Dépouillé du jargon, voici ce qu’a dit Adler en substance : le schizophrène idéal — en admettant qu’un tel individu existe — serait un homme ou une femme qui non seulement ne serait pas conscient de sa ou de ses autres personnalités, mais qui n’aurait même pas l’impression que quelque chose cloche dans sa vie.
Dommage qu’Adler n’ait jamais connu Detta Walker et Odetta Holmes.
— … dernier pistolero, dit Andrew.
Il y avait un bout de temps qu’il parlait mais avec Andrew c’était toujours ainsi, et Odetta avait pris l’habitude de laisser les mots ruisseler à la périphérie de sa conscience comme quand on prend sa douche et qu’on laisse couler l’eau chaude sur la figure et les cheveux. Mais ces mots-là, précisément, firent plus qu’attirer son attention, ils la piquèrent comme une épine.
— Pardon ?
— Oh, rien qu’un article dans le journal, dit Andrew. Je ne sais pas de qui. Je n’ai pas pensé à regarder. Sans doute un de ces gars dans la politique, et probab’que son nom vous dirait quelque chose, Miz Holmes. Faut dire que je l’aimais et que j’ai pleuré le soir où il a été élu…
Elle sourit, émue à son corps défendant. Andrew disait que son bavardage ininterrompu était quelque chose de plus fort que lui, dont il n’était pas responsable, que c’était son atavisme irlandais qui ressortait, et la plupart du temps, c’était effectivement sans importance — rien qu’un bruit de fond, des claquements de langue à propos de parents et d’amis qu’elle ne connaîtrait jamais, un vague brouet d’opinions politiques, des révélations scientifiques farfelues glanées à diverses sources, uniformément farfelues (Andrew était, entre autres, fermement convaincu de l’existence des soucoupes volantes qu’il appelait des ovesnids) — mais là, ce qu’il venait de dire l’avait émue parce qu’elle aussi avait pleuré au soir de l’élection.
— Mais je n’ai pas pleuré quand ce fils de pute — excusez mon latin, Miz Holmes — quand ce fils de pute d’Oswald l’a assassiné, et je n’ai pas pleuré depuis, et ça fait… combien déjà, deux mois ?
Trois mois et deux jours, songea-t-elle, mais elle répondit :
— Oui, quelque chose comme ça.
Andrew hocha la tête.
— Donc, hier, j’ai lu l’article — ça devait être dans le Daily News — au sujet de Johnson qui allait sans doute faire du bon boulot mais que ça ne serait pas pareil. Le gars disait que l’Amérique venait d’assister au passage du dernier pistolero du monde.
— À mon avis, John Kennedy n’était pas du tout ça, dit Odetta, et si sa voix fut plus âpre qu’à l’accoutumée (elle dut l’être car, dans le rétroviseur, Odetta vit Andrew plisser des yeux, surpris — plus un froncement de sourcils, d’ailleurs, qu’un plissement d’yeux), c’était que cette remarque aussi l’avait touchée.
Absurde, mais vrai. Il y avait dans cette citation d’un article de journal : L’Amérique vient d’assister au passage du dernier pistolero du monde, quelque chose qui éveillait en elle de profondes résonances. C’était répugnant, parfaitement inexact-John Kennedy avait été un homme de paix et n’avait rien eu d’un bagarreur du style Billy le Kid, dans la lignée duquel se plaçait plus un Goldwater — mais, sans qu’elle sache pourquoi, cela lui avait donné la chair de poule.
— Bref, le type disait qu’on n’allait pas être à court de maniaques de la gâchette, poursuivit Andrew, posant sur elle des petits regards inquiets dans le rétroviseur. Il a parlé de Jack Ruby, et d’un, de Castro, et de son pote à Haïti…
— Duvalier, dit-elle. Papa Doc.
— Ouais, lui, et Diem aussi…
— Les frères Diem sont morts.
— Bon, il disait que John Kennedy n’avait pas été pareil, voilà tout. Qu’il n’aurait pas hésité à dégainer, mais seulement si quelqu’un de plus faible avait eu besoin de lui pour dégainer à sa place, et seulement dans l’impossibilité de faire autrement. Selon lui, Kennedy avait assez de jugeote pour savoir que parler n’amène parfois rien de bon. Pour savoir que, quand un chien a la rage, il faut l’abattre.
Ses yeux continuaient de la surveiller, pleins d’appréhension.
— Cela dit, c’est simplement un article que j’ai lu.
La limousine remontait maintenant la 5e Avenue, glissant vers Central Park West. L’emblème de la Cadillac, à la pointe du capot, fendait l’air glacial de février.
— Oui, fit Odetta d’une voix très douce, et la tension se relâcha quelque peu dans le regard d’Andrew. Je comprends. Je ne suis pas vraiment d’accord mais je comprends.
Menteuse, fit une voix intérieure, une voix qu’elle était loin d’entendre pour la première fois. Au point d’avoir un nom pour la désigner. C’était la voix de l’Aiguillon. Tu comprends on ne peut mieux et tu es totalement d’accord. Tu peux mentir à Andrew si tu estimes que c’est nécessaire mais, de grâce, ne va pas te mentir à toi-même.
Toutefois cela suscitait les protestations horrifiées d’une part de son être. Dans un monde qui s’était transformé en baril de poudre nucléaire sur lequel étaient assis près d’un milliard d’hommes, voir chez les flingueurs une différence entre bons et méchants était une erreur — d’envergure suicidaire, peut-être. Il y avait trop de mains tremblantes pour tenir la flamme d’une allumette à côté de trop de mèches. Ce monde n’était pas fait pour les pistoleros. S’ils avaient eu leur époque, elle était passée.
L’était-elle ?
Elle ferma les yeux quelques secondes et se massa les tempes. Elle sentait monter l’une de ses migraines. Il ne s’agissait parfois que d’une menace, telles ces barrières de nuages violacés qui s’élaborent par les chauds après-midi d’été pour se déporter ailleurs, pour aller déverser ailleurs leur tourmente.
Elle avait néanmoins le sentiment que, cette fois, l’orage allait éclater, une véritable tempête avec tonnerre, éclairs et grêlons gros comme des balles de golf.
La haie des lampadaires sur la 5e Avenue semblait par trop brillante.
— Comment c’était, Oxford, Miz Holmes ? hasarda Andrew.
— Humide. Février ou pas, c’était très humide. (Elle s’interrompit, s’intimant l’ordre de ne pas prononcer les mots qui s’accumulaient dans sa gorge comme de la bile, de les ravaler. Elle se montrerait inutilement brutale en les disant. Cette histoire de dernier pistolero du monde n’avait guère été qu’un tour de plus de ce moulin à paroles qu’était Andrew. Mais, venant en couronnement du reste, ce fut la goutte qui fit déborder le vase : ce qu’elle n’avait pas à dire lui échappa. Sa voix resta, supposa-t-elle, aussi calme et résolue que toujours mais elle ne fut pas dupe : elle savait reconnaître une gaffe quand elle en entendait une.) L’agent de cautionnement est arrivé très vite avec le montant ; normal, on l’avait prévenu à l’avance. N’empêche qu’ils nous ont retenus aussi longtemps qu’ils ont pu, et moi, je me suis retenue aussi longtemps que j’ai pu, mais sur ce point, je crois qu’ils ont gagné parce que j’ai fini par faire pipi dans ma culotte. (Elle vit un nouveau tressaillement froisser les yeux d’Andrew et voulut s’arrêter, en fut incapable.) Voyez-vous, c’est ça qu’ils veulent vous faire rentrer dans le crâne. En partie, je suppose, parce que ça vous fait peur, et qu’une personne qui a peur est susceptible de ne pas redescendre les embêter dans leurs chers États du Sud. Mais je crois que la plupart d’entre eux — même les plus bouchés, ce qu’ils sont loin d’être en général — savent que, quoi qu’ils fassent, les choses finiront par changer, et ils sautent donc sur l’occasion de vous avilir tant qu’ils en ont encore les moyens. De vous apprendre qu’il est possible de vous avilir. Vous avez beau jurer par Dieu le Père, par son Fils et par toute la cohorte des saints que jamais, au grand jamais, vous ne vous souillerez, s’ils vous retiennent trop longtemps, vous finissez par le faire. Ce qu’ils veulent vous inculquer, c’est que vous n’êtes qu’un animal en cage, pas plus que ça, pas mieux que ça. Alors, j’ai fait pipi dans ma culotte. J’en sens encore l’odeur et celle de cette maudite cellule. Ils disent que nous descendons du singe, vous savez. Et c’est exactement ce que j’ai l’impression de sentir. Le singe.
Elle vit les yeux d’Andrew dans le rétroviseur et fut désolée de ce qui s’y lisait. Parfois, l’urine n’était pas la seule chose impossible à retenir.
— Navré, Miz Holmes.
— Non, dit-elle, se massant de nouveau les tempes. C’est moi qui suis navrée. Ce furent trois jours plutôt éprouvants.
— J’imagine, dit-il sur un ton de vieille fille scandalisée qui la fit rire malgré elle.
Mais, dans l’ensemble, elle ne riait pas. Elle avait cru savoir dans quoi elle se lançait, avoir pleinement mesuré l’horreur que ce pouvait être. Et elle s’était lourdement trompée.
Plutôt éprouvants. Bon, c’était une façon de décrire ces trois jours à Oxford, Mississippi. Une autre aurait pu être d’en parler comme d’une courte saison en enfer. Mais il y avait certaines choses impossibles à dire. Que la mort même n’aurait pu vous arracher… à moins d’avoir à en témoigner devant le Trône de Dieu, le Père Tout-Puissant, là où, supposait-elle, même les vérités qui déclenchent des tempêtes dans cette étrange gelée grise qu’on avait entre les oreilles (gelée grise que les savants prétendaient dépourvue de nerfs, et si ça n’était à se tordre de rire, elle ne voyait pas ce qui pouvait l’être) devaient être avouées.
— Ce que je veux, c’est simplement rentrer à la maison, prendre un bain, prendre un bain, prendre un bain, dormir, dormir, dormir. Après, je pense être fraîche comme une rose.
— Sûr ! Comme une rose !
Andrew avait quelque chose à se faire pardonner, et cet écho était la meilleure tentative d’excuse qu’il pouvait produire. En outre, il ne voulait pas prendre le risque de pousser plus loin la conversation. Le trajet se poursuivit donc dans un inhabituel silence jusqu’à l’immeuble victorien dont la masse grise occupait l’angle de la 5e Avenue et de Central Parle South. Un immeuble des plus select qui faisait d’elle quelqu’un de bien en vue, supposait Odetta, consciente qu’il y avait là, dans ces appartements huppés, des gens qui, pourtant, ne lui auraient jamais adressé la parole sauf cas de force majeure. Consciente, oui, mais s’en fichant comme de l’an quarante. Par ailleurs, elle les dominait, ce qu’ils savaient pertinemment. Il lui était plus d’une fois venu à l’esprit que certains d’entre eux devaient se sentir atrocement humiliés à l’idée qu’une négresse habitait l’appartement en terrasse de ce vénérable et splendide immeuble victorien où, en un autre temps, les seules mains noires admises avaient été gantées de blanc, ou à la rigueur du fin cuir noir des chauffeurs de maître. Humiliation qu’elle espérait réellement atroce, se reprochant de se montrer méchante et animée de sentiments bien peu chrétiens, mais c’était plus fort qu’elle. De même qu’elle n’avait pu réprimer le jet souillant la soie fine de ses dessous français, elle ne pouvait pas davantage empêcher cet autre débordement de pisse. C’était mesquin, totalement indigne d’une chrétienne et, presque aussi grave — non, pire, pour autant que le Mouvement était concerné — c’était improductif. Ils allaient conquérir les droits qu’il leur fallait conquérir, et probablement cette année : Johnson, pénétré de l’héritage que lui avait laissé entre les mains le président assassiné (et souhaitant peut-être planter un autre clou dans le cercueil de Barry Goldwater) allait faire plus que veiller à la mise en place des droits civiques ; il allait, si nécessaire, imposer l’adoption de la loi électorale. Il était donc essentiel de réduire les frictions. Il y avait encore du pain sur la planche. Loin de faciliter l’évolution des choses, la haine ne pouvait que l’entraver.
Mais, parfois, on n’en continuait pas moins de haïr.
Telle était l’autre leçon que venait de lui donner Oxford Town.
Detta Walker n’avait strictement aucun intérêt pour le Mouvement et occupait un logement nettement plus modeste. Elle vivait dans le grenier d’un immeuble lépreux de Greenwich Village. Odetta ignorait tout de la soupente et Detta tout du penthouse, ce qui, pour soupçonner quelque anomalie à cette répartition des choses, ne laissait que le chauffeur, Andrew Feeny. Il était entré au service du père d’Odetta quand elle avait quatorze ans et que Detta Walker n’existait pour ainsi dire pas.
De temps à autre, Odetta disparaissait. Lesquelles disparitions pouvaient être l’affaire de quelques heures ou de plusieurs jours. L’été dernier, l’une d’elles s’était prolongée trois semaines, et un soir, vers huit heures, Andrew avait été sur le point d’alerter la police quand Odetta l’avait appelé pour lui demander de passer la chercher avec la voiture le lendemain matin à dix heures. Elle comptait faire quelques achats.
Il avait eu envie de hurler dans l’appareil : Miz Holmes ! Où étiez-vous ? mais il avait déjà essayé de lui poser la question dans des circonstances similaires et n’avait obtenu en réponse qu’un regard éberlué — sincèrement éberlué, il n’y avait pas de doute à cela. Cette fois, donc, elle lui aurait probablement dit : Mais, voyons, Andrew, ici même. Ne m’avez-vous pas conduite chaque jour en deux ou trois endroits ? Votre cervelle ne commencerait-elle pas, par hasard, à tourner à la sauce blanche ? Puis elle aurait éclaté de rire et, pour peu qu’elle se fût sentie particulièrement en forme (ce qui, à la suite de ses disparitions, semblait être souvent le cas), lui aurait pincé la joue.
— Très bien, Miz Holmes, s’était-il contenté de répondre. À dix heures.
Il avait raccroché, fermé les yeux, remercié d’une courte prière la Très Sainte Vierge Marie pour le retour de Miz Holmes saine et sauve, puis avait redécroché le téléphone et composé le numéro de Howard, le concierge du luxueux immeuble victorien donnant sur Central Park.
— À quelle heure est-elle rentrée ?
— Il y a vingt minutes à peine, lui apprit Howard.
— Qui est-ce qui l’a ramenée ?
— J’sais pas. Tu sais comment ça se passe. C’est toujours une voiture différente. Des fois, ils se garent de l’autre côté de l’immeuble et je ne sais même pas qu’elle est de retour avant d’entendre la sonnette, de regarder dehors et de voir que c’est elle. (Howard marqua une pause puis ajouta :) Elle a un sacré bleu sur la joue.
Howard ne s’était pas trompé. Elle avait à coup sûr un sacré bleu sur la joue. Il avait meilleure apparence, maintenant, mais Andrew n’aimait pas trop penser à ce qu’il devait avoir été à l’origine. Miz Holmes venait d’émerger à dix heures précises de son immeuble, vêtue d’une robe de soie aux bretelles ultra fines (on était fin juillet), le bleu tirant déjà sur le jaune. Elle n’avait guère apporté de soin à le dissimuler sous son maquillage comme si elle était consciente qu’un plâtrage trop épais ne ferait qu’attirer encore plus l’attention.
— Comment vous êtes-vous fait ça, Miz Holmes ? lui de-manda-t-il.
Elle eut un rire joyeux.
— Vous savez comment je suis, Andrew… maladroite comme toujours. Ma main a glissé sur la poignée, hier, alors que je m’extirpais de la baignoire, pressée d’aller voir les informations. Je suis tombée, me suis cognée juste sous l’œil. (Ce furent les yeux d’Andrew que, sur ce, elle sonda.) Vous allez me parler de docteurs et d’examens, non ? Inutile de répondre. Après toutes ces années, je lis en vous comme dans un livre. Alors, tenez-vous-le pour dit : je n’irai pas consulter. Je me sens on ne peut mieux. Allez, Andrew, en route ! J’ai l’intention d’acheter la moitié de chez Saks, la totalité de Gimbel’s et de prendre dans l’intervalle un échantillon de tout ce qu’il y a sur la carte des Quatre Saisons.
— Bien, Miz Holmes.
Et il sourit. Un sourire forcé. Et cela n’avait rien de facile. Ce bleu ne datait pas d’hier, mais d’une semaine au moins… d’autant qu’il avait une autre raison de douter de son histoire. Tous les soirs de la semaine dernière, il l’avait appelée à sept heures, sachant que, s’il avait une chance de la trouver chez elle, c’était au moment du journal de Huntley-Brinkley, vu qu’elle y était accro. Il avait téléphoné chaque soir, sauf hier. Hier, il y était allé, avait emprunté le passe à Howard. Car, soir après soir, la conviction n’avait cessé de grandir en lui qu’elle avait eu exactement le genre d’accident qu’elle venait de décrire… sauf qu’au lieu de récolter un bleu ou une fracture, elle était morte, toute seule, et que là-haut son cadavre l’attendait. Il s’était introduit dans l’appartement, le cœur battant à tout rompre, se sentant comme un chat dans une pièce obscure au sol tapissé de cordes à piano. À ceci près qu’il n’y avait rien trouvé justifiant son angoisse. Un beurrier était resté sur le plan de travail de la cuisine et, quoique couvert, son contenu avait eu le temps de développer une belle récolte de moisissures. Arrivé à sept heures dix, Andrew était reparti au quart. Sa rapide inspection de l’appartement n’avait pas négligé la salle de bains.
La baignoire était sèche, les serviettes proprement — voire austèrement — rangées, les nombreuses poignées d’acier chromé que comportait la pièce révélaient par leur éclat qu’elles étaient vierges d’eau.
L’accident décrit n’avait pu se produire.
Mais il n’en avait pas déduit pour autant qu’elle mentait. Elle avait été la première — en l’occurrence la seule — à croire à son histoire.
Pour l’heure, il jetait un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur et la voyait se masser les tempes du bout des doigts. Ça ne lui disait rien qui vaille. Il l’avait trop souvent vue faire ce geste à la veille d’une disparition.
Andrew laissa le moteur tourner pour qu’elle pût bénéficier du chauffage. Puis il sortit ouvrir le coffre. La vue des deux valises lui arracha une nouvelle crispation des muscles du visage. On aurait dit que des fous furieux — dont la force devait être inversement proportionnelle à la taille de leur cerveau — les avaient longuement piétinées, leur infligeant ce qu’ils n’osaient infliger à Miz Holmes — ce qu’ils lui auraient infligé à lui, par exemple, s’il s’était trouvé là. Or ils s’étaient retenus, et pas seulement parce qu’il s’agissait d’une femme : avant tout, c’était une négresse, une arrogante négresse du Nord qui était venue foutre sa merde là où elle n’avait pas à la foutre, et à leurs yeux, probablement, une femme comme ça n’avait que ce qu’elle méritait. Mais c’était également une négresse riche. Elle était presque aussi connue du grand public américain que Medgar Evers ou Martin Luther King. Et sa tronche de négresse pleine aux as avait fait la couverture de Times Magazine. Alors pouvait-on molester quelqu’un de ce genre puis s’en sortir en disant : Ah non, m’sieur, sûr que dans l’secteur on a vu personne correspondant à vot’description, pas vrai, les gars ? Sûr que ça aurait promis d’être coton. Et tout aussi coton, en l’occurrence, de se décider à porter la main sur une femme qui était l’unique héritière des Industries Dentaires Holmes quand les États du Sud ne comptaient pas moins de douze usines Holmes, dont une dans le comté voisin de celui d’Oxford Town.
Ils avaient en conséquence fait à ses valises ce qu’ils n’osaient lui faire à elle.
Andrew contempla ces muets indices du séjour de sa patronne à Oxford, submergé par la honte, la colère et l’amour, émotions muettes à l’égal des plaies et bosses de ces bagages qui étaient partis pimpants pour revenir rompus. Il les fixa, momentanément paralysé, un petit panache s’arrondissant devant ses lèvres dans l’air glacé.
