LE PRISONNIER

CHAPITRE 1 La porte

1

Trois. C’est le chiffre de ton destin.

Trois ?

Oui, le trois est mystique. Le trois est au cœur de ta quête. Plus tard viendra un autre chiffre. Le chiffre d’aujourd’hui est le trois.

Quel trois ?

On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi s’obscurcit le miroir de la prophétie.

Dis-moi ce que tu peux.

Le premier est jeune, les cheveux noirs. Il se tient au bord du gouffre, le gouffre du vol et du meurtre. Un démon l’a envahi. Le nom de ce démon est HÉROÏNE.

Quel genre de démon ça peut être ? Je ne le connais pas, même dans les leçons de mon tuteur.

Il voulut parler mais n’avait plus de voix. Et la voix de l’oracle, cette Catin stellaire, cette Pute des Vents, s’était tue elle aussi. Il vit tomber une carte, voltigeant de nulle part à nulle part, tournant et retournant, paresseuse. Un babouin, souriant de toutes ses dents, se tenait sur l’épaule d’un jeune homme. Ce dernier levait la tête, les traits déformés par une représentation stylisée de l’effroi et de l’horreur. En y regardant de plus près, le Pistolero remarqua que le babouin était armé d’un fouet.

Le prisonnier, chuchota l’homme en noir (un homme en qui le Pistolero avait jadis eu confiance et qui s’appelait alors Walter). Un tantinet dérangeant, non ? Un tantinet dérangeant…

2

Le Pistolero s’éveilla en sursaut, interposant la protection dérisoire de sa main mutilée, sûr qu’un des monstrueux crustacés de la Mer Occidentale allait lui tomber dessus d’un instant à l’autre, le harceler désespérément dans sa langue étrangère tout en lui arrachant la figure.

Mais ce n’était qu’une mouette attirée par le jeu du soleil matinal sur les boutons de sa chemise. Effrayée par son geste, elle vira sur l’aile dans un cri paniqué.

Roland s’assit.

Des élancements dans la main, atroces, sans fin. La même chose dans le pied droit. Deux doigts et un orteil hurlant avec insistance qu’ils étaient toujours là. Une moitié de chemise disparue et ce qui en restait ressemblant à une veste en loques. Il en avait arraché un morceau pour se bander la main, l’autre pour se bander le pied.

Allez-vous-en, dit-il aux absents, à ses deux doigts, à son orteil. Vous n’êtes plus que des fantômes. Allez-vous-en.

Cela lui fit du bien… enfin, vaguement. C’étaient des fantômes, oui, mais des fantômes pleins de vitalité.

Il mangea de la viande séchée. Sa bouche n’en voulait guère, son estomac encore moins. Il se força. Quand il la perçut à l’intérieur de son corps, il se sentit un peu plus solide. Oh pas beaucoup, toutefois : il était bien près du fond.

Néanmoins il fallait agir.

Il se leva, chancelant, promena un regard autour de lui. Partout des oiseaux tournoyaient et plongeaient, mais il semblait partager avec eux l’exclusive propriété du monde. Les monstres à pinces n’étaient plus en vue. Peut-être s’agissait-il d’une espèce nocturne, ou portée par la marée. Pour l’heure, la distinction semblait sans importance.

La mer était énorme, se perdant à l’horizon dans des brumes bleuâtres, toute frontière entre elle et le ciel s’était effacée. Le Pistolero la contempla pendant un long moment, oubliant de souffrir. Il n’avait jamais vu tant d’eau. Il en avait bien sûr entendu parler, enfant, dans des contes, ou par ses maîtres — certains, en tout cas, l’avaient formellement attestée —, mais voir ce spectacle pour de vrai, cette immensité, cet éblouissement liquide après tant d’années de terres arides, voilà qui était difficilement acceptable… difficile à supporter, même.

Il la regarda longtemps, extasié, tout son corps n’était plus que regard, noyant momentanément sa douleur dans l’émerveillement.

Mais c’était le matin et il restait à faire.

Il chercha la mâchoire dans sa poche arrière, prit soin d’en approcher la main par la paume, afin d’éviter aux moignons tout contact avec l’os s’il était toujours là. Les sanglots infinis de la chair à vif se transformèrent néanmoins en hurlements insoutenables.

La mâchoire était là.

Parfait.

Ensuite :

Il déboucla non sans mal les ceinturons et les posa au soleil sur un rocher. Puis il prit les pistolets, en bascula les barillets, éjecta les balles inutiles. Un oiseau mit le cap sur la brillance de l’une d’elles, la ramassa ; puis il s’en désintéressa et reprit son essor.

Les revolvers mêmes réclamaient ses soins, les auraient réclamés en priorité si, dans ce monde comme dans tout autre, une arme à feu sans munitions n’était devenue aussi efficace qu’une matraque ou une massue. Il reprit donc les ceinturons, se bornant d’abord à les étaler sur ses genoux, laissant courir sur le cuir les doigts de sa main gauche.

Les ceinturons étaient trempés, depuis les boucles et les pattes de fixation jusqu’au point où ils se croisaient sur les hanches. À partir de là, le cuir était sec. Soigneusement, il extirpa les cartouches des alvéoles épargnées. Sa main droite exigeait de participer à l’ouvrage, oublieuse de son infirmité malgré la douleur, et il se surprit à la ramener sans cesse sur son genou comme un chien trop stupide ou trop obstiné pour rester au pied. Il fut à plusieurs reprises à deux doigts de s’administrer une tape sur la main.

Je pressens de sérieux ennuis, songea-t-il une fois de plus.

De ces balles qu’il espérait encore bonnes il fit un tas, tellement réduit que c’en était décourageant. Vingt. Dont certaines feraient long feu, presque à coup sûr. Il ne pouvait compter sur aucune. Il ôta les autres et en fit un second tas. Trente-sept.

Bon. Tu n’avais pas de quoi soutenir un siège, de toute manière, se dit-il, néanmoins sensible à l’énorme différence entre cinquante-sept balles fiables et… combien ? Vingt ? Dix ? Cinq ? Une ? Zéro, peut-être.

Il avait toujours sa bourse. C’était déjà ça. Il la posa sur les genoux et, lentement, entreprit de démonter les pistolets pour procéder au rituel du nettoyage. Deux heures s’étaient écoulées quand il termina enfin son travail. La douleur avait crû en intensité au point que la tête lui tournait, que toute pensée consciente présentait des difficultés insurmontables. Il avait sommeil. De sa vie entière, jamais il n’avait autant désiré dormir. Mais dans l’accomplissement du devoir, on ne pouvait accepter aucun prétexte pour se désister.

— Cort, dit-il d’une voix qu’il ne reconnut pas, puis il eut un rire sec.

Lentement, lentement, il remonta les revolvers, puis il les rechargea, puisant sur le tas de cartouches présumées sèches. Cela fait, il prit celui conçu pour sa main gauche, l’arma… puis, progressivement, rabaissa le chien. Il voulait savoir, oui. Savoir si presser la détente produirait une détonation satisfaisante ou seulement un nouveau clic inutile. Mais qu’aurait-il appris d’un clic ? Rien. Et d’une détonation ? Seulement que le nombre de ses balles s’était réduit de vingt à dix-neuf… ou de cinq à quatre… Peut-être même venait-il de gaspiller la dernière.

Il déchira un autre morceau de sa chemise, y plaça les munitions touchées par l’eau et noua les pans du tissu, utilisant à la fois ses dents et sa main gauche. Puis il rangea le paquet dans son sac.

Dors, exigea son corps. Dors, il le faut, maintenant, avant qu’il ne fasse noir. Tu es à bout de forces…

Il se releva et laissa remonter son regard sur la grève déserte. Elle avait la couleur d’un sous-vêtement trop longtemps tenu à l’écart de la lessive, et les coquilles qui la jonchaient se fondaient dans sa grisaille. Çà et là, saillant d’un sable grossier mêlé de galets, de gros rochers couverts de guano voyaient leurs anciennes couches, d’un jaune de dents fossiles, éclaboussées de blanc par les déjections plus fraîches.

Un cordon d’algues matérialisait la frontière des hautes eaux. Juste au-dessus de cette ligne, il vit des morceaux de sa botte droite et ses deux outres. C’était presque un miracle, songea-t-il, que ces dernières n’aient pas été emportées par les plus fortes vagues. Il se dirigea vers elles comme s’il marchait sur des œufs, boitant de manière prononcée. Il ramassa l’une des sacoches et la secoua. Si l’autre était vide, celle-ci contenait à l’évidence encore un peu d’eau. Bien des gens n’auraient pas fait la différence mais, pour le Pistolero, ces outres étaient depuis si longtemps ses compagnes de voyage qu’il n’aurait jamais pu les confondre, telle une mère incapable de confondre ses jumeaux. Il entendit le précieux liquide glouglouter à l’intérieur, don miraculeux. La créature qui l’avait attaqué — ou l’une de ses congénères — aurait facilement pu déchirer l’une ou l’autre de ces outres d’un simple coup de pince ou de bec. Mais monstres et marée, instruments du destin, s’étaient montrés cléments. De la créature même il ne restait trace, alors qu’elle avait trouvé la mort bien au-dessus de la limite des hautes eaux. Il se pouvait que d’autres prédateurs l’aient emportée, ou encore ses semblables pour des funérailles en mer — à l’instar des oliphontes, ces géants du bestiaire légendaire dont Roland, enfant, avait entendu dire qu’ils enterraient leurs morts.

Il souleva l’outre sur son coude gauche, but abondamment et sentit quelque énergie revenir en lui.

Sa botte droite était bien sûr dans un état lamentable mais une étincelle d’espoir jaillit en lui quand il la regarda de plus près. La chaussure même était entière — labourée, marquée, mais entière — et il serait peut-être possible, en coupant l’autre, de les apparier, d’en faire quelque chose qui durerait au moins quelque temps.

L’évanouissement le gagna. Il lutta contre lui mais ses genoux lâchèrent et il se retrouva assis par terre en train de se mordiller stupidement la langue.

Tu ne vas pas tomber dans les pommes ! s’admonesta-t-il. Pas ici, où un autre de ces monstres serait bien fichu de revenir cette nuit finir le boulot.

Il se releva, attacha l’outre vide autour de sa taille, et n’avait pas fait plus de trente pas vers l’endroit où il avait laissé ses revolvers et sa bourse quand il s’écroula de nouveau, à demi inconscient. Il resta étendu là un bon moment, une joue collée au sable, le bord d’un coquillage mordant sa chair, assez profond pour en tirer du sang. Puis il réussit à boire une gorgée d’eau et reprit sa progression, en rampant. Vingt mètres plus haut sur la pente, il y avait un arbre de Josué — rabougri, mais susceptible d’offrir au moins un peu d’ombre.

Vingt mètres firent à Roland l’effet de vingt lieues.

Toutefois, non sans mal, il finit par pousser les maigres vestiges de ses biens dans la flaque d’ombre et s’y renversa sur le dos, s’enfonçant déjà dans ce qui pouvait être le sommeil, un évanouissement ou la mort. Il interrogea le ciel, essayant de se faire une idée de l’heure. Pas encore midi mais l’exiguïté de son havre de fraîcheur lui en montrait la proximité. Il résista encore un peu, le temps d’amener son bras droit à la hauteur de ses yeux, d’y chercher les rouges lignes témoins de l’infection, du poison qui filtrait lentement mais sûrement vers le centre de son corps.

Sa paume était d’un rouge éteint. Mauvais signe.

Je me suis toujours branlé de la main gauche, pensa-t-il. C’est déjà ça.

Puis les ténèbres se refermèrent sur lui et il dormit pendant les seize heures suivantes avec, dans ses oreilles et dans ses rêves, l’incessant fracas de la Mer Occidentale.

3

Quand le Pistolero se réveilla, la mer était encore plongée dans l’ombre mais une vague lueur montait dans le ciel à l’est. Le matin était en route. Il se redressa. Des vagues de vertige l’assaillirent et faillirent le renvoyer au sol.

Il baissa la tête et attendit.

Quand le malaise fut passé, il regarda sa main. Aucun doute, c’était infecté : rouge, enflé, prenant toute la paume et le poignet. Pas plus haut pour l’instant, mais il distinguait l’esquisse d’autres lignes qui finiraient par atteindre le cœur, et par le tuer.

Il me faut un médicament. Mais où en trouver ici ?

N’était-il venu si loin que pour y mourir ? Jamais ! Et s’il devait périr malgré sa détermination, ce serait au moins sur le chemin de la Tour.

Quel être d’exception tu fais, pistolero ! Comme tu es indomptable, ricana la voix de l’homme en noir dans sa tête. Romantique dans ta stupide obsession !

— Va te faire foutre, croassa-t-il, puis il but.

Il ne restait pas grand-chose. Il avait toute une mer en face de lui, de l’eau, de l’eau partout, et pas une goutte à boire. Allez, passe à autre chose !

Il boucla ses ceinturons, attacha les étuis à ses cuisses — manœuvre qui dura si longtemps que quand il eut fini, les premières lueurs de l’aube éclairaient déjà le ciel de l’après-nuit — et tenta alors de se mettre debout. Il lui fallut attendre d’y être arrivé pour avoir la conviction que c’était faisable.

S’accrochant de la main gauche à l’arbre de Josué, il ramassa l’outre pas tout à fait vide, la prit en bandoulière, puis répéta l’opération avec le sac. Quand il se redressa, une faiblesse le submergea une nouvelle fois. Il courba la tête et attendit, tendu, déterminé à vaincre.

Le malaise passa.

Du pas zigzaguant d’un homme au dernier stade de l’ivresse ambulatoire, le Pistolero redescendit vers la plage. Il s’y planta face à l’océan couleur vin de mûre et sortit de sa bourse la dernière lanière de viande séchée, qu’il mangea à moitié. Sa bouche et son estomac se montrèrent cette fois un peu moins difficiles. Puis le Pistolero se retourna et commença de grignoter l’autre moitié en regardant le soleil se lever au-dessus des montagnes où Jake avait péri — comme s’il s’accrochait d’abord aux arêtes cruelles et dénudées des sommets avant de s’élever enfin bien au-dessus des cimes.

Roland offrit son visage à la caresse du soleil, ferma les yeux et sourit. Il termina sa viande.

Et pensa :

Parfait. Je n’ai plus rien à manger maintenant. J’ai deux doigts et un orteil de moins qu’à ma naissance. Je suis un pistolero dont les balles pourraient très bien refuser de partir. Je suis malade parce que j’ai été mordu par un monstre et je ne dispose d’aucun remède. Avec un peu de chance, j’ai encore de l’eau pour un jour. Je suis peut-être capable de couvrir quatre ou cinq lieues, mais seulement si je bats le rappel de mes ultimes ressources. Bref, je suis un homme au bord de n’importe quoi.

Quelle direction prendre ? Il venait de l’est et ne pouvait poursuivre vers l’ouest sans les pouvoirs d’un saint ou d’un sauveur. Restaient le nord et le sud.

Le nord.

Telle fut la réponse que lui dicta son cœur. Une réponse sans l’ombre d’une interrogation.

Le nord, donc.

Le Pistolero se mit en marche.

4

Il marcha trois heures, tomba deux fois, et la seconde il crut ne jamais devoir se relever. Puis une vague monta vers lui, assez près pour lui rappeler ses armes, et il fut debout d’un bond, sur des jambes qui vibraient comme s’il chevauchait des échasses.

Il se dit qu’il avait peut-être marché sur un peu plus d’une lieue durant ces trois heures. Le soleil commençait à chauffer, mais pas assez pour expliquer le martèlement du sang dans son crâne ou la sueur qui lui ruisselait sur le visage, pas plus que la brise marine n’était assez forte pour justifier ces frissons qui le saisissaient de temps à autre, lui donnaient la chair de poule et le faisaient claquer des dents.

La fièvre, pistolero, ricana l’homme en noir. Ce qui restait de toi s’est embrasé.

Le rouge faisceau de l’infection était à présent plus net, remontant du poignet jusqu’au renflement de l’avant-bras.

Il couvrit un autre mille et vida sa deuxième outre, puis il l’attacha alors autour de sa taille avec l’autre. Le paysage était désagréablement monotone : la mer à sa droite, les montagnes à sa gauche, le sable gris jonché de coquilles sous la semelle de ses bottes rognées. Et le va-et-vient des vagues. À l’affût d’éventuelles homarstruosités, il n’en vit aucune. Il sortait de nulle part, cheminait vers nulle part, venu d’un autre temps, ayant atteint, semblait-il, un terme inutile.

Peu avant midi, nouvelle chute, et la certitude que c’était la dernière. Ici, donc. La fin, après tout.

À quatre pattes, il redressa la tête, boxeur groggy… et plus loin, peut-être à un mille, peut-être à trois — difficile d’évaluer les distances sur cette bande de sable au décor immuable, avec la fièvre qui le travaillait au corps, et faisait jaillir les globes de ses yeux hors de leurs orbites —, il vit quelque chose de vertical qui tranchait sur la grève. Quoi ?

(trois)

Aucune importance.

(c’est le chiffre de ton destin)

Il réussit à se remettre debout, croassa quelque chose — plainte que, dans leurs cercles incessants, les oiseaux marins seuls purent entendre (et le plaisir qu’ils auraient à m’arracher les yeux de la tête, songea-t-il, l’aubaine ! Un tel morceau de choix !) — puis reprit sa marche, dans des zigzags de plus en plus prononcés, dessinant derrière lui boucles et méandres.

Son regard restait rivé sur cette chose verticale droit devant. Quand ses cheveux lui tombaient dans les yeux, il les rejetait en arrière. Ça ne semblait ni grandir ni se rapprocher. Le soleil atteignit la clé de voûte du ciel et parut s’y attarder bien trop longtemps. Roland s’imagina retourné dans le désert, quelque part entre la bicoque du dernier frontalier

(fruits musicaux, plus t’en manges, plus tu joues du pipeau)

et le relais où le gamin

(ton Isaac)

avait attendu sa venue.

Ses genoux plièrent, se raidirent, plièrent et se raidirent encore. Quand ses cheveux revinrent obstruer son champ de vision, cette fois il ne prit même plus la peine de les écarter ; il n’en avait plus la force. Il continua de fixer l’objet qui projetait maintenant une ombre étroite vers les hauteurs et continua de marcher.

À présent, il avait fini par comprendre, fièvre ou pas, ce dont il s’agissait.

C’était une porte.

Moins d’un quart de mille l’en séparait quand ses genoux faiblirent de nouveau. Il ne put cette fois se redresser à temps et tomba. Sa main droite griffa le sable et les deux moignons s’indignèrent du contact avec cette substance abrasive qui arrachait leur chair à vif. Ils recommencèrent de saigner.

Il poursuivit donc à quatre pattes, les oreilles résonnant du cycle répété de ruées, de rugissements et de replis de la Mer Occidentale. Il progressait sur les coudes et les genoux, creusant de profondes ornières au-dessus de la guirlande de varech marquant la laisse de haute mer. Il se dit qu’un vent fort devait toujours souffler — sinon pourquoi aurait-il continué de trembler ainsi ? — mais il ne percevait nul autre déplacement d’air que les bourrasques rauques, happées et rejetées par ses poumons.

La porte se rapprocha.

Se rapprocha encore.

Enfin, vers trois heures dans l’après-midi de cette longue journée de délire, tandis que son ombre commençait de s’étirer à sa gauche, il atteignit la porte. Il s’assit sur les talons et posa sur elle un regard las.

Elle était haute d’une toise, et semblait faite de bois de fer massif, bien qu’il n’y eût probablement aucun arbre de fer à moins de deux cents lieues de là. La poignée paraissait toute en or et le métal précieux était travaillé d’un filigrane étrange que le Pistolero déchiffra enfin : c’était le faciès grimaçant d’un babouin.

Pas de trou de serrure dans ce bouton de porte, ni au-dessus, ni au-dessous.

Des gonds en revanche, mais qui ne s’articulaient sur rien… ou donnaient du moins cette impression, pensa-t-il. C’est là un mystère des plus admirable, mais quelle importance, au fond ? Tu es en train de mourir. Et c’est ton propre mystère qui vient à toi — le seul qui compte pour tout être humain quand il approche de la fin.

Pourtant… tout bien considéré, ce mystère-là semblait avoir de l’importance.

Cette porte. Qui se dressait là où nulle porte n’aurait dû se trouver. Banalement posée sur ce sable grisâtre à quelque dix pas des marées les plus hautes, apparemment aussi éternelle que la mer elle-même, projetant vers l’est l’ombre oblique de son épaisseur alors que déclinait le soleil.

Écrits en lettres noires aux deux tiers du panneau, dans les caractères mêmes du Haut Parler, deux mots :

LE PRISONNIER

Un démon l’a envahi. Le nom de ce démon est HÉROÏNE.

Le Pistolero perçut un bourdonnement bas et l’imputa tout d’abord au vent ou à la fièvre qui le rongeait. Mais il lui fallut se rendre à l’évidence : il s’agissait d’un bruit de moteur… et qui provenait de derrière la porte.

Ouvre-la donc. Elle n’est pas fermée. Tu sais qu’elle n’est pas fermée.

Mais au lieu de l’ouvrir, il se releva sans élégance et la contourna par en haut, allant voir de l’autre côté.

Il n’y avait pas d’autre côté.

Rien que la plage grise, à l’infini. Rien que les vagues, les coquillages, la laisse de haute mer et ses propres traces, la traînée de ses genoux, les trous de ses coudes. Ses yeux retournèrent sur l’emplacement de la porte absente et s’écarquillèrent un peu. Si la porte avait disparu, son ombre demeurait.

Il amorça un geste de la main droite — oh ! comme elle était lente à comprendre quel serait désormais le rôle amputé qui lui restait —, la laissa retomber, leva la main gauche et, à tâtons, chercha une résistance.

Même si je sens quelque chose, ce sera comme frapper contre rien, pensa le Pistolero. Voilà qui ferait une expérience intéressante, avant de mourir.

Sa main continua de rencontrer de l’air longtemps après avoir dépassé le point où — même invisible — la porte aurait dû se dresser.

Rien sur quoi frapper.

Et le bruit de moteur — si c’était bien de ça qu’il s’agissait — s’était évanoui. Il ne restait que le vent, les vagues et, dans son crâne, le bourdonnement de la fièvre. Il retourna lentement vers l’autre face de ce qui n’existait pas, supputant déjà qu’il avait dû être victime d’une hallucination ou bien de…

Il s’immobilisa.

L’instant d’avant, il avait eu vers l’ouest la vue ininterrompue d’un rouleau gris et voilà que s’interposait l’épaisseur de la porte. Il découvrait de biais le coffre de la serrure, avec le pêne qui en saillait comme une petite langue de métal butée. Déplaçant la tête de quelques centimètres vers le nord, Roland vit la porte disparaître. Mais elle fut de nouveau là quand il reprit sa position initiale. Elle n’apparut pas. Elle était simplement là.

Il retourna devant la porte et la contempla, chancelant.

La contourner par la mer ? Il était pratiquement sûr que cela reviendrait au même, à ceci près qu’il tomberait, cette fois.

Je me demande s’il est possible de la franchir par le côté du néant.

Il y avait toutes sortes de questions à se poser mais la vérité, elle, était toute simple : cette porte solitaire sur une bande de plage apparemment infinie dictait seulement deux marches à suivre : l’ouvrir ou la laisser fermée.

Le Pistolero prit conscience non sans humour qu’il ne mourrait peut-être pas aussi vite qu’il l’avait pensé. Sinon, il n’aurait sans doute pas été à ce point perméable à la terreur.

Il tendit sa main gauche et la referma sur le bouton. Ni le froid mortel du métal, ni la chaleur féroce et ponctuelle des signes qui y étaient gravés, ne le surprirent.

Il tourna le bouton. La porte s’ouvrit vers lui quand il tira.

Ça ne ressemblait à rien de ce qu’il attendait.

Il regarda, figé, proféra le premier cri de terreur de sa vie adulte et referma violemment la porte. Il n’y avait rien sur quoi la claquer mais il la claqua quand même, provoquant le bruyant envol des mouettes qui s’étaient perchées tout autour sur les rochers, pour l’observer.

5

Ce qu’il avait vu, c’était la terre, mais de très haut — d’une hauteur inconcevable, à des kilomètres de hauteur, semblait-il. Il avait vu l’ombre de nuages passer sur le globe, le traverser comme en un rêve. Il avait vu ce qu’aurait vu un aigle volant trois fois plus haut que n’importe quel aigle.

Franchir une telle porte signifierait tomber en hurlant, pendant d’interminables minutes, pour finir fiché dans le sol.

Non, tu n’as pas vu que ça.

Il y réfléchit alors qu’il s’asseyait, ébahi, sur le sable, face à la porte close, sa main blessée au creux des cuisses. L’infection commençait à préciser ses nervures au-dessus du coude. Il paraissait évident qu’elle ne tarderait pas à atteindre le cœur.

C’était la voix de Cort qui avait résonné dans sa tête.

Écoutez-moi, bandes d’asticots. Écoutez-moi si vous tenez à la vie, car elle peut très bien en dépendre un de ces jours. Vous ne voyez jamais tout ce que vous voyez. C’est une des raisons pour lesquelles on vous a confiés à moi, pour que je vous montre ce que vous ne voyez pas dans ce que vous voyez… ce qui vous échappe quand vous avez la trouille, quand vous vous battez, quand vous courez, quand vous baisez. Personne ne voit tout ce qu’il voit, mais avant d’être des pistoleros — enfin, ceux d’entre vous qui ne partiront pas vers l’ouest — vous aurez appris à voir plus de choses dans un seul coup d’œil que bien des gens dans leur existence entière. Et une partie de ce que vous n’aurez pas vu dans ce premier regard, vous le verrez plus tard, par l’œil de la mémoire — enfin, si vous vivez assez longtemps pour vous souvenir. Car, entre voir et ne pas voir, il peut très bien y avoir la même différence qu’entre vivre et mourir.

Il avait vu la planète de cette hauteur phénoménale (avec quelque chose de plus déviant, de plus vertigineux que sa vision de la croissance du monde, juste avant la fin de son temps avec l’homme en noir, car ce qu’il avait vu par cette porte n’avait rien d’une vision). Et le peu d’attention qui lui était resté avait enregistré que la terre entrevue n’était ni désert ni mer, mais quelque endroit verdoyant d’une inconcevable exubérance avec des alvéoles miroitantes, peut-être un marécage. Mais…

Le peu d’attention qui t’est resté, singea férocement la voix de Cort. Tu as vu autre chose !

Exact.

Il avait vu du blanc.

Des bords blancs.

Bravo, Roland ! clama Cort en lui, et il eut l’impression qu’une main calleuse s’abattait sur son épaule. Il tressaillit.

C’était par une fenêtre qu’il avait regardé.

Il se releva au prix d’un effort intense et tendit la main, sentit le gel contre sa paume, et les brûlantes lignes de chaleur ténue. Il rouvrit la porte.

6

Le spectacle auquel il s’était attendu — celui de la terre vue d’une hauteur terrifiante, incroyable — avait disparu. Il regardait des mots qu’il ne comprenait pas… ou plutôt qu’il comprenait presque : c’était comme si les Grandes Lettres avaient été déformées…

Au-dessus des mots, l’image d’un véhicule sans attelage, une de ces automobiles qui étaient censées peupler le monde, avant que les temps changent. Il pensa soudain au récit de Jake quand, au relais, il l’avait hypnotisé.

Cette voiture mue par un moteur et près de laquelle riait une femme portant une étole de fourrure était peut-être ce qui avait écrasé l’enfant dans cet étrange autre monde.

C’est cet étrange autre monde que je vois, se dit le Pistolero.

Soudain, la vue…

Non, ne se modifia pas, mais se déplaça. Le Pistolero oscilla, saisi de vertige, vaguement nauséeux. Image et mots descendirent, et il découvrit une allée avec, par-delà, deux files de sièges. Quelques-uns vides, mais la plupart occupés… par des hommes vêtus d’étrange manière. Il présuma qu’il s’agissait d’un costume, tout en n’en ayant pourtant jamais vu de similaire. Et ce qu’ils avaient autour du cou faisait probablement fonction de foulard, ou de cravate, bien que, là encore, ça n’y ressemblât guère. Pour autant qu’il pût en juger, aucun n’était armé — ni dague ni épée, ni revolver bien sûr. À quelle espèce de brebis naïves s’apparentaient ces gens ? Certains semblaient plongés dans la lecture de grandes feuilles couvertes de caractères minuscules — des mots entrecoupés d’images —, d’autres écrivaient sur des feuilles plus petites avec des plumes comme Roland n’en avait jamais vu. Mais les plumes l’intéressaient peu. C’était le papier qui le fascinait. Il vivait dans un monde où l’or et le papier avaient exactement la même valeur. Jamais il ne lui avait été donné de voir tant de papier d’un seul coup. Et voilà que l’un de ces types arrachait une feuille du bloc jaune posé sur ses genoux et qu’il la froissait après s’être contenté de griffonner quelques lignes d’un côté et rien, absolument rien, de l’autre. Le Pistolero n’était pas assez malade pour ne pas éprouver un sentiment d’horreur outragée devant ce gaspillage contre nature.

Derrière les deux séries de sièges, il y avait une paroi blanche incurvée percée de fenêtres. Toute une rangée. Quelques-unes occultées par une sorte de volet, mais il voyait le ciel bleu à travers les autres.

Voilà qu’une femme remontait l’allée, s’approchait de la porte. Elle portait une sorte d’uniforme, mais, encore une fois, d’un genre inconnu. Il était d’un rouge éclatant, et le bas était un pantalon. Roland voyait la jonction entre les deux jambes. C’était une chose qu’il n’avait jamais vue chez une femme habillée.

Elle approcha tant qu’il la crut sur le point de franchir la porte et recula d’un pas, manquant tomber. Elle le regardait avec la sollicitude étudiée de quelqu’un qui accomplit un service tout en restant son propre maître. Mais ce n’était pas cela qui captiva le Pistolero. Ce fut la fixité de l’expression qui le fascina. Ce n’était pas ce qu’on pouvait attendre d’une femme — de n’importe qui, en l’occurrence — confrontée à un personnage titubant, sale, exténué, avec des revolvers suspendus à ses hanches, un chiffon trempé de sang autour de la main droite, des jeans donnant l’impression d’être passés sur une sorte de scie circulaire.

— Souhaitez-vous… demanda la femme en rouge.

Elle ajouta autre chose dont l’exacte signification lui échappa. À boire ou à manger, supposa-t-il. Ce vêtement rouge… ce n’était pas du coton. De la soie. Oui, ça ressemblait à de la soie, mais comment…

— Gin, répondit une voix, mot que le Pistolero comprit.

Et il comprit soudain beaucoup plus :

Il ne s’agissait pas d’une porte.

C’étaient des yeux.

Si dément que cela parût, son regard embrassait en partie l’intérieur d’un véhicule volant dans le ciel. Et ce regard passait par les yeux d’un autre.

De qui ?

Mais il connaissait la réponse. Il voyait par les yeux du prisonnier.

CHAPITRE 2 Eddie Dean

1

Comme pour confirmer cette hypothèse, bien que totalement folle, ce que le Pistolero voyait par l’ouverture s’éleva brusquement tout en opérant un glissement latéral. Le décor pivota (de nouveau cette sensation de vertige, celle de se tenir en équilibre sur un plateau à roulettes que des mains invisibles auraient bougé dans un sens et dans l’autre), puis l’allée se dévida, s’esquivant par le bord inférieur de la porte. Au passage, il vit un groupe de femmes, vêtues du même uniforme rouge, debout dans un endroit plein d’acier. Malgré la douleur et la fatigue, il aurait aimé que la scène s’immobilisât, le temps de mieux comprendre ce qu’étaient ces objets en acier — des appareils de quelque type, sans doute. L’un d’eux ressemblait vaguement à un four. La soldate qu’il avait déjà vue servait le gin commandé par la voix. Elle le versait d’une toute petite bouteille en verre dans un gobelet qui, bien que donnant l’impression d’être en verre, ne l’était sans doute pas.

Mais ce qui lui était montré de cet endroit avait déjà disparu. Il y eut encore un autre de ces vertigineux virages et son regard se retrouva fixé sur une porte de métal. Un mot y était inscrit en lettres lumineuses dans un petit rectangle foncé. Un mot qu’il sut lire : LIBRE.

Léger glissement de son champ de vision vers le bas, et une main venue du côté droit de la porte ouverte où il plongeait le regard se posa sur le bouton de cette autre porte fermée qu’il regardait. Il vit la manchette d’une chemise bleue suffisamment retroussée pour révéler une pilosité noire et drue, de fermes virgules qui descendaient en rangs serrés sur une main aux doigts effilés. L’un d’eux était orné d’une bague dont la pierre pouvait être un rubis ou un sourd feu, voire n’importe quelle imitation, conclut finalement le Pistolero : la gemme était trop grosse et trop vulgaire pour être authentique.

La porte en métal s’ouvrit, le mettant en présence des latrines les plus insolites qu’il eût jamais vues ; rien que du métal. Les contours de la porte d’acier se superposèrent à ceux de la porte sur la plage, et le Pistolero l’entendit se refermer, perçut le claquement d’un loquet. Comme il n’eut pas à subir une autre de ces étourdissantes volte-face, il comprit que l’homme qui lui prêtait ses yeux s’était contenté de tendre la main derrière lui pour verrouiller le battant.

Puis la vue changea quand même, opérant cette fois un simple quart de tour, et il se retrouva face à une glace, face à un visage qu’il connaissait… pour l’avoir vu précédemment sur une lame de tarot. Les mêmes yeux sombres, les mêmes cascades de mèches foncées. Un visage calme et pourtant pâle. Et, dans ces yeux — des yeux dont, par leur propre entremise, son regard découvrait à présent le reflet —, le Pistolero vit un peu de l’horreur, de la terreur qui avaient hanté ceux de l’être chevauché par le singe sur la carte en question.

L’homme tremblait.

Il est malade, lui aussi.

Puis il se rappela Nort, le mangeur d’herbe de Tull.

Un démon est en lui qui le possède.

Le Pistolero pensa qu’après tout il savait peut-être ce qu’était L’HÉROÏNE : quelque chose de comparable à l’herbe du diable.

Un tantinet dérangeant, non ?

Sans l’ombre d’une pensée, avec cette seule détermination qui avait fait de lui le survivant d’entre tous, le dernier à avancer, à poursuivre la quête, longtemps après que Cuthbert et les autres eurent péri ou renoncé, qu’ils se furent suicidés, eurent trahi ou, simplement, abdiqué tout ce qui les rattachait à la Tour, avec cette détermination opiniâtre, indifférente, qui l’avait porté, au travers du désert et de toutes ces années précédant le désert, dans le sillage de l’homme en noir, le Pistolero franchit la porte.

2

Eddie commanda un gin tonic — débarquer bourré à New York et passer la douane comme ça n’était peut-être pas une idée si lumineuse, et il se savait incapable de s’arrêter une fois qu’il avait commencé — mais il lui fallait absolument quelque chose.

Quand tu te sens en pleine descente et que l’ascenseur est introuvable, lui avait un jour dit Henry, tu dois y arriver par n’importe quel moyen, même si c’est en t’aidant d’une pelle.

Puis, après avoir commandé, quand l’hôtesse se fut éloignée, il commença de se sentir comme s’il allait peut-être vomir. Pas vomir à coup sûr, mais vomir peut-être, et il valait mieux prendre ses précautions. Franchir la douane avec une livre de coke sous chaque bras en empestant le gin n’était déjà pas génial. Faire la même chose avec du dégueulis sur le pantalon, c’était la Berezina. Donc, méfiance. Le malaise allait probablement passer comme d’habitude, mais on n’était jamais trop prudent.

Le problème, c’est qu’il était parti pour être bientôt en manque. Disons que ça se rapprochait. Là aussi, il commençait à en savoir un bout grâce à l’expérience de cet autre Sage & Éminent Junkie, Henry Dean.

Ils se tenaient tous les deux installés dans le parc sur la terrasse de Regency Tower, pas tout à fait sur le point de piquer du nez mais pas loin, la chaleur du soleil sur la figure, lessivés et si bien… Oui, c’était le bon vieux temps, quand Eddie venait juste de se mettre à sniffer et que Henry n’avait pas encore touché à sa première shooteuse.

Tout le monde te parle de la phase de manque, avait dit Henry, mais d’abord, il te faut passer par les préliminaires.

Et Eddie, défoncé, complètement parti, s’était mis à glousser comme un malade parce qu’il savait exactement ce dont Henry parlait. Henry qui s’était juste fendu d’un sourire avant de reprendre :

Dans un sens, les préliminaires, c’est pire que le vrai manque. Au moins, quand t’es en manque, t’es sûr que tu vas gerber. Sûr des tremblements, sûr que tu vas te mettre à suer au point d’avoir l’impression de te noyer dedans. Mais, avant, c’est comme qui dirait la malédiction de l’attente.

Eddie se rappelait avoir demandé à Henry comment on appelait ça quand un mec à la poussette (ce qu’en ces temps — déjà perdus dans les brumes du passé alors qu’ils remontaient à seize mois à peine — ils avaient solennellement juré de ne jamais devenir) se faisait une overdose.

Ça, c’est la phase ultime, avait répondu Henry, pire que de se sentir comme un poulet rôti au four. Et il avait eu l’air surpris, comme quand on dit quelque chose qui se révèle beaucoup plus drôle qu’on ne l’avait pensé. Ils s’étaient regardés puis ils avaient hurlé de rire dans les bras l’un de l’autre. Poulet rôti ! Oh, le gag ! Pas tant que ça, maintenant.

Eddie remonta l’allée, dépassa l’office et se planta devant les gogues. LIBRE. Il ouvrit la porte.

Dis, Henry, ô grand frère, Grand Sage & Éminent Junkie, tant qu’on est dans la catégorie « compagnons à plumes », tu veux entendre ma définition du pigeon rôti ? C’est quand, à Kennedy Airport, les types des douanes se disent que, vraiment, tu as une drôle de touche, ou que tu tombes sur l’un de ces jours où ils ont amené leurs chiens au nez diplômé, et que tous ces cabots se mettent à aboyer et à pisser partout, qu’ils tirent sur leur chaîne à s’en étrangler et que c’est contre toi qu’ils en ont. Et qu’ensuite, après avoir éparpillé tout ce que tu avais dans tes valises, les types t’emmènent dans la petite pièce et te demandent si ça ne te ferait rien d’enlever ta chemise, et que tu leur réponds : Mais si, ça me ferait un max, j’ai chopé un petit rhume aux Bahamas et, avec votre climatiseur réglé sur Froid Polaire, ça pourrait bien tourner à la pneumonie, et qu’ils te disent : Tiens, tiens ! Vous êtes toujours en nage quand le climatiseur fait trop bien son boulot ? Bon, ben faudra nous excuser, M. Dean, mais on y tient : retirez votre chemise, et tu le fais, et alors ils te disent qu’après tout vaudrait mieux ôter aussi ton T-shirt car tu as l’air d’être un cas clinique, ouais, mon gars, ces grosseurs sous tes aisselles, ça pourrait bien ressembler à des tumeurs lymphatiques ou à des trucs du même genre, et tu ne te donnes même pas la peine d’ajouter quoi que ce soit, c’est comme le joueur au centre du terrain quand il ne se donne pas la peine de poursuivre la balle qui a été cognée, il ne fait que se retourner pour la regarder filer à Pétaouchnock : quand c’est parti, c’est parti. Tu enlèves donc ton T-shirt et, visez-moi ça, les mecs, c’est qu’il est du genre veinard, ce ne sont pas des tumeurs, à moins que ce soit ça les tumeurs du corps social. Ouaf-ouaf-ouaf, pour sûr, on dirait plutôt des sacs en plastique, maintenus par du sparadrap et à ce propos, p’tit gars, pour l’odeur, ne te fais pas de bile, c’est seulement le pigeon : il est archicuit.

Il passa la main derrière lui, bascula le loquet. La lumière explosa dans les toilettes. Le bruit des moteurs n’était plus qu’un bourdon assourdi. Il se tourna vers la glace, histoire de mesurer les dégâts et, soudain, terrifiante, pénétrante, une sensation le submergea : celle d’être observé.

Arrête, mec, se dit-il, mal à l’aise. Théoriquement, y a pas un type au monde qui soit moins parano que toi. C’est pour ça qu’on t’a expédié là-bas. C’est pour ça…

Mais, brusquement, ce fut comme si ce n’étaient pas ses yeux dont le miroir lui renvoyait l’image, pas les yeux noisette presque verts d’Eddie Dean qui avaient fait fondre les cœurs à qui mieux mieux et lui avaient fait écarter tant de jolies paires de cuisses dans les trois dernières de ses vingt et une années d’existence, non pas ces yeux mais ceux d’un étranger. Et non pas noisette mais du même bleu qu’un Levi’s délavé. Des yeux glacés, précis, merveilleux. Des yeux de bombardier.

Et il y vit reflétée — nettement, sans erreur possible — une mouette qui descendait raser un brisant pour en extraire quelque chose.

Il eut le temps de penser : Nom de Dieu, qu’est-ce que c’est que cette merde ? puis sut que ça n’allait pas passer, qu’il était bel et bien sur le point de gerber.

Dans la demi-seconde qui précéda cet instant, dans cette demi-seconde où il continua de se regarder dans la glace, il vit s’effacer les yeux bleus… mais pas avant d’avoir eu la soudaine sensation d’être deux personnes… d’être habité, comme la petite fille dans L’Exorciste.

Il sentait distinctement un autre esprit à l’intérieur du sien, il entendait une pensée, non pas comme l’une des siennes, plutôt comme une voix à la radio : Je suis de l’autre côté. Je suis dans la diligence du ciel.

Il y eut d’autres mots, mais qu’Eddie Dean ne put entendre, occupé qu’il était à vomir le plus discrètement possible.

La crise passée, alors qu’il allait s’essuyer la bouche, il se produisit quelque chose qui ne lui était jamais arrivé auparavant. L’espace d’un épouvantable instant, il n’y eut rien, juste un intervalle vide. Comme si, dans un journal, une petite ligne dans une colonne avait été soigneusement, totalement caviardée.

Qu’est-ce qui se passe ? pensa Eddie, désemparé. Bordel de Dieu, qu’est-ce que c’est que cette merde ?

Puis il lui fallut de nouveau vomir, et ce n’était peut-être pas plus mal. Quelque défaut qu’on lui trouve, la régurgitation a au moins ce mérite : aussi longtemps que ça dure, il est impossible de penser à autre chose.

3

Je suis de l’autre côté. Je suis dans la diligence du ciel, se dit le Pistolero. (Et une seconde plus tard :) Il me voit dans la glace !

Roland se mit en retrait — ne quitta pas les lieux mais se mit en retrait, comme un gosse qui va se poster tout au bout d’une très longue pièce. Il était à l’intérieur du véhicule céleste, mais aussi à l’intérieur d’un homme qui n’était pas lui. À 1’ intérieur du prisonnier. Dans ce premier instant, quand il s’était retrouvé presque à l’avant (c’était la seule description qu’il pût donner), il n’avait pas fait qu’être à l’intérieur de cet homme, il avait été pratiquement lui. Il avait senti que ça n’allait pas — quelle que fût la nature du malaise —, que la nausée montait. Il comprit qu’il pouvait au besoin prendre le contrôle de ce corps. Qu’il en connaîtrait les souffrances et serait chevauché par ce démon-singe dont son hôte était la monture, certes, mais qu’il en était capable, si nécessaire.

Comme il pouvait choisir de rester en retrait, inaperçu.

Quand les vomissements cessèrent, il bondit… au premier plan cette fois, directement. La situation lui échappait pour l’essentiel, et agir ainsi dans le brouillard, c’était s’exposer au pire, mais il avait besoin de savoir deux choses, un besoin si désespéré qu’il l’emportait sur toute conséquence susceptible de se faire jour.

Cette porte qu’il avait franchie pour venir de son monde, existait-elle encore ?

Et si oui, son corps l’attendait-il là-bas, évanoui, inoccupé, mourant peut-être, voire déjà mort sans le moi de son moi pour veiller à la bonne marche des poumons, du cœur et des nerfs ? Aurait-il survécu qu’il n’en aurait plus pour longtemps, de toute manière, jusqu’à la tombée de la nuit, quand les homarstruosités sortiraient poser leurs questions et se mettraient en quête de leur dîner.

