LE POUSSEUR

CHAPITRE 1 Amère médecine

1

Quand le Pistolero était entré dans l’esprit d’Eddie, celui-ci, un instant, avait été pris de nausées puis il s’était senti observé (ce dont Roland n’avait pas eu conscience mais qu’Eddie lui avait raconté plus tard). Il avait, en d’autres termes, vaguement perçu la présence du Pistolero. Avec Detta, Roland s’était trouvé contraint de passer immédiatement au premier plan, qu’il en eût envie ou non. Et elle n’avait pas fait que le sentir : d’étrange manière, il avait eu l’impression qu’elle l’attendait — lui, ou quelque autre visiteur plus familier. Toujours fut-il que, dès son irruption, elle avait eu pleinement conscience de sa présence.

Jack Mort en revanche ne sentit rien.

Il était trop concentré sur le gamin.

Voilà quinze jours qu’il l’observait.

Aujourd’hui, il allait le pousser.

2

Même de l’arrière de ces yeux par lesquels il regardait maintenant le monde, le Pistolero reconnut le gamin. C’était celui qu’il avait rencontré au relais dans le désert, arraché à la séduction de l’Oracle dans les Montagnes, puis sacrifié quand il avait dû finalement choisir entre sauver cet enfant et rattraper l’homme en noir. Ce garçon qui, tout en plongeant dans l’abîme, lui avait alors crié : « Allez-vous-en. Il existe d’autres mondes que ceux-ci. » Et, à coup sûr, le gosse avait raison.

C’était le même gamin. C’était Jake.

Il avait un cartable à la main… contenant des livres, se dit Roland au vu des formes anguleuses gonflant la toile bleue.

Le flot du trafic emplissait la rue que le garçon attendait de traverser — une rue, comprit le Pistolero, appartenant à cette même grande ville d’où il avait déjà tiré le Prisonnier et la Dame. Mais, pour l’heure, c’était sans importance. Seul comptait ce qui allait se produire ou ne pas se produire dans les quelques secondes qui allaient suivre.

Jake n’avait pas échoué dans le monde du Pistolero par l’entremise d’une porte magique. Il s’y était retrouvé après avoir franchi un seuil plus grossier, moins insolite : celui de sa propre mort.

On l’avait assassiné.

Pour être plus précis, on l’avait poussé.

Poussé sur la chaussée où une voiture l’avait écrasé, poussé alors qu’il allait à l’école, son cartable à la main.

Poussé par l’homme en noir.

Ce qu’il va faire ! Ce qu’il est sur le point de faire ! Tel va être mon châtiment pour avoir laissé mourir l’enfant dans ce monde d’où je viens : assister à son meurtre sans avoir le temps de l’empêcher !

Mais Roland avait consacré sa vie entière à lutter contre la fatalité brutale — c’était son ka en quelque sorte —, aussi bondit-il au premier plan sans même y penser, obéissant à des réflexes si enracinés qu’ils étaient presque devenus des instincts.

Et dans le temps même où il agissait, une pensée aussi horrible qu’ironique lui traversa l’esprit : Et si ce corps dans lequel il venait d’entrer était celui de l’homme en noir ? Si, alors qu’il se ruait au secours de l’enfant, c’étaient ses propres mains qu’il allait voir se tendre pour le pousser ? Si l’impression d’être aux commandes se révélait n’être qu’une illusion, et que l’ultime et jouissive plaisanterie de Walter fût que le Pistolero lui-même dût assassiner l’enfant ?

3

Un seul, un unique instant, Jack Mort perdit le contact avec la fine et puissante flèche de sa concentration. Sur le point de bondir et de pousser le gosse sous les roues des voitures, il sentit quelque chose dont son esprit lui donna une interprétation erronée, un peu comme lorsque le corps attribue à tel ou tel de ses organes une douleur émanant en réalité d’ailleurs.

Quand le Pistolero passa au premier plan, Jack crut qu’un insecte s’était posé sur sa nuque. Ni guêpe ni abeille, rien qui eût un dard et le piquât pour de bon, mais une bestiole à la présence irritante. Un moustique, peut-être. Il y vit la cause de cette rupture de sa concentration en cet instant crucial, s’asséna une claque sur l’endroit de la démangeaison et ramena son attention sur l’enfant.

S’il avait le sentiment de ne l’avoir détournée que le temps d’un clin d’œil, sept secondes s’étaient en fait écoulées. Il ne fut pas plus sensible à la vive retraite du Pistolero qu’il ne l’avait été à sa vive avance, et personne autour de lui (passants se rendant à leur travail, pour la plupart, dégorgés par la bouche de métro un peu plus loin au carrefour, le visage encore bouffi de sommeil, le regard introverti oscillant entre veille et rêve) ne remarqua que les yeux de Jack, après avoir viré de leur bleu foncé habituel à une nuance plus claire derrière ses verres cerclés d’or, reprenaient leur couleur cobalt. Personne ne remarqua non plus l’éclair de rage frustrée qui envahit ces yeux lorsque, de retour à la normale, Jack les centra de nouveau sur l’enfant. Le feu était passé au rouge.

Il regarda sa proie manquée traverser avec le reste du flot puis rebroussa chemin à contre-courant du flux de piétons.

— Eh là, m’sieur. Faites un peu attention à ce que…

À peine entrevit-il la bouille de lait caillé de l’adolescente avant de la bousculer sans ménagement, indifférent au cri de colère qu’elle poussait alors que sa brassée de livres de classe lui échappait des mains. Il continua de descendre la 5e Avenue, s’éloignant du croisement de la 43e Rue, là où il avait espéré tuer le gamin aujourd’hui. Il fonçait tête baissée, lèvres pincées au point de ne plus paraître avoir de bouche tant il n’en restait qu’une mince et ancienne cicatrice lui barrant le bas du visage au-dessus du menton. Loin de ralentir, une fois libéré de la bousculade, il allongea le pas pour traverser la 42e Rue, franchit sur sa lancée la 41e, puis la 40e et passa alors devant l’immeuble du garçon. Il n’y jeta qu’un bref regard, bien qu’il eût, depuis trois semaines, chaque jour où il y avait école, suivi Jake dans son trajet matinal sur la 5e Avenue, de la porte de cet immeuble jusqu’à la troisième intersection, endroit qu’il appelait mentalement le Point de Poussée.

Derrière, la fille braillait toujours mais Jack Mort ne s’intéressait pas plus à elle qu’un collectionneur de papillons au commun des lépidoptères.

Jack présentait à sa manière beaucoup de ressemblances avec un collectionneur de papillons.

Il exerçait avec succès la profession d’expert-comptable. Pousser n’était que son violon d’Ingres.

4

Le Pistolero regagna son poste d’observation à l’arrière de la conscience qu’il occupait et s’y fondit. S’il éprouvait quelque soulagement, c’était simplement parce qu’il savait à présent que cet homme n’était pas l’homme en noir, qu’il n’était pas Walter.

Mais tout le reste n’était qu’horreur absolue… et totale compréhension.

Divorcé d’avec un corps diminué, son esprit — son ka — retrouvait son acuité foncière, mais cette soudaine lucidité le frappa comme un coup sur la tempe.

À présent que le gosse était hors de danger, cette même lucidité lui révélait à présent un rapport entre cet homme et Odetta, rapport inconcevable au plus haut point et néanmoins trop affreusement pertinent pour ressembler à une pure coïncidence. Un terrible soupçon l’envahissait alors à propos du tirage, à propos de l’authentique nature des trois cartes retournées.

La troisième n’était pas cet homme, ce Pousseur ; la troisième lame, Walter l’avait nommée Mort.

La mort… mais pas pour toi. C’était là ce que Walter, retors jusqu’au bout, retors comme Satan, avait annoncé en la retournant. Commentaire laconique d’un homme de loi, si proche de la vérité que la vérité n’avait aucune peine à se dissimuler dans son ombre. Mort, mais pas pour lui : mort dont il devenait l’instrument.

Le Prisonnier, la Dame.

Puis Mort en troisième position.

Troisième position qu’il eut soudain la certitude d’occuper.

5

Le bond que Roland fit pour passer au premier plan ne fut rien de moins que celui d’un projectile, missile inintelligent programmé pour lancer le corps qui l’hébergeait contre l’homme en noir sitôt qu’il le verrait.

Les considérations sur ce qui pourrait advenir s’il empêchait l’homme en noir d’assassiner Jake ne devaient se présenter que plus tard : l’éventuel paradoxe, la fissure dans le temps et dans l’espace susceptible d’annuler tout ce qui s’était produit après son arrivée au relais… car Jake n’avait pu y être puisqu’il le savait ici, et tout ce qui avait alors suivi leur rencontre s’en trouvait nécessairement modifié.

Modifié comment ? Il était même impossible de s’en faire une idée. Que cela pût représenter la fin de sa quête ne l’effleura pas une seconde. Et, de toute façon, prévoir a posteriori était d’un intérêt discutable : aurait-il repéré l’homme en noir que ni conséquence, ni paradoxe, ni décret du destin ne l’aurait empêché de courber la tête du corps qu’il occupait pour la lancer dans la poitrine de Walter. Il n’aurait pu agir autrement, pas plus qu’un revolver ne peut se soustraire au doigt qui en presse la détente, expédiant la balle sur sa trajectoire.

Si ça foutait tout en l’air, que tout aille se faire foutre.

Il scruta rapidement la foule massée au bord du trottoir, examinant chaque visage, les femmes comme les hommes, s’assurant qu’aucun ne faisait simplement semblant d’être celui d’un passant.

Walter n’y était pas.

Progressivement, il se détendit, comme un doigt déjà replié sur la détente peut au dernier instant s’en détacher. Non, Walter n’était nulle part à proximité du garçon, et le Pistolero eut de quelque manière la certitude intuitive que le moment n’était pas encore venu. Qu’il n’allait plus tarder — dans quinze jours, dans une semaine, voire d’ici vingt-quatre heures —, mais pas encore.

Si bien qu’il se retira.

Ce faisant, il vit…

6

… et en resta interdit : cet homme dans l’esprit duquel s’ouvrait la troisième porte avait un jour été posté juste en retrait d’une fenêtre, celle d’une pièce inoccupée dans un immeuble rempli de pièces pareillement inoccupées — sinon par les alcoolos et les timbrés qui fréquemment y passaient la nuit. La présence habituelle des alcoolos se décelait à l’odeur de leur sueur désespérée et de leur pisse hargneuse, celle des timbrés à la puanteur de leurs pensées dérangées. Le mobilier se réduisait à deux chaises. Jack Mort se servait des deux : de l’une pour s’asseoir, de l’autre pour caler en position fermée la porte donnant sur le couloir. Il ne s’attendait pas à être dérangé, mais autant ne pas prendre de risques. Il était assez près de la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la rue, assez enfoncé toutefois dans l’angle d’ombre pour être à l’abri d’un éventuel regard.

Et il avait à la main une brique qui s’apprêtait à retourner à la poussière.

Une brique qu’il avait détachée du mur sur le côté de l’embrasure, là où bon nombre ne tenaient plus très bien. Elle était déjà ancienne, avec ses coins arrondis par l’érosion, mais restait lourde. Des caillots de ciment y adhéraient comme des berniques.

Il avait l’intention de lâcher cette brique sur quelqu’un.

Sur qui ? Aucune importance. Quand il s’agissait d’accomplir sa fonction de pousseur, de pourvoyeur de mort, Jack Mort n’était pas regardant sur la clientèle.

Au bout d’un moment, une petite famille apparut un peu plus haut dans la rue : papa, maman et leur fillette. La gamine marchait du côté des maisons, sans doute à cause de la circulation qui, si près de la gare, était plutôt intense. La densité des véhicules n’entrait pour aucune part dans le choix du lieu. Décisive, en revanche, avait été l’absence de bâtiment en vis-à-vis : de l’autre côté de la rue, on avait rasé des immeubles ; il n’en demeurait qu’un terrain vague jonché de planches fracassées, d’éboulis de briques et d’un miroitement de verre brisé.

Il n’allait se pencher que quelques secondes, et ne laisser paraître qu’une tête affublée de lunettes de soleil et coiffée d’un bonnet hors saison dissimulant ses cheveux blond-roux. C’était comme la chaise calée sous le bouton de la porte. Même si l’on s’estimait à l’abri de tout risque prévisible, il n’était pas mauvais de réduire l’inévitable part d’inattendu.

Il portait également un sweat-shirt trois fois trop grand qui lui arrivait à mi-cuisses. En plus du doute que ce vêtement faisait planer sur son gabarit réel (il était assez maigre), un tel sac à patates, si d’aventure on le voyait se pencher, répondait à un autre but. Quand Jack « larguait une grenade sous-marine » sur quelqu’un (ainsi définissait-il cette forme de son activité), il larguait parallèlement la purée dans son froc. Le sweat-shirt informe avait donc le mérite annexe de dissimuler la tache humide qui s’arrondissait invariablement sur son jean.

La petite famille s’était rapprochée.

Ne gaspille pas ta bombe, attends, contente-toi d’attendre…

Il frémit au bord de la fenêtre, tendant la brique puis la ramenant sur son ventre, la tendant de nouveau pour de nouveau la ramener, mais pas tout à fait cette fois, l’immobilisant à quelques centimètres de son corps, puis se penchant pour de bon, d’un sang-froid total à présent. Il l’était toujours en ce pénultième instant.

Il lâcha la brique et la regarda tomber.

Elle descendit, présentant successivement ses faces, et Jack eut dans le soleil une vision nette de ses berniques de mortier. En ces instants comme dans nul autre, tout était d’une extraordinaire netteté, tout ressortait dans l’exacte et géométrique perfection de sa substance : c’était cela dont il venait de pourvoir le réel, comme un sculpteur qui, balançant son maillet sur le ciseau, modifie la pierre et fait naître une substance nouvelle de la caldera brute. C’était ce qu’il y avait de plus remarquable au monde : de la logique en habit d’extase.

Il lui arrivait de rater sa cible ou de la frapper de biais, comme au sculpteur de détacher un éclat malencontreux du bloc qu’il travaille ou de riper dessus pour rien. Mais ce coup-ci fut parfait. La brique percuta carrément le crâne de la fillette en éclatante robe de guingan. Il vit jaillir le sang, d’un rouge plus vif que celui de la terre cuite mais qui, en séchant, allait s’obscurcir dans les mêmes tons de brun. Entendit hurler la mère. Fut déjà loin de la fenêtre.

Gagnant la porte, il envoya valdinguer à l’autre bout de la pièce la chaise qui l’avait calée (d’un coup de pied, au passage, il venait de renverser l’autre sur laquelle il s’était assis pour attendre). Puis il souleva le sweat-shirt, tira un foulard de sa poche arrière, et s’en servit pour tourner le bouton.

Comme ça, pas d’empreintes.

Les Négatifs seuls laissent leurs empreintes.

Il refourra le foulard dans sa poche arrière alors que la porte s’ouvrait. Et adopta pour descendre le couloir une démarche légèrement avinée. Sans se retourner.

Se retourner aussi était bon pour les Négatifs.

Car les Positifs savent que tenter de voir si quelqu’un vous regarde est le plus sûr moyen d’amener ce quelqu’un à vous regarder. Se retourner était le genre d’acte susceptible de se graver dans la mémoire d’un témoin à la suite d’un accident. Susceptible d’amener un flic plus malin que les autres à décider qu’il s’agissait d’un accident suspect et, partant, à ouvrir une enquête. Et tout ça à cause d’un simple coup d’œil nerveux par-dessus l’épaule. Jack ne croyait pas qu’on pût établir un lien entre lui et le crime, viendrait-on même à déclarer l’accident suspect, à ouvrir cette enquête. Mais…

Ne prendre de risques qu’acceptables, les réduire au possible.

En d’autres termes : toujours caler une chaise sous la poignée.

Il s’engagea donc dans le couloir poussiéreux dont le plâtre des parois révélait par plaques l’armature de baguettes, le descendit les yeux rivés au sol, se marmonnant des trucs comme les clodos qu’on voit dans les rues. Les hurlements d’une femme — la mère de la fillette, supposait-il — continuaient de lui parvenir, mais de très loin, de la façade de l’immeuble, et c’était sans importance. Tout ce qui arrivait après — les cris, la confusion, les gémissements de la victime (quand elle était encore en mesure de gémir) — n’avait aucun intérêt pour Jack. La seule chose qui comptait, c’était de pourvoir au changement dans le cours normal des choses, de creuser de nouveaux biefs dans le flux des existences… et peut-être pas seulement dans le destin de ceux qui étaient frappés, mais sur un cercle autour d’eux qui allait s’élargissant comme les rides autour du caillou jeté dans un étang.

Qui pouvait dire qu’il n’avait pas sculpté le cosmos aujourd’hui ou que celui-ci n’allait pas dans l’avenir en porter la marque indélébile.

Seigneur, pas étonnant qu’il en balance la purée dans son jean !

Il ne croisa personne dans l’escalier mais continua de tituber légèrement, sans embardée toutefois. Une allure modérément éméchée ne retiendrait pas l’attention comme l’auraient immanquablement fait d’ostentatoires zigzags. Il marmonnait toujours mais sans rien dire qui pût être compris. En pareilles circonstances, il aurait même été préférable de ne pas du tout jouer la comédie que d’en faire trop.

Une porte de service en piètre état le fit déboucher sur une ruelle jonchée d’ordures et de bouteilles cassées si nombreuses qu’elles éparpillaient sur le sol de scintillantes galaxies de tessons.

Il avait programmé sa retraite à l’avance comme il programmait toute chose à l’avance (ne prendre de risques qu’acceptables, les réduire au possible, être toujours et en tout un Positif). Une telle attitude lui avait valu d’être considéré par ses collègues comme un homme qui irait loin (et il avait effectivement l’intention d’aller loin, mais l’un des endroits où il n’avait nulle intention d’aller était la prison, et un autre la chaise électrique).

Il y avait des gens qui couraient dans la rue sur laquelle donnait la ruelle, mais c’était pour aller voir d’où venaient les cris, et pas un ne prit garde à Jack Mort qui avait retiré son bonnet hors saison mais pas ses lunettes noires (lesquelles, par une matinée si ensoleillée, n’avaient rien d’incongru).

Il emprunta un autre passage.

Ressortit dans une autre rue.

Il remontait maintenant d’un pas nonchalant une troisième ruelle moins crasseuse que les deux premières vers une artère desservie par une ligne de bus. Moins d’une minute après qu’il eut atteint l’arrêt, un bus se présenta, ce qui était également conforme au planning. Il y monta quand la porte accordéon s’ouvrit et laissa tomber sa pièce de quinze cents dans la boîte. Le chauffeur ne lui accorda même pas un regard. Parfait. Mais s’il avait levé les yeux sur lui, il n’aurait vu qu’un type en jean, un chômeur peut-être avec ce sweat-shirt qui semblait sortir d’un colis de l’Armée du Salut.

Être prêt, paré à tout, être un Positif.

Tel était le secret de la réussite de Jack Mort, dans son travail et dans ses loisirs.

Neuf rues plus loin, il y avait un parking. Jack descendit du bus, pénétra dans le parking, se mit au volant de sa voiture (une Chevrolet 50 parfaitement anodine et toujours en excellent état), puis regagna New York.

Sans l’ombre d’une préoccupation.

7

La vision complète de cet épisode n’avait pas requis plus d’un instant. Avant que le Pistolero ait pu simplement fermer son esprit à l’horreur de ces images, il vit autre chose. Pas tout mais assez. Largement assez.

8

Il vit Mort découper au cutter un morceau de la quatrième page du New York Daily Mirror, s’assurant avec un soin méticuleux que sa lame suivait exactement le cadre de l’article. UNE FILLETTE DE COULEUR DANS LE COMA À LA SUITE D’UN TRAGIQUE ACCIDENT, annonçait le journal. Il vit Mort appliquer la colle au dos de la coupure avec la petite spatule dont était pourvu le couvercle du pot. Il le vit la positionner au centre de la page vierge d’un album qui, à en juger par l’épaisseur gondolée des pages précédentes, en contenait déjà beaucoup. Il put en lire les premières lignes : « Odetta Holmes, cinq ans, venue à Elizabeth, New Jersey, pour un joyeux événement, est à présent victime d’un cruel coup du sort. Après le mariage d’une de ses tantes, célébré avant-hier, la fillette et ses parents se rendaient à pied à la gare quand une brique… »

Mais ce n’était pas la seule fois que Mort s’était occupé d’elle.

Dans les années qui s’étaient écoulées entre ce matin-là et le soir où Odetta avait perdu ses jambes, Jack Mort avait largué un grand nombre d’objets et poussé un grand nombre de personnes.

Puis Odetta s’était de nouveau trouvée être sa victime.

La première fois, il avait projeté quelque chose sur elle.

La deuxième fois, c’était elle qu’il avait poussée devant quelque chose.

De quelle sorte d’homme suis-je censé me servir ? pensa le Pistolero. De quelle sorte d’homme…

Mais Jake lui revint à l’esprit, la poussée qui avait expédié Jake de ce monde dans un autre, et il crut entendre le rire de l’homme en noir, et ce fut plus qu’il ne pouvait en supporter.

Roland s’évanouit.

9

Quand il reprit conscience, il avait sous les yeux des chiffres alignés bien nets sur une feuille de papier vert. Une feuille quadrillée, si bien que chaque chiffre ressemblait à un prisonnier dans sa cellule.

Il pensa : Quelque chose d’autre.

Pas seulement le rire de Walter. Quelque chose d’autre… un plan ?

Seigneur, non. Rien d’aussi complexe, d’aussi riche d’espoir.

Mais une idée au moins. L’esquisse d’une idée.

Depuis combien de temps suis-je ici ? se demanda-t-il, saisi d’une inquiétude soudaine. Il était dans les neuf heures quand j’ai franchi cette porte. Peut-être un peu moins. Combien de temps…

Il se projeta au premier plan.

Jack Mort — qui pour l’heure n’était plus qu’une marionnette humaine manipulée par le Pistolero — leva les yeux et vit les aiguilles de la coûteuse pendulette à quartz posée sur son bureau marquer treize heures quinze.

Dieu ! Tant que ça ? Mais alors… Eddie… il était dans un tel état de fatigue… il n’aura jamais pu rester éveillé jusque…

Roland tourna la tête de son hôte. La porte était toujours là, mais le spectacle qu’il y découvrait passait en horreur ses pires craintes.

Sur un côté de l’ouverture, il voyait deux ombres. L’une était celle du fauteuil, l’autre celle d’un être humain… mais d’une créature incomplète en appui sur ses bras parce que amputée en un temps d’une moitié de ses jambes avec la même brutalité que Roland l’avait été de son orteil et de ses doigts.

L’ombre se déplaça.

Roland détourna aussitôt le visage de Jack Mort avec la soudaineté d’un serpent qui attaque.

Il ne faut pas qu’elle croise le regard de cet homme. Il ne saurait en être question tant que je ne suis pas prêt. Jusque-là, elle n’en doit voir que la nuque.

Non par crainte que Detta Walker vît Jack Mort de face puisque quiconque regardait par la porte ne voyait que ce qui s’offrait au regard de celui sur qui elle s’ouvrait. La seule possibilité que Detta eût de voir le visage de cet homme était qu’il se regardât dans une glace (même si en toute logique, il pouvait en résulter un atroce paradoxe), mais, même alors, ce visage n’aurait rien évoqué à l’une ou l’autre de ses deux moitiés, pas plus que celui de la Dame n’aurait évoqué quoi que ce soit à Jack Mort. Bien qu’ils aient été par deux fois sur un pied de mortelle intimité, ils ne s’étaient jamais vus.

Ce que le Pistolero tenait à éviter, c’était que la Dame vît la Dame.

Pour le moment, du moins.

L’intuitive étincelle tendit vers un plan.

Mais il se faisait tard là-bas : la luminosité du ciel lui avait suggéré quelque chose comme trois heures de l’après-midi, voire quatre heures.

De combien de temps disposait-il avant que le coucher du soleil ne ramenât les homarstruosités sur la grève, mettant un terme à la vie d’Eddie ?

Trois heures ?

Deux ?