Howard accourait pour l’aider mais il prolongea encore un peu sa pause avant de se saisir des valises. Qui êtes-vous, Miz Holmes ? Qui êtes-vous en réalité ? Où allez-vous parfois et qu’y faites-vous qui vous paraisse être si mal que vous ayez, même pour vous-même, à vous inventer un faux emploi de ces heures et de ces jours manquants ? Et une autre question se forma dans son esprit juste avant qu’Howard n’arrivât à sa hauteur, une question d’une étrange pertinence : Où est le reste de vous ?
Tu vas me faire le plaisir de penser à autre chose, Andrew Feeny. Si quelqu’un par ici se doit de s’adonner à ce genre de cogitations, c’est Miz Holmes, et puisqu’elle ne le fait pas, tu n’as pas à le faire.
Il sortit les valises du coffre et les tendit à Howard qui à mi-voix lui demanda :
— Elle va bien ?
— Je crois, répondit Andrew tout aussi discrètement. Fatiguée, c’est tout. Complètement vannée.
Howard hocha la tête, prit les valises meurtries et retourna vers l’immeuble, marquant un bref temps d’arrêt pour porter deux doigts à sa casquette, saluer avec réserve et respect Odetta Holmes à peine visible derrière les vitres fumées.
Après son départ, Andrew sortit du fond du coffre un appareil d’acier inoxydable qu’il entreprit de déplier. C’était un fauteuil roulant.
Depuis le 19 août 1959, quelque cinq ans et six mois auparavant, Odetta Holmes avait dans son corps au-dessous des genoux un vide comparable à celui de son existence.
Avant l’épisode du métro, Detta Walker n’avait connu que de rares moments de conscience — lesquels étaient comme ces îles coralliennes qui donnent l’impression d’être isolées mais sont en fait les vertèbres d’une longue dorsale presque entièrement sous-marine. Odetta ne soupçonnait pas du tout l’existence de Detta ni Detta qu’il y eût dans la sienne une personne telle qu’Odetta… mais Detta au moins comprenait clairement que quelque chose n’allait pas, que quelqu’un tripatouillait sa vie. Si l’imagination d’Odetta brodait des romans sur toutes sortes d’événements mythiques censés s’être déroulés pendant que Detta contrôlait son corps, Detta n’était pas si douée. Elle croyait se rappeler des choses, certaines choses en tout cas, mais, la plupart du temps, elle ne se souvenait de rien.
Au moins était-elle partiellement consciente d’absences.
Elle se souvenait du plat en porcelaine. Oui, elle s’en souvenait. Se revoyait le glissant dans la poche de sa robe en surveillant par-dessus son épaule si la Femme en Bleu n’était pas en train de l’espionner, il lui fallait s’en assurer car le plat en porcelaine appartenait à la Femme en Bleu. Ce plat était, Detta le comprenait de quelque vague manière, pour les grandes occasions. C’était pour ça qu’elle le prenait. Elle se rappelait l’avoir pris et emporté dans un endroit dont elle connaissait (sans pour autant savoir comment) le nom : les Drawers, un trou jonché d’ordures où de la fumée flottait en permanence et où elle avait un jour vu brûler un bébé à la peau en matière plastique. Elle se revoyait poser soigneusement le plat par terre puis s’apprêter à marcher dessus, s’interrompre, retirer sa petite culotte en coton, la mettre dans la poche dont elle avait sorti le plat, puis soigneusement glisser l’index de sa main gauche, soigneusement contre la fente dans son corps, là où Dieu le Vieux Con l’avait mal jointe comme il avait mal joint toutes les autres filles et femmes, mais il devait y avoir quelque chose de bien fait à cet endroit parce qu’elle se souvenait de la décharge, se revoyait voulant appuyer, se revoyait n’appuyant pas, se rappelait le délice d’avoir son sexe nu, sans la petite culotte en coton entre lui et le monde, et elle n’avait pas appuyé, tant que son soulier n’avait pas appuyé, son soulier verni noir, tant que son soulier n’avait pas appuyé sur le plat, puis elle avait appuyé sur la fente avec son doigt comme elle appuyait avec son pied sur le plat pour les grandes occasions de la Femme en Bleu, elle revoyait le soulier verni couvrir les fins filets bleus sur le bord du plat, retrouvait la sensation d’appuyer, oui, la sensation d’appuyer dans les Drawers, d’appuyer avec le doigt et avec le pied, se souvenait de la délicieuse promesse du doigt et de la fente, se rappelait que quand le plat avait craqué avec un petit bruit sec, acide, un plaisir pareillement acide était remonté dans ses entrailles, était remonté comme une flèche de cette fente, elle se rappelait le cri qui avait alors explosé sur ses lèvres, un cri rauque et déplaisant, celui d’un corbeau s’enfuyant, paniqué, d’un champ de maïs, elle se revoyait fixant d’un œil terne les débris du plat puis tirant lentement de la poche de sa robe la culotte de coton blanc pour la remettre, y renfiler d’abord un premier soulier verni puis y renfiler l’autre, la remonter sur ses jambes, dépasser les genoux, la croûte sur le gauche, presque prête à tomber, à révéler la neuve et rose peau de bébé qui s’était formée dessous, oui, elle en avait un souvenir si net que ce pouvait n’être pas arrivé une semaine auparavant ni même hier, pas plus loin, même, que dans la minute qui avait précédé, elle allait jusqu’à se rappeler comment l’élastique de la ceinture avait atteint l’ourlet de sa robe, le net contraste du coton blanc sur la peau brune, comme de la crème, oui, c’était ça, comme l’instant où la crème versée du pot n’a pas encore touché le café, la texture, la culotte disparaissant à demi sous l’ourlet de la robe. Sauf que maintenant la robe était rouille et que la culotte ne montait plus, elle descendait, elle était toujours blanche mais plus en coton, c’était du nylon, du voile de nylon à quatre sous, et elle se revoyait l’enlevant, la revoyait chatoyer sur le tapis de la 46 Dodge DeSoto, oui, comme elle était blanche, comme elle faisait camelote, rien d’un dessous chic, que du sexy toc, du sexy pas cher, comme la fille, et c’était bon d’être pas chère, c’était bon d’être à vendre, d’être sur le trottoir, pas même comme une pute mais comme une truie qui aime ça ; elle ne revoyait pas de plat rond en porcelaine blanche mais, ronde et blanche, la bouille d’un garçon, d’un jeunot en java, ahuri par l’alcool et la surprise, il n’était pas en porcelaine mais sa bouille était ronde comme l’avait été le plat de la Femme en Bleu, et il avait sur les joues des filets qui ne paraissaient pas moins bleus que ceux sur le bord du plat pour les grandes occasions, mais c’était seulement à cause du néon qui était rouge, de l’enseigne au néon de la taverne en bordure de route qui, dans le noir, avait fait paraître bleus les filets de sang sur les joues du garçon là où elle l’avait griffé, et il avait dit : « Pourquoi t’as pourquoi t’as pourquoi t’as… » puis il avait baissé la vitre et passé la tête dehors pour vomir, et elle se rappelait la chanson sur le juke-box, Dodie Stevens débitant son histoire de chaussures jaunes à lacets roses et de bande violette sur son grand panama, ré-entendait le bruit du gars qui vomissait comme du gravier tournant dans une bétonneuse, en revoyait le sexe, quelques instants auparavant point d’exclamation livide jaillissant de l’enchevêtrement crépu de la toison pubienne, maintenant tout mou, point d’interrogation ; elle se rappelait le bruit de bétonneuse que le garçon faisait en vomissant, qui avait cessé puis qui avait repris tandis qu’elle se disait : Bon, je crois qu’il n’en a pas encore assez versé pour remplir cette tranchée de fondations, et elle, riant, appuyant son index (équipé désormais d’un ongle de longueur et de forme adéquates) contre son propre sexe, qui était nu mais plus vraiment puisque envahi par le foisonnement de sa propre toison pubienne, et retrouvant ce même petit craquement acide en elle, toujours autant souffrance que plaisir (mais mieux, tellement mieux que rien du tout), puis le gars, à tâtons, avait de nouveau cherché à la saisir et il lui avait dit d’une voix qui se brisait, d’une voix blessée : « Oh, saloperie de négresse », tandis qu’elle continuait de rire, l’avait repoussé sans difficulté, avait ramassé sa culotte, ouvert la portière et senti l’ultime tâtonnement des doigts du gars dans le dos de son chemisier alors qu’elle s’élançait dans la nuit de mai, courait dans les premières senteurs de chèvrefeuille, enjambait les bégaiements rose-rouge du néon sur le gravier d’un parking d’après-guerre, fourrant la petite culotte non dans la poche de sa robe mais dans le joyeux fatras de produits de beauté d’un sac à main d’adolescente, qu’elle courait, que la lumière tressautait, puisqu’elle avait vingt-trois ans et que ce n’était plus une culotte qu’elle mettait dans son sac mais un foulard en rayonne, et qu’elle l’y glissait négligemment en passant devant un rayon dans la Boutique Inventive de Macy’s, un foulard qui à ce jour coûtait 1,99 $.
De la camelote.
De la camelote comme la culotte en voile de nylon.
De la camelote.
Comme elle.
Le corps qu’elle habitait était celui d’une femme qui avait hérité des millions mais ce fait, n’étant pas connu, n’avait aucune importance — le foulard était blanc avec un liseré bleu, et le petit craquement de plaisir acide fut le même alors qu’à l’arrière du taxi, oublieuse du chauffeur, elle prenait le foulard d’une main et le regardait fixement tandis que l’autre main remontait sous la robe de tweed, se glissait sous le bord de la culotte blanche et qu’un long doigt sombre s’attaquait à la tâche qui réclamait d’être accomplie d’une seule et impitoyable caresse.
De temps à autre, donc, elle se demandait distraitement où elle était quand elle n’était pas ici, mais la plupart du temps ses envies étaient trop soudaines, trop urgentes, pour autoriser plus ample méditation, et elle s’acquittait simplement de ce dont il fallait s’acquitter, faisait ce qui avait besoin d’être fait.
Roland aurait compris.
Même en 1959, Odetta aurait eu toute latitude de ne se déplacer qu’en limousine ; même si, à l’époque, son père était toujours de ce monde et qu’elle n’était pas aussi fabuleusement riche qu’elle allait le devenir à sa mort en 1962, elle avait depuis son vingt-cinquième anniversaire la libre disposition de l’argent placé pour elle, et pouvait faire à peu près ce qu’elle voulait. Mais elle n’appréciait guère l’expression « la gauche limousine » forgée un an ou deux auparavant par un journaliste conservateur et se sentait assez jeune pour refuser d’être vue sous cet angle, même si elle n’était pas autre chose. Pas assez jeune (ou assez bête), en revanche, pour s’imaginer que quelques paires de jeans délavés et les chemises kaki qu’elle portait d’habitude changeaient en quoi que ce fût son statut fondamental, ni pour prendre le bus ou le métro alors qu’elle aurait pu aller n’importe où en voiture (mais assez égocentrique pour ne pas remarquer le profond désarroi d’Andrew, sa souffrance ; il lui vouait une grande affection et prenait pour lui ce refus de ses services). Mais assez jeune pour croire encore qu’un tel geste pouvait vaincre (ou du moins renverser) la réalité.
Ce geste, elle allait le payer au soir du 19 août 1959, le payer d’une moitié de ses jambes… et d’une moitié de son cerveau.
Odetta s’était d’abord sentie sollicitée, puis tirée, puis franchement emportée par la houle qui devait naître et finalement se transformer en raz de marée. En 1957, quand elle s’y était vraiment jetée, ce qui allait passer à la postérité comme le Mouvement n’avait pas encore de nom. Elle en connaissait à peu près les origines, savait que le combat pour l’égalité remontait plus loin que l’Émancipation, presque au débarquement de la première cargaison de bois d’ébène sur le sol américain (en Géorgie, pour être précis, colonie fondée par les Anglais pour se débarrasser de leurs assassins et de leurs insolvables), mais tout lui semblait toujours avoir pris naissance dans un même cadre, sur les mêmes mots : « Je ne bougerai pas. »
Le cadre, un autobus à Montgomery dans l’Alabama ; les mots, prononcés par une femme de couleur du nom de Rosa Lee Park ; et l’endroit dont Rosa Lee Park ne voulait pas bouger était l’avant du véhicule, l’arrière étant bien sûr censé être réservé aux moricauds. Beaucoup plus tard, Odetta chanterait avec tous les autres « On Ne Nous Fera Pas Bouger », et toujours elle penserait à Rosa Lee Park, jamais ne pourrait entonner cet hymne sans un sentiment de honte. C’était si simple de dire nous ; les bras soudés à ceux d’une foule entière, si simple, même quand on n’avait pas de jambes. Si simple de dire nous, si simple de l’être. Il n’y avait pas eu de nous dans ce bus qui devait puer le vieux cuir et des années d’imprégnation par la fumée des cigares et des cigarettes, avec ses pancartes incurvées couvertes de réclames du genre LUCKY STRIKE LSMFT, CHOISISSEZ VOTRE ÉGLISE MAIS ALLEZ-Y, POUR L’AMOUR DU CIEL, LE MATIN OVAL-TINE ET BONJOUR LA BONNE MINE, CHESTERFIELD, VINGT ET UN GRANDS TABACS POUR VINGT GRANDS MOMENTS DE DÉTENTE, pas de nous sous les regards incrédules du conducteur et des Blancs au milieu desquels Rosa Lee Park était assise, sous les regards non moins incrédules de ses frères et sœurs de couleur assis au fond.
Pas de nous.
Pas de milliers d’autres pour marcher tous ensemble.
Rien que Rosa Lee Park pour déclencher un raz de marée par ces quatre mots : « Je ne bougerai pas. »
Odetta pensait : Si je pouvais faire quelque chose comme ça, si je pouvais avoir ce courage, je crois que je serais heureuse jusqu’à la fin de mes jours. Mais cette sorte de courage n’est pas de mon ressort.
La lecture du fait divers n’avait d’abord suscité chez elle qu’un intérêt minime. C’était venu peu à peu. Difficile de préciser quand et comment son imagination avait été touchée puis embrasée par cet anodin frisson avant-coureur du séisme racial qui allait secouer le Sud.
Un an plus tard environ, un jeune homme qu’elle fréquentait avec une certaine constance l’avait emmenée dans un endroit de Greenwich Village où certains des jeunes folk-singers (blancs dans l’ensemble) qui s’y produisaient venaient d’ajouter quelques nouvelles et surprenantes chansons à leur répertoire — brusquement, en sus de toutes ces vieilles rengaines sur la façon dont John Henry avait pris son manteau et forgé ses pièces plus vite que le nouveau marteau-pilon à vapeur de l’usine (y perdant la vie ce faisant, ô mon Dieu, ô mon Dieu) et dont Bar’bry Allen avait cruellement éconduit son soupirant mort d’amour (et fini par en mourir de honte, ô mon Dieu, ô mon Dieu), voilà qu’ils se mettaient à raconter l’effet que ça faisait d’essayer de survivre en ville dans le trente-sixième dessous, rejeté, ignoré, l’effet que ça faisait de se voir refuser un boulot dans vos cordes parce qu’on n’avait pas la bonne couleur de peau, et l’effet que ça faisait d’être traîné en tôle et fouetté par M. Charlie pour la simple raison qu’on avait osé, ô mon Dieu, ô mon Dieu s’asseoir du côté RÉSERVÉ AUX BLANCS du comptoir à la cafétéria du supermarché de Montgomery, en Alabama.
Incroyable ou non, ce fut alors et seulement alors qu’elle commença à se poser des questions sur ses parents, et leurs parents, et sur les parents de leurs parents. Elle ne lirait jamais Racines — serait passée dans un autre monde et dans un autre temps bien avant qu’Alex Haley n’en ait écrit une ligne, voire n’en ait eu l’idée —, mais ce fut à cette époque incroyablement tardive dans son existence que, pour la première fois, se fit jour en elle l’idée que, quelques générations en arrière, ses ancêtres avaient été chargés de chaînes par les Blancs. À coup sûr, il s’agissait d’un fait qu’elle avait déjà croisé, mais comme une simple donnée historique sans chaleur, sans substance, une sorte d’équation, rien qui eût un rapport intime avec sa vie.
Odetta récapitula ce qu’elle savait et fut consternée d’en avoir si vite fait le tour. Elle savait que sa mère était née à Odetta, bourg de l’Arkansas dont elle avait hérité son prénom, que son père, dentiste dans une petite ville, avait inventé un nouveau type de couronnes dont le brevet avait dormi dix ans au fond d’un tiroir avant de faire soudain sa modeste fortune, qu’il avait, durant ces dix ans et dans les quatre qui avaient suivi la brusque augmentation de ses revenus, mis au point bon nombre d’autres inventions touchant à la dentisterie tant restauratrice qu’esthétique et que, peu de temps après avoir déménagé à New York avec son épouse et sa fille (laquelle était née quatre ans après le dépôt du brevet initial), il avait fondé une société, les Laboratoires Dentaires Holmes, qui était aux dents ce que Squibb était aux antibiotiques.
Mais chaque fois qu’elle lui demanda quelle avait été sa vie tout au long de ces années d’avant la réussite — tant de celles qui avaient précédé la naissance de sa fille que de celles qui l’avaient suivie —, ce fut pour n’en rien tirer. Il lui racontait toutes sortes de choses en s’arrangeant pour ne rien lui dire. Il lui refusait l’accès à cette part de lui. Un soir, la mère d’Odetta, Alice — il l’appelait maman, parfois Allie pour peu qu’il eût un petit coup dans le nez —, avait lancé : « Dan, raconte-lui quand ces types t’ont tiré dessus alors que tu passais sur le pont couvert avec la Ford », et Odetta l’avait vu décocher à maman, qui avait quelque chose d’une hirondelle, un regard si sombre, si péremptoire, que maman s’était recroquevillée dans son fauteuil et n’avait plus rien dit.
À la suite de quoi, elle avait une ou deux fois profité de ce qu’elle était seule avec sa mère pour l’interroger et tenter d’en savoir plus… sans résultat. Y eût-elle pensé avant qu’elle en eût éventuellement pu tirer quelque chose, mais comme papa n’avait pas voulu parler, maman s’y était également refusée. Aux yeux de son père, comprit-elle, le passé — la famille, les chemins de terre rouge, les boutiques, les masures dont le sol en terre battue rimait avec l’absence de vitres aux fenêtres, de fenêtres déshonorées de ne saluer que d’un seul rideau, les enfants des voisins allant vêtus de blouses taillées dans des sacs de farine —, tout cela était, pour lui, enfoui comme de vilaines dents dévitalisées sous l’éblouissante et blanche perfection des couronnes. Il ne voulait pas en parler, ne le pouvait pas peut-être, s’était peut-être volontairement affligé d’une amnésie sélective. La prothèse dentaire était toute leur vie dans la Résidence Greymarl sur Central Park South. Le reste était entièrement caché sous l’inattaquable couronne en porcelaine. Un passé si bien protégé qu’il n’existait nulle brèche pour s’y glisser, franchir la barrière de cette denture impeccablement revêtue, et plonger dans la gorge de la révélation.
Detta savait des choses, mais Detta ne savait pas qu’Odetta existait, pas plus qu’Odetta ne soupçonnait l’existence de Detta, et, là encore, les dents serrées opposaient un obstacle aussi lisse et inviolable que la porte d’un fortin.
Elle avait en elle un peu de la timidité de sa mère associée à l’impassible (encore que muette) ténacité de son père, et la seule fois où elle avait osé le poursuivre dans ses retranchements, lui suggérer que ce qu’il lui refusait était en fait une confiance qu’elle estimait mériter, la scène s’était déroulée un soir dans la bibliothèque paternelle. Il avait soigneusement regroupé les pages de son Wall Street Journal avant de le fermer, de le plier et de le poser à l’écart sur la table de bois blanc à côté du lampadaire. Ensuite, il avait ôté ses lunettes à monture d’acier qui avaient rejoint le journal. Puis il l’avait regardée — mince homme de race noire, d’une minceur presque aux limites du décharné, des cheveux gris et crépus qui, désormais, dégarnissaient de plus en plus les tempes, des tempes qui se creusaient tandis que l’on y voyait palpiter avec régularité les tendres ressorts de montre de ses veines — et il lui avait seulement dit : « Je ne parle jamais de cette période de ma vie, Odetta, pas plus que je n’y pense. Ce serait inutile. Le monde a changé, depuis. »
Roland aurait compris.