Il tourna brusquement cette tête qui pour l’heure était la sienne.

La porte était toujours là, dans son dos, ouverte sur son monde, ses gonds disparaissant dans la paroi d’acier de ces singulières latrines. Et lui aussi était là, lui, Roland, le dernier pistolero, couché sur le côté, sa main bandée plaquée sur l’estomac.

Je respire toujours, constata-t-il. Je vais y retourner et me déplacer. Mais j’ai des choses à faire avant. Des choses…

Il lâcha de nouveau l’esprit du prisonnier et battit en retraite, observa, attendit de voir si l’autre avait ou non conscience de sa présence.

4

La crise passée, Eddie resta penché sur le lavabo, les yeux fermés, paupières crispées.

Une seconde de passage à vide. J’sais vraiment pas ce que c’était. Est-ce que j’ai regardé autour de moi ?

Il chercha le robinet à tâtons et fit couler l’eau froide, s’en aspergea les joues et le front, les yeux toujours clos.

Puis ce fut impossible à éviter plus longtemps : il se regarda de nouveau dans la glace.

C’étaient ses yeux.

Pas de voix étrangères dans sa tête.

Pas la moindre sensation d’être observé.

Tu viens de nous faire une petite fugue, Eddie, l’éclaira le Grand Sage & Éminent Junkie. Ça n’a rien de rare quand on arrive aux premiers stades du manque.

Eddie jeta un coup d’œil à sa montre. Encore une heure et demie avant New York. L’atterrissage était prévu pour 4 h 05, heure de la côte Est, mais en réalité il était presque midi. L’heure d’abattre son jeu.

Il retourna s’asseoir. Son verre l’attendait. Il y avait deux fois trempé les lèvres quand l’hôtesse réapparut, lui demandant s’il désirait autre chose. Il ouvrit la bouche pour dire non… et il eut une autre de ces absences étranges.

5

— Oui, vous n’auriez pas quelque chose à manger ? dit le Pistolero par la bouche d’Eddie Dean.

— Nous servirons un repas chaud dans…

— C’est que j’ai vraiment faim, dit Roland, parfaitement sincère. N’importe quoi, même un popkin…

— Un popkin ? répéta la fille en uniforme.

Elle lui lança un drôle de regard et il se retrouva fouillant l’esprit du prisonnier. Sandwich… mot lointain comme un murmure entendu dans une coquille.

— Oui, même un sandwich, dit le Pistolero.

La soldate eut l’air indécis.

— Euh… je dois en avoir au thon…

— Ce sera parfait, répondit Roland, bien qu’il n’eût pas la moindre idée de ce que pouvait être du thon.

— Je vous ai vu tout pâle, dit-elle. Et j’ai pensé que vous aviez peut-être le mal de l’air.

— Seulement faim.

Elle le gratifia d’un sourire professionnel.

— Bon. Je vais voir ce que je peux déchiner.

Déchiner ? se répéta Roland ahuri. Dans son monde, le verbe déchiner signifiait en argot prendre une femme de force. Aucune importance. Il allait avoir à manger, il ignorait encore comment il allait se débrouiller pour ramener cette nourriture au corps qui en avait tant besoin, mais chaque chose en son temps.

Déchiner, pensa-t-il encore une fois, et quelque chose comme une mimique incrédule anima les traits d’Eddie Dean.

Puis le Pistolero se mit de nouveau en retrait.

6

Les nerfs, lui assura le Grand Oracle & Éminent Junkie. Les nerfs, c’est tout. Rien de plus normal, quand on fait l’expérience du manque.

Mais si c’étaient les nerfs, comment expliquer cette étrange torpeur qui s’emparait de lui — étrange parce qu’il aurait dû être à cran, avoir envie de se tortiller et de se gratter, comme toujours avant les vrais tremblements. Même s’il n’était qu’à ce stade des préliminaires, comme disait Henry, restait le fait qu’il allait tenter de passer la douane avec un kilo de coke, crime passible de rien moins que dix ans de prison fédérale. Et voilà que, par-dessus le marché, il se mettait à avoir des absences.

Et pourtant, cette torpeur…

Il prit encore une gorgée de gin et laissa ses yeux se fermer.

Pourquoi t’es-tu évanoui ?

Si j’avais fait ça, elle aurait rappliqué avec leur trousse de premiers secours.

Décollé, alors ? Ce n’est pas très bon non plus. Ça ne t’est jamais arrivé. Piquer du nez, oui, mais décoller, jamais.

Quelque chose de bizarre aussi dans sa main droite. Il y sentait des élancements sourds, comme s’il s’était donné un coup de marteau.

Il la plia sans rouvrir les yeux. Pas de douleur. Pas d’élancements. Pas d’yeux bleus, d’yeux de bombardier. Quant aux absences, il fallait n’y voir qu’une combinaison de cet état de poulet frais avec une bonne dose de ce que le Grand Oracle & Éminent Junkie et cetera aurait sans nul doute appelé le blues du passeur.

N’empêche que je vais m’assoupir, se dit-il. Comment ça se fait ?

Le visage d’Henry dériva devant lui comme un ballon lâché. Ne te fais pas de bile, frérot, disait-il. Tout va marcher comme sur des roulettes. Tu prends l’avion pour Nassau et tu descends à l’hôtel Aquinas. Un mec t’y contacte vendredi soir. Un type cool. Il va te bichonner, te laisser le nécessaire pour passer le week-end. Dans la soirée du dimanche il t’apportera la coke, et toi, tu lui donneras la clé de la consigne. Lundi matin : routine, tu fais ce que Balazar a dit. C’est au gars de jouer. Il connaît la musique. Lundi midi, vol retour, et comme on te donnerait le Bon Dieu sans confession, tu vas nous passer la douane les doigts dans le nez, si bien qu’avant le coucher du soleil on sera en train de se taper un steak au Sparks, toi et moi. Crois-moi, petit frère, ça va aller comme sur des roulettes.

En fait, les roulettes semblaient grippées.

Son problème avec Henry, c’est qu’ils étaient comme Charlie Brown et Lucy. À ceci près qu’il arrivait à Henry de laisser le ballon à Eddie pour qu’il puisse taper dedans… pas souvent, mais de temps en temps quand même. Eddie avait même songé — au cours d’une de ses stupeurs héroïniennes — à écrire à Charles Schultz. Cher M. Schultz, lui aurait-il dit dans sa lettre, vous ratez quelque chose en faisant que Lucy retire toujours le ballon au dernier moment. Il faudrait qu’elle le laisse de temps à autre. Que Charlie Brown ne puisse jamais être sûr, vous comprenez ? Elle pourrait faire en sorte qu’il shoote deux, trois ou même quatre fois d’affilée, puis plus rien pendant un mois, puis encore une fois, une seule, et de nouveau trois ou quatre jours où elle retire le ballon, puis… bref, vous voyez ce que je veux dire. Voilà qui ferait flipper le gamin pour de bon.

Eddie savait que ça le ferait flipper.

Il le savait par expérience.

Un type cool, avait dit Henry, mais ce mec qui s’était pointé avait l’accent anglais, le teint jaune et une fine moustache semblant sortir d’un film noir des années 40, sans parler de ses dents carrément ocre qui penchaient toutes vers l’intérieur et faisaient penser à un piège préhistorique.

— Vous avez la clé, señor ? lui avait-il demandé.

— Elle est en lieu sûr, si c’est ce que vous voulez dire.

— Alors, donnez-la-moi.

— C’est pas prévu comme ça. Vous êtes censé me donner de quoi passer le week-end puis m’amener la coke dimanche soir. Moi, je vous donne alors la clé. Le lundi, vous descendez en ville et vous vous en servez pour récupérer autre chose. Je ne sais pas quoi, vu que ce n’est pas mes affaires.

Soudain, il y eut un petit automatique bleu extra plat dans la main du machin jaune.


— Pourquoi ne me la donnez-vous pas tout de suite, señor ? Cela m’évitera de perdre mon temps et vous d’y perdre la vie.

Junkie ou pas, Eddie avait des nerfs d’acier. Henry le savait et, plus important, Balazar aussi. C’était pour ça qu’on l’avait envoyé. La plupart pensaient qu’il y était allé parce qu’il était accro. Il le savait, Henry le savait, Balazar le savait. Mais Henry et lui étaient les seuls à savoir qu’il y serait allé même s’il n’avait jamais touché à la came. Pour Henry. Balazar n’avait pas été aussi loin dans son raisonnement. Mais Balazar pouvait aller se faire foutre.

— Et vous, pourquoi ne rangez-vous pas ce truc, espèce de minable ? demanda Eddie. Ou vous avez peut-être envie que Balazar expédie quelqu’un qui vous arrachera les yeux avec un vieux couteau rouillé.

Le type sourit. L’arme disparut comme par magie et, à la place, une petite enveloppe apparut. Il la tendit à Eddie.

— Je plaisantais, vous savez.

— Si vous le dites.

— Bon, à dimanche soir, fit l’homme, déjà face à la porte.

— Je crois que vous feriez mieux d’attendre.

Machin jaune se retourna, l’air étonné.

— Vous pensez peut-être que je vais rester là si j’ai envie de m’en aller ?

— Je pense surtout que si vous partez et que ce qu’il y a là se révèle être de la merde, c’est moi qui ne serai pas parti demain. Et vous qui serez dans de sales draps.

L’autre fit demi-tour et, maussade, alla s’asseoir dans l’unique fauteuil de la pièce pendant qu’Eddie ouvrait l’enveloppe et en faisait glisser une petite quantité de poudre brun clair.

— Je sais la gueule que ça a, lança Machin jaune, ça a l’air moche, mais c’est juste le coupage. En fait, c’est de la bonne.

Eddie arracha une feuille du bloc posé sur le bureau et sépara du tas quelques grains qu’il prit sur son doigt pour se les frotter sur le palais. Une seconde plus tard, il cracha dans la corbeille à papiers.

— Vous en avez marre de la vie ? C’est ça ? Vous avez un dernier souhait ?

— C’est tout ce qu’il y a, lâcha l’homme, plus maussade que jamais.

— J’ai une réservation pour demain, dit Eddie. (C’était faux mais il ne croyait pas que le type eût les moyens de vérifier.) Sur un vol TWA. Je l’ai prise de ma propre initiative, pour le cas où le contact serait un connard dans votre genre. Moi, je m’en fiche de tout laisser tomber. C’est même un soulagement. Je ne suis pas fait pour ce genre de boulot.

Machin jaune cogita. Eddie se concentra sur son immobilité. Tout en lui, pourtant, brûlait de bouger, de glisser un pied sur l’autre, de sautiller et de se trémousser, de se gratter les endroits qui le démangeaient, de faire craquer ses articulations. Il sentait même ses yeux prêts à dériver vers le tas de poudre brune, bien qu’il sût que c’était du poison. Il s’était piqué à dix heures et un nombre égal d’heures s’était écoulé depuis. Toutefois, s’il se permettait l’un ou l’autre de ces mouvements, la situation changerait. Le type ne faisait pas que cogiter, il l’observait, tentait d’évaluer sa pointure.

— Il se peut que je puisse trouver quelque chose.

— Donc, essayez. Mais, à onze heures, j’éteins, j’accroche la pancarte NE PAS DÉRANGER sur ma porte et, qui que ce soit qui frappe après ça, j’appelle la réception et je leur dis de m’envoyer quelqu’un pour me débarrasser d’un intrus.

— Vous êtes un enculé, dit l’homme dans son impeccable accent britannique.

— Erreur. Ça, c’est ce que vous attendiez. Or, c’est pas mon genre. Maintenant vous allez me faire le plaisir d’être ici avant onze heures avec un truc que je puisse consommer — pas besoin que ce soit génial, juste consommable — ou vous ferez un beau cadavre de connard.

7

Machin jaune n’attendit pas onze heures. À neuf heures trente il était là. Eddie devina qu’il n’avait pas été chercher cette autre poudre plus loin que dans sa voiture.

Il y en avait un petit peu plus cette fois. Pas blanche mais d’un ivoire terne assez prometteur.

Eddie la goûta. Correcte, apparemment. Mieux que ça, vraiment bonne. Il roula un billet, s’octroya un petit snif.

— Bon. À dimanche, donc, lança le type qui se leva.

— Attendez, fit Eddie sur le même ton que si c’était lui qui avait le pistolet.

En un sens, c’était lui qui l’avait. Une arme nommée Balazar. Balazar était un caïd dans le pays des merveilles new-yorkais de la drogue.

— Attendre ? (L’autre fit volte-face et regarda Eddie comme s’il le croyait bon pour le cabanon.) En quel honneur ?

— Ce que j’en dis, c’est pour vous. Si je suis malade comme un chien avec ce que je viens de m’envoyer, on en reste là. On en reste également là, évidemment, si j’en crève. Mais je me disais que si j’étais seulement un tout petit peu malade, je pourrais vous laisser encore une chance. Comme dans l’histoire où ce mec frotte la lampe et a droit à trois vœux.

— Vous ne serez pas malade. C’est de la chinoise.

— Si c’en est, dit Eddie, moi je suis Dwight Gooden.

— Qui ?

— Laissez tomber.

L’homme retourna s’asseoir. Eddie s’installa près du petit tas de poudre blanche disposé sur le bureau de la chambre de motel. (L’attrape-camé, ou quoi que ç’ait été, avait depuis longtemps disparu dans les chiottes.) À la télé, l’équipe des Braves se faisait rétamer par celle des Mets grâce aux bons offices de la WTBS et de l’antenne parabolique géante qui équipait le toit de l’hôtel Aquinas. Eddie sentit comme une vague aura de sérénité qui semblait émaner de l’arrière-plan de son esprit… à ceci près qu’il ne s’agissait pas d’une impression, qu’elle venait réellement de là, de ce faisceau de câbles vivants à la base de sa colonne vertébrale, là où — il le savait pour l’avoir lu dans des revues médicales — s’installait l’assuétude à l’héroïne par un épaississement anormal du tissu nerveux.

Tu veux décrocher en cinq sec ? qu’il avait un jour demandé à Henry. Casse-toi la colonne vertébrale. Tu ne pourras plus marcher, plus baiser, mais le besoin de te shooter aussi aura disparu.

Henry n’avait pas trouvé ça drôle.

À vrai dire, Eddie non plus. Quand le seul moyen rapide de secouer la guenon qu’on avait sur le dos était de se rompre la moelle épinière au-dessus du fameux faisceau de nerfs, c’est que le singe était du genre mahous. Pas un capucin, pas une de ces mignonnes petites mascottes pour joueurs d’orgue de Barbarie, mais un gros vieux babouin vicieux.

Il commençait à avoir la goutte au nez.

— Bon. Ça ira, finit-il par dire. Vous pouvez débarrasser le plancher, connard.

Le type se leva.

— J’ai des amis, dit-il. Ils pourraient venir s’occuper de vous. Et alors vous me supplieriez de pouvoir me dire où est cette clé.

— Pas moi, mec. Il y a erreur sur la personne.

Et il sourit. Sans savoir ce que donnait ce sourire. Mais ça ne devait rien avoir de très jovial car Machin jaune débarrassa le plancher, le débarrassa vite, et sans jeter un regard en arrière.

Quand il eut la certitude que l’autre était bien parti, Eddie fit sa popote.

Se shoota.

Dormit.

8

Comme il dormait maintenant.

Le Pistolero, quelque part dans l’esprit de cet homme (d’un homme dont il ignorait toujours le nom : la canaille que le prisonnier nommait en pensée « Machin jaune » ne l’avait pas su et, partant, ne l’avait pas prononcé), assistait à tout cela comme à ces pièces de théâtre qu’on voyait jadis, avant que le monde n’eût changé… ou pensait ainsi regarder les choses car c’était le seul spectacle dont il eût l’expérience. Eût-il connu le cinéma que la comparaison se fût instantanément imposée. Ce qu’il ne voyait pas stricto sensu, il l’avait prélevé dans les pensées du prisonnier, dans des associations en étroit voisinage. Cette histoire de nom restait toutefois bizarre. Il connaissait celui du frère de son hôte mais pas celui de ce dernier. Évidemment, les noms étaient secrets par essence, investis de pouvoir.

Et, d’ailleurs, le nom de cet homme n’importait guère. Deux choses comptaient : qu’il y eût en lui cette faiblesse de toxicomane et, sous cette faiblesse, de l’acier, enfoui comme un pistolet dans la gangue de sables mouvants.

Douloureusement, il rappelait Cuthbert au Pistolero.

Quelqu’un approchait. Endormi, le prisonnier n’en prit pas conscience, mais le Pistolero, qui ne dormait pas, bondit au premier plan.

9

Bravo ! pensa Jane. Il me dit qu’il a une faim de loup, alors moi je lui prépare quelque chose parce qu’il est plutôt mignon, et voilà que je le trouve en train de roupiller.

Puis le passager — une vingtaine d’années, grand, vêtu d’un jean à peine décoloré, propre, et d’une chemise écossaise — entrouvrit les yeux et lui sourit.

— Grand merci, sai, dit-il, ou du moins crut-elle entendre.

Quelque chose de presque archaïque… ou étranger. Il dort encore, se dit-elle. C’est tout.

— De rien.

Elle lui sourit, son plus beau sourire d’hôtesse, sûre qu’il allait se rendormir et que le sandwich serait encore intact quand viendrait l’heure de manger pour de bon.

Bof, lui avait-on appris à s’attendre à autre chose ?

Elle regagna l’office pour s’en fumer une.

Elle gratta l’allumette qui monta jusqu’à mi-chemin de sa cigarette puis s’immobilisa, oubliée. Non, ce n’était pas là tout ce qu’on avait appris à Jane.

Si je l’ai trouvé plutôt mignon, c’est principalement à cause de ses yeux noisette.

Or, les yeux que, l’instant d’avant, l’occupant du siège 3A venait d’ouvrir n’étaient pas noisette mais bleus. Et pas de cette douceur azurée des iris de Paul Newman mais d’un bleu d’iceberg. Ils…

— Aïe !

La flamme avait atteint ses doigts. Elle s’en débarrassa.

— Ça va, Jane ? demanda Paula.

— Impec. Je rêvassais.

Elle gratta une autre allumette et, cette fois, s’acquitta correctement de sa tâche. À peine eut-elle tiré la première bouffée que l’explication se présenta, parfaitement rationnelle : il portait des verres de contact. Ce type de verres qui vous changent la couleur des yeux. Il était allé aux toilettes. Y était resté assez longtemps pour qu’elle s’inquiétât, se demandât s’il n’avait pas le mal de l’air. Avec ce teint pâle, la confusion était possible. Mais non, il y était seulement allé retirer ses verres de contact afin d’être plus à l’aise pour piquer un petit somme. Logique, non ?

Il se peut que vous sentiez quelque chose, fit soudain une voix surgi de son passé, d’un passé proche. Un truc qui vous titille. Et vous êtes sans doute à même de voir ce qui cloche.

Des lentilles colorées.

Jane Dorning connaissait pour le moins deux douzaines de personnes qui portaient des verres de contact. La plupart travaillaient pour la compagnie. Aucune n’avait jamais fait de commentaires sur ce choix mais il avait peut-être été dicté, se disait-elle, par leur sensation unanime que les passagers n’aimaient pas voir le personnel navigant porter des lunettes… que ça les rendait nerveux.

Sur tous ces gens, elle en connaissait peut-être quatre dont les verres étaient colorés. Les lentilles ordinaires n’étaient pas bon marché, celles de couleur coûtaient les yeux de la tête. Dans les relations de Jane, les seules capables de lâcher tant d’argent pour ce genre de choses étaient des femmes, toutes futiles à l’extrême.

Et alors ? Pourquoi les mecs ne seraient-ils pas futiles, eux aussi ? C’est qu’il est beau garçon.

Non. Mignon, peut-être… et encore. Avec ce teint blême, il n’était mignon que de justesse. Alors pourquoi ces lentilles de couleur ?

Les passagers ont souvent peur en avion.

Dans un monde où piraterie aérienne et trafic de drogue sont devenus monnaie courante, le personnel volant a souvent peur des passagers.

La voix qui l’avait dirigée sur ces pensées était celle d’une des formatrices à l’école des hôtesses, une vieille dure à cuire donnant l’impression d’avoir fait la Postale avec Mermoz. Elle leur disait : « Ne faites pas taire vos soupçons. Même si vous oubliez tout ce que vous avez appris d’autre sur la manière de se comporter face à des terroristes effectifs ou potentiels, souvenez-vous d’une chose : Ne faites pas taire vos soupçons. Dans certains cas, lors de l’enquête, tout un équipage vous dira qu’il ne se doutait de rien jusqu’à ce que le type sorte une grenade et gueule : « Virez sur Cuba ou tout le monde à bord va rejoindre le jet-stream ! » Mais, dans la plupart des cas, il y en aura toujours un ou deux — généralement stewards ou hôtesses comme vous le serez dans moins d’un mois — pour dire qu’ils ont senti quelque chose. Comme un titillement. L’impression que le type du fauteuil 91C ou la jeune femme du 5A n’étaient pas tout à fait normaux. Ils l’ont senti mais ils n’ont rien fait. Ils n’allaient quand même pas risquer de se faire virer pour ça ! On ne met pas un type aux fers parce qu’on n’aime pas la façon dont il se gratte ! Le vrai problème est qu’ils ont senti quelque chose… puis qu’ils l’ont oublié. »

La vieille routière du ciel avait levé un doigt carré. Jane Dorning, fascinée comme toutes ses condisciples, l’avait écoutée poursuivre : « Si vous sentez ce petit truc qui vous titille, ne faites rien… mais cela inclut : gardez-vous d’oublier. Parce qu’il y a toujours une petite chance que vous puissiez étouffer quelque chose dans l’œuf… comme douze jours d’escale imprévue sur l’aérodrome pourri de quelque État arabe. »

Rien que des lentilles de contact colorées mais…

Grand merci, sai.

Mots marmonnés dans un demi-sommeil ? Ou baragouin maternel qui lui avait échappé ?

Elle allait rester sur le qui-vive, décida-t-elle.

Et se garder d’oublier.

10

C’est le moment, pensa le Pistolero. On va bien voir.

Il s’était trouvé en mesure de passer de son monde à ce corps par cette porte au bord de l’océan. Il lui fallait à présent savoir s’il pouvait ou non y rapporter des choses. Oh, pas y retourner. Il ne doutait pas de pouvoir, quand il le voudrait, franchir cette porte en sens inverse, réintégrer son corps souffrant, empoisonné. Mais qu’en était-il du reste, des autres objets matériels ? Ce qu’il avait devant lui, par exemple, ce sandwich au thon comme l’avait appelé la femme en uniforme. S’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un thon, il savait reconnaître un popkin quand il en avait un sous les yeux, encore que, bizarrement, on eût omis de cuire celui-ci.

Son corps avait besoin d’être nourri, abreuvé aussi, mais par-dessus tout réclamait des soins. Faute d’un contrepoison, la morsure de l’homarstruosité promettait d’être fatale. Un tel médicament devait exister dans ce monde où les diligences volaient dans le ciel, plus haut qu’aucun aigle, dans ce monde où tout semblait possible. Mais à quoi bon disposer ici d’un remède, quelle que fût sa puissance, si tout transfert était impossible ?

Tu n’as qu’à vivre dans ce corps, chuchota l’homme en noir dans les profondeurs de son crâne. Abandonne aux crustacés ce qui n’est plus qu’un morceau de viande s’obstinant à respirer. Une enveloppe désertée, de toute manière.

Non. Il s’y refusait. D’abord parce qu’il se fût agi d’un vol particulièrement odieux. Il n’aurait su longtemps se contenter de jouer les passagers, de contempler passivement ce monde par les yeux de cet homme comme un voyageur regarde défiler le paysage par la fenêtre de son véhicule.

Ensuite parce qu’il était Roland. S’il devait mourir, il voulait que cette mort fût celle de Roland, d’un Roland qui mourrait en rampant vers la Tour, s’il le fallait.

Puis l’étrange et rude sens pratique cohabitant en lui — tels tigre et chevreuil — avec son romantisme reprit le dessus. Il n’était nullement nécessaire de penser à la mort tant que l’expérience restait à vivre.

Il se jeta sur le popkin, le découvrit coupé en deux et en prit une moitié dans chaque main, puis il ouvrit les yeux du prisonnier, promena un regard circulaire. Personne ne faisait attention à lui (même si, très fort, dans la cuisine, Jane Dorning pensait à lui).

Il se tourna vers la porte et la franchit avec les deux moitiés du popkin.

11

Le Pistolero commença par entendre le rugissement broyeur d’une vague à l’approche, puis les chamailleries d’oiseaux qui, lorsqu’il se redressa en position assise, se soulevèrent en masse des rochers voisins. (Les voilà qui s’enfuient, les salopards, songea-t-il, et que je respire ou non, ils n’auraient pas tardé à m’arracher des lambeaux de chair… ce sont des vautours, rien que des vautours maquillés). Ce fut alors qu’il prit conscience qu’une moitié de son popkin — celle qu’il avait dans la main droite — était tombée sur le sable gris grossier. Car, s’il la tenait d’une main entière quand il avait franchi la porte, il la tenait à présent d’une main réduite à quarante pour cent de ses capacités.

Il la pinça et l’assura maladroitement entre pouce et annulaire, l’essuya du mieux qu’il put et goûta du bout des dents. L’instant d’après, il la dévorait sans même remarquer le crissement des grains de sable oubliés. Quelques secondes plus tard, il reportait son attention sur la moitié restante. Elle disparut en trois bouchées.

Le Pistolero n’avait pas idée de ce qu’était un sandwich au thon sinon que c’était succulent. Et, pour l’heure, ça semblait suffire.

12

Dans l’avion, la disparition du sandwich passa inaperçue. Personne ne vit les mains d’Eddie en agripper si sauvagement les deux moitiés que la marque des pouces s’imprima dans le pain de mie.

Personne ne le vit s’estomper jusqu’à la transparence puis s’évanouir, ne laissant que quelques miettes.

Une vingtaine de secondes après cet événement des plus discrets, Jane Dorning écrasait sa cigarette, traversait l’avant de la cabine pour aller prendre son livre, cédant en fait à sa curiosité pour le 3A.

Il avait l’air de dormir à poings fermés… mais le sandwich n’était plus sur la tablette.

Seigneur ! Il ne l’a pas mangé, il l’a dévoré tout rond. Et pour se rendormir aussitôt. Non mais tu rêves ?

Quoi que ce fût qui la titillait à propos du 3A, de Monsieur Tantôt Les Yeux Noisette, Tantôt Les Yeux Bleus, ça promettait de ne pas se calmer. À coup sûr, il y avait en lui quelque chose de pas clair. De pas clair du tout.

CHAPITRE 3 Contact et atterrissage

1

Eddie fut réveillé par la voix du copilote annonçant qu’ils allaient se poser à Kennedy International où l’on jouissait d’une visibilité parfaite, où les vents soufflaient de secteur ouest à quinze kilomètres à l’heure, où la température dépassait agréablement les 21 °C, et ce dans quarante-cinq minutes environ. Il leur dit aussi, l’occasion risquant de ne pas se représenter, qu’il tenait à les remercier pour avoir choisi de voyager avec Delta.

Eddie promena un regard autour de lui et, voyant les gens préparer leurs papiers — en provenance des Bahamas, un permis de conduire et une carte de crédit émise par une banque américaine étaient censés suffire, mais la plupart avaient leur passeport —, il sentit un fil d’acier qui, en lui, commençait de se resserrer. Il n’arrivait toujours pas à croire qu’il ait pu dormir, et si profondément.

Il se leva et gagna les toilettes. Bien qu’il les sentît fermement fixés sous ses bras, les sacs de coke ne lui causaient nulle gêne, épousant toujours le creux de chaque aisselle comme dans la chambre d’hôtel où William Wilson, un Américain à la voix presque inaudible, les avait ajustés. Après quoi, cet homme dont Edgar Pœ avait rendu le nom célèbre (bien que l’allusion d’Eddie n’eût suscité qu’un regard niais chez l’homonyme) lui avait tendu la chemise. Une banale chemise écossaise aux couleurs légèrement passées, du genre qu’on peut s’attendre à voir sur le dos de n’importe quel étudiant de retour des courtes vacances précédant ses examens… à ceci près qu’elle avait été spécialement taillée pour dissimuler d’inélégants renflements.

— Histoire d’être sûr, il faudra vérifier que tout est bien en place avant de quitter l’appareil, avait dit Wilson, mais vous ne devriez pas avoir de problèmes.

Pour ce qui était des problèmes, Eddie ne savait pas s’il allait ou non en avoir, mais il avait une autre raison d’aller aux chiottes avant que ne s’allumât le ATTACHEZ VOTRE CEINTURE. Malgré la tentation — et non tant la tentation que l’exigeante brûlure du besoin —, il s’était débrouillé pour épargner un ultime petit reste de ce que Machin jaune avait eu l’audace d’appeler de la chinoise.

Franchir la douane en provenance de Nassau ne tenait pas de l’exploit comme lorsqu’on arrivait de Port-au-Prince ou de Bogota, mais on était quand même confronté à des gens qui avaient l’œil. À des experts. Il lui fallait mettre toutes les chances de son côté. S’il pouvait s’y présenter un peu plus calme, rien qu’un tout petit peu, cela pouvait s’avérer décisif.

Il prisa son restant de poudre, tira la chasse sur le petit tortillon de papier qui l’avait contenu et se lava les mains.

Évidemment, si ça marche, tu ne sauras jamais dans quelle mesure ça a joué. Non. Évidemment. Mais il s’en foutait.

Alors qu’il retournait à sa place, il vit l’hôtesse qui lui avait apporté son gin. Elle lui adressa un sourire qu’il lui rendit, puis il se rassit, boucla sa ceinture, prit la revue de la compagnie, la feuilleta, regarda images et titres. N’y trouva rien qui fit sur lui grosse impression. Ce filin d’acier continuait d’étreindre ses entrailles, et quand ATTACHEZ VOTRE CEINTURE finit par s’allumer, ça fit un double tour et ça serra le nœud.

L’héroïne avait touché sa cible — les reniflements l’attestaient —, mais il était sûr de ne pas la sentir.

Une chose qu’en revanche il sentit peu avant l’atterrissage fut une autre de ces troublantes absences… courte, mais incontestable.

Le 727 vira sur l’aile au-dessus de Long Island et amorça la descente.

2

Dans l’office de la classe affaires, Jane Dorning aidait Peter et Anne à ranger les derniers verres servis quand le type qui ressemblait à un étudiant s’était rendu dans les toilettes des premières.

Alors qu’il regagnait sa place, elle écarta le rideau séparant les deux classes et pressa instinctivement le pas pour le croiser en souriant, l’amenant à lever les yeux et à lui rendre son sourire.

Les yeux du 3A étaient redevenus noisette.

Bon. Parfait. Il est allé aux chiottes pour les retirer avant de piquer un somme, puis il y est retourné pour les remettre. Je t’en prie, Janey ! Ne sois pas idiote.

Mais elle ne l’était pas. Il y avait là quelque chose qu’il lui était impossible de cerner, mais elle n’était pas idiote.

Il est trop pâle.

Et alors ? Il y a des tas de gens qui sont trop pâles, y compris ta propre mère depuis que sa vésicule déraille.

Il avait des yeux d’un bleu troublant — pas aussi mignons qu’avec les verres de contact noisette, mais troublants, pour sûr. Alors, pourquoi s’être ruiné à en changer la couleur ?

Parce qu’il aime modeler son apparence. Ça ne te suffit pas comme explication ?

Non.

Peu avant le ATTACHEZ VOTRE CEINTURE et la contre-vérification finale, elle fit quelque chose qu’elle n’avait jamais fait auparavant. Et le fit en pensant à la vieille routière du ciel de l’école des hôtesses. Elle remplit de café brûlant une thermos qu’elle négligea de reboucher, n’en revissant qu’à peine le capuchon de plastique rouge.

Suzy Douglas annonçait l’approche de l’avion, expliquant aux bestiaux qu’ils allaient avoir à éteindre leur cigarette et à ranger leurs affaires, qu’un agent de la compagnie les réceptionnerait au sol, qu’il leur fallait vérifier s’ils avaient les pièces exigées pour débarquer aux États-Unis et qu’on allait passer ramasser tasses, verres et casques.

Bizarre qu’on n’ait pas à vérifier s’ils n’ont pas fait pipi dans leur culotte, s’étonna distraitement Jane. Elle avait son propre fil d’acier qui lui garrottait les entrailles.

— Prends mon tour, dit-elle à Suzy qui raccrochait le micro.

Suzy jeta un coup d’œil à la thermos, puis regarda Jane.

— Ça ne va pas, Jane ? Tu es blanche comme un…

— Si, si, ça va. Prends mon tour. Je t’expliquerai quand tu reviendras. (Elle balaya des yeux les strapontins près de la portière gauche.) J’ai envie de faire une balade à moto sur le siège arrière.

— Mais, Jane…

— Prends mon tour, c’est tout.

— Bon, fit Suzy. D’accord. Pas de problème.

Jane Dorning se laissa choir sur le strapontin qui jouxtait l’allée et négligea de s’attacher. Elle voulait garder sur la thermos un contrôle total et la tenait en conséquence à deux mains : pas question de la lâcher pour boucler le harnais.

Suzy doit se dire que je débloque.

Et elle espérait qu’il en fût ainsi.

Si le commandant McDonald n’atterrit pas en douceur, je suis bonne pour avoir des cloques plein les mains.

C’était un risque à courir.

L’avion perdait rapidement de l’altitude. Soudain, le 3A, le passager au teint pâle et aux yeux bicolores, se pencha pour extraire un sac de sous son siège.

Nous y sommes, se dit Jane. C’est là-dedans qu’il transporte sa grenade ou son arme automatique ou je ne sais quoi.

Et à l’instant où elle vit le sac, à cet instant précis, d’une main légèrement tremblante, elle dégagea de son pas de vis le capuchon de plastique rouge de la thermos. Il allait y avoir un petit copain d’Allah sacrément surpris de se retrouver par terre dans l’allée avec la figure ébouillantée.

Le 3A ouvrit son sac.

Jane se tint prête.

3

Le Pistolero songea que cet homme, prisonnier ou non, était probablement plus doué pour le grand art de la survie que tous ceux qu’il voyait autour de lui dans la diligence du ciel. Les autres étaient dans l’ensemble du genre adipeux, et même ceux qui paraissaient jouir d’une forme physique acceptable s’associaient à quelque chose de relâché dans leurs traits, à des visages d’enfants gâtés, d’hommes qui finiraient par se battre mais pas avant d’avoir gémi et pleurniché pendant des siècles. Des gens dont on pouvait mettre les tripes à l’air sans que leur ultime expression trahît la rage ou la souffrance, rien que la surprise éberluée.

Le prisonnier était mieux… mais pas encore assez bon. Loin de là.

La soldate. Elle a vu quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais ça ne lui a pas semblé normal. Elle a une façon bien particulière de le regarder.

Le prisonnier s’assit et se mit à feuilleter un livre à la couverture souple qu’il associait mentalement au mot canard (analogie qui échappa au Pistolero et dont le décryptage lui parut sans intérêt). Roland n’avait aucune envie de regarder un livre d’images, si surprenants que fussent de tels objets. C’était la femme en uniforme qu’il voulait surveiller. Son désir de bondir au premier plan prendre les commandes ne cessait de croître, mais il se retint… du moins pour le moment.

Le prisonnier était allé quelque part et en rapportait une drogue. Pas celle qu’il prenait lui-même ni rien qui soit susceptible de combattre le poison dont se mourait le Pistolero, mais une autre que les gens payaient à prix d’or parce qu’elle était illégale. Cette drogue, il allait la remettre à son frère qui, à son tour, la donnerait à un homme nommé Balazar. La transaction serait complète quand Balazar leur aurait remis la drogue qui les intéressait en échange de celle qu’ils lui apportaient… mais ce, à la seule condition que le prisonnier s’acquittât correctement d’un rituel inconnu du Pistolero (l’un de ces singuliers rituels dont un monde aussi étrange que celui-ci ne pouvait que regorger), un rituel auquel se référait l’expression Passer la Douane.

Mais cette femme l’a repéré.

Pouvait-elle l’empêcher de Passer la Douane ? Roland estima que la réponse était probablement affirmative. Et ensuite ? La détention, bien sûr. Et si son hôte moisissait au fond d’une cellule, il n’était plus question de trouver ce médicament dont son organisme infecté avait besoin.

Il lui faut Passer la Douane, se dit le Pistolero. Il le faut. Et il lui faut accompagner son frère chez ce Balazar. Ce n’est pas prévu dans leur plan et son frère ne va pas aimer ça, mais il le faut.

Parce qu’un homme qui s’occupait de drogues avait de fortes chances de connaître — ou d’être lui-même — une personne apte à guérir les maladies. Quelqu’un qui pourrait percevoir ce qui n’allait pas et réussirait… peut-être…

Oui, il lui faut Passer la Douane, se dit le Pistolero.

La réponse était si gigantesque, à ce point évidente et à sa portée, qu’il faillit ne pas la voir. Si le Passage de la Douane s’annonçait difficile pour le prisonnier, c’était bien sûr à cause de cette drogue qu’il transportait. Il devait y avoir sur les lieux de la cérémonie une sorte d’Oracle que l’on consultait lorsqu’on avait affaire à des gens suspects. Dans les autres cas, comprit Roland, le Passage était la simplicité même, comme de franchir la frontière d’un pays ami dans son propre monde. Un simple geste — purement symbolique — d’allégeance au monarque de ce royaume suffisait pour y être admis.

Bon.

Se sachant en mesure d’emporter dans son univers des objets matériels appartenant à celui du prisonnier — le petit pain au thon l’avait prouvé —, il allait faire de même avec les sacs de drogue. Le prisonnier Passerait la Douane. Après quoi, Roland lui rendrait les sacs.

Mais le pourras-tu ?

Ah, question assez troublante pour lui faire oublier le spectacle de toute cette eau en bas : après avoir survolé ce qui semblait être un immense océan, ils venaient d’effectuer un virage en direction de la côte, et avec régularité, maintenant, les flots se rapprochaient. La diligence du ciel descendait (et au regard superficiel d’Eddie, pour lequel ce spectacle était des plus ordinaire, se superposait celui du Pistolero, fasciné comme un enfant devant sa première neige). Oui, il pouvait emporter des choses de ce monde. Mais les rapporter ? Voilà qui restait à prouver.

Il plongea la main dans la poche du prisonnier, referma les doigts sur une pièce de monnaie.

Puis il refranchit la porte.

4

Les oiseaux s’envolèrent quand il se redressa. Cette fois, ils étaient prudemment restés à quelque distance. Il avait mal, se sentait vaseux, fiévreux… et néanmoins bien plus revigoré qu’il n’aurait pu s’y attendre après l’ingestion d’une aussi faible quantité de nourriture.

Il ouvrit la main et regarda la pièce qu’on aurait prise pour de l’argent si des reflets rougeâtres sur la tranche n’avaient trahi quelque métal plus vil. Elle était frappée au profil d’un homme dont les traits respiraient noblesse, courage et persévérance mais dont la coiffure, à la fois bouclée au-dessus de l’oreille et serrée en queue sur la nuque, suggérait un rien de coquetterie. Roland la retourna et, sur l’autre face, vit quelque chose qui lui arracha un cri étranglé.

Un aigle, le blason qui avait orné sa propre bannière dans ce passé déjà bien estompé où il y avait encore eu des royaumes et des bannières pour en être le symbole.

Le temps presse. Retourne là-bas. Vite.

Mais il s’attarda encore un moment : réfléchir dans cette tête présentait certaines difficultés — car si l’esprit du prisonnier était loin d’être clair, son crâne, temporairement du moins, offrait un cadre plus propice à la pensée que celui du Pistolero.

Essayer de transporter la pièce dans les deux sens ne constituait qu’une moitié de l’expérience, non ?

Il prit une cartouche dans l’un des ceinturons et la serra contre la pièce au creux de sa paume. Puis, une fois de plus, il franchit la porte.

5

La pièce du prisonnier était toujours là dans le double écrin de sa main et de sa poche. Roland n’eut pas à passer au premier plan pour vérifier ce qu’il en était de la cartouche : il savait qu’elle n’avait pas fait le voyage.

Il n’en bondit pas moins à l’avant, brièvement parce qu’il lui fallait savoir quelque chose, voir quelque chose.

Aussi se retourna-t-il, comme pour rectifier la position du truc en papier qui garnissait le dossier de son siège (par tous les dieux qui avaient eu quelque existence, il y avait du papier partout dans ce monde !) et jeta un coup d’œil par la porte. Il vit son corps, de nouveau affalé à terre, mais avec un filet de sang frais qui coulait à présent d’une coupure à la joue — sans doute venait-il de se l’entailler sur un caillou.

La cartouche qu’il avait essayé d’emporter avec la pièce gisait sur le sable au pied de la porte.

La réponse était néanmoins satisfaisante. Le prisonnier allait pouvoir Passer la Douane. Leurs hommes du guet auraient beau le fouiller de la tête aux pieds, de la bouche au trou du cul…

… ils ne trouveraient rien.

Le Pistolero se réinstalla confortablement chez son hôte, content de lui, et inconscient — du moins pour l’heure — de ce qu’il n’avait pas encore saisi toutes les dimensions du problème.

6

Le 727 effectua son approche en souplesse au-dessus des salines de Long Island, abandonnant derrière lui les traînées de suie du carburant consumé. Son train d’atterrissage descendit, grondement suivi d’un choc sourd.

7

Le 3A, celui qui avait les yeux de deux couleurs, se redressa et Jane lui vit entre les mains — vit pour de bon — un pistolet-mitrailleur au profil compact avant de s’apercevoir qu’il s’agissait seulement de la carte de déclaration en douane et d’une de ces petites pochettes qu’utilisent les hommes pour ranger leurs papiers.

L’avion se posa sur du velours.

Parcourue d’un frisson convulsif, Jane revissa complètement le capuchon de la thermos.

— Tu peux me traiter d’andouille, glissa-t-elle à Suzy tout en bouclant le harnais maintenant qu’il était trop tard. (Elle avait informé sa collègue de ses soupçons afin qu’elle se tînt prête.) Tu en as parfaitement le droit.

— Non, dit Suzy. Tu as fait ce qu’il fallait.

— J’en ai trop fait. Du coup, je suis bonne pour te payer le resto.

— Ça, tu n’y couperas pas. Mais arrête de le regarder. Regarde-moi. Et souris, Janey.

Jane sourit. Hocha la tête. Se demanda ce qui allait se passer maintenant.

— Tu regardais ses mains, reprit Suzy, puis elle rit et Jane se joignit à elle. Moi je regardais sa chemise quand il s’est baissé pour ouvrir son sac. Il a sous les bras de quoi approvisionner tout un rayon du Woolworth’s. Sauf que ce n’est pas le genre d’article qu’on trouve en magasin, je crois.

Jane rejeta la tête en arrière et rit de nouveau, se faisant l’effet d’être une marionnette.

— Comment on s’y prend ?

Suzy était son aînée de cinq ans dans la carrière d’hôtesse et Jane — qui quelques instants auparavant avait estimé avoir la situation en main, du moins sur le mode désespéré — était à présent bien contente d’avoir Suzy près d’elle.

— Ça, ce n’est pas notre problème. Tu vas tout raconter au commandant pendant qu’on nous remorque. Il en parlera aux douanes. Ton petit copain va faire la queue comme tout le monde, sauf qu’à un moment donné des hommes vont le faire sortir du troupeau pour l’escorter jusqu’à une petite pièce. Et je crains que ce ne soit pour lui la première d’une très longue série de petites pièces.

— Seigneur !

Jane continuait de sourire, mais elle était parcourue de frissons tour à tour brûlants et glacés.

Elle enfonça le bouton qui la libérait du harnais tandis que les rétro-freins commençaient à s’essouffler, tendit la thermos à Suzy, puis se leva et alla frapper à la porte du poste de pilotage.

Pas un terroriste mais un trafiquant de drogue. Merci, mon Dieu, pour cette petite aubaine. Pourtant, en un sens, c’était affreux. Elle l’avait trouvé mignon.

