manière totalement irrationnelle, Hodges est persuadé que Pete et sa toute nouvelle associée, Isabelle, ont coincé le Tueur à la Mercedes. Il ressent une profonde jalousie et — délirant mais vrai — de la colère. Il rappelle Pete aussitôt, le cœur tambourinant, mais tombe directement sur la messagerie.

« J’ai eu ton message, dit Hodges. Rappelle-moi dès que tu peux. »

Il raccroche et reste assis là, immobile, tapant des doigts sur le bord de son bureau. Peu importe qui coince ce salopard de psychopathe, se dit-il, mais il ne le pense pas. D’abord, ça veut dire que sa correspondance avec le crèminel (marrant comment il s’est habitué à ce mot) ressortira certainement à un moment ou à un autre, et ça pourrait le foutre dans de beaux draps. Mais c’est pas ça qui le contrarie. Ce qui le contrarie, c’est que sans Mr Mercedes, les choses vont redevenir exactement comme avant : télé toute la journée et mumuse avec le flingue à papa.

Il sort son bloc à feuilles jaunes et commence à retranscrire les informations qu’il a glanées pendant son tour du quartier. Au bout d’une minute ou deux, il balance le bloc-notes dans la chemise du dossier Mercedes et le referme d’un coup sec. Si Pete et Izzie Jaynes ont eu le type, qu’est-ce qu’on a à foutre des camionnettes de Mrs Melbourne et de ses 4 × 4 noirs sinistres ?

Il a envie d’aller sous le Parapluie Bleu de Debbie et d’envoyer un message à mercytueur : Alors, ils t’ont eu ?

Ridicule mais sauvagement tentant.

Son téléphone sonne, il se jette dessus mais ce n’est pas Pete. C’est la sœur d’Olivia Trelawney.

« Ah, dit-il, bonjour madame Patterson. Vous allez bien ?

— Oui, merci, mais c’est Janey, vous vous souvenez ? Moi Janey, vous Bill.

— Janey, oui, pardon.

— Vous n’avez pas l’air tout à fait ravi de m’entendre, Bill. »

Ne serait-elle pas, ne serait-ce qu’un chouïa, en train de flirter ? Ne serait-ce pas chouette ça ?

« Oh, si, si, bien sûr, c’est juste que je n’ai rien de nouveau.

— Je ne m’attendais pas au contraire. J’appelle au sujet de ma mère. L’infirmière qui la suit à Beausoleil est de service dans l’aile McDonald aujourd’hui ; c’est là qu’est la petite suite de ma mère. Je lui avais demandé de m’appeler si elle avait un sursaut de lucidité. Ça lui arrive encore.

— Oui, c’est ce que vous m’avez dit.

— Donc elle vient de m’appeler pour me dire que ma mère était de nouveau parmi nous, du moins pour l’instant. Il se peut que ça dure un jour ou deux avant qu’on la reperde. Vous voulez toujours la voir ?

— Je pense, oui, dit Hodges sans trop s’avancer. Mais pas avant cet après-midi. J’attends un appel.

— Au sujet de l’homme qui a volé la voiture ? »

Janey est tout excitée. Comme je devrais l’être, se dit Hodges.

« C’est ce que j’attends de savoir. Je peux vous rappeler ?

— Bien sûr. Vous avez mon numéro de portable ?

— Ouais.

Ouais », répète-t-elle, gentiment moqueuse. Il réussit à sourire malgré sa nervosité. « Appelez-moi dès que vous avez une minute.

— Je n’y manquerai pas. »

Il n’a pas raccroché que le téléphone se remet à sonner. C’est Pete cette fois-ci, plus exalté que jamais.

« Billy ! Faut que j’y retourne, je suis en plein interrogatoire — en SI4, pour tout te dire, ta salle porte-bonheur, tu te rappelles ? — mais fallait que je t’appelle. On l’a eu, coéquipier, on l’a eu, putain !

— Eu qui ? » demande Hodges en essayant de garder une voix calme.

Les battements de son cœur aussi sont calmes maintenant, mais suffisamment puissants pour qu’il les sente dans ses tempes : poum, poum, poum.

« Cet enfoiré de Davis ! braille Pete. Qui d’autre ? »

Davis. Pas Mr Mercedes mais Donnie Davis, celui qui tue sa femme et fait de grands sourires aux caméras ensuite. De soulagement, Bill Hodges ferme les yeux. Il sait que ce n’est pas ce qu’il devrait ressentir, mais on ne contrôle pas ses émotions.

Il dit : « Donc, le corps que le garde-chasse a trouvé était bien celui de Sheila Davis ? T’es sûr ?

— Certain.

— T’as sucé qui pour avoir les résultats ADN aussi vite ? »

Quand Hodges bossait encore, ils étaient chanceux s’ils avaient les résultats des prélèvements ADN dans un délai d’un mois, c’était plutôt six semaines en moyenne.

« Pas besoin de confirmation ADN ! Enfin, pour le procès, si, mais…

— Comment ça pas…

— La ferme et écoute, OK ? Il s’est juste pointé et a tout avoué. Pas d’avocat et pas de justification à la con. On lui a récité ses droits et il a dit qu’il ne voulait pas d’avocat, qu’il voulait juste déballer tout ce qu’il avait sur le cœur.

— Nom de Dieu. Après tous les interrogatoires qu’on lui a fait passer et le flegme qu’il affichait ? T’es sûr qu’il est pas en train de se foutre de ta gueule ? De jouer une sorte de jeu pervers ? »

C’est probablement le genre de truc qu’essaierait de faire Mr Mercedes s’ils le chopaient. Pas juste un jeu pervers mais un long jeu pervers. N’est-ce pas pour cela qu’il essaie de faire varier son style d’écriture dans ses lettres empoisonnées ?

« Et Billy, y a pas que sa femme. Tu te rappelles toutes ces bimbos de rechange qu’il avait ? Des filles avec des brushings de taré, des seins comme des ballons et des noms comme Bobbi Sue ?

— Oui, et alors ?

— Quand tout ça paraîtra dans les journaux, crois-moi, ces filles-là se prosterneront en remerciant le ciel d’être encore en vie.

— J’te suis pas.

— Turnpike Joe, Billy ! Cinq femmes violées et assassinées sur différentes aires d’autoroutes entre ici et la Pennsylvanie, de 1994 à 2008 ! Donnie Davis dit que c’est lui ! Davis est Turnpike Joe ! Il nous a donné les dates, les lieux, les détails. Tout concorde. C’est… je suis sur le cul, Billy !

— Moi aussi », dit Hodges, et il le pense sincèrement. « Félicitations.

— Merci, mais j’ai rien fait à part aller bosser ce matin. » Pete rigole sauvagement. « J’ai l’impression d’avoir gagné au loto. »

Hodges n’a pas cette impression-là, mais au moins, il n’a pas perdu au loto. Il a toujours un dossier qui l’attend.

« Faut que j’y retourne avant qu’il change d’avis, Billy.

— Ouais, bien sûr. Mais… Pete ? Une dernière chose.

— Quoi ?

— Trouve-lui un commis d’office.

— Ah, Billy…

— Je déconne pas. Asticote-le tant que tu veux, mais avant de commencer, dis-lui — pour mémoire — que tu te charges de lui trouver un avocat. Tu peux lui poser toutes les questions que tu veux avant que le commis arrive au poste mais faut faire les choses bien, Pete. T’entends ?

— Ouais, d’accord. T’as raison. Je demanderai à Izzy de s’en occuper.

— Très bien. Allez, retournes-y, maintenant. Fais-lui sa fête. »

Pete pousse un cri de coq. Hodges a déjà lu quelque chose sur les gens qui font ce genre de bruit mais il ne l’avait jamais entendu — sauf chez les coqs évidemment.

« Turnpike Joe, putain ! Turnpike Joe ! Non mais t’y crois ? »

Il raccroche avant que son ancien coéquipier puisse répondre. Hodges reste assis là pendant bien cinq minutes, attendant que la tremblote due au contrecoup se calme. Puis il rappelle Janey Patterson.

« C’était pas au sujet de notre homme ?

— Non, désolé. Une autre affaire.

— Ah. Dommage.

— Ouais. Vous venez toujours avec moi à la maison de retraite ?

— Et comment. Je vous attends devant chez moi. »

Avant de partir, il vérifie le Parapluie Bleu de Debbie une dernière fois. Il n’y trouve rien de nouveau et il n’a pas l’intention d’envoyer son message minutieusement rédigé tout de suite. Ce soir suffira. Laissons le poisson mordre un peu plus fort à l’hameçon.

Il part de chez lui sans se douter une seule seconde qu’il ne reviendra pas.

7

Beausoleil est somptueux. Elizabeth Wharton, elle, ne l’est pas.

Elle est en fauteuil roulant, pliée en deux comme le Penseur de Rodin, se dit Hodges. Le soleil perce à travers la fenêtre, changeant ses cheveux en un nuage d’argent si fin qu’on dirait un halo. De l’autre côté de la fenêtre, sur une pelouse ondoyante et impeccablement entretenue, des vieux font une partie de croquet au ralenti. Le temps où Mrs Wharton jouait au croquet est révolu. Tout comme le temps où elle pouvait se tenir debout. La dernière fois que Hodges l’avait vue — Pete Huntley avec lui et Olivia Trelawney assise à côté d’elle — elle était voûtée. Maintenant elle est cassée.

Janey, pétillante dans son pantalon blanc fuselé et sa marinière, s’agenouille à côté d’elle, caressant une main salement tordue.

« Comment ça va aujourd’hui, chère maman ? demande-t-elle. Tu as l’air d’aller mieux. » Si c’est vrai, Hodges est horrifié.

Mrs Wharton regarde sa fille de ses yeux bleus délavés qui n’expriment rien, pas même la perplexité. Le cœur de Hodges sombre. Il a apprécié de faire la route avec Janey, la regarder, apprendre à la connaître surtout, et tant mieux. Ça veut dire qu’il n’a pas totalement perdu son temps.

Puis un petit miracle se produit. Les yeux teintés par la cataracte de la vieille dame s’éclairent ; sa bouche craquelée et dépourvue de rouge à lèvres dessine un sourire. « Bonjour, Janey. » C’est à peine si elle peut lever la tête mais ses yeux clignent en direction de Hodges. Ils sont maintenant glaçants. « Craig. »

Grâce à la conversation qu’ils ont eue sur le trajet, Hodges sait qui est Craig.

« Ce n’est pas Craig, maman. C’est un ami. Il s’appelle Bill Hodges. Tu l’as déjà rencontré.

— Non, je ne pense pas… » Elle s’interrompt — fronçant les sourcils — puis reprend : « Vous êtes… l’inspecteur de police ?

— Oui, madame. »

À quoi bon lui dire qu’il est retraité ? Mieux vaut rester le plus clair possible tant qu’il y a encore quelques neurones en état de marche là-dedans.

Elle se rembrunit encore davantage, creusant des rivières de rides dans son visage. « Vous pensiez que Livy avait laissé sa clé sur le contact et que c’était sa faute si cet homme lui avait volé sa voiture. Elle vous a répété et répété que non, mais vous ne l’avez jamais crue. »

Hodges imite Janey et s’agenouille près du fauteuil roulant. « Madame Wharton, je pense maintenant que nous avons peut-être eu tort.

— Bien sûr que vous aviez tort. » Elle reporte son regard vers sa dernière fille, levant les yeux vers elle sous l’arête osseuse de ses sourcils. C’est la seule façon dont elle peut regarder. « Où est Craig ?

— On a divorcé l’année dernière, maman. »

Elle réfléchit puis dit : « Bon débarras.

— À qui le dis-tu. Est-ce que Bill peut te poser quelques questions ?

— Bien sûr, voyons. Mais je veux du jus d’orange. Et mes cachets.

— Je vais voir avec les infirmières si c’est l’heure, dit Janey. Bill, je vous laisse avec… ? »

Il acquiesce et lui indique qu’elle peut partir d’un petit signe de deux doigts de la main. Aussitôt qu’elle a quitté la pièce, Hodges se lève, contourne le fauteuil pour les visiteurs et s’assoit sur le lit d’Elizabeth Wharton, les mains jointes entre ses genoux. Il a apporté son carnet mais il craint de la distraire s’il se met à prendre des notes. Tous deux se regardent en silence. Hodges est fasciné par le halo argenté qui flotte autour de la tête de la vieille dame. On voit bien qu’une des aides-soignantes lui a peigné les cheveux ce matin mais depuis, ils ont retrouvé leur état naturel et sauvage. Hodges en est content. La scoliose lui a déformé le corps en une chose horrible mais ses cheveux sont toujours beaux. Fous et beaux.

« Je pense, dit-il, que nous nous sommes très mal comportés avec votre fille, madame Wharton. »

C’est clair. Même si Mrs T. était involontairement complice, et même si Hodges n’a pas totalement abandonné l’idée qu’elle ait laissé la clé sur le contact, il n’empêche que lui et Pete avaient fait un boulot de merde. Il est facile — trop facile — de nier ou de mépriser quelqu’un que l’on a décidé de ne pas aimer. « Nous avons été aveuglés par certaines idées préconçues, et je tiens à m’en excuser.

— Vous parlez de Janey ? Janey et Craig ? Il l’a frappée, vous savez. Elle a essayé de lui faire arrêter la drogue et il l’a frappée. Elle dit que ce n’est arrivé qu’une seule fois mais je ne la crois pas. » Elle lève une main très lentement et tapote le bout de son nez avec un doigt pâle. « Une mère sait.

— Non, je ne parle pas de Janey mais d’Olivia.

— C’est à cause de lui qu’elle a arrêté de prendre ses cachets. Elle disait que c’était parce qu’elle ne voulait pas finir droguée comme Craig mais ce n’était pas pareil. Elle avait besoin de ces cachets.

— Ses antidépresseurs ?

— Ses cachets qui lui permettaient de sortir de chez elle. » Elle s’arrête, pensive. « Elle en avait d’autres aussi, vous savez, des cachets qui l’empêchaient de tout tripoter tout le temps. C’était quelqu’un de bizarre ma Livy mais quelqu’un de bien. Malgré tout, c’était quelqu’un de très bien. »

Mrs Wharton se met à pleurer.

Il y a une boîte de Kleenex sur la table de nuit. Hodges en sort quelques-uns et les lui tend, mais quand il voit à quel point il est difficile pour elle de fermer la main, il lui essuie les yeux lui-même.

« Merci, monsieur. Vous vous appelez Hedges ?

— Hodges, madame.

— Vous étiez le plus gentil des deux. L’autre était très méchant avec Livy. Elle disait qu’il se moquait d’elle. Qu’il se moquait tout le temps d’elle. Elle disait qu’elle pouvait le voir dans ses yeux. »

Était-ce vrai ? Si oui, il a honte de Pete. Et honte de lui-même pour n’avoir rien remarqué.

« Qui lui a suggéré d’arrêter de prendre ses cachets ? Vous vous en souvenez ? »

Janey revient avec le jus d’orange et un petit gobelet en carton qui contient probablement les antidouleurs de sa mère. Hodges la voit arriver du coin de l’œil et du même geste de la main, lui fait signe de ressortir. Il ne veut pas perdre l’attention de Mrs Wharton et il ne veut pas non plus qu’elle prenne des cachets qui embrouilleront son cerveau déjà embrumé.

Mrs Wharton est silencieuse. Puis, juste au moment où Hodges craint de n’obtenir aucune réponse à sa question : « Son correspondant.

— Est-ce qu’elle l’a rencontré sous le Parapluie Bleu ? Le Parapluie Bleu de Debbie ?

— Elle ne l’a jamais rencontré. Pas en personne.

— Ce que je veux dire…

— Le Parapluie Bleu n’était pas réel. » Sous ses sourcils blancs, ses yeux le traitent de parfait idiot. « C’était dans son ordinateur. Frankie était son correspondant internet. »

Il ressent toujours une espèce de décharge électrique dans le ventre quand de nouvelles informations tombent. Frankie. Sûrement pas le vrai nom du type mais les noms ont un sens, et les pseudonymes encore plus. Frankie.

« Il lui a dit d’arrêter ses cachets ?

— Oui, il disait qu’ils la rendaient dépendante. Où est Janey ? Je veux mes médicaments.

— Je suis sûre qu’elle sera là d’une minute à l’autre. »

Mrs Wharton rumine au fond de son fauteuil un instant. « Frankie disait qu’il prenait exactement les mêmes comprimés et que c’était pour ça qu’il avait… fait ce qu’il avait fait. Il disait qu’après avoir arrêté, il avait commencé à se sentir mieux. Qu’il savait que ce qu’il avait fait était mal. Mais que ça le rendait triste car il ne pouvait pas faire marche arrière. C’est ce qu’il disait. Et que la vie ne valait pas la peine d’être vécue. J’ai dit à Livy qu’elle devait cesser de lui parler. Je lui ai dit qu’il était mauvais. Qu’il était toxique. Et elle disait… »

Les larmes reviennent.