Quand Roland ouvrit la porte où étaient inscrits les mots : LA DAME D’OMBRES, il vit des choses qu’il ne comprit pas du tout… mais comprit qu’elles n’avaient aucune importance.
C’était le monde d’Eddie Dean, mais cela mis à part, ce n’était qu’un tohu-bohu de lumières, de gens et d’objets… plus d’objets qu’il n’en avait jamais vu dans sa vie. Des articles pour dames, à ce qu’il semblait, et apparemment à vendre. Certains sous vitrine, d’autres disposés, ou s’offrant en piles tentantes… rien n’ayant plus d’importance que le mouvement qui faisait couler ce monde par-delà les bords de l’ouverture devant laquelle Eddie et lui se tenaient. Car cette porte ouvrait sur les yeux de la Dame d’Ombres. Des yeux par lesquels il regardait ce monde comme il avait regardé l’intérieur de la diligence du ciel par les yeux d’Eddie tandis qu’il remontait le couloir central.
Eddie, par ailleurs, était sidéré. Dans sa main, le revolver tremblait, penchait un peu. Roland aurait pu en profiter pour le lui reprendre mais n’en fit rien, se contentant de rester là, debout, sans rien dire, tactique éprouvée au fil des années.
Voilà que maintenant la vue effectuait un de ces virages que le Pistolero trouvait si étourdissants — mais ce soudain balayage latéral de la scène eut sur Eddie un effet étrangement rassurant. Roland n’avait jamais été au cinéma. Eddie, lui, avait vu des milliers de films, et ce qu’il avait sous les yeux était l’un de ces travellings avant comme on en faisait dans Halloween ou dans Shining. Il connaissait même le nom du gadget dont on se servait pour faire ça : une Steadi-Cam.
— Et aussi dans La Guerre des étoiles, murmura-t-il. Sur l’Étoile de la Mort. Dans cette putain de crevasse, tu te rappelles ?
Roland le regarda et ne dit rien.
Des mains — des mains très brunes — s’inscrivirent dans ce que Roland voyait comme la découpe d’une porte et qu’Eddie, déjà, commençait à considérer comme une espèce d’écran magique… un écran de cinéma dans lequel on pouvait entrer, pour peu que certaines conditions fussent respectées, comme le type dans La Rose pourpre du Caire sortait de cet autre écran pour entrer dans le monde réel. Putain de film.
Eddie ne s’était pas rendu compte jusqu’alors à quel point c’était un putain de film.
Sauf qu’il n’avait pas encore été tourné de l’autre côté de cette porte par laquelle plongeaient maintenant ses regards. C’était New York, d’accord — les klaxons des taxis, si assourdis, si lointains fussent-ils, ne laissaient aucun doute — et c’était un grand magasin dans lequel, un jour ou un autre, il avait mis les pieds, mais c’était, c’était…
— C’est plus vieux, dit-il entre ses dents.
— D’avant ton quand ? demanda le Pistolero.
Eddie le regarda et eut un rire bref.
— Ouais, tu peux décrire ça comme ça, si tu veux.
— Bonjour, Mlle Walker, fit une voix hésitante. (Dans un mouvement si brutal qu’Eddie même en fut vaguement étourdi, l’ouverture remonta et cadra une vendeuse qui, de toute évidence, connaissait la propriétaire des mains noires — la connaissait et soit ne l’aimait pas soit la craignait. Ou les deux.) Que puis-je pour vous ?
— Celui-ci. (La propriétaire des mains prit un foulard blanc à bordure bleu vif.) Pas la peine de faire un paquet, mon petit. Fourrez-le juste dans un sachet.
— Liquide ou ch…
— Liquide. N’est-ce pas toujours en liquide ?
— Si, Mlle Walker. Très bien.
— Votre approbation me va droit au cœur, mon chou.
Juste avant qu’elle ne se détournât, Eddie surprit une petite grimace sur les traits de la vendeuse. Réaction peut-être consécutive à la façon dont cette femme qu’elle considérait comme une « négresse arrogante » lui avait adressé la parole. Ce furent davantage ses fréquents séjours dans les salles obscures que toute autre forme plus classique de culture historique, ou bien encore son expérience de la vie courante, qui amenèrent le jeune homme à cette explication des choses. Parce que c’était un peu comme de voir un film tourné dans les années 1960, quelque chose du genre Dans la chaleur de la nuit avec Sidney Steiger et Rod Poitier. Mais l’hypothèse pouvait être encore plus simple : noire ou blanche, la Dame d’Ombres de Roland pouvait bien être une sacrée salope.
À vrai dire, cela n’avait aucune espèce d’importance. Rien de tout ça ne changeait quoi que ce soit. Il ne voyait qu’une chose, une seule chose, et qui réglait tout.
C’était New York ; il avait presque l’impression d’en sentir l’odeur.
Or, qui disait New York disait poudre.
Et il n’était pas loin d’en sentir également l’odeur flotter dans l’air.
Mais il y avait un hic.
Un seul et putain d’enculé d’énorme hic.
Roland posa sur Eddie un regard attentif et, bien qu’ayant eu six fois le temps de le tuer et ce à n’importe quel moment de son choix, s’en tint à sa décision de rester immobile et silencieux, de laisser au jeune homme le soin de tirer seul au clair la situation. Eddie était un tas de choses, et bon nombre de ces choses n’avaient rien de chouette (en tant qu’homme qui avait laissé en connaissance de cause un gosse faire une chute mortelle, le Pistolero mesurait la différence entre chouette et pas tout à fait bien), mais à coup sûr Eddie n’était pas idiot.
C’était un gamin futé.
Il finirait par voir ce qu’il en était.
Ce qu’il fit.
Eddie répondit au regard de Roland, sourit sans écarter les lèvres, fit maladroitement tourner le revolver sur son doigt, parodiant la coda virtuose d’un tireur de foire, puis le tendit au Pistolero en le tenant par le canon.
— Pour ce que ça m’aurait servi, j’aurais aussi bien pu avoir un paquet de merde dans la main, non ?
Tu es capable de sortir des choses intelligentes quand tu veux, Eddie, songea le Pistolero. Pourquoi choisis-tu si souvent de dire n’importe quoi ? Est-ce parce que tu crois que c’est ainsi qu’on parlait là où ton frère est allé avec ses armes ?
— Non ? répéta Eddie.
Roland acquiesça d’un signe.
— Si je t’avais collé un pruneau, qu’est-ce qui serait arrivé à la porte ?
— Je n’en sais rien. Je suppose que la seule manière de l’apprendre serait d’essayer.
— Tu n’as vraiment pas une petite idée de ce qui se passerait ?
— Elle disparaîtrait, je pense.
Eddie hocha la tête. Il partageait cet avis. Hop ! Comme par enchantement ! Attention, messieurs et mesdames, c’est là, vous pouvez le constater… eh bien non, regardez, ça n’est plus là ! Fondamentalement, il n’y aurait pas eu grande différence avec un projectionniste sortant un six-coups pour farcir de balles son projecteur.
Si on tirait dans un projecteur, le film s’arrêtait.
Eddie n’y tenait pas.
Il voulait en avoir pour son argent.
— Tu as donc la possibilité de franchir seul cette porte, dit-il en détachant ses mots.
— Oui.
— Enfin, pour ainsi dire.
— Oui.
— De te pointer dans sa tête comme tu t’es pointé dans la mienne.
— Oui.
— Je résume : tu peux faire du stop dans mon monde, mais c’est tout.
Cette fois, Roland s’abstint de répondre. Faire du stop était l’une de ces expressions qu’employait parfois Eddie et dont le sens exact lui échappait… bien qu’il vît à peu près ce qu’elle voulait dire.
— Toutefois, tu pourrais être en mesure d’y aller physiquement. Comme tu as fait chez Balazar. (Il parlait tout haut, mais se parlait en fait à lui-même.) Sauf que, pour ça, tu aurais besoin de moi.
— Oui.
— Alors emmène-moi.
Le Pistolero ouvrit la bouche pour répondre mais déjà Eddie poursuivait :
— Non, pas tout de suite. L’idée ne m’a même pas effleuré de le faire maintenant. Je sais très bien qu’il en résulterait une émeute ou je ne sais quelle merde si on… si on déboulait comme ça de nulle part. (Il éclata d’un rire bref passablement hystérique.) Comme des lapins qu’un illusionniste ferait sortir de son chapeau… et sans chapeau par-dessus le marché. Ouais, c’est sûr que maintenant c’est impossible, et je le comprends. Mais il suffirait d’attendre qu’elle soit seule et…
— Non.
— Mais je reviendrai, s’écria Eddie. Je te le jure, Roland ! Je sais que tu as un boulot à faire, et je suis conscient d’avoir un rôle à jouer. Je sais que tu m’as sauvé la mise pour le passage de la douane, mais j’estime avoir sauvé la tienne chez Balazar… cela dit, je ne sais pas ce que tu en penses.
— J’en pense que tu m’as effectivement sauvé la mise.
Roland revit le jeune homme sortir au mépris de sa propre vie de derrière le bureau ; un instant, il fut assailli par le doute.
Mais rien qu’un instant.
— Alors ? enchaîna Eddie. Un prêté pour un rendu ? Chacun son tour ? Je ne suis pas gourmand. Tout ce que je veux, c’est retourner là-bas quelques heures. Mettre la main sur du poulet à emporter, peut-être sur un paquet de Dunkin Donuts. (Il se tourna vers la porte où le décor s’était remis en mouvement.) Alors, qu’est-ce que tu décides ?
— C’est toujours non, répondit le Pistolero, bien que, depuis quelques secondes, le jeune homme fût presque entièrement sorti de ses pensées.
Cette manière de remonter l’allée… la Dame d’Ombres, qui qu’elle fût, ne se déplaçait pas comme tout un chacun — pas comme Eddie, par exemple, s’était déplacé quand il avait occupé son esprit et partagé ses yeux, ni… (à présent qu’il s’attardait à y réfléchir, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, de même qu’il ne s’était jamais attardé à remarquer la constante présence de son nez sur la frontière inférieure de son champ de vision)… comme lui-même se déplaçait. Quand on marchait, le corps s’animait d’un léger mouvement de bascule — pied gauche, pied droit, pied gauche, pied droit — qui imprimait une oscillation similaire à votre regard sur le monde alentour. Mais sur un mode si subtil qu’au bout d’un moment — presque aussitôt après s’être mis en route, supposait-il — on cessait purement et simplement d’y être sensible. Or il n’y avait rien de pendulaire dans la progression de la Dame : elle ne faisait que remonter l’allée d’un mouvement uniforme, comme guidée par des rails. Il se trouvait qu’Eddie avait eu la même perception… à ceci près qu’elle lui avait évoqué un travelling. Elle l’avait rassuré parce qu’il l’avait trouvée familière.
Pour Roland, c’était une sensation radicalement étrangère… mais, la voix suraiguë, Eddie l’interrompit dans ses pensées.
— Pourquoi pas, merde ? Pourquoi pas ?
— Parce que c’est pas du poulet que tu veux, je le sais. Je connais même jusqu’aux mots que tu emploies pour en parler, Eddie. Tu veux te « faire un fix ». Tu veux te « recharger ».
— Et alors ? hurla Eddie. Même si c’est pour ça, qu’est-ce que ça change ? J’ai dit que je reviendrai ici avec toi ! Tu as ma parole ! Je ne dis pas ça en l’air : tu as ma putain de parole ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Tu veux que je te le jure sur ma mère ? OK. Je te le jure sur ma mère ! Tu veux que je te le jure sur mon frère Henry ? Parfait, je te le jure ! Je te le jure ! Je te le JURE !
Enrico Balazar aurait pu le lui dire, mais Roland n’avait pas à apprendre des pareils de Balazar un tel truisme de l’existence : Ne jamais faire confiance à un junkie.
D’un signe de tête, il montra la porte.
— Jusqu’à la Tour au moins, cette part de ta vie est close. Après, je m’en fiche. Après, tu seras libre d’aller au diable, et comme bon te semblera. Mais jusque-là, j’ai besoin de toi.
— Ah, tu es un putain de salaud de menteur, fit Eddie avec douceur, sans émotion perceptible dans sa voix, mais le Pistolero vit dans ses yeux le scintillement des larmes. Tu sais très bien qu’il n’y aura pas d’après, ni pour moi, ni pour elle, ni pour Dieu sait qui sera ce troisième type. Et probablement pas pour toi non plus… tu as la même putain de touche de crevard qu’Henry sur la fin. Si tu ne lâches pas la rampe sur le chemin de ta Tour, tu peux être sûr de le faire une fois que nous y serons. Alors pourquoi me mens-tu ?
Une forme assourdie de honte s’installa en Roland qui cependant ne fit que répéter :
— Pour le moment du moins, cette part de ta vie est close.
— Voyez-vous ça ? Eh bien, j’ai quelque chose à t’apprendre, Roland. Je sais ce qui va arriver à ton vrai corps une fois que tu auras franchi cette porte et que tu occuperas celui de la Dame. Je le sais parce que c’est tout vu d’avance. Je n’ai même pas besoin de tes armes. Je te tiens par la fameuse barbichette, mon ami. Tu pourras même tourner la tête de cette femme comme tu as tourné la mienne et regarder ce que je fais de ton enveloppe mortelle pendant que tu n’es plus que ton putain de ka. J’aimerais pouvoir attendre la tombée de la nuit et te traîner au bord de l’eau. Comme ça tu pourrais vérifier que les homards te trouvent à leur goût. Mais j’ai bien peur que ce ne soit pas possible. Tu vas être beaucoup trop pressé de rentrer.
Eddie marqua une pause. Le raclement du ressac et l’appel de conque soutenu du vent parurent soudain se hisser au niveau du vacarme.
— Je pense donc me borner à te trancher la gorge avec ton propre couteau.
— Et fermer cette porte à jamais.
— Je ne fais que te prendre au mot. Cette part de ma vie est close, dis-tu. Je ne pense pas que tu veuilles seulement dire l’héro. Tu parles de New York, de l’Amérique, de mon époque, de tout. Alors si c’est comme ça, il n’est pas question que je joue un rôle dans le restant de la pièce. Le décor et les acteurs craignent un max. Il y a des moments, Roland, où comparé à toi, Jimmy Swaggart aurait presque l’air sain d’esprit.
— D’extraordinaires merveilles nous attendent, dit Roland. De grandioses aventures. Et plus encore, c’est une quête à poursuivre, une occasion qui t’est donnée de racheter ton honneur. Autre chose aussi. Tu pourrais être pistolero. Rien n’exige après tout que je sois le dernier. Tu en as l’étoffe, Eddie. C’est en toi. Je le vois. Je le sens.
Eddie éclata de rire en dépit des larmes qui continuaient de rouler sur ses joues.
— Génial ! Absolument génial ! Exactement ce dont j’ai besoin ! Tu sais, Henry, mon frère ? Il a été pistolero. Dans un coin qui s’appelle le Vietnam. Ça a été super pour lui. Il aurait fallu que tu le voies quand il piquait du nez pour de bon. Il ne pouvait plus trouver le chemin des chiottes sans qu’on l’aide. S’il n’y avait personne pour l’y emmener, il restait là collé devant la télé et il se chiait dessous. Ah, c’est vraiment le super pied d’être pistolero. Je le vois bien. Mon frère en est sorti camé jusqu’à la moelle et toi tu es complètement jeté.
— Peut-être ton frère n’avait-il pas une vision très nette de l’honneur.
— Peut-être pas, effectivement. On ne s’est jamais très bien représenté ce que c’était dans les cités. Juste un mot que tu mets derrière Votre si tu te fais piquer à fumer un pétard ou à dépouiller un mec et qu’on te traîne en justice pour ça. (Eddie se mit à rire alors que, pourtant, les larmes redoublaient et inondaient ses joues.) Passons à tes amis. Ce type dont tu n’arrêtes pas de parler en dormant, par exemple, ce Cuthbert…
Malgré lui, le Pistolero sursauta. Toutes ses longues années d’entraînement avaient été impuissantes à réprimer ce sursaut.
— Est-ce qu’eux aussi ont avalé toutes ces salades que tu débites sur le ton d’un putain de sergent recruteur des Marines ? Ces histoires d’aventure, de quête, d’honneur ?
— Ils avaient une notion claire de ce qu’est l’honneur, oui, répondit lentement Roland, pensant aux disparus.
— S’en sont-ils mieux sortis que mon frère d’avoir porté les armes ?
Le Pistolero garda le silence.
— Je sais ce que tu es, poursuivit Eddie. Des types comme toi, j’en ai croisé des tas. T’es rien qu’un cinglé de plus à chanter : Soldats du Christ avec un drapeau dans une main et un pistolet dans l’autre. J’en ai rien à cirer de l’honneur. Tout ce que je veux, c’est du poulet et un fix. D’abord du poulet, et ensuite un fix. Donc, je t’avertis : tu es libre de franchir cette porte, mais à l’instant même où tu seras parti, je zigouille ce qui reste ici de toi.
Le Pistolero continua de ne rien dire.
Eddie eut un petit sourire de travers et, d’un revers de main, essuya les larmes sur ses joues.
— Tu veux que je te dise comment on appelle ça chez nous ?
— Comment ?
— Un match nul.
Un moment, ils ne firent que se regarder l’un l’autre, puis les yeux de Roland se rivèrent sur l’ouverture. Tous deux avaient eu partiellement conscience — Roland un peu plus qu’Eddie — qu’il s’était produit un autre de ces brusques virages, sur la gauche cette fois. Il y avait là un étincellement de joyaux, quelques-uns sous vitrine, la plupart non protégés, ce qui fit supposer au Pistolero qu’il s’agissait d’imitations, de ce qu’Eddie aurait appelé du bijou fantaisie. Les mains noires examinèrent quelques pièces — comme ça, en passant, sembla-t-il — et, sur ces entrefaites, une autre vendeuse apparut. Suivit une conversation à laquelle ni lui ni Eddie ne prêtèrent vraiment attention, puis la Dame demanda à voir quelque chose. La vendeuse s’éloigna, et ce fut alors que les yeux de Roland retournèrent se fixer sur la scène.
Les mains réapparurent. Elles tenaient un sac. Il s’ouvrit. Et les mains soudain s’activèrent à y enfourner des choses, au hasard, apparemment… non, c’était presque certain.
— Bon, dit Eddie avec une ironie amère. Je vois que tu ramasses un bel équipage. Tu as commencé par un échantillon de junkie blanc, et voilà que tu récoltes une de ces voleuses à l’étalage noi…
Mais Roland marchait déjà vers la porte entre les mondes, sans perdre un instant, ne se souciant plus d’Eddie.
— Je n’ai pas dit ça en l’air ! cria Eddie. Tu franchis cette porte et je te tranche la gorge. Je te tranche ta putain d’…
Il ne put achever : le Pistolero était parti. N’en restait sur la plage qu’un corps flasque animé par la seule respiration.
Un moment, Eddie resta là sans réaction, incapable de croire que Roland avait fait ça, qu’il était réellement parti, en dépit de l’avertissement donné — de la putain de promesse qu’il lui avait faite, et sincère au possible — quant aux conséquences d’un tel acte.
Parfait. Parfait, donc.
Il n’avait pas l’éternité devant lui pour la mettre à exécution, cette promesse. Tout au plus le Pistolero risquait-il de lui laisser quelques instants, et il en avait clairement conscience. Il jeta un coup d’œil par la porte et vit les mains noires se figer avec un collier doré suspendu au-dessus d’un sac dont l’intérieur scintillait déjà comme les profondeurs d’une grotte où un pirate aurait caché son trésor. Bien qu’il ne pût l’entendre, il devina Roland parlant à la propriétaire des mains.
Il sortit le couteau de la bourse du Pistolero et retourna le corps inerte qui gisait au pied de la porte. Les yeux étaient ouverts mais vides, révulsés, ne montrant que leur blanc.
— Regarde bien, Roland ! hurla-t-il. (Ce vent monotone, incessant, imbécile — qui aurait poussé n’importe qui dans les retranchements de la folie — lui sifflait dans les oreilles.) N’en perds pas une miette ! Je vais compléter ta putain d’éducation ! Je vais te montrer ce qui arrive quand on se fout de la gueule des frères Dean !