Pas très mignon, mais un peu.

8

Dieu du ciel ! Il ne s’est toujours aperçu de rien, songea le Pistolero, rageur, dans un désespoir naissant.

Eddie s’était penché afin de prendre les papiers dont il avait besoin pour le rituel et, quand il avait relevé les yeux, la soldate le regardait, les yeux exorbités, les joues blanches comme le papier revêtant le dossier des sièges. Le tube d’argent au capuchon rouge que Roland avait d’abord pris pour une sorte de gourde lui faisait maintenant l’effet d’une arme. Elle tenait l’objet à hauteur de ses seins. Il se dit que, d’un instant à l’autre, elle allait le lancer ou en dévisser la coiffe et lui tirer dessus.

Puis il la vit se détendre et boucler son harnais bien qu’un choc sourd les eût tous avertis que la diligence du ciel s’était posée. Elle se tourna pour dire quelque chose à l’autre fille de l’armée qui s’était assise à côté d’elle et qui se mettait à présent à rire en hochant la tête. Mais si c’était là un rire franc, Roland voulait bien être un crapaud des rivières.

Il se demandait comment l’homme dans l’esprit duquel son ka de pistolero avait élu domicile pouvait être aussi bête. En partie à cause de ce qu’il se mettait dans le corps bien sûr… une des versions locales de l’herbe du diable. En partie seulement, car sans être stupide au même point que les autres, il pouvait se montrer inattentif et mou comme eux.

Ils sont ce qu’ils sont parce qu’ils vivent dans la lumière, se dit soudain le Pistolero. Cette lumière de la civilisation qu’on t’a appris à révérer par-dessus tout. Il vit dans un monde qui n’a pas changé.

Si c’était là le type de citoyens qu’engendrait un tel monde, Roland n’était pas sûr de ne pas lui préférer celui des ténèbres. « Avant que le monde n’eût changé », disaient les gens de cet univers, et ils le disaient toujours sur un ton de poignante nostalgie… Mais peut-être s’agissait-il d’une tristesse absurde, irréfléchie.

Elle a cru que je/il avait l’intention de sortir une arme quand je/il s’est penché pour prendre les papiers. Quand elle les a vus, elle s’est détendue, a fait ce que tout le monde avait fait avant que la diligence ne touche le sol. Maintenant, elle et son amie sont en train de causer et de rire, mais leur expression — et particulièrement celle de la soldate qui tient le tube de métal — dit autre chose. Elles parlent, d’accord, mais elles ne font que semblant de rire… pour la simple raison que le sujet de leur conversation, c’est moi/lui.

Le véhicule céleste roulait à présent sur ce qui avait toutes les apparences d’une longue route cimentée. Si essentiellement rivée que fût son attention sur les deux femmes, le Pistolero voyait çà et là, du coin de l’œil, d’autres diligences sur d’autres chaussées similaires. Certaines se traînaient, d’autres filaient à une vitesse incroyable — comme celle de projectiles jaillis d’un revolver ou d’un canon —, prenant leur élan pour bondir dans les airs. En dépit du tour critique pris par sa situation, une part de son être brûlait du désir de passer au premier plan et de tourner la tête pour suivre leur envol. C’étaient des machines de facture humaine, mais non moins fabuleuses que dans les histoires du Grand Plumeux qui était censé avoir vécu dans le lointain (et probablement légendaire) royaume de Garlan — peut-être même plus fabuleuses pour la simple raison que des hommes les avaient fabriquées.

La femme qui lui avait apporté le popkin décrocha son harnais (et ce, moins d’une minute après l’avoir bouclé), puis se dirigea vers une petite porte. C’est là qu’est le cocher, se dit-il, mais quand la porte s’ouvrit et que la femme entra, il s’aperçut qu’il en fallait apparemment trois pour conduire la diligence du ciel. Le bref coup d’œil qu’il put jeter sur ce qui semblait être un bon million de cadrans, de manettes et de petites lumières suffit d’ailleurs à lui faire comprendre pourquoi.

Son hôte regardait tout ça mais ne voyait rien — Cort aurait commencé par l’accabler de sarcasmes avant de l’expédier contre le mur le plus proche. L’esprit du prisonnier était entièrement requis par l’extraction du sac de sous le siège, par l’acte de retirer une veste légère du placard ménagé dans le plafond… et par la perspective du rituel auquel il allait être confronté.

La soldate l’a d’abord pris pour un voleur ou pour un fou. Il a dû — ou peut-être est-ce moi… oui, c’est plus probable — faire quelque chose qui a éveillé ses soupçons. Ensuite, elle a changé d’avis. Puis l’autre femme l’a ramenée sur sa première impression… sauf que maintenant, à mon sens, elles savent précisément ce qui cloche. Oui, elles ont compris qu’il va tenter de profaner le rituel.

Et ce fut alors que, dans un éclair, il mesura toute l’ampleur du problème. Primo, le transfert des sacs dans son monde n’allait pas être aussi simple que celui de la pièce : celle-ci n’adhérait pas au corps du prisonnier, maintenue par cette lanière collante dont le jeune homme s’était entouré le torse pour se plaquer les sacs sur la peau. Et il y avait un secundo : son hôte n’avait pas remarqué la disparition temporaire d’une pièce parmi d’autres, mais quand il se rendrait compte que ce pour quoi il risquait sa vie s’était envolé, il allait à coup sûr se poser des questions.

Il était plus qu’envisageable qu’il se mît à agir de manière insensée, avec pour effet de l’expédier au fond d’une cellule aussi promptement que s’il avait été pris en flagrant délit de profanation. Le choc promettait d’être assez grave : de cette pure et simple disparition des sacs il allait probablement déduire qu’il venait de verser dans la démence.

La diligence du ciel — simple charrette à présent qu’elle roulait sur le sol — se traîna dans un virage à gauche. Roland prit conscience de ne pouvoir s’offrir le luxe de pousser plus loin ses réflexions. Il lui fallait dépasser ce stade d’observateur à l’avant-plan. Il devait entrer en contact avec Eddie Dean.

Immédiatement.

9

Eddie rangea sa carte de déclaration en douane et son passeport à portée de main dans la poche de sa chemise. Le fil d’acier s’enroulait régulièrement autour de ses tripes, mordant de plus en plus profond, jusqu’à faire grésiller ses nerfs d’étincelles. Et soudain, dans sa tête, une voix parla.

Pas une pensée, une voix.

Écoute-moi, l’ami. Écoute-moi bien. Et si tu ne veux pas que ça tourne à la catastrophe, tâche de rien laisser paraître qui pourrait accroître les soupçons des deux soldâtes. Elles n’en ont déjà que trop.

Eddie commença par se dire qu’il avait oublié d’enlever le casque fourni par la compagnie et qu’il y recevait par erreur quelque message venu du poste de pilotage. Puis il se rappela qu’une hôtesse était passée ramasser les écouteurs cinq minutes auparavant.

Sa deuxième explication fut qu’il y avait quelqu’un debout à côté de lui en train de parler. Il faillit tourner brusquement la tête mais se retint : c’était absurde. La simple vérité, qu’elle lui plût ou non, était que cette voix résonnait à l’intérieur de son crâne.

Mais peut-être s’agissait-il effectivement d’une interférence d’ondes AM, FM ou VHF captées par les plombages de ses molaires. Il avait entendu dire que de telles…

Tiens-toi droit, larve ! Ces femmes sont déjà assez méfiantes sans que tu aies par-dessus le marché l’air d’un vrai dingue.

Eddie se redressa d’un bloc comme s’il venait d’être frappé. Ce n’était pas la voix de Henry, mais il y avait perçu une étonnante ressemblance avec celle de son frère, du temps où ils n’étaient que deux gosses grandissant au pied des logements sociaux de la Cité. Deux garçons avec huit ans d’écart et dont la sœur — après avoir tenu la moyenne entre eux — n’avait désormais place que dans leurs souvenirs. Selina s’était fait écraser alors qu’Eddie avait deux ans et Henry dix. Ce ton âpre, péremptoire, explosait chaque fois que le grand frère voyait son cadet faire quelque chose susceptible de mal se terminer et de le faire se retrouver au fond d’une caisse en sapin bien avant l’heure… comme Selina.

Mais, bordel de merde, qu’est-ce qui se passe ?

D’abord, dis-toi bien que tu n’entends pas des voix, répondit la voix dans sa tête. Définitivement pas celle d’Henry : plus âgée, plus sèche… plus forte. Mais très proche quand même de celle de son grand frère… Impossible de ne pas l’écouter. Tu n’es pas en train de devenir fou. Je suis une autre personne.

C’est de la télépathie ?

Eddie était vaguement conscient de conserver un visage totalement inexpressif. Il se dit que, vu les circonstances, cela aurait pu lui valoir l’Oscar du meilleur acteur. Il jeta un coup d’œil par le hublot et vit que l’avion se rapprochait du corps de bâtiments réservé à la compagnie Delta.

Je ne connais pas ce mot. Mais ce que je sais, c’est que les deux soldâtes sont au courant de ce que tu as sur toi…

Il y eut un temps d’arrêt. Une sensation — étrange, inexprimable — de doigts immatériels compulsant son cerveau comme s’il était un fichier vivant.

… de l’héroïne ou de la cocaïne. Impossible de préciser, sinon… oui, sinon que ce doit être de la cocaïne parce que tu n’en prends pas, tu ne fais qu’en transporter pour payer ce que tu consommes.

— Quelles soldâtes ? marmonna Eddie entre ses dents sans s’apercevoir qu’il parlait tout haut. Qu’est-ce que vous êtes en train de me raconter comme co…

De nouveau cette impression de recevoir une gifle… si nette qu’il en garda des tintements dans les oreilles.

Tu vas la fermer, connard !

Ouais, ouais, OK !

Et encore une fois ces doigts qui farfouillaient.

Les cantinières, reprit la voix de l’autre. Tu vois ce que je veux dire ? Je n’ai pas le temps d’étudier tes pensées en détail, prisonnier.

— Qu’est-ce qui vous… commença Eddie, puis il se tut. Pourquoi vous m’appelez comme ça ?

Laisse tomber. Tu m’écoutes, c’est tout. On n’a vraiment pas le temps. Ces cantinières ont tout compris. Elles savent que tu as cette cocaïne.

Ridicule ! Comment pourraient-elles le savoir ?

J’ignore comment elles en ont eu connaissance, et d’ailleurs, peu importe. L’une d’elles est allée le dire aux cochers. Les cochers vont le répéter aux prêtres qui président à cette cérémonie : le Passage de la Douane…

La langue dans laquelle s’exprimait la voix tenait du mystère avec ses termes si décalés qu’ils en étaient presque charmants… mais le sens qu’ils véhiculaient n’en était pas moins net, massif et clair. Même si rien ne transparut sur ses traits, Eddie sentit ses dents se verrouiller dans un claquement douloureux et filtrer une petite inspiration brûlante.

La voix lui disait qu’il avait perdu la partie. Il était encore dans l’avion et il avait déjà perdu la partie.

Mais non, ce n’était pas vrai. Ça ne pouvait pas être vrai. C’était juste dans sa tête, un petit numéro de paranoïa qu’il se jouait in extremis. Suffisait de ne pas y faire attention. Voilà, il n’allait pas y faire attention et ça pass…

Tu vas y faire attention, sinon tu iras en prison et moi je mourrai ! rugit la voix.

Mais, au nom du ciel, qui êtes-vous ? demanda Eddie, de mauvaise grâce, la peur au ventre.

Et dans sa tête il entendit quelqu’un ou quelque chose exhaler un soupir de soulagement.

10

Il y croit, pensa le Pistolero. Que soient remerciés tous les dieux qui ont ou eurent jamais quelque existence : il y croit.

11

L’appareil s’immobilisa. L’ordre d’attacher sa ceinture s’éteignit. La passerelle vint s’appliquer dans un choc amorti contre la porte avant. Ils étaient arrivés.

12

Il y a un endroit où tu peux mettre ce que tu as pendant que tu t’acquittes du Passage de la Douane, dit la voix. Un endroit sûr. Ensuite, après la cérémonie, tu pourras le récupérer pour le porter à ce Balazar.

Les gens se levaient à présent, sortaient leurs affaires des coffres qui les surplombaient, s’arrangeant au mieux de vêtements qu’il faisait trop chaud pour porter à l’extérieur — du moins s’il fallait en croire l’annonce faite par les pilotes.

Ramasse ton sac et prends ta veste. Puis retourne dans les latrines.

Les lat…

Ah, oui. Les toilettes, les chiottes.

S’ils sont persuadés que j’ai de la dope, ils vont croire que j’essaie de m’en débarrasser.

Eddie comprenait toutefois que ce point n’avait guère d’importance. Personne n’irait enfoncer la porte au risque de déclencher une panique chez les passagers. Et il était exclu de pouvoir jeter un kilo de poudre dans des W-C d’avion sans laisser de trace. À moins que la voix n’ait pas menti, qu’il existât un endroit sûr. Mais comment serait-ce possible ?

Laisse tomber. Remue-toi.

Eddie se remua. Parce qu’il avait fini par prendre conscience de la situation. Bien sûr, il ne voyait pas tout ce que Roland décelait de par ses années d’expérience et cet entraînement où s’étaient mêlées torture et précision, mais il voyait le personnel, voyait les vrais visages derrière les sourires et les serviables restitutions aux passagers des bagages déposés à l’entrée. Il remarquait la manière dont, sans cesse, leurs yeux voletaient pour venir se poser sur lui, furtivement, comme pour mieux l’aiguillonner.

Il prit son sac, sa veste. On avait ouvert la porte donnant sur la passerelle et les gens commençaient à remonter l’allée. La porte de la cabine de pilotage s’était également ouverte et le commandant se tenait sur le seuil, souriant, bien sûr… mais dévisageant aussi les passagers de première classe qui en étaient encore à rassembler leurs affaires, le repérant soudain — non, le prenant pour cible —, puis regardant ailleurs, adressant un signe de tête à quelqu’un, ébouriffant au passage les cheveux d’un gamin.

Eddie était parfaitement froid maintenant. Pas en manque, froid tout court. Froid… c’était parfois très bien. Il fallait seulement faire attention de ne pas en arriver à geler sur place.

Il avança, remonta jusqu’au point où un virage à gauche allait l’engager sur la passerelle, puis porta soudain la main à sa bouche.

— Oh, je ne me sens pas bien, marmonna-t-il. Pardon…

Il repoussa la porte de la cabine de pilotage qui, sur sa droite, lui barrait en partie l’accès des toilettes et ouvrit la porte de ces dernières.

— Je crains que vous n’ayez à quitter l’appareil, lui fit sèchement remarquer le pilote alors qu’il avait déjà un pied dans les W-C. Vous n’êtes…

— Je crois que je vais vomir, et je ne tiens pas à ce que ce soit sur vos chaussures, rétorqua Eddie. Ni sur les miennes.

Une seconde plus tard, il était à l’intérieur, loquet rabattu. Le commandant parlait toujours. Eddie ne comprenait pas ce qu’il disait, ne voulait pas le savoir. Mais c’étaient des mots et non des cris, et cela seul comptait. Il ne s’était pas trompé : personne n’allait se mettre à hurler avec peut-être deux cent cinquante passagers qui attendaient de débarquer par cette unique porte à l’avant. Ainsi enfermé dans les toilettes, il ne risquait rien pour un temps… mais en était-il plus avancé ?

Si vous êtes toujours là, pensa-t-il, vous feriez mieux de faire quelque chose au plus vite, qui que vous soyez.

L’espace d’un épouvantable instant, il n’y eut rien, rien du tout. Ce fut très court, mais ça parut néanmoins s’étirer presque à l’infini dans sa tête, comme ces rubans de guimauve qu’Henry lui payait parfois l’été quand ils étaient gosses. Faisait-il des bêtises que son frère le battait comme plâtre, était-il sage qu’il lui payait des guimauves. C’était ainsi qu’Henry assumait le surcroît de responsabilités que lui apportaient les grandes vacances.

Ô mon Dieu, ô Seigneur, j’ai tout inventé. Comment ai-je pu me mettre à débloq…

Tiens-toi prêt, fit la voix, sévère. Je ne peux pas faire ça tout seul. Je sais monter au premier plan mais il m’est impossible de te faire traverser. Tu vas devoir effectuer la manœuvre avec moi. Tourne-toi.

La vue d’Eddie se retrouva soudain véhiculée par deux paires d’yeux, et ses sensations gouvernées par deux arborescences nerveuses (mais tous les nerfs de l’étranger n’étaient pas là, une partie de ce corps manquait — mutilation toute fraîche qui hurlait sa souffrance), appréhendant le monde par dix sens, pensant avec deux cerveaux, le sang fusant dans ses artères au rythme d’un double cœur.

Il se tourna et découvrit une ouverture découpée dans la cloison, quelque chose qui ressemblait à une porte, donnant sur une grève de gros sable gris, sur les rouleaux pisseux qui s’y brisaient.

Et ces vagues, il les entendait.

Comme il avait dans les narines cette senteur saline aussi amère que des larmes.

Passe.

On frappait à la porte des toilettes, on lui disait de sortir, qu’il devait immédiatement quitter l’appareil.

Mais vas-y, merde !

Eddie franchit le seuil en maugréant… perdit l’équilibre et bascula dans un autre monde.

13

Il se releva lentement, conscient de s’être entaillé la paume sur un fragment de coquillage. Il regarda bêtement le sang suivre sa ligne de vie, puis vit sur sa droite un autre homme se redresser avec une égale lenteur.

Il eut un mouvement de recul, son vertige soudain supplanté par l’âpre dard de la terreur : ce type était mort et ne le savait pas. Un visage émacié, la peau tendue sur les os comme des bandelettes dont on aurait si étroitement enveloppé une structure métallique que le tissu menaçait de se déchirer aux angles. Peau livide hormis les touches de rouge que la fièvre avait plaquées haut sur les pommettes, de part et d’autre du cou sous la ligne des mâchoires, et entre les deux yeux. Marque isolée, circulaire, pareille à l’enfantine imitation de quelque symbole d’une caste hindoue.

Mais un regard qui niait la mort — bleu, solide, équilibré —, plein d’une extraordinaire et opiniâtre vitalité. Il était vêtu de sombre, d’une sorte de cotonnade artisanale. Une chemise aux manches retroussées, dont le noir achevait de tourner au gris, et un pantalon de type jean. Deux ceintures d’armes s’y entrecroisaient, suspendues à ses hanches, mais leurs alvéoles étaient presque toutes vides. Ce qui dépassait des étuis ressemblait à des 45 — mais d’un modèle d’une incroyable antiquité. Le bois lisse de leurs plaquettes de crosse semblait suinter ses propres luisances.

Eddie, qui ne se savait nulle intention de parler — ni rien à dire — s’entendit néanmoins demander :

— Vous êtes un fantôme ?

— Non, pas encore, croassa l’homme aux pistolets. Allez, vite. L’herbe du diable. La cocaïne. Enlève ta chemise.

— Votre bras…

Eddie venait de découvrir sur le bras droit de cet homme — lequel lui semblait appartenir à cette extravagante espèce de pistolero qui ne se rencontre que dans les westerns spaghetti — un réseau de sinistres lignes écarlates. Il en connaissait le sens. Elles étaient le symptôme d’un empoisonnement du sang. Elles disaient que le diable ne se contentait pas de vous courir au cul, qu’il remontait déjà les égouts vers vos pompes centrales.

— Ne t’occupe pas de mon putain de bras ! claqua la voix du spectral personnage. Retire ta chemise et débarrasse-toi de ce qu’il y a dessous.

Eddie entendait les vagues, avait dans les oreilles le sifflement esseulé d’un vent ignorant tout obstacle. Il voyait ce fou à l’agonie et rien d’autre, autour, qu’un décor désolé. Tout en continuant de percevoir derrière lui le murmure des passagers quittant l’appareil, tandis que les coups sourds, réguliers se fracassaient toujours contre la porte des toilettes.

— M. Dean ! (Cette voix… elle vient d’un autre monde, se dit-il, n’en doutant pas vraiment, tentant seulement de se l’enfoncer dans le crâne comme si c’était un clou à planter dans une bille d’acajou.) Il faut absolument que vous…

— Laisse tomber, tu verras ça plus tard, grinça le Pistolero. Tu ne comprends donc pas qu’ici je suis obligé de parler. Que ça fait mal ! Et puis qu’il n’y a pas de temps à perdre, espèce de crétin.

Il y avait des gens qu’Eddie aurait tués sur place pour l’avoir insulté de cette manière… Mais il avait dans l’idée que tuer cet homme présentait quelques difficultés, même si son état semblait appeler cet acte comme un service à lui rendre.

Il ne lisait pourtant que sincérité dans ces yeux bleus : toute question se dissolvant, s’annulant sous leur regard intense.

Il commença de déboutonner sa chemise. Sa première impulsion avait été de l’arracher, comme Clark Kent/Superman quand Lois Lane est attachée en travers des rails ou quelque chose de la même veine, mais ce genre d’agissement ne valait rien dans la vie de tous les jours : on se retrouvait avec des boutons dont, tôt ou tard, il fallait expliquer l’absence. Il les fit donc glisser un par un hors des boutonnières alors que, dans son dos, le tambourinement s’obstinait.

Puis il la retira, révélant les bandes de sparadrap qui bardaient son torse et lui donnaient l’aspect d’un type qu’on soigne pour des côtes salement fracturées.

Il jeta un coup d’œil derrière lui et vit une porte béante… dont le battant avait creusé une forme en éventail dans le sable gris de la plage quand quelqu’un — le mourant sans doute — l’avait poussé. Au-delà, il reconnaissait les toilettes de l’avion, le lavabo, la glace… et le visage qui s’y reflétait, son visage, ses cheveux noirs qui lui tombaient sur le front au-dessus de ses yeux noisette. À l’arrière-plan, il voyait le Pistolero, la grève à l’infini et des oiseaux de mer qui piaillaient en se disputant Dieu sait quoi.

Il palpa les épaisseurs de sparadrap, se demandant par où commencer, comment trouver un bout sur lequel tirer, se sentant alors envahi par une forme hébétée de désespoir. Ce que doit éprouver le cerf ou le lapin qui, traversant une route de campagne et parvenu au beau milieu, ne tourne la tête que pour être cloué par l’éblouissement des phares qui se ruent sur lui.

Enrouler la bande avait pris vingt minutes à William Wilson, l’homme dont Edgar Poe avait immortalisé le nom. Il allait s’en écouler cinq — sept au mieux — avant qu’ils ne se décident à forcer la porte des toilettes.

— Impossible de retirer cette saleté, dit-il à l’homme qui chancelait en face de lui. Je ne sais ni qui vous êtes ni où je suis, mais je peux vous dire que ce sera bien trop long pour le temps dont nous disposons.

14

Deere, le copilote, suggéra au commandant McDonald de renoncer à tambouriner à la porte quand son supérieur, devant l’absence de réponse du 3A, entreprit d’exprimer ainsi sa frustration.

— Où voulez-vous qu’il aille ? demanda-t-il. Que peut-il faire ? Sauter dans la cuvette et tirer la chasse ? Il est beaucoup trop gros.

— Mais s’il passe de la… commença McDonald.

Deere — qui, pour sa part, se permettait un usage plus qu’occasionnel de la cocaïne — l’interrompit :

— S’il en passe, c’est un bon paquet. Il ne pourra pas s’en débarrasser comme ça.

— On n’a qu’à couper l’eau, fit le commandant.

— C’est déjà fait, rétorqua le copilote (qui, à l’occasion, se permettait également d’outrepasser ses fonctions). Mais je ne crois pas que ça change grand-chose. On peut dissoudre ce qui va dans les cuves, mais il est impossible de faire que ça n’y soit pas. (Ils étaient agglutinés contre la porte des toilettes — nargués par l’éclat du mot OCCUPÉ dans son petit rectangle — et chuchotaient presque.) Les types de la DEA vont vider la cuvette, prélever un échantillon, l’analyser… et le gars sera coincé.

— Il pourra soutenir qu’un autre est passé avant lui pour s’en débarrasser, fit remarquer McDonald dont la voix se teintait de nervosité.

Il n’avait pas envie d’épiloguer sur la situation, il voulait y répondre, brûlait d’agir, tout en restant intensément conscient que le troupeau de voyageurs n’avait pas encore évacué l’appareil et que bon nombre coulaient des regards plus que simplement curieux vers cet anormal congrès de l’équipage à proximité des toilettes. Pour sa part, ledit équipage était intensément conscient qu’une action — mettons par trop manifeste — risquait de réveiller le terroriste tapi de nos jours au fond de chaque passager. McDonald savait que son navigateur et son mécanicien de bord étaient dans le vrai, que la came avait de fortes chances de rester dans ses sacs en plastique marqués des empreintes du connard, mais il n’en sentait pas moins les sirènes d’alarme se déclencher en lui. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Quelque chose ne cessait de lui répéter : Vite ! Vite ! comme si le 3A était un joueur professionnel aux manches farcies d’as et sur le point de les abattre.

— En tout cas, il n’essaie pas de tirer la chasse, intervint l’une des hôtesses, Suzy Douglas. Même pas d’ouvrir les robinets du lavabo. On les entendrait pomper l’air s’il le faisait. J’entends bien quelque chose mais…

— Vous pouvez descendre, lui intima sèchement McDonald avant de reporter son regard sur Jane Dorning. Vous aussi. On va prendre les choses en main.

Alors que Jane, les joues en feu, s’apprêtait à obéir, Suzy dit tranquillement :

— C’est Jane qui l’a repéré, et puis c’est moi qui ai vu les grosseurs sous sa chemise. Aussi allons-nous rester, je crois, commandant McDonald. Si vous voulez nous coller un rapport pour insubordination, libre à vous. Mais je tiens à vous rappeler le risque de saboter le travail de la DEA sur ce qui pourrait être un énorme coup de filet.

Leurs yeux se verrouillèrent dans des gerbes d’étincelles.

— Ce doit être au moins le soixante-dixième voyage que je fais avec vous, Mac, reprit Suzy. Ce que j’en dis, c’est par amitié.

Le commandant la regarda encore un moment puis hocha la tête.

— Bon, vous pouvez rester… à condition de vous reculer l’une et l’autre.

Il se dressa sur la pointe des pieds pour regarder où en étaient les passagers. Les derniers franchissaient la séparation entre classe touriste et classe affaires. Deux minutes encore, trois peut-être.

Il reporta son attention sur l’entrée de la passerelle où un agent de la compagnie censé surveiller le département observait en fait l’étrange groupe qu’ils formaient près de la porte des W-C. L’homme devait avoir senti un problème de quelque nature ; il avait sorti son talkie-walkie de l’étui et le tenait à la main.

— Allez lui dire que je veux des types de la police des frontières, glissa tranquillement McDonald au navigateur. Armés. Trois ou quatre. Et tout de suite.

Le navigateur se fraya un chemin dans la file, s’excusant d’un grand sourire, puis tranquillement parla à l’agent qui, portant le talkie-walkie à ses lèvres, parla tout aussi tranquillement dedans.

McDonald — qui, de sa vie entière, ne s’était jamais rien introduit dans l’organisme de plus fort que de l’aspirine, et encore, de loin en loin — se tourna vers Deere. Ses lèvres s’étaient pincées en une mince et livide cicatrice.

— Dès qu’ils seront tous dehors, on enfonce cette putain de porte de chiottes, dit-il. Que les flics soient là ou non. Compris ?

— Cinq sur cinq, fit Deere, et il regarda le bout de la file atteindre enfin la première classe en piétinant.

15

— Prends mon couteau, dit le Pistolero, là, dans ma bourse.

Il montra sur le sable un sac de cuir craquelé. Plus un paquetage qu’une bourse, le genre de truc qu’on s’attend à voir sur le Sentier de Grande Randonnée des Appalaches, trimballé par des hippies se shootant aux fleurs et aux petits oiseaux (avec, peut-être, çà et là, l’aide d’un pétard bien dosé), à la différence que celui-ci avait l’air vrai, pas un accessoire pour quelque fumeuse et narcissique image de soi ; un sac qui avait voyagé dur — dans le désespoir, peut-être — sur des années et des années.

Il le montra, mais pas du doigt. Il ne pouvait pas. Eddie s’aperçut que l’homme avait la main droite enroulée dans un chiffon sale, un lambeau de sa chemise. Il en manquait une partie.

— Prends-le et taille dans la bande. Tâche de ne pas te couper. Faut que tu sois prudent, mais que tu fasses vite aussi. On n’a pas beaucoup de temps.

— Je sais, dit Eddie.

Il s’agenouilla. Rien de tout cela n’était réel. Voilà, elle était là la réponse. Comme aurait dit le Grand Sage & Éminent Junkie, Henry Dean : flip-flop, hippetytop, le maxidélire, l’éclate au pire, la vie est un songe, le monde un mensonge, mets donc un Creedence, ça plane, ça balance.

Rien de tout cela n’était réel. Il avait piqué du nez, tout simplement, voyageait avec un extraordinaire réalisme. Le mieux était de se coucher sur la monture, de se laisser porter par le courant.

Sûr… des plus réalistes, ce trip. Il tendit la main vers la fermeture Éclair — ou peut-être était-ce une bande Velcro — quand il s’aperçut que des lanières de peau brute entrecroisées fermaient en fait la sacoche de l’homme. Certaines, cassées, avaient été soigneusement renouées, assez serré pour continuer de passer dans les œillets.

Il dégagea les lanières, élargit l’ouverture du sac et trouva ce qu’il cherchait sous un paquet vaguement humide : des balles emmaillotées dans un autre morceau de chemise. Le manche seul du couteau eut de quoi lui couper le souffle… l’authentique nuance blanc-gris de l’argent massif y était gravée d’une complexe série de dessins qui accrochaient l’œil, le fascinaient…

Une douleur lui explosa dans l’oreille, vrilla son crâne de part en part, souleva momentanément dans son champ de vision une bouffée de brouillard rouge. Il s’effondra sur le sac entrouvert et heurta le sable alors que son regard remontait des bottes raccourcies de l’homme à ses traits livides. Non, il ne planait pas. Les yeux bleus qui le foudroyaient dans ce visage à l’agonie étaient pure vérité.

— Tu t’extasieras plus tard, prisonnier, dit le Pistolero. Pour l’heure, tu t’en sers et c’est tout.

Eddie sentait son oreille palpiter et s’enfler.

— Pourquoi vous m’appelez toujours comme ça ?

— Occupe-toi de la bande. S’ils déboulent dans ces latrines alors que tu es encore ici, j’ai bien l’impression que tu vas y rester un bout de temps. Et, sous peu, en compagnie d’un cadavre.

Eddie tira le couteau de sa gaine. Il n’était pas simplement vieux, ni même ancien ; il remontait au déluge. Sa lame, affilée au point de disparaître ou presque si on la regardait sous un certain angle, semblait être le temps fait métal.

— Ouais, m’a l’air bien coupant, dit-il, mais sa voix n’avait rien d’assuré.

16

Les derniers passagers abordaient la passerelle. Parmi eux se trouvait une vieille dame d’environ soixante-dix étés — avec cette charmante expression perdue que seuls savent apparemment revêtir ceux qui, trop avancés en âge, prennent l’avion pour la première fois. Elle s’arrêta pour montrer ses billets à Jane.

— Je continue sur Montréal, dit-elle. Comment vais-je faire pour trouver mon avion ? Et mes bagages ? Doit-on passer la douane ici ou là-bas ?

— Vous avez à l’entrée de la passerelle un de nos agents qui vous donnera toutes les informations nécessaires, madame, lui fut-il répondu.

— Je ne vois pas ce qui vous empêche de me les donner vous-même, rétorqua-t-elle. Cette passerelle — comme vous dites — est toujours pleine de monde.

— Je vous en prie, madame, veuillez avancer, fit le commandant McDonald. Nous avons un problème.

— Bon, excusez-moi d’être encore en vie, persifla la vieille dame. J’ai dû rater le corbillard.

Et elle passa devant eux le nez dressé comme le museau d’un chien flairant un feu au loin, une main crispée sur la poignée de son espèce de cabas, l’autre sur la pochette où étaient rangés ses billets (il en dépassait tant de talons de cartes d’embarquement qu’on était tenté de la croire venue de l’autre bout du monde en changeant d’avion à chaque escale).

— Voilà une cliente qui risque de jamais remonter à bord d’un long-courrier de notre compagnie, commenta Suzy.

— Elle déciderait de voyager dans le slip de Superman, coincée entre ses roubignoles, que je n’en aurais rien à foutre, décréta McDonald. Ils sont tous sortis ?

Jane bondit, survolant du regard les sièges de la classe affaires, puis passa la tête côté touriste. Tout aussi désert.

Elle revint vers les autres et confirma que l’appareil était vide.

McDonald se tourna vers la passerelle. Il vit deux types en uniforme qui se frayaient un chemin dans la foule — s’excusant, certes, mais sans un regard pour ceux qu’ils bousculaient. Leur dernière victime fut la vieille dame. Sa pochette lui échappa et les papiers volèrent et s’éparpillèrent alors qu’elle poursuivait les coupables de ses cris de corneille en colère.

— Parfait, dit McDonald. Pas plus loin, les gars.

— Mais, commandant, nous sommes des douaniers fédéraux…

— Je sais, et c’est moi qui vous ai appelés. Je vous félicite d’être arrivés si vite. N’empêche que vous allez rester où vous êtes parce que c’est mon avion et que le mec qui s’est enfermé là-dedans fait encore partie de mon cheptel. Une fois qu’il aura mis le pied sur la passerelle, ça sera votre bestiau, et vous pourrez l’accommoder à la sauce qui vous plaira. (Il se tourna vers Deere, hochant la tête.) Bon, je donne encore à ce salopard une dernière chance puis on enfonce la porte.

— Ça me va, fit Deere.

Le commandant cogna de nouveau sur la porte du plat de la main et hurla :

— Sortez, l’ami ! Y en a marre de vous le demander.

Pas de réponse.

— OK, conclut McDonald. Allons-y.

17

Eddie entendit comme de très loin la voix d’une vieille dame : « Bon, excusez-moi d’être encore en vie, disait-elle. J’ai dû rater le corbillard. »

Il avait déjà cisaillé la moitié du bandage, mais cette voix le fit sursauter. Un filet de sang lui coulait maintenant sur le ventre.

— Merde.

— Pas le temps de s’en occuper, croassa le Pistolero. Termine. À moins que la vue du sang ne te rende malade.

— Seulement quand c’est le mien, cracha Eddie.

Le corset de sparadrap démarrait juste au-dessus de son ventre. Plus il montait, plus il devenait ardu de suivre la lame des yeux. Il tailla encore une dizaine de centimètres et faillit à nouveau se couper en entendant le « Parfait. Pas plus loin, les gars » de McDonald aux douaniers.

— Je peux terminer et — qui sait ? — m’ouvrir la gorge, ou alors vous pouvez essayer, dit-il. Je ne vois pas ce que je fais. J’ai mon putain de menton qui me gêne.

Le Pistolero prit le couteau de la main gauche. Et sa main tremblait. Voir trembler cette lame au fil suicidaire rendit Eddie nerveux à l’extrême.

— Je ferais peut-être mieux…

— Attends.

Le Pistolero riva les yeux sur sa main. Eddie n’avait jamais nié l’existence de la télépathie mais il n’y avait jamais vraiment cru non plus. Il n’en restait pas moins qu’il sentait quelque chose maintenant, quelque chose d’aussi réel, d’aussi palpable que la chaleur émanant d’un four. Quelques secondes après, il comprit : c’était la volonté de cet homme étrange qui se concentrait.

Comment peut-il être mourant si je suis à ce point sensible à l’énergie qu’il dégage ?

Le tremblement décrut. La main ne fit bientôt plus que frémir. Quelques secondes encore, dix au plus, elle était ferme et solide comme un roc.

— Bien, dit le Pistolero.

Il s’approcha, leva le couteau. Eddie sentit se dégager une autre chaleur, moite et rance.

— Vous êtes gaucher ?

— Non.

— Mon Dieu ! fit Eddie.

Puis il tabla sur l’espoir de se sentir mieux s’il fermait un moment les yeux. L’âpre chuintement des deux plaques d’adhésif qui se séparaient lui emplit les oreilles.

— Voilà, dit le Pistolero. (Il fit un pas en arrière.) Maintenant, arrache ça en le lançant aussi loin que tu peux. Je m’occupe du dos.

Fini les petits coups polis à la porte des toilettes. C’étaient des poings rageurs, désormais. La chiasse ! se dit Eddie. Sûr qu’il n’y a plus un passager dans l’avion, alors adieu les bonnes manières.

— Sortez, l’ami ! Y en a marre de vous le demander.

— Tire, gronda le Pistolero.

Eddie prit un pan du bandage dans chaque main et tira de toutes ses forces. Ça fit mal, un mal de chien. Arrête de chialer. Ça pourrait être pire. Imagine que tu aies du poil sur la poitrine comme Henry.

Il baissa les yeux et se découvrit en travers du sternum une zone à vif large d’environ vingt centimètres. Juste au-dessus de son plexus solaire, il vit l’endroit où il s’était blessé. Le sang s’y accumulait dans une fossette avant de rouler jusqu’à son nombril. Quant aux paquets de coke, ils pendaient à présent sous ses aisselles tels des sacs de selle mal arrimés.

« OK, fit la voix derrière la porte, s’adressant à quelqu’un d’autre. À… »

La suite se perdit dans l’inattendu raz de marée de souffrance qui lui déferla sur le dos quand le Pistolero lui arracha sans ménagement le reste du corset.

Il se mordit les lèvres pour ne pas hurler.

— Remets ta chemise. (Le visage du Pistolero — d’une pâleur qu’Eddie n’aurait jamais crue possible chez un homme encore en vie — avait carrément viré au gris des cendres froides ; le corset, dans sa main gauche, était devenu un enchevêtrement poisseux, méconnaissable, qu’il jeta. Eddie vit sourdre une auréole de sang frais au travers du bandage improvisé de la main droite.) Vite.

Un coup sourd retentit. Plus rien d’une demande, même exigeante, d’être admis dans les toilettes. Eddie se retourna pour y voir le signal lumineux clignoter, la porte vibrer. Ils allaient l’enfoncer.

Il reprit sa chemise avec des doigts qui brusquement lui parurent trop gourds, trop gros. La manche gauche s’était retournée. Il tenta de la forcer, s’y coinça la main et s’en dégagea si violemment qu’il ramena la manche à son état initial.

Boum… une deuxième secousse ébranla la porte des W-C.

— Dieu, comment peux-tu être si maladroit ? gémit le Pistolero, enfonçant à son tour le poing dans la manche récalcitrante.

Eddie eut la présence d’esprit d’en retenir le poignet à l’instant où son nouveau compagnon retirait son bras. Maintenant, ce dernier lui tenait sa chemise comme un majordome le manteau de son maître. Eddie l’enfila et ses mains cherchèrent le premier bouton du bas.

— Pas encore, aboya le Pistolero. (Il arracha un autre morceau de sa propre chemise déjà bien défigurée.) Essuie-toi.

Eddie fit de son mieux. La fossette où le couteau avait accroché la peau continuait à se remplir de sang. Une lame se devait d’être aiguisée, d’accord, mais il y avait des limites.

Il jeta le tampon maculé de sang et boutonna sa chemise.

Boum. Cette fois, la porte ne fit pas que trembler, elle se déforma dans son cadre. Un coup d’œil à travers la porte de la plage permit à Eddie d’assister à la chute du flacon de savon liquide posé près du lavabo et de le voir atterrir sur son sac.

Il avait eu l’intention de fourrer vite fait dans son pantalon les pans de sa chemise, laquelle était désormais boutonnée… et correctement, par miracle. Soudain, traversé par une meilleure idée, il dégrafa sa ceinture.

— Non ! Ça, on n’a pas le temps ! (Le Pistolero qui avait voulu crier s’en découvrit incapable.) Encore un choc et cette porte va céder.

— Je sais ce que je fais, dit Eddie, espérant le savoir vraiment.

Puis, alors qu’il refranchissait la porte entre les mondes, il baissa la fermeture éclair de sa braguette.

Au bout d’un court instant d’atroce et radical désespoir, le Pistolero l’y suivit, en chair et en os un moment — chair envahie de souffrance —, pour ne plus devenir, à sa suite, qu’un ka détaché dans le cerveau d’Eddie.

18

— Encore une fois, dit McDonald, et Deere hocha la tête.

Maintenant qu’il n’y avait plus un passager, non seulement dans l’avion mais sur la passerelle, les types des douanes avaient sorti leurs armes.

— On y va !

Les deux hommes s’élancèrent et, sous l’unique choc de leur double masse, la porte — diminuée d’un morceau qui resta un moment accroché par le loquet avant de tomber par terre — alla valdinguer contre la cloison.

Révélant le sieur 3A sur le trône, le pantalon sur les genoux, les pans de sa chemise écossaise aux couleurs passées dissimulant — mais à peine — son service trois pièces. Pas de doute, il semble qu’on l’ait pris sur le fait, songea le commandant McDonald, écœuré. Le seul problème est que ce fait sur lequel on l’a pris n’a aux dernières nouvelles rien d’illégal. Il était soudain sensible aux élancements dans son épaule là où elle avait heurté la porte par… combien ? trois fois ? quatre ?

— Putain de merde, beugla-t-il, qu’est-ce que vous foutez là-dedans ?

— Ma foi, je coulais un bronze, répondit le 3A. Mais si vous êtes tous si pressés que ça, je vais aller me torcher dans les toilettes de l’aé…

— Et bien sûr, petit malin, vous ne nous avez pas entendus frapper à la porte, hein ?

— Si, mais pas moyen de l’atteindre. (Le 3A tendit la main et, bien que ladite porte qui pendait de guingois contre la cloison fût désormais tout près, McDonald comprit qu’il s’agissait d’une preuve.) Évidemment, j’aurais pu me lever, mais j’avais comme qui dirait entre les mains une situation délicate. À ceci près qu’elle n’était pas exactement entre mes mains, si vous me suivez. Et que je n’avais pas non plus envie qu’elle y soit, si vous me suivez toujours.

Le 3A se fendit d’un sourire vaguement niais qui se voulait engageant et que le commandant jugea aussi crédible qu’une coupure de neuf dollars. À l’entendre, il ne s’était jamais trouvé personne pour lui expliquer le truc tout simple de se pencher en avant.

— Debout, dit McDonald.

— Avec plaisir. Pourriez-vous simplement prier les dames de s’écarter ? (Nouveau sourire charmeur.) Je sais que c’est complètement ringard par les temps qui courent, mais c’est plus fort que moi. Je suis pudique. Le fait est qu’il y a de quoi.

Il leva la main, le pouce et l’index séparés d’un centimètre et demi environ, et fit un clin d’œil à Jane Dorning qui piqua un fard et quitta l’avion, suivie de près par Suzy.

Pudique ! Tu m’as l’air pudique, pensa le commandant. Tu me fais plutôt l’effet d’un chat qui vient de faire patte basse sur la crème.

Les deux hôtesses disparues, le 3A se leva et se reculotta. Il allait tirer la chasse quand McDonald lui expédia promptement la main loin du levier de la chasse d’eau, l’empoigna aux épaules et le fit pivoter face au couloir. Deere lui accrocha une main ferme entre les reins dans la ceinture du pantalon.

— Pas de privautés, je vous prie, dit Eddie.

Il avait la voix dégagée, juste comme il fallait — du moins lui semblait-il —, mais à l’intérieur, c’était la chute libre. Il sentait l’autre, nettement, le sentait posté dans sa conscience, attentif, sur le qui-vive, prêt à intervenir s’il déconnait. Seigneur, ça ne pouvait être qu’un rêve, non ?

— Pas un geste, rétorqua Deere.

Le commandant McDonald jeta un œil dans la cuvette.

— Pas de crotte, dit-il, foudroyant aussitôt du regard le navigateur qui, sur le troisième terme de cette cascade de négations, s’était esclaffé sans le vouloir.

— Vous savez comment c’est, dit Eddie. Il arrive qu’on ait du bol et que ce ne soit qu’une fausse alerte. J’en ai quand même lâché deux, mahousses. Je parle de la compagnie du gaz. Il y a trois minutes, gratter une allumette là-dedans vous aurait rôti à point votre dinde de Noël, vous savez ? Ce doit être quelque chose que j’ai mangé avant de monter dans l’avion, si vous voul…

— On en a assez vu, décréta McDonald.