Il pouvait retourner là-bas et tenter de sauver le jeune homme… mais c’était exactement ce que Detta souhaitait. Elle lui avait tendu un piège à l’instar de ces paysans sacrifiant un agneau et l’attachant à la lisière de leur village, pour attirer à portée d’arc le loup qu’ils n’osent traquer dans les bois. S’il réintégrait son corps malade, il n’aurait pas à souffrir très longtemps. Quant à Detta, elle ne laissait voir que son ombre car elle se tapissait sur le côté de la porte, un revolver au poing, prête à tirer à l’instant même où elle verrait bouger ce corps qu’elle surveillait.

Et comme elle avait peur de lui, elle lui accorderait pour le moins la grâce d’une mort rapide.

Mais celle d’Eddie serait atroce.

Il lui semblait entendre le hideux gloussement de Detta Walker :

T’as envie d’me ’égler mon compte, hein, f’omage blanc ? Su qu’ça t’démange ! Ne m’dis pas qu’t’as peu’d’une ’tite nég’esse infime !

— Il n’y a pas trente-six moyens, articulèrent les lèvres de Jack Mort. Il n’y en a qu’un. Un seul.

La porte du bureau s’ouvrit et un homme chauve aux yeux doublés de lentilles passa la tête à l’intérieur.

— Qu’est-ce que vous comptez faire pour le dossier Dorf-man ? demanda-t-il à Mort.

— Je ne me sens pas très bien. Mon déjeuner qui ne passe pas, sans doute. Je m’en irais bien tout de suite.

Le chauve eut l’air ennuyé.

— Ce doit être un microbe. Il en traîne un du genre méchant dans le secteur, me suis-je laissé dire.

— Oui, c’est sans doute ça.

— Euh… du moment que vous nous réglez ce problème avec Dorfman d’ici demain dix-sept heures…

— Oui.

— Parce que vous savez comme moi quel connard…

— Oui.

Le chauve, qui semblait à présent vaguement mal à l’aise, hocha la tête.

— Bon, rentrez chez vous. C’est vrai que vous n’avez pas l’air bien… à peine si je vous reconnais.

— Ça ne m’étonne pas.

Le chauve s’empressa de disparaître.

Il m’a senti, pensa le Pistolero. Mais il y a autre chose. Cet homme leur fait peur. Ils ne savent pas pourquoi, mais il leur fait peur. Et ils ont raison d’avoir peur.

Le corps de Jack Mort se leva, trouva la mallette qu’il avait à la main quand le Pistolero était entré en lui et y rangea les papiers étalés sur le bureau.

Il fut saisi d’une impulsion de jeter un coup d’œil derrière lui sur la porte et il y résista. Il ne la regarderait que lorsqu’il serait prêt à risquer le tout pour le tout et à la franchir de nouveau.

Dans l’intervalle, son temps était compté, et il avait des choses à faire.

CHAPITRE 2 Le pot de miel

1

Detta s’était tapie dans la crevasse ombragée formée par deux rochers appuyés l’un sur l’autre tels des vieillards pétrifiés au moment où ils échangeaient un secret. Elle observait Eddie arpentant les éboulis des collines et s’égosillant à l’appeler. Avec le duvet qui avait fini par se transformer en barbe sur ses joues, on l’aurait presque pris pour un adulte. Presque, car quand, à trois ou quatre reprises, il était passé près d’elle (et même une fois si près qu’elle n’aurait eu qu’à tendre la main pour lui saisir la cheville), il était devenu manifeste qu’il s’agissait toujours d’un gamin, et d’un gamin au bout du rouleau.

Odetta aurait éprouvé de la pitié. Detta n’avait en elle que la glaciale vigilance du prédateur.

Quand elle s’était glissée à quatre pattes dans cet abri, elle avait senti comme des feuilles mortes craquer sous ses mains. À mesure que ses yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité relative, elle avait découvert qu’il s’agissait non de feuilles mais des os minuscules de petits animaux. Quelque carnassier, belette ou furet depuis longtemps parti ailleurs à en croire le jaunissement de ces vestiges, avait eu ici sa tanière. Il avait dû sortir la nuit pour monter dans les Drawers, guidé par son flair, guidé vers sa proie, là où broussailles et futaies se faisaient plus épaisses. Il l’avait trouvée, l’avait tuée, en avait ramené ici les restes pour son repas du lendemain entre deux sommes dans l’attente du soir, dans l’attente du moment de repartir en chasse.

L’antre hébergeait à présent un plus gros prédateur, et Detta avait tout de suite pensé qu’elle devait grosso modo — sommeil en moins — se comporter comme le précédent locataire : attendre le moment où Eddie s’endormirait, comme elle avait la quasi-certitude qu’il finirait par faire, puis le tuer et ramener ici son corps. Les deux pistolets en sa possession, elle pourrait alors descendre jusqu’à la porte et attendre le retour du Vraiment Méchant. Sa première idée avait été de tuer le corps du Vraiment Méchant sitôt réglé le compte du gamin, puis elle s’était ravisée. Si le Vraiment Méchant n’avait pas de corps où rentrer, quel espoir aurait-elle de s’évader d’ici, de réintégrer son propre monde ?

Cela dit, avait-elle un moyen de convaincre le Vraiment Méchant de la ramener chez elle ?

Peut-être pas.

Mais peut-être que oui.

Par exemple s’il savait Eddie toujours en vie.

Et il en résultait une bien meilleure idée.

2

Bien que rusée au possible, elle pouvait aussi se montrer totalement dénuée d’assurance — bien qu’elle eût probablement ri au nez de quiconque aurait osé le suggérer. C’est par la ruse qu’elle avait senti le Pistolero. Elle avait entendu un coup de feu et avait regardé : de la fumée sortait de l’autre revolver. Puis elle avait vu Roland recharger son arme et la lancer à Eddie avant de franchir la porte.

Elle avait compris ce que c’était censé signifier pour Eddie : que toutes les cartouches n’avaient pas pris l’eau, que le revolver était en mesure d’assurer sa protection. Elle savait aussi quelle signification cela revêtait pour elle (car le Vraiment Méchant, bien sûr, n’avait pas ignoré qu’elle les observait et que, même si elle dormait encore quand ils avaient commencé à bavarder, le coup de feu n’avait pu manquer de la réveiller) : Ne t’approche pas de lui. Il est armé.

Mais les démons étaient connus pour leur subtilité.

Si ce petit numéro avait été monté à son intention, ne pouvait-elle envisager que le Vraiment Méchant ait eu en tête un autre but censé n’être entrevu ni d’elle ni du gamin ? Qu’il ait en réalité pensé : Si elle voit cette arme en état de tirer, elle en déduira que celle qu’elle détient en est également capable.

Maintenant, supposons qu’il ait eu conscience de ce qu’Eddie finirait par céder au sommeil. N’aurait-il pas su alors qu’elle allait attendre ce moment pour subrepticement descendre chercher l’arme et tout aussi subrepticement remonter se réfugier dans les collines ? Oui, le Vraiment Méchant pouvait avoir prévu tout ça. Il était vachement malin pour un cul blanc. Assez pour comprendre que Detta était vouée à tirer le meilleur parti du petit jeune homme.

Il était donc possible que le Vraiment Méchant ait à dessein mis dans cette arme des balles défectueuses. Il lui avait déjà fait le coup ; pourquoi n’aurait-il pas recommencé ? Cette fois, elle avait soigneusement vérifié que les cartouches étaient complètes, qu’il ne s’était pas contenté comme l’autre jour de garnir le barillet de douilles vides. Elle n’avait rien relevé d’anormal mais aurait eu tort d’y voir la preuve que ces balles partiraient. Car, en fait, il n’avait même pas eu à risquer que l’une d’entre elles fût assez sèche : il était parfaitement capable de les avoir bricolées. Après tout, les armes étaient la spécialité du Vraiment Méchant. Et pourquoi aurait-il fait ça ? Pardi, pour l’obliger à se montrer ! Eddie n’aurait plus eu qu’à la tenir en joue avec son pistolet qui, lui, fonctionnait, et, si fatigué fût-il, il n’irait pas faire deux fois la même erreur. Il était même permis de penser qu’il serait particulièrement attentif, précisément parce qu’il était au bout du rouleau.

Bien joué, cul blanc, se dit Detta dans sa tanière ombreuse, dans cet endroit exigu et néanmoins confortable avec son sol tapissé d’ossements que le temps avait rendus friables. Bien joué, mais ça ne prend pas.

Rien ne l’obligeait à tirer sur Eddie, après tout. Il lui suffisait d’attendre.

3

Sa seule crainte était de voir revenir le Pistolero avant qu’Eddie n’ait succombé au sommeil, mais l’absence du Vraiment Méchant se prolongeait. Le corps affalé au pied de la porte restait inerte. Peut-être rencontrait-il des problèmes pour trouver le médicament dont il avait besoin… ou quelque autre sorte de problèmes, vu ce qu’elle savait de lui. Ce genre d’hommes semblait attirer les ennuis comme une chienne en chaleur attirait les mâles en rut.

Deux heures s’écoulèrent tandis qu’Eddie battait les collines à la recherche de celle qu’il nommait Odetta (oh, qu’elle avait horreur de ce O initial !), qu’il arpentait les lourdes courbes, hurlant jusqu’à ne plus avoir de voix.

Il finit par faire ce qu’elle n’avait cessé d’attendre, redescendant jusqu’à la petite pointe de plage pour s’asseoir à côté du fauteuil et promener autour de lui des regards désolés. Sa main monta effleurer les roues du fauteuil — presque une caresse —, puis elle retomba et il poussa un gros soupir.

À cette vue, Detta sentit dans sa gorge une douleur à goût de métal qui finit par lui exploser dans le crâne, le déchirant de part en part comme un éclair zébrant le ciel d’été. Elle crut alors entendre une voix qui appelait… appelait ou exigeait.

Non, pas question, rétorqua-t-elle mentalement sans savoir à qui elle pensait ou s’adressait. Pas question, pas cette fois, pas maintenant. Pas maintenant et plus jamais, peut-être. L’atroce décharge lui traversa encore une fois la tête et ses poings se crispèrent. Jusqu’à son visage qui se fit lui-même poing, tordu dans un rictus d’extrême concentration — expression frappante par son mélange de laideur et de détermination quasi extatique.

Il n’y eut pas de troisième assaut, ni de la douleur ni de cette voix qui semblait s’exprimer au travers de ces crises.

Elle attendit.

Bien qu’il se fût calé le menton au creux des mains, la tête d’Eddie ne tarda pas à piquer du nez, donnant l’impression que ses poings lui remontaient le long des joues. Detta continua d’attendre, rivant sur lui son regard d’obsidienne.

Il redressa la tête en sursaut, se leva, gagna le bord de l’eau et s’en aspergea la figure.

C’est qu’il fe’ait tout pou’pas ’oupiller, ce p’tit Blanc. Dommage qu’y ait pas d’Anti-Dodo dans c’monde, t’en p’end’ais une pleine plaquette, pas v’ai ?

Eddie choisit cette fois de se rasseoir dans le fauteuil mais, à l’évidence, s’y trouva trop confortablement installé. Aussi, après avoir posé un long regard par la porte ouverte (qu’est-ce tu y vois, p’tit gars ? Detta donne’ait che’pou’l’savoi’), il transféra de nouveau ses fesses à même le sable.

Se calant de nouveau la tête sur les poings.

Tête qui, de nouveau, ne tarda pas à s’affaisser.

Et que, cette fois, nul sursaut ne redressa. Le menton d’Eddie finit par buter sur sa poitrine et, malgré le vacarme du ressac, Detta commença d’entendre ses ronflements. Bientôt, il bascula sur le flanc et se roula en boule.

Surprise, elle sentit écœurement et panique se mêler en elle alors que l’assaillait une bouffée de pitié à l’égard de ce jeune Blanc, là en bas sur la grève. Il lui évoquait un petit mioche qui a tenté de veiller jusqu’aux douze coups de minuit le soir de la Saint-Sylvestre et qui a perdu le défi qu’il s’était lancé. Puis elle se remémora comment ce morveux de cul blanc et son copain le Vraiment Méchant avaient cherché à lui faire avaler de la nourriture empoisonnée, comment ils l’avaient narguée avec la leur, succulente et saine, la lui arrachant de devant la bouche à l’instant même où elle allait y mordre… du moins jusqu’à ce qu’ils aient eu peur de la voir mourir d’inanition.

S’ils avaient peur à ce point que tu meures, pourquoi auraient-ils voulu t’empoisonner au début ?

La question ne la paniqua pas moins que la soudaine pitié qui l’avait assaillie quelques instants plus tôt. Elle n’avait pas coutume de se tourmenter et la voix intérieure qui venait de l’assaillir n’avait rien eu à voir avec la sienne.

Z’avaient pas l’intention d’me tuer avec leu’ poison, voulaient juste que j’sois malade à c’ever pou’qui puissent ’igoler d’me voi’ dégueuler et gémi’.

Elle attendit encore une vingtaine de minutes puis s’ébranla vers la plage, mettant à profit la considérable vigueur de ses bras d’infirme pour, sans jamais quitter Eddie des yeux, ramper avec l’ondulante souplesse d’un serpent. Elle aurait bien continué d’attendre, une demi-heure encore, voire une heure de plus (autant qu’ce p’tit ’culé d’cul blanc soit pa’quinze b’asses de fond dans l’dodo plutôt qu’pa’t’ois ou pa’quat’) mais il n’était pas question de se permettre un tel luxe. À tout instant, le Vraiment Méchant pouvait réintégrer son corps.

Parvenue à proximité d’Eddie qui ronflait toujours comme un sonneur, elle repéra une pierre suffisamment lisse d’un côté pour assurer la prise, suffisamment déchiquetée de l’autre pour faire du vilain.

Sa paume en enveloppa le côté lisse et elle reprit sa reptation vers le jeune homme endormi, le miroitement vitreux du meurtre dans les yeux.

4

Son plan était d’une simplicité brutale : abattre encore et encore les meurtrières aspérités de la pierre sur la tête d’Eddie jusqu’à ce qu’il n’y eût pas plus de vie dans l’une que dans l’autre. Puis elle prendrait le revolver et attendrait le retour du Pistolero.

Il aurait à peine le temps de se redresser qu’elle le placerait devant un choix : la ramener chez elle ou se faire descendre. Dans un cas comme dans Vaut’, tu se’as déba’assé d’moi, mon mignon, lui dirait-elle, et avec ton p’tit copain camé, me ’aconte pas qu’ça t’fe’ait pas plaisi’.

Si l’arme que le Vraiment Méchant avait donnée à Eddie n’était bonne à rien — ce qui restait possible, vu qu’elle n’avait jamais rencontré personne qui lui inspirât, autant que Roland, une telle haine, une telle terreur —, elle agirait avec lui comme avec l’autre. Elle le tuerait avec la pierre ou à mains nues. Il était malade et avait deux doigts de moins. Elle l’aurait.

Mais alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres d’Eddie, une pensée la traversa, particulièrement perturbante. Une question qu’une fois de plus une autre voix semblait avoir posée.

Et s’il le sait déjà ? Si à la seconde même où tu massacres Eddie, Roland est au courant ?

Pou’quoi y se’ait au cou’ant ? Y se’a bien t’op occupé à che’cher son médicament.

La voix s’abstint de répondre, mais le doute était semé. Elle les avait entendus parler alors qu’ils la croyaient endormie, le Vraiment Méchant avait quelque chose à faire. Elle ne savait pas quoi, sinon qu’il était question d’une Tour. Peut-être le Vraiment Méchant avait-il dans l’idée que cette Tour était pleine d’or, de bijoux, de quelque chose dans le genre. Il disait qu’il avait besoin d’elle et d’Eddie, ainsi que d’un troisième qu’il avait encore à ramener, ce qu’elle avait jugé possible. Sinon, pourquoi y aurait-il eu ces portes ?

Si la magie avait à voir là-dedans et qu’elle tuait Eddie, l’autre était effectivement susceptible de l’apprendre. Et si lui interdire ainsi l’accès à sa Tour, c’était sans doute anéantir la seule chose qui raccrochât ce ’culé d’cul blanc à l’existence ? Et s’il savait qu’il n’avait plus de raison de vivre ? Alors l’culé d’cul blanc en question allait être capable de n’importe quoi parce que l’culé d’cul blanc allait se fiche de tout comme de sa première chemise.

Elle frissonna à la pensée de ce qui pourrait arriver si le Vraiment Méchant débarquait dans un tel état d’esprit.

Mais s’il était exclu de tuer Eddie, qu’allait-elle faire ? Se contenter de désarmer le gamin ? Mais quand l’autre allait revenir, serait-elle en mesure d’affronter les deux ?

Elle n’en savait strictement rien.

Son regard passa sur le fauteuil, le dépassa, puis y retourna vite fait. Il y avait une poche à l’arrière du dossier. Un bout de corde en sortait, de la corde dont ils s’étaient servis pour l’attacher.

Elle comprit alors la marche à suivre.

Et modifia sa direction, rampant vers le corps inerte du Pistolero. Elle allait d’abord prendre quelque chose dont elle estimait avoir besoin dans le havresac que le Vraiment Méchant appelait sa « bourse », puis retournerait chercher la corde, le tout sans tarder… mais voilà que le spectacle offert par la porte la figeait sur place.

Comme Eddie, elle y voyait un film… celui-ci ayant une ressemblance poussée avec les séries policières à la télé. Le décor montrait l’intérieur d’une pharmacie avec, au centre, le pharmacien qui avait l’air mort de trouille, et Detta n’aurait pas songé à le lui reprocher : il y avait une arme au premier plan, braquée sur le front du malheureux. Celui-ci disait quelque chose, mais la voix était lointaine, déformée, comme venant d’un haut-parleur. Elle n’aurait su dire pourquoi. Ne voyait pas non plus qui tenait le pistolet, mais là, nul mystère, elle savait qui c’était.

Le Vraiment Méchant, voyons.

Pas dit, d’ailleu’, qu’il ait la même appa’ence d’l’aut’côté, peut fo’bien ’essembler à un gros patapouf, et même à un fè’de couleu’, mais dedans, c’est lui. En tout cas, y s’est t’ouvé vite fait un aut’péta’. M’est avis qu’y met jamais cent sept ans à fai’les choses. Et tu fe’ais bien d’en p’end’de la gaine, ma fille. Allez, g’ouille-toi, Detta Walke’.

Elle ouvrit la bourse de Roland. Faible et nostalgique, l’arôme d’un tabac dont elle avait longtemps contenu la réserve et dont l’épuisement remontait à longtemps s’en exhala. Ce n’était pas très différent d’un sac de dame, rempli d’un bric-à-brac hétéroclite à première vue… mais se révélant à qui l’examinait d’un peu plus près le nécessaire de voyage d’une personne que rien ou presque ne saurait prendre au dépourvu.

Detta avait dans l’idée que le Vraiment Méchant était depuis pas mal de temps sur le chemin de sa Tour. Si oui, la simple quantité d’objets qui restaient dans ce sac — même si bon nombre ne payaient pas de mine — était en soi passablement surprenante.

Allez, g’ouille-toi, Detta Walke’.

Elle y trouva ce dont elle avait besoin puis, serpent silencieux, retourna vers le fauteuil. Quand elle l’eut atteint, elle prit appui sur un bras pour se hisser à la hauteur de la poche et y pêcher la corde. Ce faisant, elle garda un œil sur Eddie, s’assurant qu’il dormait toujours.

Il n’eut pas même un mouvement dans son sommeil jusqu’à ce que Detta, d’une brusque traction sur la corde, resserrât le nœud coulant qu’elle venait de confectionner et de lui passer autour du cou.

5

Il se sentit brutalement tiré en arrière et sa première pensée fut qu’il dormait encore, qu’il était la proie de quelque horrible cauchemar où on l’enterrait vivant, à moins qu’on n’y tentât de l’étouffer.

Puis il prit conscience, douloureusement conscience, de la corde qui lui cisaillait la gorge, du chaud ruissellement de la salive sur son menton alors qu’il étouffait, mais pas en rêve. Ses doigts s’accrochèrent au garrot. Il tenta de se relever.

L’extraordinaire vigueur des bras de Detta se manifesta de nouveau. Arraché en arrière, Eddie se raplatit sur le dos dans un bruit sourd. Il était violet.

— Tu bouges plus, siffla Detta derrière lui. J’te tue pas si tu bouges plus. Mais continue d’te débatte et je continue de se’er.

Eddie baissa les mains et tenta de bloquer ses spasmes. Le nœud se relâcha, juste de quoi lui laisser happer une goulée d’air brûlant. Mieux que rien, mais sans plus.

Quand son cœur emballé fut un peu revenu de sa panique, il voulut tourner la tête. Le nœud se resserra aussitôt.

— T’occupe ! T’as pas aut’ chose à voi’que c’te flotte là-devant, f’omage blanc. Pou’ l’instant, ça t’suffit la’gement comme spectacle.

Il ramena les yeux sur l’océan et une autre de ces parcimonieuses mesures d’air enflammé lui fut accordée. Sa main glissa vers sa ceinture (mouvement subreptice qu’elle remarqua, même si lui ne la vit pas sourire). N’y trouva rien. Elle lui avait pris le revolver.

Elle t’est tombée dessus pendant que tu dormais, Eddie. C’était le Pistolero, bien sûr, qui lui parlait. Ça ne sert plus à rien que je te le dise mais… je t’avais averti. Regarde où ton roman d’amour t’a emmené : un nœud coulant autour du cou et une folle armée de deux pistolets quelque part derrière toi.

Mais si elle avait voulu me tuer, elle l’aurait déjà fait, aurait profité de ce que je dormais.

Tiens, tiens, tu crois ça, Eddie ? Quelles sont ses intentions à ton égard selon toi ? T’offrir un voyage tous frais payés à Disneyworld pour deux personnes ?

— Ecoute, dit-il. Odetta…

À peine le mot eut-il franchi ses lèvres que le nœud se resserra.

— T’a’ête de m’appeler comme ça ! La p’ochaine fois qu’tu l’fais, ça se’a aussi la de’niè’e qu’t’ouv’i’as la bouche. Mon nom, c’est Detta Walke’, et si tu veux avoi’une chance d’met’un peu d’ai’ dans tes poumons, t’as inté’êt à t’en souveni’ !

Dans une succession de bruits étranglés, il crispa de nouveau ses mains sur le nœud. De grosses taches noires de néant commençaient d’exploser dans son champ de vision, fleurs maléfiques.

Au bout d’une éternité, la pression sur sa glotte redevint supportable.

— Pigé, cul blanc ?

— Oui, fit-il, couinement éraillé sans plus.

— Alo’ dis-le ! Dis mon nom !

— Detta.

— En entier ! Dis-le en entier !

Hurlement hystérique, oscillant sur l’inquiétante frontière de la démence. Eddie en cet instant fut bien content de ne pas la voir.

— Detta Walker.

— Bien. (Léger relâchement du collier de chanvre.) Maintenant, tu m’écoutes, f’omage blanc, et tu tâches de pas en pe’d’une miette si t’as envie d’viv’ jusqu’au coucher du soleil. T’as pas inté’êt à jouer les p’tits malins comme tu viens d’fai’en essayant d’att’aper c’t’a’me qu’heu’eusement j’t’avais d’jà p’ise tandis qu’tu do’mais. T’as pas inté’êt à vouloi’ ’ouler la môme Detta pasqu’elle a l’œil, efléchis-y bien avant d’fai’quoi qu’ce soit !

« Et va pas non plus t’imaginer qu’tu pou’as jouer les p’tits malins pa’sque Detta elle a pas d’jambes. Y a des tas d’choses que j’ai app’is à fai’depuis qu’j’les ai pe’dues, et puis n’oublie pas qu’j’ai les deux pistolets maintenant, et qu’ça change un tas d’choses, tu c’ois pas ?

— Si, croassa Eddie. Mais je n’ai pas trop l’impression d’avoir envie de jouer les petits malins.