« Elle disait qu’elle devait le sauver. »

Cette fois, quand Janey paraît dans l’embrasure de la porte, il hoche la tête. Janey met deux comprimés bleus dans la bouche plissée et suppliante de sa mère puis lui fait boire une gorgée de jus d’orange.

« Merci, Livy. »

Hodges voit Janey grimacer, puis sourire. « De rien, chère maman. » Elle se tourne vers Hodges. « Je pense qu’on devrait y aller, Bill. Elle est très fatiguée. »

Hodges voit ça, mais il rechigne quand même à partir. On le sent quand l’interrogatoire n’est pas totalement terminé. Quand il reste encore au moins une pomme à faire tomber de l’arbre. « Madame Wharton, est-ce qu’Olivia vous a dit autre chose à propos de Frankie ? Parce que vous avez raison. Il est mauvais. Et j’aimerais le retrouver pour qu’il ne fasse plus de mal à personne.

— Livy n’aurait jamais laissé sa clé sur le contact. Jamais. » Elizabeth Wharton est recroquevillée dans son rayon de soleil, parenthèse humaine en robe de chambre de lainage bleu n’ayant pas conscience d’être coiffée d’une gaze de lumière argentée. À nouveau elle lève un doigt — comme un avertissement. Elle dit : « Notre chien n’a jamais plus vomi sur le tapis. Seulement cette fois-là. »

Janey prend la main de Hodges et articule un On y va.

Les habitudes ont la vie dure et pendant que Janey se baisse pour embrasser sa mère, d’abord sur la joue puis au coin de sa bouche sèche, Hodges récite sa vieille formule de politesse : « Merci de nous avoir accordé de votre temps, madame Wharton. Vous avez été très coopérative. »

Alors qu’ils marchent vers la porte, Mrs Wharton énonce clairement : « Mais elle ne se serait jamais suicidée sans les fantômes. »

Hodges se retourne. À côté de lui, Janey Patterson est bouche bée.

« Quels fantômes, madame Wharton ?

— Le bébé, surtout, dit-elle. La pauvre petite chose qui a été tuée avec tous ces gens. Livy l’entendait pleurer la nuit, pleurer, pleurer. Elle disait que ce bébé s’appelait Patricia.

— Chez elle ? Olivia l’entendait chez elle ? »

Elizabeth Wharton parvient à effectuer le plus infime des hochements de tête, une simple descente du menton. « Et la mère aussi parfois. Elle disait que la mère l’accusait. »

Elle les regarde, tassée dans son fauteuil.

« Cette femme criait, Pourquoi vous l’avez laissé assassiner mon bébé ? C’est pour ça que Livy s’est tuée. »

8

On est vendredi après-midi et les rues de la petite banlieue pavillonnaire grouillent d’enfants sortis des écoles. Il n’y en a pas beaucoup sur Harper Road, mais quand même quelques-uns, ce qui donne à Brady une parfaite raison de ralentir en passant devant le numéro 63 pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Sauf qu’il ne peut pas car les rideaux sont tirés. Et l’abri sur le côté gauche de la maison est vide à l’exception de la tondeuse. Au lieu d’être à sa place, le cul posé dans son fauteuil à regarder la télé, l’Off-Ret est parti en vadrouille dans sa vieille Toyota pourrie.

En vadrouille où ? Ça n’a probablement pas d’importance mais l’absence de Hodges met Brady bizarrement mal à l’aise.

Deux petites filles accourent vers le trottoir avec de l’argent à la main. On leur a probablement appris, à la maison et à l’école, à ne pas parler aux inconnus, surtout aux hommes, mais ce bon vieux Mister Délice est tout sauf un inconnu, voyons.

Il leur vend un cône à chacune, un chocolat et un vanille. Il blague un peu avec elles, leur demande comment elles font pour être aussi jolies. Elles gloussent. En vérité, l’une est moche et l’autre est pire. Alors qu’il les sert et leur rend la monnaie, Brady pense à la Corolla qui n’est pas dans son garage et se demande si ce changement dans les habitudes de Hodges a quelque chose à voir avec lui. Un nouveau message sur le Parapluie de Debbie pourrait l’aider à y voir clair, savoir à quoi le vieux flic a la tête.

Et même sans ça, il a envie d’avoir de ses nouvelles.

« On m’ignore pas comme ça », dit-il alors que les clochettes tintent et carillonnent au-dessus de sa tête.

Il passe Hanover Street, se gare au niveau de la galerie marchande, éteint le moteur (les insupportables clochettes se taisent enfin) et sort son ordinateur de sous le siège. Il le garde dans une housse isolante car ça pèle toujours à mort dans ce putain de camion. Il le démarre et va sur le site du Parapluie de Debbie grâce à la connexion Wi-Fi du café du coin.

Rien.

« Enfoiré, murmure Brady. On m’ignore pas comme ça, enfoiré. »

Alors qu’il remet son ordinateur dans sa housse, il aperçoit deux garçons en train de discuter devant la librairie de bandes dessinées ; ils regardent dans sa direction en rigolant. Avec ses cinq ans d’expérience, Brady dirait qu’ils doivent avoir entre onze et douze ans, un QI de cent vingt à eux deux et un long avenir de chômeurs devant eux. Ou alors un très bref dans un désert d’Orient.

Ils s’approchent, celui qui a l’air d’être le plus abruti des deux ouvrant la marche. En souriant, Brady se penche à la vitre. « J’peux vous aider, les garçons ?

— On voulait savoir si vous avez pas Jerry Garcia, là-dedans ? demande Abruti.

— Eh non, répond Brady, plus souriant que jamais, mais si je l’avais, vous pouvez être sûr que je le relâcherais. »

Ils ont l’air si ridiculement dépités que Brady a envie de rire. Au lieu de ça, il montre du doigt le pantalon d’Abruti. « T’as la braguette ouverte », dit-il, et quand Abruti baisse la tête pour regarder, Brady lui donne une pichenette sous le menton. Un peu plus fort que prévu — beaucoup plus fort même — mais il s’en fout.

« Je t’ai eu », dit Brady gaiement.

Abruti sourit pour montrer que oui, il l’a eu, mais il a une marque rouge juste au-dessus de la pomme d’Adam et des larmes de surprise dans les yeux.

Abruti et À Peine Moins Abruti commencent à s’éloigner. Abruti regarde par-dessus son épaule. Sa lèvre inférieure tremblote et il a maintenant l’air d’un CE2 plutôt que d’un préado branleur de plus qui foutra le bordel dans les couloirs du collège de Beal en septembre prochain.

« Ça m’a fait mal », dit-il avec une espèce de candeur.

Brady s’en veut. Si sa pichenette dans la gorge lui a tiré les larmes, c’est signe que le gosse dit vrai. Signe aussi qu’Abruti et À Peine Moins Abruti se souviendront de lui. Brady pourrait s’excuser, il pourrait même leur offrir une glace pour prouver sa sincérité mais alors c’est de ça qu’ils se souviendraient. En soit ce n’est pas grave, juste un détail, mais il suffit de plein de détails accumulés pour que ça le devienne.

« Désolé, dit-il, et il le pense. Je voulais juste te taquiner, fiston. »

Abruti lui fait un doigt d’honneur et, par solidarité, À Peine Moins Abruti brandit lui aussi son majeur. Ils entrent dans le magasin de bédés où — si Brady voit juste, et il connaît bien ce genre de garçons — ils seront priés d’acheter ou de se casser après cinq minutes de zone dans les rayons.

Ils se souviendront de lui. Abruti pourrait même le dire à ses parents qui pourraient eux-mêmes porter plainte contre Loeb’s. C’est peu probable mais pas impossible, et la faute à qui s’il a enfoncé son doigt un peu trop fort dans le cou trop sensible du Petit Abruti au lieu de lui donner la gentille pichenette prévue ? Ce gros tas de flic l’a perturbé. Brady est en train de tout foirer à cause de lui et il n’aime pas ça.

Il démarre le camion-glacier. Une mélodie jaillit du haut-parleur fixé sur le toit. Brady tourne à gauche dans Hanover Street et reprend sa tournée, distribuant glaces à l’italienne, Minnie Cônes et sandwiches glacés, nappant l’après-midi de sucre et respectant toutes les limitations de vitesse.

9

Bien qu’il y ait plein de places pour se garer sur Lake Avenue après dix-neuf heures — comme Olivia Trelawney le savait très bien —, elles sont rares et plutôt espacées à cinq heures de l’après-midi, quand Hodges et Janey Patterson reviennent de Beausoleil. Hodges finit quand même par en repérer une à trois ou quatre blocs de chez elle et bien qu’elle soit un peu juste (la voiture de derrière empiète un peu), il y glisse vivement sa Toyota d’une manœuvre habile.

« Je suis impressionnée, dit Janey. Je suis incapable de faire un créneau, j’ai raté mon permis deux fois à cause de ça.

— Vous avez dû tomber sur un examinateur sévère. »

Elle sourit. « J’ai mis une mini-jupe la troisième fois, c’était ça le secret. »

En se disant qu’il aimerait beaucoup la voir en mini-jupe — la plus courte possible — Hodges dit : « Y a vraiment pas de secret. Si vous braquez à quarante-cinq degrés, vous pouvez pas vous planter. Sauf si vous avez une grosse voiture, c’est sûr. Une Toyota, c’est parfait pour se garer en ville. Pas comme une… »

Il s’interrompt.

« Pas comme une Mercedes, finit-elle. Venez, Bill, je vous offre un café. Je vous paye même le parcmètre.

— Non, c’est moi qui paye le parcmètre, et pour la durée maximale. Nous avons beaucoup de choses à discuter.

— Ma mère vous en a pas mal appris, hein ? C’est pour ça que vous étiez si silencieux au retour.

— En effet, oui, et je vous ferai part de tout ça tout à l’heure, mais j’aimerais d’abord vous dire quelque chose. » Il la regarde maintenant droit dans les yeux, et comme il est facile de plonger dans ces yeux-là. Bon Dieu, ce qu’il aimerait avoir quinze ans de moins. Ou même dix. « Il faut que je sois clair avec vous. Je pense que vous avez eu l’impression que je venais chercher du boulot, et ce n’est pas le cas.

— Non, dit-elle. Je pense seulement que vous vous sentez coupable de ce qui est arrivé à ma sœur. C’est moi qui en ai profité. Et je n’en suis absolument pas désolée. Vous avez été bien avec ma mère. Gentil. Très… très doux. »

Elle est tout près, ses yeux sont d’un bleu plus foncé dans la lumière de l’après-midi, et très agrandis. Ses lèvres s’ouvrent comme si elle avait autre chose à dire mais Hodges ne lui en laisse pas le temps. Il l’embrasse avant de réaliser à quel point c’est stupide et irréfléchi de sa part, et il est stupéfait de sentir qu’elle l’embrasse en retour, posant même la main droite sur sa nuque pour affermir leur baiser. Ça ne dure pas plus de cinq secondes mais ça paraît beaucoup plus long à Hodges qui n’a pas échangé de baiser comme celui-là depuis bien longtemps.

Elle se recule, lui passe une main dans les cheveux et dit : « J’en ai eu envie toute l’après-midi. On monte ? Je vais faire le café et vous votre compte rendu. »

Mais il n’y aura pas de compte rendu avant bien plus tard, et pas de café du tout.

10

Il l’embrasse de nouveau dans l’ascenseur. Cette fois, elle noue ses deux mains autour de son cou, et celles de Bill glissent du creux de ses reins jusqu’à ses fesses moulées dans son pantalon blanc. Il est conscient de son trop gros ventre pressé contre le sien tout plat et se dit qu’elle doit être dégoûtée, mais quand les portes s’ouvrent, elle a les joues rouges, les yeux brillants et un sourire dévoile ses petites dents blanches. Elle lui prend la main et l’entraîne dans le petit couloir reliant l’ascenseur à son appartement.

« Venez, Bill, dit-elle. Venez, on va le faire, alors venez avant que l’un de nous deux se débine. »

Certainement pas moi, pense Hodges. Tout son corps est en émoi.

D’abord, Janey n’arrive pas à ouvrir la porte, sa main tremble trop. Ça la fait rire. Il referme ses doigts sur les siens et, ensemble, ils glissent la clé Schlage dans la serrure.

L’appartement dans lequel il a rencontré pour la première fois la sœur et la mère de cette femme est sombre ; le soleil a tourné et se trouve maintenant de l’autre côté de l’immeuble. Le bleu du lac est d’un cobalt si profond qu’il en est presque violet. Il n’y a plus de voiliers, mais il aperçoit un cargo et…

« Venez, répète-t-elle. Venez, Bill, me laissez pas tomber. »

L’instant d’après, les voilà dans une chambre. Il ne sait pas si c’est la sienne ou celle qu’Olivia occupait le jeudi et il s’en fout. La vie qu’il a menée ces derniers mois lui paraît si lointaine qu’elle pourrait être celle d’un personnage de fiction dans un film étranger ennuyeux à mourir.

Elle commence à enlever sa marinière qui se coince dans la barrette de ses cheveux. On entend un petit rire de frustration étouffé. « Aidez-moi avec ce satané truc. Vous allez m’aider, oui… »

Il pose les mains sur ses flancs lisses — ce premier contact la fait très légèrement sursauter — et remonte en les faisant glisser sous le pull retourné. Il étire le tissu et l’enlève. La tête de Janey apparaît. Elle rit avec des petits hoquets essoufflés. Elle porte un soutien-gorge de coton blanc. Il la tient par la taille et l’embrasse au-dessus des seins pendant qu’elle déboucle son ceinturon et déboutonne son pantalon. Il se dit, Si j’avais su qu’une telle chose pourrait m’arriver à ce stade de ma vie, je serais retourné à la gym.

« Pourquoi…, commence-t-il.

— Oh, tais-toi. » Elle glisse une main le long de son bas-ventre et baisse sa braguette. Son pantalon tombe sur ses souliers dans un tintement de pièces. « Tu parleras plus tard. » Elle s’empare de son membre durci à travers ses sous-vêtements et le manipule comme un levier de vitesse, lui coupant le souffle. « C’est un bon début. Te ramollis surtout pas, Bill, t’entends ? »

Ils se renversent sur le lit, Hodges toujours en boxer-short, Janey en culotte de coton aussi blanche que son soutien-gorge. Il essaye de la faire rouler sur le dos mais elle résiste.

« Non, pas toi dessus, dit-elle. Si tu as une crise cardiaque pendant qu’on baise, tu vas m’écraser.

— Si j’ai une crise cardiaque pendant qu’on baise, je serai l’homme le plus déçu de devoir quitter ce monde.

— Bouge pas, c’est tout. Bouge pas. »

Elle passe les pouces sous l’élastique de son boxer. Il cueille ses seins suspendus au-dessus de lui pendant qu’elle continue de le déshabiller.

« Maintenant, soulève tes hanches. Et t’arrête pas. Titille-les un peu avec tes pouces, j’aime ça. »

Il obéit sans peine à ces deux ordres simultanés ; il a toujours été multitâche comme garçon.

L’instant d’après, elle le regarde d’en haut, une mèche de cheveux tombée sur les yeux. Elle avance la lèvre inférieure et souffle dessus pour la chasser. « Ne bouge pas. Laisse-moi faire. Et laisse-toi faire. Je suis pas une femme dominatrice mais j’ai pas couché avec quelqu’un depuis deux ans et la dernière fois était nulle. Alors là j’ai envie de prendre mon pied. Je le mérite. »

Sa chaleur intime referme sur lui son étreinte humide et il ne peut retenir un mouvement de hanches.

« Bouge pas, j’ai dit. Tu bougeras tant que tu voudras la prochaine fois, cette fois c’est la mienne. »

C’est difficile, mais il fait comme elle dit.

Ses cheveux lui tombent de nouveau sur le visage mais cette fois elle ne peut souffler dessus pour les chasser car elle est en train de se mordre la lèvre inférieure, qui en sera sûrement meurtrie plus tard, se dit Hodges. Elle pose ses deux mains à plat sur son torse et les frotte avec ardeur dans sa toison grisonnante, puis descend vers sa grosse bedaine embarrassante.

« Faut… que je perde du poids, souffle-t-il.

— Faut surtout que tu la fermes, dit-elle, puis elle commence à bouger — juste un peu — et ferme les yeux. Oh, ce que c’est bon. Et profond. Tu t’inquiéteras de ton régime plus tard, OK ? » Elle se remet à bouger, s’arrête un instant pour se repositionner, puis trouve le rythme.

« Je sais pas si je pourrai tenir longtemps…

— T’as intérêt. » Elle a toujours les yeux fermés. « T’as intérêt à tenir, inspecteur Hodges. Compte les nombres premiers. Repense aux livres que t’aimais quand t’étais gosse. Épelle xylophone à l’envers. Mais me lâche pas. Ça va pas me prendre longtemps. »

Il tient juste le temps que ça lui prend.