Deere, qui tenait toujours Eddie par l’arrière de son jean, l’expédia jusqu’à la passerelle où les deux types des douanes le réceptionnèrent, chacun s’emparant d’un bras.

— Pas si vite ! hurla Eddie. Je veux mon sac ! Et ma veste !

— Nous aussi, on tient à ce que tu aies tout, le rassura l’un des douaniers dans une bouffée d’haleine empestant les digestions difficiles et les trucs dont il se bourrait pour les combattre. C’est qu’on s’y intéresse beaucoup, à tes affaires. Maintenant, mon coco, en route !

Quoiqu’il n’eût cessé de leur dire d’y aller mollo, de leur certifier qu’il était capable de marcher seul, Eddie ne devait pas évaluer rétrospectivement à plus de trois ou quatre les fois où la pointe de ses chaussures avait touché le sol de la passerelle entre la porte du 727 et l’aéroport proprement dit. Là, il trouva trois nouveaux chevaliers de la protection des frontières flanqués d’une demi-douzaine de simples flics, les uns l’attendant, les autres retenant la petite foule qui, avec une curiosité avide et un certain malaise, le regarda se faire emmener.

CHAPITRE 4 La Tour

1

Eddie était dans un fauteuil, et le fauteuil se trouvait dans une petite pièce peinte en blanc. C’était l’unique fauteuil de la pièce et la pièce était bondée, la pièce était enfumée. Eddie était en slip. Eddie avait envie d’une cigarette. Les six — non, sept — autres occupants de la petite pièce blanche étaient habillés. Debout autour de lui, ils l’encerclaient. Trois d’entre eux — non, quatre — fumaient.

Eddie avait envie de se trémousser et de guincher, de bondir et de se tordre.

Eddie était assis, tranquille, détendu, promenant un regard amusé, curieux, sur les types qui l’entouraient, comme si le besoin de se shooter n’était pas en train de le rendre dingue, comme si la simple claustrophobie n’aboutissait pas au même résultat.

Et tout ça parce que l’autre était dans sa tête. Cet autre qui l’avait terrifié au début. Dont la présence était maintenant pour lui une bonne raison de remercier Dieu.

L’autre pouvait être malade, mourant même, il conservait en lui assez d’acier pour en concéder une partie, armer un pauvre junkie paniqué de vingt et un printemps.

— Cette marque rouge que tu as sur la poitrine, c’est vachement intéressant, dit l’un des douaniers. (Une cigarette lui pendait au coin des lèvres. Le paquet dépassait de sa poche de chemise. Eddie se voyait y prélever cinq ou six cigarettes, les aligner dans sa bouche, les allumer, s’expédier une énorme bouffée au fond des poumons, se sentir tout de suite mieux.) À croire que tu avais là quelque chose de fixé par du sparadrap et que brusquement tu t’es dit que ça serait peut-être bien de s’en débarrasser.

— Je vous l’ai déjà dit : j’ai chopé ça aux Bahamas, une allergie ou je ne sais quoi. Combien de fois faut-il que je vous le répète ? Je fais ce que je peux pour garder mon sens de l’humour mais ça devient de plus en plus dur à chaque instant.

— Tu peux te le foutre au cul, ton sens de l’humour, cracha un autre, sur un ton qu’Eddie reconnut.

Celui qu’il avait quand il passait la moitié de la nuit à attendre un dealer qui ne venait pas. Parce que ces types-là aussi étaient accros. À la seule différence qu’ils l’étaient à des mecs comme lui et Henry.

— Et ce que t’as au bide, Eddie ? Tu l’as récolté où ?

Un troisième désignait l’endroit où il s’était blessé avec le couteau. Le sang ne coulait plus, mais la perle violet foncé qui obturait la plaie semblait n’attendre qu’un prétexte pour crever.

Eddie montra la zone irritée.

— Ça me démange, expliqua-t-il sans avoir besoin de mentir. Et quand je me suis endormi dans l’avion… vous pouvez demander à l’hôtesse si vous ne me croyez pas…

— Pourquoi est-ce qu’on ne te croirait pas, Eddie ?

— Je ne sais pas, moi. Vous en rencontrez souvent des gros trafiquants qui arrivent à roupiller pendant leur vol retour ? (Il s’interrompit, leur accorda une seconde pour méditer sa remarque, puis tendit des mains aux ongles rongés, certains même dangereusement déchiquetés ; les préliminaires du manque leur étaient fatals, avait-il constaté.) Bon, vu l’état de mes ongles, je n’avais pas intérêt à me gratter, et j’ai réussi à me retenir. Sauf quand je me suis endormi, apparemment.

— Ou quand tu as piqué du nez. Ce pourrait bien être une marque de seringue.

Le type y allait au flan, savait comme Eddie que c’était impossible. Si près du plexus solaire — de ce tableau de bord du système nerveux — un fix avait toutes les chances d’être le dernier.

— Faut pas pousser. Tout à l’heure, vous m’avez regardé les pupilles de si près que j’ai cru que vous cherchiez à m’hypnotiser. Vous avez bien vu que je n’étais pas dans les vapes.

Le troisième douanier prit un air écœuré.

— Pour un petit gars sans histoire, tu en connais un sacré rayon sur la dope.

— Ce qui ne vient pas de Deux Flics à Miami, je l’ai trouvé dans le Reader’s Digest. Maintenant, dites-moi ce qu’il en est : combien de prises allons-nous devoir tourner de la même scène ?

Un quatrième brandit un sachet à spécimens. Des fibres étaient visibles au travers du plastique.

— On attend la confirmation du labo mais on est à peu près sûrs de ce que c’est : des fragments de sparadrap.

— À la vitesse où je suis parti de l’hôtel, je n’ai pas eu le temps de me doucher, répéta Eddie pour la énième fois. J’avais pris un transat au bord de la piscine, histoire de m’exposer un peu au soleil, des fois que ça serait bon pour mes rougeurs. Pour cette allergie que j’avais chopée. Je me suis endormi. En fait, j’ai même eu de la chance d’attraper mon avion. Il m’a fallu courir comme un dingue. Il y avait du vent. Est-ce que je sais le genre de merde qui a pu se coller sur moi ?

Un doigt passa sur la pliure de son coude.

— Et là, ce ne sont pas des traces de shooteuse ?

Il balaya la main.

— Des piqûres de moustique, je vous l’ai déjà dit. Presque cicatrisées, en plus. Ça crève les yeux, non ?

Ça crevait effectivement les yeux. Les marques n’étaient pas toutes jeunes. Voilà plus d’un mois qu’il décrochait de la poussette. Henry n’aurait pas pu, et c’était en partie pour ça que c’était Eddie, qu’il avait fallu que ce fût lui. Dans l’absolue nécessité d’un fix, il se piquait non au bras mais en haut de la cuisse gauche, sur la face interne, là où reposait son testicule… comme il l’avait fait l’autre nuit quand Machin jaune lui avait finalement apporté quelque chose de consommable. La plupart du temps, il sniffait, ce dont Henry ne pouvait plus désormais se contenter. Eddie en retirait des sentiments qu’il avait du mal à définir… un mélange de fierté et de honte. À part ça, s’ils allaient l’inspecter sous les couilles, il risquait d’avoir de sérieux problèmes, et plus encore s’ils lui faisaient une prise de sang. Mais c’était un pas qu’ils ne sauraient franchir sans un semblant de preuve… et justement, ils n’en avaient pas l’ombre d’une. Ils savaient tout sans rien pouvoir démontrer. Toute la différence entre ce qu’il y a et ce qu’on veut, aurait dit sa mère.

— Des piqûres de moustique.

— Oui.

— Et la bande rouge, une réaction allergique.

— Oui, je l’avais déjà en arrivant aux Bahamas, mais pas à ce point.

— Il l’avait déjà en arrivant là-bas, répercuta l’un des types à son voisin qui n’avait pas entendu.

— Ah bon, fit l’autre. Tu y crois ?

— Évidemment.

— Tu crois au Père Noël ?

— Évidemment. J’ai même une photo de lui avec moi sur ses genoux quand j’étais gosse. (Il se pencha vers Eddie.) Tu n’aurais pas une photo de cette fameuse plaque rouge datant d’avant ton voyage, Eddie ?

Pas de réponse.

— Si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi ne pas demander un examen sanguin ?

Retour au premier, à celui qui avait la cigarette au bec. Elle en était presque au filtre.

Eddie eut soudain la rage au ventre, une rage noire. Il se tendit à l’écoute de sa voix intérieure.

OK, fut la réponse instantanée dans laquelle il sentit plus qu’un accord, une sorte de feu vert. Elle lui fit la même impression que lorsque Henry le serrait dans ses bras, lui ébouriffait les cheveux et lui disait avec une bourrade sur l’épaule : « Du bon boulot, gamin… faut pas que t’en aies les chevilles qui enflent, mais tu t’es débrouillé comme un chef. »

— Je suis clean et vous le savez. (Il se leva d’un bond — si brusquement qu’ils reculèrent — et riva les yeux sur le plus proche fumeur.) Toi, petit gars, autant que tu sois prévenu : si tu ne me retires pas cette clope de dessous le nez, je te la fais bouffer. (Le gars en question se fit effectivement petit.) Bon, je suppose que, d’ores et déjà, vous avez vidé la cuve à merde de l’avion — en tout cas ce n’est pas le temps qui vous a manqué. Et vous avez bien sûr passé mes affaires au peigne fin. Puis je me suis penché pour laisser l’un d’entre vous m’introduire dans le cul le plus long doigt du monde. Putain, si on parle de toucher rectal pour un examen de la prostate, là c’était un tringlage en règle. J’avais peur de baisser les yeux : je me disais que j’allais voir un ongle me sortir par le trou de pine.

Il promena sur eux un regard noir.

— Je récapitule : vous m’avez exploré les tripes, z’avez fouillé mes bagages, et je suis là dans ce fauteuil, en slip avec vous autres qui me soufflez votre fumée en pleine poire. Maintenant, si c’est un petit examen sanguin qui vous plairait, d’ac ! Amenez donc un mec pour s’en occuper.

Murmures. Regards échangés. Surprise. Malaise.

— Mais si vous voulez que ce soit fait sans requête du tribunal, enchaîna Eddie, votre type a intérêt à se munir de seringues et de fioles en quantité suffisante parce que je ne vais pas être le seul à donner mon sang. Je veux que ça se passe en présence d’un officier fédéral, qu’on fasse un prélèvement sur chacun d’entre vous, que vos nom et matricule soient portés sur chaque flacon et qu’on les confie à la garde de l’officier. Et quel que soit le type d’examen pratiqué sur mon sang — pour y déceler des traces de cocaïne, d’héroïne, d’amphètes, d’herbe ou de je ne sais quoi —, j’exige que le vôtre soit soumis aux mêmes réactifs… et que les résultats soient communiqués à mon avocat.

— Allons donc, TON AVOCAT ! clama l’un d’eux. Tôt ou tard, faut toujours que ça vienne sur le tapis avec vous autres, bande d’enfoirés. Vous allez avoir des nouvelles de MON AVOCAT ! Je vais vous coller MON AVOCAT au cul ! Merde, ça me fait gerber d’entendre ça.

— En fait, il se trouve que je n’ai pas d’avocat attitré, dit Eddie. (Et c’était la vérité.) Je n’avais jamais pensé en avoir besoin un jour. Cela dit, vous venez de me faire changer d’avis. Si vous ne trouvez rien, c’est qu’il n’y a rien à trouver. Mais on ne va pas s’arrêter à ce genre de détail. Vous voulez m’en faire baver ? Parfait. Je vais en baver. Mais pas tout seul. Vous en baverez autant que moi.

Il y eut un silence oppressé, à couper au couteau.

— J’aimerais que vous ôtiez de nouveau votre slip, M. Dean, fit l’un d’eux, plus âgé que les autres, celui qui semblait être leur chef.

Eddie se demanda si, peut-être — seulement peut-être — ce type n’avait pas fini par comprendre où chercher des marques d’aiguille plus récentes. Jusqu’à présent, ils s’étaient bornés à lui inspecter les bras, les épaules, les jambes… certains qu’ils étaient de tenir leur gibier.

— J’en ai ras le bol d’enlever ceci, d’enlever cela et de me faire traîner dans la merde, dit Eddie. Ou vous appelez quelqu’un pour nous faire ces prises de sang à la chaîne ou je me tire. Choisissez !

Silence de nouveau, tout aussi pénible. Et quand ils commencèrent à se regarder, Eddie sut qu’il avait gagné.

Qu’on a gagné, rectifia-t-il. Comment tu t’appelles, camarade ?

Roland. Et toi, c’est Eddie. Eddie Dean.

Tu as des oreilles pour entendre.

Oui, et des yeux pour voir.

— Rendez-lui ses fringues, fit le doyen du groupe, dégoûté. (Puis s’adressant à Eddie :) J’ignore ce que vous transportiez et comment vous avez fait pour vous en débarrasser, mais on finira bien par le découvrir, je tiens à ce que vous le sachiez. (Il l’inspecta de la tête aux pieds.) Vous êtes là, devant moi, presque avec le sourire. Ce n’est pas ce que vous racontez qui donne envie de vomir, c’est ce que vous êtes.

— Je vous donne envie de vomir ?

— Exactement.

— C’est le bouquet, rétorqua Eddie. Je suis comme un con dans cette espèce de placard, quasiment à poil, avec sept types armés qui m’entourent, et c’est moi qui vous donne envie de vomir. Ça va pas, mec, faut vous soigner.

Il fit un pas vers le vieux type qui commença par ne pas céder un pouce de terrain puis vit quelque chose dans les yeux d’Eddie — des yeux bizarres, tantôt noisette tantôt bleus —, quelque chose qui le fit reculer malgré lui.

— Je ne suis pas un trafiquant ! hurla Eddie. Arrêtez votre cirque ! Foutez-moi la paix !

Silence encore. Puis le chef pivota sur ses talons et beugla :

— Vous êtes sourds ou quoi ? Rendez-lui ses fringues !

Et voilà.

2

— Vous vous demandez si on est suivis ? fit le taxi avec de l’amusement dans la voix.

Eddie se retourna.

— Pourquoi vous me dites ça ?

— Parce que vous n’arrêtez pas de regarder derrière.

— Non, j’étais à cent lieues d’y penser, répondit Eddie sans avoir le moins du monde à mentir. (Son premier coup d’œil par la vitre arrière lui avait permis de repérer les filatures — les… car il y en avait plus d’une — et s’il continuait de regarder, ce n’était pas pour avoir confirmation de leur présence. Des échappés d’un hospice pour attardés mentaux auraient dû se donner du mal pour perdre le taxi d’Eddie par cet après-midi de fin mai. Le trafic était particulièrement fluide sur la voie express de Long Island.) Je prépare une thèse sur les structures de la circulation routière.

— Ah bon. (Dans certains milieux, une si bizarre réponse aurait provoqué un déluge de questions, mais les chauffeurs de taxi new-yorkais n’étaient pas du genre à en poser. Ils préféraient émettre des affirmations, le plus souvent péremptoires, lesquelles s’ouvraient en général sur l’expression : C’te ville ! comme s’il s’agissait du prélude à un sermon… ce que c’était d’ailleurs, pour la plupart. Le chauffeur remplaça donc sa question par :) Parce que, si vous aviez pensé que nous étions suivis, j’aurais pu vous dire que non. Croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir. Seigneur ! C’te ville ! Si je devais compter le nombre de filatures que j’y ai faites… Vous ne pouvez pas vous imaginer combien de gens montent en me lançant : « Suivez cette voiture ! » Je sais, on ne s’attend pas à entendre ça ailleurs qu’au cinéma. Juste. Mais, comme on dit, l’art copie la vie et la vie copie l’art. Ça arrive pour de vrai ! Quant à se débarrasser d’un mec qui vous suit, rien de plus simple du moment qu’on sait où et comment le rouler. Vous…

Eddie baissa le volume, ramenant sa perception de la voix du chauffeur à celle d’un simple fond sonore, n’écoutant ce bavardage — au demeurant très drôle — que pour être à même de hocher la tête aux bons endroits.

L’un des véhicules qui leur filaient le train était une conduite intérieure bleu nuit. Les douanes, présumait Eddie. L’autre, une fourgonnette, affichait en grosses lettres sa raison sociale : PIZZA GINELLI, illustrée également d’une pizza dessinée, à ceci près que ladite pizza était la bouille d’un gamin tout sourires, que ce gamin se léchait les babines et que sa délectation s’exprimait au bas de l’image dans ce slogan : « Miam-miam, quelle bonne pizza ! » À ceci près encore qu’un jeune graffiteur, armé d’une bombe et d’un sens de l’humour au ras des pâquerettes, avait biffé « pizza » pour lui substituer « chagatte ».

Ginelli. Eddie n’en connaissait qu’un, le patron d’un restaurant à l’enseigne des Quatre Pères. La restauration rapide n’était pour lui qu’un à-côté, une astuce destinée à équilibrer les comptes. Ginelli et Balazar. L’un n’allait pas sans l’autre, comme les hot-dogs et la moutarde.

Il avait été prévu qu’une limousine attendît Eddie devant l’aéroport, une limousine dont le chauffeur l’aurait, en un rien de temps, conduit au quartier général de Balazar, un bar au cœur de Manhattan. Mais le plan initial n’avait évidemment pas inclus deux heures dans une petite pièce aux murs blancs, deux heures sous un feu roulant de questions assénées par un groupe de douaniers pendant que leurs collègues vidangeaient les cuves du vol 901 pour en passer le contenu au peigne fin dans l’espoir d’y trouver le gros paquet dont ils soupçonnaient l’existence, ce gros paquet impossible à évacuer, impossible à dissoudre.

Il allait par conséquent sans dire que, deux heures plus tard, Eddie n’avait pas vu la limousine. Le chauffeur avait vraisemblablement reçu des instructions précises : si, un quart d’heure après la sortie des autres passagers, le passeur n’était toujours pas là, il filait vite fait. Sans doute n’avait-il pas téléphoné de la voiture, équipée probablement d’une C.B., donc susceptible d’être sur écoute. En deux heures, toutefois, Balazar avait eu le temps de se renseigner, d’apprendre qu’Eddie avait foutu la merde, et de parer aux éclaboussures. Balazar pouvait avoir reconnu l’acier en Eddie, ça ne changeait rien au fait qu’il s’agissait d’un junkie. Et il n’était pas question de se fier à un junkie.

Il en résultait la possibilité que le camion les rejoignît, que sa vitre s’abaissât pour laisser dépasser la gueule d’une arme automatique et que le dos du chauffeur de taxi se transformât en quelque chose approchant de la râpe à fromage ensanglantée. Toutes choses qui auraient certainement inquiété Eddie si la douane l’avait retenu quatre heures au lieu de deux, et plus encore si ç’avait été six heures. Mais deux ? Sur si peu de temps, Balazar allait sans doute admettre qu’il ait pu tenir sa langue. Il allait simplement lui demander des nouvelles de sa marchandise.

La vraie raison pour laquelle Eddie ne cessait de jeter des coups d’œil en arrière, c’était la porte.

Elle le fascinait.

Quand les types des douanes l’avaient à demi porté, à demi traîné jusqu’au bas des marches vers les bureaux de l’aéroport, il avait jeté un coup d’œil par-dessus son épaule et l’avait vue là, aussi réelle qu’invraisemblable, d’une existence incontestable, flottant à environ un mètre derrière lui. Il y avait vu les vagues s’écraser sur la grève, et le ciel coiffant ce paysage s’assombrir.

Elle était comme dans ces images où il faut chercher une forme fondue dans le feuillage, les nuages ou les plis d’un vêtement. Tant qu’on ne l’a pas trouvée, elle reste invisible, mais une fois repérée, aussi fort que l’on essaie, il devient impossible de ne plus la voir.

Elle n’en avait pas moins disparu à deux reprises quand le Pistolero l’avait refranchie sans lui — expérience effrayante : Eddie s’était senti comme un gosse dont la veilleuse venait de s’éteindre — la première fois, en plein interrogatoire.

Il faut que je m’en aille, la voix de Roland avait tranché net au beau milieu d’une question qu’ils étaient en train de poser à Eddie. N’aie pas peur, je ne resterai pas longtemps absent.

Pourquoi ? Il faut vraiment que vous partiez ?

— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui avait demandé un de ceux qui le cuisinaient. T’as l’air paniqué tout d’un coup.

Paniqué ? Sûr qu’il l’était, mais ces connards n’auraient rien pu y comprendre.

Il s’était retourné, imité par les types. Eux n’avaient vu qu’un mur blanc, les dalles d’isolant perforé blanc qui absorbaient les sons. Eddie, lui, avait vu la porte, à un mètre comme d’habitude, et désormais sertie dans la cloison, voie d’évasion dont lui seul avait conscience. Mais il avait vu autre chose. Des créatures qui sortaient des vagues. Du genre de celles qui envahissent l’écran d’un film d’horreur dont les effets sont légèrement plus spéciaux que vous ne l’auriez souhaité, assez pour vous donner la totale illusion du réel. D’un réel qui prenait l’aspect d’un hideux croisement de homard, de scorpion et d’araignée. Dont les bruits n’étaient pas moins inquiétants.

— Tu piques ta crise de delirium, Eddie ? lui avait demandé l’un des types. Tu vois des bestioles grimper sur le mur ?

C’était si proche de la vérité qu’il avait failli éclater de rire. Il comprenait pourquoi le Pistolero avait dû précipitamment réintégrer son monde : ici, son esprit ne risquait rien — du moins pour l’heure —, mais là-bas, les monstres montaient vers son corps… Un corps, suspectait Eddie, que Roland devait déplacer au plus vite, s’il voulait garder un endroit où retourner.

Soudain, dans sa tête, il avait entendu David Lee Roth, le chanteur du groupe Van Halen, brailler : Ouais, mec… j’n’ai plus d’corps… et cette fois, son rire avait fusé. Impossible de le retenir.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? avait voulu savoir le type qui venait de lui demander s’il voyait des bestioles.

— L’ensemble de la situation, avait-il répondu. Et pas drôle dans le sens d’hilarant, seulement dans celui de bizarre. Je veux dire que si c’était un film, ce serait plutôt du Fellini que du Woody Allen.

Ça ira ? lui avait demandé le Pistolero.

Ouais, impec. Grouillez.

Comment ?

Dépêchez-vous de faire ce que vous avez à faire.

Ah oui, d’accord. Je ne serai pas long.

Brusquement, l’autre n’avait plus été là, il s’était purement et simplement évanoui, telle une fumée si ténue que le moindre souffle d’air eût suffi à la dissiper. Eddie s’était de nouveau retourné, n’avait plus vu qu’un mur blanc percé de trous — ni porte, ni océan, ni monstre bizarroïde mi-insecte et mi-crustacé — et il en avait eu les entrailles qui se nouaient. Non par crainte d’avoir été victime d’une hallucination, malgré tout — la drogue avait bel et bien disparu, preuve amplement suffisante — mais par la seule angoisse de ne plus sentir en lui cet homme étrange qui… qui l’aidait de quelque manière, et rendait les choses plus faciles.

— Il te plaît, ce mur ? avait lancé l’un des douaniers. Tu veux qu’on y accroche un tableau ?

— Non. (Soupir d’Eddie.) Je veux qu’on me laisse sortir d’ici.

— Dès que tu nous auras dit ce que tu as fait du smack, avait rétorqué du tac au tac un autre. Ou était-ce de la coke ?

Et voilà, c’était reparti. Quand c’est fini, allez Nini…

Dix minutes plus tard — dix minutes étirées à l’extrême —, le Pistolero s’était tout aussi brusquement réintroduit dans l’esprit d’Eddie qui l’avait senti à bout de forces.

Ça y est ? C’est réglé ?

Oui. Désolé que ça ait pris tant de temps. Il marqua une pause. J’ai dû ramper.

Eddie s’était une fois de plus retourné. La porte avait réapparu, mais il s’y inscrivait un décor légèrement différent. Il avait alors compris que, de même qu’elle se déplaçait avec lui dans ce monde, elle accompagnait l’autre dans son propre univers. Concept qui le fit vaguement frémir. C’était comme d’être relié à cet autre lieu par quelque étrange cordon ombilical. Le corps du Pistolero gisait toujours inanimé au premier plan mais le regard d’Eddie devait à présent couvrir une longue bande de plage avant d’atteindre la guirlande d’algues tressées marquant la limite des hautes eaux et autour de laquelle évoluaient en grondant et bourdonnant les horreurs chitineuses. À chaque vague qui se brisait, elles dressaient leurs pinces, évoquant ces foules électrisées par le Fuhrer que l’on voit, dans les vieilles bandes d’actualités tendre le bras en gueulant Heil Hitler, comme si leur vie en dépendait — ce qui avait sans doute été le cas, à bien y réfléchir. Le sillage torturé laissé par le Pistolero dans sa pénible progression vers des parages plus sûrs était également visible.

Puis, sous les yeux d’Eddie, l’un des monstres, vif comme l’éclair, avait levé la pince pour saisir un oiseau qui s’aventurait trop bas. Le malchanceux volatile s’était abattu sur le sable, sectionné en deux moitiés sanglantes qui avaient disparu alors même qu’elles remuaient encore, sous un grouillement de carapaces. Une unique plume blanche s’était élevée. Une pince l’avait ramenée au sol.

Mon Dieu Seigneur ! s’était mentalement exclamé Eddie. Visez-moi cette bande de morfals !

— Mais pourquoi n’arrêtez-vous pas de vous retourner ? lui avait demandé celui que son âge et son vouvoiement désignaient comme le chef.

— Parce que de temps à autre il me faut un antidote, avait-il répondu.

— À quoi ?

— À votre tronche de cake.

3

Quand le chauffeur de taxi l’eut déposé dans la cité au pied de son immeuble, redémarrant aussitôt après l’avoir remercié pour le dollar de pourboire, Eddie resta un moment — le sac de voyage à la main, la veste jetée par-dessus l’épaule et négligemment retenue par un doigt de l’autre main — planté devant ce bâtiment où il partageait un deux-pièces avec son frère. Il resta donc à regarder cet immeuble, monolithe qui avait le style et l’attrait d’une boîte de cacahuètes salées grand modèle. Avec toutes ces fenêtres perçant en bon ordre la façade de briques rouges, l’ensemble avait l’aspect d’un corps prison et ce spectacle avait un effet aussi déprimant sur Eddie qu’il éveillait, au contraire, l’ébahissement chez Roland.

Jamais, même dans mon enfance, je n’ai vu de bâtiment aussi haut, s’écria ce dernier. Et il y en a tant !

Ouais, approuva Eddie, lugubre. On vit là-dedans comme dans une fourmilière. Tu peux trouver ça chouette, Roland, mais crois-moi, ça commence à prendre un sacré coup de vieux. À vue d’œil, même.

La voiture bleue passa au ralenti devant la cité, la fourgonnette y entra et s’approcha. Eddie se raidit et sentit Roland se raidir en lui. Peut-être avaient-ils l’intention de le descendre, après tout.

La porte ? suggéra Roland — d’accord, fit Eddie, prêt à tout — tranquillement toutefois. Tu veux qu’on aille de l’autre côté ?

Non, pas encore. Il se peut qu’ils veuillent simplement causer. Mais tiens-toi prêt.

Il aurait pu se passer d’ajouter ça, percevant que Roland gardait jusque dans les profondeurs du sommeil des réactions plus rapides qu’il n’en aurait jamais lui-même, fût-ce sur le qui-vive.

Le camion-pizza à l’emblème du gamin souriant obliqua vers le trottoir. Côté passager, la vitre commença de descendre. Avec son ombre qui s’étirait devant lui depuis la pointe de ses tennis, Eddie attendit dans l’entrée de son immeuble, attendit de voir ce qui allait apparaître… un canon ou un visage.

4

La deuxième absence de Roland n’était pas survenue plus de cinq minutes après que les types des douanes eurent finalement déclaré forfait et laissé partir Eddie.

Le Pistolero avait mangé, mais pas assez. Il avait soif. Par-dessus tout, il lui fallait se soigner. Eddie n’était pas encore en mesure de lui fournir le médicament approprié (tout en suspectant que Roland avait vu juste, que Balazar pouvait… si Balazar voulait…) mais une bonne dose d’aspirine aurait au moins le mérite de faire tomber cette fièvre dont il avait senti l’ardeur quand le Pistolero s’était approché de lui pour achever de cisailler le corset de sparadrap.

Il traversait le hall de l’aéroport et s’arrêta donc devant la boutique.

L’aspirine existe, là d’où tu viens ?

Jamais entendu parler de ça. C’est magie ou médecine ?

Les deux, à mon sens.

Eddie entra, acheta un tube d’Anacine Extraforte. Il passa ensuite au snack et prit deux doubles hot-dogs (des Godzilla-dogs, comme les appelait Henry) et une grande bouteille de Pepsi. Il noyait les saucisses sous la moutarde et le ketchup quand il se rappela soudain que ce n’était pas lui qui allait les manger. Pour autant qu’il sache, Roland pouvait très bien ne pas aimer la moutarde et le ketchup. Pour autant qu’il sache, il pouvait être végétarien. Pour autant qu’il sache, cette cochonnerie risquait de le tuer.

De toute façon, c’est trop tard, se dit-il. Quand Roland parlait — ou qu’il agissait —, Eddie avait la certitude que tout ça était bien réel. Quand Roland cessait de signaler sa présence, la vertigineuse sensation de ne vivre qu’un rêve — un rêve extraordinairement réaliste qui parcourait son sommeil à bord du Delta 901 à destination de Kennedy Airport — insistait pour refaire surface.

Roland lui avait dit pouvoir emporter de la nourriture dans son monde, l’ayant déjà fait, prétendait-il, pendant qu’Eddie dormait. Le jeune homme trouvait cela parfaitement incroyable mais le Pistolero lui soutenait que c’était vrai.

Bon, il va falloir rester prudent, dit Eddie. Ils ont collé deux gars pour me… pour nous… bref, pour surveiller ce que je suis maintenant.

Je sais, lui fut-il répondu. D’autant qu’ils ne sont pas deux mais cinq.

Et sur ce, Eddie se sentit le théâtre d’une sensation encore plus étrange que toutes celles qu’il avait éprouvées jusqu’alors. Sans avoir eu l’intention de poser les yeux ailleurs que droit devant lui, il les sentit bouger. C’était Roland lui-même qui les dirigeait sur :

Un type en débardeur pendu au téléphone.

Une femme installée sur un banc en train d’explorer les profondeurs de son sac à main.

Un jeune Noir qui aurait pu être d’une beauté peu commune si la chirurgie lui avait un peu mieux rafistolé son bec-de-lièvre et qui, pour l’heure, examinait des T-shirts dans la boutique qu’Eddie venait de quitter.

Bien qu’aucun ne présentât quoi que ce fût d’anormal dans son apparence, Eddie les reconnut tous pour ce qu’ils étaient — et ce fut une fois de plus comme dans ces images où le dessin caché, une fois découvert, refuse de retourner au néant. Il se sentit néanmoins les joues en feu parce qu’il avait fallu que l’autre lui montrât ce qu’il aurait dû voir du premier coup. Il n’avait pas été fichu d’en repérer plus de deux alors que ces trois autres, quoique un peu plus discrets, n’étaient quand même pas des supercracks. Les yeux du type au téléphone n’avaient pas ce regard vide que l’on fixe sur un interlocuteur invisible mais regardaient pour de bon… regardaient l’endroit où était Eddie… cet endroit qui, comme par hasard, ne cessait de les attirer. La femme au sac, tout aussi incapable d’y trouver ce qu’elle cherchait que de renoncer, continuait d’en retourner le contenu. Quant à l’amateur de T-shirts, il devait avoir déjà eu le temps d’examiner une bonne douzaine de fois chaque modèle exposé.

Et, brusquement, Eddie se retrouva âgé de cinq ans et terrifié d’avoir à traverser la rue sans Henry pour lui tenir la main.

N’y pense pas, dit Roland. Et ne t’inquiète pas non plus pour la nourriture. Il m’est arrivé de manger des insectes qui avaient encore assez de vie pour courir au fond de ma gorge.

Ouais, répliqua Eddie. Mais faut pas oublier qu’on est à New York.

Il ramassa Pepsi et hot-dogs pour aller s’installer tout au bout du comptoir, tournant le dos au vaste hall de l’aéroport. Son regard monta vers l’angle du plafond, à sa gauche, là où le surplombait un miroir convexe pareil à l’œil d’un hypertendu. Il pouvait y embrasser d’un seul coup d’œil les cinq membres de son escorte et constater qu’aucun n’était assez près pour voir ce qu’il avait sur le comptoir devant lui… avec satisfaction d’ailleurs, car il n’avait lui-même pas la moindre idée du sort attendant cette nature morte pop art.

Tu poses l’astine sur les trucs à la viande. Puis tu prends le tout entre les mains.

L’aspirine.

Bon, tu appelles ça comme tu veux, priso… Eddie, mais tu fais comme je te dis.

Eddie sortit de sa poche où il l’avait fourré le sachet contenant l’Anacine et, manquant faire tomber le tube sur l’un des hot-dogs, prit soudain conscience que Roland, avec ses doigts en moins, risquait d’avoir des problèmes, ne serait-ce que pour l’ouvrir.

Il s’en chargea donc, égrena trois pilules sur l’une des petites serviettes, pesa le pour et le contre, puis en rajouta trois de plus.

Trois maintenant, trois plus tard, dit-il. S’il y a un plus tard.

OK. Merci.

Bon. Comment on fait ?

Tu ramasses tout ça.

Nouveau coup d’œil dans le miroir. Deux des types s’approchaient comme si de rien n’était du snack-bar, n’appréciant peut-être pas qu’Eddie leur tournât le dos, flairant quelque tour de passe-passe et voulant y regarder de plus près. S’il devait arriver quelque chose, mieux valait que ça se passe vite.

Il plaça les mains autour de l’ensemble, sentit d’un côté la fraîcheur du Pepsi, de l’autre la chaleur des saucisses dans leur gaine de pain mou. En cet instant, il eut tout du type qui va rapporter de quoi nourrir sa petite famille… puis ça se mit à fondre.

Et il riva dessus des yeux qui s’écarquillaient, s’écarquillaient, au point qu’il les crut près de tomber et de pendouiller au bout de leurs pédoncules.

Il voyait les hot-dogs à travers le pain, le Pepsi à travers le gobelet, et le sombre liquide encombré de glaçons s’incurvant en un volume qui finissait par ne plus être visible.

Puis ce fut le formica rouge du comptoir qui transparut sous les hot-dogs et le mur blanc derrière le Pepsi. Ses mains se rapprochèrent, la résistance entre elles s’amenuisant… puis se rencontrèrent, paume contre paume. La nourriture… les serviettes… le Pepsi… les six aspirines… tout ce qu’il avait tenu était parti.

C’est Jésus avec son violon… pensa-t-il. Ses yeux bondirent sur le miroir.

La porte avait disparu… tout comme Roland, sorti de son esprit.

Bon appétit, l’ami.

Mais cet insolite personnage venu d’ailleurs qui disait s’appeler Roland était-il vraiment son ami ? Allez savoir ? Sûr, il lui avait sauvé la mise, mais ça ne voulait pas dire qu’il s’agît d’un boy-scout.

N’empêche qu’il l’aimait bien. Qu’il le craignait… mais qu’il l’aimait bien.

Se demandait même si, avec le temps, il ne finirait pas par l’aimer tout court comme il aimait Henry.

Mange, étranger. Mange bien, reste en vie… et reviens.

Il avait à côté de lui des serviettes tachées de moutarde laissées par un client. Il en fit une boule qu’il expédia dans la poubelle en sortant, les mâchoires en mouvement comme s’il achevait une dernière bouchée de quelque chose. Puis, s’acheminant vers les panneaux qui montraient la direction à prendre pour BAGAGES et TRANSPORTS TERRESTRES, il réussit même à produire un rot fort convenable en approchant du jeune Noir.

— Vous n’avez pas trouvé votre bonheur ? lui demanda-t-il.

— Je vous demande pardon ? fit le gars en se détournant de l’écran des départs qu’il faisait semblant d’étudier.

— J’ai pensé que vous deviez sûrement chercher un T-shirt où on verrait, écrit dessus : LA CHARITÉ, S’IL VOUS PLAÎT ! JE TRAVAILLE POUR LE GOUVERNEMENT, lâcha Eddie avant de passer son chemin.

Alors qu’il descendait les marches, il vit la farfouilleuse refermer précipitamment son sac et se lever.

Ma foi, ça va ressembler à la parade de Thanksgiving, chez Macy’s.

Journée passionnante, à coup sûr, et il se disait qu’elle n’était pas finie.

5

Quand Roland vit les monstrueux crustacés resurgir des vagues (le phénomène n’avait donc rien à voir avec la marée ; c’était la tombée du jour qui les ramenait sur la plage), il abandonna momentanément Eddie Dean pour aller déplacer son corps et lui épargner d’être découvert et dévoré par les créatures.

Il s’était attendu à la douleur, y était préparé. D’avoir si longtemps vécu avec elle en avait presque fait une vieille amie. Il fut toutefois sidéré de la rapidité avec laquelle sa fièvre avait empiré, ses forces diminué. S’il n’avait pas été mourant précédemment, il ne pouvait désormais douter de l’être. Existait-il dans le monde du prisonnier un remède assez puissant pour prévenir l’issue fatale ? Peut-être. Mais à moins de mettre la main dessus dans les six ou huit prochaines heures, la question perdrait sans doute toute importance. À l’allure où évoluait son mal, il n’y aurait bientôt plus ni médecine ni magie, qu’elles proviennent de quelque monde que ce soit, pour restaurer sa santé.

Impossible de marcher. Il allait devoir ramper.

Il s’y apprêtait quand son regard tomba sur les sacs de poudre du diable dans leur gangue entortillée de bande collante. Les laisser ici, c’était les vouer à être éventrés par les homarstruosités. La brise marine disperserait la poudre aux quatre vents. Elle y serait à sa place, songea le Pistolero. Mais il ne pouvait permettre qu’il en fût ainsi. Sinon, à un moment ou à un autre, incapable de montrer cette poudre, Eddie allait se retrouver dans les ennuis jusqu’au cou. Il était rarement possible de bluffer le genre d’hommes auquel, à son sens, appartenait ce Balazar. Il allait demander à voir ce pour quoi il avait payé, et tant qu’il ne l’aurait pas vu, Eddie aurait assez d’armes pointées sur lui pour équiper une petite armée.

Roland ramena vers lui l’enchevêtrement poisseux de ses possessions et se l’accrocha autour du cou. Puis il entreprit de mettre une bonne distance entre lui et les vagues.

Il s’était traîné sur une vingtaine de mètres — presque assez haut sur la plage pour s’estimer en sécurité — quand il prit conscience (saisi d’horreur et cependant sensible à l’incommensurable comique de la chose) de laisser derrière lui le seuil entre les mondes. Comique, car pourquoi l’avait-il franchi ?

Tournant la tête, il vit alors que la porte n’était plus là où il croyait l’avoir laissée mais à trois pieds derrière lui. Pendant un long moment, il ne put que la fixer, comprendre ce qu’il aurait déjà dû savoir s’il n’y avait eu la fièvre et le feu roulant de questions auquel les Inquisiteurs soumettaient Eddie. Ces Où as-tu ? Comment as-tu ? Quand as-tu ? qui se superposaient aux Est-ce que chèque ? A-ce que châle ? Eut-ce que chule ? I-ce que chic ? du grouillement que les vagues continuaient de vomir au bas de la grève.

Bon, maintenant j’emmène cette porte partout avec moi, se dit-il, et Eddie aussi. Elle nous accompagne comme une malédiction dont on ne pourrait plus se débarrasser.

Évidence incontestable tout comme l’était cet autre fait :

Que si la porte se refermait, ce serait pour toujours.

Quand cela se produira, il faudra qu’il soit de ce côté, avec moi.

Quel parangon de vertu nous avons en toi, pistolero ! L’homme en noir éclata de rire. Il semblait avoir définitivement élu domicile dans le crâne de Roland. Tu as tué l’enfant, sacrifice qui t’a permis de me rattraper et, je suppose, de faire apparaître cette porte entre les mondes. Voilà qu’à présent tu t’apprêtes à un triple tirage, condamnant les trois compagnons qui te seront donnés à un sort dont tu ne voudrais pas : vivre le restant de leurs jours dans un univers radicalement autre où la mort sera susceptible de les prendre avec autant d’aisance qu’elle s’empare d’animaux de zoo remis en liberté dans une nature hostile.

La Tour, se dit avec sauvagerie le Pistolero. Une fois que j’aurai atteint la Tour et fait ce que je suis censé y faire, que j’y aurai accompli cet acte fondamental — quel qu’il soit — de restauration ou de rédemption pour lequel j’ai été conçu, alors, peut-être…

Mais le hurlement de rire de l’homme en noir — de cet homme qui était mort mais n’en continuait pas moins de vivre à l’instar de la conscience blessée du Pistolero — n’allait pas lui permettre de s’en tirer à si bon compte.

Pas plus d’ailleurs qu’envisager sa propre trahison ne pouvait le détourner de sa trajectoire.

Il parvint à se traîner sur une autre dizaine de mètres, jeta de nouveau un coup d’œil derrière lui, et constata que le plus gros des monstres n’irait pas s’aventurer plus d’une vingtaine de pieds au-dessus de la laisse des hautes eaux. Sa reptation lui avait déjà fait couvrir trois fois cette distance.

Bon, c’est bien.

Rien n’est bien, répliqua, joyeuse, la voix de l’homme en noir, et tu le sais.

Ta gueule ! pensa le Pistolero, et — miracle — l’homme en noir la ferma.

Roland remisa les sacs de poudre du diable dans l’interstice entre deux pierres et dissimula le tout sous quelques poignées d’herbe. Puis il s’accorda un bref répit, le crâne traversé de sourdes palpitations, la peau tour à tour brûlante et glaciale, tandis qu’il se laissait à nouveau rouler jusque par-delà le seuil, dans cet autre monde, dans cet autre corps, abandonnant encore pour un temps derrière lui l’infection à son évolution meurtrière.

6

La deuxième fois qu’il retourna dans son propre corps, il le trouva dans un sommeil si profond qu’il le crut un moment déjà entré dans le coma… dans un état où les fonctions vitales s’étaient à ce point réduites au minimum qu’il n’allait pas manquer de voir sa conscience entamer d’une seconde à l’autre une longue glissade dans les ténèbres.

À l’inverse, il força donc ce corps à l’éveil, le bouscula hors de la tanière de pénombre où il s’était terré. Il accéléra son cœur, fit remonter le long des nerfs la souffrance qui grésillait à fleur de peau, rendit sa chair à la douloureuse réalité.

Il faisait nuit. Les étoiles scintillaient dans le ciel. Les espèces de chaussons qu’Eddie lui avait pris étaient des parcelles de chaleur dans la fraîcheur nocturne.

Il n’avait pas faim, mais il allait manger. Et d’abord…

Il regarda les petites pilules blanches. De l’astine, avait dit le prisonnier. Non, il n’avait pas tout à fait dit ça mais le mot exact lui était imprononçable. Un médicament, de toute manière. Un médicament de cet autre monde.

Pas ce dont il avait vraiment besoin — du moins était-ce l’avis d’Eddie —, mais quelque chose qui ferait tomber la fièvre.

Trois maintenant, trois plus tard.

Il s’en mit trois dans la bouche mais attendit pour les avaler d’avoir ôté l’étrange couvercle — ni du papier ni du verre mais tenant un peu des deux — du gobelet en carton contenant la boisson, et d’avoir ainsi de quoi les faire passer.

La première gorgée fut une telle surprise qu’il resta un moment contre le rocher auquel il s’était adossé, les yeux tellement écarquillés, fixes et éclaboussés de reflets d’étoiles qu’un improbable promeneur passant devant lui l’aurait à coup sûr pris pour déjà mort. Puis il but avec avidité, les mains crispées autour du gobelet, tellement absorbé dans ce qu’il buvait que la douleur atroce et pulsative de ses doigts absents n’était même plus sensible.