Il amena le tranchant de la lame au contact de la gorge du Pistolero.
Août 1959 :
Quand George ressortit au bout d’une demi-heure, il trouva Julio adossé au capot de l’ambulance toujours garée dans l’accès aux urgences de la Clinique des Sœurs de la Charité sur la 23e Rue. L’infirmier avait le talon d’une de ses santiags calé sur le pare-chocs avant et il s’était changé. Il portait à présent un pantalon de satin rose et une chemise bleue sur la poche gauche de laquelle était brodé son nom en lettres d’or : c’était sa tenue de bowling. George consulta sa montre et constata que l’équipe de Julio — les Hispanos Sensass — devait déjà être en piste.
— Je pensais que vous seriez parti, dit George Shavers. (Il était interne à la Clinique des Sœurs de la Charité.) Comment vos gars vont-ils se débrouiller pour gagner sans le Bourreau des Quilles ?
— Ils ont pris Miguel Basale pour me remplacer. Il a des hauts et des bas mais, dans les hauts, il est capable de faire un malheur. On devrait gagner quand même. (Julio marqua une pause.) J’étais curieux de savoir comment ça allait finir.
C’était lui le chauffeur de l’ambulance, un Cubain, doté d’un sens de l’humour dont George n’était même pas sûr qu’il fût conscient.
George jeta un regard autour d’eux. Aucun des infirmiers de leur unité mobile n’était en vue.
— Où sont-ils ?
— Qui ça ? Les frangins Bobbsey ? Où voulez-vous qu’ils soient, ces putains de jumeaux ? Au Village, en train de courir la gueuse. Vous croyez qu’elle va s’en tirer ?
— Pas idée.
Il avait essayé de prendre une voix sereine face à l’inconnu. Mais après que l’interne de service d’abord puis deux chirurgiens lui avaient arraché la jeune Noire en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire Je vous salue Marie pleine de grâce (prière qu’il avait d’ailleurs eue sur le bout de la langue, la fille ne lui ayant pas vraiment donné l’impression d’en avoir pour très longtemps), ce genre de tentative semblait compromise.
— C’est qu’elle a perdu un paquet de sang.
— Ça, je veux bien le croire.
George était l’un des seize internes de la clinique et l’un des huit affectés au nouveau système d’unité mobile. On était parti du postulat qu’un interne faisant équipe avec une paire d’infirmiers pouvait de temps à autre, en situation d’urgence, faire toute la différence entre la mort et la vie. George savait que la plupart des chauffeurs et infirmiers jugeaient ces internes nés de la dernière pluie tout aussi capables de tuer leur chargement de viande saignante que de le sauver. Mais il n’estimait pas moins le nouveau système susceptible de donner des résultats.
De temps à autre, en tout cas.
Qu’il en donnât ou pas, c’était de toute façon excellent pour l’image de marque de la clinique et, même si les internes concernés râlaient de voir leur semaine grevée de huit heures supplémentaires (et non payées), George Shavers les supposait pour la plupart sensibles comme lui à la fierté qu’ils en tiraient, au sentiment d’être des durs à cuire, capables d’encaisser ce que le destin leur collait sur le paletot.
Puis était venu le soir où ce Tri-Star de la TWA s’était écrasé à Idlewild. Soixante-cinq passagers à bord, dont soixante que Julio Estevez classait dans la rubrique MSP — Morts Sur Place — et trois des cinq survivants à peu près dans l’état de ce qu’on récolte au fond d’une chaudière à charbon quand on la nettoie… sauf que les résidus de combustion n’ont pas pour habitude de gémir et de hurler, de réclamer de la morphine ou qu’on les achève, s’pas ? Si tu peux encaisser ça, s’était-il dit juste après, se remémorant les membres sectionnés gisant au milieu des débris, fragments de volets d’aluminium, sièges éventrés, un morceau de la queue avec encore le chiffre 17, un grand T rouge, la moitié du W et rien d’autre, se remémorant l’œil échappé de son orbite qu’il avait vu posé sur une valise carbonisée, se remémorant l’ours en peluche et le regard fixe de ses yeux en boutons de bottine à côté de la petite basket rouge avec le pied du gosse encore à l’intérieur, si tu peux encaisser ça, tu peux encaisser n’importe quoi. Et il l’avait encaissé à merveille. Avait continué de l’encaisser tout au long du chemin en rentrant chez lui. Et jusqu’au bout de son souper tardif, un plateau télé de dindonneau Swanson. Ensuite, il s’était endormi sans problème, preuve que sans l’ombre d’un doute il l’encaissait à merveille. Puis, dans les ténèbres mortelles du petit matin, il s’était réveillé d’un horrible cauchemar où, entre la valise carbonisée avec son œil et la petite basket rouge encore pourvue de son contenu, ce n’était pas un ours en peluche qu’il voyait mais la tête de sa mère, et les yeux de cette tête s’étaient ouverts, et ils étaient carbonisés, avec le même regard fixe et sans expression des yeux en boutons de bottine de l’ours en peluche, et la bouche de sa mère s’était ouverte, révélant les chicots éclatés de ce qui avait été sa denture avant que l’éclair ne frappât le Tri-Star de la TWA, lors de son approche finale. Et elle avait murmuré : « Tu ne m’as pas sauvée, George ; on s’est sacrifiés pour toi, on s’est privés, on s’est saignés aux quatre veines, ton père a réparé ce merdier dans lequel tu t’étais foutu avec cette fille, et tu n’as quand même pas été fichu de me sauver, que le diable t’emporte », et il s’était réveillé dans un hurlement, vaguement conscient que quelqu’un tambourinait sur le mur, mais déjà il s’était précipité dans la salle de bains pour réussir à s’agenouiller devant l’autel de porcelaine dans la posture du pénitent une fraction de seconde avant que son souper tardif ne remontât par l’ascenseur express. Il fit l’objet d’une livraison spéciale, tout chaud et tout fumant, sentant encore le dindonneau traité. Agenouillé là, il avait fixé le fond de la cuvette, les morceaux de volaille à moitié digérés, les carottes qui n’avaient rien perdu de leur éclat fluorescent d’origine, et ce mot lui avait flamboyé en travers de l’esprit en grosses lettres rouges :
TROP
Exact.
C’était :
TROP
Il allait renoncer à la carrière de charcuteur. Il allait renoncer parce que
TROP C’ÉTAIT TROP
Il allait renoncer parce que Popeye avait pour devise : C’est tout ce que je peux supporter et je n’en supporterai pas plus, et que Popeye avait foutrement raison.
Il avait tiré la chasse puis s’était recouché, avait presque instantanément sombré dans le sommeil et ne s’était réveillé que pour constater qu’il voulait toujours être médecin, et que c’était une sacrée bonne chose de le savoir pour de bon, qui justifiait peut-être tout le reste, qu’on lui donnât le nom d’Unité Mobile d’Urgence ou de Sang à la Une ou de Reconnaissez-moi C’t Air.
Il voulait toujours être médecin.
Il connaissait une dame habile aux travaux d’aiguille. Il la paya dix dollars — qu’il ne pouvait se permettre pourtant de dépenser — pour qu’elle lui brodât un petit canevas désuet où était écrit :
Si tu peux encaisser ça, tu peux encaisser n’importe quoi.
Oui. Exact.
Le sale boulot dans le métro survint quatre semaines plus tard.
— Cette fille, elle était sacrément bizarre, hein ? fit Julio.
George poussa un soupir intérieur de soulagement. Julio n’aurait-il pas abordé le sujet que lui-même se serait déballonné pour le faire. Il était interne et, un de ces jours, allait être docteur en titre — il en avait la certitude à présent —, mais Julio était un ancien, et on ne disait pas n’importe quoi devant un ancien. Il se serait mis à rire et aurait lâché : Merde, c’est la millième fois que je vois ça, gamin. Va me chercher une serpillière pour éponger les flaques de c’te pluie avec laquelle t’es venu. Y en a encore partout.
Mais il semblait que Julio n’eût pas vu ça mille fois, ce qui n’était pas plus mal car George avait vraiment envie d’en parler.
— Ouais, sûr qu’elle était bizarre. On aurait dit qu’elle était deux personnes distinctes.
George avait la surprise de voir que c’était maintenant Julio qui semblait soulagé ; il en fut accablé de honte. Julio Estavez, qui jusqu’à la fin de ses jours ne serait jamais autre chose qu’un type au volant d’une limousine avec une paire de gyrophares rouges sur le toit, venait de montrer plus de courage que lui-même n’avait été fichu d’en rassembler.
— Bravo, doc, vous avez tapé dans le mille.
Julio sortit un paquet de Chesterfield et s’en colla une au coin des lèvres.
— Ces saletés vont vous tuer, l’ami, dit George.
Le Cubain hocha la tête et lui tendit le paquet.
Un moment, ils fumèrent en silence. Les deux infirmiers étaient peut-être descendus draguer au Village, comme avait dit Julio… mais il se pouvait qu’ils aient simplement estimé à leur tour que trop c’était trop. George avait eu la trouille, d’accord, pas question d’en douter. Mais il savait aussi que c’était lui qui avait sauvé la fille, pas les infirmiers, et savait que Julio en avait pris conscience, que c’était peut-être la vraie raison pour laquelle il l’avait attendu. La vieille Noire avait certes donné un coup de main, ainsi que ce jeune Blanc qui avait téléphoné aux flics alors que tout le monde (hormis la vieille) restait planté là à regarder comme si c’était un putain de film, ou un feuilleton télé, quelque chose du genre — un épisode de Peter Gunn, pourquoi pas ? — , mais au bout du compte, tout avait reposé sur lui, sur un petit toubib paniqué faisant son boulot le mieux possible.
La fille attendait ce moyen de transport urbain que Duke Ellington tenait en si haute estime : le fabuleux métro de la Ligne A. Juste une jolie petite Noire en jean et chemise kaki en train d’attendre le fabuleux métro de la Ligne A pour remonter quelque part dans les beaux quartiers.
Et quelqu’un l’avait poussée.
George Shavers ignorait si la police avait pincé l’ordure qui avait fait ça — il l’ignorait et s’en fichait. Son boulot, c’était cette fille qui était tombée sur les rails, juste devant le fabuleux métro de la Ligne A, et avait eu de la veine d’éviter le troisième, ce fabuleux troisième rail qui lui aurait fait ce qu’à Sing-Sing l’État de New York fait aux sales types qui ont décroché un voyage à l’œil dans ce fabuleux métro qu’ils appellent le Cracheur d’Étincelles.
Oh, les miracles de l’électricité.
Elle avait bien essayé de se sauver à quatre pattes, mais le temps manquait et la fabuleuse rame débouchait déjà du tunnel dans le crissement des freins, dans des gerbes d’étincelles, parce que le machiniste l’avait vue mais qu’il était trop tard, trop tard pour lui et trop tard pour elle. Les roues d’acier de ce fabuleux métro de la Ligne A l’avaient rattrapée, lui sectionnant les jambes juste au-dessus du genou. Et alors que tout le monde (sauf le jeune Blanc qui s’était rué sur le téléphone alerter les flics) restait là à s’astiquer le manche (ou le bouton, supposait George), la vieille Noire avait sauté dans la fosse — récoltant ainsi une hanche démise et la Médaille du Courage que lui remettrait plus tard le Maire — et s’était arraché son foulard de la tête pour improviser un garrot autour d’une des cuisses pissant le sang de la fille. Le jeune Blanc braillait à l’autre bout du quai, réclamant une ambulance, et la mémé de couleur braillait au fond de son trou, réclamant de l’aide… une cravate… quelque chose… n’importe quoi, pour l’amour du ciel… et il avait fini par y avoir un vieux monsieur blanc, genre homme d’affaires, pour à contrecœur se délester de sa ceinture, et la vieille avait levé les yeux vers lui pour prononcer les mots qui allaient faire la une du Daily News du lendemain, qui allaient faire d’elle une héroïne cent pour cent américaine : « Merci, mon frè’e. » Puis elle avait bouclé la ceinture autour de la cuisse gauche de la jeune femme à mi-chemin entre la fourche du jean et l’endroit où elle avait eu un genou avant l’arrivée du fabuleux métro de la Ligne A.
George avait entendu quelqu’un dire à un autre que les derniers mots de la jeune Noire avant de tourner de l’œil avaient été : « Qui c’était c’t enculé d’cul blanc ! Il peut êt’sûr que j’vais l’t’ouver pou’lui fai’la peau ! »
Il n’y avait pas de trou assez haut sur la ceinture pour que la vieille Noire y pût coincer l’ardillon, aussi continua-t-elle de tirer dessus jusqu’à l’arrivée de Julio, de George et des deux infirmiers.
George se souvenait de la ligne jaune, de sa mère lui répétant qu’il ne devait jamais, sous aucun prétexte, franchir cette ligne jaune quand il attendait le métro (fabuleux ou non), se souvenait de l’odeur de graisse et d’électricité qui s’était refermée sur lui quand, après avoir franchi la ligne jaune, il avait sauté à bas du quai, se souvenait de s’être retrouvé dans une étuve. Une chaleur atroce, qui semblait émaner de lui, de la vieille Noire, de la jeune, de la rame, du tunnel, du ciel invisible au-dessus de leur tête, et de l’enfer en dessous. Il se rappelait avoir pensé : Si on me colle un brassard pour mesurer ma tension, je suis sûr de faire sauter le cadran, et il s’était calmé, avait gueulé qu’on lui passe sa trousse, et quand l’un des infirmiers la lui avait apportée au bord du quai, prêt à bondir le rejoindre dans la fosse, il lui avait dit de se tirer, et l’infirmier avait eu l’air surpris comme s’il voyait George Shavers pour la première fois, et il s’était tiré.
George avait ligaturé autant d’artères et de veines que possible, et quand le cœur de la fille avait entamé un be-bop endiablé, il lui avait fait une piqûre de digitaline. Du sang était arrivé avec les flics. « On la remonte, doc ? », avait demandé l’un d’eux. George avait répondu : « Pas encore », et, comme si c’était une junkie en manque ayant avant tout besoin de son fix, il avait enfoncé l’aiguille dans le bras de la fille et le flacon avait commencé à se vider.
Alors, il les avait laissés la remonter.
Alors, ils l’avaient emmenée.
En chemin, elle s’était réveillée. Alors, c’était devenu vraiment bizarre.
George lui fit une injection de Demerol quand les infirmiers la chargèrent dans l’ambulance — elle avait commencé à s’agiter et à pousser des petits cris. Il lui en colla une dose suffisante pour s’assurer qu’elle se tiendrait tranquille jusqu’aux Sœurs de la Charité. Il avait déjà quatre-vingt-dix pour cent de certitude qu’elle serait encore avec eux quand ils y parviendraient, et c’était un point pour le camp des braves types.
N’empêche qu’elle battit des paupières alors qu’ils étaient encore à six rues de la clinique. Un gémissement rauque monta de ses lèvres.
— On n’a qu’à lui refaire une piqûre, doc, suggéra l’un des infirmiers.
À peine si George remarqua que, pour la première fois, un infirmier avait daigné l’appeler autrement que George, ou pire, Georgie.
— Ça va pas la tête ? Pas question que je confonde overdose et mort à l’arrivée à moins que pour vous ce soit du pareil au même.
L’infirmier fit marche arrière.
George ramena son regard sur la jeune Noire et constata que les yeux qui le lui rendaient étaient parfaitement réveillés et conscients.
— Que m’est-il arrivé ? demanda-t-elle.
George revit le type qui avait dit à un autre type que la fille avait soi-disant demandé qui c’était cet enculé, braillé qu’elle allait le retrouver, qu’il pouvait en être sûr, et qu’elle lui ferait la peau. Ce type était un Blanc. George concluait maintenant qu’il s’était agi d’une pure invention, inspirée soit par l’étrange penchant humain à rendre encore plus dramatiques des situations qui l’étaient déjà, soit au simple préjugé raciste. Cette jeune femme était à l’évidence intelligente et cultivée.
— Un accident, dit-il. Vous êtes…
Elle ferma les yeux et il crut qu’elle allait se rendormir. Bien. Qu’un autre aille lui dire qu’elle avait perdu ses deux jambes. Un autre qui se faisait plus de 630 $ par mois. Il s’était légèrement décalé sur la gauche pour jeter un nouveau coup d’œil sur la tension de la fille quand elle rouvrit les yeux. Il eut aussitôt l’impression d’avoir affaire à une autre femme.
— Putain de me’de, on m’a coupé les guibolles, j’les sens plus. Où que j’suis ? Dans l’ambulance ?
— Euh… oui.
Il avait soudain besoin de boire. Pas forcément de l’alcool. Juste de quoi s’humecter le gosier. C’était comme Spencer Tracy dans Dr Jekyll et M. Hyde, sauf que ça ne se passait plus au cinéma.
— Ils l’ont coincé, l’culé d’cul blanc ?
— Non, dit George, et il pensa : Le type avait raison, merde. Il a vraiment entendu ça.
Il était vaguement conscient de ce que les infirmiers, après s’être penchés vers eux (peut-être dans l’attente de le voir faire une boulette) se détournaient pour regarder droit devant.
— Ext’a. Autant qu’la poulaille cul blanc l’iaisse cou’ir. Comme ça j’vais pouvoi’l’coincer, moi. Et j’lui coupe’ai l’zob. L’enculé ! J’vas t’di’e, moi, c’que vas lui fai’e à c’salopa’d ! J’vas te l’di’e, moi, ’spèce de ’culé d’cul blanc ! J’vas te di’e une chose… ’sp… j’vas…
Nouveau battement de paupières, et George pensa : Oui, c’est ça, rendors-toi, je t’en prie, rendors-toi. Je ne suis pas payé pour des trucs comme ça. Je n’y comprends rien. On nous a bien parlé du syndrome commotionnel mais personne n’a jamais cité la schizophrénie dans les…
Les yeux se rouvrirent une fois de plus. C’était la première femme.
— Quelle sorte d’accident ? Je me revois sortant du Toi.
— Du toit ? demanda-t-il bêtement.
Elle sourit. Un petit sourire douloureux.
— Du Toi et Moi. C’est un café.
— Ah, oui, c’est vrai.
L’autre, blessée ou pas, n’avait suscité en lui aucune pitié, bien plus, l’avait fait se sentir minable, mesquin, vaguement nauséeux. Celle-ci le transformait en Chevalier de la Table Ronde, un chevalier qui venait d’arracher sa Dame aux griffes du dragon.
— Je me rappelle être descendue dans le métro, jusque sur le quai, et puis après…
— Quelqu’un vous a poussée.
Ça paraissait absurde, dit comme ça. Et alors ? Où était le problème puisque ça l’était ?
— M’a poussée juste au moment où le métro arrivait ?
— Oui.
— Ai-je perdu mes jambes ?
George essaya de déglutir mais en vain. Il ne semblait plus rien y avoir dans sa gorge pour graisser la machine.
— Pas complètement, dit-il, lamentable, et les yeux de la fille de nouveau se fermèrent.
Pourvu que ce soit un évanouissement, pensa-t-il. Mon Dieu, faites que ce soit un évanouissement.
Ils se rouvrirent, étincelants de rage. Des doigts fusèrent, tailladèrent le vide à moins de deux centimètres de son visage. Un peu plus près, et, pour l’heure, il serait toujours aux urgences à se faire poser des points de suture sur la joue au lieu de fumer des Chester avec Julio Estavez.
— Z’êtes rien qu’un tas d’culs blancs, tous autant qu’vous êt’, des salauds d’culs blancs ! hurla-t-elle. (Des traits monstrueusement déformés. Des yeux où brûlaient les flammes de l’enfer. Un visage qui n’avait plus rien d’humain.) J’m’en vas fai’e la peau à chaque ’culé d’cul blanc que j’vois ! leur couper la queue, leur couper les couilles et les r’cracher dans leur sale gueule de ’culé d’cul blanc ! J’m’en vais…
C’était dingue. Elle parlait comme une Noire de dessin animé, Butterfly McQueen version Looney Tunes. Elle — ou ça — semblait dotée d’une énergie surhumaine. Créature qui se tordait, hurlait, dont on n’aurait jamais pensé qu’elle était passée une demi-heure plus tôt sur le billard improvisé de rails de métro pour y être amputée des deux jambes. Elle mordait. Lançait vers lui ses griffes, encore et encore. Des bulles de morve lui sortaient du nez. Sa bouche était frangée d’écume. D’infectes vomissures lui coulaient du coin des lèvres.