— Pa’fait, mon ga’. Félicitations. (Elle gloussa.) Tu sais qu’j’ai pas chômé pendant qu’tu oupillais. Le scéna’io est là point pa’point dans ma tête et j’vais te l’donner, cul blanc : tu vas d’abo’met’les mains de’iè’e le dos pou’que j’y passe le même gen’e de boucle qu’autou’du cou. Ca’ j’ai aussi fait du mac’amé pendant qu’tu do’mais, feignasse ! T’ois jolies p’tites bouc’ ! (Nouveau ricanement.) Dès qu’tu la sens, tu ’eunis les poignets pour qu’je puisse la passer. Alo’ tu vas senti’ ma main se’er l’nœud et, à c’moment-là, tu vas t’di’ : « C’est là ma chance d’échapper à c’te salope de nég’esse. Faut qu’j’en p’ofite maintenant qu’a’n’tient plus aussi solidement la co’de », sauf que… (sur ce la voix de Detta s’assourdit, la caricature d’accent noir du Sud plus nasillarde et voilée que jamais)… sauf que tu fe’ais mieux de te etou’ner avant d’fai’une bêtise.

Eddie se retourna et découvrit une Detta qui avait désormais tout de la sorcière et dont la vue aurait glacé d’effroi des cœurs autrement mieux accrochés que le sien. La robe qu’elle portait chez Macy’s — et dans laquelle le Pistolero l’avait arrachée à l’Amérique des années 60 — ne subsistait qu’à l’état de haillon répugnant, et elle avait utilisé le couteau de Roland — celui qui leur avait précédemment servi à ôter le corset de sparadrap — pour y faire deux entailles supplémentaires au-dessus des hanches, créant ainsi deux étuis de fortune d’où dépassaient les crosses des revolvers polies par le temps.

Et si sa voix s’était épaissie, il fallait en chercher la cause dans la corde qu’elle tenait entre ses dents, l’extrémité fraîchement sectionnée d’un côté de son sourire mauvais, le reste allant droit à la boucle qu’elle lui avait passée autour du cou. Pareille vision, de cette corde de chanvre émergeant d’un tel rictus, avait quelque chose de tellement barbare et prédateur qu’il en resta figé, l’horreur écarquillant ses yeux tandis que, par ricochet, s’élargissait le sourire de Detta.

— Donc, reprit-elle, tu fais quoi que ce soit d’suspect pendant que j’m’occupe de tes mains et je te se’e le kiki à la fo’ce des dents. Et cette fois, j’vais jusqu’au bout. T’as comp’is, fomage blanc ?

Il se contenta de hocher la tête, plus très sûr de pouvoir répondre à voix haute.

— Bien. Il se peut que tu su’vives encore quelque temps.

— C’est préférable, croassa Eddie. Sinon tu n’auras plus jamais le plaisir de piller les rayons de chez Macy’s. Parce qu’il le saura, et qu’alors ça va chier des bulles.

— Silence, dit Detta, murmurant presque. Tu la fe’mes gentiment et tu laisses le soin de efléchi’à ceux qui en sont capab’. Tout c’que t’as à fai’, c’est d’che’cher cette deuxième boucle avec tes mains.

6

Ca’j’ai aussi fait du mac’amé pendant qu’tu do’mais, avait-elle dit, et le dégoût d’Eddie se doublait d’une inquiétude croissante alors que s’imposait l’évidence. Detta n’avait pas exagéré. La corde présentait l’aspect d’une série de nœuds coulants. Le pre-mier l’étranglait depuis déjà trop longtemps et le deuxième venait de lui bloquer les mains derrière le dos. Maintenant, voilà qu’elle le poussait brutalement sur le flanc et lui ordonnait de plier les jambes jusqu’à ce qu’il eût les pieds au niveau des fesses. Il comprit à quoi ça l’amenait et se fit tirer l’oreille. Un des revolvers jaillit de son étui improvisé. Elle l’arma, en appliqua le canon contre la tempe du jeune homme.

— Tu t’décides ou c’est moi qui m’décide, f’omage blanc, susurra-t-elle. La diffé’ence, c’est que si c’est moi, tu se’as mo’. J’au’ais qu’à met’du sab’su’les mo’ceaux de ce’velle et te abat’les ch’veux su’l’t’ou d’l’aut’côté. Y se’a pe’suadé qu’tu do’s.

Suivit un autre de ses hideux gloussements.

Eddie leva les pieds. Elle lui passa la troisième boucle autour des chevilles et fit prestement coulisser le nœud.

— Voilà. Lié comme un veau au ’odéo.

Description d’une rare justesse, songea Eddie. Tenter de déplier les jambes, de soulager l’inconfort de cette posture, aurait d’abord pour effet de resserrer le nœud, partant de lui cisailler les chevilles, puis de tendre la longueur de corde entre celles-ci et ses poignets, resserrant au passage le nœud et, plus grave, communiquant sa tension au reste de la corde, c’est-à-dire au nœud coulant qu’il avait autour du cou, et…

Elle le tirait à présent, le tirait vers le bord de l’eau.

— Eh là ! Qu’est-ce que tu…

Il voulut se débattre et constata qu’effectivement tout se resserrait, y compris son aptitude à respirer. Il se fit aussi mou que possible (et garde ces pieds en l’air, connard, tâche de t’en souvenir ; dis-toi bien que si tu les baisses, ça équivaut à un suicide) et se laissa traîner sur le sol inégal. Un caillou lui écorcha la joue, et il sentit la chaleur de son sang. Le souffle rauque de Detta lui emplissait les oreilles, mais plus encore le fracas des vagues et le choc du ressac au fond du tunnel qu’il creusait dans la roche.

Seigneur ! Aurait-elle l’intention de me noyer ?

Non, bien sûr que non. Il n’eut même pas à attendre que son visage ouvrît un sillon dans l’enchevêtrement de varech marquant la limite des hautes eaux — guirlande de matière morte à la puanteur saline, froide comme des doigts de marins noyés — pour savoir où elle voulait en venir.

Il crut réentendre Henry lui dire : De temps à autre, ils nous dégommaient une sentinelle. Un Américain, je veux dire… Ils savaient très bien que ça n’aurait servi à rien de choisir un type de l’armée régulière, vu qu’aucun de nous ne se serait aventuré hors du camp pour un Viet. Non, fallait que ce soit un de nos gars frais débarqué du pays. Ils l’éventraient et l’abandonnaient, hurlant et baignant dans son sang, puis cueillaient ensuite un par un tous les mecs qui se pointaient pour essayer de le sauver. Ça durait jusqu’à ce que leur victime ait rendu l’âme. Et tu sais comment ils l’appelaient, le pauvre connard ?

Eddie avait fait signe que non.

Un pot de miel, qu’ils disaient. Du sucré. Pour attirer les mouches. Un ours, pourquoi pas ?

C’était ça qu’elle faisait : elle se servait de lui comme d’un pot de miel.

Elle l’abandonna environ deux mètres plus bas que la laisse de haute mer, l’abandonna sans mot dire, l’abandonna face à l’océan. Ce n’était pas la marée montante et la perspective qu’Eddie se noyât que le Pistolero était censé découvrir s’il jetait un œil par la porte, car les eaux étaient sur le reflux et il s’écoulerait encore six heures avant qu’elles ne redevinssent une menace. Mais, bien avant…

Il haussa légèrement les yeux et vit le soleil imprimer sa voie d’or sur les flots. Quelle heure pouvait-il être ? Quatre heures, environ. Il en restait à peu près trois d’ici le coucher du soleil.

Il allait faire nuit longtemps avant qu’il n’eût à se soucier de la marée montante.

Et avec la nuit, les homarstruosités sortiraient des vagues pour arpenter la grève où il gisait ligoté, arpenter et questionner, puis elles le trouveraient, et leurs pinces feraient le reste.

7

Le temps commença de s’étirer interminablement pour Eddie Dean. La notion même de temps devint une vaste plaisanterie. Même l’horrible perspective de ce qui allait lui arriver quand il ferait noir s’effaça devant l’inconfort grandissant de ses jambes — une palpitation qui alla croissant sur l’échelle des sensations, pour se transformer en douleur lancinante puis en véritable supplice. Relâchait-il ses muscles que les trois nœuds se resserraient et qu’au bord de l’étranglement il parvenait de justesse à redresser les chevilles, à soulager la pression de la corde sur sa gorge et admettre un peu d’air dans ses poumons. Il n’était plus du tout sûr de tenir jusqu’au soir. N’importe quand au cours de ces trois heures, il se pouvait qu’il ne puisse tout bonnement plus relever les pieds.

CHAPITRE 3 Roland prend son médicament

1

Jack Mort était maintenant conscient de la présence du Pistolero. S’il s’était agi d’un autre — d’un Eddie Dean ou d’une Odetta Holmes, par exemple —, Roland aurait tenu palabre avec lui, ne fût-ce que pour ôter à cet homme un peu de cette confusion et de cette panique bien naturelles pour quiconque se retrouve brutalement sur le siège du passager dans ce corps dont il avait depuis toujours tenu le volant.

Mais parce que Mort était un monstre — et de la pire espèce, bien pire même que ne le serait, ni ne saurait jamais l’être, Detta Walker —, il ne fit aucun effort pour s’expliquer et jugea même inutile de parler. Le type n’arrêtait pas de se plaindre — Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qui m’arrive ? — , et pissait dans un violon : le Pistolero se concentrait sur sa courte liste d’urgences, mettant sans scrupule à contribution l’esprit de son hôte. Les plaintes se firent cris de terreur. Roland continua de les ignorer.

Pour ne pas être chassé d’un tel esprit par sa pestilence, il avait fallu n’y voir qu’un atlas doublé d’une encyclopédie. Mort disposait de toutes les informations dont Roland avait besoin. Son plan d’action se réduisait à une ébauche mais, souvent, mieux valait de grandes lignes qu’un dessin trop fouillé. Pour ce qui était de programmer leurs entreprises, on n’aurait pu trouver dans l’univers entier deux créatures plus opposées que Roland et Jack Mort.

Se borner à tracer les grandes lignes de ce qu’on va faire laisse de la place pour l’improvisation. Or l’improvisation à court terme avait toujours été l’un des points forts du Pistolero.

2

Un corpulent personnage avec des lentilles sur les yeux — comme le chauve qui avait passé la tête dans le bureau de Mort cinq minutes auparavant (apparemment, dans le monde d’Eddie, bon nombre de gens portaient ce genre de lentilles que la Mortcyclopédie désignait par le terme de « lunettes ») — monta dans l’ascenseur avec lui. Le regard de l’homme se fixa sur l’attaché-case de celui qu’il croyait être Jack Mort puis sur Mort même.

— Tu vas voir Dorfman, Jack ?

Le Pistolero s’abstint de répondre.

— Parce que, si tu crois pouvoir lui parler de sous-location, je peux te dire que c’est une perte de temps, dit l’obèse qui cligna des yeux en voyant son collègue faire brusquement un pas en arrière.

Les portes de la petite cabine s’étaient refermées. Ils tombaient.

Roland se jeta sur l’esprit de Mort, sourd aux cris de celui-ci, et constata que tout était normal. Il s’agissait d’une chute contrôlée.

— Si tu estimes que ça te regarde, excuse-moi, dit l’homme, et le Pistolero pensa : Encore un qui a peur de lui. Tu t’es mieux débrouillé avec cette enflure que quiconque dans la boîte, voilà ce que je pense.

Roland garda le silence. Il attendait d’être sorti de ce cercueil dégringolant.

— Et d’ailleurs je ne me gêne pas pour le dire, s’empressa d’enchaîner l’homme. Figure-toi que pas plus tard qu’hier je déjeunais avec…

La tête de Jack Mort pivota et, derrière ses verres cerclés d’or, des yeux d’un bleu différent de celui des yeux de Jack Mort se rivèrent sur l’obèse.

— Ta gueule, fit le Pistolero sans intonation particulière.

Les traits de l’homme perdirent toute couleur et ce fut à son tour de reculer. Ses fesses molles s’aplatirent sur le panneau de faux bois au fond du cercueil ambulant qui soudain s’arrêta. Les portes s’ouvrirent et le Pistolero, toujours vêtu du corps de Jack Mort comme d’un complet étriqué, sortit sans un regard en arrière. L’homme garda son doigt sur le bouton OUVERTURE DES PORTES et ne quitta pas l’ascenseur avant que Mort ait disparu. Il a toujours eu un grain, songeait-il, mais cette fois, on dirait que c’est plus sérieux. Il pourrait bien nous piquer sa crise.

Le corpulent collègue de Jack Mort trouvait particulièrement rassurante la perspective que celui-ci fût enfermé dans un asile. Le Pistolero n’en aurait pas été surpris.

3

Quelque part entre la salle bruissante d’échos pour laquelle sa Mortcyclopédie donnait le mot « hall » — à savoir un endroit par où s’effectuaient l’entrée et la sortie des bureaux remplissant cette tour qui montait jusqu’au ciel — et la rue baignée de soleil (la Mortcyclopédie la nommait indifféremment 6e Avenue ou Avenue des Amériques), Roland cessa d’entendre hurler son hôte. Non que la terreur eût fini par le tuer. Le Pistolero sentait — intuition qui avait chez lui valeur de certitude — que si Mort mourait, leurs kas respectifs seraient expulsés à jamais dans le vide de possibilités qui s’étendait par-delà les mondes matériels. Pas mort, donc, mais évanoui. Évanoui sous la violence d’une surcharge de panique et d’étrangeté, au même titre que le Pistolero quand il était entré dans l’esprit de cet homme et en avait découvert les secrets, un entrecroisement de destins trop exceptionnel pour ressortir de la pure coïncidence.

Il n’était pas mécontent que son hôte eût tourné de l’œil, du moment que cette perte de connaissance n’affectait en rien son accès à la Mortcyclopédie. C’était même un soulagement de ne plus l’avoir dans les pattes.

Les voitures jaunes étaient un service communautaire nommé Tac-scies. Ceux qui les conduisaient se répartissaient entre deux tribus, les Spix et les Mockies, lui apprit son ouvrage de référence. Pour en arrêter un, il suffisait de lever la main comme un gosse à l’école.

Roland procéda au rituel. Après qu’un certain nombre de Tac-scies furent passés devant lui sans même ralentir bien que manifestement vides à l’exception du chauffeur, il prit conscience de leur point commun : le capuchon sur l’enseigne. Il attendit d’en voir un affichant LIBRE (ce qu’il lut sans recours à la Mortcyclopédie : c’étaient des Grandes Lettres) et leva de nouveau le bras de Mort. Le Tac-scie pila. Le Pistolero ouvrit la portière de derrière et monta. Une odeur de tabac refroidi, de parfum, de vieille sueur l’assaillit. La même que dans les diligences de son monde.

— Où va-t-on, l’ami ? demanda le chauffeur.

Était-ce un Spix ou un Mocky ? Roland n’en avait pas la moindre idée, ni la moindre intention de poser la question. Il se pouvait qu’en ce monde ce fût considéré comme une impolitesse majeure.

— C’est que je ne sais pas très bien, dit Roland.

— On n’est pas ici pour causer, l’ami. Je gagne ma croûte, moi.

Dis-lui d’enclencher son compteur, lut Roland dans la Mortcyclopédie.

— Enclenchez votre compteur, dit-il.

— Y va me débiter que du temps, rétorqua le chauffeur. C’est pas ça qui fera marcher mes affaires.

Dis-lui qu’il aura cinq tickets de pourliche, conseilla la Mortcyclopédie.

— Vous aurez cinq tickets de pourliche.

— J’veux les voir, rétorqua l’autre.

Demande-lui s’il veut ce fric ou s’il veut aller se faire foutre, souffla aussitôt la Mortcyclopédie.

— Vous voulez ce fric ou vous voulez aller vous faire foutre ? répéta le Pistolero, glacial.

Un court instant, le taxi posa un regard effaré dans son rétroviseur, puis il se tut.

Roland mit son silence à profit pour consulter, plus attentivement cette fois, la banque de données réunies par Jack Mort. Le taxi jeta un nouveau coup d’œil dans son rétro durant les quinze secondes que son client passa la tête légèrement inclinée, la main gauche sur le front comme s’il avait un urgent besoin d’Excedrin. Il avait déjà décidé de placer à son tour le type devant un choix — se casser ou voir rappliquer le flic qu’il allait rameuter par ses cris — quand ledit client lui rendit son regard et dit :

— Je voudrais que vous m’emmeniez au carrefour de la 7e et de la 49e. Je vous paierai cette course dix dollars de plus que le tarif marqué au compteur, quelle que soit votre tribu.

OK, se dit le chauffeur (un bon WASP[4] du Vermont qui tentait de percer dans le showbiz), j’ai affaire à un dingue. Mais peut-être à un dingue plein aux as. Il embraya.

— C’est comme si on y était, mon pote.

Et, tandis qu’il se glissait dans le flot des véhicules, il ajouta mentalement : Et dommage que ce ne soit qu’une figure de style, car le plus vite sera le mieux.

4

Improviser, tel était le maître mot.

Descendant du taxi, le Pistolero repéra la voiture bicolore garée un peu plus bas et, sans recours au lexique de Jack Mort, lut PATROUILLE à la place du POLICE écrit dessus blanc sur bleu. Deux pistoleros étaient assis à l’intérieur, sirotant leur café dans des tasses de papier blanc. Des pistoleros, oui… mais gras et mous.

Il sortit la bourse de Jack Mort (le mot courant était portefeuille mais « bourse », cité entre autres synonymes par la Mortcyclopédie, amusait Roland qui avait peine à imaginer un voyageur réussissant à faire entrer son barda dans un si petit sac) et tendit au chauffeur un billet portant le chiffre 20. L’homme redémarra aussi sec. Il s’agissait à coup sûr du plus gros pourboire qu’il s’était fait de la journée mais, vu l’allure de ce barjo, il en avait mérité chaque centime.

Le Pistolero reporta son attention sur l’inscription dominant le magasin :

CLEMENTS — ARMES ET ARTICLES DE SPORT — MUNITIONS, MATÉRIEL DE PÊCHE, FAC-SIMILÉS ESTAMPILLÉS.
5

Dans la voiture pie, un des deux flics enfonça son coude dans le flanc de son collègue.

— Vise un peu, dit-il. Ça c’est un consommateur qui ne se laissera pas coller n’importe quoi.

L’autre éclata de rire.

— Mon Dieu, mon Dieu, fit-il d’une voix efféminée alors que l’homme en costume trois pièces et verres cerclés d’or mettait un point final à son examen des pièces exposées en vitrine et poussait la porte du magasin. Ze crois qu’il vient zuste d’arrêter son soix sur cette délicieuse paire de menottes mauves.

Le premier flic s’étouffa sur une gorgée de café tiède mais réussit l’exploit, tout en pouffant, d’en recracher l’essentiel dans sa tasse.

6

Presque tout de suite, un vendeur apparut et proposa ses services.

— Je me demandais, répondit l’homme au complet bleu, si vous n’auriez pas un papier… (Il s’interrompit, parut s’absorber dans ses réflexions, puis releva la tête.) Je veux dire un tableau avec le dessin des munitions pour revolver dont vous disposez.

— Une table des calibres ? demanda le vendeur.

Le client marqua une nouvelle pause.

— Oui, finit-il par dire. Mon frère a un revolver avec lequel j’ai déjà tiré, mais ça remonte à pas mal d’années. Je me sens toutefois capable d’en reconnaître les balles si je les vois.

— Vous croyez en être capable mais rien n’est moins sûr, rétorqua le vendeur. S’agissait-il d’un 22 ? D’un 38 ? Ou encore…

— Montrez-moi ce tableau et je vous le dirai.

— Un instant. (Le vendeur décocha un regard peu convaincu à l’homme en bleu puis haussa les épaules. Après tout, merde, le client avait toujours raison, même dans l’erreur… du moment qu’il avait de quoi payer.) J’ai une Bible du Tireur. Peut-être devriez-vous y jeter un coup d’œil.

— Certainement.

Le Pistolero sourit. Bible du Tireur. Quel beau titre pour un livre !

L’homme fouilla sous le comptoir et en ramena un volume dont la tranche noircie témoignait d’une utilisation fréquente, et dont l’épaisseur n’avait rien à envier à celle des rares livres que le Pistolero avait vus dans sa vie. Le vendeur le maniait pourtant comme s’il n’avait pas plus de valeur qu’une poignée de cailloux.

Il l’ouvrit sur le comptoir et le retourna face à Roland.

— Regardez. Mais si c’est un vieux modèle, vous tirez dans le noir. (Il parut surpris, puis sourit.) Excusez le jeu de mots.

Roland ne l’écoutait plus. Il était penché sur le livre, examinant des images qui avaient l’air presque aussi réelles que les objets représentés, d’extraordinaires images que la Mortcyclopédie lui disait être des Fauteurs Graffies.

Il tournait les pages avec lenteur. Non… non… non…

… Et avait pratiquement perdu tout espoir de trouver ce qu’il cherchait quand il tomba dessus. Une telle excitation brillait dans ses yeux quand il les leva sur le vendeur que celui-ci en fut vaguement effrayé.

— Là ! dit Roland. Celle-là ! Là !

La photo sur laquelle son doigt semblait tétanisé était celle d’une munition de 45 pour pistolet Winchester. Bien que cette cartouche ne fût pas l’exacte réplique des siennes pour n’avoir été ni façonnée ni chargée à la main, il n’avait nul besoin d’en consulter les cotes (lesquelles n’auraient d’ailleurs pas eu grand sens à ses yeux) pour constater qu’elle s’ajusterait sans problème dans les alvéoles de ses barillets et réagirait de même à la retombée du percuteur.

— Bon, parfait, vous avez trouvé votre bonheur, à ce que je vois, dit le vendeur, mais il n’y a pas de quoi jurer dans vos jeans, l’ami. Ma foi, ce ne sont que des balles.

— Vous les avez en magasin ?

— Évidemment. Il vous en faut combien de boîtes ?

— Il y a combien de cartouches dans une boîte ?

— Cinquante.

Le regard que le vendeur posait sur le Pistolero se teinta d’un net soupçon. Si ce type avait l’intention d’acheter des balles, il devait être au courant qu’il allait avoir à montrer un permis de port d’arme avec photo d’identité. Pas de munitions pour arme de poing sans présentation d’une pièce officielle en bonne et due forme, telle était la loi dans ce quartier de Manhattan. Or, s’il avait cette autorisation, comment pouvait-il être à ce point ignorant sur le conditionnement classique des cartouches ?

— Cinquante !

Et voilà que le mec le regardait, la bouche pendante. Sûr, il avait affaire à un timbré.

Il se décala légèrement sur la gauche, se rapprochant de la caisse enregistreuse… se rapprochant aussi, sans qu’il fallût vraiment y voir une coïncidence, du Magnum 357 chargé qui reposait en permanence dans son râtelier sous le comptoir.

— Cinquante ! répéta le Pistolero.

Il s’était attendu à cinq, à dix, aurait peut-être été jusqu’à douze, mais tant… tant que ça…

Qu’est-ce que tu as sur toi comme argent ? s’enquit-il auprès de la Mortcyclopédie qui dit n’en rien savoir… enfin, pas avec précision, estimant toutefois que son portefeuille ne contenait pas moins de soixante tickets.

— Et combien coûte une boîte ?

L’autre allait lui annoncer un chiffre supérieur à soixante, supposa Roland, mais peut-être arriverait-il à le convaincre de lui vendre des cartouches au détail, ou encore…

— Dix-sept dollars cinquante, répondit le vendeur. Mais auparavant, monsieur…

Jack Mort était comptable, et il n’y eut cette fois aucun délai d’attente : conversion et réponse franchirent ensemble la ligne d’arrivée.

— Trois, fit le Pistolero. Trois boîtes.

Cent cinquante cartouches ! Dieu du ciel ! Quelle corne d’abondance insensée que ce monde !

Le vendeur n’avait pas l’air de vouloir bouger.

— Vous n’en avez pas autant ?

Roland n’était pas vraiment surpris : ç’avait été un beau rêve.

— Oh si, j’ai tout ce qu’il faut en Winchester 45. (Le vendeur fit un deuxième pas sur la gauche, un deuxième pas qui le rapprocha encore un peu de la caisse et du Magnum. Si ce type était un dingue — hypothèse qu’il s’attendait à voir confirmée d’une seconde à l’autre —, il allait bientôt s’agir d’un dingue avec un gros trou quelque part au milieu du corps.) Sûr que j’en ai, des balles de .45. Mais ce que j’aimerais savoir, monsieur, c’est si vous, vous avez votre carte.

— Quelle carte ?

— Un permis de port d’arme avec votre photo dessus. Je n’ai le droit de vous vendre des munitions pour arme de poing que sur présentation de cette pièce. Maintenant, si vous n’en avez pas, il vous reste la solution de monter acheter vos cartouches à Westchester.