Quelle douceur ! Dieu, que c’est suave ! Que c’est doux ! Que…

Un des petits glaçons plats du breuvage se prit dans sa gorge. Il toussa, se martela la poitrine, réussit à le déloger. Il se retrouvait avec une autre douleur dans le crâne, la sensation d’une sorte de vif-argent coulant en lui après avoir bu trop vite quelque chose de trop froid.

Il gisait immobile, sentant battre son cœur comme un moteur emballé, sentant cette énergie toute neuve lui déferler dans le corps avec une telle véhémence qu’un risque d’explosion n’était pas à exclure. Sans vraiment réfléchir à ce qu’il faisait, il déchira un autre morceau de sa chemise — il n’allait bientôt plus lui en rester qu’un chiffon autour du cou — et se l’étala sur la cuisse. Il y verserait les glaçons quand il aurait fini de boire, se confectionnant ainsi une espèce de vessie pour sa main blessée. Mais son esprit était ailleurs.

Tant de douceur ! criait et répétait chacune de ses pensées, s’efforçant d’en saisir le sens, ou de se convaincre qu’il y avait là un sens — un peu comme Eddie avait tenté de se convaincre que l’autre avait une existence réelle, qu’il ne s’agissait pas d’une aberration mentale, d’un tour que cherchait à lui jouer quelque autre part de lui-même. Que c’est doux ! Que c’est suave !

Le noir breuvage était saturé de sucre, plus encore que Marten — dont l’austère et ascétique apparence avait dissimulé gourmandise et sensualité — n’en avait mis le matin dans son café.

Du sucre… blanc… en poudre…

Le regard du Pistolero dévia vers les sacs, à peine visibles sous l’herbe qu’il avait jetée dessus pour en masquer la présence, et se demanda fugitivement si leur contenu et ce qu’il y avait dans cette boisson n’étaient pas une seule et même substance. Il savait qu’Eddie n’avait pas eu de problème pour le comprendre dans ce monde-ci quand ils s’étaient retrouvés tous deux, face à face et distincts. Et il soupçonnait que s’il passait physiquement dans le monde du prisonnier (ce qu’il savait par intuition réalisable… encore que, si la porte se refermait pendant qu’il y était, il serait à jamais condamné à demeurer dans ce monde tout comme Eddie dans le sien si c’était l’inverse), il aurait une compréhension tout aussi parfaite de la langue. Il savait aussi, pour avoir séjourné dans l’esprit d’Eddie, que les langues des deux mondes étaient fondamentalement similaires. Similaires mais pas tout à fait superposables. Popkin se disait là-bas sandwich, et déchiner y était chercher quelque chose à manger. En ce cas… la drogue qu’Eddie nommait cocaïne ne pouvait-elle s’appeler sucre dans le monde du Pistolero ?

Ce qui lui parut aussitôt fort improbable. Eddie avait acheté cette boisson ouvertement, se sachant observé par des gens au service des Prêtres de la Douane. Bien plus, Roland sentait que le prix en était relativement modique. Inférieur même à celui des popkins à la viande. Non, sucre et cocaïne n’étaient pas synonymes, mais Roland ne pouvait comprendre que quiconque eût envie de cocaïne — ou de quelque autre drogue illégale, en l’occurrence — dans un monde où une substance de la puissance du sucre était disponible en abondance et bon marché.

Il baissa de nouveau les yeux sur les popkins, sentit les premiers tiraillements de la faim… et constata, sidéré, empli d’une gratitude confuse, qu’il se sentait déjà mieux.

La boisson ? Était-ce elle ? Avec sa teneur en sucre ?

Pour une part, peut-être… mais réduite. Que le sucre pût momentanément ranimer l’énergie défaillante, il le savait depuis l’enfance ; il le savait néanmoins parfaitement incapable de calmer la douleur ou de faire tomber la fièvre quand une infection avait transformé votre corps en fournaise. Or c’était exactement ce qui venait de se produire… une expérience qui se prolongeait.

Le tremblement convulsif n’était plus qu’un souvenir, la sueur achevait de s’évaporer sur son front et les hameçons qui lui avaient tapissé la gorge semblaient avoir disparu. Incroyable, certes, mais tout aussi incontestable — et nullement le fruit de son imagination ou de ses souhaits (frivole tentation d’un auto-mensonge dont le Pistolero ignorait tout depuis des décennies).

Ses doigts et orteils manquants continuaient de palpiter et de se plaindre mais il ne doutait pas que cette souffrance allait à son tour s’atténuer.

Il rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et remercia Dieu.

Dieu et Eddie Dean.

Ne va pas commettre la bêtise de placer ton cœur à sa portée, Roland, fit une voix dans le tréfonds de sa conscience — ni le gloussement nerveux de l’homme en noir ni l’âpre grondement de Cort — plutôt celle de son père. Tu sais ce qu’il vient de faire pour toi, il l’a fait par nécessité personnelle, tout comme tu sais que ces hommes — ces Inquisiteurs — ont en partie ou tout à fait raison à son endroit. C’est un faible vaisseau, et ils l’ont retenu pour des motifs qui n’avaient rien d’erroné ou de vil. Certes, il y a de l’acier en lui, je te le concède, mais il y a cette faiblesse. Il est comme Hax, le cuisinier. Hax fut empoisonneur la mort dans l’âme, mais cela n’a jamais fait taire les cris des mourants dont les entrailles se tordaient pendant qu’ils crevaient. Et il est une dernière chose qui doit t’inciter à la prudence…

Mais Roland n’avait besoin d’aucune voix pour lui dire quelle était cette ultime raison : il l’avait lue dans les yeux de Jake quand le gamin avait finalement commencé à comprendre quel était son but.

Ne va pas commettre la bêtise de placer ton cœur à sa portée.

Excellent conseil. On se fait mal en aimant ceux à qui on est voué à en faire voir de drôles.

Rappelle-toi où est ton devoir, Roland.

— L’ai-je jamais oublié ? grogna-t-il sous l’impitoyable clarté des étoiles, sur fond de raclement du ressac et de l’absurde échange de questions des homardesques monstruosités. Je me suis damné pour mon devoir. Pourquoi faut-il que les damnés soient rejetés ?

Il s’attaqua aux popkins à la viande qu’Eddie nommait des « hot-dogs ».

Roland n’appréciait guère d’avoir à manger du chien[1], mets qui était loin d’avoir la finesse de ce qu’on lui avait servi dans la diligence du ciel, mais avait-il le droit de se plaindre après avoir déjà eu la chance de boire cet extraordinaire breuvage ? Il supposait que non. Par ailleurs, la partie était trop engagée pour qu’il s’attardât sur les douceurs de l’existence.

Il mangea donc ses hot-dogs sans en laisser une miette puis retourna là où Eddie se trouvait à présent, dans quelque véhicule magique filant à grande allure sur une route de métal emplie d’autres véhicules du même type… des dizaines, peut-être des centaines, et pas une seule à laquelle un cheval fût attelé.

7

L’approche du camion-pizza trouva Eddie sur ses gardes et plus encore Roland à l’intérieur de lui.

Rien qu’une nouvelle version du songe de Diana, pensa le Pistolero. Qu’y a-t-il dans le coffret ? La coupe d’or ou le serpent qui mord ? Et juste au moment où, après avoir tourné la clé, elle pose les mains sur le couvercle, elle entend sa mère qui l’appelle. « Debout, Diana, c’est l’heure d’aller traire ! »

Bon, se dit Eddie. Qu’est-ce qui se profile ? La belle fille ou le tigre ?

Un visage pâle et boutonneux autour d’une paire d’incisives démesurées s’inscrivit dans la fenêtre baissée de la fourgonnette. Une tête qu’Eddie connaissait.

— Salut, Col, lança-t-il sans grand enthousiasme.

Derrière Col Vincent, il reconnut aussi Jack Andolini au volant, Triple Mocheté comme l’appelait Henry.

Un surnom que Henry n’irait jamais lui balancer en face, songea Eddie. Sûr que non. Faire preuve d’une telle inventivité en présence de celui qui l’avait inspirée pouvait être un excellent moyen de se faire tuer. C’était une armoire à glace avec un front d’homme des cavernes et des mâchoires assorties. Il avait une parente mariée à Balazar, une nièce ou une cousine, quelque chose dans le genre. Ses mains énormes s’accrochaient au volant du camion comme celles d’un singe à une branche. Des touffes de poils lui sortaient des oreilles. Eddie n’en voyait qu’une, pour l’heure, Andolini s’obstinait à rester de profil, à ne pas regarder ailleurs que devant lui.

Triple Mocheté. Mais même Henry (lequel, devait reconnaître Eddie, n’était pas toujours le type le plus perceptif qui fût au monde) ne se serait pas risqué à l’appeler Triple Crétin. Si Colin Vincent n’était qu’un grouillot promu, Jack, lui, avait assez de cervelle derrière son front néandertalien pour être le bras droit de Balazar. Eddie n’aimait pas trop que le caïd lui eût délégué un lieutenant de cette importance. Il n’aimait même pas ça du tout.

— Salut, Eddie, fit Col. Entendu dire que t’avais des ennuis.

— Rien que je n’aie pu régler, rétorqua Eddie, s’apercevant qu’il était en train de se gratter tour à tour bras gauche et bras droit, une de ces manies junkie qu’il venait de réprimer si fortement pendant qu’il était en garde à vue. Il s’ordonna de cesser.

Mais Col le regardait en souriant, et il éprouva la soudaine impulsion de flanquer son poing en travers de ce sourire. Il l’aurait fait s’il n’y avait pas eu Jack. Celui-ci n’avait pas détourné les yeux du pare-brise, ayant tout du type qui suit le fil rudimentaire de ses pensées en observant le seul jeu de mouvements et de couleurs primaires qu’un intellect aussi réduit (si l’on se fiait aux apparences) pouvait percevoir du monde. Eddie n’en pensait pas moins qu’en une seule journée, Jack voyait plus de choses que n’en verrait Col Vincent dans toute son existence.

— Bon, dit Col. C’est bien. C’est parfait.

Silence. Col surveillait Eddie, souriant, attendant la reprise du numéro junkie, attendant de le voir se gratter, danser d’un pied sur l’autre comme un gosse pressé d’aller aux toilettes, attendant par-dessus tout de l’entendre leur demander ce qu’il y avait et si par hasard ils n’avaient rien sur eux.

Eddie ne fit que soutenir son regard, ne se grattant plus, s’abstenant de tout geste.

Un coup de vent fit voler au ras du parking un emballage de Ring-Ding. Le raclement du plastique sur le béton et le martèlement asthmatique des soupapes mal réglées de la camionnette rompaient seuls le silence.

Le sourire roublard de Col commença à s’altérer.

— Embarque, Eddie, fit Jack, les yeux toujours rivés devant lui. On va faire un tour.

— Où ça ? s’enquit Eddie non moins roublard.

— Chez Balazar. (Jack ne s’était toujours pas retourné. Ses mains se crispèrent, rien qu’une fois, sur le volant. À cette occasion, une grosse bague — en or massif à l’exception de l’onyx qui saillait de l’anneau tel l’œil à facettes de quelque insecte géant — brilla à son annulaire droit.) Il veut avoir des nouvelles de sa marchandise.

— Je l’ai. Elle est en lieu sûr.

— Parfait. Personne n’a de souci à se faire, donc, conclut Jack Andolini, continuant de s’adresser au pare-brise.

— Je voudrais d’abord monter me changer, dit Eddie. Causer un peu avec Henry aussi…

— Et te shooter, n’oublie pas. (Le sourire aux dents jaunes de Col réapparut.) Sauf que, là-haut, tu ne trouveras rien, mon pote !

Osque pote ? songea le Pistolero dans l’esprit d’Eddie, et leur corps commun fut traversé d’un frisson.

Col vit ce frisson et son sourire s’élargit. Ah, nous y voilà, disait ce sourire. Le bon vieux numéro junkie. C’est qu’un instant, Eddie, tu m’as donné des inquiétudes. Les chicots révélés par l’élargissement du sourire n’infirmaient en rien la première impression, loin de là.

— En quel honneur ?

— Monsieur Balazar a estimé préférable que le grand ménage soit fait chez vous, dit Jack, toujours de profil, continuant de poser sur le monde ce regard qu’aucun regard extérieur n’aurait pu déchiffrer. Pour le cas où vous auriez des invités à l’improviste.

— Des types avec un mandat de perquisition en bonne et due forme, par exemple, précisa Col. (Hilare, il attendit, rayonnant de joie mauvaise. Eddie se sentait maintenant rejoint par Roland dans son désir d’enfoncer un poing dans les dents pourries qui rendaient ce sourire si répréhensible, si imprescriptible en quelque sorte. La conscience de partager un tel sentiment lui rendit courage.) Il a fait appel à une équipe de professionnels pour lessiver les murs et passer l’aspirateur dans tous les coins. À ses frais, Eddie ! Ça ne te coûtera pas un rond !

Et là, tu vas me la poser, cette question, disait le sourire de Colin Vincent. Tu vas me demander ce que j’ai sur moi, petit gars ! Parce que tu peux ne pas aimer le fourgue, ça ne t’empêche pas d’aimer ce qu’il peut t’apporter, pas vrai ? Et maintenant que tu sais que Balazar s’est arrangé pour faire disparaître ta réserve…

Une pensée soudaine, hideuse et paniquante, traversa Eddie. Si la poudre n’était plus là…

— Où est Henry ? demanda-t-il soudain, avec une telle brusquerie que le visage de Col battit en retraite, surpris.

Jack Andolini finit par tourner la tête. Il le fit avec une infinie lenteur, comme s’il s’agissait d’un acte rarement accompli et qui lui coûtait. On s’attendait presque à entendre grincer de vieux roulements mal huilés dans l’épaisseur de son cou.

— En lieu sûr, dit-il, puis, tout aussi lentement, son profil préhistorique se reconstitua.

Eddie resta debout près du camion, luttant contre les vagues de panique qui lui cernaient l’esprit et tentaient de noyer toute pensée cohérente. Le besoin d’un fix, qu’il avait jusqu’alors réussi à tenir en échec, se fit tout à coup incontournable. Il lui fallait se shooter. Avec de l’héro dans les veines, il serait à même de réfléchir, de reprendre le contrôle de…

Laisse tomber ! lui rugit Roland dans la tête, si fort qu’il en grimaça (et que Col, prenant cette expression où se mêlaient douleur et surprise pour une nouvelle figure de la chorégraphie accro, retrouva son sourire). Laisse tomber ! Je suis le seul contrôle dont tu aies besoin.

Tu ne comprends donc pas ! C’est mon frère, mon putain de frère ! C’est mon frère que Balazar a pris en otage !

Tu me répètes ce mot comme si j’en ignorais le sens. Et tu as peur pour ton frère ?

Oui. Bon Dieu. Oui.

Alors, vas-y, donne-leur satisfaction. Pleure, chiale, traîne-toi à genoux. Mendie-leur ce fix. Je suis sûr qu’ils en ont sur eux, qu’ils n’attendent pas autre chose. Vas-y, fais tout ça, fais en sorte qu’ils te tiennent, et je suis sûr que toutes tes craintes se verront justifiées…

Je ne comprends pas ce que tu veux di…

Simplement que si tu te déballonnes, tu feras courir à ton frère bien-aimé un sérieux risque d’être tué. C’est ça que tu veux ?

D’accord, je vais rester cool. Ça n’en donnera peut-être pas l’impression, mais je serai cool.

C’est comme ça que tu dis ? Parfait, donc. Sois cool.

— Ce n’est pas de cette manière que l’affaire devait se traiter, dit Eddie, s’adressant directement, par-delà Col, à l’oreille moussue de Jack Andolini. Ce n’est que pour ça que j’ai pris soin de la marchandise de Balazar et que je suis resté bouche cousue, alors que d’autres auraient balancé facilement cinq noms pour chaque année de remise de cabane promise.

— Balazar a jugé que ton frère était plus en sécurité avec lui, répondit Jack sans tourner la tête. Il l’a mis sous protection rapprochée.

— Parfait, dit Eddie. Remercie-le de ma part et dis-lui que je suis de retour, que sa marchandise est en lieu sûr et que je peux m’occuper d’Henry comme Henry s’est toujours occupé de moi. Tu lui diras aussi que j’ai un sachet au frigo et qu’une fois rentrés chez nous, mon frère et moi, on va se le partager. Qu’après ça on prendra la bagnole et qu’on descendra en ville conclure l’affaire comme prévu. Comme prévu dans le plan dont on a discuté.

— Balazar veut te voir, Eddie. (Implacable était la voix d’Andolini, inamovible, comme son regard.) Monte.

— Tu peux te le fourrer là où le soleil a peu de chances de briller un jour, salopard, rétorqua Eddie, et il s’achemina vers l’entrée de son bâtiment.

8

Il n’avait pas long à couvrir mais à peine fut-il à mi-distance que la main de Jack s’abattit sur son bras, le paralysant comme un étau. Il sentit son haleine brûlante comme celle d’un buffle baigner le bas de sa nuque. Tout ça dans le temps qui aurait paru nécessaire au cerveau du truand pour convaincre sa main de peser sur la poignée de la portière.

Eddie se retourna.

Cool, Eddie, chuchota Roland.

Cool, répondit Eddie.

— J’aurais pu te descendre pour moins que ça, fit Andolini. Personne ne m’a jamais dit de me le coller au cul, et certainement pas un petit junkie merdique dans ton genre.

— Me tuer, mon cul ! hurla Eddie, mais une hurlante calculée.

Une hurlante cool. Ils étaient là, sombres silhouettes découpées sur l’horizontale lumière d’or du couchant, dans ce désert d’expansion urbaine qu’était la cité HLM du Bronx, et des gens entendirent ce cri, y reconnurent le mot « tuer ». Ceux qui avaient leur radio allumée en montèrent le son. Était-elle éteinte qu’ils l’allumèrent puis la mirent à plein volume parce que c’était mieux comme ça, parce que c’était plus sûr.

— Rico Balazar a manqué à sa parole. Je me suis décarcassé pour lui et, après, y a plus eu personne. Alors je te dis que tu peux te le foutre jusqu’au fond de ton putain de cul, et je lui dis à lui aussi qu’il peut se le foutre jusqu’au fond de son putain de cul, et merde, je dis à qui je veux de se le foutre jusqu’au fond de son putain de cul !

Andolini le regarda. Il avait des yeux si bruns que la couleur semblait avoir filtré dans la cornée, leur donnant la nuance du vieux parchemin.

— Et je dis au Président Reagan qu’il pourra aussi se le foutre au cul s’il manque à sa parole, et que je me contrefous de son putain de palpeur rectal ou de quoi que ce soit qui barre le passage !

Brique et béton répercutèrent la fin de sa phrase et la burent. Tout seul sur le terrain de sport, de l’autre côté de la rue, un gosse le regardait, le teint très noir contre le short blanc et les baskets, le ballon négligemment coincé entre la hanche et la saignée du coude.

— T’as fini ? demanda Andolini quand les derniers échos se furent dissipés.

— Oui, dit Eddie, sa voix revenue à la normale.

— Parfait. (Andolini tendit ses doigts d’anthropoïde et sourit… et quand il souriait, il se produisait simultanément deux choses : d’une part vous découvriez chez lui un charme qui vous laissait pantois, de l’autre son extrême intelligence se révélait. Une intelligence au plus haut point dangereuse.) On peut aborder la suite ?

Eddie se passa la main dans les cheveux, croisa un instant les bras pour pouvoir se les gratter ensemble puis répondit :

— Je crois que c’est préférable. On n’aurait abouti nulle part.

— Bon. Personne n’a rien dit ni rien pris de haut. (Et il ajouta brusquement, sans même se retourner ni briser le rythme de sa phrase :) Remonte dans le camion, imbécile.

Col Vincent, qui s’était prudemment glissé par la portière à la suite d’Andolini, réintégra si vite sa place qu’il se cogna ; il s’affala sur la banquette et se mit à gémir en se massant le crâne.

— Tu dois comprendre que d’avoir été retenu par les douanes change singulièrement la donne, enchaîna Andolini avec bon sens. Balazar n’est pas n’importe qui. Il a des intérêts à protéger, des gens à protéger. Il se trouve justement que, parmi ces gens, il y a Henry. Foutaises, dois-tu te dire. En ce cas, tu ferais mieux de penser à l’état actuel de ton frère.

— Henry va très bien, se récria Eddie, parfaitement conscient du contraire et ne pouvant empêcher cette conscience de teinter sa voix.

Il s’en aperçut et sut que Jack Andolini aussi s’en était aperçu. Ces derniers temps, Henry piquait du nez en permanence. Il avait ses chemises pleines de trous de cigarette et s’était salement coupé la main en ouvrant une boîte pour Potzie, leur chat. Eddie ne voyait pas comment il était possible de se blesser avec un ouvre-boîte électrique mais Henry avait réussi. De temps à autre, Eddie trouvait la table de la cuisine toute couverte de poudre après le passage de Henry, ou bien c’étaient des traces carbonisées qu’il découvrait dans le lavabo.

« Henry, disait-il alors. Henry, faut que tu fasses gaffe : tu n’assures plus. Tu voudrais te faire coincer que tu ne t’y prendrais pas autrement. »

« Ouais, petit frère, d’accord, répondait Henry. Discrétion totale. Je prends tout ça en main. »

Mais de temps à autre, quand Eddie regardait la mine terreuse de son frère et ses yeux brûlants, il avait la conviction qu’Henry n’aurait plus jamais rien en main.

Ce qu’il aurait voulu dire à Henry dans ces circonstances, et qui n’aurait rien eu à voir avec le risque que son frère se fît pincer ou même que tous deux se fissent pincer, c’était : « Henry, c’est comme si tu cherchais un endroit pour crever. C’est ça que j’ai l’impression, et, putain, tout ce que je veux, c’est que tu décroches. Parce que si tu crèves, pourquoi est-ce que j’ai vécu, moi ? »

— Henry ne va pas bien, dit Andolini. Il a besoin qu’on le surveille. Il faut… comment c’est dans la chanson ? Ah oui… un pont au-dessus de ces eaux troubles[2]. C’est de ça qu’il a besoin, d’un pont pour franchir des eaux troubles. Il Roche est ce pont.

Il Roche est un pont vers l’Enfer, songea Eddie, puis, tout haut :

— C’est là qu’est Henry ? Chez Balazar ?

— Oui.

— Si je lui donne sa marchandise, il me donne Henry ?

— Et votre marchandise, lui rappela Andolini.

— En d’autres termes, on retourne à la normale.

— Exact.

— Maintenant, dis-moi ce qui va se passer, selon toi. Dis-le-moi, Jack. Je veux que tu me le dises en face. Et si tu en es capable, je veux voir de combien ton nez s’allonge.

— Je ne te suis pas, Eddie.

— Mais si, tu me suis parfaitement. Balazar pense que j’ai sa marchandise, c’est ça ? Il le penserait qu’il serait idiot, or je sais qu’il ne l’est pas.

— Moi, j’ignore ce qu’il pense, répliqua Andolini, serein. Ce n’est pas mon boulot de le savoir. Il sait que tu avais sa marchandise en quittant les Bahamas, que tu t’es fait coincer par la douane mais que tu es ici au lieu d’être en route pour le dépôt. Et il sait que cette marchandise ne peut qu’être cachée quelque part.

— Et aussi que j’ai les douanes qui me collent au cul comme une combinaison à la peau d’un plongeur. Il le sait parce que vous le savez et que vous l’avez prévenu sur la radio du camion par une espèce de message codé du genre : « Napolitaine, une, sans anchois. » Je me trompe, Jack ?

Jack Andolini s’abstint de répondre, garda son air serein.

— À ceci près que c’était lui raconter quelque chose qu’il savait déjà. Comme de relier les points d’un motif qu’on commence à entrevoir.

Dans la lumière dorée du couchant qui lentement virait à l’orange d’un brasier, Andolini resta campé, toujours aussi serein, continuant de ne rien dire.

— Il se dit probablement qu’ils m’ont retourné, que je marche pour eux. Il me croit assez bête pour ça. Je ne lui reproche rien, en fait. Je veux dire : pourquoi pas ? Un junkie est capable de n’importe quoi. Vous voulez vérifier s’ils m’ont branché ?

— Tu ne l’es pas. J’ai un gadget dans le camion. Une sorte de dispositif antibrouillage, sauf que ça capte les ondes courtes. Et, pour peu que ce soit efficace, je ne crois pas que tu marches pour les Fédés.

— Ah bon ?

— Ouais. Bon, alors est-ce qu’on se décide à aller en ville ou non ?

— Est-ce que j’ai vraiment le choix ?

Non, fit Roland dans sa tête.

— Non, dit Andolini.

Eddie retourna vers le camion. Le gosse au ballon de basket était toujours planté de l’autre côté de la rue, son ombre si longue qu’elle ressemblait à celle d’une grue.

— Taille-toi, lui lança Eddie. Tu n’as jamais été là, tu n’as rien vu. Allez, déguerpis.

Le gamin ne se le fit pas dire deux fois.

— Pousse-toi, dit-il ensuite à Col qui le regardait venir, la figure barrée d’un large sourire.

— Je crois que tu devrais plutôt te mettre au milieu.

— Pousse-toi, répéta Eddie.

Col riva sur lui des yeux ronds puis les tourna vers Andolini qui ne répondit pas à leur interrogation muette, se contentant de tirer sa portière et de fixer droit devant lui le regard serein d’un bouddha, abandonnant à ses disciples le soin de s’installer comme bon leur semble. Après un dernier regard à Eddie, Col se poussa.

Ils pénétrèrent dans New York, et bien que le Pistolero (tout à la contemplation émerveillée de structures sans cesse plus hautes et plus gracieuses, de ponts pareils à des toiles d’araignées d’acier enjambant un fleuve d’une largeur extrême et de véhicules aériens pourvus de pales dont le tournoiement les suspendait dans le ciel telles d’étranges libellules créées par l’ingéniosité des hommes) n’en eût aucunement conscience, ils se dirigeaient vers la Tour.

9

De même qu’Andolini, Enrico Balazar ne pensait pas qu’Eddie Dean aurait été retourné par les Fédés. De même qu’Andolini, il en avait l’intime conviction.

Le bar était vide — FERMÉ POUR LA SOIRÉE, indiquait la pancarte sur la porte — et Balazar, dans son bureau, attendait l’arrivée d’Andolini et de Col Vincent accompagnés du jeune Dean. Il avait avec lui ses deux gardes du corps, Cimi Dretto et Claudio Andolini, le frère de Jack, tous deux installés sur le canapé, à gauche de l’immense bureau, et rivant des yeux fascinés sur l’édifice dont leur patron avait entrepris l’érection. La porte était ouverte, donnant sur un petit couloir qui, à droite, par l’arrière du bar, menait à la petite cuisine où ne se préparaient jamais que des pâtes, et à gauche au bureau du comptable et à la resserre. Dans ce bureau subalterne, trois autres « messieurs » de Balazar — c’était le nom qu’on leur donnait — jouaient au Trivial Poursuit avec Henry Dean.

— OK, disait George Blondi, en voilà une facile, Henry. Henry ? Ho ! Ho ! Henry ? Terre appelle Henry ? On demande Henry sur Terre. Redescends, Henry. Je répète : Redescends, Hen…

— J’suis là, j’suis là, fit Henry, la voix pâteuse, celle du type endormi qui dit le contraire à sa femme pour qu’elle lui foute encore la paix cinq minutes.

— OK. Arts et Spectacles. La question est… Putain, Henry ! Tu fais chier à piquer du nez quand j’te parle !

— C’est pas vrai, gueula Henry, hargneux. J’pique pas du nez !

— OK. Quel roman à succès écrit par William Peter Blatty a pour cadre Georgetown, banlieue chic de Washington, et pour thème la possession démoniaque d’une jeune fille ?

— Johnny Cash, répondit Henry.

— Seigneur ! brailla Tricks Postino. Johnny Cash ! Tu n’as que ça à la bouche. C’est ta réponse à tout.

— Johnny Cash EST la réponse, dit Henry, solennel, et il y eut un moment de silence, palpable dans sa méditative stupéfaction… puis un énorme éclat de rire, non seulement des types présents dans la pièce mais des deux autres « messieurs » logés dans la resserre.

— Vous voulez que je ferme la porte, monsieur Balazar ? demanda Cimi.

— Non, ça ira.

Balazar était un Sicilien de deuxième génération mais il s’exprimait sans une once d’accent et certainement pas comme un homme qui n’aurait reçu d’autre éducation que celle des rues. À la différence de bon nombre de ses contemporains dans son secteur d’activités, il était allé jusqu’au bout de sa scolarité secondaire. Plus loin même, puisqu’il avait fait deux années de gestion à l’université de New York. Tout comme ses méthodes de travail, sa voix était tranquille, cultivée, américaine, et elle rendait son aspect physique aussi trompeur que celui de Jack Andolini. Les gens qui l’entendaient pour la première fois ouvraient presque toujours des yeux ronds comme s’ils assistaient au spectacle d’un ventriloque exceptionnellement doué. Car il avait la touche d’un paysan ou d’un tenancier d’auberge, ou encore d’un mafioso à temps partiel, qui n’aurait réussi pas tant par l’usage de ses facultés intellectuelles que par celle d’être au bon endroit au bon moment. Il ressemblait à ce que les marlous de la génération précédente avaient appelé un « Père Lustucru ». Un gras du bide fringué comme un bouseux. Ce soir, il était en bras de chemise (blanche, le col ouvert, des taches de sueur s’élargissant aux aisselles) et pantalon de tergal gris, ses pieds dodus à même des mocassins marron si avachis qu’ils tenaient plus de la mule que de la chaussure. Violettes et bleues, des varices s’entortillaient autour de ses chevilles.

Cimi et Claudio le regardaient, fascinés.

Dans le temps, on l’avait surnommé Il Roche — le Roc — et il y avait encore des anciens pour le faire. Dans le tiroir supérieur droit de son bureau, là où d’autres hommes d’affaires rangeaient bloc-notes, stylos, coupures de presse et trucs du même genre, Enrico Balazar avait en permanence trois jeux de cartes. Il ne s’en servait jamais pour jouer.

Mais pour construire.

Il commençait par en prendre deux qu’il appuyait l’une contre l’autre de manière à former un A sans barre horizontale. Puis une deuxième forme en A prenait place à côté de la première et une dernière carte à l’horizontale venait coiffer l’ensemble. De A en A ainsi disposés puis pourvus d’un toit, il finissait par se constituer sur le bureau une véritable maison de cartes. Se pencher pour jeter un œil à l’intérieur vous offrait le spectacle d’une ruche aux alvéoles triangulaires. ’Cimi avait eu l’occasion de voir s’aplatir de telles architectures plusieurs centaines de fois (Claudio aussi, mais beaucoup plus rarement puisqu’il avait trente ans de moins que ’Cimi, lequel comptait bientôt prendre sa retraite avec sa garce de femme dans leur ferme au nord du New Jersey et y consacrer ses vieux jours au jardinage… et à survivre à la garce qu’il avait épousée ; pas à sa belle-mère — il avait depuis longtemps banni de ses projets celui de déguster des fettucini en veillant le corps de La Monstra — mais si la mère était à l’évidence éternelle, il gardait quelque espoir d’enterrer la fille ; son père avait un proverbe fétiche qui, traduit dans leur langue d’adoption, donnait à peu près ceci : « Dieu te pisse chaque jour sur la nuque mais ne te noie qu’une fois », et tout en n’étant pas vraiment sûr qu’il fallût y voir la preuve que Dieu était somme toute un brave type, il estimait avoir ne serait-ce qu’une chance de survivre à l’une si ce n’était à l’autre). Il n’avait en revanche vu qu’une seule fois Balazar perdre son sang-froid à la suite d’une de ces chutes. La plupart du temps, c’était un événement fortuit qui les provoquait : quelqu’un refermant trop violemment la porte dans une pièce voisine ou un soûlard s’affalant contre la cloison séparant le bureau du bar. Il était arrivé que Cimi vît choir l’œuvre que son patron avait mis des heures à construire (il s’obstinait à l’appeler Da Boss comme dans une bande dessinée de Chester Gould), rien que sur la seule vibration du jukebox dans les tons graves. Et même que, de temps à autre, la ruine de ces délicates demeures survenait sans motif perceptible. Un jour — c’était une histoire qu’il avait bien racontée cinq ou six mille fois et dont tout le monde à part lui s’était lassé — Da Boss avait levé les yeux des vestiges pour lui dire : « Tu vois ça, Cimi ? Eh bien, dis-toi qu’à chaque mère maudissant Dieu d’avoir laissé son enfant se faire écraser sur la route, qu’à chaque père maudissant celui qui le chasse de l’usine et le prive de travail, qu’à chaque enfant né pour souffrir et qui demande pourquoi, telle est la réponse. Nos vies sont comme ces choses que je construis. Elles peuvent avoir une raison de s’effondrer comme n’en avoir aucune. »

Carlocimi Dretto y voyait la considération la plus profonde qu’il eût jamais entendue sur la condition humaine.

Quant à cette unique fois où Balazar avait été mis hors de lui par la chute d’une de ses architectures, elle remontait à douze, sinon quatorze années plus tôt. Un type était venu le voir pour une histoire de gnôle. Un type sans la moindre classe, ignorant des bonnes manières. Un type qui cocottait comme s’il ne prenait jamais plus d’un bain par an quelles que fussent les circonstances. Un type qui… bref, un Irlandais. Et, bien sûr, il n’avait pu s’agir que d’une histoire de gnôle. Avec les bouffeurs de patates, c’était toujours la gnôle, jamais la dope. Et celui-ci s’était imaginé que ce qu’il y avait sur le bureau de Da Boss n’était qu’un passe-temps sans importance. « Fais un vœu ! », qu’il avait braillé après que Da Boss lui eut expliqué, ainsi qu’un gentleman peut l’expliquer à l’un de ses pairs, pourquoi il leur était impossible de traiter ensemble. Et l’Irlandais, un de ces types aux cheveux roux et au teint si pâle qu’il donnait l’impression d’avoir la tuberculose ou un truc apparenté, un de ces types dont le nom commence par O et qui ont cette petite boucle entre ce O et leur vrai nom, avait soufflé sur le bureau de Da Boss comme un bambino sur les bougies de son gâteau d’anniversaire, et les cartes avaient volé tout partout autour de la tête de Balazar. Alors, Balazar avait ouvert le tiroir supérieur gauche de son bureau et de ce tiroir où d’autres hommes d’affaires auraient éventuellement remisé leur fourbi — carnet d’adresses, agenda personnel, ce genre de choses — il avait sorti un.45 et abattu le bouffeur de patates d’une balle en plein front. Et tout ça en gardant la même expression. Puis après que Cimi et un nommé Truman Alexander — lequel était mort, quatre ans auparavant, d’une crise cardiaque — eurent enterré l’Irlandais dans un poulailler quelque part aux alentours de Sedonville, Connecticut, Balazar avait dit à Cimi :

— Aux hommes de construire des choses, paisan, à Dieu de les détruire. N’es-tu pas d’accord ?

— Si, monsieur Balazar, avait répondu Cimi, totalement d’accord.

Balazar avait hoché la tête, ravi.

— Vous avez fait comme j’ai dit ? Vous l’avez mis dans un endroit où les poules et les canards ou n’importe quelle autre volaille puissent lui chier dessus ?

— Oui, patron.

— C’est parfait, avait calmement conclu Balazar avant de prendre un nouveau jeu de cartes dans le tiroir supérieur droit de son bureau.

Il Roche ne pouvait se satisfaire d’un édifice de plain-pied. Sur le toit du premier niveau, il en construisait un deuxième — de superficie plus réduite, simplement — puis un troisième sur ce deuxième et ainsi de suite, mais à partir du quatrième, il lui fallait se lever. Il n’était plus nécessaire de se baisser pour regarder à l’intérieur, et ce que l’œil y découvrait n’avait plus rien d’une rangée de triangles tête-bêche. Cela ressemblait plutôt à quelque structure cristalline d’une impossible beauté. Et si on fixait trop longtemps les profondeurs labyrinthiques, on se sentait pris de vertige. À Coney, Cimi était un jour entré dans le Palais des Miroirs et il avait ressenti le même malaise. Il n’y était plus jamais retourné.

Cimi disait aussi (persuadé de n’être cru par personne alors qu’à la vérité tout le monde s’en fichait) qu’il avait assisté une fois à la construction de quelque chose qui n’était plus un château mais une véritable tour, et qu’il l’avait vue atteindre ses dix étages avant de finalement s’effondrer. Que tout un chacun n’en eût rien à foutre, Cimi ne pouvait en avoir conscience, tout un chacun affectant d’être émerveillé par le prodige puisque tout un chacun le savait très proche du patron. Mais ils n’auraient pas eu besoin de feindre l’émerveillement s’il avait eu les mots pour décrire cette tour, son exquise silhouette, comment elle s’était élevée jusqu’aux trois quarts de la pièce entre bureau et plafond, dentelle de valets, de trois, de rois, de dix et d’as, rouges et noires configurations dressées, défiant un monde qui tournoyait dans un univers de mouvements et de forces d’une totale incohérence, une tour qui était aux yeux émerveillés de Cimi la cinglante négation de tous les injustes paradoxes de l’existence.

S’il avait su comment faire, il aurait dit : Je regardais ce qu’il bâtissait et cela m’expliquait les étoiles.

10

Balazar était conscient de la tournure qu’auraient dû prendre les choses.

Eddie ayant d’une manière ou d’une autre attiré l’attention des Fédés, peut-être sa première erreur avait-elle été de l’envoyer, d’obéir à son intuition même si elle lui claironnait que le jeune homme était parfait pour le job. Son oncle, au service duquel il était entré dans la carrière, n’avait cessé de répéter que toute règle souffrait des exceptions sauf une : celle de ne jamais se fier à un junkie. Balazar n’avait rien dit — ce n’était pas à un gamin de quinze ans, à l’époque, de l’ouvrir, fût-ce pour approuver —, mais n’en avait pas moins conclu que la seule règle sans exception était qu’il y avait certaines règles pour lesquelles ce n’était pas vrai.

Mais, songea-t-il, si Tio Verone était encore en vie, tu le verrais éclater de rire et te dire : « Rico, tu as toujours été plus malin qu’il n’est bon de l’être, tu connaissais les règles et tu la fermais tant qu’il te fallait rester respectueux, mais tu avais déjà cette morgue dans les yeux. Tu as toujours trop bien su à quel point tu étais futé, et tu es finalement tombé dans le piège de ton propre orgueil, ce dont je n’ai jamais douté. »

Il dressa un nouveau A et prolongea d’autant le toit de la rangée en cours.

Ils avaient agrafé Eddie, l’avaient gardé un moment puis l’avaient laissé repartir.

Lui, il avait mis la main sur le grand frère et sur la réserve de poudre. Il estimait cela suffisant pour faire venir Eddie… qu’il tenait à voir.

Il tenait à le voir parce que le séjour chez les Fédés n’avait duré que deux heures, et que deux heures, ça n’était pas normal.

Ils l’avaient cuisiné sur place, à Kennedy, sans transfert dans leurs locaux de la 43e Rue, et ça non plus, ça n’était pas normal.

Ça signifiait qu’Eddie avait réussi à se débarrasser du gros de la coke sinon du tout.

Avait-il vraiment réussi ?

Balazar réfléchit, s’interrogea.

Eddie avait quitté l’aéroport deux heures après avoir été cueilli à la sortie de l’avion. Trop court pour qu’ils lui aient fait lâcher le morceau, trop long pour la simple constatation qu’il était clean, qu’une hôtesse avait eu des visions.

Balazar réfléchit, s’interrogea.

Si le grand frère était un zombie, le gamin avait encore toute sa tête, et restait coriace. Pas moyen de le retourner en deux malheureuses heures… à moins qu’il n’y ait eu son frère. Quelque chose à propos de son frère.

Mais là encore, pourquoi pas la 43e Rue ? Pourquoi n’y avait-il pas eu transfert dans l’une de ces fourgonnettes des douanes qui ressemblaient tant à un camion des postes, y compris avec les petites grilles sur les vitres arrière ? Parce que Eddie avait réellement fait quelque chose avec la marchandise ? S’en était débarrassé ? L’avait cachée ?

Impossible de dissimuler quoi que ce soit, à bord d’un avion.

Impossible de faire disparaître quoi que ce soit.

Comme il était bien sûr impossible de s’évader de certaines prisons, de dévaliser certaines banques, de déjouer certaines lois. Comme il y avait aussi eu des gens pour le faire. Harry Houdini s’était libéré de camisoles de force, de malles cadenassées, de chambres fortes. Mais Eddie Dean n’était pas Houdini.

Ou bien si ?

Il aurait pu faire abattre Henry dans l’appartement, Eddie sur l’autoroute de Long Island, ou mieux, dans l’appartement aussi où les flics se seraient dit que ces deux drogués avaient fini par en oublier qu’ils étaient frères et s’étaient entre-tués. Mais trop de questions seraient restées sans réponse.

Des réponses qu’il allait obtenir ici et qui, selon le cas, lui permettraient de prendre ses dispositions ou se borneraient à satisfaire sa curiosité. Puis il les tuerait tous les deux.

Quelques réponses en plus, deux junkies en moins. Toujours ça de gagné et pas grand-chose de perdu.

Dans l’autre pièce, c’était à nouveau le tour de Henry.

— OK, Henry, disait George Blondi. Attention, parce que c’est une question piège. Géographie. Quel est le seul continent où les kangourous sont une forme de vie indigène ?

Silence tout ouïe.

— Johnny Cash, dit Henry, ce qui fut suivi par un monumental éclat de rire.

Les murs en tremblèrent.

Cimi se tendit, angoissé à l’idée que le château de cartes (susceptible de se faire tour si telle était la volonté de Dieu ou celle des forces aveugles régissant l’univers en son nom) allait peut-être en pâtir.

Les cartes frémirent. Si l’une d’elles cédait, l’ensemble s’écroulerait.

Aucune ne céda.

Balazar leva les yeux et sourit à Cimi.

— Paisan, dit-il. Il Dio è buono ; il Dio è malo ; il tiempo è poco poco ; sei un grande piparollo.

Cimi lui rendit son sourire.

— Si, signore. Sono un grande piparollo. Vado fanculer per tu.

— Nessuno va fanculer, cazzaro, dit Balazar. Eddie Dean va fanculer.

Il eut un bon sourire et amorça le deuxième étage de sa tour de cartes.

11

Quand le camion se rangea le long du trottoir à proximité du quartier général de Balazar, Col Vincent vint à se tourner vers Eddie. Ce qu’il vit alors lui parut impossible. Il voulut parler, s’en trouva incapable. Sa langue s’était collée à son palais et tout ce qu’il put émettre fut un grognement informe.

Les yeux d’Eddie avaient viré du brun au bleu.

12

Cette fois, Roland n’eut pas à prendre consciemment la décision de passer à l’avant-scène. Il y bondit sans y penser, mouvement involontaire comme celui de s’arracher à son siège en portant les mains à ses armes quand quelqu’un faisait irruption dans la pièce.

La Tour ! C’est la Tour. Ô mon Dieu, la Tour, là, dans le ciel. La Tour qui s’y dessine en traits de rutilance ! Cuthbert ! Alan ! Desmond ! La Tour ! La T…

Mais, cette fois, il sentit Eddie lutter — non contre lui mais pour tenter de lui parler, désespérément tenter de lui expliquer quelque chose.

Le Pistolero battit en retraite, à l’écoute, désespérément à l’écoute alors qu’en surplomb d’une plage, il ne savait à quelle distance dans l’espace et dans le temps, le corps par lui déserté se tortillait et frissonnait comme celui d’un homme en proie aux plus hauts sommets de l’extase ou à des abîmes d’horreur.

13

Une enseigne ! se hurlait Eddie dans la tête, le hurlant à l’autre qui la partageait.

Une enseigne, une simple enseigne au néon. Je ne sais pas de quelle tour tu parles, mais là, c’est rien qu’un bar, celui de Balazar. La Tour Penchée, qu’il Ta appelée, en pensant à celle de Pise ! Ce que tu regardes avec ces yeux que je sens, c’est juste une enseigne censée représenter cette putain de tour de Pise ! Casse-toi, bon Dieu ! Casse-toi ! Tu veux qu’on se fasse tuer avant que j’aie une chance de les voir ?