11

Des fois, quand il est contrarié, Brady se refait le trajet de son plus grand triomphe. Ça l’apaise. Ce vendredi soir, après avoir ramené le camion et fait sa petite blague habituelle à Shirley Orton en passant devant le bureau, il ne rentre pas directement chez lui. Au lieu de ça, il conduit son tas de ferraille en centre-ville et les vibrations des roues avant et le bruit inquiétant du moteur ne lui plaisent pas du tout. Il devra bientôt se décider entre acheter une nouvelle voiture (une nouvelle voiture d’occasion) ou faire des réparations. Et la Honda de sa mère a encore plus besoin de faire un tour chez le garagiste que sa Subaru. Non pas qu’elle s’en serve beaucoup ces derniers temps, et c’est tant mieux, vu la quantité de temps qu’elle passe biturée.

Sa remontée des Rues de la Mémoire commence à Lake Avenue, juste après les lumières du centre-ville, où Mrs Trelawney avait l’habitude de garer sa Mercedes le jeudi soir, et se poursuit tout le long de Marlborough Street jusqu’au City Center. Sauf que ce soir, il ne va pas plus loin que l’immeuble d’appartements en copropriété. Il freine si brusquement que la voiture de derrière manque l’emplafonner. S’ensuit un long coup de klaxon indigné mais Brady n’y prête pas plus d’attention que si ç’avait été une corne de brume de l’autre côté du lac.

L’automobiliste déboîte et baisse sa vitre côté passager pour lui gueuler Connard avec fureur. Brady n’y prête toujours aucune attention.

Il doit bien y avoir un millier de Toyota Corolla dans cette ville, et des centaines de Toyota Corolla bleues, mais combien de Toyota Corolla bleues avec un autocollant SOUTENEZ VOTRE POLICE LOCALE collé au cul ? Brady parierait qu’il n’y en a qu’une seule, et qu’est-ce que fout l’ex-flic dans l’appartement de la vieille ? Pourquoi est-ce qu’il rend visite à la sœur de Mrs Trelawney qui habite maintenant l’appartement ?

La réponse semble évidente : l’officier Hodges (Ret) mène son enquête.

Brady n’a plus aucune envie de revivre le triomphe de l’an passé. Il tape un demi-tour en plein milieu de la chaussée (chose interdite qu’il ne fait jamais) et file vers le North Side. File vers chez lui avec une seule pensée en tête, clignotant comme une enseigne au néon.

Salopard, salopard, salopard.

Ça ne se passe pas comme prévu. Le cours des événements est en train de lui échapper. C’est pas bon.

Il faut faire quelque chose.

12

Alors que les étoiles commencent à poindre au-dessus du lac, Hodges et Janey Patterson sont assis dans le coin cuisine, engloutissant les plats chinois qu’ils se sont fait livrer et buvant du thé oolong. Janey est enveloppée dans un peignoir blanc moelleux. Hodges est en boxer et T-shirt. Quand il était allé aux toilettes après l’amour (lovée au milieu du lit, Janey somnolait), il était monté sur sa balance et avait été ravi de constater qu’il faisait deux kilos de moins que la dernière fois qu’il s’était pesé. C’était toujours un début.

« Pourquoi moi ? demande enfin Hodges. Ne te méprends pas, je me trouve incroyablement chanceux — béni même —, mais j’ai soixante-deux ans et du bide. »

Elle boit une gorgée de thé. « Bon, imaginons les choses sous cet angle, veux-tu ? Si on était dans un de ces vieux films policiers que Ollie et moi regardions quand nous étions petites, je serais la séductrice vénale, genre vendeuse de cigarettes dans une boîte de nuit, qui essaie de charmer le privé bourru et cynique avec son beau corps laiteux. Sauf que je suis tout sauf vénale — je n’ai d’ailleurs aucune raison de l’être étant donné que j’ai récemment hérité de plusieurs millions de dollars — et que mon beau corps laiteux a commencé à s’affaisser en divers endroits stratégiques. Comme tu l’as peut-être remarqué. »

Non, il n’a pas remarqué. Ce qu’il a remarqué en revanche, c’est qu’elle n’a pas répondu à sa question. Alors il attend.

« Pas suffisant ?

— Nan. »

Janey lève les yeux au ciel. « J’aimerais pouvoir trouver une réponse un peu plus sympa que “Les hommes sont des idiots” ou plus raffinée que “J’étais en manque et il était grand temps de dépoussiérer tout ça.” Mais je trouve pas, alors on va devoir se contenter de ça. Et puis tu m’attirais. Ça fait trente ans que je suis plus une oie blanche et ça faisait trop longtemps que j’avais pas tiré un coup. J’ai quarante-quatre ans, ce qui me donne le droit de m’accorder ce que je veux. Et même si je l’obtiens pas toujours, j’ai le droit d’essayer. »

Il la fixe avec de grands yeux, franchement impressionné. Quarante-quatre ?

Elle éclate de rire. « Tu sais quoi ? Ce regard, c’est le plus beau compliment qu’on m’ait fait depuis bien longtemps. Et le plus sincère. Juste ce regard-là. Donc je vais en redemander un peu. Tu me donnais quel âge ?

— Je sais pas, quarante tout au plus. Ce qui ferait presque de moi un pédophile.

— Bah, c’est des conneries. Si c’était toi qui avais de l’argent, tout le monde trouverait ça normal. Dans ce cas, tu coucherais avec une fille de vingt-cinq ans que tout le monde trouverait ça normal. » Elle fait une pause. « Sauf que ça, ce serait de la pédophilie, à mon humble avis.

— Quand même…

— Oui, t’es vieux, mais pas si vieux que ça, et oui, t’es plutôt dans la catégorie poids lourds mais pas si lourd non plus. Même si tu vas finir par le devenir si tu continues comme ça. » Elle pointe sa fourchette sur lui. « C’est le genre d’honnêteté que peut se permettre une femme une fois seulement qu’elle a couché avec un homme et l’apprécie encore suffisamment pour l’inviter à dîner ensuite. Je t’ai dit que ça faisait deux ans que j’avais pas couché avec quelqu’un, et c’est vrai. Mais tu sais à quand remonte la dernière fois que j’ai couché avec un homme que j’appréciais vraiment ? »

Il fait non de la tête.

« Essaye la fac. Et c’était pas un homme, juste un gosse, plaqueur défensif remplaçant dans l’équipe de football américain, avec un gros bouton rouge au bout du nez. Mais il était tellement gentil. Maladroit et bien trop rapide, mais adorable. Il a même pleuré sur mon épaule après.

— Donc c’est pas juste… je sais pas…

— Pour te remercier ? Par pitié ? Accorde-moi un peu de crédit. Et je vais même te promettre une chose. » Elle se penche en avant, son peignoir bâillant et laissant entrevoir le vallon ombragé de ses seins. « Si tu perds dix kilos, t’auras peut-être le droit d’être dessus. »

Il ne peut s’empêcher de rire.

« C’était super, Bill. Je ne regrette rien et j’ai un faible pour les gros costauds. Mon plaqueur remplaçant avec le bouton sur le nez devait peser dans les cent dix kilos. Mon ex-mari était une asperge et j’aurais dû me douter que ça ne présageait rien de bon pour la suite dès que je l’ai vu. On peut s’en tenir à ça ?

— Ouais.

Ouais, répète-t-elle en souriant, puis elle se lève. Allons au salon. C’est le moment de me faire ton compte rendu. »

13

Il lui raconte tout sauf ses longues après-midi à regarder des conneries à la télé et à flirter avec le vieux revolver de service de son père. Elle écoute gravement, ne l’interrompant à aucun moment, ne le quittant presque jamais des yeux. Quand il a fini, elle va chercher une bouteille de vin au frigo et leur sert deux verres. Deux grands verres qu’il regarde dubitativement.

« Je sais pas si c’est une bonne idée, Janey. Je conduis.

— Non, pas ce soir. Tu restes dormir. Sauf si tu as un chien ou un chat ? »

Hodges secoue la tête.

« Pas même un perroquet ? Dans un de ces films, t’aurais au moins un perroquet dans ton bureau qui balancerait des vacheries à tes futurs clients.

— Bien sûr. Et tu serais ma réceptionniste. Lola, tu t’appellerais.

— Ou Velma. »

Il sourit. C’est bien, ils sont sur la même longueur d’ondes.

Elle se penche en avant, lui offrant cette même vue fort séduisante. « Décris-moi ce type.

— Ça n’a jamais été mon boulot. On avait des gars spécialisés dans ce domaine. Un dans les forces de police et deux du département de psycho de l’université d’État.

— Fais-le quand même. Je t’ai cherché dans Google, tu sais, et il me semble bien que t’étais le meilleur de toute ta brigade. Décoré de la tête aux pieds.

— J’ai eu de la chance. »

Ça paraît faussement modeste, dit comme ça, mais la chance est un facteur très important. La chance et la présence. Woody Allen avait raison : Quatre-vingts pour cent de la réussite, c’est de se pointer.

« Essaye juste, d’accord ? Et si tu fais du bon boulot, peut-être qu’on retournera au lit. » Elle fronce le nez. « À moins que tu sois trop vieux pour un deuxième round. »

Vu la pêche qu’il a juste maintenant, il se pourrait même qu’il ne soit pas trop vieux pour un troisième round. Il a eu son content de nuits de célibat qui lui donne une bonne réserve dans laquelle puiser. Du moins il l’espère. Une partie de lui — une grande partie — n’arrive toujours pas à croire que tout ceci n’est pas un rêve d’un incroyable réalisme.

Il prend une gorgée de vin, le fait rouler dans sa bouche, se donne le temps pour répondre. Le haut du peignoir de Janey est refermé à présent, ce qui l’aide à se concentrer.

« OK. Il est sûrement jeune, ça c’est le premier point. Je dirais entre vingt et trente-cinq ans. En partie parce qu’il s’y connaît bien en informatique, mais pas que. Quand un homme plus âgé décide de tuer, il s’en prend généralement à sa famille, à ses collègues, ou aux deux. Puis il termine en se tirant une balle dans la tête. En cherchant, on trouve une raison. Un mobile. Sa femme l’a mis dehors et il vient de recevoir une interdiction de domicile. Son patron l’a viré puis humilié en lui envoyant la sécurité pendant qu’il vidait son bureau. Des prêts pas remboursés. Des cartes de crédit bloquées. La maison hypothéquée. La voiture saisie.

— Et les tueurs en série ? Celui du Kansas n’était pas un homme d’âge mûr ?

— Oui, Dennis Rader. Il était déjà âgé quand ils l’ont attrapé mais il devait avoir à peine trente ans quand il a commencé. Et puis c’était des crimes sexuels. Mr Mercedes n’est ni un criminel sexuel ni un tueur en série au sens propre du terme. Il a commencé par un groupe de gens mais depuis, il s’est concentré sur des individus en particulier — d’abord ta sœur, puis moi. Et il ne s’en est pas pris à nous avec une arme ou une voiture volée, que je sache.

— Pas encore, en tout cas.

— Notre type est un hybride mais son profil a quelques ressemblances avec celui de jeunes tueurs. Il se rapproche plus de Lee Malvo — un des Beltway Snipers — que de Rader. Malvo et son complice avaient décidé de tuer six blancs par jour. Au hasard. Quiconque avait le malheur de passer dans leur champ de vision était abattu. Peu importait l’âge ou le sexe. Ils en ont eu dix au final, pas si mal pour deux détraqués de la gâchette. Le mobile avancé était d’ordre racial, et pour John Allen Muhammad — le complice de Malvo, bien plus âgé, une sorte de figure paternelle —, c’était sans doute vrai, ou partiellement vrai. Je pense que les motivations de Malvo étaient bien plus complexes, tout un tas de raisons qu’il ne comprenait pas lui-même. En y regardant de plus près, on se rend souvent compte que des troubles de la sexualité et l’éducation reçue y sont pour beaucoup. Je pense que c’est à peu près le même cas de figure pour notre type. Il est jeune. Intelligent. Il sait s’adapter socialement, si bien que la plupart de ses collègues ne se rendent pas compte qu’il est tout simplement isolé. Et quand on l’attrape enfin, ils disent tous : “J’arrive pas à croire que c’était lui, il était si gentil.”

— Comme Dexter Morgan dans la série. »

Hodges voit de quelle série elle parle et secoue la tête avec véhémence. Et pas seulement parce que cette série est complètement débile et fantasmagorique.

« Dexter sait pourquoi il fait tout ça. Notre type, non. Il n’est très certainement pas marié. N’a jamais de rencard. Il y a de fortes chances pour qu’il vive encore chez ses parents. Et si c’est le cas, probablement avec un parent célibataire. Si c’est le père, ils doivent avoir une relation froide et distante — deux navires qui se croisent dans la nuit. Si c’est la mère, il est fort possible que Mr Mercedes soit son mari de substitution. » Il voit qu’elle veut commencer à parler et lève la main. « Ça ne veut pas dire qu’ils ont des relations sexuelles.

— Peut-être pas, mais laisse-moi te dire une chose, Bill. Pas besoin de coucher avec un homme pour avoir une relation sexuelle avec lui. Des fois, ça passe par le regard, ou les habits que tu portes quand tu sais que tu vas le voir, ou le langage corporel — toucher, flatter, caresser, prendre dans ses bras. Y a forcément une histoire de sexe là-dedans. Je veux dire, cette lettre qu’il t’a envoyée… cette histoire de préservatif… »

Elle frissonne dans son peignoir blanc.

« Quatre-vingt-dix pour cent de cette lettre c’est du bruit de fond, mais oui, bien sûr que le sexe a quelque chose à voir là-dedans. Toujours. La colère aussi, l’agressivité, la solitude, un sentiment d’inadaptation… mais ça n’aide pas de se perdre dans ces conjectures. C’est pas du profilage. C’est de l’analyse. Et c’était bien au-dessus de mes compétences même quand j’étais payé pour mes compétences.

— OK…

— C’est un type brisé, dit Hodges simplement. Et corrompu. Comme une pomme qui a l’air bonne de l’extérieur mais quand tu croques dedans, elle est toute pourrie et pleine de vers.

— Corrompu », répète-t-elle, presque dans un soupir. Puis, plus pour elle que pour Hodges : « Bien sûr qu’il l’est. Il a pompé le sang de ma sœur comme un vampire.

— Il se peut qu’il ait un travail où il est en relation avec une clientèle, car il sait être parfaitement charmant en surface. Probablement un boulot payé au SMIC. Il n’évolue jamais car il est incapable de concilier son intelligence supérieure à la moyenne avec une concentration à long terme. Ses actes suggèrent l’impulsivité et le sens de l’opportunité. La tuerie du City Center en est un parfait exemple. Je pense qu’il avait repéré la Mercedes de ta sœur mais qu’il a su ce qu’il allait en faire quelques jours seulement avant la foire à l’emploi. Peut-être même quelques heures. Si seulement j’arrivais à comprendre comment il l’a volée. »

Il marque un temps d’arrêt, se disant que grâce à Jerome, il a au moins une petite idée : il y a de fortes chances pour que le double des clés ait été dans la boîte à gants depuis le début.

« Je pense que les idées de meurtre de ce type défilent dans son esprit aussi rapidement que des cartes dans les mains d’un bon donneur. Il a déjà dû s’imaginer faire exploser des avions de ligne, démarrer des incendies, tirer sur des bus scolaires, empoisonner l’eau des canalisations, peut-être assassiner le gouverneur ou le Président.

— Bon Dieu, Bill !

— Pour l’instant, il fait une fixette sur moi, et c’est tant mieux. Il sera plus facile à attraper comme ça. Et c’est tant mieux aussi pour une autre raison.

— Qui est ?

— Il vaut mieux qu’il pense petit. Qu’il se concentre sur une personne en particulier. Plus je resterai dans sa ligne de mire, moins il pensera à planifier une autre tuerie comme celle du City Center, peut-être même une encore plus grande. Tu sais ce qui m’inquiète le plus ? Il a probablement déjà toute une liste de cibles potentielles.

— Il n’a pas dit dans sa lettre qu’il ne ressent pas le besoin de recommencer ? »

Hodges sourit. Tout son visage en est illuminé. « En effet, ouais. Et tu sais comment savoir quand des types comme lui mentent ? Ils ont les lèvres qui remuent. Sauf que Mr Mercedes écrit des lettres.

— Ou communique avec ses victimes sur le site du Parapluie de Debbie. Comme avec Ollie.

— Ouais.

— Si l’on considère qu’il est arrivé à ses fins parce qu’elle était psychologiquement fragile… pardonne-moi, Bill, mais a-t-il de bonnes raisons de penser qu’il pourrait en être de même pour toi ? »

Il baisse les yeux vers son verre de vin et constate qu’il est vide. Il va pour se resservir, se demande si ça améliorera ses chances de réussite au second round, et se décide finalement pour un fond.

« Bill ?

— Peut-être, dit-il. Depuis la retraite, je me laisse un peu aller. Mais je ne suis pas aussi perdu que ta sœur… » Du moins, plus maintenant. « … et c’est pas ça qui importe. Ni les informations révélées dans les lettres ou les discussions sous le Parapluie de Debbie.