Le Pistolero posa sur le vendeur un regard vide. Il n’avait rien compris. Sa Mortcyclopédie avait bien une vague idée de ce à quoi l’homme faisait allusion, mais trop vague justement pour qu’on pût s’y fier. Mort n’avait jamais eu d’arme. Il s’était toujours débrouillé pour faire son sale boulot autrement.

Le vendeur fit un nouveau pas sur la gauche sans détacher les yeux de son client. Il est armé, se dit Roland. Il s’attend à ce que je fasse une connerie… ou il veut que j’en fasse une. Histoire d’avoir un prétexte pour me tuer.

Improviser.

Il repensa aux pistoleros un peu plus bas sur la rue dans leur voiture blanc et bleu. Des gardiens de la paix, des hommes chargés de faire obstacle aux modifications du monde. Mais le bref regard qu’il leur avait jeté au passage ne lui avait pas révélé des êtres moins mous, moins dénués de vigilance que tout autre en ce monde de lotophages, rien que deux types en uniforme avachis dans leur véhicule à siroter du café. Il pouvait les avoir jugés trop vite, espérait toutefois pour eux ne s’être pas trompé.

— Ah oui, bien sûr, fit Roland, et il imprima un sourire d’excuse sur les traits de Jack Mort. Désolé. Je crois n’avoir pas mesuré combien le monde a changé depuis la dernière fois où j’ai eu un pistolet à moi.

— Il n’y a pas de mal, lui fut-il répondu, mais le vendeur ne se détendit qu’un peu.

Peut-être ce type était-il normal, après tout ; mais peut-être ne faisait-il que donner le change.

— Est-ce que je pourrais voir ce kit de nettoyage ? demanda le Pistolero, la main tendue vers une étagère derrière l’homme.

— Bien sûr.

L’autre se retourna pour prendre le coffret, et le Pistolero fit sauter le petit bissac de la poche intérieure de Jack Mort. Le fit avec la même dextérité qu’il dégainait. Le vendeur ne lui tourna pas le dos plus de trois secondes, et quand il lui refit face, le portefeuille était par terre.

— Une merveille, disait maintenant le vendeur, ayant opté pour la normalité du type. (Ouais, il savait la touche qu’on peut avoir quand on passe pour un connard total aux yeux des autres. Ça lui était arrivé assez souvent lors de son passage par les Marines.) Et pas besoin d’un foutu permis pour acheter ce genre d’article. C’est-y pas beau la liberté !

— Sûr, approuva gravement le Pistolero qui prétendit s’absorber dans l’examen du kit de nettoyage même s’il n’avait pas eu plus d’un coup d’œil à lui accorder pour s’apercevoir que c’était de la camelote dans un emballage tape-à-l’œil, mais camelote itou.

Ce faisant, il repoussa du pied le portefeuille de Mort jusque sous le comptoir.

Au bout d’un moment, il mit un terme à sa curiosité feinte sur un médiocre numéro de regret :

— Je crains d’avoir à m’abstenir.

— Comme vous voudrez, fit le vendeur, perdant brusquement tout intérêt pour ce type qui n’était ni fou ni même acheteur potentiel, et avec qui, par conséquent, toute relation n’avait plus de raison d’être. Autre chose ? articulèrent ses lèvres alors que ses yeux disaient au costard bleu de débarrasser le plancher.

— Non, ce sera tout. Merci.

Le Pistolero sortit sans un regard en arrière. Le portefeuille de Mort était à l’abri des regards sous le comptoir. Roland venait lui aussi d’installer un pot de miel.

7

Leur café terminé, les agents Cari Delevan et George O’Mearah s’apprêtaient à transporter ailleurs leurs pénates quand l’homme au complet bleu sortit de chez Clements — que les deux flics pensaient être une poire à poudre (argot de police pour désigner une armurerie ayant pignon sur rue mais comptant parmi ses clients des truands indépendants dotés de papiers en règle et ne dédaignant pas non plus, éventuellement pour de grosses commandes, de traiter avec la Mafia) — et marcha droit sur leur voiture.

Arrivé à sa hauteur, il se pencha du côté passager et son regard se posa sur O’Mearah, lequel s’attendit à une voix haut perchée, peut-être avec ce zézaiement qu’il avait imité tout à l’heure pour sa vanne des menottes mauves… bref, à une voix de pédé. Au commerce des armes, Clements ajoutait avec profit celui des menottes. Elles étaient en vente libre à Manhattan, et leurs acheteurs n’avaient généralement rien des émules de Houdini (ce qui déplaisait souverainement aux flics, mais depuis quand l’avis des flics changeait-il quoi que ce soit ?). Les acheteurs, donc, étaient des homosexuels avec de vagues tendances sadomasos. L’homme, toutefois, ne semblait pas en être : il s’exprimait d’une voix posée, sans intonation particulière, polie mais comme morte.

— Le tenancier de ce magasin m’a pris mon portefeuille.

— Qui ?

O’Mearah s’était redressé d’un bond. Voilà un an et six mois qu’ils essayaient de pincer Justin Clements. Si la chose était possible, elle leur donnerait peut-être une chance de troquer leur uniforme bleu contre une plaque d’inspecteur. Encore une fois, la désillusion n’allait sans doute pas manquer à l’appel — c’était trop beau pour être vrai — mais quand même…

— Le négociant. Le… (pause infime)… vendeur.

O’Mearah et Cari Delevan échangèrent un regard.

— Des cheveux noirs ? demanda Delevan. Plutôt rondouillard ?

De nouveau la plus brève des pauses.

— Oui. Et des yeux marron. Une petite cicatrice sous l’un d’eux.

Il y avait quelque chose de bizarre chez ce type… Sur le moment, O’Mearah n’arriva pas à mettre le doigt dessus, mais ça devait lui apparaître beaucoup plus tard, à une époque où il n’aurait plus grand-chose d’autre à quoi penser. Et certainement plus l’occasion d’accrocher au revers de son veston la plaque dorée des inspecteurs. Que Delevan et lui fussent restés dans la police avait déjà tenu du miracle.

Mais, des années après, il y avait eu cette brève épiphanie mise à profit pour emmener ses deux gosses au musée de la Science à Boston. Ils y avaient vu une machine — un ordinateur — qui jouait au morpion, et vous baisait à tous les coups pour peu que vous n’ayez pas fait d’entrée votre croix dans la case du milieu. Il lui fallait toutefois, et systématiquement, marquer une pause pour consulter ses banques de données, faire l’inventaire des mouvements possibles. Il en était resté fasciné comme ses gosses mais sans pouvoir se défendre d’un certain malaise… puis Costard Bleu lui était revenu en mémoire. Il s’en était souvenu parce que Costard Bleu avait eu la même putain d’attitude. Lui parler avait été comme de parler à un robot.

Delevan n’avait jamais ressenti pareille impression mais, neuf ans plus tard, alors qu’un soir il avait emmené son propre fils au cinéma (le gamin avait dix-huit ans et entrait à l’université), Delevan devait brusquement se lever après une demi-heure de film et beugler : « C’est lui ! Lui ! Le type dans son putain de costard bleu ! Le type qui ressortait de chez Cle… »

Quelqu’un allait lui gueuler : « Assis, là devant ! », mais n’eut pas à se donner cette peine ; il n’en serait pas même au « là » que Delevan, avec ses trente-cinq kilos de trop et toutes les cigarettes qu’il s’était fumées, serait déjà tombé raide mort, terrassé par une crise cardiaque. Entre l’homme en bleu qui les avait abordés ce jour-là dans leur voiture pour leur parler de son portefeuille et la vedette du film, pas de ressemblance, mais le même débit mort des mots, la même grâce implacable des mouvements.

Ce film, bien sûr, avait pour titre Terminator.

8

Les deux flics échangèrent un regard. Costard Bleu ne parlait pas de Clements mais d’un gibier presque aussi bon : Johnny Holden, dit Gras Double, beau-frère de Clements. Cela dit, une couillonnade monstre comme chouraver le portefeuille d’un pékin serait…

… serait tout à fait dans la ligne de c’pauv’type, acheva O’Mearah, et il lui fallut porter la main à sa bouche pour dissimuler un sourire momentanément irrépressible.

— Vaudrait peut-être mieux nous expliquer exactement ce qui s’est passé, fit Delevan. Commencer par nous dire votre nom, par exemple.

Encore une fois, la réponse de l’homme fit un drôle d’effet à O’Mearah. Dans cette ville où on avait parfois l’impression que les trois quarts des gens prenaient « Va te faire foutre », pour un synonyme de « Bonne journée », il s’était attendu à ce que le type lâche un truc du genre : « Hé, les mecs, je vous rappelle que cette ordure a fauché mon portefeuille. Vous comptez faire quelque chose pour que je le récupère, ou allons-nous continuer à jouer au Jeu des Vingt Questions ? »

Mais il y avait le costume de bonne coupe et les ongles soigneusement manucurés, bref, la touche d’un type probablement rompu au merdier bureaucratique. En fait, George O’Mearah ne s’y attarda guère. La perspective de coincer Gras Double et de s’en servir pour faire tomber Arnold et Justin Clements le faisait saliver. Le temps d’une vertigineuse incursion dans un avenir glorieux, il se vit même utiliser Holden pour atteindre par-delà les Clements quelque très gros bonnet… Balazar, par exemple, ou cet autre Rital à défaut, Ginelli. Ouais, pas mal, pas mal du tout.

— Je m’appelle Jack Mort, dit l’homme.

Delevan avait sorti de sa poche un bloc passablement enclin à s’ouvrir en éventail.

— Adresse ?

Légère pause. Une machine, pensa de nouveau O’Mearah à la frontière de sa conscience. Un temps de silence suivi d’un clic presque audible.

— 409, Park Avenue South.

Delevan coucha l’adresse sur le papier.

— Numéro de Sécurité sociale ?

Nouvelle pause, puis Mort énonça les chiffres.

— Comprenez que ces éléments d’identité sont indispensables. Si ce type vous a effectivement pris votre portefeuille, ça sera chouette que je puisse détailler un peu son contenu avant de le récupérer. Vous comprenez ?

— Oui. (Une note d’impatience venait de percer dans la voix de Costard Bleu, rassurant O’Mearah de quelque manière.) Simplement que ça ne se prolonge pas outre mesure. Le temps passe et…

— On ne sait jamais. Oui, je pige.

— C’est ça, on ne sait jamais, approuva l’homme au trois-pièces bleu.

— Vous avez une photo particulière dans votre portefeuille ?

Pause, puis :

— Oui, de ma mère devant l’Empire State Building. Il y a écrit au dos : « Une journée fantastique, une vue merveilleuse. Ta maman qui t’aime. »

Delevan coucha la dernière tartine d’un stylo rageur puis claqua son bloc aussi violemment que le permettait le coussinet des feuillets épaissis.

— Bon. Je crois que ça ira. La dernière chose qu’on vous demandera, tout à l’heure, si on récupère votre bien, c’est un exemplaire de votre signature pour comparer avec celles de vos permis de conduire, cartes de crédit et le saint-frusquin. OK ?

Roland acquiesça, néanmoins conscient que s’il avait toute latitude pour puiser dans le réservoir des souvenirs et connaissances de Jack Mort, il n’avait pas la moindre chance d’en reproduire la signature sans la participation active d’un Mort pour l’heure évanoui.

— Dites-nous ce qui s’est passé.

— Je suis entré acheter des balles pour mon frère. Il a un revolver, un Winchester 45. Cet homme m’a demandé si j’avais un permis de port d’arme. Je lui ai dit que oui, et il a voulu le voir.

Pause.

— J’ai sorti mon portefeuille pour lui montrer ce qu’il demandait, mais quand je l’ai ouvert, il a dû voir qu’il y avait là une quantité appréciable de… (pause infime)… billets de vingt. Il faut vous dire que je suis expert-comptable et que j’ai un client, un nommé Dorfman, qui vient de gagner son procès contre le fisc et d’obtenir la restitution d’un… (pause)… trop-perçu. Ça n’allait pas très loin, huit cents dollars, mais ce type, Dorfman, est…

(pause)… le plus gros nœud qu’on ait jamais eu sur les bras. (Pause.) Excusez l’image.

O’Mearah se repassa dans la tête la dernière phrase de l’homme et comprit soudain. Le plus gros nœud qu’on ait jamais eu sur les bras. Pas mal. Il éclata de rire. Tout ce qui allait déclencher la comparaison a posteriori avec un robot ou un ordinateur jouant au morpion lui sortit de la tête. Ce type était simplement hors de lui et tentait de cacher sa colère sous un humour froid.

— Quoi qu’il en soit, Dorfman voulait du liquide. Il s’est montré sur ce point on ne peut plus insistant.

— Vous avez donc eu l’impression que Gras Double guignait la galette de votre client ? résuma Delevan alors que lui et O’Mearah descendaient de voiture.

— C’est le nom que vous donnez au type qui tient cette boutique ?

— Nous lui en donnons d’autres encore moins flatteurs, à l’occasion, précisa Delevan. Et que s’est-il passé quand vous lui avez montré votre port d’arme, M. Mort ?

— Il a demandé à le voir de plus près, alors je lui ai tendu le portefeuille. Il l’a pris mais pas pour regarder la photo : pour le laisser tomber par terre. Je lui ai demandé pourquoi il faisait ça et il m’a répondu que c’était une question stupide. Je lui ai dit de me rendre immédiatement mon portefeuille. J’étais fou de rage.

— Je veux bien le croire.

Mais un coup d’œil sur les traits marmoréens de Costard Bleu fit douter Delevan que celui-ci pût jamais perdre son sang-froid.

— Il n’a fait qu’en rigoler. J’allais contourner le comptoir pour lui faire sa fête quand il a sorti son arme.

Ils avaient pris la direction du magasin, mais se retrouvèrent soudain immobiles. C’était plutôt le brusque regain d’intérêt qu’une quelconque inquiétude.

— Son arme ? répéta O’Mearah, voulant être sûr d’avoir bien entendu.

— Oui. Elle était sous le comptoir, près de la caisse enregistreuse, poursuivit l’homme en bleu. (Roland se rappelait comment il avait failli laisser tomber son projet initial pour simplement devancer le geste du vendeur et s’emparer du revolver. Il expliquait maintenant aux deux pistoleros pourquoi il n’en avait rien fait. Il voulait se servir d’eux, pas les envoyer au casse-pipe). Dans un crampon de débardeur, je crois.

— Un quoi ? fit O’Mearah.

Cette fois, la pause fut plus longue. Le front de l’homme se barra d’un pli.

— J’ignore le terme exact, mais c’est quelque chose dans quoi on met son arme. Personne ne peut vous la prendre par surprise à moins de savoir comment libérer le ressort…

— Un étrier à mécanisme ! s’écria Delevan.

Nouvel échange oculaire entre les deux coéquipiers. Aucun n’était très chaud pour être le premier à dire au plaignant que, d’ores et déjà, Gras Double avait probablement vidé le portefeuille de son argent, traîné ses miches jusqu’à la porte de derrière et balancé la pièce à conviction par-dessus le mur de la ruelle dans la cour d’un voisin… mais une arme à feu dans un étrier à mécanisme, voilà qui changeait tout. Si une inculpation pour vol restait envisageable, une autre pour dissimulation d’arme dissuasive se présentait soudain comme acquise. Rien de bien génial, peut-être, mais qui leur calait un pied dans l’entrebâillement de la porte.

— Ensuite ? demanda O’Mearah.

— Ensuite, il m’a dit que je n’avais jamais eu de portefeuille. Il a prétendu… (pause)… que j’étais tombé sur un pot de piquet — sur un pickpocket, je veux dire — en venant chez lui, et que j’avais intérêt à m’en souvenir si je voulais rester en bonne santé. Je me suis alors rappelé avoir vu une voiture de police garée un peu plus bas dans la rue et je me suis dit que vous étiez peut-être toujours là. Je suis donc sorti.

— Bon, dit Delevan. Moi et mon coéquipier, on va y aller d’abord. Vous nous laissez une minute — une bonne minute — pour le cas où il y aurait des problèmes. Puis vous vous pointez, mais vous restez sur le pas de la porte, compris ?

— Ouais.

— Parfait. Allons cueillir cette ordure.

Les deux flics entrèrent. Roland n’attendit pas plus de trente secondes pour les y suivre.

9

Gras Double faisait plus que protester, il braillait comme un putois.

— Ce mec est complètement givré ! Il est rentré ici, il ne savait même pas ce qu’il voulait, puis il l’a trouvé dans la Bible du Tireur, et là, c’était le nombre de cartouches dans une boîte qu’il ne connaissait pas, ni le prix, et ce qu’il raconte sur son port d’arme que j’aurais voulu examiner de plus près, c’est le pire tissu de conneries que j’aie jamais entendu parce qu’il n’en avait pas, de permis. Il a… (Holden s’arrêta net.) Tenez, le v’là ! Il a du culot, c’fumier ! Attention, mec… j’l’ai repérée, ta gueule. La prochaine fois que j’ia croise, tu vas l’regretter ! Garanti, tu vas sacrément l’regretter !

— Vous niez toujours avoir le portefeuille de cet homme ? demanda O’Mearah.

— Sûr que je le nie ! Vous savez très bien que je ne l’ai pas !

— Verriez-vous un inconvénient à ce qu’on jette un coup d’œil derrière cette vitrine ? contre-attaqua Delevan. Juste pour ne pas rester sur un doute.

— Bordel de bon Dieu de merde de Pute Vierge ! Elle est en verre, cette vitrine ! Vous y voyez des masses de portefeuilles à travers ?

— Pas là… mais là, peut-être… fit Delevan dans un pur feulement alors qu’il s’approchait de la caisse enregistreuse.

À cet endroit, une bande d’acier chromé courait du haut en bas des étagères sur une largeur d’environ cinquante centimètres. Delevan se retourna vers l’homme au costard bleu qui hocha la tête.

— Vous allez me faire le plaisir de sortir d’ici, les gars, et sur-le-champ, dit Gras Double dont le visage avait perdu ses couleurs. Si vous revenez avec un mandat de perquisition, on en reparlera. Mais, pour l’instant, je vous ai assez vus. On est encore dans un pays libre, que je sa… Eh là, qu’est-ce que vous foutez, vous ? Écartez-vous de là ! (O’Mearah s’était penché par-dessus le comptoir.) Vous n’avez pas le droit ! hurla-t-il. Z’êtes dans l’illégalité la plus totale. La Constitution… Mon avocat… Retournez tout de suite à côté de votre copain ou…

— Je voulais seulement avoir une chance de jeter un coup d’œil sur votre marchandise, le coupa tranquillement O’Mearah, vu que la vitrine est franchement dégueulasse. C’est pour ça que je me suis penché par-dessus. Pas vrai, Cari ?

— Vrai de vrai, collègue, approuva solennellement Delevan.

— Et regarde ce que j’ai trouvé.

Roland perçut un clic et, soudain, le pistolero en uniforme bleu eut au poing un revolver d’une grosseur exceptionnelle.

Gras Double, finalement convaincu d’être le seul dans cette pièce à pouvoir donner des faits une version qui s’écartât du conte de fées débité quelques minutes auparavant par le flic qui, par-dessus le marché, venait de mettre la main sur son Magnum, sombra dans une humeur morose.

— J’ai un permis, dit-il.

— De port d’arme ? demanda Delevan.

— Ouais.

— De port dissimulé ?

— Ouais.

— Enregistré, ce revolver ? demanda O’Mearah, prenant le relais. Oui ou non ?

— Euh… j’ai peut-être oublié.

— Peut-être qu’il a été volé et que ça aussi tu l’as oublié.

— Faites chier ! J’appelle tout de suite mon avocat.

Gras Double se tourna vers le téléphone. Delevan le retint.

— Et puis il y a aussi la question de savoir si tu as ou non un papier qui t’autorise à dissimuler une arme de ce calibre dans un étrier à mécanisme. (Toujours ce même feulement doux.) Question intéressante, d’ailleurs, car, à ma connaissance, la Ville de New York ne délivre pas de permis de ce type.

Les deux flics avaient les yeux sur Holden, et Holden leur rendait un regard noir. Partant, nul ne vit Roland retourner la pancarte suspendue derrière la porte vitrée. Au lieu d’annoncer OUVERT, elle annonça FERMÉ.

— On y verrait peut-être plus clair si on retrouvait d’abord le portefeuille de monsieur, dit O’Mearah. (Satan même n’aurait pas menti avec une telle conviction.) Après tout, peut-être qu’il l’a seulement égaré.

— Je vous l’ai déjà dit ! Je ne l’ai même jamais vu, son portefeuille ! Ce type est complètement jeté !

Roland se pencha.

— Il est là-dessous. Je le vois. Il a son pied dessus.

Mensonge, mais Delevan, qui avait toujours la main sur l’épaule de Gras Double, le tira brusquement en arrière, rendant désormais impossible de dire si Holden avait eu ou non le pied sur quelque chose.

C’était maintenant ou jamais. Roland se glissa sans bruit derrière les deux pistoleros accroupis pour regarder sous le comptoir. Comme ils étaient côte à côte, leurs têtes se touchaient presque. O’Mearah avait toujours à la main l’arme du vendeur.

— Bon Dieu, il est là ! s’écria Delevan. Je le vois !

Roland décocha un bref regard à celui qu’ils avaient appelé Gras Double, s’assurant que le type ne mijotait pas quelque chose. Mais Holden était adossé à la cloison, pesant dessus comme s’il cherchait à s’y fondre, les mains le long du corps, les yeux en boules de loto. Il avait l’air du mec qui se demande pourquoi son horoscope ne l’a pas prévenu des tuiles qui allaient s’abattre aujourd’hui sur lui.

De ce côté, pas de problème.

— Ouais ! fit joyeusement O’Mearah. Ça y est, moi aussi, j’le v…

Roland venait de faire son dernier pas. Il avait plaqué une main sur la joue droite de Delevan, l’autre sur la joue gauche d’O’Mearah et, tout d’un coup, cette journée dont Gras Double aurait juré qu’elle avait atteint le fond de l’horreur s’était révélée garder le meilleur pour la fin. Le cinglé en costard bleu avait réuni les deux têtes avec une telle violence qu’elles avaient rendu un son de roches enveloppées dans du feutre.

Les flics s’effondrèrent en tas et l’homme aux lunettes cerclées d’or se redressa. Il pointait le Magnum 357 sur Gras Double. Le méchant trou noir de l’arme était assez gros pour qu’on pût s’attendre à en voir sortir une fusée lunaire.

— On ne va pas se créer d’autres problèmes, n’est-ce pas ? demanda l’homme de sa voix sans timbre.

— Non, m’sieur, fit aussitôt Gras Double. Pas l’ombre.

— Tu ne bouges pas. Si tes fesses se décollent de ce mur, c’est de la vie telle que tu l’as toujours connue que tu vas décoller. Compris ?

— Oui, m’sieur. Compris.

— Bien.

Roland sépara les deux flics. Ils étaient toujours vivants. Bonne chose. Si lents, si peu vigilants fussent-ils, il ne s’agissait pas moins de pistoleros, d’hommes qui s’étaient efforcés d’aider un étranger qui avait des ennuis. Rien n’exigeait qu’il tuât ses pairs.

Mais ne l’avait-il pas fait précédemment ? Si. L’un de ses frères jurés, Alain, n’était-il pas mort sous ses balles et sous celles de Cuthbert ?

Sans que Roland relâchât sa surveillance sur le vendeur, la pointe du mocassin Gucci de Jack Mort explora le dessous du comptoir et finit par rencontrer le portefeuille. Un coup sec de cette même pointe l’expédia, tourbillonnant, à quelques pas de Gras Double qui sursauta et poussa un cri comme une idiote voyant déboucher une souris de sous un placard. Momentanément, ses fesses perdirent contact avec la cloison mais le Pistolero s’abstint de tenir sa promesse. Loin de lui toute intention de coller une balle dans le corps de cet homme. S’il devait se servir de ce revolver pour prévenir quelque absurde tentative, ce serait comme d’une arme de jet, la taille et le poids de cette masse de métal promettant d’assommer sa cible avec la même efficacité qu’une seule détonation ameutant tout le voisinage.

— Ramasse, dit le Pistolero. Sans geste brusque.