Pitz ? fit le Pistolero, indécis, puis il fixa de nouveau le ciel.

Une enseigne ! Ah, oui ! Un Signe. C’était net, maintenant. Il ne s’agissait pas de la Tour mais d’une représentation symbolique. Inclinée sur le côté, pleine de courbes festonnées… une merveille, quoi, mais rien d’autre. Il la distinguait à présent constituée de tubes qu’on avait d’une manière ou d’une autre emplis de feux follets rouge vif. Par endroits, il semblait y en avoir moins, et dans ces sections, les lignes incandescentes palpitaient et bourdonnaient.

Il y avait une légende sous l’arcane, trois mots dont les caractères, faits de tubes plus minces et recourbés, correspondaient pour la plupart aux Grandes Lettres. LA TOUR, réussit-il à lire, mais au milieu du dernier mot, il y avait une lettre qu’il ne connaissait pas.

Pencrée ? demanda-t-il à Eddie.

PENCHÉE ! Aucune importance. Ça n’est qu’une enseigne. Tu le vois, j’espère ? C’est tout ce qui compte.

Je vois, répondit Roland, se demandant si le prisonnier ajoutait foi à ses paroles ou s’il ne cherchait qu’à se rassurer en disant ça, à empêcher la situation de déborder comme semblait devoir le faire cette tour dont le symbole se dessinait en lignes de feu, se demandant si Eddie croyait réellement qu’un Signe — même s’il employait la forme « enseigne » — pouvait être quelque chose de banal.

Alors, du calme ! Tu m’entends ? Du calme ! Cool ? demanda Roland, et tous deux sentirent son petit sourire dans l’esprit d’Eddie. Oui, cool, c’est ça. Tu me laisses faire. D’accord.

Bon, il allait le laisser faire. Pour le moment.

14

Col Vincent parvint finalement à se décoller la langue du palais.

— Jack, fit-il, la voix épaisse comme un tapis haute laine.

Andolini coupa le moteur et posa sur son collègue un regard peu commode.

— Ses yeux.

— Oui, quoi ?

— Oui, qu’est-ce qu’ils ont, mes yeux ? renchérit Eddie.

Col se retourna.

Le soleil avait disparu, laissant l’air aux cendres du jour, mais la lumière restait suffisante pour convaincre Col que les yeux d’Eddie avaient repris leur couleur d’origine.

S’ils avaient jamais changé.

Tu les as vus bleus, insista quelque chose en lui, mais avait-il bien vu ? Il avait vingt-quatre ans, et depuis vingt et une de ces années personne ne l’avait jamais vraiment cru digne de confiance. Utile parfois. Obéissant presque tout le temps… à condition de ne pas trop lui lâcher la bride. Mais digne de confiance, certainement pas. Il avait fini par souscrire à cet avis sur lui-même.

— Rien, marmonna-t-il.

— Alors, allons-y, dit Andolini.

Ils descendirent du camion. Avec Andolini sur leur gauche et Vincent sur leur droite, pistolero et prisonnier pénétrèrent dans La Tour Penchée.

CHAPITRE 5 Cartes sur table et règlements de comptes

1

Dans un blues des années 1920, Billie Holiday — qui allait être un jour bien placée pour le savoir — chantait :

L’docteur m’a dit : Ma fille, faut qu’tu t’arrêtes fissa

Vu qu’si tu décolles encore un coup, ma fille,

T’es bonne pour y rester.

Le dernier décollage de Henry Dean eut lieu pas moins de cinq minutes avant que le camion-pizza ne se rangeât devant La Tour Penchée et que son frère y pénétrât sous bonne escorte.

C’était George Blondi — « Gros George » pour ses amis, « Gros Blair » pour les autres — qui, assis à droite de Henry Dean, posait les questions. Henry piquait du nez pour la énième fois, ouvrant sur le jeu des yeux de hibou tandis que Tricks Postino lui plaçait un dé entre les doigts. Des doigts qui avaient déjà cette nuance terreuse que l’on repère aux extrémités d’un corps soumis depuis longtemps à l’héroïne, cette livide avant-garde de la gangrène.

— C’est ton tour, Henry, dit Tricks, et Henry laissa échapper le dé.

Quand il continua de fixer le vide sans manifester la moindre intention de bouger son pion en forme de camembert, Jimmy Haspio le fit à sa place.

— Regarde, Henry, dit-il. Tu as l’occasion de gagner une autre portion de caldoche.

— Big bang, fit Henry, rêveur, puis il regarda autour de lui comme s’il se réveillait. Où est Eddie ?

— Il arrive, le rassura Tricks. Joue.

— J’cracherais pas sur un petit fix.

— Joue, Henry.

— Ouais, ouais, arrête de me bousculer.

— Le bouscule pas, dit Kevin Blake à Jimmy.

— Je le frai plus, dit Jimmy.

— Tu es prêt ? demanda George Blondi, décochant aux autres un énorme clin d’œil alors que le menton de Henry s’enfonçait puis, tout aussi lentement, amorçait une remontée. (C’était comme une épave gorgée d’eau, mais pas encore assez pour sombrer pour de bon.)

— Ouais, dit Henry. Qu’on me la sorte.

— Il a demandé qu’on la lui sorte ! exulta Jimmy Haspio.

— Alors tu la lui sors, consentit Tricks, et tous rugirent de rire. (Dans la pièce voisine, Balazar en était à son troisième niveau. L’édifice trembla mais tint bon.)

— Bon. Écoute bien. (Nouveau clin d’œil de George. Bien que le camembert de Henry fût sur le quartier général de Sports et Jeux, il annonça la catégorie Spectacles.) Quel célèbre chanteur de country a fait un malheur avec A Boy Named Sue, Folsom Prison Blues et bon nombre d’autres rengaines de culs-terreux ?

Kevin Blake, qui était capable de vous trouver combien font sept et neuf (si on lui donnait des jetons de poker pour faire l’addition), hurla de rire en se tenant les côtes et manqua de renverser le plateau.

Continuant de faire semblant de lire la carte qu’il avait en main, George poursuivit :

— Ce célèbre chanteur est également connu comme l’Homme en Noir. Son prénom ressemble à l’endroit où tu vas pisser et son nom signifie ce que tu as dans ton portefeuille pour peu que tu ne sois pas un connard de junkie.

Long silence expectatif.

— Walter Brennan, dit enfin Henry.

Beuglements de rire. Jimmy Haspio s’accrochait à Kevin Blake et Kevin lui assenait des claques dans le dos. Dans le bureau de Balazar, le château de cartes en voie de se faire tour vibra dangereusement.

— Vos gueules, hurla Cimi. Il y a Da Boss qui bâtit !

Les rires cessèrent aussitôt.

— Bon, dit George. Cette fois, tu as bien répondu, Henry. C’était coton, mais t’y es arrivé.

— Comme toujours, dit Henry. J’y arrive toujours. J’ai droit à un petit fix, non ?

— Bonne idée !

George alla pêcher derrière lui une boîte à cigares, en extirpa une seringue chargée, la planta sous le biceps de Henry, dans la veine boursouflée, marquée de cicatrices, et l’aîné des Dean décolla pour la dernière fois.

2

Vu de l’extérieur, le camion-pizza n’était pas jojo, mais tant la peinture bâclée que la crasse récoltée sur les routes dissimulaient une merveille technologique à faire pâlir de jalousie les mecs de la DEA. Comme Balazar l’avait dit plus d’une fois, baiser les salopards impliquait qu’on soit de taille, qu’on puisse rivaliser avec eux quant à la sophistication du matériel. D’un matériel qui n’était pas donné, mais là, Balazar et ses pareils disposaient d’un net avantage : celui de pouvoir voler ce qui, dans l’autre camp, faisait fondre les deniers du contribuable, vu les factures scandaleusement gonflées qu’on lui présentait. Il y avait même, dans les entreprises d’électronique de la côte Ouest, des types toujours prêts à vous vendre du top secret pour des clopinettes. Ces cazzaroni (Jack Andolini disait : « Ces aspirateurs à coke de la Silicon Valley ») bazardaient littéralement la marchandise.

Sous le tableau de bord, il y avait un dispositif antibrouillage, un brouilleur d’UHF efficace contre les radars de la police, un détecteur d’ondes radio gamme haute/haute fréquence, un brouilleur GH/HF, un répéteur-amplificateur capable d’amener quiconque cherchait à localiser le camion par une triangulation classique à la conclusion qu’il était simultanément dans le Connecticut, à Harlem et au fin fond de Long Island. On y trouvait aussi un radiotéléphone et un petit bouton rouge qu’Andolini enfonça dès qu’Eddie Dean fut descendu.

Dans le bureau de Balazar, l’interphone proféra un unique et court bourdonnement.

— C’est eux, dit-il. Va leur ouvrir, Claudio. Et toi, Cimi, va dire à tout le monde de la fermer. Pour Eddie Dean, il ne doit y avoir ici, à part moi, que toi et Claudio.

Ils quittèrent la pièce. Dans le couloir, Cimi prit à gauche, Claudio Andolini à droite.

Balazar s’attaqua tranquillement à l’érection d’un nouvel étage.

3

Tu me laisses faire, répéta Eddie alors que Claudio ouvrait la porte.

OK, répondit le Pistolero qui n’en resta pas moins sur le qui-vive, prêt à passer au premier plan sitôt qu’il le jugerait nécessaire.

Des clés s’entrechoquèrent. Roland eut une conscience aiguë des odeurs — celle de vieille sueur de Col Vincent sur sa droite, l’âpre, voire âcre parfum de l’after-shave de Jack Andolini sur sa gauche, et, alors qu’ils pénétraient dans la pénombre, les relents aigres de la bière.

Cette odeur de bière fut la seule chose qu’il reconnut. L’endroit n’avait rien d’un saloon au sol jonché de sciure ni d’un bar fait de planches posées sur des tréteaux. Il était aussi loin qu’on peut l’être du bastringue de Sheb à Tull. Les doux reflets du verre y foisonnaient ; il y avait plus de verre dans cette seule pièce qu’il n’en avait vu durant toutes les années qui le séparaient de son enfance, de l’époque où l’approvisionnement avait commencé à partir à vau-l’eau, en partie à cause des raids incessants des rebelles de Farson, des partisans de l’Homme de Bien, mais surtout, songeait-il, surtout et simplement, parce que le monde était alors entré en mutation. Une mutation dont Farson avait été un symptôme mais nullement l’origine.

Il les voyait partout, ces reflets — sur les murs, sur la façade vitrée du comptoir, sur le long miroir derrière, jusqu’aux miniatures curvilignes dans les gracieux calices des verres à pied suspendus à l’envers au-dessus du bar… une guirlande de verres, fragile et fastueuse comme un décor de fête.

Dans un angle, une sculpture de lumières qui naissaient et changeaient, naissaient et changeaient, naissaient et changeaient. De l’or au vert, du vert au jaune, du jaune au rouge, du rouge à l’or de nouveau. Barrant en Grandes Lettres ces métamorphoses, un mot qu’il réussit à déchiffrer mais qui resta pour lui dénué de sens : ROCKOLA.

Aucune importance. Il avait quelque chose à faire ici, et ne pouvait s’octroyer le luxe d’avoir le comportement d’un touriste, si étrange et merveilleux que ce décor pût être.

L’homme qui leur avait ouvert était à l’évidence le frère de celui qui avait conduit ce qu’Eddie nommait le camion (sans doute un mot dérivé de camino supposait Roland) — bien qu’il fût beaucoup plus grand et environ de cinq ans plus jeune. Il portait un pistolet dans un étui accroché à l’épaule.

— Où est Henry ? demanda Eddie. Je veux voir Henry. Henry ! cria-t-il. Ho ! Ho ! Henry !

Pas de réponse. Rien qu’un silence dans lequel les verres suspendus au-dessus du bar semblaient vibrer subtilement juste hors de portée d’une oreille humaine.

— Monsieur Balazar aimerait d’abord te parler.

— Vous l’avez bâillonné, hein ? Il est quelque part, pieds et poings liés avec un mouchoir dans la bouche ? poursuivit Eddie, agressif, puis avant que Claudio n’ait pu faire plus que s’apprêter à répondre, il éclata de rire. Non, suis-je bête… vous l’avez simplement défoncé. Pourquoi se faire chier avec des cordes et des bâillons quand on a sous la main une shooteuse et de quoi la remplir ? Bon, d’accord. Allons voir Balazar. Autant régler ça tout de suite.

4

Le Pistolero vit la tour de cartes sur le bureau de Balazar et pensa : Encore un signe.

Balazar n’eut pas à lever les yeux — l’édifice était assez haut pour que, par-dessus le sommet, son regard embrassât naturellement les visiteurs. Il s’y inscrivit simplement une expression chaleureuse et réjouie.

— Ah, Eddie ! Je suis content de te voir, fiston. On m’a dit que tu avais eu des problèmes à l’aéroport.

— Je ne suis pas votre fiston, répondit sèchement Eddie.

Balazar fit un petit geste, à la fois hypocrite, comique et navré.

Tu me fais mal, disait ce geste. Tu me fais mal, Eddie, quand tu dis des choses pareilles.

— On ne va pas tourner autour du pot, enchaîna Eddie. Si les Fédés m’ont relâché, vous savez très bien que c’est l’un ou l’autre : ou ils me contrôlent, ou ils n’ont pas trouvé le moyen de me coincer. Et vous savez aussi qu’il leur a été impossible de m’arracher quoi que ce soit en deux heures, que s’ils s’y étaient essayés, je serais encore 43e Rue à répondre à leurs questions avec, çà et là, une pause pour gerber.

— Alors, comme ça, ils ne te contrôlent pas ? demanda Balazar, tout en douceur.

— Non. Donc, c’est qu’ils ont été contraints de me relâcher. Ils me suivent, mais je ne les mène pas.

— Ce qui implique que tu as réussi à te débarrasser de la marchandise. Fascinant ! Faut absolument que tu me racontes comment on s’y prend pour faire disparaître un kilo de coke à bord d’un avion. Plutôt précieux comme renseignement. Le genre Mystère de la chambre jaune.

— Je ne m’en suis pas débarrassé, mais je ne l’ai plus sur moi.

— Alors, qui est-ce qui l’a ? voulut savoir Claudio qui rougit aussitôt sous le regard que lui lança son frère.

— Lui, dit Eddie avec un sourire en montrant Enrico Balazar derrière sa tour de cartes. C’est déjà livré.

Pour la première fois depuis qu’Eddie et son escorte étaient entrés dans le bureau, les traits de Balazar s’éclairaient d’une expression sincère : la surprise. Puis ce fut remplacé par un sourire poli.

— Je vois. En un lieu qui sera révélé plus tard, lorsque tu auras récupéré ton frère, ta marchandise et que vous serez loin.

— Non. Vous ne m’avez pas compris. Je parle d’ici. La marchandise vous a été livrée à domicile. Comme convenu. Parce que, même à notre époque, il y a encore des gens qui ont à cœur de respecter les termes d’un marché. Je sais que ça paraît loufoque, mais c’est comme ça.

Tous les regards convergeaient sur lui.

Dis, Roland, comment je me débrouille ?

Bien. Très bien, même. Seulement, ne lui laisse pas le temps de récupérer, Eddie. Je crois que ce Balazar est dangereux.

Tu le crois ? Eh bien, moi j’ai de l’avance sur toi : je le sais. Je sais qu’il est terriblement dangereux.

Son attention retourna sur Balazar et il lui décocha un petit clin d’œil.

— Ce qui fait que c’est vous qui devez vous sentir concerné par cette histoire de Fédés, pas moi. S’ils se pointent avec un mandat de perquisition, vous allez vous retrouver enculé jusqu’à l’os sans même avoir eu le temps de baisser votre froc, signor Balazar.

Balazar avait pris deux cartes. Un tremblement soudain dans ses mains les lui fit reposer. Infime détail, que Roland vit, et qu’Eddie vit aussi. L’incertitude — voire la peur, un instant — passa sur son visage.

— Surveille ta langue quand tu t’adresses à moi. Tâche de rester correct et de te rappeler que je n’ai pas plus de patience que d’indulgence à l’égard des absurdités.

Jack Andolini eut l’air paniqué.

— Il est de mèche avec eux, m’sieur Balazar ! Cette petite ordure leur a livré la coke et ils nous l’ont collée pendant qu’ils faisaient semblant de le cuisiner !

— Personne n’a pu entrer ici, Jack. Tu sais très bien que c’est impossible. Les alarmes se déclenchent dès qu’un pigeon pète sur le toit.

— Mais…

— Et en admettant même qu’ils nous aient monté un coup, on a assez de gens qui les infiltrent pour en faire tomber une quinzaine d’un coup. On sait qui, quand et comment.

Il se retourna sur Eddie.

— Bon, dit-il. Tu as quinze secondes pour arrêter tes conneries. Ensuite, j’envoie chercher Cimi Dretto pour qu’il te fasse mal. Puis, quand il t’aura fait mal pendant un petit bout de temps, il s’en ira et tu l’entendras faire mal à ton frère dans une pièce voisine.

Eddie se raidit.

Détends-toi, murmura le Pistolero qui pensa : Tu veux lui faire mal, il suffit de prononcer le nom de son frère. C’est comme si tu lui fouillais une plaie ouverte avec un bâton.

— Je vais emprunter vos toilettes, dit Eddie, montrant à l’autre bout de la pièce une porte si discrète qu’on l’aurait prise pour un panneau du revêtement mural. Je vais y aller tout seul et j’en ressortirai avec la moitié de votre cocaïne. Vous vous assurerez que c’en est, puis vous m’amènerez Henry. Quand je l’aurai vu, que j’aurai constaté qu’il va bien, vous lui donnerez notre marchandise et il rentrera chez nous avec un de vos messieurs. Ensuite, on tuera le temps, moi et… (il faillit dire Roland)… moi et les autres types que vous avez ici, en vous regardant bâtir vos châteaux de cartes. Dès qu’Henry sera à la maison, et en sécurité — c’est-à-dire sans pistolet braqué sur la tempe —, il va téléphoner, dira un certain mot. On en a convenu avant mon départ. Juste au cas où.

Le Pistolero vérifia dans l’esprit du prisonnier s’il s’agissait ou non d’un bluff. Apparemment, c’était vrai, du moins pour Eddie qui pensait que son frère aurait préféré mourir que de donner le feu vert si quelque chose clochait. Roland en était moins sûr.

— Tu t’imagines sans doute que je crois encore au Père Noël ? demanda Balazar à Eddie.

— Je sais qu’il n’en est rien.

— Claudio, fouille-le. Toi, Jack, tu vas dans mes toilettes et tu les passes au peigne fin.

— Y a-t-il ici un endroit que je ne connaîtrais pas ? demanda Andolini.

Balazar prit son temps pour répondre, ses yeux sombres examinant attentivement son lieutenant.

— Oui, il y a une cache au fond de l’armoire à pharmacie. J’y garde deux ou trois bricoles. C’est trop petit pour une livre de coke mais autant vérifier.

Jack gagna la porte et, alors qu’il l’ouvrait, le Pistolero entrevit dans les latrines la même lumière glacée que celle du véhicule aérien. Puis la porte se referma.

Balazar ramena les yeux sur Eddie.

— Pourquoi vas-tu inventer des histoires pareilles ? lui de-manda-t-il, presque avec tristesse. Je te croyais malin.

— Regardez-moi, rétorqua tranquillement Eddie. Regardez-moi en face et dites-moi que ce sont des inventions.

Balazar fit comme demandé. Scruta longuement Eddie. Puis il se détourna, les mains si enfoncées dans les poches que son postérieur de péquenot se dessinait sous le tissu tendu. Il présentait un dos de père affligé — navré que son fils s’obstinât dans l’erreur — mais, avant de ne plus voir que son dos, Roland avait surpris sur le visage de Balazar une expression totalement étrangère au chagrin. Ce que Balazar venait de lire dans les yeux d’Eddie ne l’avait en fait nullement chagriné mais perturbé au plus haut point.

— À poil, dit Claudio qui avait sorti son arme et la braquait sur Eddie.

Eddie commença de se déshabiller.

5

Ça ne me plaît pas, songeait Balazar en attendant que Jack Andolini ressorte des toilettes. Il avait peur, transpirait à présent non seulement sous les bras et autour des parties — endroits qu’il avait moites en permanence, même quand il gelait à pierre fendre —, mais de partout. Eddie était parti avec la touche d’un junkie — d’un junkie malin mais d’un junkie quand même, d’un type qu’on menait où on voulait, solidement ferré à l’hameçon de la poudre — et revenu avec celle… celle d’un quoi ? Comme s’il avait grandi en un sens, comme s’il avait changé.

Comme si quelqu’un lui avait injecté une bonne dose de cran frais.

Ouais. Il y avait ça. Et il y avait la dope. Cette putain de dope.

Jack était en train de retourner les toilettes et Claudio fouillait Eddie, déployant la férocité d’un maton sadique. Eddie avait montré une impassibilité dont Balazar ne l’aurait jamais cru capable, ni lui ni aucun autre drogué, quand Claudio, après s’être enduit la main droite des quatre glaviots qu’il s’était crachés dans la gauche, la lui avait enfoncée dans le cul jusqu’au poignet et au-delà.

Pas de dope dans les toilettes, ni sur Eddie, ni dans Eddie. Non plus que dans ses vêtements, dans sa veste, dans son sac. Tout ça ne pouvait être qu’un bluff.

Regardez-moi en face et dites-moi que ce sont des inventions.

Il l’avait regardé en face. Avait vu quelque chose de renversant. Qu’Eddie était parfaitement sûr de lui, qu’il s’apprêtait à entrer dans ces toilettes pour en ressortir avec la moitié de la coke.

Et lui-même y avait presque cru.

Claudio Andolini récupéra sa main. Ses doigts firent floc en s’extirpant du trou du cul d’Eddie. Sa bouche se tordit, prit l’aspect d’une ligne emmêlée.

— Grouille-toi, Jack. J’ai de sa merde de junkie plein la pogne.

— Si j’avais su que t’allais enquêter de ce côté, Claudio, je me serais soigneusement récuré le derche avec un barreau de chaise la dernière fois que j’ai coulé un bronze. Ta main serait ressortie parfaitement clean et j’aurais pas eu l’impression de me faire violer par un taureau.

— Jack !

— Tu n’as qu’à aller te laver dans la cuisine, dit Balazar. Eddie et moi, on ne va pas se sauter à la gorge dès que tu auras le dos tourné. Pas vrai, Eddie ?

— Sûr.

— De toute façon, il est net, dit Claudio. Enfin, net n’est peut-être pas le mot. Je veux dire qu’il n’a rien sur lui.

Il sortit en laissant pendre sa main merdeuse à bout de bras comme si c’était un poisson crevé.

Eddie reporta tranquillement son attention sur Balazar qui pensait de nouveau à Harry Houdini, à Blackstone, à Doug Henning et à David Copperfield. On n’arrêtait pas de dire que la prestidigitation avait rejoint le vaudeville dans le cimetière du show-business, mais Henning restait une superstar et il se souvenait encore de l’enthousiasme de la salle quand il avait assisté au spectacle du gamin Copperfield à Atlantic City. Balazar adorait les illusionnistes depuis le premier numéro de magie vu à un coin de rue quand il était encore tout gosse. Un gars qui s’assurait son argent de poche avec des tours de cartes. Et qu’est-ce qu’ils faisaient tous avant de faire apparaître quelque chose… un truc devant quoi le public allait d’abord rester bouche bée puis exploser dans un tonnerre d’applaudissements ? Inviter quelqu’un dans la salle pour vérifier que l’endroit d’où allait sortir le lapin — ou la colombe ou le joli petit lot, les nibards à l’air, ou tout ce que vous voudrez — était parfaitement vide. Et mieux que ça, pour s’assurer qu’il n’y avait aucun moyen que quoi que ce soit y rentre.

Je me dis qu’il a peut-être réussi son coup. Je ne sais pas comment et j’en ai rien à cirer. Tout ce que je vois, c’est que ça ne me plaît pas… non, que ça ne me plaît pas du tout.

6

Il y avait également quelque chose qui ne plaisait pas du tout à George Blondi et il se demandait de quoi Eddie Dean serait capable lorsqu’il l’apprendrait.

Car il était pratiquement sûr qu’un peu après l’entrée de Cimi dans le bureau du comptable pour baisser les lumières, Henry était mort. Mort sans tambour ni trompette, tranquillement, sans emmerder personne. Emporté comme une spore de pissenlit par la brise. George estimait que l’événement avait pu se produire aux alentours du moment où Claudio était parti se laver les mains dans la cuisine.

— Henry ? murmura George à l’oreille de l’aîné des Dean, approchant ses lèvres si près que ce fut comme quand on donne un baiser dans l’oreille de votre voisine au cinéma, et c’était plutôt olé olé compte tenu que le type était probablement mort — comme de l’accrophilie ou le putain de nom qu’ils donnaient à ça —, mais il lui fallait en avoir le cœur net et la cloison entre ce bureau et celui du patron était des plus minces.

— Qu’est-ce qui se passe, George ? demanda Tricks Postino.

— Z’allez la fermer ? fit Cimi, sa voix comme le grondement sourd d’un camion au point mort.

Ils la fermèrent.

George glissa la main dans la chemise de Henry. Oh, c’était de pire en pire, l’impression qu’il était au cinoche avec une nénette ne voulait pas le lâcher. Maintenant, voilà qu’il la pelotait, sauf que ce n’était pas la, mais le, pas de l’accrophilie normale mais de l’accrophilie de pédé, que par-dessus le marché, la poitrine décharnée de l’accro en question ne se soulevait ni ne retombait, et qu’il n’y avait rien qui battait à l’intérieur. Pour Henry Dean, c’était terminé. Pour Henry Dean, la pluie avait eu raison du match de base-ball à la septième reprise. Plus rien ne faisait tic-tac chez lui, à part sa montre.

George se déplaça jusque dans le halo d’ail et d’huile d’olive — l’atmosphère du Vieux Pays — nimbant Cimi Dretto.

— Je crois qu’on a un petit problème, murmura-t-il.

7

Jack ressortit des toilettes.

— Pas de dope là-dedans, annonça-t-il, et il examina Eddie d’un œil morne. Si tu avais des projets concernant la fenêtre, tu peux laisser tomber. Elle est doublée d’un grillage de dix.

— Qu’est-ce que j’en ai à foutre de la fenêtre ? rétorqua tranquillement Eddie. C’est déjà dedans. Tu n’as simplement pas su où chercher.

— Excusez-moi, m’sieur Balazar, dit Andolini, mais ce mec commence à me les gonfler salement.

Le regard de Balazar restait rivé sur Eddie comme s’il n’avait même pas pris conscience du retour de Jack. Il était complètement absorbé dans ses pensées.

Des pensées peuplées d’illusionnistes tirant des lapins de leur chapeau.

Constante numéro un : le pékin pris dans l’assistance à qui on fait vérifier que le chapeau est vide. D’accord, mais il y en avait une deuxième : à part le magicien, bien sûr, personne après ça ne regardait dans le chapeau. Or le gamin avait dit : Je vais emprunter vos toilettes. Je vais y aller tout seul.

Savoir comment marchait un tour de magie n’était d’habitude pas son truc, vu que ça vous gâchait le plaisir.

D’habitude.

Mais, en l’occurrence, il était impatient de voir son plaisir gâché.

— Parfait, dit-il au jeune homme. Si c’est dedans, va le chercher. Comme tu es. À poil.

— OK.

Eddie s’achemina vers la porte.

— Mais pas tout seul, ajouta Balazar. (Eddie se figea comme s’il venait de recevoir un harpon invisible, et ce raidissement soudain versa du baume dans le cœur de Balazar : pour la première fois, quelque chose ne rentrait pas dans les plans du gamin.) Jack t’accompagne.

— Non, se récria aussitôt Eddie. Ce n’est pas ce qui…

— Eddie, mon cher Eddie, ne me dis pas non. C’est la seule chose que tu ne dois jamais faire.

8

Pas de problème, dit le Pistolero. Qu’il vienne.

Mais… mais…

Eddie était à deux doigts de bafouiller, n’avait plus qu’un semblant de contrôle sur ses réactions. Ce n’était pas seulement la balle oblique et soudaine que Balazar venait de lui lancer ; il y avait le souci croissant qu’il se faisait pour Henry et, prenant lentement mais sûrement l’ascendant sur tout le reste, l’impérieux besoin d’un fix.

Si, si, qu’il vienne. Tout se passera bien. Écoute.

Eddie écouta.

9

Balazar le regardait, regardait un jeune homme nu, mince, dont la poitrine n’en était encore qu’à l’esquisse du caractéristique affaissement de l’héroïne, qui se tenait la tête légèrement penchée sur le côté, et à le regarder, Balazar sentit s’évanouir quelque peu de son assurance. C’était comme si le gamin tendait l’oreille à une voix que lui seul pouvait entendre.

La même pensée traversa Andolini, mais sur un mode différent : Qu’est-ce qui lui arrive ? On dirait le chien sur les vieux disques de La Voix de son Maître.

Col avait essayé de lui dire quelque chose à propos des yeux d’Eddie. Il regrettait soudain de ne pas l’avoir laissé parler.

Puis si Eddie avait écouté des voix dans sa tête, elles se turent ou il cessa de leur prêter attention.

— Bon. Allons-y, Jack. Je vais te montrer la huitième merveille du monde.

Il leur décocha un sourire qui les laissa de glace l’un comme l’autre.

— Ah bon ? fit Jack, allant pêcher une arme dans l’étui qu’il avait au creux des reins. Dois-je m’attendre à une surprise ?

Le sourire d’Eddie s’élargit.

— Ça oui. Sûr que tu vas en rester sur le cul.

10

Andolini suivit Eddie dans les toilettes, le pistolet bien haut vu que le trouillomètre dégringolait passablement.

— Ferme la porte, lui dit Eddie.

— Va te faire foutre, fut la réponse.

— Ferme cette porte ou pas de dope.

— Va te faire foutre, répéta Andolini.

Vaguement paniqué comme il l’était, sentant là quelque chose qui lui échappait, Jack Andolini avait l’air plus intelligent qu’au volant du camion.

— Il ne veut pas fermer la porte, gueula Eddie. Je vous prends à témoin, monsieur Balazar. Vous avez probablement une demi-douzaine de gars ici, avec une moyenne de quatre armes par tête de pipe, et je vous vois l’un comme l’autre en train de flipper devant un malheureux gamin, junkie de surcroît.

— Ferme cette putain de porte, Jack ! hurla Balazar.

— Parfait, dit Eddie alors qu’Andolini refermait derrière eux d’un coup de pied. T’es un homme ou t’es…

— Et puis merde, j’en ai ras le bol de ces conneries, décréta Jack sans s’adresser à quiconque en particulier.

Il retourna le pistolet avec l’évidente intention d’en flanquer un coup de crosse en travers de la mâchoire d’Eddie.

Puis il se figea, sa matraque improvisée stoppée dans son élan, son rictus mauvais se désagrégeant en niaise expression abasourdie alors qu’il découvrait ce que Col Vincent avait vu dans la fourgonnette.

Les yeux d’Eddie qui viraient du marron au bleu.

— Maintenant, tu l’attrapes !

La voix grave, péremptoire, qui sortait de la bouche d’Eddie n’était pas la sienne.

Schizo, pensa Jack Andolini. Le voilà qui devient schizo, qui me pique une putain de crise de schi…

Mais l’explication tourna court alors qu’Eddie l’agrippait aux épaules car, en ce même instant, il vit surgir une brèche dans le réel un peu moins d’un mètre derrière le jeune homme.

Non, pas une brèche, rien d’un trou ; des dimensions trop régulières pour ça.

C’était une porte.

— Je vous salue Marie pleine de grâce, gémit Jack à mi-voix.

Par cette découpe suspendue dans l’espace à une trentaine de centimètres du sol devant la douche personnelle de Balazar, il voyait une plage aux couleurs sombres dévalant vers les vagues qui s’y brisaient. Des choses bougeaient sur cette plage. Des monstres.

La crosse du pistolet redescendit, mais le coup censé fracasser les incisives d’Eddie mourut sur le coussinet de ses lèvres qu’il ensanglanta quelque peu. Jack Andolini comprit que ses forces l’abandonnaient ; il les sentait fuir.

— Ne t’avais-je pas averti que tu allais en rester sur le cul ? dit Eddie.

Puis il empoigna Jack qui ne saisit qu’au dernier moment où il voulait en venir, se débattit comme un diable, mais trop tard… ils basculaient déjà au corps à corps dans la fantastique ouverture. Et le murmure du New York nocturne, si permanent, si familier qu’on n’en percevait jamais que l’interruption, fut remplacé par le fracas des vagues et par les voix grinçantes, interrogatives, des horreurs qui évoluaient au ras du sable.

11

Il va falloir aller très vite ou on va se retrouver dans le four à houblon, avait dit Roland. Ce qu’Eddie avait compris qu’il fallait traduire par : s’ils ne se remuaient pas le cul à une vitesse approchant celle de la lumière, ils étaient cuits. Il partageait cette opinion. Quand il y avait du grabuge, Jack Andolini était du style Dwight Gooden : possible de le bousculer, ouais, voire de le secouer sérieusement, mais si vous le laissiez s’échapper dans les premières reprises, il vous battait plus tard à plates coutures.

La main gauche ! hurla Roland alors qu’ils franchissaient le seuil et qu’Eddie et lui redevenaient deux individus distincts. N’oublie pas ! La main gauche ! La gauche !

Il vit Eddie et Jack tomber à la renverse puis rouler au bas de l’éboulis qui bordait la grève, luttant pour la possession de l’arme qu’Andolini tenait toujours.

Roland eut juste le temps de penser à l’énorme plaisanterie que lui aurait jouée le Destin s’il ne retournait présentement dans son monde que pour découvrir son corps physique mort dans l’intervalle… et puis ce fut trop tard. Trop tard pour se poser des questions, trop tard pour faire marche arrière.

12

Andolini ne voyait pas ce qui avait pu se produire. Une part de lui était persuadée d’avoir sombré dans la démence, une autre de s’être fait droguer par Eddie, ou gazer, ou quelque chose du genre, une autre encore que le Dieu vengeur de son enfance avait fini par se lasser de ses méfaits, qu’il l’avait arraché au monde des vivants pour le précipiter dans cet étrange purgatoire.

Puis il vit la porte ouverte et l’arc de lumière blanche — l’éclairage au néon des chiottes de Balazar — qu’elle projetait sur le sol caillouteux, comprit alors qu’il lui était possible de rebrousser chemin. Jack Andolini avait avant tout l’esprit pratique. Il serait toujours temps de s’interroger sur ce mystère ; pour l’heure, ses ambitions se bornaient à liquider ce fils de pute et à refranchir la porte en sens inverse.

L’énergie dont il s’était trouvé vidé sous le coup de la surprise réaffluait en lui, et il se rendit compte qu’Eddie tentait de lui arracher son petit mais efficace colt Cobra, et qu’il était sur le point d’y parvenir. Il se dégagea, essaya de viser, mais en vain : la main d’Eddie s’était de nouveau refermée sur son bras.

Ce fut alors son genou qu’il expédia dans la cuisse droite du jeune homme (notant au passage les plaques de sable sale et gris qui souillaient déjà la coûteuse gabardine de son pantalon) et le cri de douleur attendu explosa quand la crampe noua le muscle d’Eddie.

Qui, derrière ce cri, hurla :

— Roland ! Viens m’aider ! Pour l’amour du ciel, viens m’aider !

Andolini tourna brusquement la tête et ce qu’il vit lui fit perdre une deuxième fois l’équilibre. Un type, là, debout… sauf qu’il n’avait pas tant l’air d’un type que d’un revenant. Et pas vraiment du genre Casper le Petit Fantôme. Des traits d’une pâleur extrême, mangés par une barbe de plusieurs jours et par des yeux hagards. Une chemise déchirée dont le vent soulevait derrière lui les lambeaux entortillés, révélant les cannelures de ses côtes. Un chiffon crasseux noué autour de la main droite complétait le tableau. Il donnait l’impression d’être malade, malade et mourant, coriace aussi, malgré tout, assez pour qu’Andolini se sentît de nouveau gagné par une certaine mollesse.

Et l’enfoiré portait une paire de pistolets.

Des antiquités, dignes de figurer dans un musée du Far West… mais des armes quand même, et susceptibles de fonctionner. Andolini s’aperçut qu’il allait avoir à s’occuper séance tenante de l’homme au visage blême… à moins que ce ne fût réellement un spectre, auquel cas tout cela n’avait pas la moindre importance et il était inutile de s’inquiéter.

Il lâcha Eddie et se rejeta sur la droite, à peine conscient de déchirer sur une pierre son veston à cinq cents dollars. Au même instant, le Pistolero dégaina de la main gauche, geste qui fut comme il avait toujours été, que son exécutant fût malade ou bien portant, réveillé ou encore dans les brumes du sommeil, plus vif que l’éclair zébrant de bleu la nuit d’été.

Je suis foutu, pensa Andolini, émerveillé autant qu’amer. Seigneur, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi rapide ! Je suis foutu, sainte Mère de Dieu, il va me descendre, il va…

Le doigt gauche de l’homme en haillons pressa la détente du revolver et Jack Andolini crut — crut pour de bon — qu’il était mort avant de se rappeler n’avoir entendu qu’un clic en fait de détonation.

Long feu.

Souriant, il se redressa sur les genoux, leva son Cobra.

— Je ne sais pas qui tu es, putain de cadavre ambulant, mais tu peux te dire adieu ! dit-il.

13

Eddie s’assit, tremblant, son corps nu hérissé par la chair de poule. Il vit Roland dégainer, entendit un claquement sec au lieu d’une explosion retentissante, vit Andolini se relever, l’entendit dire quelque chose, et sur ce, sans vraiment savoir encore ce qu’il faisait, il eut sous la main un gros caillou acéré à souhait qu’il dégagea du sol grenu et lança de toutes ses forces.

Il toucha Andolini sur le haut de la nuque avant de rebondir ailleurs, y laissant pendre un bout de cuir chevelu ensanglanté. Andolini fit feu, mais la balle, destinée à tuer le Pistolero, se perdit.

14

Pas vraiment, aurait dit le Pistolero à Eddie. Quand tu la sens passer au ras de ta joue, tu ne peux pas vraiment parler d’une balle perdue.

Il réarma, tira de nouveau dans le temps même où il évitait la balle d’Andolini. Cette fois, la détonation retentit, sèche, impérieuse, emplissant toute la plage. Les mouettes qui dormaient sur les rochers, hors d’atteinte des homarstruosités, s’envolèrent en piaillant.

La balle de Roland aurait probablement cueilli Andolini si celui-ci, groggy du coup reçu, n’avait à cet instant basculé sur le côté. Le fracas de la pièce de musée lui parut lointain, mais pas le tisonnier brûlant qui plongea dans son bras, lui fit voler le coude en éclats. Il en sortit de son étourdissement et se releva, un bras cassé, pendeloque inutile, l’autre oscillant avec l’arme à la recherche d’une cible.

La première qui lui tomba sous les yeux fut Eddie, Eddie le toxico, Eddie qui l’avait d’une manière ou d’une autre entraîné dans cet endroit de dingues. Eddie qui était là aussi nu qu’au jour de sa naissance et tremblait de froid, s’enveloppant de ses bras pour s’en protéger. Bon, il allait peut-être crever sur cette foutue plage mais il aurait au moins le plaisir de voir Eddie Dean Fleur de Pine l’accompagner.

Le petit Cobra s’était fait dix fois plus lourd dans sa main. Il réussit quand même à l’amener en position.

15

Vaudrait mieux que ça parte, cette fois, pensa Roland, sinistre, alors que son pouce ramenait le chien. Sous le vacarme des mouettes, il entendit le clic, aisé, huilé, de l’alvéole qui se verrouillait en place.

16

Le coup partit.

17

Le Pistolero n’avait pas visé la tête d’Andolini mais l’arme dans sa main. Il ignorait s’ils allaient encore avoir besoin de cet homme, mais la chose n’avait rien d’impossible : c’était un type important aux yeux de Balazar, lequel s’était révélé largement aussi dangereux que Roland l’avait supputé. La prudence était donc de mise.

La balle toucha sa cible… rien d’étonnant à cela. Il en alla différemment du pistolet d’Andolini et, partant, d’Andolini lui-même. Roland avait déjà vu le fait se produire, mais seulement une ou deux fois dans toutes ces années où il avait assisté à des échanges de coups de feu.

Pas de chance, mon gars, pensa-t-il en regardant son adversaire s’éloigner, chancelant, hurlant, vers la plage, la chemise et le pantalon éclaboussés de sang. La main qui avait tenu le colt Cobra s’achevait maintenant à mi-paume. Le pistolet n’était plus qu’un morceau de ferraille tordu gisant sur le sable, méconnaissable.

Eddie rivait sur Jack des yeux ronds. Plus personne n’irait préjuger inconsidérément du niveau d’intelligence de cet homme sur la foi de son faciès néandertalien, vu que ce faciès n’était plus qu’un souvenir. Il s’y était substitué une bouillie de chair sanguinolente autour du trou noir de sa bouche ouverte sur un long cri.

— Mon Dieu, que s’est-il passé ?

— Ma balle doit s’être coincée dans le canon de son arme à la seconde même où il en pressait la détente, répondit le Pistolero, sec, précis comme s’il faisait une conférence de balistique à l’école de police. Il en a résulté une explosion qui a déchiqueté la culasse et entraîné, à mon sens, celle d’une ou deux autres cartouches.

— Achève-le, dit Eddie. (Il tremblait plus fort que jamais, et ce n’était plus seulement dû à l’action conjuguée de la fraîcheur nocturne et de la brise marine sur son corps nu.) Mets fin à ses souffrances, pour l’amour du…

— Trop tard, dit le Pistolero avec une froide indifférence qui glaça Eddie jusqu’aux os.

Et celui-ci se détourna juste un peu trop tard pour se soustraire à la vue des homarstruosités qui grouillaient aux pieds d’Andolini, lui arrachaient ses mocassins Gucci… avec leur contenu, bien sûr. Hurlant, agitant spasmodiquement les bras devant lui, Andolini s’écroula. Les monstres le recouvrirent, avides, le dévorèrent vivant sous le feu roulant de leurs questions anxieuses : I-ce que chic ? Eut-ce que chule ? A-ce que châle ? O-ce que choc ?

— Mon Dieu, gémit Eddie. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Tu vas prendre l’exacte quantité de (poudre du diable, dit le Pistolero, cocaïne, entendit le jeune homme) que tu as promise à ce Balazar. Ni plus ni moins. Et puis on retourne là-bas. (Il regarda Eddie.) À ceci près que, cette fois, je t’y accompagne en tant que personne distincte.

— Seigneur ! Tu peux faire ça ? (Question à laquelle il répondit aussitôt :) Évidemment que tu en as la faculté. Je devrais plutôt te demander pourquoi tu veux être physiquement présent.

— Parce que, vu ce qu’il y a à faire, tu ne pourrais pas y arriver seul, dit Roland. Viens.

Eddie se retourna vers le grouillement des horreurs chitineuses un peu plus bas sur la plage. Il n’avait jamais eu la moindre sympathie pour Jack Andolini, mais ce spectacle le révulsait quand même.

— Viens, répéta Roland avec impatience. On n’a pas l’éternité devant nous, et je n’aime pas trop ce que je vais devoir faire. Je n’y ai jamais été contraint et n’avais jamais pensé l’être un jour. (Un pli amer tordit ses lèvres.) Cela dit, faut que je m’y habitue.

Eddie rejoignit la silhouette décharnée, porté par des jambes qu’il sentait de plus en plus molles. Dans ce crépuscule d’un autre monde, sa peau nue avait des reflets livides. Qui es-tu Roland ? Qui es-tu, au juste, et qu’es-tu ? Et ce feu qui émane de toi… est-ce seulement la fièvre ? Ou un genre de folie ? Je crois bien qu’il s’agit des deux.

Seigneur, il avait besoin d’un fix. Correction : il en méritait un.

— T’habituer à quoi ? demanda-t-il. De quoi parles-tu ?