— Alors c’est quoi ?

Il m’observe. C’est ça qu’il faut retenir. Ça fait de lui quelqu’un de vulnérable. Malheureusement, ça fait aussi de lui quelqu’un de dangereux pour mes associés apparents. Je ne pense pas qu’il sache que nous sommes en contact…

— Plus qu’en contact, dit-elle en faisant frétiller ses sourcils comme Groucho Marx.

— … mais il sait qu’Olivia a une sœur et nous devons supposer qu’il sait que tu habites en ville. Il va falloir que tu commences à être ultra-vigilante. Fais bien attention à fermer ta porte à clé…

— Toujours.

— … et ne fais pas confiance à ce que tu entends dans l’interphone. N’importe qui peut se faire passer pour un livreur et dire qu’il a besoin d’une signature. Identifie visuellement tous tes visiteurs avant de leur ouvrir la porte. Sois attentive à tout ce qui t’entoure quand tu sors. »

Il se penche en avant, son fond de verre de vin resté intact. Il n’en veut plus.

« Et, très important, Janey, quand tu es dehors, garde un œil sur la circulation. Pas seulement quand t’es en voiture, mais aussi à pied. Tu sais ce que veut dire SOUM ?

— Sous-marin, en jargon flic ?

— C’est ça. Quand tu es dehors, je veux que tu fasses le SOUM pour repérer tout véhicule qui aurait tendance à réapparaître dans ton champ de vision.

— Comme les 4 × 4 noirs de ta voisine ? dit-elle en souriant. Mme Machinchose ? »

Mrs Melbourne. L’évocation de sa voisine titille une connexion obscure dans un coin du cerveau de Hodges, mais la liaison se perd avant qu’il ait le temps de la localiser, encore moins de la solliciter.

Jerome aussi devra faire le SOUM. Si Mr Mercedes patrouille dans le quartier de Hodges, il l’a sûrement vu tondre la pelouse, fixer les moustiquaires aux fenêtres, nettoyer les gouttières. Janey et Jerome sont probablement hors de danger, mais probablement ne suffit pas. Mr Mercedes est une bombe à retardement prête à exploser à tout moment et Hodges a délibérément entrepris de le provoquer.

Janey lit ses pensées. « Et pourtant tu n’hésites pas à… comment tu dis déjà ? Taquiner le poisson ?

— Ouais. Et je vais aller squatter ton ordinateur incessamment sous peu pour le taquiner un peu plus. J’ai déjà un message tout prêt à lui envoyer mais je pense ajouter une petite chose. Mon coéquipier a résolu une grosse enquête aujourd’hui et je pense pouvoir utiliser ça contre lui.

— Quelle enquête ? »

Il n’a aucune raison de ne pas lui dire ; ça sortira dans les journaux demain, dimanche au plus tard. « Turnpike Joe.

— Celui qui assassinait des femmes sur des aires de repos ? » Et quand il hoche la tête : « Est-ce qu’il correspond au profil de Mr Mercedes ?

— Pas du tout. Mais ça, notre type n’a pas besoin de le savoir.

— Et qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? »

Hodges le lui dit.

14

Ils n’ont pas besoin d’attendre le journal du matin ; la nouvelle que Donald Davis, déjà soupçonné du meurtre de sa femme, a reconnu les crimes de Turnpike Joe fait la une du journal de vingt-trois heures. Hodges et Janey regardent les infos au lit. Pour Hodges, le match retour a été plutôt rude mais sublime de satisfaction. Il est toujours essoufflé, il est en nage et aurait grand besoin d’une douche, mais ça faisait longtemps, très longtemps, qu’il ne s’était pas senti aussi heureux. Aussi entier.

Quand le journaliste passe au chiot coincé dans une canalisation d’eau, Janey prend la télécommande et éteint la télé. « OK. Ça pourrait marcher. Mais c’est sacrément risqué. »

Il hausse les épaules. « Sans personne pour m’épauler à la brigade, je pense que c’est la meilleure façon de procéder. » Et ça tombe bien car c’est exactement la façon dont il a envie de procéder.

Il pense brièvement à l’arme de fortune, mais cependant très efficace, qu’il garde dans le tiroir de sa commode ; la chaussette à carreaux remplie de billes d’acier. Il imagine à quel point ce serait jouissif de se servir du Happy Slapper contre le fils de pute qui a foncé dans une foule de gens sans défense avec l’une des berlines les plus lourdes du monde. Il y a peu de chances que ça arrive mais c’est toujours possible. Dans ce meilleur (et pire) des mondes, quasiment tout est possible.

« Qu’est-ce que tu penses de ce que t’a dit ma mère à la fin ? Qu’Olivia entendait des fantômes ?

— J’ai besoin d’y réfléchir encore un peu », répond Hodges, mais il y a déjà bien réfléchi et s’il voit juste, il se peut qu’il tienne là un autre moyen d’arriver à Mr Mercedes. S’il peut s’en dispenser, il n’impliquera pas Jerome Robinson plus qu’il ne l’a déjà fait, mais s’il veut tirer tout le parti de la tirade finale de la vieille Mrs Wharton, il sera sans doute contraint de le faire. Il connaît une demi-douzaine de flics aussi calés en informatique que Jerome mais ne peut en contacter aucun.

Des fantômes. Des fantômes dans la machine.

Il se redresse et balance ses pieds hors du lit. « Si je suis toujours invité à passer la nuit, j’aurais bien besoin de prendre une douche.

— L’invitation tient toujours. » Elle se penche en avant pour renifler le creux de son cou, sa main légèrement refermée sur son biceps lui procurant un frisson de plaisir. « Et t’en as sacrément besoin, en effet. »

Une fois douché et son boxer-short de nouveau enfilé, Hodges lui demande d’allumer son ordinateur. Puis, Janey assise à ses côtés et concentrée sur l’écran, il se glisse sous le Parapluie Bleu de Debbie et laisse un message à mercytueur. Quinze minutes plus tard, Janey blottie contre lui, il dort… comme il n’a plus jamais dormi depuis sa plus tendre enfance.

15

Quand Brady rentre chez lui après avoir roulé sans but pendant plusieurs heures, il est tard et un mot l’attend sur la porte de derrière : T’étais où, mon lapin ? Tu as des lasagnes maison dans le four. Il n’a qu’à regarder l’écriture tremblante et penchée pour savoir qu’elle était sérieusement torchée quand elle l’a écrit. Il décroche le mot et entre.

D’habitude, la première chose qu’il fait en rentrant, c’est jeter un coup d’œil à sa mère, mais il sent l’odeur de brûlé et se précipite à la cuisine où un brouillard de fumée bleue flotte dans l’air. Dieu merci, le détecteur de fumée de la cuisine est mort (à chaque fois il se dit qu’il doit le remplacer et à chaque fois il oublie ; tellement d’autres chats à fouetter). Merci aussi au puissant ventilateur du four qui a aspiré juste ce qu’il faut de fumée pour ne pas que les autres détecteurs de la maison se déclenchent, même s’ils ne tarderont pas à le faire s’il n’aère pas la pièce rapidement. Le four est sur cent quatre-vingts degrés. Il l’éteint. Il ouvre la fenêtre au-dessus de l’évier et la porte de derrière. Il y a un ventilateur électrique dans la petite buanderie où ils rangent les produits ménagers. Il le place devant le four fumant et l’allume à la vitesse maximale.

Ceci fait, il se rend enfin dans le salon pour vérifier l’état de sa mère. Elle est affalée sur le canapé, dans une robe-tablier ouverte à l’encolure et remontée en haut des cuisses, ronflant si bruyamment et d’une manière si régulière qu’on dirait une tronçonneuse tournant au ralenti. Il détourne le regard et repart à la cuisine en marmonnant putain-putain-putain dans sa barbe.

Il s’assoit à la table, la tête baissée, la paume des mains sur les tempes et les doigts profondément enfoncés dans les cheveux. Pourquoi, quand les choses vont mal, faut-il qu’elles continuent à aller mal ? Il se surprend à penser au slogan du sel Morton : « Quand il pleut, il pleut à verse. »

Après quinze minutes d’aération, il se risque à ouvrir le four. Alors qu’il observe la masse noire et fumante à l’intérieur, toute sensation de faim qu’il pouvait éprouver en arrivant à la maison disparaît. Le lave-vaisselle ne récupérera pas ce plat ; le récurer à l’éponge métallique pendant une heure ne le récupérera pas ; des rayons laser industriels ne le récupéreraient probablement pas. Ce plat est foutu. C’est une chance qu’il ne soit pas tombé sur les putains de pompiers et sa mère en train de leur offrir des Joe Collins.

Il referme le four — il ne veut pas regarder ce déchet de fusion nucléaire — et retourne plutôt voir sa mère. Alors que son regard remonte le long de ses jambes nues puis redescend, il pense, Dommage qu’elle soit pas morte. Dommage pour elle et dommage pour moi.

Il descend au sous-sol, utilisant la reconnaissance vocale pour allumer les lumières et sa rangée d’ordinateurs. Il s’installe au Poste 3, déplace le curseur sur l’icône du Parapluie Bleu… puis hésite. Non parce qu’il a peur qu’il n’y ait pas de message du vieux flic, mais parce qu’il a peur qu’il y en ait un. S’il y a une réponse, elle ne correspondra pas à ce qu’il a envie de lire. Pas en l’état actuel des choses. Sa tête lui fait déjà un mal de chien, alors pourquoi en rajouter ?

Sauf qu’il en saura peut-être plus sur ce que foutait le flic à Lake Avenue. Est-ce qu’il interrogeait la sœur d’Olivia Trelawney ? Probablement. À soixante-deux ans, il va tout de même pas se la taper.

Brady clique sur la souris et, bien évidemment :

kermitfrog19 veut chatter avec vous !

Voulez-vous chatter avec kermitfrog19 ?

O N

Brady positionne le curseur sur N et caresse le dos arrondi de sa souris avec la pulpe de son index. Se mettant au défi de cliquer et d’en finir une bonne fois pour toutes avec tout ça, ici et maintenant. Il est clair qu’il n’arrivera jamais à pousser le gros flic au suicide comme il l’a fait avec Mrs Trelawney, alors pourquoi se fatiguer ? Ne serait-ce pas la chose la plus intelligente à faire ?

Mais il faut qu’il sache.

Plus important, il ne faut pas que l’Off-Ret gagne.

Il déplace le curseur sur O, clique, et le message — assez long cette fois — apparaît à l’écran.

Mais c’est mon petit ami l’imposteur, ou je rêve ? Je devrais même pas répondre, les types comme toi sont légion, mais comme tu le fais si bien remarquer, je suis retraité et même parler à un cinglé vaut mieux que regarder Dr Phil et toutes ces infopubs de la nuit. Trente minutes de plus d’OxiClean et je deviens aussi fou que toi, HAHAHA. Et puis, je te dois des remerciements pour m’avoir fait connaître ce site que je n’aurais jamais découvert autrement. Je me suis déjà fait trois nouveaux amis (et pas des fous). L’un d’eux est une dame au vocabulaire délicieusement cochon !!! Alors, OK mon « ami », laisse-moi te mettre au parfum.

Primo, n’importe qui regarde NCIS pouvait deviner que le Tueur à la Mercedes portait un bonnet de douche et qu’il a passé son masque de clown à la javel. Non mais, ALLÔ ?!

Deuzio, si t’étais vraiment le type qu’a volé la Mercedes de Mrs Trelawney, t’aurais mentionné la clé valet. Ça c’est pas un truc que t’aurais pu deviner en regardant NCIS. Donc, au risque de me répéter, ALLÔ ?!

Tertio (j’espère que tu prends des notes), j’ai reçu un appel de mon ancien coéquipier aujourd’hui. Il a coincé un méchant, un spécialisé dans la VRAIE confession. Mate un peu les infos, mon ami, et essaye de deviner ce que ce type va aussi avouer dans les prochains jours.

Bonne nuit et, au passage, pourquoi tu vas pas emmerder quelqu’un d’autre avec tes fantasmes ?

Brady se rappelle vaguement un personnage de dessin animé — peut-être Charlie le Coq, le gros coq avec un accent du Sud — qui s’énervait tellement que d’abord son cou, puis sa tête se changeaient en thermomètre dont la température montait, montait, passant de CUIRE à GRILLER à DÉSINTÉGRER. C’est presque ce que ressent Brady à la lecture de ce message arrogant, insultant et rageant.

La clé valet ?

Quelle clé valet ?

« De quoi tu parles ? dit-il d’une voix hésitant entre le chuchotement et le grognement. De quoi tu parles, putain ? »

Il se lève et commence à tourner en rond dans la pièce sur des jambes aussi raides que des échasses en se tirant si fort les cheveux qu’il se fait monter des larmes. Sa mère est oubliée. Les lasagnes noircies sont oubliées. Tout est oublié excepté ce message odieux.

Il a même eu le culot de mettre un smiley !

Un smiley !

Brady donne un coup de pied dans sa chaise de bureau, se blessant les orteils et l’envoyant rouler à l’autre bout de la pièce où elle percute le mur. Puis il se retourne et s’abat sur le Poste 3 comme un vautour sur sa proie. Son premier réflexe est de vouloir répondre immédiatement, de traiter ce putain de flic de menteur, de débile atteint d’une maladie d’Alzheimer précoce due à son trop-plein de graisse, de cow-boy pédéraste suceur de bite de nègre. Puis un semblant de raison — fragile et vacillant — reprend le dessus. Il récupère sa chaise et va sur le site internet du journal local. Il n’a même pas besoin de cliquer sur la rubrique À LA UNE pour vérifier ce dont Hodges s’est vanté : c’est juste là devant lui, en première page du journal de demain.

Brady suit l’actualité policière avec assiduité et le nom de Donald Davis lui est aussi familier que son visage aux traits sublimement sculptés. Il sait que Donald Davis était recherché pour le meurtre de sa femme et sa culpabilité ne fait aucun doute pour lui. Et voilà que ce crétin vient de tout avouer, et pas seulement pour sa femme. À en croire l’article, Davis a aussi avoué avoir violé et tué cinq autres femmes. En gros, il prétend être Turnpike Joe.

Brady ne parvient pas tout de suite à faire le lien entre ce qu’il vient de lire et le message insolent du gros flic. Puis ça lui vient dans un éclair d’inspiration funeste : tant qu’il est d’humeur à passer aux aveux, Donnie Davis compte aussi s’attribuer le Massacre du City Center. Peut-être même qu’il l’a déjà fait.

Brady tourne sur sa chaise comme un derviche — une fois, deux fois, trois fois. Il a la tête qui éclate. Son pouls martèle sa poitrine, son cou, ses tempes. Il le sent dans ses gencives et sa langue.

Est-ce que Davis a parlé d’une clé valet ? Ce serait à cause de ça ?

« Y avait pas de clé valet », dit Brady… mais comment peut-il en être sûr ? Et s’il y en avait une ? S’il y en avait une… et qu’ils collent tout ça sur le dos de Donald Davis, s’ils volaient à Brady Hartsfield son grand triomphe… après tous les risques qu’il a pris…

Il ne tient plus. Il se rassoit au Poste 3 et écrit un message à kermitfrog19. Juste un petit message, mais ses mains tremblent tellement qu’il y passe presque cinq minutes. À peine terminé, il l’envoie, sans même prendre le temps de se relire.

TU DIS QUE DES CONNERIES, ENFOIRÉ. D’accord la clé n’était pas sur le contact, mais c’était pas une clé-valet. C’était le double qu’il y avait dans la bo^ite à gantz et comment j’ai réussi à ouvrrit la voiture C4EST À TOI DE TROUVER CONNARD. Donald Davis est pas MR Mercedes. Je répète DONALD DAVIUS EST PAS MR MERCEDES. Si tu racontes que c’est lui, je te tue, m^eme si ce serait pas vraimnt tuer vu le vieux débris que t’es.

Signé,

Le VRAI Tueur à la Mercedes.

P-S : Ta mère était une pute, elle la prenait dans le cul et léchait le sperme dans les caniveaux.

Brady éteint son ordinateur et monte, laissant sa mère ronfler sur le canapé au lieu de la mettre au lit. Il prend trois aspirines, en rajoute une quatrième, puis s’allonge dans son propre lit, les yeux grands ouverts et tremblant jusqu’à ce que les premières lueurs de l’aube se lèvent à l’est. Il réussit finalement à s’assoupir pendant deux heures, un sommeil fragile, hanté de rêves et agité.

16

Hodges est en train de faire des œufs brouillés quand Janey entre dans la cuisine samedi matin. Dans son peignoir blanc, les cheveux encore mouillés de la douche peignés en arrière, elle a l’air plus jeune que jamais. Il pense de nouveau, Quarante-quatre ?

« J’ai pas trouvé le bacon. Bien sûr, il doit être quelque part dans le frigo. Mon ex-femme prétend que la grande majorité des hommes américains souffrent de la Cécité du Réfrigérateur. Je sais pas si y a un numéro d’urgence pour ça. »

Elle montre son ventre du doigt.