Gras Double se pencha et, alors que sa main se refermait sur le portefeuille, il péta et poussa un autre petit cri. Vaguement amusé, Roland comprit que le type avait confondu l’explosion de ses entrailles avec celle d’un coup de feu et cru sa dernière heure arrivée.

Holden se redressa. Il était tout rouge… avait le devant du pantalon tout trempé.

— Bon, pose cette bourse — je veux dire : ce portefeuille — sur le comptoir.

Gras Double s’exécuta.

— Maintenant, occupons-nous de ces cartouches. Des Winchester 45. Et, pas un instant, je ne veux perdre de vue tes mains.

— Il va falloir que j’en mette une dans ma poche. Pour prendre les clés.

Roland l’y autorisa d’un signe.

Alors que le vendeur déverrouillait puis faisait glisser le panneau fermant le casier où étaient empilées les boîtes de munitions, Roland réfléchit.

— Tu m’en sors quatre boîtes, finit-il par dire, incapable de s’imaginer ayant besoin d’autant de cartouches mais ne pouvant résister à la tentation de les avoir.

Holden posa les boîtes sur le comptoir. Le Pistolero en ouvrit une, n’y croyant toujours pas, s’attendant à trouver n’importe quoi sauf des balles. Mais c’en était, lisses, brillantes, sans traces de percussion, sans rayures, des douilles qui n’avaient jamais servi, n’avaient jamais été rechargées. Il en prit une, la tint un instant dans la lumière, puis la remit en place.

— Maintenant, tu me donnes une paire de ces fers.

— Des fers… ?

Roland consulta la Mortcyclopédie.

— Des menottes.

— Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez au juste, mais la caisse…

— Fais ce que je te dis.

Seigneur, ça n’aura donc jamais de fin, gémit en pensée Gras Double. Il ouvrit une autre section du comptoir et en sortit une paire de menottes.

— La clé ? fit Roland.

L’indispensable accessoire rejoignit sur le comptoir les bracelets d’acier, rendant un son cristallin en se posant sur le verre. L’un des flics sans connaissance émit un court ronflement et Johnny glapit en contrepoint.

— Tourne-toi, lui ordonna le Pistolero.

— Vous n’allez pas me tirer dessus, hein ? Dites-moi que vous n’allez pas faire ça !

— Non, dit Roland. Du moment que tu te retournes. Sinon, je le fais.

Gras Double obéit et commença de pleurnicher. Bien sûr, le type venait de dire qu’il n’allait pas tirer mais l’odeur de mort s’était faite ici trop forte pour qu’il pût continuer de l’attribuer à son imagination. Ses sanglots cédèrent le pas à des gémissements étranglés.

— Je vous en supplie, monsieur, épargnez-moi. Faites-le pour l’amour de ma mère. Elle est vieille. Elle est aveugle. Et elle est…

— … affligée d’un foie jaune en guise de fils, acheva Roland, glacial. Rapproche tes poignets.

Piaillant, le tissu mouillé du pantalon se prenant dans son entrejambe, Johnny s’exécuta. En un rien de temps les menottes furent en place. Comment s’y était pris le type pour faire aussi vite le tour du comptoir et les lui passer ? Mystère. Il n’avait à vrai dire aucune envie de le savoir.

— Tu restes là et tu regardes le mur jusqu’à ce que je t’autorise à te retourner. Si tu le fais avant, tu es un homme mort.

Une lueur d’espoir naquit dans l’esprit du malheureux vendeur. Le type n’avait peut-être pas l’intention de le tuer après tout. Peut-être n’était-il pas fou, simplement dérangé.

— J’me r’tournerai pas. Promis juré ! Par le bon Dieu. Par tous Ses saints. Par tous Ses anges. Par tous Ses arch…

— Et moi, par ce que tu veux, je te jure que si tu ne la fermes pas, je te colle un pruneau dans la nuque.

Johnny préféra la fermer. Il eut l’impression de rester planté devant ce mur pendant une éternité. Il ne s’écoula en réalité qu’une vingtaine de secondes.

Roland s’agenouilla, posa l’arme du vendeur à terre, releva un instant les yeux pour s’assurer que celui-ci était sage, puis se déplaça jusqu’aux deux pistoleros qu’il retourna sur le dos. L’un comme l’autre étaient hors de combat, mais sans que leur état, jugea-t-il, pût inspirer quelque inquiétude. La respiration était régulière. Celui qui s’appelait Delevan avait un peu de sang qui lui coulait de l’oreille mais rien de plus.

Roland jeta encore un coup d’œil sur l’homme collé au mur puis, après avoir ôté la veste de Jack Mort, il débarrassa les deux pistoleros de leurs ceinturons pour s’en revêtir. Si ridicules fussent-elles, c’étaient des armes, et en sentir de nouveau le poids sur ses hanches était bon. Sacrément bon. Meilleur qu’il ne l’aurait cru.

Deux revolvers, donc. Un pour Eddie et un pour la Dame… quand il serait possible — en admettant que ce vînt à l’être — de lui confier une arme.

Il renfila la veste de Mort et en lesta chaque poche avec deux boîtes de munitions, opération qui transforma cette pièce de costume, antérieurement impeccable, en sac informe. Ensuite, il ramassa le Magnum du vendeur, en extirpa les cartouches qu’il rangea dans sa poche de pantalon avant de balancer l’arme à l’autre bout du magasin. Quand elle atterrit sur le sol, Gras Double sursauta, glapit une fois de plus et gratifia son pantalon d’une petite giclée supplémentaire de liquide à 37 °C.

Puis Roland se releva et dit à Holden qu’il pouvait se retourner.

10

Quand, sans risquer sa vie, Gras Double put de nouveau poser les yeux sur le type au costard bleu et aux lunettes cerclées d’or, il en resta bouche bée, un moment convaincu que, pendant qu’il avait le dos tourné, l’homme s’était transformé en spectre. Il le voyait flou et avait l’impression de distinguer au travers une silhouette nettement plus réelle, celle d’une de ces légendaires figures du Far West dont cinéma et télé avaient nourri son enfance : Wyatt Earp, Doc Holliday, Butch Cassidy… enfin, l’un de ceux-là.

Puis l’illusion d’optique cessa et il comprit : le timbré avait pris les ceinturons des flics pour se les entrecroiser bas sur les hanches. Avec le costume trois pièces et la cravate, l’effet aurait pu être grotesque ; pour quelque obscur motif, il ne l’était pas.

— La clé des fers est sur le comptoir. Les patrouilleurs finiront bien par se réveiller et ils te libéreront. (Il prit le portefeuille, l’ouvrit et, contre toute attente, en sortit quatre billets de vingt qu’il déposa sur la surface vitrée. Puis il le rempocha.) Pour les munitions, expliqua-t-il. Au fait, j’ai vidé ton revolver de ses balles et, une fois dehors, je vais les jeter. Je pense qu’en l’absence de portefeuille et avec une arme non chargée ils auront quelques difficultés à t’inculper de quoi que ce soit.

Gras Double déglutit. Et, ce qui ne lui était pas arrivé plus de deux ou trois fois dans toute son existence, il se retrouvait sans voix.

— Maintenant, tu vas me dire où est la… (pause)… pharmacie la plus proche.

Et Johnny Holden comprit tout — ou, du moins, crut tout comprendre. Il avait affaire à un drogué, bien sûr. Pas étonnant qu’il eût l’air si bizarre. Le mec était probablement défoncé jusqu’aux yeux.

— Tournez le coin de la rue et vous en trouverez une cinquante mètres plus bas sur la 49e.

— Si je constate que tu as menti, je reviens et je te loge une balle dans le crâne.

— C’est la vérité ! glapit Gras Double. Je le jure par Dieu le Père. Je le jure par tous les saints. Je le jure sur la tête de ma mère…

Mais la porte se refermait déjà. Johnny la fixa dans un total silence, incapable de croire que le timbré était parti. Puis, aussi vite qu’il le put, il se précipita sur le battant, se plaça de dos, chercha le loquet de la serrure, le trouva, l’enclencha. Mais il ne s’estima satisfait qu’après avoir également réussi à fermer le verrou.

Alors, et seulement alors, il se laissa glisser jusqu’au sol et, assis là, hoquetant et gémissant, prit Dieu à témoin, et tous Ses saints et tous Ses anges, de ce qu’il jurait d’aller à Saint-Antoine dans l’après-midi même, sitôt qu’un de ces deux poulets se serait réveillé pour lui ôter les menottes. Oui, qu’il irait à Saint-Antoine et qu’il s’y confesserait, qu’il y dirait le nombre voulu d’actes de contrition, puis qu’il y recevrait la communion.

Johnny Holden, dit Gras Double, voulait se mettre en règle avec Dieu.

C’était vraiment passé trop près cette fois.

11

Le soleil couchant se réduisit à une arche posée sur la Mer Occidentale puis à un simple trait de brillance qui agressait les yeux d’Eddie. À regarder trop longtemps une telle lumière, on risquait une brûlure permanente de la rétine. C’était un de ces nombreux détails fascinants qu’on vous apprenait à l’école et qui vous permettaient de décrocher un boulot gratifiant de barman à temps partiel ou de vous adonner à un passe-temps du plus haut intérêt (genre recherche à plein temps de la poudre — et du fric pour se la payer). Eddie ne détourna pas les yeux pour autant. Leur état ne semblait plus devoir compter très longtemps.

Il ne se donnait pas la peine de supplier la sorcière derrière lui. D’abord, ça n’aurait servi à rien. Ensuite, c’eût été dégradant. Il avait mené une existence dégradante et ne se découvrait nulle envie de tomber plus bas dans ce qui lui restait à vivre. Car la disparition de cette ligne aveuglante sur l’horizon n’était plus qu’une affaire de minutes ; alors les homarstruosités commenceraient à se hisser sur la grève.

Il avait cessé d’espérer le miracle qui ramènerait Odetta au dernier moment, comme il avait perdu tout espoir de lui faire comprendre qu’elle resterait à jamais échouée dans ce monde s’il mourait. Un quart d’heure auparavant, il la croyait encore en train de bluffer. Il savait maintenant qu’il n’en était rien.

Ça vaudra sans doute mieux que de s’étrangler toujours plus à chaque fois, se dit-il, mais sans vraiment le penser après avoir, soir après soir, assisté au retour des monstrueux crustacés. Il espérait pouvoir mourir sans hurler, était assez sûr d’en être incapable, mais comptait essayer.

— Vont a’iver, cul blanc ! lui cria Detta. Vont v’ni’te voi’d’une minute à l’aut’et tu vas êt’le meilleu’dîner qu’y z’aient eu d’puis longtemps !

Sûr, elle ne bluffait pas, et Odetta ne réapparaissait pas… et le Pistolero non plus. C’était ça le plus dur. Eddie avait eu le sentiment que lui et Roland étaient devenus… sinon frères, du moins associés au cours de leur remontée vers le nord de la grève, et il aurait attendu ne fût-ce qu’un petit effort de présence de sa part.

Mais Roland n’avait toujours pas l’air de s’annoncer.

Peut-être n’est-ce pas l’envie de venir qui lui manque, mais la possibilité. Peut-être qu’il est mort, tué par le vigile d’une pharmacie — merde, quelle rigolade : le dernier pistolero du monde abattu par un flic de location… ou encore écrasé par un taxi. Ouais, peut-être qu’il est mort et que la porte a disparu. Peut-être que c’est pour ça qu’elle ne bluffe pas. Parce qu’il n’y a plus de raison de bluffer.

— J’te dis, d’une minute à l’aut’qu’y vont a’iver ! hurla Detta, puis Eddie n’eut plus à se préoccuper d’avoir les yeux brûlés parce que les derniers feux du soleil couchant s’évanouirent et qu’il n’en subsista que les images dont sa rétine avait gardé le souvenir.

Il fixa les vagues et ce brillant souvenir à son tour s’estompa. Il attendit alors le rouleau qui déchargerait sur la grève le premier arrivage d’homarstruosités.

12

Eddie tenta de détourner la tête pour éviter la première créature, mais il fut trop lent. D’une pince presque négligente, l’homarstruosité lui détacha du visage un lambeau de chair, ouvrit son œil gauche et en fit gicler l’humeur, révélant ainsi dans le crépuscule l’éclat blanc de l’os, cependant qu’elle poursuivait son interrogatoire et que la Vraiment Méchante hurlait de rire…

Arrête, s’ordonna Roland. Penser ce genre de trucs est plus qu’inutile : c’est dangereux. Et ça n’a aucune raison d’être. Il doit rester du temps.

Il en restait, de fait. Alors que Roland dévalait la 43e Rue dans le corps de Jack Mort — les bras ballants au rythme de ses enjambées, les yeux rivés sur l’enseigne de la pharmacie, indifférent aux regards qu’il suscitait comme aux détours qu’on faisait pour l’éviter —, le soleil était toujours assez haut dans son monde d’origine. Un bon quart d’heure le séparait encore de l’instant où son arc inférieur allait toucher la frontière entre ciel et mer. Et, même s’il promettait d’horribles souffrances pour le jeune homme, cet instant restait avenir.

Non que le Pistolero fût certain de disposer d’un tel délai : il savait seulement qu’il était plus tard là-bas qu’ici, et bien qu’il pût en déduire que le soleil n’y était pas encore couché, le postulat que dans les deux mondes le temps s’écoulait à la même allure pouvait se révéler extrêmement dangereux… surtout pour Eddie qui connaîtrait alors, songeait Roland, cette mort d’une horreur inimaginable et que son esprit s’obstinait pourtant à imaginer.

Le besoin de se retourner, de voir ce qu’il en était, avait quelque chose de presque irrépressible. Pourtant, il n’osait pas. Il ne devait pas.

La voix de Cort s’interposa, sévère, barrant le flot de ses pensées : Contrôle ce que tu peux contrôler, asticot. Laisse le reste te tomber dessus comme ça lui chante, et si tu dois succomber, que ce soit avec tes revolvers crachant le feu.

Oui.

Mais c’était dur.

Très dur parfois.

S’il avait été un peu moins obnubilé par la nécessité d’en finir au plus vite avec ce qu’il avait à faire en ce monde, il aurait vu et compris pourquoi les gens rivaient sur lui des yeux ébahis puis bondissaient hors de son chemin. Mais ça n’aurait rien changé. Il marchait si vite vers les lettres bleues — qui, selon la Mortcyclopédie, signalaient un endroit où il pourrait trouver le Keflex dont son corps avait besoin — que les pans de la veste de Jack Mort lui flottaient dans le dos malgré le poids des munitions qui en lestaient les poches, révélant les ceintures d’armes bouclées sur ses hanches, ceintures qu’il ne portait pas à la manière nette et réglementaire des précédents propriétaires mais entrecroisées, chaque étui bas sur la cuisse.

Pour les badauds, les voyous et les putes arpentant la 49e, il offrait la même vision étrange que celle aperçue par Gras Double : celle d’un desperado.

Roland atteignit la pharmacie Katz et y entra.

13

Le Pistolero avait connu dans le temps bon nombre de magiciens, d’enchanteurs et d’alchimistes. Pour la plupart, d’astucieux charlatans ou de grossiers simulateurs dont les tours de passe-passe ne pouvaient attraper que les gens plus bêtes qu’eux (mais, le monde n’ayant jamais été à court d’imbéciles, la seconde catégorie prospérait autant que la première, sinon mieux) —, mais il avait aussi croisé une infime poignée d’hommes dignes de la noire réputation qui leur était faite, capables d’invoquer les morts et les démons, de tuer avec des mots, de guérir avec d’étranges breuvages. Dans l’un d’eux, le Pistolero avait pensé reconnaître un démon, créature qui se faisait passer pour humaine et disait s’appeler Flagg. Brève avait été leur rencontre, et elle s’était située sur la fin, alors que déjà le chaos puis l’ultime écroulement cernaient son pays. Sur les talons de Flagg, étaient survenus deux autres personnages, des jeunes gens respirant le désespoir mais n’en dégageant pas moins une aura sinistre, et qui se nommaient Dennis et Thomas. Ces trois-là n’avaient traversé qu’une part infime de ce qui, dans l’existence de Roland, devait rester comme un temps de trouble et de confusion, mais il n’oublierait jamais comment Flagg avait changé en chien hurlant un malheureux qui avait eu l’imprudence de l’irriter. Oui, cette image s’était gravée dans sa mémoire. Puis il y avait eu l’homme en noir.

Et il y avait eu Marten.

Marten qui avait séduit sa mère alors que son père était au loin, qui avait tenté d’être l’artisan de sa mort et n’avait réussi qu’à hâter son entrée dans l’âge adulte. Marten qu’il allait de nouveau croiser sur sa route avant d’atteindre la Tour… à moins qu’il ne dût l’y retrouver.

Autant dire que son expérience de la magie et des magiciens avait semé en lui l’attente de quelque chose d’assez différent de la pharmacie Katz telle qu’elle devait lui apparaître.

Il s’était imaginé un lieu de pénombre et de fumée douce-amère, trouées çà et là par la clarté des chandelles, tout plein de bocaux et de fioles aux contenus mystérieux — poudres, potions et philtres —, la plupart sous une épaisse couche de poussière, voire enveloppés dans des toiles d’araignées. Il s’était attendu à une silhouette encapuchonnée tapie au fond de cet antre, à un personnage dont il lui fallût éventuellement se méfier. Or les gens qu’il voyait évoluer derrière la transparence de ces murs de verre ne semblaient pas se comporter différemment que dans n’importe quel magasin, et il crut qu’il s’agissait d’une illusion.

En fait, ils étaient bien réels.

Pendant un moment donc, le Pistolero ne fit que se tenir dans l’embrasure de la porte, surpris d’abord, puis franchement ironique. Il était là dans un monde qui, presque à chaque pas, le frappait d’étonnement, dans un monde où les diligences empruntaient la voie des airs, où le papier ne semblait pas avoir plus de valeur que le sable. Et la toute dernière merveille qu’il découvrait était que dans ce monde les gens avaient tout simplement cessé d’être sensibles au merveilleux : au sein de tels miracles, il ne voyait que des visages mornes et des corps pesants.

Il y avait là des milliers de fioles contenant des potions et des philtres que la Mortcyclopédie considérait en général comme du pipeau. Ici, c’était une panacée censée restaurer votre crâne chauve dans sa pilosité d’origine mais qui le laissait désespérément lisse, là une crème qui, promettant de vous gommer ces vilaines taches sur les bras et sur les mains, mentait honteusement. Et puis là, des remèdes pour ce qui n’en requérait d’aucune sorte : bloquant ou relâchant vos intestins, vous donnant des dents blanches ou des cheveux noirs, ou encore meilleure haleine comme si le même résultat ne pouvait être obtenu en mâchant de l’écorce d’aulne. Nulle magie en ces lieux, rien que du trivial — bien qu’il s’y trouvât de l’astine et quelques autres médicaments dont le nom semblait être un gage d’efficacité. Roland, dans l’ensemble, en était effaré. Fallait-il s’étonner que la magie ait déserté ces lieux qui, promettant l’alchimie, s’occupaient avant tout de parfums ?

Mais un nouveau recours à la Mortcyclopédie lui apprit que la vérité de cet endroit n’était pas tout entière dans ce qu’il en voyait. Les potions réellement efficaces y étaient tenues à l’abri des regards, et donc des convoitises. On ne pouvait les obtenir que sur autorisation d’un sorcier, lesquels, en ce monde, se nommaient DOCKTEURS et consignaient leurs formules magiques sur des feuilles de papier portant le nom d’ORDOS, termes l’un comme l’autre inconnus du Pistolero. Il aurait pu s’informer plus avant mais c’était sans importance. Il en savait assez pour ce qu’il avait à faire, et un bref coup d’œil dans la Mortcyclopédie le renseigna sur l’endroit précis du magasin où il pouvait trouver ce qu’il cherchait.

D’un pas déterminé, il gagna donc le comptoir surmonté d’un écriteau où était écrit : EXÉCUTION DES ORDONNANCES.

14

Le Katz qui, en 1927, avait ouvert sur la 49e Rue le Drugstore Katz, Pharmacie et Débit de Limonade (Articles Divers pour Hommes et Dames), avait depuis longtemps rejoint sa tombe, et son fils unique semblait bien parti pour rejoindre la sienne. N’ayant pourtant que quarante-six ans, il en paraissait vingt de plus. Passablement dégarni, le teint jaune et d’une maigreur effarante, il savait que bon nombre de gens lui trouvaient une mine de déterré, savait aussi qu’aucun ne comprenait pourquoi.

Mme Rathbun, par exemple, cette conne qu’il avait au bout du fil et qui lui promettait pis que de se pendre s’il ne lui délivrait pas son putain de Valium, et tout de suite… à l’instant même.

Qu’est-ce que tu crois, mémère, que je vais te déverser un flot de pilules bleues par téléphone ? Cela dit, c’était dommage : elle lui aurait au moins fait la grâce de la fermer, ou plutôt de ne l’ouvrir que pour gober la manne sortant du combiné.

Cette pensée lui arracha un sourire spectral qui révéla ses dents jaunies.

— Vous ne comprenez pas, Mme Rathbun, l’interrompit-il après l’avoir écoutée délirer une pleine minute tandis que la trotteuse faisait un tour complet sur le cadran de sa montre.

Juste une fois, il aurait aimé être capable de lui dire : Arrêtez de me gueuler dessus, connasse ! Prenez-vous-en plutôt à votre médecin traitant. C’est lui qui vous a rendue dépendante de cette saloperie ! Ces fumiers de toubibs prescrivaient ça comme si c’était du chewing-gum et, quand ils décidaient de fermer le robinet, qui est-ce qui se retrouvait éclaboussé de merde ? Lui, pardi !

— Que voulez-vous dire par : « Vous ne comprenez pas » ? (La voix résonnait dans son oreille comme une guêpe furieuse d’être prisonnière sous un pot.) Moi, je comprends que je laisse des fortunes dans votre pharmacie minable. Je comprends que j’ai toujours été une bonne cliente tout au long de ces années. Je comprends…

— Il faut vous adresser au… (à travers ses verres demi-lunes, il jeta un nouveau coup d’œil sur la carte Rolodex de la connasse)… Dr Brumhall, Mme Rathbun. Votre ordonnance n’était pas renouvelable et je n’ai pas le droit de vous vendre du Valium maintenant qu’elle est expirée : ce serait un délit fédéral.

Et ce devrait en être un d’en prescrire… à moins que le médecin ne donne à son patient son numéro personnel, celui qui est sur liste rouge.

— C’était un simple oubli ! hurla la femme dont la voix, maintenant, se teintait de panique.

Eddie aurait immédiatement identifié cette intonation : le cri sauvage et désespéré de l’oiseau-junkie.

— Appelez, donc, et demandez-lui de rectifier, dit Katz. Il a mon numéro.

Oui, ils avaient tous son numéro. Et c’était là le cœur du problème. S’il avait, à quarante-six ans, l’air d’un vieillard à l’agonie, il pouvait en remercier tous ces fershlugginers de toubibs.

Et tout ce que j’ai à faire pour voir fondre les derniers vestiges de bénéfices que je tire encore de ce bagne, c’est de dire à l’une de ces cornasses d’aller se faire foutre.

— Mais je ne peux pas l’appeler ! hurla la voix au bout du fil dans un sursaut de stridence qui lui vrilla le tympan. Lui et son petit ami sont en vacances quelque part et personne ne veut me dire où !

Katz sentit au fond de l’estomac des sécrétions acides s’activer. Il avait deux ulcères, l’un cicatrisé, l’autre qui saignait en permanence, et toutes ces hystériques en étaient la cause. Il ferma les yeux. Aussi ne put-il voir le regard ébahi que son assistant rivait sur l’homme au costume bleu et aux lunettes cerclées d’or qui s’approchait du comptoir des ordonnances, pas plus qu’il ne vit Ralph, le vieux vigile obèse (Katz le payait une misère mais n’en râlait pas moins sur la dépense ; son père n’avait jamais eu besoin d’un vigile, mais son père — que Dieu le fasse pourrir dans l’éternité — avait eu la chance de vivre à une époque où New York était encore une ville et pas une immense cuvette de chiottes), s’arracher à sa coutumière somnolence et porter la main à son arme. Il entendit bien crier une femme, mais crut qu’elle venait simplement de s’apercevoir qu’il vendait du Revlon — il avait été obligé d’en garnir ses rayons pour contrer la concurrence déloyale de ce putz de Dollentz, un bloc plus haut dans la rue.