— Prends ça, dit le Pistolero, montrant — non du doigt mais de l’espèce de sac qui remplaçait sa main — l’autre antiquité suspendue bas sur sa hanche droite. Je n’en ai plus l’usage. Pour le moment, du moins, si ce n’est pour toujours.

— Je… (Eddie déglutit.) Je ne veux pas y toucher.

— Ça m’ennuie autant que toi que tu y touches, dit Roland avec une curieuse douceur dans la voix, mais je ne crois pas que nous ayons le choix. Il va y avoir du grabuge.

— Vraiment ?

— Oui. (Et, sans que son regard posé sur le jeune homme perdît en sérénité, il ajouta :) Pas qu’un peu, à mon sens.

18

L’inquiétude de Balazar ne cessait de grandir. Trop long. Voilà trop longtemps qu’ils étaient dans ces chiottes, et le silence était trop profond. Dans les lointains — peut-être dans l’immeuble en face —, il avait entendu un échange de cris, puis plusieurs détonations qui devaient être une explosion de pétards… mais quand on était dans la branche de Balazar, ce n’était pas à des pétards qu’on pensait en premier.

Et ce hurlement ? Était-ce vraiment un hurlement qu’il avait entendu ?

Laisse tomber. Ce qui se passe en face n’a rien à voir avec toi. Voilà que tu te comportes comme une vieille bonne femme.

Tout cela, néanmoins, ne présageait rien de bon. Non, rien de bon.

— Jack, brailla-t-il en direction de la porte close au fond de la pièce.

Pas de réponse.

Il ouvrit le tiroir supérieur gauche du bureau et en sortit son pistolet. Il ne s’agissait pas d’un colt Cobra ni d’aucune arme assez pratique pour s’ajuster dans un étui à crampons : c’était un Magnum 357.

— Cimi ! appela-t-il. J’ai besoin de toi !

Il referma violemment le tiroir. La tour de cartes s’affaissa dans un soupir. Il n’y prêta même pas garde.

Cimi Dretto apparut sur le seuil, ses cent vingt kilos interdisant toute vision du couloir. Il constata que Da Boss avait sorti son arme et, immédiatement, extirpa la sienne des profondeurs d’une veste écossaise si voyante qu’elle aurait probablement brûlé la cornée de quiconque aurait commis l’erreur de la regarder trop longtemps.

— Va me chercher Claudio et Tricks en vitesse, lui lança Balazar. Le gosse mijote quelque chose.

— On a un problème, patron.

Les yeux de Balazar quittèrent la porte des toilettes pour se poser sur Cimi.

— Un de plus, dit-il. De quoi s’agit-il, cette fois ?

Cimi se passa la langue sur les lèvres. Dans les meilleures circonstances, il n’aimait déjà pas annoncer une mauvaise nouvelle à Da Boss. Alors, quand il le voyait comme ça…

— Eh bien… dit-il, et il se repassa la langue sur les lèvres. Il se trouve…

— Bordel de merde, accouche ! gueula Balazar.

19

Les plaquettes de crosse en bois de santal du revolver étaient si lisses que la première prouesse d’Eddie en le recevant fut de manquer de le laisser choir sur ses orteils. L’arme était si grosse qu’elle en paraissait antédiluvienne, si lourde qu’il ne voyait pas d’autres moyens de la soulever que de la prendre à deux mains. Le recul est fichu de me projeter à travers la cloison la plus proche, pensa-t-il. Et ce, en admettant que la balle consente à partir. Il n’en restait pas moins qu’une part de son être aspirait à tenir cette arme, répondait à la finalité qu’elle exprimait si parfaitement, sentait son obscure et sanglante histoire, voulait de toutes ses forces y avoir part.

Nul n’a jamais tenu ce bébé en main s’il n’était le meilleur, songea Eddie. Du moins jusqu’à ce jour.

— Tu es prêt ? lui demanda Roland.

— Non, mais allons-y quand même.

Il referma sa main gauche sur le poignet gauche de Roland. Celui-ci glissa autour de ses épaules nues un bras droit qu’embrasait l’infection.

Ensemble ils refranchirent le seuil, passant de l’obscurité venteuse de cette plage, de ce monde à l’agonie du Pistolero, à l’éclat froid des tubes fluorescents des toilettes privées de Balazar à la Tour Penchée.

Alors qu’Eddie clignait des yeux pour les habituer à la lumière, il entendit dans l’autre pièce le « On a un problème » de Cimi Dretto. N’est-ce pas notre lot à tous ? songea-t-il, et, à cet instant, son regard se riva sur l’armoire à pharmacie. Elle était restée ouverte. Il ré-entendit Balazar demander à Jack de fouiller la salle d’eau, ré-entendit Andolini demander s’il y avait là un endroit qu’il ne connaîtrait pas. Balazar avait marqué un temps d’arrêt avant de répondre. Il y a une cache au fond de l’armoire à pharmacie, avait-il fini par dire. J’y garde deux ou trois bricoles.

Andolini avait fait glisser le volet dissimulant la cache. Et il avait négligé de le refermer.

— Roland ! fit Eddie entre ses dents.

Le Pistolero leva le revolver qu’il avait gardé, en posa le canon sur ses lèvres pour lui faire signe de se taire. Eddie s’approcha sans bruit de l’armoire.

Deux ou trois bricoles… Exact : un flacon de suppositoires, un numéro de Jeux enfantins — revue à la quadrichromie sommaire où, nues en couverture, deux fillettes d’environ huit ans s’embrassaient avec passion — et huit ou dix échantillons de Keflex. Eddie savait ce dont il s’agissait. Exposés comme ils l’étaient aux infections tant locales que généralisées, les junkies faisaient une grosse consommation de Keflex.

C’était un antibiotique.

— Un de plus, entendit-il. (Balazar avait l’air à bout.) De quoi s’agit-il, cette fois ?

Si ça ne met pas K-O les saletés de microbes qui le travaillent, se dit-il, rien n’y parviendra.

Il ramassait les boîtes de Keflex, s’apprêtant à les fourrer dans ses poches, quand il prit conscience de ne pas en avoir. L’aboiement rauque qui lui échappa n’eut rien d’un rire.

Il allait mettre ça dans le lavabo et le reprendrait plus tard… s’il y avait un plus tard.

— Eh bien… disait Cimi Dretto. Il se trouve…

— Bordel de merde, accouche ! gueula Balazar.

— C’est le grand frère du gosse, dit Cimi, et Eddie se figea, ses deux dernières boîtes de Keflex à la main, la tête inclinée sur le côté. Plus que jamais, il ressemblait à ce chien sur les vieux disques La Voix de son Maître.

— Oui, alors, qu’est-ce qu’il a ? demanda Balazar, perdant patience.

— Il est mort, répondit Cimi.

Eddie laissa tomber les antibiotiques dans le lavabo et se tourna vers Roland.

— Ils ont tué mon frère, dit-il.

20

Balazar ouvrit la bouche pour dire à Cimi de ne pas venir l’emmerder avec ce genre de conneries alors qu’il avait à se préoccuper de choses plus sérieuses — entre autres cette impression qui ne voulait pas le lâcher : la sensation qu’Andolini ou pas, le gamin était en train de le baiser — quand il entendit la voix aussi distinctement qu’Eddie avait dû entendre la sienne ou celle de Cimi.

— Ils ont tué mon frère, disait le gosse.

Balazar perdit soudain tout intérêt pour sa marchandise, pour ses questions restées sans réponse, pour tout, bref, sauf la nécessité de stopper net la situation avant qu’elle ne virât franchement à la catastrophe.

— Tue-le, Jack, hurla-t-il.

Silence. Puis il entendit le gamin répéter :

— Ils ont tué mon frère. Ils ont tué Henry.

Balazar comprit soudain — il eut la certitude, même — que ce n’était pas à Jack qu’Eddie parlait.

— Va chercher les messieurs, dit-il à Cimi. Tous. On va lui faire la peau et quand il sera mort, on le transportera dans la cuisine où je m’occuperai personnellement de lui trancher la tête.

21

— Ils ont tué mon frère, dit le prisonnier.

Le Pistolero ne dit rien, ne fit que regarder et penser : Ces boîtes… dans le lavabo. C’est le médicament dont j’ai besoin ou dont Eddie pense que j’ai besoin.

— Tue-le, Jack ! entendit-il dans l’autre pièce.

Ni lui ni Eddie n’y prêtèrent la moindre attention.

— Ils ont tué mon frère. Ils ont tué Henry.

Balazar parlait à présent de prendre en trophée la tête d’Eddie. Le Pistolero se sentit bizarrement réconforté par la menace : ce monde n’était donc pas radicalement différent du sien.

Celui qui se nommait apparemment Cimi se mit à brailler pour appeler les autres. S’ensuivit une cavalcade fort peu digne de messieurs.

— Tu veux y faire quelque chose ou tu préfères attendre et voir venir ? demanda Roland.

— Sûr que je veux faire quelque chose, rétorqua Eddie, levant l’arme du Pistolero, se découvrant capable d’accomplir aisément ce qui, quelques minutes auparavant, aurait sans doute réclamé l’usage de ses deux mains.

— Et que veux-tu faire ? poursuivit Roland, voix lointaine, même à ses propres oreilles.

Il était malade, habité par la fièvre, mais ce qui lui arrivait là était l’assaut d’une autre fièvre, différente, qui ne lui était que trop familière. Celle qui l’avait submergé à Tull. La fièvre des combats, qui voilait toute pensée, ne laissait subsister que le besoin d’arrêter de penser, de se mettre à tirer.

— Partir sur le sentier de la guerre, répondit Eddie, très calme.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, dit Roland, mais tu ne vas pas tarder à l’apprendre. Dès qu’on a franchi la porte, tu prends à droite. Moi, je prends à gauche. À ma main.

Eddie hocha la tête et ils partirent sur le sentier de la guerre.

22

Balazar attendait Eddie, ou Andolini, ou les deux. L’arrivée d’Eddie accompagné d’un total inconnu, d’un grand type aux cheveux gris-noir, dont le visage semblait avoir été ciselé dans un roc impassible par quelque dieu sauvage, était parfaitement inattendue. Un instant, il ne sut où tirer.

Cimi n’eut pas ce problème. Da Boss en avait contre Eddie. Il démolirait donc Eddie en premier, s’occuperait plus tard de l’autre cazzaro. Il se tourna pesamment vers le jeune homme et, par trois fois, pressa la détente de son automatique. Les douilles vides s’éjectèrent, courbes scintillantes. Eddie avait déjà plongé dans une folle glissade au ras du sol comme un gamin saisi par la fièvre du samedi soir, un gamin défoncé au point de ne pas s’être aperçu qu’il avait oublié sa tenue de Travolta, jusqu’aux sous-vêtements. Il glissa, avec la bite qui se balançait, les genoux s’échauffant puis à vif alors que le frottement se prolongeait. Des trous apparurent dans ce qui, juste au-dessus de lui, était censé représenter un pin noueux, et des éclats de plastique s’abattirent sur ses cheveux et sur son dos.

Mon Dieu, ne me laissez pas mourir à poil et en manque d’héro, pensa-t-il, sachant qu’une telle prière dépassait le blasphème pour entrer dans la pure et simple catégorie de l’absurde. Il n’en continua pas moins : Je suis prêt si c’est mon heure mais, par pitié, accordez-moi un dernier fix…

Le revolver que le Pistolero tenait dans la main gauche parla. Déjà puissante sur la plage, la détonation fut assourdissante dans cet espace confiné.

— Ô Jésus ! hurla Cimi Dretto d’une voix étranglée, haletante. (C’était merveille qu’il en eût encore, sa poitrine s’étant soudain creusée comme un tonneau sous l’impact d’un marteau-pilon. Sa chemise blanche commençait à virer au rouge par touches circulaires comme si des coquelicots étaient en train d’y éclore.) Ô Jésus ! Jésus ! Jé…

Repoussé par Claudio Andolini, il s’écroula comme une masse. La pièce entière vibra et deux photos encadrées se décrochèrent du mur. Celle qui montrait Balazar en train de remettre sa coupe à l’Athlète de l’Année, un gamin tout sourires, lors du banquet de l’Association Sportive de la Police, atterrit sur le crâne de Cimi, lui jonchant les épaules de verre brisé.

— … Jésus, murmura-t-il d’une toute petite voix, puis le sang se mit à sourdre de ses lèvres.

Claudio venait de débouler avec sur ses talons Tricks Postino et l’un des messieurs précédemment en faction dans la resserre. Il avait un automatique dans chaque main, et l’autre type une arme de chasse — un Remington — aux canons sciés si courts qu’elle ressemblait à un Derringer qui aurait attrapé les oreillons. Tricks était équipé de ce qu’il nommait sa Merveilleuse Rambo Machine : un fusil d’assaut à feu continu, un M-16.

— Où est mon frère, enculé de junkie ? brailla Claudio. Qu’as-tu fait à Jack ?

La réponse ne devait pas outre mesure l’intéresser car il n’avait pas encore fini sa question qu’il faisait feu des deux armes. Je suis foutu, se dit Eddie, puis Roland tira de nouveau. Claudio Andolini fut projeté en arrière dans un nuage de sang, le sien. Les automatiques s’arrachèrent de ses mains pour glisser sur le bureau de Da Boss et choir en bout de course sur la moquette dans une averse tourbillonnante de cartes à jouer. Le gros de ses tripes toucha le mur une seconde avant qu’il ne les rattrapât.

— Descendez-le ! hurla Balazar. Descendez ce foutu spectre ! Le gosse n’est pas dangereux, rien qu’un drogué à poil ! C’est l’autre qu’il faut éliminer !

Il pressa par deux fois la détente du Magnum qui se révéla presque aussi bruyant que le revolver de Roland. D’énormes trous aux bords déchiquetés se découpèrent de part et d’autre de la tête du Pistolero dans le faux bois de la cloison entre le bureau et les toilettes. La lumière crue de ces dernières s’y engouffra, projetant dans la pièce d’épais rayons cannelés.

Roland pressa une fois de plus la détente de son arme.

Ne s’ensuivit qu’un clic.

Long feu.

— Eddie ! cria-t-il.

Le jeune homme leva son propre revolver et tira.

La déflagration fut telle qu’il crut un instant que l’arme venait de lui exploser dans la main comme c’était arrivé à Jack. Le recul ne lui fit pas traverser le mur mais jeta son bras en l’air dans un arc dément qui lui étira douloureusement les tendons.

Il vit l’épaule de Balazar se désintégrer en partie, se muer en brume vermeille, et entendit son cri de chat blessé.

— Alors, comme ça, le drogué n’est pas dangereux ! beugla Eddie. C’est bien ce que tu as dit, connard ? Tu as voulu jouer au con avec moi et mon frère, et je vais te montrer qui est dangereux ! Je vais…

Il y eut une explosion comparable à celle d’une grenade alors que le type de la resserre entrait dans la danse avec son arme bricolée. Eddie roula pour ne pas être sur la trajectoire de la rafale qui décora la porte des toilettes et les murs adjacents d’une bonne centaine de trous minuscules. En plusieurs points, toutefois, son corps nu en resta piqueté de rouge et il comprit que si le type avait été plus près, la dispersion du tir moins grande, il n’aurait pas survécu à un pareil essaim de plombs.

De toute façon, je suis foutu, songea-t-il en voyant le type pomper de nouvelles cartouches dans la double culasse du Remington puis se le caler sur l’avant-bras. L’homme souriait, exhibant des dents particulièrement jaunes — qui n’avaient pas dû être mises en relation avec une brosse depuis pas mal de temps, se dit Eddie.

Seigneur, je vais me faire tuer par un demeuré aux dents dégueulasses dont je ne connais même pas le nom. Enfin, j’en aurai au moins collé un à Balazar. C’est toujours ça.

Il se demanda si Roland avait encore une seule balle valable. Pas moyen de se souvenir du nombre de fois où il avait tiré.

— Je le tiens, hurla joyeusement Tricks Postino. Laisse-moi le champ libre, Dario !

Et avant que le nommé Dario ait pu lui laisser le champ libre, Tricks ouvrit le feu avec la Merveilleuse Rambo Machine. Le lourd tonnerre du fusil-mitrailleur emplit le bureau de Balazar, et ce tir de barrage eut pour premier effet de sauver la vie d’Eddie. Dario était en train de l’ajuster avec son arme aux canons sciés ; il n’eut pas le temps d’en presser la double détente que Tricks l’avait cisaillé en deux.

— Arrête, crétin ! hurla Balazar.

Ou Tricks n’entendait pas, ou il ne put s’arrêter, ou il n’en eut pas la moindre envie. Les lèvres retroussées au point de dénuder ses dents luisantes de salive dans un gigantesque sourire de requin, il ratissa la pièce d’une extrémité à l’autre, réduisant en poussière deux pans du décor mural, transformant en tessons les vitres des cadres, arrachant de ses gonds la porte des toilettes. La cabine de douche en verre dépoli de Balazar explosa littéralement. Le trophée qu’il avait reçu l’an passé pour sa contribution à la lutte contre la polio rendit un son de cloche quand une balle le traversa.

Au cinéma, les gens font à la mitraillette une hécatombe humaine. Dans la vie, ça se passe rarement ainsi. Quand ils tuent, c’est avec les quatre ou cinq premières balles tirées — l’infortuné Dario en aurait témoigné, eût-il encore pu se porter témoin de quoi que ce fût. Après, il arrive deux choses au gars qui essaie de contrôler une arme de ce type, même si c’est un malabar : le canon commence à monter, et le tireur lui-même à se tourner tantôt à gauche, tantôt à droite selon qu’il a choisi d’infliger le martyre du recul à une épaule ou à l’autre. Bref, il n’y aurait qu’un acteur de cinéma ou un demeuré total pour s’équiper ainsi : ça revenait à vouloir tuer quelqu’un avec un marteau piqueur.

Un moment, Eddie resta incapable d’œuvrer sur un mode plus constructif que la contemplation de ce prodige d’idiotie, puis il vit les autres qui se bousculaient à la porte derrière Tricks et leva le revolver de Roland.

— Je l’ai ! beuglait Tricks, tout à l’hystérique exultation du type qui a vu trop de films pour être à même de distinguer de la réalité le scénario qui se déroule dans sa tête. Je l’ai ! Je l’ai ! Je…

Le doigt d’Eddie pesa sur la détente et le crâne de Tricks se volatilisa au-dessus des arcades sourcilières. À en juger par le comportement du bonhomme, la perte n’était pas de taille.

Mon Dieu Seigneur ! Quand ces machins consentent à tirer, ils font réellement des trous dans les choses.

Un puissant KA-BLAM retentit sur sa gauche et, du même côté, un sillon brûlant s’ouvrit dans son biceps sous-développé. Il se tourna et vit dépasser le Magnum de Balazar de derrière le bureau jonché de cartes. Aussitôt, une nouvelle détonation le fit se plaquer sur la moquette.

23

Roland réussit à s’accroupir, visa le premier de ceux qui déboulaient dans la pièce et tira. Il avait basculé le barillet, éjecté les douilles vides et les balles qui n’étaient pas parties, chargé de neuf une unique alvéole. L’avait fait avec les dents. Balazar venait de clouer Eddie au sol. Si c’en est une qui a pris l’eau, on est cuits tous les deux.

La cartouche était bonne. Le revolver rugit, décocha son recul. Jimmy Haspio bascula par le côté, le 45 abandonnant ses doigts mourants.

Roland eut le temps de voir s’aplatir les deux autres avant d’être lui-même à quatre pattes dans les décombres qui jonchaient le sol. Il rengaina son revolver. L’idée de le recharger avec deux doigts en moins tenait de la plaisanterie.

Eddie se débrouillait à merveille. Roland le mesurait d’autant plus que le garçon se battait nu. C’était dur pour un homme. Parfois impossible.

Il attrapa au passage un des automatiques lâchés par Claudio Andolini.

— Mais qu’est-ce que vous attendez, merde ? hurla Balazar. Débarrassez-moi de ces types, à la fin !

George Blondi et l’autre gars qui avait été dans la resserre repartirent à l’assaut. Le dernier braillait quelque chose en italien.

Roland atteignit l’angle du bureau. Eddie se releva, visa la porte et ceux qui la franchissaient.

Il sait que Balazar n’attend que ça, songea le Pistolero, mais il croit être à présent le seul de nous deux qui ait une arme chargée. En voilà encore un prêt à mourir pour toi, Roland. Quelle énorme faute as-tu commise pour inspirer à tant d’autres une loyauté si terrible ?

Balazar se leva, le Pistolero sur son flanc sans en avoir conscience. Il ne pensait qu’à une chose : éliminer ce putain de junkie responsable du désastre.

— Non, dit Roland.

Balazar se retourna ; la surprise s’imprima sur ses traits.

— Putain de… commença-t-il, changeant de cible.

Le Pistolero pressa quatre fois la détente de l’automatique. C’était une saloperie bon marché, à peine mieux qu’un jouet, et sa main répugnait à son contact, mais peut-être convenait-il de tuer un homme méprisable avec une arme qui l’était autant.

Enrico Balazar mourut avec, gravé sur ce qui lui restait de visage, une expression d’étonnement absolu.

— Salut, George ! lança Eddie, pressant de nouveau la détente du revolver prêté par Roland.

Une fois de plus la détonation fut positive. Pas de raté dans ce bébé, pensa-t-il. J’ai dû hériter du bon. George ne put lâcher qu’une balle avant d’être projeté par celle d’Eddie sur l’autre type hurlant qu’il renversa comme une quille. Et cette balle se perdit. Une conviction irrationnelle s’installa dans le jeune homme : celle que l’arme de Roland possédait quelque magie, le pouvoir d’un talisman. Tant qu’il la tenait, il était invulnérable.

Le silence tomba, un silence qu’Eddie n’entendit plus que traversé par les gémissements de Ruddy Vecchio (le malheureux qui s’était pris de plein fouet la masse du Gros George et gisait dessous avec trois côtes cassées) et la stridence qui lui emplissait les oreilles. Il se demanda s’il pourrait jamais entendre à nouveau correctement. En comparaison de la fusillade — qui, semblait-il, venait de s’achever — le concert de rock le plus violent auquel il eût assisté faisait penser à une radio braillant un peu fort.

Le bureau de Balazar n’était plus reconnaissable en tant que tel, ni en tant que pièce destinée à un usage quelconque. Eddie promena autour de lui le regard d’un très jeune homme qui pour la première fois découvre ce genre de spectacle, un spectacle que Roland connaissait : c’était toujours le même. Que ce fût sur un champ de bataille où des milliers avaient péri par le canon, le fusil, l’épée, la hallebarde, ou dans une petite pièce où ils n’avaient été que cinq ou six à s’entre-tuer, c’était toujours pareil en fin de compte, un charnier de plus puant la poudre et la viande crue.

La cloison entre bureau et toilettes n’existait plus à l’exception de quelques montants. Du verre brisé scintillait partout. Le faux plafond, déchiqueté par le clinquant mais vain feu d’artifice du M-16, pendait en lambeaux comme une peau qui pèle.

Eddie toussa. Débouchées, ses oreilles perçurent de nouveaux sons : un brouhaha de voix excitées, des cris dehors, devant le bar, et, plus loin, le chœur entrecroisé des sirènes.

— Combien étaient-ils ? demanda le Pistolero. Est-ce qu’on les a tous eus ?

— Je crois…

— J’ai un cadeau pour toi, Eddie, fit Kevin Blake depuis le couloir. Je me suis dit que t’aimerais emporter un souvenir.

Le projet que Balazar n’avait pu mettre à exécution sur le jeune Dean, Kevin l’avait accompli sur l’aîné. Il balança dans la pièce la tête d’Henry Dean.

Eddie la vit et poussa un grand cri. Il se rua vers la porte, indifférent aux échardes et aux bouts de verre qu’il récoltait dans ses pieds nus, criant toujours et tirant ses dernières balles.

— Non, Eddie ! hurla Roland.

Mais le jeune homme ne l’entendait plus. Il avait cessé d’entendre.

La sixième alvéole ne rendit qu’un clic, mais il n’était d’ores et déjà plus conscient de rien, sinon que son frère était mort. Henry… ils lui avaient coupé la tête, une espèce de petite crapule minable avait coupé la tête d’Henry, et cette petite crapule allait le payer, oh oui, elle allait le payer.

Il se précipitait donc vers la porte, pressant la détente encore et encore, sans noter que rien ne se produisait, sans noter qu’il avait les pieds en sang et que Kevin Blake franchissait le seuil à sa rencontre, à demi accroupi, un Llama 38 à la main. La rousse tignasse de Kevin lui faisait autour du visage un halo de bouclettes et il était tout sourires.

24

Il va venir par le bas, s’était dit le Pistolero, sachant que, même si le pronostic se vérifiait, il allait avoir besoin de chance pour atteindre sa cible avec cette espèce de joujou.

Quand il avait compris que le soldat de Balazar était en train de réussir son coup en attirant Eddie hors de la pièce, Roland s’était redressé sur les genoux, assurant sa main gauche sur le poing droit, ignorant stoïquement le cri de douleur qu’un tel acte lui arrachait. Il n’allait pas avoir trente-six chances de réussir. La douleur n’avait aucune importance.

Puis l’homme aux cheveux roux s’était présenté sur le seuil, en position basse comme prévu, et Roland, comme toujours, n’avait plus eu de cerveau, juste un œil pour voir et une main pour tirer ; le rouquin s’était soudain retrouvé gisant contre l’autre mur du couloir, les yeux grands ouverts, un petit trou bleu dans le front. Eddie debout au-dessus de lui, hurlant et sanglotant, avait commencé à décharger encore et encore sur le cadavre des balles inexistantes, comme si ce type aux cheveux roux ne pouvait jamais être assez mort.

Le Pistolero attendait maintenant le mortel feu croisé qui allait cisailler Eddie, et quand il en constata l’absence, il sut que c’était fini pour de bon. S’il y avait eu d’autres soldats, ils avaient de toute manière déguerpi.

Il se releva complètement, tituba un instant, puis à pas lents rejoignit Eddie.

— Arrête, dit-il.

Eddie n’y prit pas garde, continua de tirer à vide sur le cadavre.

— Arrête, Eddie. Il est mort. Ils sont tous morts. Tu as les pieds en sang.

Eddie l’ignorait toujours, son doigt s’obstinant sur la détente. Dehors, les voix excitées se rapprochaient. Les sirènes aussi.

Le Pistolero saisit le revolver par le canon et tira dessus. Eddie se retourna. Avant que Roland n’ait pu vraiment se rendre compte de ce qui se passait, Eddie lui avait assené sa propre arme sur le côté de la tête. Il sentit un jet de sang chaud couler sur sa peau, s’affaissa contre le mur et lutta pour rester debout — il leur fallait sortir d’ici au plus vite. Mais il se sentit glisser jusqu’au bas de la cloison malgré tous ses efforts. Puis le monde s’évanouit quelque temps dans un océan de grisaille.

25

Cela ne dura guère que deux minutes. Puis il réussit à extirper les choses de leur flou et à se redresser. Eddie avait disparu du couloir. Le revolver gisait sur la poitrine du rouquin. Repoussant une vague de vertige, il se pencha pour le ramasser, et lui fit regagner son étui au prix d’une maladroite contorsion.

Je veux retrouver mes putains de doigts, songea-t-il avec lassitude, puis il soupira.

Il voulut regagner le bureau dévasté mais ce retour sur les lieux de leur victoire n’eut guère plus d’allure que les zigzags d’un fêtard éméché. Il s’arrêta, se pencha de nouveau, cette fois pour ramasser tous les vêtements d’Eddie qui pouvaient tenir dans le creux de son bras gauche. Les hululements avaient presque atteint l’entrée du bar. Roland supposait que ceux qui les tiraient d’une corne quelconque appartenaient à une milice. C’étaient les assistants d’un shérif, ou quelque chose du même genre… mais la possibilité qu’il s’agisse d’autres hommes de Balazar n’était pas à exclure.

— Eddie, fit-il d’une voix rauque.

Sa gorge était à vif, nouvelle source d’élancements lancinants, plus douloureuse encore que la bosse qui lui ornait le côté du crâne, là où Eddie l’avait frappé avec le revolver.

Eddie n’entendit pas ce croassement ou n’y fit pas attention. Il était assis au milieu des décombres, serrant sur son ventre la tête de son frère. Il tremblait de tout son corps et pleurait. Le Pistolero chercha la porte, ne la vit pas et fut parcouru d’une déplaisante décharge assez voisine de la terreur. Puis il se rappela. Avec eux deux de ce côté, le seul moyen de susciter l’existence de la porte était d’établir un contact physique avec Eddie.

Il tendit la main mais le jeune homme se recula sans cesser de gémir.

— Ne me touche pas, dit-il.

— C’est fini. Ils sont tous morts… et ton frère aussi.

— Mêle pas mon frère à ça ! hurla Eddie, puéril, et une autre crise de tremblements le traversa. (Il referma les bras, amenant la tête coupée à hauteur de sa poitrine et, la berçant, leva sur le Pistolero des yeux baignés de larmes.) Il a toujours pris soin de moi, tu comprends ? (Il sanglotait si fort que Roland avait peine à saisir ses paroles.) Toujours et tout le temps. Pourquoi n’ai-je pas veillé sur lui, juste cette fois, après tout ce temps qu’il a passé à s’occuper de moi ?

Ah bon ? pensa durement Roland. Regarde-toi un peu, assis là, tremblant comme un type qui vient de croquer dans une pomme de l’arbre à fièvre. Sûr qu’il a magnifiquement pris soin de toi.

— Il faut qu’on s’en aille, dit-il.

— S’en aller ? (Pour la première fois, une vague compréhension s’inscrivit sur les traits d’Eddie, vite remplacée par une expression inquiète.) Je ne vais nulle part. Et surtout pas dans cet autre endroit où il y a ces espèces de gros crabes ou de je ne sais quoi qui ont bouffé Jack.

Quelqu’un cognait sur la porte d’entrée, hurlait d’ouvrir.

— Tu veux rester et avoir à rendre compte de ces cadavres ? demanda le Pistolero.

— Je m’en contrefiche, dit Eddie. Henry mort, ça n’a plus aucune importance. Plus rien n’en a.

— Pour toi, peut-être, dit Roland. Mais tu n’es pas tout seul, prisonnier.

— Arrête de m’appeler comme ça ! glapit Eddie.

— Je continuerai tant que tu ne m’auras pas démontré que tu es capable de quitter ta cellule, hurla le Pistolero en retour. (Ça lui déchira la gorge, mais il hurla quand même.) Lâche ce bout de viande pourrie et cesse de piailler !

Eddie le regarda, les joues ruisselant de larmes, les yeux écarquillés, la peur en eux.

— Nous vous offrons une dernière chance de vous rendre ! fit une voix amplifiée dans la rue. (Eddie crut bizarrement y reconnaître celle d’un animateur de jeu télévisé.) Le groupe d’intervention est sur place… JE répète : le groupe d’intervention est sur place !

— Qu’est-ce qui m’attend de l’autre côté de cette porte ? demanda tranquillement Eddie. Vas-y, dis-le-moi. Si tu es fichu de me le dire, il se peut que je vienne. Mais si tu mens, je le saurai.

— La mort probablement, lui répondit Roland. Mais avant cette échéance, tu n’auras pas le temps de t’ennuyer. C’est à une quête que je te convie. Bien sûr, tout s’achèvera sans doute dans la mort… notre mort à tous quatre dans quelque lieu étrange. Mais si nous devions triompher… (une flamme brilla dans son regard)… s’il nous est donné de triompher de tous les obstacles, Eddie, tu verras quelque chose surpassant tout ce à quoi tu as pu croire dans tes rêves.

— Quelle chose ?

— La Tour Sombre.

— Et où est-elle, cette Tour ?

— Loin, bien loin au-delà de la plage où tu m’as trouvé. À quelle distance exacte, je ne sais.

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Je n’en sais rien non plus… sinon qu’il s’agit peut-être d’une sorte de… de cheville. Un pivot central maintenant ensemble tous les plans de l’existence. Tous les temps, toutes les dimensions.

— Tu as dit quatre. Qui sont les deux autres ?

— Je ne les connais pas encore. Ils n’ont pas encore été tirés.

— Comme je l’ai été. Ou plutôt comme tu souhaiterais me tirer.

— Oui.

Dehors, une explosion tonna comme un tir de mortier. La vitre de la fenêtre sur la façade principale de La Tour Penchée vola en éclats et de suffocants nuages de gaz lacrymogène commencèrent à envahir la salle.

— Alors ? demanda Roland.

Il aurait pu contraindre la porte à se matérialiser en agrippant Eddie puis en le faisant basculer de force avec lui dans son monde. Mais il avait vu le jeune homme risquer sa vie pour lui, il l’avait vu se comporter avec toute la dignité d’un pistolero en dépit de sa dépendance à la drogue et bien qu’il ait été forcé de se battre nu comme au jour de sa naissance. Il voulait en conséquence lui laisser le choix.

— Quêtes, aventures, Tours, triomphes, fit Eddie, et un pâle sourire s’esquissa sur ses traits. (Ni l’un ni l’autre ne prêta la moindre attention à la nouvelle tournée de bombes lacrymogènes qui venait d’être servie dans le bar et explosait au sol avec des sifflements prolongés. Les premiers tentacules de gaz irritant s’insinuaient à présent dans le bureau de Balazar.) Ça m’a l’air encore plus chouette que dans les bouquins où Edgar Rice Burroughs parle de Mars ; Henry m’en lisait parfois des passages quand on était gosses. Il n’y a qu’une chose que tu as oubliée.

— Quoi ?

— Les pin-up aux seins nus.

Le Pistolero sourit.

— Sur le chemin de la Tour Sombre, dit-il, tout est possible.

Un autre frisson secoua Eddie qui souleva la tête de son frère, effleura de ses lèvres la joue froide au teint cendreux. Puis il posa en douceur la sanglante relique et se leva.

— Bon, dit-il. De toute façon, je n’avais rien prévu d’autre pour ce soir.

— Prends ça, dit Roland. (Il lui tendit les vêtements.) Mets au moins les chaussures. Tu as vu dans quel état sont tes pieds ?

Dehors sur le trottoir, deux flics masqués de plexiglas et portant des gilets pare-balles enfoncèrent la porte de la Tour Penchée. Dans les toilettes, Eddie (qui avait remis son slip et chaussé ses Adidas mais avait borné là son rhabillage) tendait un par un à Roland les échantillons de Keflex, et Roland un par un les glissait dans les poches du jean d’Eddie. Quand toutes les boîtes furent ainsi remisées, Roland passa de nouveau son bras droit autour du cou du jeune homme qui, de nouveau, lui prit la main gauche. Et la porte fut là, rectangle d’ombre. Eddie sentit le vent de cet autre monde soulever de son front les cheveux plaqués par la sueur. Il entendit rouler les vagues sur la grève caillouteuse, eut les narines emplies de leur saline senteur. Et en dépit de tout, de la douleur et du chagrin, il désira soudain voir cette Tour dont Roland parlait. Henry mort, que lui restait-il en ce monde ? Leurs parents n’étaient plus et, depuis qu’il avait plongé pour de bon dans l’héro trois ans plus tôt, pas de régulière non plus, rien qu’une régulière succession de coureuses, d’enquiquineuses et de sniffeuses.

Ils franchirent le seuil, Eddie menant même un peu le mouvement.

De l’autre côté, il se trouva tout à coup en proie à de nouveaux frissons et à des crampes atroces — premiers symptômes du manque. Et avec eux vinrent les premières pensées de panique.

— Attends ! cria-t-il. Je veux y retourner ! Juste une minute ! Son bureau ! Oui, dans l’un des tiroirs… ou dans l’autre bureau ! La poudre ! Il leur en fallait pour garder Henry dans les vapes ! Je la veux ! J’en ai besoin !

Il posa un regard suppliant sur le Pistolero qui resta de marbre.

— C’est une part de ta vie qui appartient désormais au passé, dit Roland.

Sa main gauche se tendit.

— Non ! hurla Eddie, se jetant sur lui toutes griffes dehors. Tu n’as rien pigé, mec ! J’en ai besoin ! BESOIN !

Il aurait aussi bien pu s’acharner sur du roc.

Le Pistolero acheva son geste et repoussa la porte.

Elle claqua, son morne qui parla des fins dernières, puis bascula sur le sable. Un peu de poussière se souleva autour. Il n’y avait rien derrière, et plus rien maintenant qui fût écrit dessus. Ce passage entre deux mondes venait de se fermer à jamais.

— NON ! cria encore une fois Eddie, et les mouettes lui répondirent, cris narquois, comme méprisants.

Les homarstruosités posèrent leurs questions, lui suggérant peut-être de se rapprocher pour mieux les entendre. Et il s’écroula sur le côté, en larmes et frissonnant, tout vibrant de crampes.

— Ce besoin passera, dit le Pistolero qui se débrouilla pour extraire une des boîtes de la poche d’Eddie, de ce jean si peu différent du sien.

Une fois de plus il reconnut des lettres mais pas toutes. REFLET, semblait-il être écrit.

Reflet.

Un remède de cet autre monde.

— Tue ou sauve, murmura Roland avant d’avaler à sec deux des cachets.

Puis il prit les trois autres astines et s’étendit près d’Eddie, le prit dans ses bras du mieux qu’il put et, passé quelques moments difficiles, tous deux s’endormirent.

BRASSAGE

Brassage

Le temps qui suivit cette nuit fut pour Roland du temps éclaté, du temps qui n’en fut pas vraiment. Il n’en garda qu’une série d’images, de moments, de conversations sorties de leur contexte, des images qui défilaient comme des valets borgnes, des trois et des neuf, la Noire Salope de Reine de Pique à l’occasion, dans un rapide brassage de joueur professionnel.

Plus tard, il demanda à Eddie combien de temps cela avait duré ; Eddie n’en savait rien non plus. La notion de temps s’était trouvée anéantie pour l’un comme pour l’autre. Il n’y a pas d’heure en enfer et chacun d’eux était dans le sien, Roland dans l’enfer de la fièvre et de l’infection, Eddie dans celui du sevrage.

— Moins d’une semaine, dit Eddie. Il n’y a que ça dont je sois sûr.

— Comment tu le sais ?

— Je n’avais qu’une semaine de cachets à te donner. Après, c’était à toi seul de prendre une voie ou l’autre.

— Aller mieux ou mourir.

— C’est ça.

Brassage

Un coup de feu retentit alors que le crépuscule tourne à la nuit, une détonation sèche qui se greffe sur l’inévitable, inéluctable fracas des brisants venant mourir sur la grève désolée : KA-BLAM ! Puis il perçoit dans l’air une odeur de poudre. Problème, se dit faiblement le Pistolero, et à tâtons il cherche des revolvers qui ne sont plus là. Oh, non… c’est la fin, c’est…

Mais il n’y a rien de plus… alors que quelque chose se met à sentir

Brassage

bon dans le noir. Quelque chose qui succède à ce long temps de ténèbres et d’absence, quelque chose qui cuit. Ce n’est pas seulement l’odeur. Il entend les craquements des brindilles, voit danser l’orange pâle d’un feu de camp. À l’occasion, la brise marine rabat sur lui une fumée haute en senteurs de résine et cet autre arôme qui lui fait venir l’eau à la bouche. À manger, pense-t-il. Mon Dieu, aurais-je faim ? Si j’ai faim, c’est peut-être que je vais mieux.

Eddie, s’efforce-t-il de dire, mais il n’a plus de voix. Sa gorge lui fait mal, atrocement mal. On aurait dû aussi rapporter de l’astine, se dit-il, puis il essaie de rire : toutes les drogues pour lui et rien pour Eddie.

Eddie apparaît. Il a entre les mains une assiette en fer-blanc que le Pistolero reconnaîtrait n’importe où : après tout, ne vient-elle pas de sa bourse ? Sont disposés dessus des morceaux de viande blanc-rose d’où monte une vapeur appétissante.

Qu’est-ce que c’est ? veut-il demander ; rien ne sort à part une espèce de petit couinement.

Eddie a lu la question sur ses lèvres.

— Je n’en sais rien, lui répond-il avec mauvaise humeur. Tout ce que je sais, c’est que je n’en suis pas mort. Mange et fais pas chier.

Il constate qu’Eddie est très pâle, qu’il tremble, qu’il dégage une odeur ou de merde ou de mort, et en déduit qu’Eddie file un mauvais coton. Il tend vers lui une main hésitante, cherchant à le réconforter. Eddie le repousse brutalement.

— Je vais te nourrir, enchaîne Eddie sur le même ton. Je me demande bien en quel honneur. Je devrais plutôt te tuer. Ce serait fait si je ne m’étais dit que tu avais une chance de réaccéder à mon monde puisque tu y étais déjà arrivé une première fois.

Il regarde autour de lui.

— Et si je n’avais pas eu peur d’être seul. Avec eux…

Ses yeux retournent sur Roland et une crise de tremblements le saisit, si violente qu’il manque faire tomber les morceaux de viande de l’assiette. Les tremblements finissent par se calmer.

— Mange.

Le Pistolero s’exécute. Cette viande n’est pas seulement comestible, elle est délicieuse. Il réussit à en avaler trois morceaux, puis tout se brouille dans un nouvel

Brassage

effort de parler mais il ne peut que chuchoter. L’oreille d’Eddie est collée à ses lèvres sauf quand, à intervalles plus ou moins réguliers, elle s’écarte en tremblant parce qu’une nouvelle crise secoue Eddie. Il répète :

— Plus au nord… en remontant la plage.

— Comment tu le sais ?

— Je le sais, voilà tout, chuchote-t-il.

Eddie le regarde.

— Tu es siphonné.

Le Pistolero sourit et tente de replonger dans l’inconscience, mais Eddie le gifle… le gifle avec violence. Les yeux bleus de Roland se rouvrent et, pendant un instant, il y a en eux une telle vie, un tel magnétisme, qu’Eddie semble mal à l’aise. Puis les lèvres d’Eddie se retroussent en un sourire qui est avant tout une démonstration de hargne.

— Ouais, tu peux te rendormir, dit-il, mais pas avant d’avoir pris ta drogue. C’est l’heure. Enfin… au soleil, ou plutôt… je suppose. C’est que je n’ai jamais été scout, moi, je ne peux pas te certifier qu’il est l’heure, mon gars, mais l’approximation devrait suffire pour jouer les assistantes sociales. Allez, ouvre la bouche, Roland. Ouvre-la bien grande pour le docteur Eddie, espèce d’enculé de kidnappeur.

Le Pistolero ouvre la bouche comme un bébé à l’approche du sein maternel. Eddie y lâche deux cachets puis, sans ménagement, y verse de l’eau fraîche. Roland se dit que cette eau doit venir d’un torrent, quelque part dans ces collines à l’est d’ici. Le risque existe que ce soit du poison. Eddie ne saurait distinguer une eau potable d’une eau qui ne l’est pas. Toutefois, Eddie n’a pas l’air de trop mal se porter. Et ai-je vraiment le choix ? se dit-il. Non.

Il avale, tousse, s’étrangle presque, tout cela sous le regard indifférent d’Eddie.

La main de Roland se tend vers Eddie.

Eddie tente de s’écarter.

Les yeux du Pistolero le lui interdisent.

Roland tire Eddie à lui, si près qu’il sent l’odeur de la maladie d’Eddie et qu’Eddie sent l’odeur de la sienne. Le mélange leur fait violence à tous deux, les rend tous deux malades.

— Le choix n’est pas large ici, murmure Roland. Je ne sais pas comment c’est chez toi mais ici, il n’y a qu’une alternative. Rester debout… peut-être vivre, ou mourir à genoux, la tête basse, le nez sur la puanteur de tes aisselles. Très peu… (Il débite au hachoir une quinte de toux.) Très peu pour moi.

— Qui es-tu ? lui hurle Eddie.

— Ton destin, murmure le Pistolero.

— Pourquoi ne peux-tu simplement aller te faire foutre et crever ? lui demande Eddie.

Le Pistolero essaie d’ajouter autre chose mais, avant de le pouvoir, il se met à dériver toujours plus loin alors que les cartes entament un

Brassage

KA-BLAM !

Roland ouvre les yeux sur un milliard d’étoiles qui tournoient dans le noir puis il les referme.