— Piquez-la, doc ! brailla un infirmier. (Il était tout pâle.) Pour l’amour du ciel, collez-lui sa dose !
L’infirmier tendit vers la réserve une main que George écarta brutalement.
— Fais pas chier, connard.
Son attention retourna sur sa patiente ; le regard posé, cultivé de l’autre l’y attendait.
— Vais-je survivre ? demanda-t-elle sur le ton d’une conversation à l’heure du thé.
Elle n’est absolument pas consciente de ses absences, pensa-t-il. Pas le moins du monde. Puis, au bout d’un moment : L’autre non plus, d’ailleurs.
— Je…
Il déglutit, même si c’était à sec, comprima la galopade de son cœur sous sa blouse, et s’ordonna de reprendre les choses en main. Il lui avait sauvé la vie. Ses problèmes psychologiques ne le concernaient pas.
— Ça va ? fit-elle, et le souci sincère qu’il perçut dans sa voix le fit sourire.
Elle lui demandait à lui si ça allait !
— Oui, mademoiselle.
— À quelle question répondez-vous ?
L’espace d’un instant, il resta sans comprendre, puis ça se déchira.
— Aux deux, dit-il.
Puis il lui prit la main, en sentit les doigts serrer les siens, plongea son regard dans ces yeux si lumineux, si sensibles, et songea : Il n’y a ni heure ni lieu pour tomber amoureux, et ce fut alors que la main qu’il tenait se fit serre et qu’il s’entendit traiter de ’culé d’cul blanc, qu’il l’entendit hurler qu’elle n’allait pas seulement lui couper les couilles mais qu’elle allait se les bouffer, ses couilles de ’culé d’cul blanc.
Il arracha sa main de la sienne, vérifiant qu’elle était intacte, ayant vaguement dans l’idée d’avoir à faire quelque chose s’il y voyait du sang, parce que cette fille était pleine de poison, cette fille était venimeuse, et être mordu par elle devait revenir au même qu’être mordu par une vipère ou par un serpent à sonnette. Non, pas de sang. Et quand il la regarda, c’était de nouveau l’autre… la première.
— Je vous en prie, dit-elle. Je ne veux pas mourir. Je…
Puis elle ferma les yeux pour de bon, et c’était mieux. Pour tout le monde.
— Alors, votre avis ?
— Sur qui va terminer au classement ? (George écrasa son mégot sous le talon de son mocassin.) White Sox. Je les ai cochés sur mon bulletin de pronostics.
— Votre avis sur cette fille ?
— Elle pourrait bien être schizophrène, dit lentement George.
— Ouais, ça j’ai vu. Je veux dire, qu’est-ce qui va lui arriver ?
— Je n’en sais rien.
— Elle a besoin d’aide. Qui est-ce qui va lui en donner ?
— Ma foi… je viens de faire quelque chose pour elle, dit George, avec toutefois l’impression d’être rouge tant il avait chaud aux joues.
Julio le regarda.
— Si vous ne pouvez rien faire de plus, doc, il aurait mieux valu la laisser crever.
George regarda Julio un moment puis constata que ce qu’il voyait dans ses yeux était réellement insoutenable… rien qui l’accusât mais une effroyable tristesse.
Alors il s’éloigna.
Il avait des choses à faire.
L’instant du Tirage :
Depuis l’accident, c’était dans l’ensemble Odetta Holmes qui était restée aux commandes, mais Detta Walker avait fait des irruptions de plus en plus fréquentes, et ce que Detta préférait, c’était voler. Que son butin fût toujours sans grande valeur n’avait pas la moindre importance, pas plus que n’en avait le devenir de ce butin qui, souvent, finissait un peu plus tard dans la boîte à ordures.
Seul importait le fait de prendre.
Quand le Pistolero entra dans son esprit chez Macy’s, Detta hurla dans un mélange d’horreur, de terreur et de rage, ses mains se figeant sur les bijoux de pacotille qu’elle enfournait dans son sac.
Elle hurla parce que, à l’instant précis où Roland fit irruption et passa au premier plan, dans ce même instant elle sentit l’autre comme si une porte venait d’être ouverte à la volée dans sa tête.
Et elle hurla parce que cette présence qui l’envahissait, qui la violait, était celle d’un cul blanc.
Qu’elle ne voyait pas mais dont elle sentait la blancheur.
Les gens se retournèrent. Un surveillant vit cette femme en fauteuil roulant qui criait, vit le sac ouvert, vit la main figée dans l’acte d’y enfourner une poignée de bijoux fantaisie, dans ce sac qui — ça se voyait, même à dix mètres — valait bien trois fois ce que cette femme volait.
— Hé, Jimmy ! beugla-t-il, et Jimmy Halvorsen, un des flics maison, se retourna et vit ce qui se passait.
Il fonça sur la Noire au fauteuil roulant. Il ne put s’en empêcher — il avait fait huit ans dans la police municipale et courir était inscrit dans ses neurones —, mais il se disait déjà que ça allait être la merde. Les petits gosses, les handicapés, les nonnes, c’était toujours la merde. Les pincer avait l’efficacité des coups de pied sur un ivrogne. Ils pleuraient un petit peu devant le juge et s’en sortaient avec un non-lieu. Dur de convaincre un juge qu’être infirme n’excluait pas d’être une canaille. Il courait quand même.
Roland fut momentanément horrifié de se retrouver dans un tel puits sifflant de haine et de refus… puis il entendit le cri de la femme, vit le type au ventre en sac de pommes de terre se ruer sur elle/lui, vit les gens partout qui regardaient, et prit les commandes.
Il fut soudain cette femme aux mains d’ombre. Il sentit en elle quelque étrange dualité mais n’avait pas le loisir de s’y attarder.
Il fit pivoter le fauteuil et pesa sur les roues. L’allée se remit à défiler. Les gens plongeaient de part et d’autre, dégageant le passage. Le sac tomba, répandant sur le sol un sillage de trésors volés et de papiers. L’homme à l’énorme panse dérapa sur les chaînes d’or à zéro carat et sur les tubes de rouge à lèvres, et tomba sur le cul.
Merde ! jura mentalement Halvorsen, et, un instant, il eut la main sous son veston, là où se trouvait un .38 dans un étui à crampon. Puis il se reprit. Il ne s’agissait pas d’un coup de filet sur un beau réseau de trafic de drogue, ni d’un vol à main armée mais d’une moricaude en fauteuil roulant. Qu’elle en fît un bolide n’y changeait rien. Qu’est-ce qu’il allait faire ? Lui tirer dessus ? Génial ! Et pouvait-elle lui échapper, de toute manière ? Il n’y avait rien au bout de l’allée qu’une paire de cabines d’essayage.
Il se releva, massa son postérieur endolori et reprit sa poursuite, traînant toutefois la patte maintenant.
Le fauteuil roulant s’engouffra dans l’une des deux cabines. Sitôt libérée par les poignées arrière, la porte se referma.
Je te tiens, salope, pensa Jimmy. Et je vais te flanquer une de ces trouilles. Je me fiche pas mal que tu aies cinq gosses sur les bras et rien qu’un an à vivre. Je ne te toucherai pas, ma cocotte, mais tu vas en chier sur ton putain d’engin.
Il battit le surveillant au finish, enfonçant la porte de l’épaule gauche.
La cabine était vide.
Pas de moricaude.
Pas de fauteuil roulant.
Rien.
Il se tourna vers le surveillant, les yeux ronds.
— L’autre ! beugla celui-ci. Elle est dans l’autre !
Avant que Jimmy ait pu faire un geste, son collègue avait ouvert la porte de l’autre cabine. Une dame en jupette de nylon et Cœur Croisé poussa un cri strident et renforça de ses bras l’ingénieuse armature du soutif. Elle avait la peau très blanche et aussi, de toute évidence, ses deux jambes.
— Excusez-moi, fit le surveillant, rouge jusqu’aux oreilles.
— Sortez d’ici, satyre !
— Oui, madame.
Il referma la porte. Chez Macy’s, le client avait toujours raison.
Il regarda Halvorsen.
Qui lui rendit son regard et demanda :
— Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? Elle y est rentrée ou non ?
— Sûr, elle y est rentrée.
— Alors, elle est où ?
Le surveillant ne put que faire un geste d’impuissance.
— Allez, Jimmy, y a plus qu’à tout ramasser.
— Tu ramasses. Moi, j’ai l’impression de m’être cassé le cul en quinze morceaux. (Il marqua un temps d’arrêt.) À vrai dire, mon vieux, c’est surtout dans mes idées que j’ai besoin de remettre un peu d’ordre.
À l’instant où le Pistolero entendit claquer derrière lui la porte de la cabine d’essayage, il fit faire demi-tour au fauteuil face à cette autre porte qui, si Eddie avait tenu sa promesse, ne devait plus être là.
Mais elle y était, toujours ouverte, et Roland y poussa la Dame d’Ombres.
Peu de temps après, Roland allait penser : Toute autre femme, infirme ou non, soudain poussée dans l’allée du marché couvert où elle fait ses emplettes — même si c’est d’une manière peu orthodoxe — par un inconnu qui a élu domicile dans son crâne, poussée jusque dans une petite pièce avec derrière elle un type qui lui crie de s’arrêter, puis brusquement retournée, de nouveau poussée dans cette pièce où il n’y a matériellement pas la place d’aller ailleurs, et se retrouvant soudain dans un monde entièrement différent… j’estime qu’en pareilles circonstances toute autre femme aurait presque à coup sûr demandé : « Où suis-je ? » avant toute autre chose.
Or, la question qu’Odetta Holmes posa sur un ton presque amusé fut :
— Que comptez-vous faire au juste avec ce couteau, jeune homme ?
Roland regarda Eddie qui était accroupi au-dessus de lui, le couteau à moins d’un centimètre de sa gorge. Quelle que fût la prodigieuse vitesse acquise au long des années de formation, il n’était pas question de pouvoir éviter la lame si Eddie décidait de s’en servir.
— Oui, dit-il, que comptes-tu faire au juste avec ça ?
— Je n’en sais rien, répondit Eddie. (Il y avait dans sa voix un profond dégoût pour lui-même.) Chercher des appâts, je pense. Évidemment, je ne dois guère donner l’impression d’être venu ici pour pêcher.
Il lança le couteau en direction de la Dame, nettement à droite du fauteuil cependant. Il se ficha en vibrant dans le sable, jusqu’à la garde.
Sur ce, la Dame se retourna et commença :
— Auriez-vous l’amabilité de m’expliquer où vous m’avez…
Et elle en resta là. Toutefois, si elle avait dit : « Auriez-vous l’amabilité… » alors que son regard n’avait pas encore décrit un arc de cercle suffisant pour lui révéler l’absence de tout interlocuteur derrière elle, le Pistolero nota avec un intérêt réel qu’elle n’en avait pas moins poursuivi sa phrase quelques instants parce que sa situation dictait un certain nombre d’évidences, même contredites par les faits, entre autres, que si elle était arrivée ici, ce ne pouvait être que poussée par quelqu’un.
Bien qu’il n’y eût personne derrière elle.
Absolument personne.
Elle reporta son attention sur Eddie et sur le Pistolero, l’incertitude dans les yeux, la confusion, l’inquiétude, et voilà qu’elle demandait :
— Où suis-je ? Qui m’a poussée ? Comment se fait-il que je sois là ? Pourquoi suis-je habillée, au fait, alors que j’étais chez moi en robe de chambre à regarder le journal de midi ? Qui suis-je ? Où est-ce ici ? Qui êtes-vous ?
« Qui suis-je ? », a-t-elle demandé, songea Roland. La digue s’est rompue… sur un déluge de questions ainsi qu’il était prévisible. Mais il en est une — « Qui suis-je ? » — allant contre toute attente et dont je sens qu’elle n’a toujours pas conscience de l’avoir posée.
Ni conscience du moment où elle l’a posée.
Car elle avait dit ça avant.
Avant même de leur demander qui ils étaient, elle s’était inquiétée de savoir qui elle était.
Les yeux d’Eddie allèrent du beau jeune/vieux visage de la femme noire dans le fauteuil roulant à celui du Pistolero.
— Comment se fait-il qu’elle ne le sache pas ?
— Difficile à dire. Le choc, je suppose.
— Un choc qui l’aurait surprise chez elle, dans son salon, avant de sortir pour aller chez Macy’s ? Tu m’as bien dit que son dernier souvenir, c’est qu’elle était en peignoir devant sa télé en train d’écouter je ne sais quel minet brushingué de frais raconter qu’on a retrouvé ce gus au fin fond des Keys, en Floride, avec la main gauche de Christa McAuliff accrochée au mur de son cabanon, à côté de l’espadon de deux mètres ?
Roland s’abstint de répondre.
Plus éberluée que jamais, la Dame demanda :
— Qui est Christa McAuliff ? Est-elle de ces Marcheurs de la Liberté qui ont disparu ?
Ce fut au tour d’Eddie de ne pas répondre. Les Marcheurs de la Liberté ? Qu’est-ce que c’était que ces zouaves ?
Le Pistolero lui jeta un regard qu’il n’eut aucun mal à interpréter :
Ça ne te crève pas les yeux qu’elle est en état de choc ?
Je vois ce que tu veux dire, Roland, mon vieux copain, mais ça ne colle que jusqu’à un certain point. Moi-même, j’ai subi un choc quand tu as déboulé dans mon crâne façon Starsky et Hutch, mais mes banques de données n’en ont pas pris un coup, que je sache.
À propos de choc, il venait de se payer une jolie décharge quand elle avait franchi le seuil. Il était agenouillé au-dessus du corps inerte de Roland, le couteau presque posé sur la chair vulnérable du cou… mais, à la vérité, il n’aurait jamais pu poursuivre son geste, pas pour l’heure du moins. Il était fasciné par la porte, par ce qu’il y voyait, une allée du Macy’s qui se ruait vers lui — et repensait de nouveau à Shining, à cette séquence où l’on voit ce que voit le gamin quand il fait du tricycle dans les couloirs du palace hanté, revoyait le moment où le gosse, au bout d’un de ces couloirs, tombe sur ces horribles jumelles fantômes. Ce qu’il y avait au bout de l’allée n’avait rien d’aussi fantastique, une simple porte blanche où était écrit en caractères discrets : PAS PLUS DE DEUX ARTICLES PAR ESSAYAGE. Ouais, pas de problème, on était bien chez Macy’s. C’était du Macy’s tout craché.
Une main noire jaillit et poussa la porte cependant que, derrière, une voix masculine (celle d’un flic — Eddie l’eût reconnue entre mille, n’eût-il entendu ce genre de voix qu’une fois dans sa vie, ce qui était loin d’être le cas) criait à la propriétaire de la main de s’arrêter, que c’était une impasse et qu’elle ne faisait qu’aggraver les choses. Dans la glace, sur sa gauche, Eddie entrevit le fauteuil et son occupante ; il se souvenait avoir pensé : Il l’a eue, c’est sûr, mais on ne peut pas dire que ça ait l’air de l’enchanter.
Puis la vue avait pivoté et Eddie s’était vu. Le spectacle s’était rué sur son spectateur et celui-ci avait failli lever la main tenant le couteau pour se protéger les yeux tant la soudaine sensation de regarder le monde par deux paires d’yeux était intense, tant elle était folle, tant elle risquait de le faire basculer dans la démence s’il ne s’y soustrayait pas, mais alors, tout arriva trop vite pour qu’il en eût le temps.
Le fauteuil franchit la porte. De justesse. Les moyeux crissèrent sur le chambranle invisible. Au même instant, Eddie perçut un autre bruit : un déchirement visqueux qui le fit penser à un mot
(placentaire)
lequel ne put vraiment lui venir à l’esprit parce qu’il ne se savait pas le connaître. Puis la femme roula vers lui sur le sable tassé de la grève, et elle n’avait plus l’air d’une furie, plus grand-chose de commun, en l’occurrence, avec celle dont il venait d’entrevoir le reflet dans la glace, mais Eddie n’en était pas outre mesure surpris : quand on passait tout d’un coup d’une cabine d’essayage du Macy’s à un bord de mer dans quelque monde oublié de Dieu où les homards pouvaient atteindre la taille de petits colleys, on avait le droit d’être un peu secoué. Il estimait pouvoir en apporter un témoignage personnel.
Elle parcourut encore un mètre avant de s’arrêter, et n’alla si loin qu’en raison de la pente et de la compacité du sable. Ses mains ne poussaient plus sur les roues comme elles avaient dû le faire — Eddie devinait avec quelle énergie (quand demain matin vous vous réveillerez avec des douleurs dans les épaules, songea-t-il, acerbe, c’est à Messire Roland qu’il faudra vous en prendre, ma petite dame) —, et elles allèrent étreindre à la place les bras du fauteuil alors que le regard de l’infirme se posait sur les deux hommes.
Derrière elle, la porte entre les mondes avait déjà disparu. Disparu n’était peut-être pas le meilleur terme. Elle avait donné l’impression de se replier sur elle-même comme un morceau de pellicule repartant à l’envers. Le phénomène avait commencé de se produire à l’instant où le détective du magasin avait ouvert cette autre porte plus ordinaire se bornant à préserver l’intimité de la cabine d’essayage. L’avait ouverte ou plutôt enfoncée — tant il s’attendait à ce que la voleuse en eût rabattu le loquet — et avec une telle violence qu’Eddie l’avait jugé sur le point de se payer un putain de plat contre le mur d’en face. Pronostic que le jeune homme ne devait jamais voir confirmé ou infirmé. Avant que l’ouverture de ce monde sur l’autre ne se fût totalement résorbée, la scène qui s’y inscrivait se figea.
Le film se terminait par un arrêt sur image.
Ne demeurait de ces péripéties mouvementées que la double trace du fauteuil, démarrant d’un sableux nulle part pour s’achever un mètre plus loin, là où lui et son occupante s’étaient immobilisés.
— Quelqu’un pourrait-il m’expliquer où je suis et comment j’y suis arrivée ? demanda cette dernière d’une voix presque suppliante.
— Une chose est sûre, Dorothy, dit Eddie. Ce n’est plus le Kansas.
Elle était au bord des larmes. Il la vit lutter pour les retenir. Perdre. Se mettre à sangloter.
Furieux (et avec un égal dégoût pour lui-même), il se tourna vers le Pistolero qui se relevait, chancelant. Roland s’éloigna, mais pas vers la Dame en pleurs. Il alla ramasser son couteau.
— Dis-lui ! hurla Eddie. Tu l’as amenée, alors maintenant, vas-y, dis-lui ! (Et, au bout d’un moment, il ajouta, plus bas :) Et puis tu m’expliqueras comment ça se fait qu’elle ne sache même plus qui elle est.
Roland ne répondit pas. Pas tout de suite. Il se baissa, pinça entre les doigts restants de sa main droite le manche du couteau qu’avec le plus grand soin il transféra ensuite à la gauche pour le ranger dans sa gaine sur le côté du ceinturon. Il essayait toujours d’appréhender ce qu’il avait senti dans l’esprit de la Dame. À la différence d’Eddie, elle s’était débattue, débattue comme un chat, depuis l’instant où il était passé au premier plan jusqu’à celui où ils avaient franchi la porte. La lutte avait commencé dès qu’elle l’avait senti. Sans le moindre temps mort parce qu’il n’y avait pas eu de surprise. C’était cela qu’il avait senti, cela dont il n’avait pas le plus petit début de compréhension. Aucune surprise à l’irruption de cette présence étrangère dans son cerveau, rien que la rage et l’horreur, immédiates, et l’immédiat début d’un combat pour l’en déloger. Un combat qu’elle n’avait même jamais été près de gagner — qu’elle n’aurait pu gagner, suspectait-il — mais qu’elle n’avait pas moins livré sans relâche. C’était une femme folle de peur, de colère et de haine qu’il avait sentie.
Rien que noirceur en elle… un esprit muré dans les ténèbres d’un éboulement.