« OK », dit-il. Et puis, parce qu’elle a l’air d’aimer ça, il ajoute : « Ouais.

— Et au fait, comment va ton cholestérol ? »

Il sourit et dit : « Tartines grillées ? C’est du pain complet. Comme tu dois le savoir puisque c’est toi qui l’as acheté.

— Une seule. Sans beurre et juste un peu de confiture. Tu vas faire quoi aujourd’hui ?

— Je sais pas trop. »

Bien qu’il se dise qu’il aimerait passer voir Radney Peeples à Sugar Heights si ce dernier est de service pour Vigilant. Et il faut qu’il parle ordi avec Jerome. Perspectives infinies de ce côté-là.

« T’es allé sur le Parapluie de Debbie ?

— Je voulais te faire ton p’tit-déj’ avant. Et le mien. » C’est vrai. Il s’est réveillé avec une réelle envie de rassasier son corps affamé plutôt que d’essayer de combler les espaces vides de son cerveau. « Et puis je connais pas ton mot de passe.

— C’est Janey.

— Tu veux mon avis ? Change. En fait, c’est l’avis du jeune qui bosse pour moi.

— Jerome, c’est ça ?

— Lui-même. »

Il a préparé une demi-douzaine d’œufs et ils mangent tout le plat, partagé en deux parts bien égales. Il lui est venu à l’idée de demander si elle avait de quelconques regrets concernant la nuit dernière mais il décide que la façon qu’elle a d’engloutir son petit-déjeuner répond à sa question.

Laissant la vaisselle dans l’évier, ils vont sur l’ordinateur et restent assis en silence pendant presque quatre minutes, lisant et relisant le dernier message de mercytueur.

« La vache, finit par lâcher Janey. Toi qui voulais taquiner le poisson, je crois que tu l’as bel et bien ferré. T’as vu toutes les fautes ? » Elle lui montre gantz et ouvrrit. « Ça fait partie de ses — comment tu dis déjà ? — techniques de camouflage stylistique ?

— Je pense pas. » Hodges regarde m^eme en souriant. Il ne peut pas s’empêcher de sourire. Le poisson sent l’hameçon, il est enfoncé bien profond. Ça fait mal. Ça brûle. « Je pense que c’est le genre de fautes de frappe que l’on fait quand on perd le contrôle. La dernière chose à laquelle il s’attendait, c’était à avoir des problèmes de crédibilité. Ça le rend dingue.

Plus, dit-elle.

— Hein ?

Plus dingue. Réponds-lui, Bill. Secoue-le plus fort. Il le mérite.

— D’accord. »

Il réfléchit puis se met à écrire.

17

Lorsqu’il est rhabillé, Janey le raccompagne dans le couloir et le gratifie d’un long baiser devant l’ascenseur.

« J’arrive toujours pas à croire à ce qui s’est passé la nuit dernière, dit-il.

— Ça s’est pourtant bien passé. Et si tu te débrouilles bien, il y a des chances pour que ça se passe à nouveau. » Elle scrute son visage de ses incroyables yeux bleus. « Mais aucune promesse ni aucun engagement à long terme, OK ? On prend ça comme ça vient. Un jour après l’autre.

— À mon âge, je prends tout comme ça vient. »

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Il entre.

« On s’appelle, cow-boy.

— Compte sur moi. » La porte de l’ascenseur commence à se fermer. Il la bloque de la main. « Et SOUM-SOUM, cow-girl. »

Elle hoche la tête solennellement mais il ne manque pas de noter l’étincelle dans ses yeux.

« Janey fera un SOUM d’enfer.

— Garde ton portable avec toi, et ce serait pas mal que t’enregistres le 911 dans tes contacts. »

Il relâche la porte. Janey lui envoie un baiser. La porte se ferme aussitôt sans qu’il ait le temps de répondre.

Sa voiture est là où il l’a laissée, mais son ticket a dû expirer avant que le stationnement gratuit ne prenne effet car il y a une contravention coincée sous l’essuie-glaces. Il ouvre la boîte à gants, balance la contravention dedans et récupère son portable. Il est très fort pour donner à Janey des conseils qu’il ne suit pas lui-même — depuis qu’il a quitté les forces de police, il oublie tout le temps son foutu Nokia, relativement préhistorique si l’on considère la vitesse à laquelle la technologie évolue. Pratiquement personne ne l’appelle ces derniers temps de toute manière, mais ce matin, il a trois nouveaux messages, tous de Jerome. Les deux derniers — un reçu la veille à vingt et une heures quarante, l’autre à vingt-deux heures quarante-cinq — sont des messages impatients et inquiets demandant où il est et pourquoi il ne rappelle pas. Jerome parle de sa voix normale. Le tout premier message, laissé à dix-huit heures trente, commence avec sa voix exubérante de Tyrone Feelgood Delight.

« Missié Hodges, vous êtwe où ? Moi besoin bava’der avé vous autwe ! » Puis il redevient Jerome. « Je pense savoir comment il a fait. Pour voler la voiture. Rappelez-moi. »

Hodges consulte sa montre et décrète que Jerome ne doit pas encore être levé, pas un samedi matin. Il décide plutôt d’y aller, en faisant d’abord un saut chez lui pour prendre ses notes. Il allume la radio et tombe sur Bob Seger chantant « Old Time Rock and Roll », et commence à brailler avec lui : descends tes vieux vinyles de l’étagère.

18

En des temps reculés et simples, avant l’ère des applications, des iPad, des Samsung Galaxy et du monde de la 4G supersonique, les week-ends étaient les jours d’affluence chez Discount Electronix. Aujourd’hui, les gosses qui avant venaient acheter des CD téléchargent du Vampire Weekend sur iTunes pendant que leurs aînés surfent sur eBay ou regardent en replay sur Hulu les émissions télé qu’ils ont ratées.

En ce samedi matin, le DE de Birch Hill est désert.

Tones est à l’avant du magasin en train d’essayer de vendre une télé HD déjà antique à une vieille dame. Freddi Linklatter est dehors sur l’arrière à fumer des Marlboro Rouge à la chaîne et probablement à répéter mentalement sa prochaine diatribe sur les droits LGBT. Brady est assis à l’un des ordinateurs dans le fond, un vieux Vizio qu’il a trafiqué pour qu’aucune frappe ne s’enregistre dans la barre de recherche, sans parler de l’historique. Il fixe des yeux le dernier message de Hodges. Son œil gauche a attrapé un tic rapide et irrégulier.

Arrête de te défouler sur ma mère, OK ?C’est pas sa faute si tu t’es fait choper en flagrant délit de mythomanie. Alors comme ça t’as trouvé le double des clés dans la boîte à gants ? Pas mal, étant donné qu’Olivia Trelawney avait les deux clés. Celle qui manquait était la clé valet. Elle la gardait dans une boîte aimantée sous le pare-chocs arrière. Le VRAI Tueur à la Mercedes a dû la repérer.

Je pense que j’en ai fini avec toi, trouduc. Ton Capital Sympathie doit avoisiner le zéro actuellement, et je sais de source sûre que Donald Davis est sur le point d’avouer les meurtres du City Center. Et toi dans tout ça ? Ben t’as plus qu’à retourner à ta petite vie de merde ennuyeuse à mourir, j’imagine. Une dernière chose avant que je mette un terme à cette charmante correspondance. Tu m’as menacé de mort. C’est un délit passible de poursuites judiciaires, mais devine quoi ? Je m’en fous. Mon pote, t’es rien qu’un connard dégonflé de plus. Y en a plein des comme toi sur Internet. Tu veux passer chez moi (je sais que tu sais où j’habite) me menacer en personne ? Non ? Je m’en doutais. Je vais maintenant clore ce message par un mot si simple que même le plus crétin des types comme toi devrait pouvoir comprendre.

Dégage.

La fureur de Brady est si grande qu’il a l’impression d’être gelé sur place. Et pourtant il brûle. Il pense qu’il va rester ainsi, penché sur ce Vizio pourri bradé au prix ridicule de quatre-vingt-sept dollars et quatre-vingt-sept cents, jusqu’à ce qu’il meure de froid ou parte en flammes, ou les deux en même temps.

Mais quand une ombre se lève sur le mur, Brady découvre qu’il peut finalement bouger. Il ferme le message du vieux flic juste avant que Freddi ne se penche sur lui pour regarder l’écran. « Tu mates quoi, Brads ? Je trouve que tu t’es bien dépêché de tout fermer.

— Un documentaire de National Geographic. Ça s’appelle Quand les lesbiennes attaquent.

— Ton niveau d’humour, réplique-t-elle, est peut-être inférieur à celui de ta production spermatique, mais j’en doute. »

Tones Frobisher se joint à eux. « On a un dépannage du côté d’Edgemont, dit-il. Qui veut y aller ? »

Freddi répond : « Si je devais choisir entre un dépannage au Paradis des Pedzouilles et me faire enfoncer une belette dans le cul, je choisirais la belette.

— Je prends », dit Brady.

Il vient de décider qu’il a une course à faire. Une course qui ne peut pas attendre.

19

La petite sœur de Jerome et deux de ses copines sont en train de jouer à la corde à sauter dans l’allée des Robinson quand Hodges arrive. Elles portent toutes des T-shirts à paillettes avec la photo d’un quelconque boys band imprimée dessus. Il traverse la pelouse, sa chemise-dossier à la main. Barbara court vers lui le temps d’échanger un high five et de lui taper dans le poing puis se précipite récupérer le bout de la corde à sauter. Jerome, en short et T-shirt du City College aux manches arrachées pour en faire un débardeur, boit un jus d’orange assis sur les marches du perron. Odell est à côté de lui. Jerome dit à Hodges que ses parents sont partis faire les courses et qu’il est de corvée de baby-sitting jusqu’à leur retour.

« Pas qu’elle ait vraiment besoin d’une baby-sitter. Elle est bien plus débrouillarde que mes parents l’imaginent. »

Hodges s’assoit à côté de lui. « Ne prends pas ça pour acquis. Crois-moi, Jerome.

— Ce qui veut dire ?

— Dis-moi plutôt ce que t’as découvert, d’abord. »

Au lieu de répondre, Jerome pointe le doigt sur la voiture de Hodges qu’il a garée le long du trottoir pour ne pas déranger les filles en train de jouer. « Elle est de quelle année ?

— 2004. Rien d’exceptionnel niveau esthétique mais elle se tient bien niveau consommation. Tu veux l’acheter ?

— Sans façon, merci. Vous l’avez fermée à clé ?

— Ouais. »

Même si c’est un quartier tranquille et qu’il l’a sous les yeux. L’habitude.

« Passez-moi vos clés. »

Hodges fouille dans ses poches et lui tend son trousseau. Jerome examine la clé électronique et hoche la tête. « Dispositif EPSC, dit-il. C’est apparu dans les années quatre-vingt-dix, plutôt en tant qu’accessoire, puis c’est devenu la norme au début des années deux mille. Vous savez ce que veulent dire les initiales ? »

En tant qu’inspecteur responsable du dossier du City Center (et ayant fait passer un certain nombre d’interrogatoires à Olivia Trelawney), bien évidemment que Hodges sait. « Dispositif d’entrée passive sans clé.

— C’est ça. » Jerome appuie sur l’un des deux boutons. Sur le trottoir, les phares de la Toyota de Hodges clignotent brièvement. « Là, c’est ouvert. » Il appuie sur l’autre bouton. Les phares clignotent à nouveau. « Là, c’est fermé. Et vous avez la clé. » Il la met dans la main de Hodges. « Tout à fait sécurisé, n’est-ce pas ?

— Si l’on considère la raison pour laquelle on a cette discussion, peut-être pas.

— Je connais des gars de la fac qui ont un club informatique. Je vous dirai pas leur nom, alors inutile de demander.

— J’y comptais pas.

— C’est pas des criminels mais ils connaissent toutes les arnaques — hacking, clonage, newsjacking, tous ces trucs-là. Ils m’ont dit que les dispositifs EPSC sont ni plus ni moins des permis de voler. Quand vous appuyez sur le bouton pour verrouiller ou déverrouiller la voiture, la clé émet un signal radio basse fréquence. Un code. Si on pouvait l’entendre, ça ressemblerait un peu aux bips quand on appelle un numéro de fax. Vous me suivez ?

— Jusqu’ici, ouais. »

Dans l’allée, les filles chantent Sally-in-the-alley pendant que Barbara saute avec agilité par-dessus la corde, ses jambes noires potelées luisant au soleil, ses couettes rebondissant.

« Selon eux, il est très facile de capter ce code, suffit d’avoir le bon gadget. Vous pouvez trafiquer une télécommande de porte de garage ou de télé par exemple, sauf qu’avec ça, il faut être vraiment près. Disons, dans les vingt mètres. Mais vous pouvez aussi construire un truc plus puissant vous-même. Toutes les pièces sont disponibles chez votre gentil petit magasin d’électronique le plus proche. Prix total, une centaine de dollars. Portée d’une centaine de mètres. Vous attendez que le conducteur sorte de la voiture. Quand il ou elle appuie sur le bouton pour verrouiller la voiture, vous appuyez sur le vôtre en même temps. Votre télécommande capte le signal et l’enregistre. Il ou elle s’éloigne, et une fois le conducteur parti, vous réappuyez. La voiture s’ouvre et elle est à vous. »

Hodges regarde ses clés puis Jerome. « Ça marche vraiment ?

— Eh ouais. Mes amis me disent que c’est un peu plus compliqué aujourd’hui — les constructeurs ont modifié le système pour que le signal change à chaque fois que l’on appuie sur le bouton — mais pas impossible. N’importe quel système créé par l’Homme peut être piraté par l’Homme. Vous me suivez toujours ? »

Hodges l’entend à peine, alors pour ce qui est de le suivre… Il pense à Mr Mercedes avant qu’il ne devienne Mr Mercedes. Il pourrait avoir acheté l’un des gadgets dont Jerome vient de lui parler, mais il pourrait tout aussi bien l’avoir fabriqué lui-même. Et la Mercedes de Mrs Trelawney était-elle la première voiture pour laquelle il s’en était servi ? Sûrement pas.

Il faut que je vérifie les cambriolages de voitures en centre-ville, se dit-il. Depuis… disons 2007, jusqu’au début du printemps 2009.

Il a une amie dans ses contacts, Marlo Everett, qui lui doit une faveur. Hodges est certain que Marlo acceptera de faire une petite vérif pour lui sans trop poser de questions. Et si elle tombe sur un certain nombre de rapports que l’enquêteur principal a conclus par la formule « il est probable que le plaignant ait oublié de fermer son véhicule », alors il saura.

Au fond de lui, il sait déjà.

« Monsieur Hodges ? » Jerome le regarde un peu soucieusement.

« Oui, Jerome ?

— Quand vous travailliez sur l’affaire, vous n’avez jamais parlé de ce dispositif avec la brigade anticriminalité ? Je veux dire, ils doivent forcément être au courant. C’est pas nouveau. Mes amis disent que ça a même un nom : le vol à la volée.

— On a parlé au chef mécanicien de la concession Mercedes qui nous a dit qu’une clé avait été utilisée », répond Hodges.

Même à ses propres oreilles, sa réponse semble faible et sur la défensive. Pire : incompétente. Ce que le chef mécanicien avait fait — ce que tout le monde avait fait —, c’était présumer qu’une clé avait été utilisée. Une clé qu’une écervelée que personne n’aimait avait laissée sur le contact.

Jerome affiche un sourire cynique étrange qui jure sur son jeune visage. « Il y a des trucs dont les concessionnaires automobiles ne parlent pas, monsieur Hodges. C’est pas vraiment qu’ils mentent, ils effacent juste certains détails de leur esprit. Par exemple comment un airbag peut vous sauver la vie mais aussi vous enfoncer vos lunettes dans les yeux et vous rendre aveugle. Comment certains 4 × 4 se retournent plus facilement que d’autres. Ou combien il est facile de capter et d’enregistrer les signaux des dispositifs EPSC. Mais les gars spécialisés dans la criminalité automobile doivent être au courant, non ? Je veux dire, ils sont forcément au courant. »

La vérité crasse, c’est que Hodges ne sait pas. Il devrait savoir, mais il ne sait pas. Pete et lui étaient quasi constamment sur le terrain, de service du matin au soir, à dormir peut-être cinq heures par nuit. La paperasse s’amoncelait. S’il y a eu un mémo sur la criminalité automobile, il doit être perdu quelque part dans les caisses de dossiers. Il n’osera pas demander à son ancien coéquipier, mais il s’avise qu’il va peut-être devoir tout raconter à Pete très vite. S’il ne trouve pas tout seul, cela va sans dire.

En attendant, c’est à Jerome qu’il doit tout dire. Parce que le type avec qui Hodges est en train de fricoter est fou.

Barbara accourt, transpirante et essoufflée. « Jay, on peut regarder les dessins animés à la télé avec Hilda et Tonya ?

— Ouais, vas-y », répond Jerome.