Il ne sait pas ce qui se passe, mais il pense que tout va bien. Le jeu se déploie toujours, les cartes poursuivent leur

Brassage.

Encore de ces délicieux, de ces suaves morceaux de viande. Il se sent mieux. Eddie aussi a l’air mieux. Mais non sans avoir également l’air soucieux.

— Ils se rapprochent, explique-t-il. Si vilains soient-ils, ils ne sont pas complètement idiots. Ils savent ce que je fais. D’une manière ou d’une autre, ils le savent, et ça ne leur plaît pas. Nuit après nuit, ils se rapprochent. Il serait peut-être astucieux de déménager au lever du jour, si tu en es capable. Sinon ça risque d’être la dernière fois que nous le verrons se lever.

— De quoi tu parles ?

Plus vraiment un murmure mais un souffle rauque, intermédiaire entre le chuchotement et la parole normale.

— D’eux, répond Eddie, montrant la plage. A-ce que châle, eut-ce que chule, et toute cette merde. Je crois qu’ils sont comme nous, Roland : toujours prêts à bouffer mais pas très chauds pour se faire bouffer.

Dans un total sursaut d’horreur, Roland comprend ce qu’étaient ces morceaux de viande blanc-rose qu’Eddie lui a servis. Il reste sans voix, le dégoût lui dérobant le peu qu’il avait réussi à récupérer. Mais sur son visage, le jeune homme voit tout ce qu’il veut dire.

— Comment tu t’imagines que je m’y prenais ? (C’est presque un grognement de rage.) Que je passais commande d’un plat de homard à emporter ?

— C’est du poison, chuchote Roland. C’est ça qui m’a…

— Ouais, c’est ça qui t’a mis hors de combat. Mais, mon cher Roland, c’est aussi du hors-d’œuvre. Car pour ce qui est du poison, les serpents à sonnette s’y connaissent, et il y a pourtant des gens qui en mangent. Paraît que c’est bon, comme du poulet, j’ai lu ça quelque part. Moi, j’ai trouvé que ces bêtes-là ressemblaient à des homards, alors je me suis dit : pourquoi ne pas essayer ? Qu’est-ce qu’on aurait mangé d’autre ? Du sable ? J’ai dégommé un de ces salopards et je l’ai concocté à la sauce Petit Jésus en Culotte de Velours. Il n’y avait rien d’autre, de toute façon, et ça s’est révélé rudement goûteux. J’en descends un chaque soir, juste après le coucher du soleil. Ils ne sont pas très vifs tant qu’il ne fait pas complètement noir. Je ne t’ai jamais vu refuser ce que je t’apportais.

Eddie sourit.

— Ça me plaît de me dire que, dans le lot, j’ai peut-être chopé un de ceux qui ont bouffé Jack. Ça me fait jouir de penser que je suis en train de bouffer ce connard. Ça me tranquillise l’esprit en quelque sorte, tu vois ?

— L’un d’eux a aussi des morceaux de moi dans le corps, dit Roland dans son fantôme de voix. Deux doigts et un orteil.

— Ça aussi, c’est cool.

Eddie continua de sourire. Son visage est très pâle, quelque chose d’un requin… mais il n’a plus autant mauvaise mine, et cette odeur de merde et de mort qui flottait autour de lui comme un linceul semble s’être dissipée.

— Va te faire foutre, s’éraille le Pistolero.

— Voyez-vous ça ! s’exclame Eddie. Roland qui reprend du poil de la bête ! En fin de compte, tu ne vas peut-être pas mourir ! Eh bien, mon cher, je trouve ça fan-tas-tique !

— Vivre, dit Roland, sa voix blanche de nouveau murmure, les hameçons revenus se planter dans sa gorge.

— Ouais ? (Eddie le regarde, puis hoche la tête et répond à sa propre question.) Ouais. Je pense que c’est ton intention. À un moment je me suis dit que tu étais en train de lâcher la rampe, à un autre que c’était déjà fait. Maintenant, il me semble que tu es sur la bonne voie. Les antibiotiques y sont pour quelque chose, bien sûr, mais c’est surtout parce que tu as décidé de te prendre par la main, à mon sens. Le problème, c’est pourquoi. Pourquoi te décarcasses-tu à ce point pour rester en vie sur cette plage merdique ?

La Tour, dessinent les lèvres de Roland, parce qu’il n’est même plus question pour lui d’émettre un son.

— Toi et ta putain de Tour, lâche Eddie qui se détourne, s’apprêtant à partir, puis refait face à Roland, surpris de sentir la main de celui-ci se refermer sur son bras comme une paire de menottes.

Ils se regardent dans les yeux, puis Eddie s’incline.

— D’accord. C’est d’accord !

Vers le nord, articule en silence le Pistolero. Vers le nord, t’ai-je dit. Le lui a-t-il dit ? Il en a l’impression, mais le souvenir s’est perdu. Perdu dans le brassage.

— Comment tu peux le savoir ? lui braille Eddie, soudain frustré.

Il lève les poings comme pour frapper Roland, puis il les baisse…

Je le sais, voilà tout… alors cesse de me faire perdre mon temps et mon énergie avec des questions stupides ! a-t-il envie de répondre, mais avant qu’il n’en ait le loisir, les cartes reprennent leur

Brassage

traîné, ballotté et cahoté, sa tête désemparée heurtant tour à tour un côté puis l’autre, arrimé par ses propres ceinturons sur quelque espèce de travois mal fichu, et la chanson d’Eddie Dean si étrangement familière qu’il croit d’abord rêver, être en proie au délire :

— Heyyy Jude… dont make it bad… take a saaad song… and make it better…

D’où la connais-tu ? a-t-il envie de demander. M’as-tu entendu la chanter ? Et où sommes-nous ?

Avant qu’il puisse s’enquérir de quoi que ce soit

Brassage

Cort défoncerait la tête au gamin s’il voyait ce bricolage, pense Roland à la vue du travois sur lequel il a passé la journée, puis il rit. Ça ne ressemble guère à un rire. On croirait plutôt l’une de ces vagues qui déversent leur charge de galets sur la grève. Il ne sait pas quelle distance ils ont parcourue mais c’est bien assez pour qu’Eddie soit complètement vanné. Il est assis sur un rocher dans la lumière qui s’étire, l’un des revolvers du Pistolero sur ses genoux, une outre à moitié vide en bandoulière. Quelque chose fait une petite bosse dans sa poche de chemise. Ce sont les balles rangées à l’arrière des ceinturons — la réserve de « bonnes » balles qui diminue à vue d’œil. Eddie les a nouées dans un morceau de sa propre chemise. La raison majeure qu’a cette réserve de diminuer si vite est que, toutes les quatre ou cinq balles, il s’en trouve une pour refuser de partir.

Eddie, qui a été à deux doigts de s’assoupir, relève maintenant la tête.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda-t-il.

Le Pistolero lui fait signe que c’est sans importance. Parce qu’il se trompe, en fait. Cort n’aurait jamais levé la main sur Eddie à cause du travois, si bizarrement fichu, si bancal fût ce truc. Roland croit même possible que Cort ait pu grogner un vague compliment — et c’était si rare, avec lui, que celui à qui il l’adressait ne savait presque jamais quoi répondre et restait bouche bée, comme un poisson frais sorti du baril.

Deux branches de peuplier en constituent les montants. Elles sont de longueur et d’épaisseur approximativement égales et doivent avoir été abattues par le vent. Eddie s’est servi de branches plus petites comme traverses et a procédé à leur assemblage par des moyens hétéroclites pour ne pas dire loufoques, mettant à contribution les ceinturons, la bande enduite de glu qui avait maintenu les sacs de poudre du diable contre ses flancs, ainsi que les lacets de ses Adidas ; jusqu’à la cordelette de boyau du chapeau de Roland. Et, par-dessus l’ensemble, il a disposé la couverture.

Cort ne l’aurait pas cogné parce que, dans l’état où il était, Eddie avait au moins réussi à faire plus que s’asseoir sur les talons, la tête entre les mains pour gémir sur son sort. Il avait fait quelque chose. Il avait essayé.

Et Cort l’aurait peut-être gratifié d’un de ses compliments bourrus, presque hargneux même, parce que, si branque en soit l’aspect, le bricolage paraissait efficace. Les longues traces qui s’étiraient derrière eux sur la grève jusqu’au point où elles semblaient se rejoindre en étaient la preuve.

— Tu en vois un ? demanda Eddie.

Le soleil descend, déroulant un chemin d’or rouge en travers des flots, et le Pistolero se rend alors compte qu’il a pour le moins dormi six heures d’affilée, cette fois. Il se sent plus solide. Il s’assoit et regarde l’océan. Ni la plage ni les terres qui montent se fondre dans le versant occidental des montagnes n’ont beaucoup changé ; s’il relève de faibles variations dans le paysage et dans les détritus (un cadavre de mouette, par exemple, petit tas de plumes ébouriffées à une vingtaine de mètres sur sa gauche, une trentaine en direction de l’eau), rien ne lui donne vraiment l’impression d’avoir avancé.

— Non, dit-il. Ah, si, j’en vois un.

Il tend son bras. Eddie plisse les yeux puis hoche la tête. Alors que le soleil sombre de plus en plus bas et que l’or du chemin se fait de plus en plus sang, les premières homarstruosités s’extraient des vagues et commencent à se répandre sur la plage.

Deux d’entre elles se lancent dans une maladroite course de vitesse vers la mouette morte. La première arrivée bondit dessus, l’ouvre d’un coup de pince et se met à enfourner les restes en putréfaction dans son étrange bec denté.

— I-ce que chic ? demande-t-elle.

— Eut-ce que chule ? répond la perdante. O-ce que…

KA-BLAM !

Le revolver de Roland met fin aux questions de la deuxième créature. Eddie descend la ramasser. Il la saisit par le dos en gardant un œil sur sa collègue, laquelle n’y voit aucun inconvénient, occupée qu’elle est avec le cadavre de l’oiseau. Eddie rapporte sa prise. Elle se tortille encore, haussant et baissant ses pinces, mais ne tarde pas à y renoncer. Sa queue s’arque une dernière fois puis retombe simplement au lieu de fouetter l’air en sens inverse. Les pinces de boxeur pendent lamentablement.

— Le dîner sera bientôt servi, Monsieur, dit Eddie. Monsieur a le choix entre filet d’horreur à carapace et filet d’horreur à carapace. Monsieur se sent-il tenté plutôt par l’un ou l’autre ?

— Que veux-tu dire ?

— Monsieur m’a parfaitement compris, rétorque Eddie. Où est passé ton sens de l’humour, Roland ?

— Il a dû se faire tuer dans une guerre ou une autre.

Réponse qui fait sourire Eddie.

— Tu m’as l’air d’être un peu plus en forme, ce soir.

— Oui, c’est aussi mon impression.

— Bon. Alors tu pourras peut-être marcher un moment demain. Pour parler franc, l’ami, te traîner c’est la croix et la bannière.

— Je ferai un effort.

— C’est tout ce qu’on te demande.

— Toi aussi, tu as l’air mieux, hasarde Roland, et sa voix se brise sur la fin comme celle d’un gosse qui mue. Si je ne m’arrête pas de parler, pense-t-il, je vais me retrouver définitivement aphone.

— Ouais, je crois que je vais survivre. (Il pose un regard vide sur Roland.) Par deux fois, pourtant, tu ne peux pas t’imaginer à quel point ça n’est pas passé loin. La première, quand j’ai pris ton pistolet et que je me le suis appliqué contre la tempe. Je l’ai armé, je l’ai tenu comme ça un moment, puis je l’ai écarté. J’en ai ramené le chien au repos et je l’ai remis dans son étui. L’autre, c’est quand j’ai eu des convulsions, une nuit. Je crois que c’était la deuxième nuit, mais je n’en suis pas sûr. (Il secoue la tête et ajoute quelque chose que le Pistolero ne comprend pas tout en n’y voyant pas mystère :) Le Michigan me fait l’effet d’un rêve, à présent.

Et bien que la voix de Roland se soit de nouveau réduite à ce bruissement de feuilles mortes et qu’il ait conscience qu’il vaudrait mieux pour lui de ne pas parler du tout, il lui reste une chose à savoir :

— Qu’est-ce qui t’a retenu de presser la détente ?

— Je n’ai pas d’autre jean, répond bizarrement Eddie, puis il s’explique : À la dernière seconde, je me suis dit que si je la pressais et que ce soit une de ces putains de balles qui ne partent pas, je n’aurais pas le courage de recommencer. Car une fois que tu as chié dans ton froc, faut que tu le laves tout de suite, ou alors tu vis avec l’odeur pour toujours. C’est Henry qui m’a dit ça. Il l’avait appris au Vietnam. Et comme c’était la nuit, et qu’Omar était de sortie sur le bord de mer avec tous ses copains…

Mais le Pistolero est déjà plié de rire, même si de temps à autre ce sont des grincements inquiétants qui s’échappent de sa gorge. S’autorisant un petit sourire, Eddie reprend :

— Je crois que, dans cette guerre, tu n’as pas perdu ton sens de l’humour plus haut que le coude.

Puis il se lève, s’apprête apparemment à grimper la pente, là où il pourra trouver du bois pour faire un feu.

— Attends, murmure Roland, et Eddie se retourne. Pourquoi, en fait ?

— Parce que tu as besoin de moi, je suppose. Si je m’étais fait sauter la cervelle, tu serais mort. Plus tard, quand tu seras vraiment remis, je réexaminerai peut-être mes options. (Il jette un regard circulaire sur le paysage et pousse un soupir à fendre l’âme.) Il se peut qu’il y ait un Disneyland quelque part dans ton monde, Roland, mais ce que j’en ai vu jusqu’à présent est loin de m’emballer.

Il repart, s’arrête, se retourne encore une fois. Son visage est lugubre quoique la pâleur maladive l’ait quelque peu quitté. Les tremblements se sont réduits à des frissons sporadiques.

— Il y a des moments où tu ne me comprends pas, hein ?

— Oui, murmure le Pistolero. Par moments.

— Bon, je vais être plus clair. Il y a des gens qui ont besoin que les gens aient besoin d’eux. Si tu ne me comprends pas, c’est parce que tu n’es pas de ceux-là. Tu te servirais de moi pour me jeter ensuite comme une vieille chaussette s’il le fallait. Mais Dieu t’a baisé, mon ami. Il t’a donné assez de jugeote pour que tu souffres d’agir comme ça et assez de stoïcisme pour que tu passes outre et que tu le fasses quand même. Tu ne pourrais pas t’en empêcher. Je serais couché là sur cette plage, hurlant pour que tu m’aides, tu me passerais sur le corps si tu n’avais pas d’autre chemin pour atteindre ta putain de Tour. Est-ce que je me trompe ?

Roland ne répond pas, ne fait que regarder Eddie.

— Mais tout le monde n’est pas comme ça. Il y a des gens qui ont besoin que d’autres aient besoin d’eux. Comme dans la chanson de Barbara Streisand. Rebattu mais vrai. Juste une autre façon d’être accro. (Il fixe Roland.) Mais toi, bien sûr, tu es au-dessus de ça. (Roland l’observe.) Sauf pour ta Tour, achève Eddie sur un petit rire grinçant. Tu es accro à la Tour, Roland.

— Quelle guerre était-ce ? murmura Roland.

— Hein ?

— Cette guerre où tu t’es fait dégommer ton sens de la noblesse et de la quête ?

Eddie recule comme si Roland l’avait giflé.

— Je vais aller chercher de l’eau, dit-il. Garde un œil sur les horreurs à carapace. On a fait un bon bout de chemin aujourd’hui, mais je ne sais toujours pas si elles ont un vrai langage.

Puis, pour de bon, il tourne le dos à Roland, mais pas avant que celui-ci n’ait vu ses joues baignées de larmes accrocher les ultimes rayons du soleil couchant.

Roland aussi se tourne. Il se tourne vers la grève et regarde. Les homarstruosités vont et viennent en posant leurs questions, posent leurs questions cependant qu’elles vont et viennent, mais sans qu’aucun de ces mouvements semble avoir un but. Elles sont certes douées de quelque intelligence, mais pas à un niveau suffisant pour communiquer entre elles.

Dieu ne te le crache pas toujours en pleine gueule, songe Roland. La plupart du temps, mais pas toujours. Eddie revient avec le bois.

— Alors, s’enquiert-il. Où tu en es de tes pensées ?

— Je me disais qu’on était très bien ici, croasse Roland. Eddie commence à dire quelque chose mais le Pistolero est fatigué ; il se recouche, regarde les premières étoiles clouter le dais violacé du ciel et

Brassage

dans les trois jours qui suivirent, l’état du Pistolero ne cessa de s’améliorer. Les lignes rouges sur son bras commencèrent par inverser leur progression puis s’estompèrent et disparurent. Le premier jour, comme prévu, tantôt il marcha, tantôt il se laissa tirer par Eddie. Le jour suivant, le travois devint inutile, ils n’eurent d’autre précaution à prendre que de s’arrêter toutes les une ou deux heures, le temps que la sensation cotonneuse quittât ses jambes. Ce fut durant ces périodes de repos, et dans celles comprises entre leur repas du soir et l’extinction des dernières braises préludant au sommeil, qu’il en apprit un peu plus sur Eddie et son frère. Il se rappela s’être demandé ce qui avait pu rendre leur relation si complexe, voire conflictuelle, mais après que le jeune homme eut amorcé son récit hésitant, sous-tendu par cette hargne rancunière qui naît des grandes douleurs, Roland aurait pu l’arrêter net, aurait pu lui dire : Ne t’en fais pas, Eddie. Je comprends tout.

Sauf que ça n’aurait fait aucun bien à Eddie. Le jeune homme ne parlait pas pour venir en aide à son frère puisque son frère était mort. Il parlait pour enterrer définitivement Henry. Et aussi pour se remettre en mémoire que si Henry était mort, lui ne l’était pas.

Le Pistolero l’écouta donc en silence.

Le fond du problème était simple : Eddie croyait avoir volé la vie de son frère, et celui-ci aussi l’avait cru. Conviction qui pouvait avoir germé seule dans l’esprit de Henry comme il pouvait l’avoir faite sienne à force d’entendre leur mère sermonner Eddie, lui répéter combien elle et Henry s’étaient sacrifiés pour lui, pour qu’il soit aussi protégé que possible dans la jungle de la cité, pour qu’il soit heureux, aussi heureux que possible dans cette jungle de la cité, pour qu’il ne finisse pas comme sa pauvre grande sœur dont il n’avait peut-être même pas vraiment gardé souvenir mais qui avait été si belle, Dieu la protège, dans Sa Grâce éternelle. Selina était avec les anges, et c’était à coup sûr un endroit merveilleux, mais elle ne voulait pas qu’Eddie la rejoigne tout de suite, qu’il se fasse écraser par un dingue de chauffard imbibé d’alcool comme sa sœur ou qu’un dingue de junkie lui troue la peau pour les malheureux vingt-cinq cents qu’il avait en poche et l’abandonne tripes à l’air sur le trottoir, et parce qu’elle ne pensait pas qu’Eddie ait envie d’être tout de suite avec les anges, elle lui conseillait d’écouter son grand frère, de faire ce que son grand frère lui disait de faire et de toujours se rappeler qu’Henry se sacrifiait pour lui par amour.

Eddie exprima au Pistolero ses doutes sur la connaissance que sa mère avait eue de certaines choses qu’ils avaient faites ensemble, Henry et lui, comme de piquer des illustrés chez le marchand de bonbons de Rincon Avenue ou de fumer en cachette derrière l’atelier de galvanoplastie de Cohoes Street.

Une fois, ils étaient tombés sur une Chevrolet avec les clés sur le tableau de bord et, bien qu’Henry eût à peine su conduire — il avait alors seize ans et son frère huit —, il avait poussé Eddie dans la voiture en lui disant qu’ils allaient descendre à New York. Eddie était mort de trouille et pleurait, Henry aussi avait peur et il était en colère contre Eddie, lui répétant de la fermer, d’arrêter de chialer comme un mioche, qu’il avait dix dollars en poche et qu’Eddie en avait trois ou quatre, qu’ils allaient passer la journée au cinéma, puis qu’ils prendraient le métro et seraient rentrés avant que leur mère ait eu le temps de mettre la table pour le souper et de se demander où ils étaient. Mais Eddie continuait de pleurer et, juste avant d’atteindre le Quennsboro Bridge, ils avaient reconnu au passage une voiture de police dans une rue transversale et, bien que certain que le chauffeur n’avait même pas eu les yeux tournés dans leur direction, Eddie avait répondu « Ouais » quand Henry lui avait demandé, la voix rauque et tremblotante, s’il pensait que le flic les avait vus. Henry avait pâli et pilé si sec qu’il s’était presque payé une borne d’incendie. Deux secondes plus tard, il cavalait sur le trottoir alors qu’Eddie, tout aussi paniqué que lui maintenant, restait à se battre avec la poignée peu familière de la porte. Henry avait fait demi-tour, libéré son petit frère, lui avait aussi expédié un aller-retour. Puis rentrer à pied — traîner, en fait — jusqu’à Brooklyn leur avait pratiquement pris l’après-midi et, quand leur mère avait voulu savoir pourquoi ils étaient en nage et avaient l’air si crevés, Henry lui avait dit avoir passé la journée à apprendre à Eddie une technique de basket sur le terrain derrière l’immeuble. Puis que des loubards s’étaient pointés et qu’ils avaient dû courir. Leur mère avait embrassé Henry et tourné vers Eddie un visage rayonnant. Elle lui avait demandé s’il n’avait pas le meilleur grand frère qui fût au monde. Eddie avait répondu que si. Et n’avait pas eu à se forcer : il le pensait.

— Il avait autant la trouille que moi, ce jour-là, dit Eddie à Roland alors qu’ils contemplaient les dernières lueurs du jour abandonnant les flots, cette masse d’eau où bientôt ne se refléterait d’autre clarté que celle des étoiles. Plus même, car il croyait que ce flic nous avait vus alors que je savais bien que non. C’est pour ça qu’il a couru. Mais il est revenu me chercher. C’est ça qui compte. Il est revenu.

Roland resta silencieux.

— Tu vois ce que je veux dire ? Tu le vois ?

Il posait sur Roland un regard âpre, interrogateur.

— Je vois.

— Il avait toujours peur, mais il est toujours revenu.

Roland songea qu’il aurait peut-être été préférable pour Eddie — si ce n’était pour tous les deux à long terme — qu’Henry eût continué de prendre ses jambes à son cou ce jour-là… ou n’importe quel autre jour. Mais les gens comme Henry ne faisaient jamais ça. Les gens comme Henry revenaient toujours parce que les gens comme Henry savaient se servir de la confiance. C’était bien la seule chose dont les gens comme Henry connaissaient le mode d’emploi. Ils commençaient par transformer la confiance en besoin, puis ils transformaient le besoin en drogue, et cela fait, ils… quel était le mot d’Eddie pour ça ? Ah oui, « dealer ». Ils la dealaient.

— Bon, dit le Pistolero. Je crois que je vais me pieuter.


Le lendemain, Eddie poursuivit son récit mais Roland savait déjà tout. Au lycée, Henry n’avait jamais joué dans aucune équipe parce qu’il n’était pas question de rester le soir pour l’entraînement. Il lui fallait s’occuper d’Eddie. Qu’il fût malingre, affligé d’une coordination douteuse et sans passion particulière pour le sport n’avait bien sûr rien à voir là-dedans : Henry aurait fait un extraordinaire lanceur au base-ball ou un de ces basketteurs qui semblent s’envoler vers le filet, leur certifiait leur mère dix fois plutôt qu’une. Henry collectionnait les mauvaises notes et avait à redoubler pas mal de matières, mais ce n’était pas qu’il fût bête : Eddie et Mme Dean savaient l’un comme l’autre Henry aussi fin que vif. Mais Henry devait consacrer à la garde d’Eddie le temps qu’il aurait dû passer à lire ou à faire ses devoirs (que cette abnégation fraternelle eût d’ordinaire pour cadre le salon des Dean avec les deux gamins vautrés sur le canapé devant la télé ou par terre à se bagarrer pour rire n’avait apparemment aucune importance). Côté études supérieures, les sales notes avaient réduit le choix à la seule université de New York, ce qu’ils n’avaient pu se permettre parce que les mêmes notes compromettaient tout espoir de bourse, et puis Henry s’était retrouvé sous les drapeaux, et ça avait été le Vietnam où Henry avait perdu la moitié de son genou. La douleur était atroce. Ce qu’on lui avait donné pour la calmer ? De la morphine base. On l’avait sevré à peine remis, mais le boulot avait dû être fait à la va-vite parce qu’Henry était rentré à New York avec sa guenon sur le dos, une guenon affamée qui attendait ses rations, et au bout d’un mois ou deux, il était sorti voir un type, et quatre mois plus tard environ, trois semaines au plus après la mort de leur mère, Eddie avait pour la première fois vu son frère priser sur une petite glace une ligne de poudre blanche. Il avait pensé à de la coke. Ça s’était révélé être de l’héroïne. Et si on reprenait toute l’histoire en sens inverse, à qui la faute ?

Roland ne dit rien, mais il entendit la voix de Cort : « La faute est toujours au même endroit, mes bébés : chez celui qui est assez faible pour ne pas vouloir l’assumer. »

Passé le choc initial, Eddie était entré dans une rage noire. Henry y avait répondu non par la promesse d’arrêter mais en disant à Eddie qu’il ne lui reprochait pas de se mettre en colère, qu’il savait que le Vietnam avait fait de lui une loque, qu’il était faible, qu’il s’en irait, que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire, qu’Eddie avait raison, qu’avoir un sale junkie dans les pattes était bien la dernière chose dont son petit frère eût besoin. Il espérait seulement qu’Eddie ne lui en voudrait pas trop. Il était faible, il le reconnaissait : quelque chose au Vietnam l’avait rendu comme ça, l’avait pourri de la même manière que l’humidité pourrissait les lacets de vos baskets ou l’élastique de votre slip. Car il y avait aussi au Vietnam quelque chose qui, apparemment, vous pourrissait le cœur, lui dit Henry en larmes. Il espérait seulement qu’Eddie se souviendrait de toutes les années où il avait tenté d’être fort.

Pour Eddie.

Pour maman.

Henry essaya donc de quitter la maison. Eddie, bien sûr, ne le laissa pas faire. Il était rongé de remords. Il avait vu l’horreur couturée de cicatrices qu’était devenue cette jambe autrefois normale autour d’un genou désormais plus fait de téflon que d’os. Il en résulta une confrontation sonore sur le palier, Henry en vieux treillis, son paquetage à la main et des cernes violets sous les yeux, Eddie sans rien d’autre sur lui qu’un caleçon douteux, Henry disant : « Tu n’as pas besoin de moi dans le secteur, Eddie, je suis à fuir comme la peste et je le sais », Eddie braillant en réponse : « Tu n’iras nulle part, il n’en est pas question, ramène ton cul immédiatement », et ainsi de suite jusqu’au moment où Mme McGursky était sortie de chez elle pour crier : « Tu pars ou tu restes, pour moi c’est bonnet blanc, blanc bonnet, mais tu te décides en vitesse ou j’appelle la police. » Alors qu’elle ne paraissait pas avoir épuisé son stock de remontrances, elle s’aperçut soudain dans quelle tenue était Eddie et ajouta : « Et tu es indécent, Eddie Dean ! » avant de disparaître comme un diable rentrant dans sa boîte. Eddie regarda Henry. Henry regarda Eddie. « Elle a l’air d’un ange, mais c’est le diable déguisé », fredonna Henry à voix basse, et tous deux tombèrent dans les bras l’un de l’autre, hurlant de rire, se bourrant les côtes, et Henry réintégra l’appartement ; quinze jours plus tard environ, Eddie sniffait aussi et ne pouvait comprendre pourquoi il en avait fait un tel fromage, ça n’était que sniffer après tout, et comme disait Henry (dans lequel Eddie allait finir par voir le Grand Sage & Éminent Junkie), dans un monde qui de toute évidence fonçait vers l’enfer tête baissée, qu’y avait-il de si bas à vouloir planer ?

Du temps avait passé. Eddie ne précisa pas combien. Le Pistolero s’abstint de le lui demander. À son sens, Eddie savait qu’il existait un millier de bonnes excuses pour planer mais pas une seule raison valable, et il avait joliment réussi à contrôler sa consommation. Henry aussi s’était débrouillé pour contrôler la sienne. Pas aussi bien que son petit frère, mais assez pour ne pas sombrer. Car qu’Eddie ait ou non entrevu la vérité (au fond, pensait Roland, il avait dû la connaître), Henry ne pouvait qu’avoir compris : leur rapport s’était inversé ; maintenant, c’était Eddie qui prenait Henry par la main pour traverser la rue.

Vint le jour où Eddie surprit Henry non plus avec une pipette dans la narine mais avec une aiguille dans le bras. Suivit une nouvelle discussion hystérique, calque presque exact de la première, à ceci près qu’elle eut pour cadre la chambre d’Henry. Le dénouement non plus n’offrit guère de variantes : Henry pleurant et recourant à son implacable, inattaquable système de défense, l’absolue reddition, la totale reconnaissance des faits : Eddie avait raison, il était indigne de vivre, n’était même pas digne de se nourrir d’ordures ramassées dans le caniveau. Il allait partir. Eddie n’aurait plus à supporter sa vue. Il espérait seulement qu’Eddie se souviendrait de toutes les…

Le récit se fondit en une sorte de bourdonnement peu différent de celui des graviers roulés par le ressac. Roland connaissait l’histoire et ne dit rien. C’était Eddie qui ne la connaissait pas, un Eddie qui pour la première fois, depuis dix ans ou plus peut-être, avait l’esprit clair. Eddie ne racontait rien à Roland ; Eddie se racontait en fin de compte cette histoire à lui-même.

C’était parfait. Pour autant que pût en juger le Pistolero, le temps était une chose dont ils ne manquaient pas. Parler était une manière comme une autre de le tuer.

Le genou d’Henry l’obsédait, expliqua Eddie, et les noueux torons de la cicatrice, tant sur la cuisse que sur la jambe (tout ça guéri, bien sûr, Henry ne boitait qu’à peine… sauf lors des engueulades avec Eddie où sa claudication semblait toujours plus prononcée), l’obsédaient toujours. Comme le hantait aussi tout ce à quoi Henry avait renoncé pour lui. Et puis il y avait une autre obsession, beaucoup plus terre à terre : Henry ne devait pas traîner dans les rues. Il y aurait été comme un petit lapin lâché dans une jungle pleine de grands tigres. Abandonné à lui-même, Henry se serait retrouvé en tôle ou à l’asile en moins d’une semaine.

Eddie avait donc supplié et fini par obtenir d’Henry qu’il restât ; et six mois plus tard, Eddie lui aussi jouait l’homme au bras d’or. À dater de cet instant, les choses avaient entamé la régulière et inéluctable spirale descendante qui s’était achevée par le voyage d’Eddie aux Bahamas et sur la soudaine intervention du Pistolero dans sa vie.

Un autre que Roland, moins pragmatique et plus enclin à l’introspection, se serait sans doute demandé — ou bien l’aurait demandé à voix haute : Pourquoi lui ? Pourquoi cet homme en premier ? Pourquoi quelqu’un qui semblait promettre faiblesse, anormalité, voire malédiction pure et simple ?

Questions que le Pistolero non seulement ne se posa jamais mais qui jamais ne lui germèrent dans l’esprit. Cuthbert les aurait posées. Cuthbert avait eu des questions sur tout, en avait été infesté, était mort avec une ultime question à la bouche. Ils étaient tous morts. Les derniers pistoleros de Cort, les treize survivants d’une classe dont l’effectif initial avait été de cinquante-six. Tous morts, sauf Roland. Il était le tout dernier, poursuivant obstinément sa route dans un monde qui s’était éventé, qui s’était fait vide et stérile.

Treize, avait dit Cort la veille des Cérémonies de la Présentation. C’est un chiffre de mauvais augure. Et le lendemain, rompant avec trente-cinq années d’observance des traditions, Cort n’y avait pas assisté. Sa dernière couvée s’était rendue chez lui pour s’agenouiller à ses pieds, lui présenter sa nuque à nu, puis se relever, recevoir de lui le baiser de la félicitation et lui accorder l’honneur de charger leurs armes pour la première fois. Neuf semaines plus tard, Cort était mort. Empoisonné, avaient prétendu certains. Deux ans après, la finale et sanglante guerre civile avait éclaté. La rouge lame de fond des massacres et des pillages avait atteint l’ultime bastion de la civilisation, de la lumière et de la raison pour balayer tout ce qui leur avait paru impérissable. Avec la même aisance qu’une simple vague noyant le château d’un gamin sur la plage.

Il était donc le dernier, et ne devait peut-être d’avoir survécu qu’à la prééminence de son sens pratique et de sa simplicité sur le ténébreux romantisme de sa nature. Il comprenait que trois choses seules comptaient : la mort, le ka et la Tour.

C’était assez pour occuper les pensées d’un homme.

Eddie termina son récit en milieu d’après-midi, le troisième jour de leur progression vers le nord sur cette grève monotone. La plage même semblait immuable et, pour avoir le sentiment d’avancer, il fallait porter ses regards sur la gauche, vers l’est. Là, les sommets déchiquetés des montagnes avaient commencé à s’adoucir, à s’affaisser — modérément certes, mais laissant entrevoir que, beaucoup plus loin, il ne subsistait plus qu’un moutonnement de collines.

Son histoire racontée, Eddie sombra dans le silence, et ils marchèrent sans parler une demi-heure durant, sinon plus. Eddie ne cessait de jeter à Roland des petits coups d’œil à la dérobée sans soupçonner qu’ils fussent perçus, tant le jeune homme était encore perdu dans ses pensées. Outre ces regards furtifs, Roland percevait chez Eddie une attente et il savait laquelle : l’attente d’une réponse. D’une réponse de quelque type que ce soit. N’importe quelle réponse. Par deux fois Eddie n’ouvrit la bouche que pour la refermer. Finalement, il posa cette question que le Pistolero était — il n’en avait jamais douté — voué à entendre :

— Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

— J’en pense que tu es ici.

Eddie se planta, les poings sur les hanches.

— C’est tout ?

— Je n’en sais pas plus.

Ses doigts et son orteil manquants se rappelaient à son souvenir, élancements et démangeaisons qui lui faisaient regretter de n’avoir pas emporté plus d’astines du monde d’Eddie.

— Tu n’as même pas une opinion sur ce que tout ça signifie ? insista ce dernier.

Roland aurait pu montrer sa main droite infirme et dire : Pense plutôt à la signification de ça, triple crétin, mais pareille réplique ne lui vint pas plus à l’esprit que de demander pourquoi, sur la population totale de l’intégralité des univers possibles, il avait fallu que ce soit Eddie qu’il tirât.

— C’est le ka, dit-il, tournant vers Eddie une expression patiente.

— Et c’est quoi, le ka ? (il entendit l’agressivité dans la voix d’Eddie.) Première fois que j’entends ce mot. À part que si tu le dis deux fois de suite, ça devient ce que les gosses disent pour désigner la merde.

— C’est un sens que j’ignore, répondit le Pistolero. Ici, ka veut dire devoir ou destin, ou encore, dans l’usage courant, un endroit où tu dois te rendre.

Eddie se débrouilla pour avoir l’air à la fois consterné, écœuré et amusé.

— Alors, dis-le deux fois, Roland, parce que, au gosse à qui tu parles, des mots comme ça n’évoquent pas autre chose que de la merde.

Le Pistolero haussa les épaules.

— Je n’ai de compétence ni en philosophie ni en histoire, et je me borne à constater que ce qui est derrière est derrière et ce qui est devant, devant. Et cette deuxième partie est du ressort du ka, qui se suffit à lui-même.

— Ah bon ? (Eddie se tourna vers le nord.) Moi, tout ce que je vois devant, c’est au bas mot neuf milliards de kilomètres de cette même putain de plage. Alors si c’est ça dont tu parles, ka et caca sont effectivement synonymes. Car si on a peut-être encore assez de bonnes balles pour refroidir cinq ou six autres de nos copains à pinces, on en sera ensuite réduits à les dégommer à coups de pierre. Donc : où allons-nous ?

Roland se demanda — fugitivement mais quand même — si c’était une question qu’Eddie avait jamais pensé poser à son frère, mais vouloir tirer ça au clair maintenant n’aurait fait que déclencher une discussion stérile. Aussi se contenta-t-il de basculer son pouce vers le nord en disant :

— Là. Pour commencer.

Le regard d’Eddie se porta dans la direction indiquée pour n’y découvrir que l’uniforme étendue de galets gris mêlés de coquillages, ponctuée de rochers. Toutefois, alors qu’il se retournait vers Roland, le sarcasme au bord des lèvres, il vit ses traits baignés d’une sereine certitude. Aussi regarda-t-il de nouveau. Il plissa les yeux, plaça la main dans le prolongement de sa joue pour se les abriter du soleil couchant. Il voulait désespérément voir quelque chose — n’importe quoi, merde ! — même un mirage aurait fait l’affaire, mais il n’y avait rien de rien.

— Raconte-moi tout ce que tu veux comme salades, fit Eddie en détachant ses mots, mais laisse-moi libre d’y voir un putain de tour de cochon. Je te rappelle que j’ai risqué ma vie pour toi chez Balazar.

— J’en suis conscient. (Le Pistolero sourit — rareté qui lui illumina le visage comme une brève éclaircie dans la grisaille d’une journée maussade.) C’est pourquoi je n’ai pas cessé d’être franc avec toi, Eddie. Il y a quelque chose là-bas. Voilà une heure que ça m’est apparu. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait seulement d’un mirage, que je prenais mon désir pour une réalité. Mais c’est là. Pas de problème.

Une fois de plus, Eddie s’usa les yeux, se les usa jusqu’à les avoir débordants de larmes.

— Je ne vois rien, finit-il par dire. Rien d’autre que cette plage. Et pourtant, j’ai dix sur dix d’acuité visuelle.

— Je ne sais pas ce que ça veut dire.

— Ça veut dire que, s’il y avait quelque chose à voir, je le verrais !

Mais il avait des doutes, se demandait sur quelle distance ces yeux bleus de tireur d’élite pouvaient voir plus loin que les siens. Courte, peut-être.

Peut-être énorme.

— Tu finiras par la voir, dit le Pistolero.

— Par voir quoi, nom de Dieu ?

— Nous ne l’atteindrons pas aujourd’hui, mais si tu as une aussi bonne vue que tu le dis, tu peux être sûr de la voir avant que le soleil ne soit au ras des flots. À moins que tu ne préfères rester ici à bouder.

— Le ka, fit Eddie comme en un rêve.

Roland hocha la tête.

— Le ka.

— Caca, dit Eddie, qui éclata de rire. Allez, Roland. On fait un pari. Si je n’ai toujours rien vu avant le coucher du soleil, tu me paies un poulet-frites pour le dîner. Ou un Big Mac. Ou n’importe quoi du moment que ce n’est pas du homard.

— Allons-y.

Ils se remirent en marche et, au bas mot une bonne heure avant que l’arc inférieur du soleil ne touchât l’horizon, Eddie commença d’entrevoir une forme au loin — c’était flou, miroitant, indéfinissable, mais nettement reconnaissable comme quelque chose. Quelque chose de nouveau.

— D’accord, dit-il. J’ai vu. Mais tu dois avoir les yeux de Superman.

— De qui ?

— Laisse tomber. Tu sais que tu représentes un cas vraiment phénoménal de décalage culturel ?

— Hein ?

Eddie éclata de rire.

— Laisse tomber. Dis-moi plutôt : qu’est-ce que c’est, ce truc, là-bas ?

— Tu verras bien.

Et Roland redémarra, coupant court à toute autre question.

Vingt minutes plus tard, Eddie pensa avoir vu. Un quart d’heure après, ce fut une certitude. Trois kilomètres, sinon, cinq, l’en séparaient encore, mais il savait ce que c’était. Une porte, bien sûr. Une autre porte.

Ni l’un ni l’autre ne dormit vraiment bien cette nuit-là. Ils furent debout et en route une heure avant que l’aube ne dessinât la silhouette érodée des montagnes, et atteignirent la porte à l’instant même où perçaient, sereins et sublimes, les premiers rayons du soleil matinal. Leurs joues mal rasées s’embrasèrent comme des lampes. Le Pistolero fit de nouveau ses quarante ans, Eddie guère plus que quand Roland avait combattu Cort avec David pour arme.

Cette porte ressemblait en tout point à la première, hormis pour l’inscription :

LA DAME D’OMBRES

— Nous y voilà, dit Eddie presque en un murmure, contemplant cette porte qui, simplement, se dressait là, ses gonds solidaires de quelque charnière invisible entre un monde et un autre, entre un univers et un autre. Elle se dressait là, délivrant son message gravé, aussi réelle que le roc, étrange comme la clarté des étoiles.

— Oui, nous y voilà.

— Le ka.

— Le ka.

— C’est là que tu vas tirer ta deuxième carte ?

— On dirait.

Le Pistolero sut ce qu’Eddie avait en tête alors qu’Eddie lui-même l’ignorait encore. Il le vit faire alors qu’Eddie se croyait encore immobile. Il aurait pu se retourner et casser le bras d’Eddie en deux points avant qu’Eddie ait su ce qui lui arrivait, mais il ne fit rien. Il laissa Eddie subtiliser le revolver de son étui droit. C’était la première fois qu’il se laissait prendre une de ses armes sans en avoir au préalable fait l’offre. Pourtant, il s’abstint de tout geste pour l’en empêcher, se tourna simplement vers lui et le regarda, un regard tranquille et même empreint de douceur.

Eddie avait le teint livide, les traits creusés, le blanc des yeux qui faisait tout le tour de l’iris. Il tenait à deux mains le lourd revolver mais le canon n’en flottait pas moins, incapable de se fixer sur sa cible.

— Ouvre-la, dit-il.

— Tu es en train de faire une bêtise. (Sa voix était aussi douce que son regard.) Ni toi ni moi n’avons la moindre idée de ce qu’il y a derrière cette porte. Rien ne dit qu’elle donne sur ton univers, à plus forte raison sur ton monde. Pour ce que nous en savons, la Dame d’Ombres peut très bien être dotée de huit yeux et de neuf bras, comme Shiva. En admettant même que cette porte s’ouvre sur ton monde, ce peut être très longtemps avant ta naissance ou bien après ta mort.

Eddie eut un sourire crispé.

— Tu veux que je te dise ? Je suis prêt à échanger le poulet aux hormones et les congés payés sur une plage merdique contre ce qu’il y a derrière la porte n°2.

— Je ne comp…

— Je sais que tu ne comprends pas. Aucune importance. Ouvre cette putain de porte.

Le Pistolero fit non de la tête.

Ils étaient là, dans la claire lumière du petit matin, la porte projetant son ombre oblique vers la mer à marée basse.

— Ouvre ! hurla Eddie. J’y vais avec toi ! Tu piges ? Je t’accompagne ! Ça ne veut pas dire que je vais rester là-bas. Je reviendrai peut-être. En fait, il y a même de grandes chances pour que je revienne. Je te dois bien ça. Tu as toujours été réglo avec moi, j’en ai conscience, ne t’inquiète pas. Il y a simplement que, pendant que tu t’occuperas de cette Nana d’Ombres, je filerai au plus proche Chicken Delight et je m’y prendrai un truc à emporter. Je crois que le modèle familial de trente croquettes ira pour commencer.

— Tu ne bougeras pas d’ici.

— Tu t’imagines peut-être que ce sont des paroles en l’air ? (La voix d’Eddie avait grimpé dans les aigus. Il était à bout. Le Pistolero avait presque l’impression de le voir entièrement tourné vers les profondeurs instables de sa propre damnation. Le pouce du jeune homme commença d’amener au bandé l’antique chien du revolver. Le vent était tombé avec le point du jour et le retrait des flots, et le clic du chien passant au cran d’arrêt se fit nettement entendre.) Tu n’as qu’à essayer.

— C’est bien ce que je compte faire.

— Je te descends ! hurla Eddie.

— Le ka, répondit tranquillement le Pistolero, et il se tourna vers la porte.

Sa main se tendait vers la poignée, mais son cœur était dans l’attente : dans l’attente de voir s’il allait vivre ou mourir.

Le ka.

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