Sauf que…
Sauf qu’à l’instant où ils avaient jailli en ce monde, où ils s’étaient séparés, il avait regretté — amèrement regretté — de ne pouvoir rester ne fût-ce qu’une seconde de plus. Une seconde qui lui aurait tant appris. Car cette femme devant eux n’était pas celle qu’il venait de quitter. Être dans l’esprit d’Eddie avait été comme de séjourner dans une pièce aux murs qui suintaient et se trémoussaient. Être dans celui de la Dame, c’était se retrouver couché nu dans le noir avec des serpents venimeux que l’on sentait ramper tout autour.
Jusqu’à la fin.
Car, à la fin, elle avait changé.
Et il y avait eu quelque chose d’autre, quelque chose qu’il pensait être d’une importance vitale, mais qu’il ne pouvait soit comprendre soit se remettre en mémoire. Quelque chose comme
(un coup d’œil)
la porte, mais dans le cerveau de cette femme. Quelque chose à propos
(tu as cassé le plat c’était toi)
quelque soudain éclair de compréhension. Comme dans l’étude, quand on finit par voir…
— Oh, le diable t’emporte, dit Eddie, écœuré. Tu n’es rien qu’une putain de machine.
Il passa sans s’arrêter devant Roland, s’approcha de la femme, s’agenouilla près d’elle, et quand elle l’entoura de ses bras, s’accrocha à lui comme un nageur qui se noie, il ne fit rien pour se dégager de l’étreinte mais à son tour la prit dans ses bras, la serra contre lui.
— Ça va, dit-il. Pas que ce soit génial mais ça va.
— Où sommes-nous ? gémit-elle. J’étais chez moi à regarder la télé. Je voulais savoir si mes amis s’étaient sortis vivants d’Oxford, voilà que je me retrouve ici, et que je ne sais même pas où c’est !
— Moi non plus, en fait. (Il la serra plus fort, commença de la bercer.) Mais nous y sommes ensemble, à mon sens. Je viens du même coin que vous, de ce bon vieux New York, et il m’est arrivé à peu près la même chose — enfin… à quelques variantes près, mais la même chose — et ça va bien se passer. (Comme s’il y repensait tout d’un coup, il ajouta :) Du moment que vous aimez le homard.
Elle s’accrochait à lui et pleurait, il la tenait dans ses bras et la berçait. Le Pistolero pensa : Pour lui, maintenant, ça va aller. Son frère est mort mais il a quelqu’un d’autre dont il pourra s’occuper. Oui, ça va aller.
Mais ce ne fut pas sans un serrement de cœur, sans un douloureux reproche. Il avait la faculté de tirer — de la main gauche, du moins —, de tuer, d’avancer sans relâche dans sa quête de la Tour, de s’y obstiner avec un acharnement brutal sur des milles, sur des années, voire sur des dimensions. Il avait la faculté de survivre, et même, de temps à autre, de protéger — n’avait-il pas sauvé l’enfant, Jake, d’une mort lente au relais, puis au pied des montagnes, de l’Oracle qui l’aurait sexuellement consumé ? — mais pour en fin de compte le laisser mourir. Et il ne l’avait pas fait par accident, il s’était agi d’un acte conscient, d’une damnation librement acceptée. Il les regardait tous les deux et, voyant Eddie serrer la femme dans ses bras, lui répéter que tout allait bien se passer, il se disait qu’il n’aurait jamais pu en faire autant, et voilà qu’une terreur insidieuse venait rejoindre en lui l’amertume.
Si tu as renoncé à ton cœur pour la Tour, Roland, tu as d’ores et déjà perdu. Un être sans cœur est un être sans amour, et un être sans amour est une bête. Être une bête est peut-être supportable, encore que l’homme qui accepte de se ravaler à ce rang finira sûrement par payer son tribut à l’enfer, mais pourquoi pas, si atteindre son objectif est à ce prix ? Si, sans cœur, on réussit à investir la Tour et à la conquérir ? Mais si tu n’as en toi que noirceur, que peux-tu faire sinon régresser de l’animal au monstre ? Devenir un animal à l’issue de tout cela relevait de la plaisanterie amère, comme d’offrir une loupe à un élaphonte. Mais devenir un monstre, c’était…
Payer son tribut à l’enfer est une chose. Mais souhaiterais-tu en porter tout le poids sur les épaules ?
Il repensa à Allie, et à la fille qui l’avait jadis attendu à sa fenêtre, repensa aux larmes qu’il avait versées sur le corps sans vie de Cuthbert. Oh, à l’époque, il avait aimé. Oui. À l’époque.
Je veux aimer ! sanglota-t-il en silence, mais alors qu’Eddie joignait ses larmes à celles de la femme dans le fauteuil roulant, les yeux du Pistolero restaient désespérément secs, comme le désert qu’il avait traversé pour atteindre cette mer sans soleil.
Il répondrait plus tard à la question d’Eddie. Plus tard, mais il y répondrait, car il estimait qu’Eddie avait intérêt à rester sur ses gardes. Si elle ne savait plus qui elle était, la raison en était fort simple : elle n’était pas une femme mais deux.
Et l’une des deux était dangereuse à l’extrême.
Eddie lui raconta ce qu’il put, glissant sur le règlement de comptes, mais sincère sur tout le reste.
Quand il eut achevé son récit, elle resta un moment parfaitement silencieuse, les mains réunies dans son giron.
Des ruisseaux dévalaient des montagnes qui ne cessaient de s’affaisser, les dévalaient sans jamais atteindre l’océan, et allaient se perdre à quelques milles à l’est de la plage qu’Eddie et Roland remontaient vers le nord. C’était là qu’ils allaient remplir les outres, corvées qu’Eddie avait assurées seul au début, Roland étant encore trop faible, mais plus tard, ils y étaient allés à tour de rôle, ayant à s’enfoncer toujours plus loin et à chercher plus longtemps pour trouver ces ruisseaux, toujours plus nonchalants à mesure que diminuait la hauteur des sommets où ils prenaient leur source. Toutefois, leur eau ne les avait jamais rendus malades.
Jusqu’à présent.
Roland y était allé hier et, bien que ce fût le tour d’Eddie, y était retourné aujourd’hui, prenant les outres en bandoulière et s’éloignant sans un mot. Geste qu’Eddie trouva d’une singulière discrétion sans vouloir en être touché — comme par tout ce qui venait du Pistolero, en l’occurrence —, s’en découvrant néanmoins touché… un peu.
Elle prêtait une oreille attentive à Eddie, sans jamais l’interrompre, les yeux rivés sur lui. Il y avait des moments où le jeune homme lui donnait cinq ans de plus que lui, d’autres où il allait jusqu’à quinze, mais ce sur quoi il n’avait aucun doute, c’était de tomber amoureux d’elle.
Quand il eut fini, elle resta un moment sans rien dire, cessant de fixer le jeune homme pour poser son regard au-delà sur les vagues qui, à la tombée de la nuit, ramèneraient les monstrueux crustacés et leur incompréhensible kyrielle de questions. Il avait apporté un soin particulier à les décrire. Mieux valait qu’elle eût un petit peu peur maintenant que beaucoup plus tard, quand ils sortiraient se dégourdir les pinces. Elle allait refuser d’en manger, supposait-il, après avoir entendu ce que les créatures avaient fait au pied et à la main de Roland, à plus forte raison une fois qu’elle les aurait vues de près. Mais la faim finirait bien par triompher de I-ce que chique et U-ce que chule.
Elle avait maintenant dans les yeux quelque chose de lointain.
— Odetta ? fit-il après que peut-être cinq minutes se furent écoulées.
Elle lui avait dit son nom : Odetta Holmes. Un nom qu’il trouvait grandiose.
Arrachée à sa rêverie, elle ramena les yeux sur lui, eut une esquisse de sourire et dit un mot, un seul :
— Non.
Il ne fit d’abord que lui rendre son regard, incapable de trouver une réponse qui convînt. Il pensait n’avoir jamais compris jusqu’alors à quel point une simple négation pouvait être illimitée.
— Je ne vous suis pas, finit-il par dire. À quoi dites-vous non ?
— À tout ça.
Le bras d’Odetta traça un vaste demi-cercle (un bras dont il avait déjà remarqué l’extrême vigueur — lisse et galbé, mais sous-tendu de muscles durs), montrant la mer, le ciel, la plage, les collines pelées où le Pistolero devait être à la recherche d’un cours d’eau (à moins qu’il ne fût en train de s’y faire dévorer par quelque monstre d’une intéressante et nouvelle espèce, éventualité sur laquelle Eddie n’avait guère envie de s’attarder). Montrant en bref l’ensemble de ce monde.
— Je vois ce que vous ressentez. Au début, j’ai moi-même eu l’impression de nager dans l’imaginaire. (Mais l’avait-il eue, cette impression ? Avec le recul, il lui semblait avoir tout de suite admis la réalité de ce monde, peut-être parce qu’il était malade, trop occupé à secouer sa guenon.) Ça vous passera, dit-il.
— Non, répéta-t-elle. Je ne vois que deux choses qui aient pu m’arriver, et, que ce soit l’une ou l’autre, je suis toujours à Oxford, Mississippi. Rien de tout ceci n’est réel.
Elle continua à parler. Si elle avait parlé un rien plus fort (ou s’il n’avait pas été lui-même en train de tomber amoureux), cela aurait presque eu l’air d’une conférence. En tout cas, la comparaison avec une ode lyrique s’imposa d’emblée.
À ceci près, s’astreignit-il à penser, que toute cette absurdité qui nous entoure s’avère bien réelle, et que tu vas avoir à l’en convaincre. Pour son bien.
— Je puis avoir été touchée à la tête, dit-elle. C’est qu’ils sont notoirement experts à manier matraque et manche de pioche à Oxford Town.
Oxford Town.
Il naquit un faible écho tout au fond des souvenirs d’Eddie. Elle avait dit ces mots dans une sorte de rythme qui, pour quelque motif, lui renvoyait Henry… Henry et des couches-culottes. Quoi ? Pourquoi ? Aucune importance pour l’heure.
— Vous voulez dire que tout ça pourrait n’être qu’une sorte de rêve que vous faites alors que vous êtes dans les pommes ?
— Ou dans le coma. Et vous n’avez pas besoin de me regarder comme si c’était absurde parce que ça ne l’est pas. Regardez.
Elle partagea ses cheveux sur la gauche si bien qu’Eddie put constater que ce n’était pas par simple coquetterie qu’elle les portait d’un seul côté. La vieille plaie au centre de la plaque à présent découverte était vilaine, dégarnie, torons blanc-gris tranchant sur la peau brune.
— Je vois que vous avez dû en baver.
— En baver et avoir du bon temps. Je suppose que ça rétablit l’équilibre. Mais je ne vous montrais ça que pour vous dire qu’à l’époque je suis restée trois semaines dans le coma. J’avais cinq ans. J’ai fait un tas de rêves qui me sont sortis de la tête, mais maman m’a toujours dit que c’est grâce à eux qu’ils avaient gardé quelque espoir : ils savaient que je n’allais pas mourir du moment que je parlais, et il semble que je parlais tout le temps, même si, d’après elle, il n’y avait pas un mot sur dix qui fût compréhensible. Et ces rêves étaient extraordinairement réalistes, ça je m’en souviens. (Elle marqua une pause, promena son regard autour d’elle.) Pas moins que cet endroit. Pas moins que vous, Eddie.
En entendant dans sa bouche les syllabes de son nom, il eut la chair de poule. Hou là là, c’était du sérieux.
— Ou que lui. (Elle frémit.) De tout, c’est lui qui a l’air le plus réel.
— Normal. Je veux dire : nous sommes réels, quoi que vous en pensiez.
Elle lui adressa un petit sourire, à l’évidence incrédule.
— Comment vous l’avez récoltée ? enchaîna-t-il. Cette cicatrice.
— Aucune importance. C’était simplement pour vous faire comprendre que ce qui est arrivé une fois peut toujours se reproduire.
— Peut-être, mais je vous demande ça par curiosité.
— Une brique m’est tombée sur la tête. C’était la première fois qu’on montait dans le Nord. Pas très loin de New York, à Elizabeth, dans le New Jersey. On était venus en train, dans le wagon à Jim Crow.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle écarquilla les yeux. Sa surprise presque méprisante.
— Mais où avez-vous vécu, Eddie ? Dans un abri antiatomique ?
— Non, dans un autre temps. Puis-je vous demander votre âge, Odetta ?
— Assez vieille pour voter, pas assez pour l’assistance sociale.
— Bon, voilà qui me remet à ma place, je suppose ?
— Mais gentiment, j’espère.
Et son sourire radieux hérissa de nouveau les avant-bras d’Eddie.
— J’ai vingt-trois ans, dit-il. Mais je suis né en 1964, l’année même où Roland vous a prise.
— Bêtises.
— Non. Moi, c’est de 1987 qu’il m’a tiré.
— Ma foi, fit-elle au bout d’un moment, ironique. Voilà qui plaide à coup sûr en faveur de votre théorie sur la réalité de ce monde, Eddie.
— Le wagon à Jim Crow… c’est là que les Blacks étaient tenus de voyager ?
— Les gens de couleur, rectifia-t-elle. Nous appeler Blacks est un peu péjoratif, non ?
— Vous ne vous donnerez pas d’autre nom dans les années 80, dit Eddie. Quand j’étais gosse, déjà, dire à un copain black qu’il était de couleur, c’était s’exposer à recevoir son poing dans la gueule. Il pensait qu’on se foutait de lui. Tout juste s’il n’aurait pas préféré être traité de nègre.
Elle le regarda, plus trop sûre d’elle, puis secoua de nouveau la tête.
— Bon, fit Eddie, revenons à cette histoire de brique.
— La plus jeune sœur de ma mère allait se marier. Elle s’appelait Sophia mais maman disait toujours Sœur Bleue parce que c’était la couleur qu’elle adorait. Enfin… « qu’elle adorait adorer », comme disait maman. Donc, je l’ai toujours appelée Tante Bleue, même avant de la connaître. Un beau mariage. Avec une réception après. Je me souviens de tous les cadeaux. (Elle rit.) Ça a toujours l’air si beau, les cadeaux, quand on est gosse, vous ne trouvez pas, Eddie ?
Il sourit.
— Ouais, c’est vrai. On n’oublie jamais un cadeau. Qu’on l’ait reçu ou qu’on ait vu quelqu’un d’autre le recevoir.
— Mon père gagnait déjà de l’argent, à l’époque, mais tout ce que j’en savais, c’était que nous étions en progrès. Là encore, c’est une expression de ma mère. Je lui avais raconté qu’une petite fille avec laquelle je jouais m’avait demandé si mon papa était riche et elle m’a dit ce que j’étais censée répondre si l’on venait à me reposer la question : que nous étions en progrès.
« On était donc en mesure d’offrir à Tante Bleue un service en porcelaine de toute beauté, et je me souviens…
La voix lui manqua. Elle porta une main à sa tempe et la massa distraitement comme si une migraine y prenait naissance.
— De quoi, Odetta ?
— Que maman lui a donné à part un plat pour les grandes occasions…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Excusez-moi. J’ai mal à la tête et ma langue a fourché. Je me demande d’ailleurs pourquoi je vous raconte tout ça.
— Ça vous embête ?
— Non, pas du tout. Je voulais dire que ma mère lui avait offert un plat spécial. Blanc, avec de jolis filets bleus sur le bord. (Elle sourit. Eddie n’eut pas l’impression d’un sourire parfaitement serein. Il semblait y avoir dans l’évocation de ce plat quelque chose qui la perturbait, et la manière dont ce souvenir prenait le pas sur la situation des plus étranges où elle se trouvait actuellement, situation qui aurait dû requérir l’essentiel de son attention, le perturbait, lui.)
« Je revois ce plat aussi nettement que je vous vois, Eddie. Ma mère l’a donné à Tante Bleue qui a fondu en larmes. Je crois qu’elle en avait vu un pareil dans la vitrine d’un magasin alors qu’elle et maman étaient encore gamines, et qu’à l’époque, bien sûr, leurs parents n’auraient jamais pu se permettre un tel achat. Elles n’avaient jamais rien eu qui fût pour les grandes occasions dans leur enfance. Après la réception, Tante Bleue et son mari étaient partis dans les Smoky Mountains pour leur lune de miel. Ils avaient pris le train.
Elle regarda Eddie.
— Dans le wagon à Jim Crow, dit-il.
— Exact ! Dans le wagon à Jim Crow ! À l’époque, les gens de couleur n’en connaissaient pas d’autre : le train regroupait les trois classes, servait de wagon-lit et de wagon-restaurant. C’est pour essayer de changer ce genre de choses que nous sommes à Oxford Town.
Elle gardait les yeux fixés sur lui, s’attendant sans doute à ce qu’il insistât sur sa présence ici et non là-bas, mais il était de nouveau pris dans l’enchevêtrement diffus de ses propres souvenirs. Oxford Town. À ceci près que d’autres mots avaient maintenant refait surface, rien qu’un fragment de refrain qu’il entendait Henry seriner d’une voix nasillarde jusqu’à ce que leur mère demande à son grand garçon s’il pouvait avoir la gentillesse de la laisser écouter Walter Cronkite.
Qu’attend-on pour enquêter ? répétait Henry dans sa mémoire. Il essaya d’y retrouver le reste du refrain, mais peine perdue. Sans grande surprise, d’ailleurs : les couches-culottes tendaient à situer le souvenir dans sa quatrième année au maximum. Qu’attend-on pour enquêter ? La question lui donnait froid dans le dos.
— Ça va, Eddie ?
— Oui, pourquoi ?
— Je ne sais pas, vous tremblez.
Il sourit.
— Donald a dû marcher sur ma tombe.
Elle rit.
— Toujours est-il qu’au moins je n’ai pas gâché la noce. C’est arrivé le lendemain matin au moment du départ. Nous avions passé la nuit chez un ami de Tante Bleue et mon père a appelé un taxi qui s’est présenté sans tarder. Mais quand le chauffeur a vu qu’il avait affaire à des gens de couleur, il a redémarré aussitôt comme s’il avait le feu où je pense. L’ami de Tante Bleue était déjà parti devant avec deux de nos valises — c’est qu’on était chargés : on devait rester une semaine à New York. Je me rappelle papa me disant qu’il avait hâte de voir mon visage s’illuminer quand j’allais découvrir le carillon de Central Park en train de frapper l’heure avec tous les animaux qui dansaient.
« Mon père a dit qu’on ferait aussi bien d’y aller à pied et ma mère a sauté sur cette idée, disant qu’elle était excellente, qu’il n’y avait après tout guère plus d’un kilomètre et demi d’ici à la gare et que ça nous ferait le plus grand bien de nous dégourdir les jambes après ces trois jours passés dans le train qui nous avait amenés du Sud et alors qu’une demi-journée nous attendait encore pour rejoindre New York. Mon père a dit qu’il était tout à fait d’accord avec elle et que, d’ailleurs, il faisait un temps splendide, mais je crois que, même si je n’avais que cinq ans, je me suis rendu compte qu’il était furieux et qu’elle était gênée, que tous deux craignaient d’appeler un autre taxi parce que la même chose risquait de se reproduire.
« On a donc commencé à descendre la rue. Je marchais du côté des maisons parce que maman aurait eu trop peur de me voir sur le bord du trottoir avec toutes ces voitures qui passaient. Je me rappelle m’être demandé si mon papa voulait vraiment dire que ma figure allait s’allumer comme une lampe ou quelque chose du genre quand j’allais voir cette horloge à Central Park, et si ça ne risquait pas de me faire mal, et c’est à cet instant que j’ai reçu la brique sur la tête. Tout est devenu noir pendant un moment. Puis je me suis mise à rêver. Des rêves extraordinairement réalistes. (Elle sourit.) Comme ce rêve-ci, Eddie.
— La brique est tombée seule ou il y avait quelqu’un pour la lancer ?
— On n’a jamais trouvé personne. La police (ma mère me l’a dit beaucoup plus tard, alors que j’avais dans les seize ans) a examiné l’endroit d’où, selon eux, provenait la brique : il y en avait d’autres qui manquaient et bon nombre de descellées. C’était juste à l’extérieur d’une fenêtre au troisième étage d’un immeuble condamné — que ça n’empêchait pas d’être habité, bien sûr… la nuit surtout.
— J’imagine, dit Eddie.