Il n’avait donc en tête que Dollentz et cette connasse au téléphone alors que le Pistolero s’avançait vers lui, incarnation du destin, il ne pensait qu’à l’extraordinaire spectacle que ces deux-là pourraient offrir, sous le soleil brûlant du désert, sans rien d’autre sur eux qu’une couche de miel et attachés à un poteau planté sur une fourmilière. Chacun son poteau, chacun sa fourmilière. Merveilleux ! Jouissance de l’esprit qu’accompagnait cependant l’amère conscience d’avoir atteint le fond. Telle avait été la détermination du vieux Katz à voir son unique héritier marcher sur ses traces qu’il s’était refusé à lui payer d’autres études que celles débouchant sur une licence de pharmacologie ; l’infortuné fils avait donc marché sur les traces de son père, et que dans l’éternité Dieu fît pourrir ce dernier dont l’unique rejeton en était maintenant à toucher le fond d’une vie qui semblait n’avoir pourtant connu que des creux et l’avait vieilli avant l’âge !

Oui, le fond, le nadir absolu.

Du moins le croyait-il alors qu’il avait encore les yeux fermés.

— Si vous pouvez passer, Mme Rathbun, je pourrai vous donner une plaquette de douze Valium 5. Ça irait ?

— Enfin, il entend raison ! Merci, mon Dieu, de lui avoir fait entendre raison !

Et elle raccrocha. Comme ça. Sans un mot pour le remercier, lui. Mais dès qu’elle allait revoir ce rectum ambulant qui se prétendait médecin, elle tomberait à ses pieds, lui astiquerait avec son nez la pointe de ses Gucci, passerait ensuite à l’étage supérieur pour lui tailler une pipe, puis…

— M. Katz, fit son assistant d’une voix étrangement blanche. Je crois que nous avons un prob…

Il y eut un nouveau cri, suivi par la détonation d’une arme à feu, et si violente fut la surprise de Katz qu’il crut son cœur sur le point de battre un dernier coup monstrueux avant de s’immobiliser à jamais.

Il ouvrit les yeux, les retrouva rivés dans ceux d’un inconnu, puis il les baissa et découvrit le pistolet que celui-ci avait au poing. Un regard sur la gauche lui révéla Ralph en train de se tenir la main et de fixer lui aussi sur l’homme des yeux qui semblaient lui sortir de la tête. Quant à l’arme du vigile, le 38 qu’il avait réglementairement porté tout au long de ses dix-huit années dans la police (et dont les balles n’avaient jamais touché d’autres cibles que celles du stand de tir dans le sous-sol du commissariat du 23e District même s’il prétendait — sans pouvoir en apporter la preuve — l’avoir dégainé par deux fois en service commandé), elle gisait dans le coin, hors d’usage.

— Je veux du Keflex, dit l’homme au regard bleu acier d’une voix sans expression. J’en veux beaucoup. Tout de suite. Et pas la peine de me demander mon ordo.

Sur le moment, Katz ne put que river des yeux ronds sur le type, la bouche molle, le cœur battant à tout rompre et l’estomac transformé en bouilloire pleine d’acide. S’était-il imaginé être arrivé au fin fond ? Avait-il vraiment cru pouvoir jamais l’atteindre ?

15

— Vous faites erreur, finit par articuler Katz. (Sa propre voix lui paraissait bizarre, ce qui en soi ne l’était guère, vu qu’il se sentait la bouche en flanelle et la langue comme de la ouate à molleton.) Il n’y a pas de cocaïne ici. C’est une substance qui n’entre dans aucune préparation que nous soyons habilités à faire.

— Je n’ai pas dit cocaïne, rétorqua l’homme au costume bleu et aux lunettes cerclées d’or, mais Keflex.

C’est bien ce que j’avais cru entendre, faillit dire Katz à ce tordu de momser, puis il se ravisa, jugeant que pareille réponse risquait d’être prise pour de la provocation. Il avait ouï dire qu’on attaquait des pharmacies pour se procurer des amphétamines ou une demi-douzaine d’autres produits actifs (au nombre desquels le précieux Valium de Mme Rathbun), mais ce devait être à sa connaissance le premier vol d’antibiotiques de toute l’Histoire.

La voix de son père (que Dieu le fasse pourrir dans l’éternité, le vieux salaud !) lui intima l’ordre d’arrêter de bayer aux corneilles et de se décider à faire quelque chose.

OK, mais il ne voyait pas quoi faire.

L’homme au pistolet lui vint en aide :

— Dépêchez-vous de me donner ce que je demande. Je suis très pressé.

— Quelle quantité voulez-vous ? demanda Katz dont les yeux quittèrent un instant les traits du voleur pour découvrir par-delà son épaule un spectacle qui lui parut presque impossible.

Non, pas dans cette ville ? ! Pourtant, il semblait que ce fût bien réel. De la chance ? Katz ayant de la chance ? Voilà qui était digne de figurer dans le livre Guinness des Records !

— Je n’en sais rien, dit l’homme au pistolet. Autant qu’en peut contenir un sac. Un grand sac. (Et sans crier gare, il pivota sur lui-même et la détonation de l’arme une fois de plus retentit. Quelqu’un beugla. Des éclats de vitre blindée volèrent sur le trottoir et jusque sur la chaussée, blessant quelques passants mais sans gravité. À l’intérieur du drugstore, des femmes — et des hommes en nombre appréciable — poussèrent des cris d’orfraie. L’alarme se déclencha, joignant au vacarme son propre mugissement rauque. Les clients paniqués se précipitèrent vers la porte et, à l’issue d’une courte bousculade, l’eurent tous franchie. L’homme au pistolet fit de nouveau face au pharmacien. Son expression n’avait pas changé. Il émanait toujours de son visage cette effrayante — mais certes pas inépuisable — patience dont il ne s’était pas départi depuis le début.) Faites ce que je dis, et vite. Je suis pressé.

Katz ravala bruyamment sa salive.

— Oui, monsieur.

16

Le Pistolero avait vu et admiré le miroir convexe suspendu dans le coin supérieur gauche de la boutique alors qu’il était encore à mi-chemin du comptoir derrière lequel l’alchimiste gardait les potions puissantes. La fabrication d’un tel miroir était au-delà des capacités techniques de n’importe quel artisan de son monde dans l’état présent de celui-ci, bien qu’il y ait eu un temps où de tels objets — et bon nombre d’autres merveilles du monde d’Odetta et d’Eddie — avaient sans doute été monnaie courante. Il en avait relevé des vestiges dans le tunnel sous les montagnes et ailleurs aussi… reliques mystérieuses et d’une haute antiquité à l’égal des pierres aux Druits qui se dressaient parfois dans les lieux fréquentés par les démons.

Et il avait tout de suite compris à quoi servait ce miroir.

Le mouvement du garde, en revanche, ne lui était apparu qu’avec un léger retard — il commençait à mesurer l’effet désastreux des lentilles que portait Mort sur sa vision périphérique —, mais encore assez tôt pour qu’il se tournât et le désarmât d’une balle bien ajustée. Tir de pure routine à ses yeux, bien qu’il ait eu à se presser quelque peu, mais dont la victime devait garder un souvenir différent. Ralph Lennox allait, jusqu’à la fin de ses jours, jurer ses grands dieux que le type avait réussi là un coup impossible… hormis peut-être dans les shows western pour gamins attardés, style Annie Oakley.

Grâce au miroir, évidemment placé là pour repérer les voleurs, Roland avait été plus rapide pour s’occuper de l’autre.

Il avait vu le regard de l’alchimiste se hausser un court instant par-dessus son épaule et, immédiatement, son propre regard s’était levé vers la providentielle surface réfléchissante, lui révélant l’image déformée d’un homme en veste de cuir qui s’avançait derrière lui dans l’allée centrale, un long couteau à la main et, sans nul doute, des rêves de gloire plein la tête.

Le Pistolero fit volte-face et, le pistolet contre la hanche, pressa la détente, conscient que son manque de familiarité avec l’arme risquait de lui faire rater sa cible, mais peu désireux de blesser l’un des clients qui se tenaient figés derrière le prétendant au titre de héros. Mieux valait avoir à tirer, après rectification, une deuxième balle ascendante qui ferait son boulot tout en préservant la vie des badauds que de tuer par exemple une dame dont le seul crime aurait été de mal choisir son jour pour s’acheter du parfum.

Le pistolet avait été bien entretenu. Sa visée était juste. Il se souvint des rondeurs mollassonnes des pistoleros auxquels il avait emprunté ces armes et il eut le sentiment que ces derniers s’en étaient mieux occupés que d’eux-mêmes. Un tel comportement lui semblait étrange, mais ce monde dans son ensemble était étrange et Roland ne pouvait se permettre de juger. Il n’en aurait d’ailleurs pas eu le temps.

La première balle fit donc mouche, tranchant le couteau de l’homme à la base de la lame, ne lui laissant que le manche en main.

Les yeux de Roland se posèrent, très calmes, sur le type en veste de cuir, et quelque chose dans ce regard dut rappeler à l’ex-prétendant au titre de héros quelque rendez-vous urgent car il pivota sur ses talons, laissa tomber les vestiges du couteau et se joignit à l’exode général.

Roland ramena son attention sur l’alchimiste pour lui donner ses ordres… assortis d’un avertissement : plus de blagues, sinon le sang coulerait. L’autre s’apprêtait à obéir quand le canon d’une arme effleura son épaule osseuse. Il se retourna aussitôt sur un « Yeeek ! » étranglé.

— Pas vous, dit le Pistolero. Restez ici et laissez votre ’prenti s’en occuper.

— Mon quoi ?

— Lui.

D’un geste impatient, Roland montra le jeune homme.

— Que dois-je faire, M. Katz ?

Quelques survivances d’acné postpubère rutilaient sur le blanc visage du préparateur.

— Lui apporter ce qu’il demande, putz ! Du Keflex.

L’assistant gagna l’un des rayons qui se trouvaient derrière le comptoir et y prit un flacon.

— Tournez-le de manière à ce que je voie ce qui est écrit dessus, dit le Pistolero.

Le jeune homme montra l’étiquette et Roland n’y put rien déchiffrer : trop de lettres étaient étrangères à son alphabet. Il consulta la Mortcyclopédie qui confirma : c’était bien du Keflex. Roland prit alors conscience d’avoir perdu son temps en voulant vérifier. Si lui savait ne pas pouvoir tout lire en ce monde, il n’en était pas de même de ces gens.

— Combien y a-t-il de cachets dans ce flacon ?

— Ce ne sont pas des cachets mais des gélules, précisa l’assistant, nettement nerveux. Mais si vous désirez des antibiotiques sous forme de ca…

— Je m’en fiche. Combien de doses ?

— Euh… (Le gamin affolé jeta de nouveau un œil sur le flacon et faillit le laisser tomber.) Deux cents.

Roland se sentit à peu près comme quand il avait découvert quelle quantité de munitions pouvait être acquise dans ce monde pour une somme ridicule. Le compartiment secret de l’armoire à pharmacie d’Enrico Balazar renfermait neuf échantillons de Keflex, soit trente-six doses, et notable avait été l’amélioration de son état. Si deux cents doses s’avéraient impuissantes à juguler définitivement l’infection, rien n’y parviendrait.

— Donnez-moi ça, dit l’homme au costume bleu.

Le préparateur lui tendit le flacon.

Le Pistolero retroussa la manche de sa veste, révélant à son poignet la Rolex de Jack Mort.

— Je n’ai pas d’argent mais ceci devrait être une compensation correcte. Du moins, je l’espère.

Il se tourna et, de la tête, salua le vigile qui, assis par terre auprès de son tabouret renversé, continuait de le regarder avec des yeux ronds ; puis il sortit.

Pas plus compliqué que ça.

Cinq secondes durant, il n’y eut d’autre bruit dans le drugstore que le braiment de l’alarme, lequel était assez tonitruant pour couvrir jusqu’aux commentaires et autres bavardages qui, devant sur le trottoir, allaient bon train.

— Et maintenant, M. Katz, qu’est-ce qu’on fait ? osa finalement chuchoter le jeune préparateur.

Le pharmacien ramassa la montre et la soupesa.

De l’or. De l’or massif.

Il ne pouvait y croire.

Était bien obligé d’y croire.

Un dingue débarquait dans son magasin, d’une balle désarmait son vigile, d’une autre le quidam qui s’approchait par-derrière avec un couteau, et tout ça pour se procurer la drogue la plus improbable.

Du Keflex.

Pour environ soixante dollars de Keflex.

Et qu’il payait en laissant une Rolex à quatre briques.

— Ce qu’on fait ? répéta Katz. Vous commencez par me mettre cette montre sous le comptoir. Vous ne l’avez jamais vue. (Il se tourna vers Ralph.) Vous non plus.

— OK, s’empressa d’acquiescer Ralph. Du moment que je touche ma part quand vous la vendrez, je n’ai rien vu qui ressemble à une montre.

— Il va se faire abattre comme un chien, dit Katz avec une évidente délectation.

— Du Keflex… fit l’assistant, songeur. Et il n’avait même pas l’air d’avoir la goutte au nez.

CHAPITRE 4 Le tirage

1

Alors que l’arc inférieur du soleil touchait la Mer Occidentale, y déversant une coulée d’or en fusion jusqu’à cette extrême pointe de grève où Eddie gisait troussé comme une volaille, les agents O’Mearah et Delevan reprenaient péniblement conscience dans ce monde d’où le jeune homme était issu.

— Vous pourriez me retirer ces menottes ? quémanda humblement Johnny Gras Double.

— Où est-il ? demanda O’Mearah, la voix pâteuse, portant une main tâtonnante à son étui.

Plus d’étui. Ni étui, ni ceinturon, ni revolver. Envolé, le revolver.

Merde.

Commencèrent à défiler dans sa tête les questions qu’allaient probablement lui poser les connards de l’Inspection Générale des Services — des mecs qui tiraient de Starsky et Hutch toute leur connaissance du travail de terrain — et, à ses yeux, la valeur monétaire de son pistolet perdu se fit tout d’un coup comparable en importance à la population de l’Irlande ou aux principaux gisements miniers du Pérou. Il se tourna vers Cari et constata que son coéquipier s’était également fait dépouiller de son arme.

Ô doux Jésus, pensa-t-il, peut-on imaginer une plus belle paire de crétins ?

Et quand Gras Double réitéra sa prière, lui demandant s’il voulait bien prendre la clé sur le comptoir et le débarrasser de ses menottes, O’Mearah lui répondit : « Je devrais plutôt… » puis s’arrêta parce qu’il avait été sur le point de dire : Je devrais plutôt te coller quelques pruneaux dans le bide, et que cela aurait été une menace qui, de toute façon, n’aurait pas été prise au sérieux. Le fond de commerce des Clements était soi-disant imprenable et, pourtant, le salopard aux lunettes cerclées d’or — d’autant plus salopard qu’il avait eu la touche d’un citoyen respectable — les avait, Cari et lui, délestés de leur arme avec l’aisance de quelqu’un confisquant un pistolet à bouchon à un gamin.

Donc, au lieu d’achever sa phrase, il prit la clé sur le comptoir et délivra Gras Double. Puis, remarquant le Magnum dans le coin où, d’un coup de pied, Roland l’avait expédié, il alla le ramasser et le glissa dans la ceinture de son pantalon.

— Eh là, c’est à moi, glapit Gras Double.

— Ah bon ? Tu tiens à le récupérer ? (Il détachait ses mots, y était obligé, vu le mal de crâne qu’il se payait, et pour le moment, il n’avait qu’une envie, retrouver M. Lunettes Cerclées d’Or pour le clouer sur le premier mur venu. En choisissant des clous émoussés.) Il paraît que ça plaît beaucoup, les nouveaux détenus dans ton genre du côté d’Attica. Ils ont un dicton là-bas : « Plus le coussin est gros, plus c’est chouette de le pointer. » Tu es vraiment sûr de vouloir ce flingue ?

Johnny Holden se détourna sans répondre mais O’Mearah eut le temps de voir les larmes qui lui montaient aux yeux cependant qu’une tache de pisse toute fraîche apparaissait sur son pantalon. Mais sa pitié n’en fut nullement éveillée.

— Où est-il ? s’enquit derrière eux Delevan d’une voix qui se débrouillait pour être à la fois pâteuse et nasillarde.

— Parti, fit Gras Double. J’en sais pas plus. J’ai bien cru qu’il allait me tuer.

Delevan se relevait. Il porta la main à sa joue, la sentit humide ; regarda : du sang. Merde. Puis il chercha son arme et continua de la chercher longtemps après que ses doigts lui eurent amplement confirmé son absence, comme celle de l’étui, de la ceinture et du reste. Quant à son état de santé, si O’Mearah n’avait que la migraine, lui, Cari, aurait juré qu’on venait de se livrer dans sa tête à des essais nucléaires.

— Ce mec a piqué mon pistolet, fit-il dans une bouillie de voyelles à laquelle son collègue répondit dès qu’il en eut percé le sens :

— Je sais. Bienvenue au club.

— Il est toujours là ?

Delevan fit un pas vers O’Mearah, tanguant sur la gauche comme s’il avait à compenser une gîte énorme sur le pont d’un bateau par gros temps. Puis il réussit à se redresser.

— Tu parles !

— Depuis combien de temps il est parti ? demanda Delevan à Gras Double dont il n’obtint aucune réponse — l’autre leur tournait le dos et pouvait les avoir crus parlant toujours ensemble — mais Delevan n’était pas connu pour son caractère facile, même dans les meilleures circonstances, et même si le crâne devait lui voler en éclats, le type eut droit à sa gueulante : Je t’ai posé une question, gros lard ! Y a combien de temps qu’il s’est tiré ?

— Peut-être cinq minutes, dit Gras Double, toujours sans entrain. Il a pris vos armes, puis ses cartouches. (Temps d’arrêt.) J’y croyais pas mais il les a payées.

Cinq minutes, réfléchit Delevan. Le type était arrivé en taxi. Ils l’avaient vu débarquer pendant qu’ils prenaient leur pause café dans la bagnole. Sauf que, maintenant, on approchait de l’heure de pointe, et trouver un taxi allait devenir rudement coton. Ils avaient une chance…

— Allez ! On y va ! Mais il va nous falloir une arme… (O’Mearah lui montra le Magnum ; il commença par en voir deux puis fit la mise au point.) Bien. (Ça revenait, mais pas d’un coup, comme à la boxe quand l’un des gars se ramasse un méchant crochet dans le menton.) Tu le gardes. Je prendrai le fusil sous le tableau de bord.

Il s’ébranla vers la porte et, cette fois, fit plus que tituber, bascula, et dut se retenir au mur pour ne pas s’étaler.

— Tu crois que ça ira ?

Le doute était perceptible dans la voix d’O’Mearah.

— Parfaitement, si on le rattrape.

Ils sortirent. Leur départ ne soulagea pas Johnny autant que celui du tordu au costard bleu, mais presque.

2

Delevan et O’Mearah n’eurent même pas à discuter de la direction prise par leur gibier en sortant de chez Clements ; la radio les renseigna sitôt qu’ils la branchèrent.

— Code 19, répétait la fille sans apparemment s’en lasser, code 19, vol à main armée en cours, coups de feu tirés. Code 19, code 19. Emplacement : 395, 49e Rue Ouest, pharmacie Katz. Agresseur : grand, blond-roux, costume bleu…

Des coups de feu, retint Delevan entre les assauts plus violents que jamais de son mal de crâne. Partis de quel pistolet ? Du mien ou de celui de George ? Des deux, qui sait ? Si ce fumier a fait des morts, on est fichus. À moins de mettre la main dessus.

— Démarre, dit-il à O’Mearah qui ne se le fit pas répéter, obsédé par les mêmes pensées que son collègue et souffrant moins que lui, donc plus lucide.

Il enclencha sirène et gyrophare et se lança dans la circulation. Ça commençait à se compliquer avec la sortie des bureaux et il roulait deux roues dans le caniveau, les deux autres sur le trottoir, suscitant des envols de piétons effarés. Côté chaussée, l’aile arrière d’un poids lourd garda le rude souvenir de leur passage. Ils avaient les yeux rivés sur les éclats de verre qui miroitaient là-bas devant et les oreilles déjà pleines des stridences de l’alarme. Les passants s’étaient tous abrités sur les pas de porte ou derrière les poubelles, mais dans les étages, on semblait s’être rué aux fenêtres comme s’il s’agissait d’une série télé disposant enfin d’un budget correct ou d’un film qu’on pouvait voir sans payer.

Devant l’immeuble, la rue n’avait pas attendu d’être barrée pour se vider de toute circulation.

— Espérons qu’il y est encore, dit Delevan, et, d’un tour de clé, il libéra les deux courtes barres d’acier qui bloquaient l’étrier du fusil à pompe sous le tableau de bord. Ouais, espérons seulement que cette saloperie de putain de fumier n’a pas déjà fichu le camp.

Ce qu’ils s’acharnaient tous deux à ne pas comprendre, c’était que, quand on se retrouvait confronté au Pistolero, il valait souvent mieux lui foutre la paix.

3

Quand Roland était ressorti du drugstore, le gros flacon de Keflex avait rejoint la moitié des munitions dans la poche de veste de Jack Mort mais le 38 de Cari Delevan n’avait pas regagné son étui… car c’était rudement bon de tenir de nouveau un pistolet dans une main droite à laquelle il ne manquait aucun doigt.

Il entendit la sirène et vit la voiture qui se ruait sur lui. Eux, pensa-t-il, et il allait lever son arme quand il se rappela : c’étaient des pistoleros. Des pistoleros dans l’accomplissement de leur tâche. Il pivota sur ses talons et rentra dans la boutique de l’alchimiste.

— Pas plus loin, salopard, hurla Delevan.

Les yeux du Pistolero volèrent jusqu’au miroir convexe et s’y posèrent à l’instant où l’un de ses pairs en ce monde — celui qui avait saigné de l’oreille — se penchait avec un fusil à la fenêtre du véhicule que son coéquipier faisait piler net, dans le crissement et la fumée des roues en caoutchouc freinant sur l’étrange et lisse pierre noire de la chaussée. Il le vit faire monter d’un coup de levier une cartouche dans la chambre de l’arme.

Il se plaqua au sol.

4

Katz n’eut pas besoin de miroir pour comprendre ce qui allait se passer. Au lieu d’un cinglé, trois. Un braqueur et deux flics. Oy vay.

— Baissez-vous ! cria-t-il à son assistant et à Ralph, le vigile, en se laissant tomber sur les genoux derrière le comptoir, sans se soucier de vérifier si son conseil était suivi.

Puis il sut que c’était du moins le cas pour le préparateur puisqu’une fraction de seconde avant que Delevan ne tirât, il reçut le jeune homme sur le dos et s’affaissa sous son poids. Il alla cogner du menton contre le carrelage et se fractura la mâchoire en deux points.

La décharge de douleur qui lui jaillit dans le crâne ne noya pas complètement le coup de feu ; il l’entendit comme il entendit voler en éclats le restant de sa vitrine ainsi que l’eau de Cologne, l’after-shave, le parfum, le sirop pour la toux… bref, tout ce qui était bouteilles. Un millier d’odeurs contradictoires se mêlèrent, créant un véritable enfer olfactif, et, avant de tourner de l’œil, Katz exhorta une dernière fois Dieu à faire pourrir son père dans l’éternité pour lui avoir à l’origine attaché au pied le boulet infect de cette pharmacie.

5

Roland vit les flacons et les boîtes voler en tous sens sous la gifle des plombs. La vitre d’un présentoir se désintégra. Les montres qu’il contenait furent projetées en arrière sous forme de dense et scintillant nuage.

Ils n’avaient aucun moyen de savoir s’il restait ou non des innocents dans la boutique, songea-t-il. Et ils se sont quand même servis d’une arme à tir dispersé !

C’était impardonnable. Une bouffée de colère l’envahit qu’il réprima. C’étaient des pistoleros. Plutôt se dire que le choc entre leurs deux crânes en avait altéré le contenu que de les imaginer faisant sciemment ce qu’ils faisaient, sans nul souci de ceux qu’ils risquaient de blesser ou de tuer.