Elle se jette à son cou et colle sa joue à la sienne. « Tu nous feras des pancakes, mon frère chéri ?

— Non. »

Elle desserre son étreinte et s’écarte de lui. « T’es méchant. Et feignant, aussi.

— Pourquoi tu vas pas chez Zooney’s t’acheter des Eggos ?

— Bah, j’ai pas de sous. »

Jerome plonge la main dans sa poche et en sort un billet de cinq dollars, ce qui lui vaut un autre câlin.

« Je suis toujours méchant ?

— Non, t’es gentil ! T’es le meilleur frère du monde !

— Tu pars pas sans tes copines, dit Jerome.

— Et emmenez Odell », ajoute Hodges.

Barbara glousse. « On emmène toujours Odell. »

Hodges regarde les filles dans leurs T-shirts assortis s’éloigner en sautillant dans la rue (parlant à toute allure et se refilant la laisse d’Odell) avec un sentiment de profonde inquiétude. Il peut difficilement imposer un couvre-feu aux Robinson mais ces trois fillettes ont l’air si petites.

« Jerome ? Si quelqu’un essayait de s’en prendre à elles, est-ce qu’Odell… ?

— Les protégerait ? Il y laisserait sa vie, m’sieur Hodges. Sa vie. Quelque chose ne va pas ?

— Est-ce que je peux toujours compter sur ta discrétion ?

Toujou’, missié !

— OK, alors je vais devoir t’en raconter beaucoup plus. Mais en retour, je veux qu’à partir de maintenant tu me promettes de m’appeler Bill. »

Jerome réfléchit. « Je vais mettre du temps à m’y habituer mais c’est d’accord. »

Hodges lui raconte presque tout (il omet de préciser où il a passé la nuit), se référant de temps en temps à ses notes. À l’instant où il termine son récit, Barbara et ses copines reviennent du GoMart avec une boîte d’Eggos qu’elles se renvoient comme une balle en rigolant. Elles rentrent déguster leurs friandises du matin devant la télé.

Hodges et Jerome restent assis sur l’escalier du porche à discuter de fantômes.

20

Edgemont Avenue ressemble à une zone de combat, mais au moins, au sud de Lowbriar, c’est une zone de combat principalement blanche, peuplée de descendants des vallées profondes du Kentucky et du Tennessee qui ont migré ici après la Seconde Guerre mondiale pour bosser dans les usines. Maintenant, les usines ont fermé et la grande majorité de la population est constituée de camés qui sont passés à l’héroïne « Black tar » quand l’Oxy est devenue trop chère. Edgemont est bordée de bars, de boutiques de prêteurs sur gages et d’encaissement de chèques, tous fermés à double tour en ce samedi matin. Les deux seuls magasins ouverts sont l’épicerie Zooney’s et le lieu de rendez-vous de Brady, la boulangerie Batool’s.

Brady se gare juste devant, pour pouvoir surveiller sa Coccinelle Cyber Patrouille et quiconque essaierait de la braquer, et trimballe son matériel à l’intérieur, au milieu des bonnes odeurs. Le métèque derrière le comptoir est en train de se prendre la tête avec un client brandissant une carte Visa en lui montrant l’écriteau ESPÈCES SEULEMENT JUSQU’À RÉPARATION ORDINATEUR.

L’écran d’ordinateur du Paki est bloqué. Tout en jetant un coup d’œil à sa Coccinelle toutes les trente secondes, Brady pianote le Boogie-Woogie de L’Écran Bloqué, qui consiste à appuyer sur les touches alt, ctrl et suppr en même temps. Le gestionnaire de tâches apparaît et Brady voit immédiatement qu’Explorer ne répond pas.

« Pas bon ? s’inquiète le Pakistanais. S’il vous plaît, pas dire moi pas bon. »

D’habitude, Brady en rajouterait et s’éterniserait, non pas parce que les types comme Batool lâchent du pourboire — ils n’en lâchent pas —, mais pour le voir suer à grosses gouttes son huile Crisco. Mais pas aujourd’hui. C’était juste son excuse pour se tirer du magasin et aller au centre commercial, et il veut en finir le plus vite possible.

« Non, je m’en occupe, monsieur Batool », dit-il. Il sélectionne TERMINER et redémarre le PC du Pakos. L’instant d’après, la caisse enregistreuse fonctionne à nouveau et les quatre icônes des différents types de cartes de crédit réapparaissent.

« Toi génie ! » s’exclame Batool. Pendant une horrible seconde, Brady craint que le fils de pute parfumé ne se jette à son cou.

21

Brady quitte le Paradis des Pedzouilles et prend vers le nord en direction de l’aéroport. Il y a un Home Depot au centre commercial de Birch Hill où il pourrait sans aucun doute trouver tout ce dont il a besoin, mais il décide d’aller plutôt au complexe Skyway Shopping. Ce qu’il s’apprête à faire est risqué, irréfléchi et inutile. Il ne va pas risquer d’aggraver son cas en allant le faire dans le voisinage de Discount Electronix. On chie pas dans son propre nid.

Brady va faire ses petites affaires au Garden World du Skyway et comprend tout de suite qu’il a fait le bon choix. Le magasin est immense et bondé en ce samedi après-midi de fin de printemps. Au rayon pesticides, Brady ajoute deux boîtes de Gopher-Go à son caddie déjà rempli d’articles-camouflage : de l’engrais, du paillis, des graines et une petite griffe de jardin. Il sait que c’est de la folie de venir en personne acheter du poison alors qu’il en a déjà commandé sur Internet et qu’il devrait recevoir sa commande d’ici quelques jours dans sa deuxième boîte aux lettres, mais il ne peut pas attendre. Absolument pas attendre. Il ne pourra probablement pas empoisonner le chien des nègres avant lundi — peut-être même mardi ou mercredi — mais il a besoin de faire quelque chose. Il a besoin de sentir qu’il… comment disait Shakespeare, déjà ? S’armer contre une mer de douleurs.

Il est en train de faire la queue à la caisse en se disant que si la caissière (une autre Pakos, la ville en est infestée) lui fait la moindre remarque à propos du Gopher-Go (même le truc le plus inoffensif genre Ce truc est hyperefficace), il laissera tomber. Trop de chances qu’il se fasse repérer et identifier : Ah oui, le jeune homme nerveux qui achetait une griffe de jardin et du poison contre les rats à poche.

Il pense, Peut-être que j’aurais dû mettre des lunettes de soleil. C’est pas comme si je risquais de me faire remarquer, la moitié des hommes en portent ici.

Trop tard. Il a laissé ses Ray-Ban à Birch Hill, dans sa Subaru. Tout ce qu’il lui reste à faire, c’est attendre son tour et s’intimer de ne pas transpirer. Ce qui revient au même que de demander à quelqu’un de pas penser à un ours polaire vert.

Je l’ai remarqué parce qu’il transpirait beaucoup, dirait la Pakos à la caisse (la cousine du boulanger Batool, pour ce qu’en sait Brady) à la police. Et aussi parce qu’il achetait du poison à rongeurs. Celui à la strychnine.

Il a presque envie de s’enfuir, mais il y a des gens derrière lui maintenant et s’il sort de la queue, est-ce que les gens ne vont pas le remarquer pour ça ? Et se demander si…

Une petite tape sur l’épaule. « C’est à vous, monsieur. »

N’ayant plus le choix, Brady avance son caddie. Les boîtes de Gopher-Go sont d’un jaune qui crève les yeux au milieu de ses autres courses ; pour Brady, elles ont la couleur exacte de la folie, et ça paraît logique. C’est de la folie d’être ici.

Puis une pensée rassurante lui vient, une pensée aussi apaisante qu’une main fraîche sur un front fiévreux : foncer dans le tas au City Center c’était encore plus fou… et pourtant je m’en suis tiré, non ?

Oui, et il s’en tire aussi sur ce coup-là. La Pakistanaise passe ses achats au scanner de la caisse sans lui accorder ne serait-ce qu’un regard. Elle ne lève même pas les yeux quand elle lui demande s’il paiera en espèces ou par chèque.

Brady paye en cash.

Il n’est pas si fou.

De retour à sa voiture (il s’est garé entre deux camions, où le vert fluo de la Coccinelle se repère à peine), il s’installe au volant et respire à pleins poumons jusqu’à ce que les battements de son cœur retrouvent un rythme normal. Il pense à sa prochaine étape et ça l’aide à se calmer davantage.

D’abord, Odell. Le clébard va crever d’une manière atroce et le gros flic saura que c’est de sa faute, même si les Robinson l’ignorent. (D’un point de vue purement scientifique, Brady serait curieux de voir si Hodges va leur avouer. Il pense que l’Off-Ret n’en fera rien.) Ensuite, le flic lui-même. Brady le laissera mariner quelques jours dans sa culpabilité, et qui sait ? Peut-être qu’il optera finalement pour le suicide. Mais probablement pas. Donc c’est Brady qui devra le tuer, reste à déterminer par quel moyen. Et enfin…

Un grand coup d’éclat. Quelque chose dont on se souviendra pendant un siècle. La question c’est, quel genre de grand coup d’éclat ?

Brady démarre et règle la radio pourrie de la Coccinelle sur BAM !radio, où c’est cent pour cent rock tous les week-ends. Il tombe sur la fin d’un morceau de ZZ Top et il s’apprête à mettre KISS-92 quand sa main se fige. Au lieu de changer de station, il monte le volume. C’est le destin qui lui parle.

Le DJ annonce à Brady que le boys band le plus sexy du pays viendra en ville pour une date seulement — c’est bien ça : ’Round Here sera en concert au MACC jeudi prochain. « Bientôt complet, les enfants, mais une douzaine de places sont à gagner sur BAM !radio et les Gentils Gars du studio commenceront à les distribuer par lots de deux à compter de lundi, alors tendez l’oreille pour appeler dès que vous entendrez… »

Brady éteint la radio. Il a le regard distant, brumeux, songeur. Ce qu’on appelle le MACC dans cette ville, c’est le Midwest Art & Culture Center. Il occupe tout un pâté de maisons et a une salle de concert gigantesque.

Il pense, Quelle façon de partir. Oh, bon Dieu, quelle façon ce serait de partir.

Il se demande quelle est la capacité exacte de l’auditorium Mingo du MACC. Trois mille ? Peut-être quatre ? Il ira vérifier sur Internet ce soir.

22

Hodges se prend un plat à emporter chez un traiteur voisin (une salade au lieu du bon gros burger que réclame son estomac) et rentre chez lui. Ses plaisantes activités de la nuit dernière se font ressentir et bien qu’il doive appeler Janey — il semblerait que du travail les attende à la maison de Sugar Heights de la défunte Olivia Trelawney —, il décide que la prochaine étape de son enquête sera une petite sieste. Il vérifie le répondeur dans le salon, mais l’écran indique 0 NOUVEAU MESSAGE. Il va ensuite faire un tour sous le Parapluie de Debbie mais n’y trouve rien de nouveau non plus. Il s’allonge donc et règle son réveil interne pour une heure. Sa dernière pensée avant que ses yeux ne se ferment est qu’il a encore oublié son téléphone portable dans la boîte à gants de sa Toyota.

Faut que j’aille le chercher, se dit-il. Je lui ai donné mes deux numéros, mais elle n’est pas de la vieille école, elle, et c’est sur mon portable qu’elle essaiera d’appeler en premier si elle a besoin de moi.

Puis il s’endort.

C’est son bon vieux téléphone fixe qui le réveille, et quand il se tourne pour décrocher, il réalise que son horloge interne, qui ne l’a jamais lâché pendant toutes ses années de service, a apparemment décidé qu’elle aussi était à la retraite. Il a dormi pendant presque trois heures.

« Allô ?

— Tu vérifies jamais tes messages, Bill ? »

Janey.

Il lui traverse l’esprit de lui dire que la batterie de son portable est morte mais commencer une relation sur un mensonge ne promet rien de bon, même une relation qui se construit au jour le jour. Et c’est pas le plus important. Elle a la voix fatiguée et enrouée, comme si elle venait de crier. Ou de pleurer.

Il s’assoit. « Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ma mère a fait un AVC ce matin. Je suis à l’hôpital de Warsaw County. C’est le plus proche de Beausoleil. »

Il sort ses jambes du lit. « Mince, Janey. Comment elle va ?

— Pas bien du tout. J’ai prévenu ma tante Charlotte à Cincinnati et mon oncle Henry à Tampa. Ils arrivent. Tante Charlotte va forcément traîner ma cousine Holly avec elle. » Elle rit, mais il n’y a pas une once d’humour dans son rire. « Bien sûr qu’ils arrivent — c’est l’odeur de l’argent qui les attire.

— Est-ce que tu veux que je vienne, moi ?

— Bien sûr, mais qu’est-ce que je vais leur dire ? Je vais quand même pas te présenter comme le type que j’ai mis dans mon lit presque aussitôt après l’avoir rencontré, et si je leur dis que je t’ai engagé pour enquêter sur la mort de Ollie, y a de fortes chances que ça figure sur le compte Facebook d’un des gosses de Henry d’ici ce soir. En matière de commérages, Oncle Henry est pire que Tante Charlotte, mais ni l’un ni l’autre ne sont des modèles de discrétion. Au moins, Holly est juste bizarre. » Elle prend une profonde inspiration tremblotante. « Seigneur, j’aurais bien besoin d’un visage amical, là. J’ai pas vu Charlotte et Henry depuis des années, ils sont même pas venus à l’enterrement de Ollie et ils se sont bien gardés de prendre de mes nouvelles par la suite. »

Hodges étudie la question et dit : « Je suis un ami, c’est tout. Je travaillais à Sugar Heights pour le service de sécurité Vigilant Guard. On s’est rencontrés quand t’es venue trier les affaires de ta sœur et t’occuper du testament avec l’avocat. Un ami, voilà.

— OK. Ça peut marcher. »

Ça marchera. Quand il s’agit d’inventer des histoires, personne ne le fait avec plus de sérieux qu’un flic. « J’arrive.

— Mais… tu n’as pas des obligations en ville ? Continuer ton enquête ?

— Rien qui ne puisse attendre. Je suis là dans une heure. Peut-être moins vu qu’on est samedi.

— Merci, Bill. De tout mon cœur. Si je suis pas dans le hall d’entrée…

— Je te trouverai, je suis un bon détective. »

Il enfile ses chaussures.

« Je pense que tu ferais mieux de prendre des affaires de rechange, si tu viens. J’ai réservé trois chambres au Holiday Inn près de l’hôpital. J’en prendrai une pour toi aussi. Les avantages d’avoir de l’argent. Sans parler d’une Amex Platinum.

— Janey, je peux rentrer, tu sais, c’est pas loin.

— Je sais, mais elle risque de mourir. Et si ça arrive aujourd’hui ou demain, je vais vraiment avoir besoin d’un ami… pour les… tu sais, pour les… »

Les larmes lui viennent et l’empêchent de terminer. Mais Hodges n’a pas besoin qu’elle termine, car il sait ce qu’elle veut dire. Pour les dispositions.

Dix minutes plus tard, il prend la route vers l’est, vers Beausoleil et l’hôpital de Warsaw County. Il s’attend à trouver Janey dans la salle d’attente des soins intensifs, mais elle est dehors, assise sur le pare-chocs d’une ambulance. Quand il se range à côté d’elle, elle monte dans sa Toyota et un seul coup d’œil à ses traits tirés et ses yeux creusés suffit à lui dire tout ce qu’il a besoin de savoir.

Elle se contient jusqu’à ce qu’il se gare dans le parking visiteurs, puis craque. Hodges la prend dans ses bras. Elle lui dit qu’Elizabeth Wharton est passée dans l’autre monde à quinze heures quinze, heure du Centre.

À peu près au moment où je mettais mes chaussures, se dit Hodges, et il la serre plus fort.

23

La saison de la Petite Ligue bat son plein et Brady passe son samedi après-midi au stade McGinnis où toute une série de matchs se jouent sur trois terrains différents. L’après-midi est chaude et les affaires marchent bien. Une tripotée de midinettes prépubères sont venues voir jouer leurs petits frères et pendant qu’elles attendent leurs glaces, la seule chose dont elles semblent parler (ou du moins la seule chose dont Brady les entend parler), c’est le concert des ’Round Here au MACC. On dirait qu’elles y vont toutes. Brady a décidé qu’il ira, lui aussi. Il faut juste qu’il trouve le moyen de rentrer avec son gilet spécial — celui doublé de billes de roulement et de blocs d’explosif.

Ma dernière révérence, pense-t-il. Un gros titre pour les années à venir.

Cette pensée lui remonte le moral. Tout comme d’avoir vendu toute sa cargaison de sucreries — à seize heures, même le stock de Tutti Frutti est parti. De retour à l’usine, il donne les clés à Shirley Orton (qui ne quitte jamais la boîte, on dirait) et lui demande s’il peut échanger ses horaires avec Rudy Stanhope qui est du dimanche après-midi. Avec les trois camions des Crèmes Glacées Loeb’s tournant sur les cinq grands stades de la ville, dont McGinnis, les dimanches — pour peu que le temps soit de saison — ne sont pas de tout repos. Il accompagne sa requête du sourire attendrissant de petit garçon auquel Shirley ne résiste jamais.