— On n’avait vu personne en sortir, alors on a conclu à un accident. Ma mère disait qu’à son avis ça n’avait pu être autre chose mais j’ai l’impression qu’elle mentait. Elle n’a même jamais essayé de me dire ce que mon père en pensait. Ils ruminaient toujours cette histoire de chauffeur de taxi qui avait jeté un regard sur nous pour redémarrer aussitôt. C’était ça plus que tout le reste qui pouvait leur faire admettre que quelqu’un ait pu être là-haut à jeter un coup d’œil par la fenêtre, à nous voir, et à se dire que lâcher une brique sur cette famille de nègres ne serait pas une si mauvaise idée.
« Vos crustacés vont-ils bientôt venir ?
— Non, répondit Eddie. Pas avant le crépuscule. Bon. Donc l’une de vos hypothèses concernant ce monde où nous sommes est qu’il s’agit d’un rêve de coma comme vous en avez eu après vous être fait assommer par cette brique. Sauf que, cette fois, c’était par une matraque ou un instrument du même type.
— Oui.
— Et quelle est l’autre hypothèse ?
Si la voix et les traits d’Odetta conservaient un calme relatif, son crâne était le théâtre d’un hideux maelström d’images qui se superposaient pour donner Oxford Town, oui, Oxford Town. Comment c’était la suite ? Déjà deux s’y sont fait tuer. Qu’attend-on pour enquêter ? Pas vraiment dans le mille, mais près. Très près.
— Que je suis devenue folle, dit-elle.
La première réponse qui lui vint à l’esprit fut : Si vous croyez que vous êtes devenue folle, Odetta, c’est que vous êtes cinglée.
Un rapide examen lui présenta toutefois cette réponse comme peu susceptible de convaincre qui que ce soit.
Il choisit donc de garder le silence quelque temps, assis auprès du fauteuil, les genoux sous le menton, les mains verrouillées, chacune enserrant le poignet de l’autre.
— Vous étiez vraiment accro à l’héroïne ?
— Je le suis. C’est comme de fonctionner à l’alcool ou au crack. Pas le genre de truc dont on se débarrasse à jamais. Quand j’entendais ça, dans le temps, je me disais Oui, oui, on lui dira, mais maintenant, je comprends. J’en ai encore envie, et je pense qu’une part de moi en aura toujours envie, mais le besoin physique est passé.
— Qu’est-ce que c’est, le crack ?
— On n’a pas encore inventé ça à votre époque. C’est un dérivé de la cocaïne, à ceci près que ça revient à transformer de la dynamite en bombe A.
— Et vous en preniez ?
— Dieu me préserve, non. Je vous l’ai déjà dit, mon truc c’était l’héro.
— Vous n’avez pas l’air d’un drogué.
Juste. Eddie était plutôt coquet… enfin, mis à part l’odeur de fauve qui montait tant de lui que de ses vêtements (il avait la possibilité de les passer à l’eau, de s’y plonger lui-même, et ne s’en privait pas, mais sans savon, le résultat n’était guère concluant). Il avait les cheveux courts quand Roland était entré dans sa vie (rien de mieux pour passer la douane, mon cher ; comique, vu la manière dont les choses avaient tourné) et ils restaient d’une longueur convenable. Il se rasait tous les matins avec le couteau extraordinairement affilé de Roland ; à sa maladresse du début avait succédé une assurance croissante. Il avait été trop jeune quand Henry était parti pour le Vietnam pour que se raser tînt une grande part dans sa vie et le retour du grand frère n’avait pas trouvé cette part fort grandie. Sans jamais aller jusqu’à se laisser pousser la barbe, il lui arrivait alors de résister trois ou quatre jours au harcèlement maternel, lui ordonnant de « tondre le chiendent ». Toutefois, Henry était revenu de là-bas maniaque sur le sujet (comme sur un certain nombre d’autres points de détail du même ordre : se saupoudrer les pieds d’un produit contre la transpiration après chaque douche, trois ou quatre brossages quotidiens des dents suivis d’un bain de bouche prolongé pour faire passer le goût du dentifrice, les vêtements toujours impeccables sur un cintre) et il avait converti Eddie au même fanatisme. Le chiendent était désormais tondu matin et soir. L’habitude s’était enracinée en lui comme tant d’autres qu’il devait à Henry, y compris celle qui réclame l’emploi d’une seringue.
— Trop soigné de ma personne ? demanda-t-il à Odetta, souriant jusqu’aux oreilles.
— Trop blanc, répondit-elle, laconique, puis elle garda le silence un moment, posant un regard sombre sur la mer.
Eddie aussi resta silencieux. S’il existait une réplique à ce genre de commentaires, il ne la voyait pas.
— Pardon, finit-elle par dire. C’était méchant, totalement injuste, et ça ne me ressemblait pas du tout.
— Ce n’est rien.
— Si, c’est comme un Blanc qui dirait : « Mon Dieu, je n’aurais jamais pensé que vous étiez un nègre », à quelqu’un qui a la peau très claire.
— Vous préférez vous voir comme une personne plus impartiale ?
— Ce qu’on préfère voir en soi et ce qu’on est en réalité n’ont bien souvent pas grand-chose en commun, serais-je tentée de penser, mais c’est exact : j’aime à me considérer comme sans parti pris. Veuillez donc accepter mes excuses, Eddie.
— À une condition.
— Laquelle ?
Elle avait un peu retrouvé son sourire et il était content. Il aimait pouvoir la faire sourire.
— Que vous donniez impartialement sa chance à ceci. Telle est la condition.
— Donner impartialement sa chance à quoi ?
L’amusement perçait dans sa voix. Pareille intonation l’aurait ulcéré chez un autre, lui donnant l’impression qu’on se foutait de lui, mais avec elle, c’était différent. Dans la bouche d’Odetta, ce ton un rien narquois ne posait pas de problème. Venant d’elle, supposait-il, rien n’aurait pu en poser.
— À une troisième hypothèse. À la réalité de ce qui nous arrive. Je veux dire… (Il s’éclaircit la gorge.) Je ne suis pas doué pour toutes ces foutaises philosophiques ou pour… vous savez… la métamorphose ou je ne sais quel putain de nom que vous donnez à ça…
— La métaphysique ?
— Peut-être. Je n’en sais rien. Oui, ça doit être ça. Mais ce que je sais, c’est qu’on ne peut pas refuser de croire à ce que vous disent vos sens. Car enfin, si votre théorie comme quoi tout ceci n’est qu’un rêve est exacte…
— Je ne parlais pas d’un rêve ordi…
— Quoi que vous ayez dit, ça revenait à ça. À une illusion ?
S’il y avait eu, à un moment ou à un autre, une pointe de condescendance dans la voix d’Odetta quelque condescendance, elle avait complètement disparu.
— Vous ne vous sentez peut-être aucune propension à la philosophie et à la métaphysique, Eddie, mais, au lycée, vous deviez briller dans les débats.
— Je n’y ai jamais participé. C’était bon pour les gays, les boudins et les chiffes molles. Comme le club d’échecs. Mais qu’est-ce que vous voulez dire par propension ? C’est quoi une propension ?
— Un penchant, ce qu’on aime bien faire. Mais vous, que voulez-vous dire par gais ? Qui appelle-t-on des gais ?
Il la regarda un moment puis haussa les épaules.
— Les homos. Les tapettes. Aucune importance. On pourrait passer la journée à faire des concours d’argot, ça ne nous mènerait nulle part. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que si tout ça n’est qu’un rêve, rien ne prouve que ce soit le vôtre. Ce pourrait être le mien. C’est vous qui pourriez n’être qu’un produit de mon imagination.
Le sourire d’Odetta s’altéra.
— Mais… personne ne vous a tabassé.
— Vous non plus.
Le sourire avait complètement disparu maintenant.
— Pas que je me souvienne, rectifia-t-elle avec quelque aigreur.
— Tout comme moi ! s’écria Eddie. Vous me dites qu’ils ont la matraque facile à Oxford Town. Mais ces types des douanes n’étaient pas précisément aux anges quand ils se sont aperçus que je n’avais pas la dope qu’ils comptaient trouver. L’un d’eux aurait très bien pu me caresser le crâne avec la crosse de son arme. Je pourrais être à Bellevue à l’heure qu’il est, en train de rêver de vous et de Roland pendant qu’ils rédigent leur rapport, expliquant comment, alors qu’ils m’interrogeaient, je suis devenu violent et qu’ils ont dû me calmer.
— Ce n’est pas du tout pareil.
— Pourquoi ? Parce que vous êtes cette Black handicapée, intelligente et cultivée, prenant une part active à la vie de son pays alors que je ne suis qu’un junkie de la cité ?
Cela dit avec un grand sourire pour bien montrer qu’il blaguait, mais elle ne l’en foudroya pas moins du regard.
— J’aimerais que vous cessiez de me traiter de Black !
Il soupira.
— OK, mais il va falloir que je m’y habitue.
— Vous auriez vraiment dû participer à des débats.
— Mon cul, dit-il. (Et le regard qu’elle lui lança lui fit comprendre qu’entre elle et lui existait plus qu’une simple différence de couleur ; ils se parlaient à deux îles de distance. L’eau entre eux était du temps. Aucune importance. Le mot avait requis l’attention d’Odetta.) Ce n’est pas un débat que je veux avoir avec vous. C’est vous ouvrir les yeux sur le fait que vous êtes bien réveillée, voilà tout.
— Je pourrais être en mesure de me conformer provisoirement aux principes de votre troisième hypothèse aussi longtemps que ce… que cette situation se poursuivra s’il n’y avait une différence fondamentale entre ce qui vous est arrivé et ce qui m’est arrivé à moi, dit-elle. Si énorme et si fondamentale qu’elle vous a échappé.
— Alors montrez-la-moi.
— Il n’y a pas de rupture dans votre conscience des choses. Il y en a une très grande dans la mienne.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Simplement que votre récit rend compte d’une chaîne ininterrompue d’événements : l’avion, l’incursion de cet… de… de lui… (Elle désigna les collines avec une répugnance visible.) La mise en lieu sûr de la drogue, la garde à vue à la douane et tout le reste. C’est une histoire fantastique mais qui se tient d’un bout à l’autre.
« Quant à moi : je suis revenue d’Oxford et Andrew, mon chauffeur, m’a ramenée chez moi. J’ai pris un bain avec l’envie d’aller me coucher juste après. J’avais un mal de tête terrible et le sommeil est la seule chose qui me fasse du bien dans ces cas-là. Mais on n’était pas loin de minuit et je me suis dit que j’allais d’abord regarder les informations. Si certains d’entre nous avaient été relâchés, la grosse majorité moisissait toujours au violon quand j’avais quitté la ville. Je voulais savoir si on avait réglé leur cas.
« Je me suis séchée, j’ai enfilé mon peignoir et je me suis installée devant la télé. Le présentateur a commencé par parler du discours que Khrouchtchev venait de faire à propos des conseillers militaires américains au Vietnam. Il disait : « Nous avons des images qui ont été tournées… » et puis plus rien, je roulais sur cette plage. Vous me dites que vous m’avez vue franchir une sorte de porte magique à présent disparue, et qu’avant j’étais chez Macy’s et que j’y étais en train de voler à l’étalage.
C’est déjà passablement absurde mais admettons… vous ne croyez pas que j’aurais trouvé mieux à voler que des bijoux de pacotille dans ce cas ? Je ne porte jamais de bijoux.
— Vous feriez mieux de jeter un nouveau coup d’œil sur vos mains, Odetta, dit tranquillement Eddie.
Un long moment, son regard alla du « solitaire » sur son petit doigt gauche, une pierre trop vulgaire, trop grosse pour être autre chose que du strass, à l’opale débordant de l’annulaire gauche, trop vulgaire et trop grosse elle aussi pour être autre chose que bien réelle.
— Rien de tout cela n’existe, répéta-t-elle avec conviction.
— Changez de disque ! (Pour la première fois, sa colère n’était pas feinte.) Chaque fois qu’on perce un trou dans votre petite histoire bien nette, vous ne savez que vous réfugier dans cette réponse. Merde, réfléchissez un peu, ’Detta.
— Ne m’appelez pas comme ça ! J’ai horreur de ça !
Sa réaction avait été si violente qu’Eddie eut un mouvement de recul.
— Désolé. Seigneur, je ne pouvais pas savoir…
— Bon. Je suis passée de la nuit au jour, d’un seul peignoir sur le dos à une tenue complète, de mon salon à cette plage déserte. Et ce qui est arrivé, en fait, c’est qu’une espèce de panse à bière de shérif rougeaud m’a collé son bâton sur le sommet du crâne, et c’est tout !
— Mais vos souvenirs ne s’arrêtent pas à Oxford, lui fit doucement remarquer Eddie.
— Que… Qu’est-ce ?
Incertitude à nouveau. Ou peut-être voir et refuser l’évidence. Comme pour les bagues.
— Si vous avez perdu connaissance à Oxford, comment se fait-il que vos souvenirs aillent plus loin ?
— Il n’y a jamais trop de logique dans ce genre de choses. (Elle s’était remise à se masser les tempes.) Et maintenant, si ça ne vous fait rien, Eddie, j’aimerais que nous mettions un terme à cette conversation. Mon mal de tête est de retour, et il s’annonce carabiné.
— À mon avis, la logique dans tout ça ne dépend que de ce que vous voulez croire ou ne pas croire. Je vous ai vue chez Macy’s, Odetta. Je vous ai vue voler. Vous me dites que ce n’est pas une chose que vous faites, mais vous me dites aussi que vous ne portez jamais de bijoux. Et vous me le soutenez même après avoir à plusieurs reprises depuis que nous parlons baissé les yeux sur vos mains. Ces bagues n’ont pas cessé d’y être, mais c’était comme si vous ne pouviez pas les voir tant que je ne vous y avais pas obligée en attirant votre attention sur elles.
— Je ne veux plus parler de ça ! hurla-t-elle. J’ai horriblement mal à la tête !
— D’accord. Mais vous savez très bien où vous avez perdu conscience de l’écoulement du temps, et ce n’était pas à Oxford Town.
— Laissez-moi tranquille, dit-elle d’un ton morne.
Eddie vit Roland qui redescendait vers eux, ses outres pleines, une autour de la taille, l’autre en bandoulière. Il avait l’air exténué.
— Je voudrais vous aider, ajouta-t-il à l’adresse d’Odetta. Mais pour que ce soit possible, il me faudrait être réel, je crois.
Il s’attarda encore un moment près d’elle mais elle gardait la tête baissée, continuait de se masser les tempes.
Il alla à la rencontre du Pistolero.
— Assieds-toi. Tu as l’air à bout de forces.
— Je le suis. Je recommence à être malade.
Eddie posa les yeux sur les lèvres craquelées de son compagnon, sur ses joues et son front qu’embrasait la fièvre et hocha la tête.
— J’espérais qu’il n’en serait rien, mais je ne peux pas dire que ça me surprenne. Le coup de batte des antibios était trop mou pour un parcours complet. Balazar n’avait pas assez de Keflex.
— Je ne comprends pas.
— Avec la pénicilline, il te faut poursuivre le traitement un certain temps pour triompher de l’infection. Sinon, tu ne fais que la suspendre. Passent quelques jours et elle réapparaît. Il n’y a plus qu’à retrouver du Keflex. Et on a encore une porte qui nous attend. Dans l’intervalle, tu vas simplement avoir à te ménager.
Eddie songeait toutefois non sans inquiétude au handicap d’Odetta et aux trajets de plus en plus longs qu’ils allaient avoir à faire pour trouver de l’eau. Il se demanda si Roland aurait pu choisir un pire moment pour sa rechute. Sans doute, mais c’était déjà assez gratiné comme ça.
— Il faut que je te dise quelque chose à propos d’Odetta.
— C’est son nom ?
— Oui.
— Il est charmant.
— Ouais, c’est aussi mon avis. Ce qui l’est moins, c’est ce qu’elle pense de cet endroit. Elle est persuadée de pas y être pour de vrai.
— Je sais. Et elle n’a pas l’air de me porter dans son cœur, hein ?
Non, pensa Eddie. Même si ta fonction de croquemitaine ne te rend pas plus réel à ses yeux.
Il le pensa mais n’en dit rien, et se contenta de hocher la tête.
— Les raisons sont presque les mêmes, dit le Pistolero. Ce n’est pas la femme que j’ai ramenée de là-bas. Pas du tout.
Eddie ouvrit de grands yeux puis acquiesça, tout excité. Le reflet entrevu dans la glace de la cabine d’essayage… ce visage tordu par la haine… bon Dieu, Roland avait raison. Rien d’Odetta.
Puis il se rappela les mains qui avaient farfouillé négligemment dans les foulards, enfournant tout aussi négligemment la quincaillerie dans le sac ouvert sur les genoux… comme si, lui avait-il semblé, comme si elle avait voulu se faire prendre.
Il y avait eu des bagues sur ces mains.
Les mêmes bagues.
Ce qui n’impliquait pas nécessairement les mêmes mains, s’écria-t-il mentalement, mais ça ne tint pas plus d’une seconde. Il les avait étudiées, ces mains. C’étaient les mêmes doigts, longs, fuselés, tout en finesse.
— Non, reprit le Pistolero. Ce n’est pas elle.
Son regard bleu se posa sur Eddie, l’examina.
— Les mains…
— Écoute. Écoute-moi bien. Notre vie peut en dépendre. La mienne parce que je suis de nouveau mal, la tienne parce que tu es amoureux.
Eddie ne dit mot.
— Elles sont deux dans un même corps. C’était une femme quand je suis entré en elle, une autre quand j’ai franchi la porte.
Là, Eddie ne vit plus rien à dire.
— Et ce n’est pas tout. Il y a quelque chose d’étrange, que je n’ai pas compris, ou alors que j’ai compris mais qui m’a échappé depuis. Et qui semble important.
Les yeux de Roland se portèrent au-delà d’Eddie sur le fauteuil roulant échoué, solitaire, au bout de sa courte trace qui naissait de nulle part. Puis ils se reportèrent sur le jeune homme.
— Je n’y comprends pas grand-chose, ni comment une telle chose peut être possible. Mais il te faut rester sur tes gardes. Ça, tu le comprends ?
— Oui.
Eddie se sentait comme si l’air dans ses poumons s’était raréfié. Il comprenait — du moins avait-il cette espèce de compréhension d’un rat des salles obscures — ce dont parlait le Pistolero — mais le souffle lui manquait pour l’expliquer… en tout cas pour l’instant. C’était comme si Roland le lui avait extirpé à coups de pied.
— Bien. Parce que la femme dans laquelle je me suis retrouvé de l’autre côté de la porte était aussi dangereuse que ces espèces de homards géants qui sortent des vagues à la tombée de la nuit.
Il te faut rester sur tes gardes », avait dit le Pistolero. Mais en dépit de l’accord exprimé, il n’en restait pas moins certain qu’Eddie ne savait pas de quoi il parlait. Toute la part profonde de sa conscience, celle qui héberge ou non l’instinct de survie, n’avait pas capté le message. Le Pistolero s’en aperçut. Et ce fut une chance pour Eddie.
Au beau milieu de la nuit, les yeux de Detta Walker basculèrent, grands ouverts. Il y scintillait la clarté des étoiles et une conscience aiguë de la situation.
Elle se souvenait de tout, de la résistance qu’elle leur avait opposée, comment ils avaient fini par l’attacher dans son fauteuil, et la manière dont ils l’avaient narguée, ne cessant de la traiter de sale négresse, sale négresse.
Elle se rappelait les monstres sortant des vagues et l’un des deux hommes — le plus vieux — en tuant un. Le jeune avait allumé un feu pour faire cuire la prise puis il s’était approché d’elle avec un sourire mauvais et lui avait tendu un morceau fumant de chair de monstre. Elle l’avait frappé au visage et il lui avait dit : « Bon, parfait, tu finiras bien par changer d’avis, sale négresse. On va bien voir si tu ne changes pas d’avis. » Puis lui et le Vraiment Méchant avaient sorti un quartier de bœuf et l’avaient lentement, délicieusement rôti sur les braises de ce feu allumé sur cette plage inconnue où ils l’avaient amenée.