Ils s’attendaient à le voir fuir ou répondre à leur tir.

Au lieu de cela, il se redressa et rampa vers eux à quatre pattes, se lacérant mains et genoux sur les bouts de verre. La douleur fit reprendre conscience à Jack Mort, ce dont Roland fut enchanté : il allait avoir besoin de son hôte et, supportant aisément la cuisson des plaies que les tessons ouvraient dans les chairs, se fichait éperdument de leur gravité, les sachant infligées à un monstre qui les méritait cent fois plutôt qu’une.

Il atteignit le soubassement de ce qui n’offrait plus qu’une lointaine ressemblance avec une vitrine de verre blindé et se tapit derrière, juste à droite de la porte. Puis il rengaina l’arme qu’il avait — jusqu’alors et par plaisir — gardée au poing.

Il n’allait pas avoir à s’en servir.

6

— Arrête de déconner, Cari ! hurla O’Mearah.

Un gros titre du Daily News venait de s’inscrire brutalement dans sa tête :

BAVURE POLICIÈRE DANS UN DRUGSTORE DU WEST SIDE : QUATRE MORTS

Delevan l’ignora totalement et pompa une cartouche neuve dans le fusil.

— Finissons-en avec c’t’ordure.

7

Tout se passa conformément aux espoirs du Pistolero. Furieux d’avoir été sans effort bernés puis désarmés par un homme qui ne devait pas se distinguer à leurs yeux des autres moutons parqués dans les rues de cette ville apparemment infinie, et toujours groggy du choc qui les avait assommés, ils s’engouffrèrent dans la boutique avec, en tête, l’imbécile qui avait tiré à la grenaille. Ils couraient légèrement penchés en avant, tels des soldats chargeant une position ennemie, mais c’était là leur seule concession à l’idée que leur adversaire fût toujours à l’intérieur. Ils le voyaient déjà en train de s’enfuir par-derrière.

Ils traversèrent donc en trombe le trottoir, faisant crisser sous leurs pas le verre qui le jonchait, et, quand le pistolero au fusil poussa la porte à présent débarrassée de sa vitre, Roland se leva, les mains entrelacées en un poing unique qu’il abattit sur la nuque de l’agent Cari Delevan.

Lors de son témoignage devant la commission d’enquête, Delevan devait affirmer n’avoir aucun souvenir de tout ce qui avait suivi le moment où il s’était agenouillé dans l’établissement des Frères Clements et avait vu sous le comptoir le portefeuille du plaignant, lequel, plus tard, allait se révéler leur agresseur. Les membres de la commission devaient estimer que, vu les circonstances, pareille amnésie était sacrément pratique, et Delevan allait avoir de la chance de s’en tirer avec deux mois de suspension sans solde. Roland, lui, l’aurait cru, et, dans d’autres circonstances (si l’imbécile ne s’était pas servi d’un fusil à forte dispersion dans une boutique pleine d’innocents, par exemple), aurait même compati. Quand on se reçoit deux coups sur le crâne en l’espace d’une demi-heure, on peut s’attendre à certains troubles cérébraux.

Alors que Delevan s’effondrait, soudain aussi mou qu’un sac de flocons d’avoine, le Pistolero lui arracha son fusil des mains.

— Arrête ça ! hurla O’Mearah d’une voix où se mêlaient colère et consternation.

Il était en train de lever le Magnum de Gras Double mais ainsi que Roland l’avait soupçonné : lentement, avec cette pitoyable lenteur des pistoleros de ce monde. Il aurait eu pour le moins trois fois le temps de tirer sur O’Mearah mais, n’en éprouvant nullement le besoin, se contenta d’imprimer au fusil un irrésistible arc ascendant. Il y eut comme un bruit de baiser alors que la crosse entrait en collision avec la joue gauche d’O’Mearah, dont tout le bas du visage, de la joue jusqu’au menton, se déjeta de cinq centimètres sur la droite. Il allait falloir trois opérations et quatre broches d’acier pour ramener et maintenir sa mâchoire en position normale. Un moment, il resta là, planté face au Pistolero, rivant sur l’homme en costume de ville et ceinturons entrecroisés un regard incrédule, puis ses yeux ne montrèrent plus que leur blanc, ses genoux se ramollirent et, à son tour, il s’effondra.

Debout sur le seuil, indifférent à l’approche des sirènes, Roland ouvrit le fusil et en actionna le levier, éjectant les grosses cartouches rouges sur le corps inerte de Delevan. Après quoi, avec un égal mépris, l’arme alla rejoindre ses munitions.

— Tu es un fou dangereux qui aurait eu sa place à l’Ouest, dit-il à l’homme inconscient. Tu as oublié le visage de ton père.

Il enjamba le corps et s’achemina vers le véhicule des pistoleros qui ronronnait toujours à l’arrêt, en ouvrit la porte et se glissa sur le fauteuil du passager, puis sur l’autre derrière le gouvernail.

8

— Est-ce que tu sais conduire ça ? demanda-t-il au débordement de cris et de charabia auquel s’était réduit Jack Mort.

Mais il n’obtint aucune réponse cohérente, Mort ne démordant pas de ses stridences. Hystérie, reconnut-il, mais avec un soupçon d’inauthenticité. Jack Mort piquait sa crise à dessein, moyen d’éviter toute conversation avec l’étrange ravisseur.

Écoute, lui dit le Pistolero. Je suis trop pressé pour répéter. Si tu ne réponds pas à ma question ou à l’une de celles qui vont suivre, je te colle un pouce dans l’œil droit, j’appuie tant que c’est possible puis je te l’arrache du crâne et je m’essuie le doigt sur la banquette. Je pense pouvoir me débrouiller avec ton seul œil gauche. Après tout, ce n’est pas comme si c’était le mien.

Il était dans l’incapacité de mentir à Mort comme Mort dans celle de lui mentir. Telle était la nature de leur relation, glaciale et forcée pour tous deux, mais plus intime que n’aurait su l’être le plus passionné des rapports sexuels. Il s’agissait en fait non d’une réunion des corps mais de l’ultime fusion de deux esprits.

Roland pensait ce qu’il disait.

Et Mort le comprit.

Les cris cessèrent aussitôt.

Je sais conduire, dit Mort, et ce furent les premiers mots sensés que Roland capta dans cette tête depuis qu’il y était entré.

Fais-le, donc.

— Où dois-je aller ?

Connais-tu un endroit qui s’appelle le « Village » ?

Oui.

Alors vas-y.

Où dans le Village ?

Pour l’instant, occupe-toi seulement de m’y conduire.

On ira sans doute plus vite si je mets la sirène.

Parfait. Tu la mets. Ainsi que ces phares qui tournent.

Pour la première fois depuis qu’il s’était emparé de cet homme, Roland se plaça légèrement en retrait, lui laissant partiellement les commandes. Quand la tête de son hôte se tourna pour inspecter le tableau de bord de la voiture blanc et bleu de Delevan et d’O’Mearah, Roland regarda aussi mais sans avoir pris l’initiative. Toutefois, physiquement présent plutôt que le ka désincarné, il n’eût pas manqué de se tenir sur la pointe des pieds, prêt à reprendre les choses en main au moindre signe de mutinerie.

Vigilance inutile. Cet homme qui avait tué ou estropié Dieu savait combien d’innocents n’avait nulle intention de perdre un de ses chers yeux. Il enfonça des boutons, tira sur un levier, et ils furent en mouvement. La sirène gémit et le Pistolero vit des spasmes de lumière rouge éclabousser avec régularité l’avant du véhicule.

Tâche de conduire vite, ordonna-t-il sèchement.

9

Nonobstant la sirène et les gyrophares, et bien que Jack Mort parût battre la mesure sur le klaxon, il leur fut impossible à cette heure de pointe d’atteindre Greenwich Village en moins de vingt minutes. Dans le monde du Pistolero, les espoirs d’Eddie fondaient comme du beurre sur le feu.

La mer avait déjà dévoré la moitié du soleil.

Voilà, dit Mort. Nous y sommes. Et c’était la vérité, ne pouvait qu’être la vérité, même si Roland ne voyait rien qui évoquât un village dans cet étouffoir de bâtisses, de véhicules et de piétons. Et pour ce qui était des véhicules, ils ne faisaient pas qu’engorger la chaussée ; l’air même était empli de leurs clameurs incessantes et de leurs fumées nocives. Il supposait qu’elles provenaient de la combustion d’un carburant quelconque, et c’était un miracle que les gens y survivent et que les femmes ne donnent pas naissance à des monstres tels les Lents Mutants des montagnes de son pays.

Bon, où allons-nous maintenant ? demandait Mort.

Le plus dur attendait Roland. Il s’y prépara… s’y prépara comme il pouvait, quoi qu’il arrivât.

Éteins la sirène et les lumières. Gare-toi le long du trottoir.

Mort obéit et s’immobilisa devant une borne d’incendie.

Il y a un chemin de fer souterrain dans cette ville, dit le Pistolero. Je veux que tu m’emmènes dans une gare où ces trains s’arrêtent pour laisser monter et descendre les voyageurs.

Laquelle ? s’enquit Mort, non sans panique. Il ne pouvait rien cacher à Roland ni Roland rien lui cacher… du moins jamais très longtemps.

Voilà quelques années — j’ignore combien — tu as poussé une jeune femme devant le train qui entrait dans l’une de ces gares. C’est dans cette gare que tu vas m’emmener.

S’ensuivit une courte lutte acharnée. Le Pistolero en sortit vainqueur mais ce fut étonnamment difficile. À sa manière, Jack Mort était aussi double qu’Odetta. Certes pas schizophrène comme elle puisqu’il était parfaitement au courant de ce qu’il faisait, mais gardant secrète cette part de lui qui était le Pous-seur, la tenant sous clé avec le même soin qu’un détourneur de fonds cachant le tiroir où s’amasse peu à peu sa cagnotte.

Tu m’y emmènes, salopard, répéta le Pistolero. Le pouce droit de Jack Mort monta vers l’œil correspondant. Un centimètre au plus l’en séparait lorsque le propriétaire de l’œil en question céda, affolé.

La main droite de Mort retourna sur le levier près du volant et ils roulèrent vers Christopher Street Station où, trois ans auparavant, une jeune femme nommée Odetta Holmes avait eu les jambes sectionnées par le fabuleux Train A.

10

— Allons voir ça d’un peu plus près, dit l’îlotier Andrew Staunton à son coéquipier Norris Weaver alors que la voiture pie de Delevan et d’O’Mearah s’immobilisait presque en face d’eux.

Sans se donner la peine de chercher un emplacement libre, le chauffeur se garait en double file et, derrière lui, la circulation se ralentissait encore pour contourner ce nouvel obstacle, tel un filet de sang s’acharnant à alimenter un cœur désespérément obstrué par le cholestérol.

Weaver vérifia le numéro peint sur le côté du phare avant droit. 774. Ouais, c’était bien celui qu’on leur avait donné au Central.

Hormis son stationnement gênant — infraction dont les gyrophares semblaient établir qu’elle était justifiée —, le véhicule n’offrit rien d’anormal dans son apparence, du moins jusqu’à ce que sa portière se fût ouverte et que son chauffeur en fût sorti. Il était en bleu, d’accord, mais ni du bleu ni de la coupe que rehaussent ordinairement des boutons dorés et un badge argenté. Ses chaussures non plus n’avaient rien de réglementaire, à moins que Staunton et Weaver n’eussent raté la note de service spécifiant que, dorénavant, Gucci devenait le fournisseur exclusif de la police new-yorkaise, ce qui était peu probable. Hautement probable, en revanche, que ce fût là le tordu qui avait attaqué deux flics au centre-ville. Indifférent au concert de protestations des klaxons ou aux hurlements des automobilistes, l’homme abandonna son véhicule.

— Bon sang, fit Andy Staunton entre ses dents.

« N’aborder qu’avec les plus extrêmes précautions, avait dit la voix dans sa radio. Suspect armé extrêmement dangereux. » À les entendre, on avait presque toujours l’impression qu’il n’existait pas au monde d’être humain plus blasé que les filles du Central, impression qu’avaient confirmée les rares contacts d’Andy Staunton avec ce corps féminin et son administration. Aussi, la répétition du mot « extrême », sous forme d’adjectif puis d’adverbe, s’était accrochée dans son esprit comme un bouton de bardane.

Pour la première fois en quatre ans de carrière, il sortit son arme de service. Un coup d’œil sur le côté lui apprit que son coéquipier avait fait de même. Tous deux se tenaient sur le seuil d’une charcuterie fine à une dizaine de mètres de la bouche de métro. Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour être parfaitement accordés l’un à l’autre comme seuls savent l’être les flics et les soldats de métier. Sans échanger un mot, ils reculèrent dans l’embrasure de la porte, le revolver à la verticale.

— Métro ? demanda Weaver.

— Ouais. (Andy jeta un bref regard sur les escaliers un peu plus loin. Le rush battait son plein et la foule s’y enfonçait en un flot presque continu.) Il va falloir l’alpaguer tout de suite, avant qu’il n’en soit trop près.

— Allons-y.

Ils s’ébranlèrent, tandem impeccable dans lequel Roland eût aussitôt reconnu des adversaires autrement sérieux que les deux premiers pistoleros. D’abord, ils étaient plus jeunes, et puis la voix qui les guidait l’avait étiqueté comme extrêmement dangereux, ce qui, aux yeux d’Andy Staunton et de Norris Weaver, faisait de lui l’équivalent d’un tigre affamé. S’il ne se fige pas à la seconde même où je lui dis de le faire, c’est un homme mort, pensa Andy.

— Police ! On ne bouge plus ! hurla-t-il en se laissant choir accroupi, l’arme tendue à bout de bras et bloquée entre ses paumes, position dont Weaver offrait le calque exact. Mettez vos mains sur la tê…

Il en était là de son injonction quand le type piqua un sprint vers la bouche de métro, et à une vitesse proprement prodigieuse. Mais Andy Staunton en action se découvrait tout d’un missile à tête chercheuse : il pivota sur ses talons avec la sensation qu’un manteau de froideur sans émotion l’enveloppait… sensation que Roland aurait également reconnue pour s’être maintes fois trouvé dans une situation similaire.

Andy prit une légère avance sur la silhouette en mouvement puis pressa la détente de son .38. Il vit l’homme au costume bleu tournoyer en tentant de rester debout. Puis il le vit s’écrouler à terre alors que les gens — ceux-là mêmes qui, quelques instants plus tôt, ne s’occupaient que de survivre au trajet qui les ramenait chez eux — se mettaient à hurler et à s’égailler comme des cailles, soudain conscients de dangers d’une autre ampleur que celui de mourir étouffé dans une rame surchargée.

— Putain de merde, collègue, fit Norris Weaver. Tu l’as vraiment soufflé comme une bougie.

— Je sais, dit Andy d’une voix ferme qui aurait suscité l’admiration de Roland. Allons voir qui c’était.

11

Je suis mort ! braillait le Pousseur. Vous avez réussi à me faire tuer et je suis mort, je suis…

Non, répondit le Pistolero.

Par des yeux réduits à deux fentes, il regardait approcher les deux flics, le revolver toujours sorti. Ils étaient plus jeunes et plus rapides que ceux qui avaient monté la garde près du magasin d’armes. Plus rapides, à coup sûr. Et au moins l’un d’entre eux était un tireur d’élite. L’hôte de Roland — et Roland par voie de conséquence — aurait dû être mort, mourant, ou grièvement blessé. Andy Staunton avait tiré pour tuer mais, si sa balle s’était foré un chemin dans le revers de la veste, elle n’avait pas été plus loin que la poche de chemise. Les deux hommes qui se partageaient ce corps, l’apparent et le caché, avaient eu la vie sauve grâce au briquet de Jack Mort.

Mort ne fumait pas, mais comme son patron — dont, l’année prochaine à cette même date, il avait bon espoir d’occuper la place — était un fumeur invétéré, Mort avait consacré deux cents dollars à l’achat chez Dunhill d’un briquet d’argent. Il n’allumait pas toutes les cigarettes que M. Framingham se fourrait dans le bec quand ils étaient ensemble — ce qui l’aurait par trop fait ressembler à un vulgaire lèche-cul — mais seulement une de temps à autre… et, en règle générale, quand ils étaient en présence d’un de leurs supérieurs dans la compagnie, de quelqu’un susceptible d’apprécier : primo, la tranquille courtoisie de Jack Mort, secundo, le bon goût de Jack Mort.

Les Positifs mettaient toutes les chances de leur côté.

En l’occurrence, mettre toutes les chances de son côté venait de sauver tant sa vie que celle de Roland. La balle jaillie du .38 de Staunton avait frappé le briquet d’argent au lieu du cœur de Mort.

Il n’en était pas moins blessé, bien sûr. Se recevoir un pruneau de gros calibre exclut de s’en tirer indemne. Le briquet s’était trouvé assez profondément repoussé dans sa poitrine pour y créer un trou. Il s’était aplati puis avait volé en éclats, creusant des ornières superficielles dans l’épiderme de Mort, l’un de ces projectiles ayant nettement tranché son téton gauche. Chauffée à blanc, la balle avait également embrasé la mèche imbibée d’essence. Le Pistolero n’en conservait pas moins une immobilité parfaite alors qu’approchaient ses deux pairs en ce monde. Celui qui n’avait pas tiré disait aux gens de reculer… de rester à distance, putain de merde !

J’ai pris feu, hurla Mort. Je brûle. Éteins ça ! Mais qu’est-ce que tu attends pour étein…

Roland restait couché sur le ventre, sans un geste, à l’écoute des crissements sous les pas des pistoleros, ne prêtant nulle attention aux cris de Mort, tâchant de faire de même à l’égard du feu qui couvait dans sa poitrine et de l’odeur de chair grillée qui se répandait.

Il sentit un pied s’introduire sous sa cage thoracique et le soulever ; il se laissa mollement retourner sur le dos. Jack Mort avait les yeux ouverts, les traits flasques. En dépit de la cuisante douleur qu’infligeaient à son corps inerte les vestiges du briquet, rien ne trahissait qu’à l’intérieur un homme hurlait, hystérique.

— Mon Dieu, murmura un badaud, c’est une balle traçante que vous lui avez tirée dessus, mec ?

Un mince filet de fumée montait du trou dans le revers de la veste de Mort, plus diffuse était celle qui s’échappait de par-dessous le revers. L’odeur de barbecue s’accentua quand, dans le briquet broyé, la mèche prit vraiment feu.

Puis Andy Staunton, qui pouvait jusqu’alors s’enorgueillir d’un sans-faute, commit là son unique erreur, une erreur pour laquelle Cort l’eût renvoyé chez lui l’oreille enflée en dépit de son admirable comportement, vu qu’il n’en fallait bien souvent pas plus, lui aurait-il dit, pour causer la mort d’un homme. Staunton avait été capable de tirer sur le type — ce qu’aucun flic n’est réellement sûr de pouvoir faire avant d’être en situation de confrontation directe —, mais la pensée que sa balle avait mis le feu au type en question l’emplissait d’une horreur irraisonnée. Il se pencha donc imprudemment sur l’homme et le pied du Pistolero s’écrasa dans son ventre, avant que Staunton ait eu le temps d’observer les étincelles de vie consciente flamboyant encore dans ces yeux qui auraient dû être morts.

Andy Staunton partit à la renverse, bousculant son coéquipier alors que le .38 lui échappait. Weaver ne s’en accrocha que plus fermement au sien mais il était encore empêtré avec Staunton quand il entendit un coup de feu et constata que son arme avait disparu comme par magie. La main qui l’avait tenue était aussi insensible que si elle avait reçu à pleine volée le marteau d’un forgeron.

Le type en costard bleu se leva, les regarda un moment et dit :

— Vous êtes bons. Bien meilleurs que les autres. Je vais donc vous donner un conseil : ne vous avisez pas de me suivre. J’en ai presque terminé ici, et ça m’embêterait d’avoir à vous tuer.

Puis il leur tourna le dos et s’engouffra dans le métro.

12

L’escalier était encombré de gens qui avaient inversé leur trajectoire descendante quand cris et coups de feu avaient déchiré l’ordinaire brouhaha. Tous, irrésistiblement, ils étaient retournés vers la surface, animés par ce morbide — et spécifique — désir new-yorkais de contempler des flaques de sang souillant l’asphalte de leur cité. Toutefois, ils trouvaient le moyen de reculer devant l’homme en costume bleu qui dévalait les marches à contre-courant. Cela n’avait rien d’étonnant : il tenait un revolver à la main et en avait un autre sur la hanche.


Et il était en feu.

13

Roland restait indifférent aux cris de douleur de Mort dont la veste, la chemise et le T-shirt brûlaient maintenant à flammes plus vives tandis que le briquet commençait à fondre et que d’ardentes gouttes d’argent roulaient jusqu’à son ventre.

Des remous d’air vicié venaient frapper ses narines ; le grondement d’une rame approchante lui emplissait les oreilles.

C’était presque l’heure, celle de tirer la troisième carte ou les perdre toutes. Encore une fois, il eut l’impression de sentir les mondes trembler et chanceler autour de lui.

Déboulant sur le quai, il jeta le 38, défit la ceinture du pantalon de Mort et le baissa, révélant un caleçon blanc qui tenait de la culotte sexy. Il n’avait pas le temps de s’attarder sur cette bizarrerie. Ralentirait-il le mouvement que la perspective d’être transformé en torche vivante ne cesserait de l’inquiéter : les boîtes de munitions qu’il avait achetées allaient bientôt être portées à une température telle qu’elles exploseraient et lui avec.

Il les transféra dans le caleçon où le flacon de Keflex les rejoignit. Les dessous de fille offraient à présent plus d’une bosse grotesque. Ensuite, il se débarrassa de la veste en flammes mais ne se préoccupa nullement d’ôter une chemise pourtant tout aussi dangereuse.

Il entendait le train rugir dans le tunnel, en voyait déjà la clarté. Bien que n’ayant aucun moyen de savoir que c’était une rame empruntant cette même ligne qui était passée sur Odetta, il le savait quand même. En ce qui concernait la Tour, le destin pouvait se révéler miséricordieux comme ce briquet qui lui avait sauvé la vie, et cruel aussi comme le brasier qu’un tel miracle avait allumé. Il suivait, à l’instar du train dont les roues se ruaient vers lui sur les rails, une trajectoire à la fois logique et d’une brutalité inouïe, course contre laquelle acier et douceur seuls pouvaient se poser en obstacle.

Il remonta le pantalon de Mort et se remit à courir, à peine conscient que la foule s’éparpillait sur son passage. Dans le courant d’air qui l’alimentait, le feu gagna son col de chemise puis ses cheveux. Les boîtes de balles dans le sous-vêtement de Mort lui battaient les couilles, les broyaient ; d’atroces élancements lui percèrent les entrailles. Il enjamba le tourniquet, homme qui se muait en météore. Éteins-moi ! hurlait Mort. Éteins-moi avant que je sois brûlé vif !

C’est ce qui devrait se passer, lui répondit le Pistolero, glacial. Mais tu vas connaître un sort autrement plus doux que celui que tu mérites.

Qu’est-ce que tu veux dire ? Quel sort ?

Roland s’abstint d’en dire plus, rompit en fait tout contact avec son hôte alors qu’il redoublait de vitesse vers le bord du quai. Une des boîtes tenta de s’échapper de la ridicule petite culotte de Mort et il se plaqua la main sur les parties pour la retenir.

Toute sa puissance mentale se concentra sur la Dame. Il ignorait si un tel ordre télépathique avait des chances d’être entendu et, si c’était le cas, quelle contrainte il pourrait exercer sur sa destinataire, mais il décocha quand même un trait de pensée vif et acéré.

LA PORTE ! REGARDE PAR LA PORTE ! LÀ ! TOUT DE SUITE !

Le vacarme du train envahit le monde. Une femme hurla : « Mon Dieu ! Il va sauter ! » Une main s’abattit sur son épaule et tenta de le retenir. Puis Roland poussa le corps de Jack Mort par-delà la ligne jaune et par-dessus le bord du quai. Il tomba devant la masse de métal qui fonçait sur lui, tomba les deux mains dans l’entrejambe, retenant le bagage qu’il avait à rapporter… qu’il rapporterait à la condition d’être assez rapide pour sortir de Mort au tout dernier instant. Et, alors qu’il tombait, il l’appela, les appela de nouveau :

ODETTA HOLMES ! DETTA WALKER ! REGARDEZ !
C’EST MAINTENANT QU’IL FAUT REGARDER !