« En gros, dit Shirley, tu veux deux après-midi de congé de suite.

— T’as tout compris. »

Il lui explique que sa mère veut aller rendre visite à son frère, ce qui veut dire au moins une nuit, voire deux, passées là-bas. Bien sûr, il n’y a pas de frère, et en matière de virée, la seule qui semble intéresser sa mère ces derniers temps, c’est celle avec le tour opérateur qui l’emmène de son canapé au minibar puis à son canapé à nouveau.

« Je suis sûre que Rudy sera d’accord. Tu veux pas l’appeler toi-même ?

— Si c’est toi qui demandes, c’est forcément dans la poche. »

La connasse se met à glousser, ce qui fait entrer en mouvement des tonnes de chair de manière assez inquiétante. Elle passe l’appel pendant que Brady se change. Rudy est ravi de lui laisser son dimanche et de prendre son mardi. Ça laisse deux après-midi à Brady pour surveiller le GoMart Zooney’s, ce qui devrait suffire. Et si la fille et le clebs ne se pointent pas, il se fera porter pâle mercredi. S’il le faut, mais il ne pense pas que ça traînera autant.

Après avoir quitté Loeb’s, Brady passe faire trois petites courses chez Kroger. Il prend quelques produits de base dont ils ont besoin à la maison — genre œufs, lait, beurre et Choco Puffs — puis passe au rayon boucherie où il commande cinq cents grammes de viande hachée. Quatre-vingt-dix pour cent de viande rouge, dix pour cent de gras. Rien que le meilleur pour le dernier repas d’Odell.

À la maison, il ouvre le garage et décharge ses achats de la jardinerie en prenant bien soin de ranger les boîtes de Gopher-Go sur une étagère du haut. Sa mère vient rarement ici, mais à quoi bon prendre des risques ? Il y a un mini-frigo sous l’établi ; Brady l’a acheté sept dollars à un vide-grenier, une bouchée de pain. C’est là qu’il met ses bouteilles de soda. Il planque le paquet de viande hachée derrière le Coca et le Mountain Dews, puis rapporte le reste des courses à l’intérieur. Ce qu’il trouve dans la cuisine est du pur bonheur : sa mère en train de saupoudrer de paprika une salade de thon qui, surprise, a vraiment l’air bonne.

Elle surprend son regard et rigole. « Je voulais me rattraper pour les lasagnes. Je suis désolée, mais j’étais juste tellement fatiguée. »

Tellement bourrée, oui, pense-t-il, mais au moins, elle n’a pas totalement renoncé.

Elle avance vers lui ses lèvres fraîchement maquillées. « Fais un bisou à môman, mon lapin. »

Mon lapin passe ses bras autour d’elle et lui donne un long baiser. Son rouge à lèvres a un goût sucré. Puis elle lui donne une joyeuse tape sur les fesses et lui ordonne de descendre jouer avec ses ordinateurs en attendant que le dîner soit prêt.

Brady laisse un bref message au flic — Je vais te niquer, papi —, puis joue à Resident Evil jusqu’à ce que sa mère l’appelle. La salade de thon est délicieuse et il se ressert deux fois. C’est que maman sait cuisiner quand elle veut, alors il ne dit rien lorsqu’elle se sert le premier verre de la soirée, un plus grand que d’habitude pour compenser les deux ou trois plus petits qu’elle s’est refusés aujourd’hui. Et à vingt et une heures, la voilà qui ronfle à nouveau sur le canapé.

Brady en profite pour aller sur Internet se renseigner sur le prochain concert des ’Round Here. Il regarde une vidéo YouTube dans laquelle un groupe de glousseuses palabrent sur lequel des cinq garçons est le plus beau. Elles finissent par tomber d’accord sur Cam, celui qui chante « Look Me in My Eyes », de la grosse daube que Brady se rappelle vaguement avoir entendue à la radio l’an dernier. Il imagine ces visages rieurs déchiquetés par les billes d’acier et ces jeans Guess absolument identiques en lambeaux fumants.

Plus tard, après avoir mis sa mère au lit et s’être assuré qu’elle est complètement léthargique, il va chercher la viande, la met dans un saladier et la mélange avec deux tasses de Gopher-Go. Si c’est pas suffisant pour tuer Odell, il écrasera le putain de clébard avec le camion à glaces.

Cette pensée le fait ricaner.

Il enferme la viande empoisonnée dans un sac en plastique et la remet dans le mini-frigo, en faisant une fois de plus bien attention à la cacher derrière les bouteilles de soda. Il prend aussi bien soin de se laver les mains ainsi que le saladier avec beaucoup d’eau chaude savonneuse.

Cette nuit, Brady dort bien. Aucun mal de tête et aucun petit frère mort dans ses rêves.

24

Hodges et Janey sont conduits dans une pièce contiguë au hall d’entrée de l’hôpital où l’utilisation du portable est autorisée ; là, ils se partagent les dispositions funéraires.

Hodges se charge de contacter l’entreprise de pompes funèbres (Soames, la même qui s’est occupée des obsèques d’Olivia Trelawney) et de s’assurer que l’hôpital sera prêt à remettre le corps au moment où le corbillard arrivera. Janey, maniant son iPad avec une efficacité toute naturelle que Hodges lui envie, télécharge un formulaire nécrologique sur le site du journal de la ville. Elle le complète rapidement, se parlant de temps en temps à elle-même à voix basse ; Hodges l’entend murmurer la phrase pas de fleurs mais des dons aux œuvres. Quand elle reçoit un e-mail de confirmation, elle sort le carnet d’adresses de sa mère de son sac et commence à téléphoner aux amis peu nombreux de la vieille dame. Elle est chaleureuse avec eux, et calme, mais rapide. Sa voix ne faiblit qu’une seule fois, quand elle parle à Althea Greene, l’infirmière et dame de compagnie de sa mère presque dix années durant.

À dix-huit heures — à peu près l’heure où Brady arrive chez lui pour trouver sa mère en train d’apporter la touche finale à sa salade de thon — la plupart des points sur les i sont mis. À dix-huit heures cinquante, le corbillard, une Cadillac blanche, franchit l’entrée de l’hôpital, le contourne et va se garer à l’arrière. Les gars à l’intérieur savent où aller ; ils sont déjà venus ici plein de fois.

Janey regarde Hodges, elle a le visage blême et la bouche tremblante. « Je suis pas sûre de pouvoir…

— Je m’en occupe. »

La transaction ressemble à n’importe quelle autre transaction, vraiment ; il donne à l’entrepreneur des pompes funèbres et son assistant un certificat de décès, ils lui donnent un reçu. Il se dit, Je pourrais tout aussi bien être en train d’acheter une voiture. Quand il revient vers l’entrée de l’hôpital, il aperçoit Janey dehors, assise sur la même ambulance qu’avant. Il s’assoit à côté d’elle et lui prend la main. Elle lui presse fort les doigts. Ils regardent le corbillard blanc s’éloigner jusqu’à ce qu’il disparaisse. Puis il l’emmène à sa voiture et ils couvrent les deux pâtés de maisons qui les séparent de l’hôtel.

Henry Sirois, un gros homme à la poignée de main moite, arrive à vingt heures. Charlotte Gibney arrive une heure plus tard, faisant signe à un groom surchargé d’avancer tout en se plaignant de l’horrible service sur son vol. Et les bébés qui n’arrêtent pas de pleurer, dit-elle — je ne vous raconte pas. Mais elle leur raconte quand même. Elle est aussi maigre que son frère est gros et lorgne Hodges d’un œil larmoyant et suspicieux. Tapie derrière Tante Charlotte se tient sa fille, Holly, une vieille fille à peu près du même âge que Janey mais sans aucun des attraits de Janey. Holly Gibney marmonne plus qu’elle ne parle et semble avoir des difficultés à regarder les gens dans les yeux.

« Je veux voir Betty », annonce Tante Charlotte après une brève et froide accolade à sa nièce. C’est comme si elle s’imaginait que Mrs Wharton reposait dans le hall d’entrée de l’hôtel, des lys autour de sa tête et des œillets à ses pieds.

Janey explique que le corps a déjà été transféré aux pompes funèbres Soames, en centre-ville, où Elizabeth Wharton sera incinérée mercredi après-midi, après la présentation du corps mardi et une brève cérémonie d’hommage à la défunte mercredi matin.

« Mais c’est barbare, l’incinération », lâche Oncle Henry. Tout ce que ces deux-là ont à dire ressemble à des proclamations.

« C’est ce qu’elle voulait. » Janey parle calmement, poliment, mais Hodges voit son visage commencer à s’empourprer.

Il se dit qu’il va peut-être y avoir conflit, qu’ils vont exiger de voir un quelconque document écrit attestant du choix de la défunte pour l’incinération, mais non, ils ne bronchent pas. Peut-être qu’ils repensent aux millions que Janey a hérités de sa sœur — de l’argent qu’il revient à Janey de partager. Ou pas. Oncle Henry et Tante Charlotte doivent peut-être même penser à toutes ces visites qu’ils n’ont pas rendues à leur sœur aînée durant ses dernières années de souffrance. Les seules visites que Mrs Wharton recevait étaient celles d’Olivia, que Tante Charlotte n’appelle jamais par son prénom mais uniquement « la fille à problèmes ». Et bien sûr c’était Janey, encore sous le coup d’années de violences conjugales et d’un divorce houleux, qui avait été là pour elle sur la fin.

Tous les cinq vont dîner un peu tardivement au restaurant de l’Holiday Inn, où ils sont presque les derniers convives. Dans les haut-parleurs, Herb Alpert fait sonner sa trompette. Tante Charlotte prend une salade et trouve le moyen de se plaindre de l’assaisonnement, dont elle a exigé qu’il lui soit servi séparément. « Ils peuvent toujours la servir dans un saucier, ça reste de la sauce en bouteille du supermarché », déclare-t-elle.

Sa fille bredouillante commande un chibeurbeur binki. Ce qui s’avère être un cheeseburger, bien cuit. Oncle Henry opte pour des fettuccini alfredo et les aspire avec l’efficacité d’un puissant Hoover, de fines gouttelettes de transpiration perlant sur son front alors qu’il approche de la ligne d’arrivée. Puis il sauce le fond de son assiette avec un morceau de pain beurré.

C’est Hodges qui fait la conversation, racontant les anecdotes de ses années passées chez Vigilant Guard. Le job est fictif mais les histoires sont pour la plupart vraies, adaptées de ses années de service dans la police. Il leur raconte la fois où un cambrioleur s’est fait pincer alors qu’il essayait de se faufiler par la fenêtre d’une cave et comment il avait perdu son pantalon en voulant se dégager (ça lui vaut un léger sourire de la part de Holly) ; le gamin de douze ans caché derrière la porte de sa chambre qui avait mis K-O un cambrioleur avec sa batte de base-ball ; la femme de ménage qui avait caché les bijoux de son employeur dans ses sous-vêtements et tout fait tomber pendant qu’elle servait le dîner. Il y a d’autres histoires plus sordides, plein d’autres, mais Hodges préfère les garder pour lui.

Au moment du dessert (que Hodges décline, la gloutonnerie sans complexe d’Oncle Henry servant de repoussoir inquiétant), Janey les invite à séjourner dans la maison de Sugar Heights à partir du lendemain, puis les trois nouveaux venus s’en retournent vers leurs chambres pré-payées. Charlotte et Henry semblent réconfortés à l’idée d’examiner de près la façon dont vivent les nantis. Quant à Holly… qui sait ?

Leurs chambres sont au rez-de-chaussée. Janey et Hodges sont au deuxième étage. Quand ils arrivent devant leurs deux portes voisines, Janey lui demande de passer la nuit avec elle.

« Pas de sexe, dit-elle. Je me suis jamais sentie aussi peu sexy de toute ma vie. C’est juste que j’ai pas envie de rester toute seule. »

Pas de problème pour Hodges. De toute façon, il doute de pouvoir se mettre en train. Il a les abdos et les muscles des jambes encore douloureux de la nuit dernière… et il se souvient que c’est elle qui a fait tout le travail. Une fois sous les draps, elle se blottit contre lui. Il n’en revient pas de la chaleur qu’elle dégage, et de la fermeté de son corps. De sa présence. C’est vrai qu’il ne ressent aucun désir à l’instant présent, mais il est content que la vieille dame ait eu la courtoisie de casser sa pipe après que sa fille s’est occupée de lui plutôt qu’avant. Pas très gentil pour elle, mais vrai. Corinne, son ex, disait que les hommes naissent avec la trique.

Janey cale sa tête dans le creux de son épaule. « Je suis tellement contente que tu sois là.

— Moi aussi. »

C’est la vérité vraie.

« Est-ce que tu crois qu’ils savent qu’on est au lit tous les deux ? »

Hodges réfléchit à la question. « Tante Charlotte sait, mais elle le saurait même si c’était pas le cas.

— Et tu sais ça parce que t’es un bon…

— C’est ça. Allez, dors, Janey. »

Ce qu’elle fait, mais quand il se réveille en plein milieu de la nuit pour aller aux toilettes, elle est assise près de la fenêtre, le regard perdu dans le parking et pleurant. Il pose une main sur son épaule.

Elle lève la tête. « Je t’ai réveillé. Je suis désolée.

— Nah, c’est mon pipi de trois heures du mat’. Ça va, toi ?

— Oui. Ouais. » Elle sourit puis s’essuie les yeux avec les poings, comme une enfant. « C’est juste que je me déteste pour avoir envoyé maman à Beausoleil.

— Mais tu m’as dit qu’elle voulait y aller.

— Oui, elle voulait. Mais ça change pas ce que je ressens. » Janey le regarde, les yeux tristes et brillants de larmes. « Je me déteste aussi pour avoir laissé Olivia faire le plus dur pendant que j’étais en Californie.

— En tant que bon détective, j’en déduis que tu étais en train d’essayer de sauver ton mariage. »

Elle sourit faiblement. « T’es quelqu’un de bien, Bill. Allez, va faire pipi. »

Quand il revient de la salle de bains, elle est roulée en boule dans le lit. Il passe ses bras autour d’elle et ils dorment ainsi le restant de la nuit.

25

Tôt le dimanche matin, avant de prendre sa douche, Janey lui montre comment se servir de son iPad. Hodges va sur le site du Parapluie de Debbie et trouve un nouveau message de Mr Mercedes. Court et sans détour : Je vais te niquer, papi.

« Ouais, c’est ça, mais dis-moi plutôt ce que tu ressens vraiment », dit-il, puis il se surprend lui-même à rire.

Janey sort de la salle de bains enveloppée dans une serviette, de la vapeur tourbillonnant autour d’elle comme un effet spécial à la Hollywood. Elle lui demande ce qui le fait rire comme ça. Hodges lui montre le message. Elle ne trouve pas ça drôle du tout.

« J’espère que tu sais ce que tu fais. »

Hodges aussi. Une chose dont il est sûr : de retour chez lui, il ressortira son Glock .40 du coffre et recommencera à le porter. Le Happy Slapper ne suffit plus.

Le téléphone installé à côté du lit double se met à sonner. Janey répond, échange deux mots, puis raccroche. « C’était Tante Charlotte. Elle propose que le Club du rire se retrouve pour le petit-déj’ dans vingt minutes. Je pense qu’elle meurt d’envie d’aller à Sugar Heights et de commencer à fourrer son nez dans l’argenterie.

— OK.

— Elle a aussi cru bon de me dire que le lit était bien trop dur et qu’elle a dû prendre des antiallergiques à cause des oreillers en mousse.

— Mm-mmh. Janey, est-ce que l’ordinateur d’Olivia est toujours à Sugar Heights ?

— Oui. Dans la pièce qu’elle utilisait comme bureau.

— Tu pourras fermer la porte à clé pour qu’ils n’y entrent pas ? »

Elle s’interrompt dans le geste d’accrocher son soutien-gorge, reste un instant immobile dans cette position, les épaules en arrière, un archétype de féminité. « Et merde, je leur dirai simplement de pas y aller. Je vais sûrement pas me laisser intimider par cette femme. Et qu’est-ce qui se passe avec Holly ? T’arrives à comprendre un mot de ce qu’elle dit, toi ?

— J’ai cru qu’elle avait commandé un chibeurbeur hier soir », admet Hodges.

Janey s’affale dans la chaise sur laquelle Hodges l’a trouvée en train de pleurer la nuit dernière, sauf que cette fois-ci, elle rigole. « Chéri, t’es vraiment mauvais, comme détective. Ce qui en ce sens est un compliment.

— Une fois que tout ça sera terminé et qu’ils seront repartis…

— Jeudi au plus tard, le coupe-t-elle. S’ils restent plus longtemps, je serai obligée de les tuer.

— Et aucun jury sur terre ne te reconnaîtra coupable. Quand ils seront partis, j’aimerais faire venir mon ami Jerome pour qu’il jette un œil à l’ordinateur. Je l’aurais bien fait venir avant mais…

— Ils l’auraient regardé comme une bête curieuse. Et moi avec. »

Se rappelant le regard vif et inquisiteur de Tante Charlotte, Hodges acquiesce.

« Les messages du Parapluie de Debbie n’auront pas disparu ? Je croyais qu’ils s’effaçaient automatiquement dès que tu quittais le site.

— C’est pas les messages qui m’intéressent. C’est les fantômes que ta sœur entendait. »

26

Alors qu’ils marchent vers l’ascenseur, Hodges pose à Janey une question qui le préoccupe depuis qu’elle lui a téléphoné hier après-midi. « Tu crois que toutes les questions que j’ai posées à ta mère au sujet d’Olivia ont pu provoquer son attaque ? »

Elle hausse les épaules, l’air triste. « Comment savoir ? Elle était très vieille — au moins neuf ans de plus que Tante Charlotte, je crois — et la douleur n’était plus supportable sur la fin. » Puis, à contrecœur : « Peut-être que ça a joué, oui. »

Hodges passe la main dans ses cheveux peignés à la va-vite, les ébouriffant à nouveau. « Ah, bon Dieu. »

L’ascenseur tinte. Ils entrent. Elle se tourne vers lui et lui prend les deux mains. Elle parle rapidement, dans l’urgence : « Mais je vais te dire quelque chose. Si je devais tout recommencer, je le ferais. Maman a vécu une longue vie. Ollie méritait quelques années de plus. Elle n’était pas terriblement heureuse mais ça allait quand même jusqu’à ce que ce salaud s’en prenne à elle. Cet… oiseau de malheur. Lui voler sa voiture pour tuer huit personnes et en blesser je ne sais combien d’autres ne lui suffisait pas, hein ? Ah, ça non. Il fallait en plus qu’il lui vole son esprit.

— Alors, on continue.

— Un peu qu’on continue. » Ses mains resserrent leur étreinte. « C’est notre tour, Bill. Tu comprends ? Notre tour. »

Il n’aurait abandonné en aucun cas, il a la situation en main, mais la véhémence de Janey fait du bien à entendre.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Holly, Tante Charlotte et Oncle Henry attendent dans le hall. Tante Charlotte les observe de ses yeux de corbeau inquisiteurs, sûrement à la recherche de ce que l’ancien coéquipier de Hodges appelait l’air de ceux qui viennent de s’envoyer en l’air. Elle leur demande qu’est-ce qui a bien pu leur prendre aussi longtemps, puis, sans attendre de réponse, leur dit que le buffet du petit-déjeuner a l’air très léger. S’ils espéraient manger une omelette, c’est raté.

Hodges se dit que les prochains jours vont être très longs à supporter pour Janey Patterson.

27

Comme hier, c’est un beau dimanche ensoleillé et doux. Et comme hier, à seize heures, Brady a vendu l’intégralité de sa marchandise, au moins deux heures avant que l’heure du dîner approche et que le parking commence à se vider. Il se dit qu’il pourrait appeler chez lui pour savoir ce que m’man aimerait manger, puis décide finalement de prendre à emporter chez Long John Silver’s et de lui faire la surprise. Elle adore les Miettes de Homard Langostino.

Mais il se trouve que la surprise est pour Brady.

Il entre chez lui par la porte du garage et son bonjour — Salut, m’man ! J’suis là ! — meurt sur ses lèvres. Cette fois, elle a pensé à éteindre le gaz, mais l’odeur de la viande qu’elle a fait brûler pour le déjeuner flotte encore dans l’air. Et du salon lui parviennent un martèlement étouffé et un étrange cri entrecoupé de gargouillis.

Il y a une poêle à frire sur l’un des feux de la gazinière. Il y jette un coup d’œil et voit des débris de viande hachée noircie émerger comme de petites îles volcaniques d’une couche de graisse solidifiée. Sur le comptoir, il y a une bouteille de Stoli à moitié vide et un pot de mayonnaise, le seul truc qu’elle met dans ses hamburgers pour les assaisonner.

Les sacs en papier huileux tombent de ses mains. Brady ne le remarque même pas.

Non, se dit-il. C’est pas possible.

Et pourtant si. Il ouvre le frigo de la cuisine et là, posée sur l’étagère du haut, il y a la poche de viande empoisonnée. Sauf que maintenant, il en manque la moitié.

Il la fixe comme un imbécile en pensant, Elle va jamais voir dans le mini-frigo du garage. Jamais. C’est le mien.

À quoi fait suite une autre pensée : Qu’est-ce que t’en sais de ce qu’elle fait quand t’es pas là ? Si ça se trouve, elle a fouillé dans tous tes placards et regardé sous ton matelas.

Les gargouillis recommencent. Brady se précipite au salon, balançant d’un coup de pied l’un des sachets Long John Silver’s sous la table et laissant la porte du frigo grande ouverte. Sa mère est assise sur le canapé, droite comme un piquet. Elle est dans son pyjama de soie bleu. Le devant de la veste est couvert d’un plastron de vomi ensanglanté. Les boutons sont tendus sur son ventre protubérant : un ventre de femme enceinte de sept mois. Ses cheveux hérissés font comme une éclaboussure folle autour de son visage de cire. Ses narines sont obstruées de sang. Ses yeux sortent de leurs orbites. Elle ne le voit pas, c’est du moins ce qu’il pense au début, puis elle tend les bras vers lui.

« M’man ! M’man ! »

Son premier réflexe est de vouloir lui taper dans le dos, puis il regarde le hamburger presque entièrement terminé sur la table basse à côté des vestiges de ce qui devait être une vodka orange absolument colossale, et réalise que des tapes dans le dos n’y feront rien. Le truc n’est pas coincé dans sa gorge. Si seulement il l’était.

Les martèlements qu’il a entendus en entrant recommencent alors que ses pieds sont pris d’un mouvement de piston. C’est comme si elle faisait une marche militaire sur place. Son dos se cambre. Ses bras se dressent dans les airs. Maintenant, elle est simultanément en train de marcher au pas cadencé et de signaler que le ballon est passé entre les poteaux. Un pied se détend et heurte la table basse. Son verre de vodka orange se renverse.

« M’man ! »

Elle se jette en arrière contre les coussins du canapé, puis de nouveau en avant. Ses yeux à l’agonie le fixent. Elle gargouille un son étouffé qui pourrait tout aussi bien être ou ne pas être son prénom.

Qu’est-ce qu’on doit faire déjà en cas d’empoisonnement ? Donner des œufs crus ? Ou du Coca ? Non, le Coca c’est pour les douleurs d’estomac, et elle a passé ce stade depuis longtemps.

Faut que je lui mette les doigts au fond de la gorge, se dit-il. Que je la fasse vomir.

Mais au même moment, ses dents se mettent à claquer, scandant leur propre marche, et il retire la main hésitante qu’il tendait, se couvrant la bouche à la place. Il s’aperçoit qu’elle a déjà quasiment réduit sa lèvre inférieure en lambeaux ; c’est de là que vient le sang sur sa veste de pyjama. Du moins en partie.

« Bad-rii ! » Elle prend une inspiration encombrée. Ce qui suit est guttural mais compréhensible. « Prel… prom… priers ! »

Appelle les pompiers.

Il court vers le téléphone et décroche avant de réaliser qu’il ne peut vraiment pas faire ça. Pense à l’inévitable question qui s’ensuivra. Il raccroche et se retourne brusquement vers elle.

« Pourquoi t’es allée foutre ton nez là-bas, m’man ? Pourquoi ?

Bad-rii ! Prom-priers !

— Tu l’as mangé quand ? C’était y a combien de temps ? »

Au lieu de répondre, elle recommence sa marche militaire. Sa tête part en arrière et ses yeux exorbités regardent le plafond pendant une seconde ou deux avant que sa tête ne revienne d’un coup vers l’avant. Son dos est absolument immobile ; c’est comme si sa tête était montée sur cardan. Les gargouillis reviennent — un bruit d’eau essayant de s’écouler d’une canalisation partiellement bouchée. Sa bouche bâille et elle rote du vomi. Ça atterrit sur ses genoux dans un chplop, et oh putain, il y a du sang !

Il repense à toutes les fois où il a souhaité sa mort. Mais j’ai jamais voulu que ça se passe comme ça, pense-t-il. Jamais.

Soudain, une idée illumine son esprit comme un unique signal lumineux dans un océan de tempête. Il peut trouver comment la soigner sur Internet. Y a tout sur Internet.

« Je m’en occupe, dit-il, mais il faut que je descende quelques minutes. Ne… ne bouge pas, m’man. Essaye… »

Il a failli dire Essaye de te détendre.

Il court à la cuisine, vers la porte qui mène à sa salle de contrôle. En bas, il trouvera comment la sauver. Et même s’il ne trouve pas, au moins, il n’aura pas à la regarder mourir.

28

Le mot pour allumer la lumière est contrôle, mais bien qu’il le répète trois fois, le sous-sol reste noir. Brady réalise que le système de reconnaissance vocale ne fonctionne pas parce que sa voix n’est pas comme d’habitude, et y a de quoi s’étonner ? Putain de bordel de merde, y a de quoi s’étonner ?

Il utilise l’interrupteur et descend, fermant d’abord la porte — et le bruit bestial venant du salon — derrière lui.

Il n’essaye même pas d’activer vocalement sa rangée d’ordinateurs mais allume simplement le Poste 3 en appuyant sur le bouton derrière l’unité centrale. Le compte à rebours avant la Destruction Totale apparaît à l’écran et il l’interrompt en entrant son mot de passe. Mais il ne va pas chercher des antidotes contre l’empoisonnement ; il est bien trop tard pour ça, et maintenant qu’il est assis là dans son abri, il le reconnaît implicitement.

Et il sait aussi comment tout ça s’est passé. Elle était bien hier, sobre suffisamment longtemps pour lui préparer un bon dîner, alors elle s’est accordé une petite récompense aujourd’hui. Elle s’est d’abord fracassé le cerveau puis a cru bon de manger un petit quelque chose pour éponger tout ça avant que son lapin ne rentre du travail. Rien trouvé dans le frigo et les placards qui la tentait. Oh mais oui, et le mini-frigo dans le garage ? Les sodas ne l’intéressaient pas, mais peut-être qu’il y avait de quoi grignoter. Sauf que ce qu’elle avait trouvé était bien mieux : un sachet de viande hachée toute fraîche.

Ça rappelle une vieille expression à Brady — tout ce qui peut tourner mal tournera mal. Est-ce que c’est le Principe de Peter ? Il va vérifier sur Internet. Après quelques recherches il découvre que ce n’est pas le Principe de Peter mais la Loi de Murphy. Qui tient son nom d’Edward Murphy. Ce type fabriquait des pièces d’avions. Qui l’eût cru ?

Il va sur quelques autres sites — un bon nombre en réalité — et fait quelques parties de solitaire. Quand il entend un cognement particulièrement fort venant d’en haut, il décide d’écouter un peu de musique sur son iPod. Quelque chose de gai. Les Staple Singers, peut-être.

Et avec « Respect Yourself » dans les oreilles, il va sur le Parapluie de Debbie pour voir s’il n’y a pas un nouveau message du vieux flic.

29

Quand il n’a plus d’autre choix que d’affronter la réalité, Brady se glisse à l’étage. Le crépuscule est tombé. L’odeur de viande carbonisée s’est presque dissipée, mais celle de vomi est toujours forte. Il va dans le salon. Sa mère est par terre, près de la table basse qui est maintenant renversée. Ses yeux fixent férocement le plafond. Ses lèvres sont retroussées en un géant sourire. Ses mains sont contractées comme des griffes. Elle est morte.

Brady pense, Pourquoi il a fallu que t’ailles dans le garage chercher de quoi manger ? Oh, m’man, m’man, pour l’amour du Ciel, qu’est-ce qui t’a pris ?

Tout ce qui peut tourner mal tournera mal, se dit-il, et puis il regarde le bazar qu’elle a foutu et se demande s’ils ont un détachant moquette.

C’est la faute à Hodges. Tout est de sa faute.

Il va s’occuper du vieux Off-Ret, et sans tarder. Pour l’heure, il a d’autres chats à fouetter. Il s’assoit pour réfléchir, dans le fauteuil qu’il prend les rares fois où il regarde la télé avec elle. Il réalise qu’elle ne regardera plus jamais de téléréalité. C’est triste… mais ça a un côté marrant. Il imagine Jeff Probst envoyer des fleurs avec une carte de condoléances : De la part de tous vos amis de Survivor, et ne peut s’empêcher de glousser.

Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle ? Elle ne manquera pas aux voisins vu qu’elle n’a jamais rien eu à faire avec eux, elle les trouvait snobs. Elle n’a pas non plus d’amis, pas même du genre piliers de bar, vu qu’elle buvait à la maison. Une fois, dans un rare moment de lucidité, elle lui avait dit qu’elle n’allait pas dans les bars car ils étaient pleins d’alcoolos comme elle.

« C’est pour ça que t’as pas senti le goût de cette merde et que t’as continué à bouffer, hein ? demande-t-il au cadavre. T’étais complètement bourrée. »

Si seulement ils avaient un congélateur, il pourrait la fourrer dedans. Il a vu ça dans un film, une fois. Il ose pas la mettre au garage ; il sait pas pourquoi, mais ça fait un peu trop lieu public. Il imagine qu’il pourrait la rouler dans un tapis et la foutre au sous-sol, elle tiendrait très bien sous l’escalier, mais comment arriverait-il à bosser en la sachant là ? Sachant que même roulée dans un tapis, ses yeux garderaient leur regard féroce ?

De plus, le sous-sol, c’est chez lui. C’est sa salle de contrôle.

Au final, il comprend qu’il n’y a qu’une seule chose à faire. Il l’attrape sous les bras et la traîne vers l’escalier de l’étage. Quand il arrive au bas des marches, son pantalon de pyjama a glissé, révélant ce qu’elle appelle parfois (appelait, se dit-il) sa minette. Une fois, quand il était au lit avec elle et qu’elle lui soulageait un mal de tête particulièrement douloureux, il avait essayé de lui toucher la minette et elle lui avait giflé la main. Fort. Ne t’avise jamais, elle avait dit. C’est de là que tu viens.

Brady la traîne en haut, une marche après l’autre. Le pantalon de pyjama descend sur ses chevilles et reste baissé là. Il se souvient de la marche militaire assise qu’elle a exécutée sur le canapé dans ses derniers instants d’agonie. Quelle horreur. Mais, comme pour le truc avec Jeff Probst et les fleurs, ça avait eu quelque chose de marrant, même si c’était pas le genre de blague que tu pouvais expliquer aux gens. Trop Zen.

Au bout du couloir. Et dans sa chambre. Il se redresse, grimaçant à cause de la douleur dans le bas de son dos. Bon Dieu, ce qu’elle est lourde. C’est comme si la mort l’avait empaillée, mais avec une sorte de mystérieuse viande compacte.

Peu importe. Fais ce que t’as à faire.

Il lui remonte son pantalon de pyjama, lui redonnant un peu de décence — autant de décence que peut en avoir un cadavre en pyjama plein de vomi — et la hisse sur son lit, grognant lorsqu’une nouvelle douleur lui transperce le dos. Cette fois, quand il se relève, il sent sa colonne vertébrale craquer. Il se dit qu’il pourrait la changer et lui mettre quelque chose de propre — peut-être un des T-shirts XL qu’elle met parfois pour dormir — mais ça impliquerait de soulever et de manipuler encore ce qui n’est plus à présent que des kilos de viande silencieuse suspendus à des cintres d’os. Et s’il se foutait le dos en l’air ?

Il pourrait au moins lui enlever le haut, qui a épongé presque tout le vomi et le sang, mais alors il verrait ses seins. Ça, elle lui laissait toucher, mais seulement de temps en temps. Mon magnifique garçon, disait-elle dans ces moments-là. En lui passant les doigts dans les cheveux ou en lui massant la nuque, où ses maux de tête s’enracinaient, tenaillants, lancinants. Mon magnifique garçon.

Il finit par remonter simplement le dessus-de-lit, la recouvrant entièrement. Surtout ce regard fixe féroce.

« Désolé, m’man, dit-il en regardant la forme blanche. Pas ta faute. »

Non. C’est la faute du gros tas de flic. Brady avait acheté le Gopher-Go pour empoisonner le clébard, d’accord, mais seulement comme moyen d’atteindre Hodges et de foutre le bordel dans sa tête. Maintenant, c’est Brady qui a la tête en vrac. Sans parler du salon. Il a du boulot qui l’attend, mais il a autre chose à faire avant.

30

Il a retrouvé son sang-froid et, cette fois, il arrive à activer la reconnaissance vocale. Il ne perd pas de temps, s’assoit devant le Poste 3 et s’identifie sur le Parapluie de Debbie. Le message qu’il envoie à Hodges est bref et direct :

Je vais te tuer.

Tu me verras pas arriver.

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