Tout son être était tendu dans cet appel quand la rame fut sur lui, impitoyable. Il tourna la tête, regarda par la porte.

Et y vit le visage de la Dame.

Les visages !

Il voyait simultanément les deux visages…

Non ! hurla Mort, et dans l’ultime dernière fraction de seconde avant que le train ne lui passât dessus, ne le sectionnât non au-dessus des genoux mais au niveau de la taille, Roland s’élança vers la porte et la franchit.

Jack Mort mourut seul.

Munitions et pilules se matérialisèrent près du corps physique du Pistolero et ses mains se tendirent vers elles, convulsives, les saisirent puis les relâchèrent. Il s’astreignit à se lever, conscient de revêtir à présent sa dépouille souffrante et palpitante, conscient des hurlements d’Eddie Dean, de ce que la Dame hurlait aussi mais avec deux voix différentes. Il posa sur elle un bref regard qui confirma ce qu’il venait d’entendre : il n’y avait plus une femme mais deux. Pareillement infirmes, dotées du même teint sombre et d’une égale beauté. Il n’en restait pas moins que l’une d’elles était une horrible sorcière, la laideur de son âme non point dissimulée mais rehaussée par l’extrême grâce de ses traits.

Roland contempla ces jumelles qui, en fait, n’en étaient pas, qui n’avaient d’autre lien que d’être les images positive et négative d’une même femme. Il riva sur elles un regard fiévreux, hypnotique.

Puis Eddie poussa un nouveau cri et le Pistolero vit les ho-marstruosités s’extraire des vagues pour se traîner vers l’endroit où Detta avait abandonné le jeune homme troussé comme une volaille et sans défense.

14

Detta se vit par l’ouverture entre les mondes, se vit par ses propres yeux, se vit par ceux du Pistolero, et son sentiment de dislocation fut aussi soudain que celui éprouvé par Eddie mais en beaucoup plus violent.

Elle était ici.

Elle était là-bas dans les yeux du Pistolero.

Elle entendait se ruer la rame de métro.

Odetta ! cria-t-elle, comprenant tout, soudain : ce qu’elle était et quand c’était arrivé.

Detta ! cria-t-elle, comprenant tout, soudain : ce qu’elle était et qui en était responsable.

Suivit la fugitive sensation d’être retournée comme un gant… puis une autre, mille fois plus torturante.

Celle de se déchirer.

15

Roland descendit par embardées la courte pente vers l’endroit où gisait Eddie. Ses mouvements étaient ceux d’un homme qui aurait perdu ses os. Un des monstrueux crustacés tendit une pince menaçante vers Eddie qui hurla. D’un coup de botte, le Pistolero repoussa l’animal, puis se pencha et saisit le jeune homme par les bras. Il commença de le tirer en arrière… mais c’était un peu tard, et il était trop faible : ils allaient avoir Eddie, ouais, ils allaient même les avoir tous les deux…

Eddie cria encore quand l’une des horribles créatures lui demanda : I-ce que chic ? avant d’arracher un lambeau de son jean et un morceau de chair du même coup. Il voulut réitérer ce cri mais rien ne sortit de sa gorge, sinon un gargouillis étranglé. Le nœud coulant de Detta faisait son office.

Les monstres resserraient à présent leur demi-cercle dans un horrible cliquetis de pinces. Le Pistolero investit ses ultimes vestiges d’énergie dans une dernière traction… qui le fit basculer à la renverse. Il les entendit s’approcher, poser leurs maudites questions, ouvrir et fermer leurs pinces. Ce n’était peut-être pas si mal, songea Roland. Il avait joué son va-tout, et c’était là tout ce qu’il avait perdu.

Le tonnerre de ses propres armes l’emplit d’un émerveillement ébahi.

16

Les deux femmes gisaient face à face, le torse redressé comme des serpents prêts à mordre, les doigts porteurs des mêmes empreintes noués autour de leur gorge aux plis identiques.

Cette femme essayait de la tuer, mais elle n’avait pas plus de réalité que n’en avait eu la petite fille de jadis : elle n’était qu’un rêve né d’avoir reçu cette brique sur la tête… et voilà que ce rêve s’accrochait pourtant à sa gorge et tentait de la tuer pendant que le Pistolero s’efforçait de sauver son ami. Le rêve fait réalité hurlait des obscénités en lui couvrant le visage de chaude salive : « Oui, j’ai volé le plat bleu parce que cette femme m’avait laissée toute seule à l’hôpital et puis parce que je n’avais jamais rien eu à moi qui soit classe et je l’ai cassé parce que j’avais besoin de le faire et quand je voyais un garçon blanc je faisais pareil parce que j’en avais besoin oui je faisais du mal aux garçons blancs parce qu’il fallait qu’ils aient mal et je vole dans des magasins qui ne vendent que des choses classes pour les Blancs pendant que nos frères et nos sœurs crèvent de faim à Harlem et que les rats bouffent leurs bébés, c’est moi, salope, c’est moi la seule, moi qui… moi… moi ! »

Tue-la, se dit Odetta, et elle s’en savait incapable.

Elle ne pouvait pas plus tuer la sorcière et survivre que la sorcière ne pouvait la tuer et s’en tirer à si bon compte. Elles allaient s’entre-tuer pendant qu’Eddie et ce…

(Roland)/(Vraiment Méchant)

… lui qui les avait tirés de leur monde se faisaient dévorer vivants un peu plus bas sur la grève. Ils allaient tous mourir. Ou alors, elle pouvait.

(Amour)/(haine) lâcher.

Odetta lâcha la gorge de Detta, indifférente aux mains qui serraient la sienne, aux pouces qui lui coupaient la respiration. Au lieu de tendre les bras pour s’accrocher au cou de l’autre, elle les ouvrit pour l’enlacer.

— Non ! hurla Detta, mais dans un cri d’une infinie complexité, où se mêlaient horreur et gratitude. Fous-moi la paix, salope ! Tu me fous la paix et c’est t…

Odetta n’avait plus de voix pour lui répondre. Alors que Roland repoussait d’un coup de pied le premier assaillant et qu’une autre homarstruosité réussissait à se tailler un bifteck sur la cuisse d’Eddie, elle ne put que chuchoter à l’oreille de la harpie :

— Je t’aime.

Un moment, les doigts continuèrent de serrer… puis ils se relâchèrent.

Disparus.

De nouveau la sensation d’être retournée comme un gant, puis soudain, merveilleuse, celle d’être entière. Pour la première fois depuis qu’un nommé Jack Mort avait laissé tomber une brique sur la tête d’une fillette qui n’était là pour la recevoir que parce qu’un chauffeur de taxi blanc s’était empressé de redémarrer après un bref regard sur eux (et que son père, dans son orgueil, avait refusé d’en appeler un autre par peur d’essuyer un second refus), elle se sentait former un tout. Elle était Odetta Holmes, mais alors, l’autre… ?

Magne-toi, salope ! lui gueula Detta… à ceci près que c’était toujours sa voix : elle et Detta avaient fusionné. Elle avait été une, elle avait été deux, le Pistolero venait d’extraire d’elle une troisième. Magne-toi ou ils vont se retrouver dans le ventre de ces bestioles !

Elle regarda les boîtes de cartouches. Trop tard. Le temps de recharger les revolvers, ce serait déjà fini. Il ne lui restait que l’espoir.

Mais reste-t-il jamais autre chose ? se demanda-t-elle, et elle dégaina.

Et le tonnerre emplit soudain ses mains brunes.

17

Eddie vit surgir au-dessus de lui une homarstruosité, des yeux comme des billes dépolies qui n’en brillaient pas moins d’une vie hideuse, des pinces qui s’abaissaient vers son visage.

— O-ce qu… commença la créature, puis elle partit en arrière, explosion de matières plus ou moins solides.

Roland, lui, en vit une sur sa gauche. Je peux dire adieu à mon autre main, pensait-il quand il ne resta plus de l’horreur qu’une masse indistincte de vertes entrailles et de fragments de carapace.

Il se retourna et vit une femme d’une beauté à couper le souffle, dans une rage à vous glacer les sangs.

— Allez-y, bande d’enculés ! hurlait-elle. App’ochez ! Essayez de les bouffer que je vous fasse sauter la t’onche, que vous en ayez les yeux qui ’esso’tent pa’l’t’ou du cul !

Une troisième balle repoussa l’homarstruosité qui était remontée entre les jambes écartées d’Eddie, s’apprêtant à faire coup double, se nourrir et le châtrer.

L’intelligence rudimentaire que Roland avait soupçonnée chez ces créatures était à présent manifeste :

Elles fuyaient.

Si le percuteur d’un des revolvers finit par tomber sur une balle défectueuse, le coup suivant réduisit une quatrième horreur en bouillie.

Les autres n’en battirent que plus vite en retraite vers la mer. Elles semblaient avoir perdu tout appétit.

Entre-temps, Eddie s’étranglait.

Roland luttait avec la corde profondément sertie dans le cou du jeune homme mais voyait son visage virer peu à peu du violet au noir, entendait faiblir les petits cris.

Puis ses mains furent écartées par d’autres plus vigoureuses.

— Je m’en occupe.

Il y avait un couteau dans l’une de ces mains… son couteau.

Tu t’occupes de quoi ? pensa-t-il avant de perdre conscience. Que comptes-tu faire maintenant que nous sommes tous deux à ta merci ?

— Qui es-tu ? réussit-il à chuchoter alors que déjà l’enveloppaient des ténèbres plus noires que la nuit.

— Je suis trois femmes, l’entendit-il répondre, et c’était comme si elle lui parlait du fond de la margelle d’un puits dans lequel il tombait. Celle que j’étais, celle qui existait en moi sans en avoir le droit et celle que tu as sauvée. Merci, pistolero.

Elle l’embrassa sur les lèvres. Il en eut encore conscience mais, dans le long temps qui suivit, n’eut plus conscience de rien.

BRASSAGE FINAL

1

Pour la première fois dans une période de temps qui semblait s’être étirée sur mille ans, le Pistolero ne pensait pas à la Tour Sombre. Il était totalement concentré sur le daim qui était descendu s’abreuver à cette mare dans la clairière.

Il visa de la main gauche par-dessus le tronc d’un arbre abattu.

Viande, se dit-il, puis il tira tandis qu’un afflux de salive lui déferlait dans la bouche.

Raté, se dit-il encore dans la milliseconde qui suivit la détonation. C’est fini. Toute mon adresse s’est envolée.

Le daim s’écroula mort au bord de l’eau.

La Tour allait bientôt reprendre entière possession de son esprit mais, pour l’heure, il ne s’y trouvait que gratitude envers les dieux pour ses compétences intactes et la pensée de la viande, de la viande, de la viande. Il rengaina le revolver — le seul qu’il portât, désormais — et enjamba le tronc derrière lequel il avait patiemment attendu que l’après-midi tirât à sa fin, ramenant vers la mare, avec le crépuscule, quelque chose d’assez gros pour les nourrir.

Je vais mieux, songea-t-il avec quelque surprise alors qu’il tirait son couteau. Je vais réellement mieux.

Il ne vit pas la femme qui, debout derrière lui, le jaugeait du regard.

2

Dans les six jours qui avaient suivi la confrontation sur l’extrémité septentrionale de la plage, ils avaient continué à ne manger que de la chair de homard et à ne boire que l’eau saumâtre des ruisseaux. De cette période — vécue dans la confusion du délire —, Roland ne gardait que des souvenirs épars, entre autres celui d’avoir appelé Eddie tantôt Alain tantôt Cuthbert et celui de s’être obstiné à ne jamais nommer la femme autrement que Susan.

Puis, sa fièvre étant peu à peu tombée, ils avaient entamé leur lente et pénible ascension dans les collines. Il y avait des moments où c’était la femme qu’Eddie poussait dans le fauteuil, d’autres où c’était Roland, et le jeune homme la portait alors sur son dos, les bras lâchement noués autour de son cou. La plupart du temps, il était même impossible que quiconque occupât le fauteuil et leur progression s’en trouvait ralentie. Roland mesurait à quel point Eddie était exténué. La femme aussi. Mais Eddie ne se plaignait jamais.

Ils ne manquaient pas de nourriture. Durant ces jours que Roland avait passés entre la vie et la mort, brûlant de fièvre, revenant encore et encore sur des temps révolus, sur des êtres disparus, Eddie et la femme avaient chassé avec une égale constance. À la longue, les homarstruosités s’étaient tenues à bonne distance de ces dangereux bipèdes, mais pas avant que ceux-ci ne se fussent constitué une bonne réserve de leur chair. Puis, s’enfonçant dans les collines, ils avaient fini par rencontrer des plantes et s’étaient jetés dessus, affamés qu’ils étaient de verdure, et ce changement de régime avait entraîné la résorption progressive de leurs boutons et autres affections cutanées. Certaines herbes étaient amères, d’autres sucrées, mais ils les mangeaient toutes sans se soucier de leur goût… toutes, sauf une.

Le Pistolero s’était éveillé d’une somnolence exténuée pour voir la femme arracher une herbe qu’il ne reconnaissait que trop.

— Non ! Pas celle-là ! Jamais ! Grave son image dans ta mémoire ! Tu ne dois jamais en cueillir !

Elle était restée un long moment à le regarder puis elle avait jeté son indésirable cueillette sans demander la moindre explication.

Le Pistolero s’était recouché, glacé d’effroi rétrospectif. Si, parmi toutes ces plantes, il en était qui pouvaient les tuer, celle que la femme avait cueillie l’aurait à coup sûr damnée. Il y avait reconnu un pied d’herbe du diable.

Le Keflex avait déclenché dans ses entrailles une émeute qui, il le savait, avait inquiété Eddie, mais l’apport de verdure y avait mis bon ordre.

Ils atteignirent enfin d’authentiques sous-bois, et le fracas de la Mer Occidentale se réduisit à un bourdon lointain qu’ils percevaient seulement lorsque le vent soufflait du bon côté.

Et maintenant… de la vraie viande.

3

Le Pistolero s’approcha et voulut vider le daim en tenant son couteau entre l’annulaire et le petit doigt de sa main droite. Pas moyen. Leur force était insuffisante. Il confia le travail à l’autre main et celle-ci se débrouilla, gauchement bien sûr, pour entailler l’animal du bas-ventre au sternum. Assez de sang s’échappa pour ne pas risquer qu’il se coagulât dans les chairs et les corrompît… mais c’était quand même un mauvais coup de lame. Un gamin aurait fait mieux.

Il va te falloir acquérir un peu plus de dextérité, dit-il à sa main gauche, et il s’apprêtait à recommencer quand deux mains brunes se refermèrent sur la sienne et prirent le couteau.

Roland se retourna.

— Je vais m’en occuper, dit Susannah.

— Tu as déjà vidé une bête ?

— Non, mais tu vas m’expliquer comment on fait.

— D’accord.

— De la viande, dit-elle, et elle lui sourit.

— Oui, dit-il, lui rendant son sourire. De la viande.

— Qu’est-ce qui se passe ? leur cria Eddie resté au camp. J’ai entendu un coup de feu.

— On est en train de tuer le veau gras, lui cria-t-elle. Viens nous aider !

Le repas qu’ils firent un peu plus tard fut celui de deux rois et d’une reine, et, alors qu’il dérivait vers le sommeil, les yeux levés vers les étoiles, baigné dans la fraîcheur aseptique de cet air des hauteurs, il songea qu’il n’avait jamais été si près de la plénitude et que cela avait duré depuis bien trop d’années pour qu’il pût envisager d’en faire le compte.

Il s’endormit. Et rêva.

4

C’était la Tour. La Tour Sombre.

Elle se dressait sur l’horizon d’une vaste plaine couleur sang dans le violent décor d’un coucher de soleil. Ses parois de brique interdisaient d’en voir l’escalier qui, toujours plus haut, portait sa spirale mais on l’apercevait au travers des fenêtres qui s’étageaient le long des marches, laissant se découper les ombres de tous ceux qu’il avait connus. Toujours plus haut, ces fantômes poursuivaient leur ascension et le vent lui apportait le son de leurs voix qui l’appelaient par son nom.

Roland… viens… Roland… viens… viens… viens…

— J’arrive, murmura-t-il, et il s’éveilla, se redressa en sursaut, suant et tremblant comme si la fièvre le tenait encore.

— Roland ?

C’était Eddie.

— Oui.

— Un mauvais rêve ?

— Mauvais ou bon. Sombre, en tout cas.

— La Tour ?

— Oui.

Ils jetèrent un œil sur Susannah mais elle dormait toujours. Il y avait eu en un temps une femme nommée Odetta Susannah Holmes, puis une autre, plus tard, nommée Detta Susannah Walker. Il y en avait à présent une troisième : Susannah Dean.

Roland l’aimait parce qu’il la savait capable de se battre jusqu’au bout ; et il avait peur pour elle parce qu’il se savait capable de la sacrifier — comme de sacrifier Eddie — sans la moindre hésitation, sans un regard en arrière.

Pour la Tour.

Cette damnée Tour.

— C’est l’heure de ton médicament, dit Eddie.

— Je n’en veux plus.

— Prends-le et ferme-la.

Roland avala sa pilule et la fit passer avec une gorgée d’eau fraîche prise dans l’une des outres. Puis il rota, n’en eut cure : c’était un rot à la viande.

— Est-ce que tu sais où on va ? lui demanda Eddie.

— À la Tour.

— Ça, je sais, fit Eddie, mais moi, je suis comme un péquenot du Texas sans carte routière qui voudrait se rendre à Mal-au-Cul, en Alaska. Où est-ce ? Dans quelle direction ?

— Va me chercher ma bourse.

Eddie y alla. Susannah s’agita dans son sommeil et le jeune homme s’immobilisa, et les braises mourantes du feu de camp marquèrent ses traits d’aplats rouges et d’ombres noires. Quand elle fut de nouveau calme, il retourna vers Roland.

Roland fouilla dans le sac — désormais alourdi de munitions provenant de cet autre monde — et n’eut pas trop de mal à trouver ce qu’il cherchait dans les vestiges de sa vie passée.

La mâchoire.

La mâchoire de l’homme en noir.

— On va d’abord rester ici, dit-il, le temps que je me remette.

— Tu crois que tu t’en apercevras quand tu seras mieux ?

Roland eut un petit sourire. Les tremblements se raréfiaient et la brise nocturne épongeait sans peine la sueur perlant à son front, mais il gardait à l’esprit, intensément présentes, ces silhouettes de chevaliers et d’amis, d’amantes et d’ennemis de jadis, leur hélicoïdale ascension brièvement entrevue au travers des fenêtres, il revoyait s’étirer l’ombre de la Tour qui tenait ces ombres enfermées, ombre noire et interminable déchirant une plaine de sang, de mort et d’épreuves sans merci.

— Moi non, dit-il, puis désignant Susannah du menton : mais elle, oui.

— Et ensuite ?

Roland montra la mâchoire de Walter.

— Ceci parlera. (Il regarda Eddie.) Ça reparlera.

— C’est dangereux, fit le jeune homme, la voix neutre.

— Oui.

— Et pas seulement pour toi.

— Non.

— Je l’aime, tu sais ?

— Je sais.

— Si tu lui fais du mal…

— Je ferai ce que j’aurai à faire.

— Et nous, on ne compte pas, c’est ça ?

— Je vous aime.

Roland leva de nouveau les yeux vers son compagnon et celui-ci vit ses joues briller dans les dernières lueurs de leur feu de camp. Il pleurait.

— Ce n’est pas une réponse. Vas-tu continuer ou non ?

— Je continue.

— Jusqu’au bout ?

— Oui. Jusqu’au bout.

— Et quoi qu’il arrive.

Dans le regard d’Eddie, il y eut amour et haine, et toute la tendresse qu’un être désemparé, désespéré, peut offrir à l’esprit d’un autre, tout le désir, tout le besoin.

Le vent fit gémir les arbres.

— J’ai l’impression d’entendre Henry, enchaîna-t-il, luttant contre ses propres larmes : il avait horreur de chialer. Henry aussi avait sa tour, sauf qu’elle n’était pas sombre. Je t’en ai déjà parlé, souviens-toi. Nous étions frères, et des pistoleros je crois. On avait cette Tour Blanche et il m’a demandé de la chercher avec lui de la seule manière dont il pouvait me le demander, alors j’ai sauté en selle… parce que c’était mon frère, pigé ? On y est arrivés. On a trouvé la Tour Blanche. Seulement c’était du poison. Ça l’a tué. Ça m’aurait tué aussi. Tu as vu comment j’étais. Tu n’as pas fait que me sauver la vie. C’est ma putain d’âme que tu as sauvée. (Il saisit Roland et l’embrassa sur les joues, en goûta les larmes.) Alors quoi ? Dois-je remonter en selle ? Aller voir le mec ? (Le Pistolero s’abstint de répondre.) Car, même si je n’ai pas encore vu grand monde ici, je sais que ça ne va pas durer, que dès qu’il est question d’une Tour, il y a toujours un mec. Et on attend ce mec parce qu’on a besoin de le voir, et au bout du compte, c’est le fric qui parle et les emmerdes qui arrivent, peut-être même des bons et solides pruneaux qui parleront mieux que les mots. Donc, je répète : Alors quoi ? Remonter en selle ? Aller voir le mec ? Parce que, s’il faut que je me replonge dans la même merde, tu aurais mieux fait de me laisser me faire bouffer par les homards. (Il leva sur le Pistolero des yeux cernés de sombre.) Je me suis retrouvé plus bas que terre, et s’il y a une chose dont je me suis aperçu, c’est que je n’avais pas envie de mourir comme ça.

— Ce n’est pas pareil.

— Ah bon ? Tu ne vas tout de même pas me dire que tu n’es pas accro ?

Silence de Roland.

— Qui va débouler par une porte magique pour te sauver ? Tu le sais, toi ? Moi, je le sais. Personne. Tu as tiré tout ce que tu pouvais tirer. La seule chose que tu puisses tirer à compter de maintenant, c’est un putain de pistolet de son étui car c’est tout ce qui te reste. Exactement comme Balazar.

Silence de Roland.

— Tu veux que je te dise la seule chose que mon frère m’ait jamais apprise ?

— Oui.

Le Pistolero s’était penché, rivant son regard dans celui d’Eddie.

— Il m’a appris que, si l’on tuait ce qu’on aimait, on était damné.

— Je le suis déjà, répondit calmement Roland. Mais il se peut que même les damnés puissent être sauvés.

— Vas-tu nous faire tous tuer ?

Silence de Roland.

Eddie agrippa Roland par les haillons de sa chemise.

— Vas-tu la faire tuer, elle ?

— Nous mourrons tous à notre heure, dit le Pistolero. Il n’y a pas que le monde qui soit soumis au changement. (Ses yeux plongèrent dans ceux d’Eddie, leur bleu délavé presque ardoise dans cette lumière.) Mais nous atteindrons la splendeur. (Il marqua une pause.) Ce n’est pas seulement un monde qui est à conquérir, Eddie. Je ne risquerais ni ta vie ni la sienne — et je n’aurais pas permis que mourût l’enfant — s’il n’y avait eu que cela.

— De quoi tu parles ?

— De tout ce qui est, répondit le Pistolero, serein. On va y aller, Eddie. On va se battre. On va être blessés. Et à la fin, nous serons debout.

Maintenant, le silence était celui d’Eddie qui ne trouvait plus rien à dire.

Roland lui prit le bras en douceur.

— Même les damnés connaissent l’amour, dit-il.

5

Eddie finit par aller s’étendre aux côtés de Susannah, cette troisième carte tirée par le Pistolero pour former un nouveau brelan. Roland, lui, resta éveillé à l’écoute des voix de la nuit cependant que le vent séchait les larmes sur ses joues.

Damnation ?

Salut ?

La Tour.

Il atteindrait la Tour Sombre et, là, chanterait leurs noms. Là, il chanterait leurs noms. Tous leurs noms.

Le soleil tacha l’orient d’un rose poussiéreux, et Roland, non plus dernier pistolero mais l’un des trois derniers, s’endormit et rêva ses rêves de colère où ne se faufilait que l’apaisement de ce seul fil bleu :

Là, je chanterai tous leurs noms !

FIN
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