Tentation terrible que le parfum de ce bœuf grésillant sur les braises mais elle n’en avait rien montré. Même quand le jeune lui en avait agité un morceau sous le nez en serinant : « Mords dedans, sale négresse, allez, mords dedans », elle était restée de marbre, entièrement renfermée sur elle-même.
Puis elle avait dormi et maintenant elle était réveillée. Ils l’avaient détachée. Elle n’était même plus dans le fauteuil mais allongée entre deux couvertures, largement au-dessus de la limite des marées hautes que les homards géants continuaient d’arpenter, tout en posant leurs questions absurdes, débarrassant l’air des mouettes bizarres qui avaient la malchance de passer à leur portée.
Elle tourna la tête à gauche, n’y vit rien.
Elle la tourna à droite et son regard rencontra les deux types endormis, enroulés dans leurs couvertures. Le jeune était le plus proche et c’était à côté de lui que le Vraiment Méchant avait posé ses ceinturons après les avoir retirés.
Les pistolets dépassaient des étuis.
Tas fait une connerie, cul blanc, pensa Detta, et elle roula sur sa droite, constata que le crissement du sable grossier sous son corps restait inaudible, couvert par le vent, par les vagues et par l’interrogatoire plaintif des créatures. Telle l’une d’entre elles, les yeux brillants, elle commença de ramper vers les ceinturons.
Les atteignit, s’empara d’une arme.
La trouva très lourde, sa crosse si lisse, si totalement meurtrière dans sa main. Le poids ne l’inquiéta pas. Elle avait des bras musclés, Detta Walker.
Elle rampa un peu plus loin.
Le jeune n’était toujours qu’une souche aux ronflements sonores mais le Vraiment Méchant s’agita soudain dans son sommeil et elle se figea, un rictus tatoué sur la figure, jusqu’à ce qu’elle le vît de nouveau parfaitement immobile.
Il doit êt’ ‘usé, l’salaud. T’avise pas d’en douter, Detta.
Elle trouva le cran usé du barillet, le poussa, n’obtint rien, tira. Il bascula, révélant des alvéoles garnies.
Cha’gé ! Bien, ma fille. D’abo’d, tu t’occupes du p’tit pédé. Le V’aiment Méchant, y va se ’éveiller aussi sec, alors tu lui décoches ton plus beau sou’i’e, et ce joujou va lui nettoyer la caboche comme une to’nade blanche.
Elle referma le barillet, posa son pouce sur le chien… et attendit.
Profitant d’une bourrasque, elle arma au bandé. Braqua le revolver de Roland sur la tempe d’Eddie.
Le Pistolero vit tout cela par la fente de son œil entrouvert. La fièvre était de retour, mais pas assez encore pour qu’il eût à se méfier de lui-même. Donc, il attendit, un seul œil entrouvert, tous ses nerfs prêts à détendre son corps, ce corps qui avait toujours été son arme quand il n’en avait pas une à la main.
Elle pressa la détente du revolver qu’elle venait de prendre dans son ceinturon. Clic.
Clic, évidemment.
Quand Eddie et lui, palabre conclue, étaient rentrés au camp, ils y avaient trouvé Odetta Holmes dans un profond sommeil, avachie sur un bras du fauteuil. Ils lui avaient aménagé le meilleur lit possible dans le sable, l’y avaient transportée puis bordée. Eddie, ce faisant, n’avait pas douté qu’elle dût se réveiller. Le Pistolero savait qu’il n’en serait rien.
Il avait abattu un homard. Eddie l’avait fait cuire et ils avaient mangé, réservant une part pour Odetta.
Puis ils avaient parlé, et le jeune homme avait dit quelque chose qui avait fait à Roland l’effet d’un éclair déchirant la nuit. Ce fut trop éblouissant et trop bref pour une saisie exhaustive mais il vit beaucoup, comme on peut discerner la configuration d’une côte dans le temps de cette seule et providentielle explosion de lumière crue.
Il aurait pu en informer Eddie mais n’en avait rien fait. Il se savait devoir être le Cort du jeune homme, et quand un élève de Cort se retrouvait en sang à la suite d’un coup qu’il n’avait pas vu venir, le commentaire du maître n’avait jamais varié : « Un gosse ne comprend ce qu’est un marteau qu’après avoir eu le doigt proprement écrasé sur un clou. Allez, debout, larve, et cesse de pleurnicher ! Tu as oublié le visage de ton père ! »
Eddie s’était donc assoupi — en dépit de la recommandation de rester sur ses gardes — et quand le Pistolero avait eu la certitude qu’ils dormaient tous deux (il s’était octroyé un délai, se méfiant de la Dame), il avait rechargé ses armes avec des douilles vides et ôté ses ceinturons (non sans une pointe d’angoisse) pour les déposer près d’Eddie.
Puis il avait attendu.
Une heure. Deux. Trois.
Vers la demie de la quatrième, alors que son corps exténué et fiévreux tentait de l’entraîner dans le sommeil, il sentit plutôt qu’il ne vit la Dame s’éveiller, ce qui déclencha chez lui une vigilance absolue.
Il la regarda rouler et se mettre à plat ventre, muer ses mains en serres et ramper sur le sable vers les ceinturons. L’observa tandis qu’elle sortait un des revolvers de son étui, reprenait sa progression vers le jeune homme puis s’immobilisait tête dressée, les narines palpitantes, faisant plus que humer l’air, le goûtant.
Oui, c’était bien celle qu’il avait été chercher de l’autre côté de la porte.
Quand elle jeta un rapide regard dans sa direction, il fit plus que feindre le sommeil — feinte qu’elle aurait sentie — et s’endormit pour de bon. À peine averti par son intuition qu’elle se désintéressait de lui, il s’éveilla de nouveau et, rouvrant à demi son œil, reprit sa surveillance. Il la vit lever l’arme — considérablement moins gênée par son poids qu’Eddie lorsque, pour la première fois, il avait fait de même — et la pointer sur la tête du jeune homme. Puis elle marqua une pause, et ses traits s’emplirent d’une indicible astuce.
En cet instant, elle lui rappela Marten.
Elle tripota le barillet, s’y prit mal au début puis réussit à le basculer. Son regard se posa sur les culots de douille et Roland se tendit, attendant d’abord de voir si elle allait comprendre que le percuteur avait déjà frappé ces amorces, et ensuite si elle allait retourner l’arme pour ne rien découvrir dans ces alvéoles au lieu du plomb qui aurait dû les garnir (il avait songé à charger les revolvers de cartouches qui avaient fait long feu, y avait songé mais fugitivement : Cort leur avait appris que toute arme à feu n’obéit en dernier ressort qu’au Vieux Pied Fourchu et qu’une balle qui a refusé de partir une fois peut très bien se décider la fois suivante). L’eût-il vue répondre à l’une de ces deux attentes qu’il eût aussitôt bondi.
Mais elle rabattit le barillet et commença de relever le chien… puis marqua une nouvelle pause, attendit une saute de vent pour couvrir le petit cliquetis qui sanctionnerait la fin de son geste.
Elle aussi, pensa-t-il. Mauvaise et sans jambes, mais pistolero à coup sûr au même titre qu’Eddie.
Il attendit avec elle.
Le vent s’enfla.
Elle amena le chien au bandé, plaça le canon presque au contact de la tempe du jeune homme.
Avec le sourire grimaçant d’une ogresse, elle pressa la détente. Clic.
Il attendit.
Elle la pressa de nouveau. Puis encore une fois. Puis une autre. Clic-Clic-Clic.
— ’Culé ! hurla-t-elle avant de retourner l’arme dans sa main d’un mouvement fluide.
Roland se ramassa mais ne bondit toujours pas. Un gosse ne comprend ce qu’est un marteau qu’après avoir eu son doigt proprement écrasé sur un clou.
Si elle le tue, elle te tue.
Aucune importance, répondit la voix de Cort, inexorable.
Eddie se réveilla. Et donna la preuve que ses réflexes étaient corrects, s’esquivant assez vite pour n’être ni assommé ni tué. Au lieu d’atteindre la tempe, cible vulnérable, la lourde crosse du revolver s’abattit sur le côté de la mâchoire.
— Qu’est-ce que… Seigneur !
— ’Culé ! ’Culé d’cul blanc ! brailla Detta, et Roland vit remonter l’arme.
Qu’elle fût infirme et qu’Eddie roulât déjà hors d’atteinte n’autorisa pas le Pistolero à tenter le diable plus longtemps. Si Eddie n’avait pas retenu la leçon, le cas était désespéré. Mais, d’une part, il y avait fort à parier que la prochaine fois qu’il lui dirait de rester sur ses gardes, il le ferait, d’autre part — et surtout — la salope était trop rapide.
Il se détendit, vola par-dessus Eddie, renversa la femme, et atterrit sur elle.
— T’en veux aussi, salopa’d ? hurla-t-elle à Roland, lui plaquant simultanément son pubis contre les parties et levant au-dessus de lui le revolver qu’elle tenait encore. Pasque si t’en veux, j’vas t’en donner, tu peux êt’su !
— Eddie !
Plus qu’un cri, c’était un ordre. Auquel Eddie ne réagit d’abord qu’en restant stupidement accroupi à côté d’eux, les yeux écarquillés, le regard fixe, le sang ruisselant de sa mâchoire (déjà bien enflée). Fais quelque chose ! pensa le Pistolero, rageur. Ou serait-ce que tu ne veux rien faire ? Ses forces diminuaient et le prochain coup de crosse allait lui casser le bras… et encore, s’il interposait celui-ci à temps. Sinon, c’était sa tête qu’il fracasserait.
Puis Eddie se décida. Il bloqua l’arme à mi-descente et, dans un cri, elle se retourna contre lui, le mordit, l’insulta, dans un argot si outrageusement déformé par l’accent du Sud que même lui n’y comprit mot. Pour Roland, ce fut comme si elle s’était brusquement mise à parler dans une langue étrangère. Eddie réussit toutefois à lui arracher l’arme et, débarrassé de cette menace, le Pistolero fut en mesure de clouer l’infirme au sol.
Elle ne s’avoua pas vaincue pour autant, s’obstinant à ruer, à se tordre, à hurler, son noir visage ruisselant de sueur.
Eddie restait paralysé, les yeux ronds, la bouche s’ouvrant et se fermant comme celle d’un poisson. Il porta une main hésitante à sa mâchoire, grimaça, regarda ses doigts et le sang qui les maculait.
Elle leur criait qu’elle aurait leur peau à tous les deux, qu’ils pouvaient essayer de la violer, qu’elle les tuerait avec sa chatte, qu’ils allaient voir ce que c’était que sa chatte, une putain de grotte avec des dents tout autour de l’entrée, qu’ils n’avaient qu’à essayer de l’explorer s’ils ne la croyaient pas.
— Mais merde… fit Eddie, la voix aussi niaise que l’expression de son visage.
— Un de mes ceinturons, vite, hoqueta le Pistolero. Je vais la faire rouler au-dessus de moi et tu vas lui attraper les bras, lui lier les mains dans le dos.
— Jaaamais ! hurla Detta, et elle cambra son corps infirme avec une telle violence qu’elle réussit presque à désarçonner Roland.
Il la sentit tentant de lui remonter le restant de sa cuisse droite dans les couilles, de chercher à les broyer.
— Je… Je… elle…
— Remue-toi, merde ! Que soit maudit le visage de ton père ! rugit Roland.
Eddie sortit enfin de sa stupeur.
À deux reprises, elle faillit leur échapper alors qu’ils la maîtrisaient. Mais Eddie finit par passer la boucle d’un ceinturon autour des poignets que, dans un ultime effort, Roland venait de réunir dans le dos de la femme (le Pistolero n’ayant cessé dans l’intervalle de se rejeter loin des morsures comme une mangouste combattant un serpent, évitant les dents mais ne se retrouvant pas moins luisant de crachats jusqu’à ce que, enfin, Eddie la tire en arrière par l’espèce de laisse qu’ils venaient d’improviser). Le jeune homme ne voulait pas faire mal à cette horreur écumante et hurlante. Elle était mille fois plus repoussante que les homarstruosités car dotée d’une intelligence infiniment supérieure, mais il savait qu’elle pouvait être belle. Il se refusait à blesser l’autre personne que cette enveloppe abritait (telle une colombe prête à jaillir du coffre à double fond d’un magicien).
Odetta Holmes était quelque part à l’intérieur de ce monstre.
Bien que sa dernière monture — une mule — fût morte dans un passé trop lointain pour lui être restée en mémoire, il avait toujours dans sa bourse une longueur de corde qui lui avait servi à l’attacher (laquelle corde avait été dans un passé plus reculé encore un magnifique lasso de pistolero). Ils s’en servirent pour river la Dame d’Ombres à son fauteuil comme elle s’était imaginé (ou avait cru se rappeler, ce qui en fin de compte revenait au même) l’avoir été auparavant. Puis ils s’en éloignèrent.
N’eussent été les monstrueux crustacés, Eddie aurait gagné le bord de l’eau pour se laver les mains.
— J’ai l’impression que je vais vomir, dit-il d’une voix qui muait d’un extrême à l’autre de son registre, comme celle d’un jeune adolescent.
— Pourquoi vous ne vous faites pas un soixante-neuf, tous les deux ? braillait la créature en se débattant dans ses liens. Pourquoi vous ne faites pas ça si la femme noire vous flanque la trouille ? Allez, sucez-vous vos p’tites bougies ! Profitez-en tant que c’est possible pasque Detta Walker va sortir de son fauteuil et vous la couper, vot’p’tite bougie maigrichonne, elle va vous la couper pour en nourrir les scies circulaires qui se trimbalent là-bas !
— C’est elle, la femme dans laquelle je suis entré, dit le Pistolero. Tu me crois, maintenant ?
— Je te croyais avant. Ne te l’ai-je pas dit ?
— Tu croyais me croire. Tu me croyais du bout de l’esprit. Me crois-tu de tout ton être maintenant ? Jusque dans ses moindres recoins ?
Eddie regarda la chose qui se convulsait et hurlait dans le fauteuil, puis il se détourna, blanc comme un linge hormis sa mâchoire qui saignait encore un peu. Tout ce côté de son visage commençait d’ailleurs à évoquer un ballon de baudruche.
— Oh que oui ! dit-il.
— Cette femme est un monstre.
Eddie se mit à pleurer.
Roland aurait voulu le consoler, ne pouvait se permettre un tel sacrilège (le souvenir de Jake n’était que trop vif), aussi s’en-fonça-t-il dans le noir avec en lui cette fièvre nouvelle qui le brûlait et le torturait.
Beaucoup plus tôt dans la nuit, alors qu’Odetta dormait toujours, Eddie avait dit qu’il avait peut-être une idée de ce qui ne tournait pas rond chez elle. Peut-être. Le Pistolero lui avait demandé de développer.
— Il se peut qu’elle soit schizophrène.
Roland bornant sa réponse à une mimique impuissante, Eddie lui expliqua ce qu’il comprenait de la schizophrénie (savoir glané dans des films tels que Les Trois Visages d’Ève ou au hasard de diverses émissions à la télé, en particulier les soaps[3] qui, lorsque Henry et lui étaient défoncés, leur servaient de toiles de fond pendant leurs voyages). Roland hocha la tête. Oui, la maladie que lui décrivait Eddie semblait correspondre : une femme à deux visages, l’un de lumière, l’autre enténébré, comme la figure que l’homme en noir lui avait montrée sur la cinquième lame de Tarot.
— Et ces gens — les schizophrènes —, ils n’ont pas conscience d’avoir une autre personnalité ?
— Non, dit Eddie. Bien que…
Il en resta là, observant d’un air sombre les homarstruosités qui allaient et venaient et posaient leurs questions, posaient leurs questions et allaient et venaient.
— Bien que quoi ?
— C’est que je ne suis pas jivaro… alors je n’en sais trop rien…
— Jivaro ? Qu’est-ce que c’est ?
— Réducteur de têtes. (Il se tapota la tempe.) Un type qui s’occupe de ce qui ne va pas là-dedans. Le vrai nom, c’est psychiatre.
Roland fit signe qu’il avait compris. Il préférait réducteur de têtes. Parce que l’esprit de cette femme occupait trop de place, deux fois plus que nécessaire.
— Bien qu’à mon avis, reprit Eddie, les schizos se doutent presque toujours qu’il y a quelque chose d’anormal chez eux. À cause des trous de mémoire. Je me trompe peut-être, mais je vois ça comme s’il s’agissait le plus souvent de personnes qui pensent souffrir d’amnésie partielle du fait qu’elles interprètent mal les passages à vide qui semblent se produire quand leur autre « moi » est aux commandes. Elle, en revanche, dit se souvenir de tout. Et si elle le dit, c’est qu’elle est sincèrement persuadée qu’il en est ainsi.
— Je pensais t’avoir entendu dire qu’elle ne croyait pas à la réalité de ce qui lui arrive.
— Ouais, reconnut Eddie, mais oublie ça pour l’instant. Ce que j’essaie de dire c’est que, quelle que soit l’interprétation qu’elle en donne, ses souvenirs passent directement de son living où elle est en peignoir devant le journal télévisé de minuit à sa situation présente. Directement, sans rupture aucune. Elle n’a pas la moindre sensation qu’une autre personne ait pris le relais dans l’intervalle. Et il ne faut pas perdre de vue que, quand tu lui es tombé dessus chez Macy’s, ce pouvait être le lendemain ou des semaines plus tard. Je sais qu’on était encore en hiver parce que la plupart des clients dans le magasin étaient en pardessus… (Le Pistolero hocha la tête. Les perceptions d’Eddie s’affinaient. Bien. Il n’avait certes pas encore remarqué ni les bottines ni les écharpes, ni les gants dépassant des poches, mais c’était un début.) Mais à part ça, impossible de dire combien de temps Odetta est restée cette autre femme parce qu’elle n’en sait rien. Je pense qu’elle se trouve dans une situation où elle n’a jamais été auparavant, et pour se protéger des deux côtés, elle a recours à cette histoire de coup sur la tête qu’elle aurait reçu.
Roland acquiesça d’un signe.
— Et puis il y a les bagues, enchaîna Eddie. Les voir lui a donné un sacré choc. Elle a fait de son mieux pour ne pas le montrer mais ça crevait les yeux.
Roland avait alors demandé :
— Si ces deux femmes ignorent qu’elles partagent un même corps, si elles n’ont pas même le soupçon que quelque chose cloche et si chacune d’elles a son propre continuum de souvenirs — en partie réels, en partie forgés de toutes pièces pour justifier le temps de l’autre —, qu’allons-nous faire d’elle ? Comment même allons-nous pouvoir vivre à ses côtés ?
Haussement d’épaules d’Eddie :
— Ce n’est pas à moi qu’il faut poser ce genre de questions. C’est ton problème ! C’est toi qui dis avoir besoin d’elle. Merde, tu as risqué ta vie pour aller la chercher.
Eddie réfléchit un instant à ce qu’il venait de dire et se revit accroupi au-dessus du corps de Roland, le couteau de celui-ci à moins d’un centimètre de sa gorge. Il eut un rire sec, dénué d’humour. Ouais, mec, ta vie n’a vraiment tenu qu’à un fil.
Un silence s’installa entre eux. Alors que le Pistolero allait le rompre pour réitérer sa mise en garde et annoncer (assez fort pour être entendu de la Dame si cette respiration régulière ne faisait que feindre le sommeil) qu’il allait se pieuter, Eddie le devança, lui disant quelque chose qui jeta dans son esprit une clarté vive et soudaine, quelque chose qui lui fit comprendre au moins une partie de ce qu’il avait si désespérément besoin de savoir.
À la fin, quand ils avaient franchi la porte.
Elle avait changé à la fin.
Et il avait vu quelque chose, une chose…
— Tu veux que je te dise, fit Eddie, sans cesser de fixer d’un œil morose les restes du feu qu’il remuait avec une pince de leur proie du soir, quand tu l’as ramenée, moi j’ai eu l’impression d’être schizo.
— Pourquoi ?
Eddie regarda Roland, vit que ce n’était pas une question en l’air, qu’il avait une raison précise de la poser — ou crut le voir — et prit une minute pour peser sa réponse.
— C’est rudement dur à décrire, mec. C’était le fait de regarder par cette porte. C’est ça qui m’a décoiffé. Faut bien s’imaginer que quand on y voit bouger quelqu’un c’est comme si on bougeait avec. Mais tu sais de quoi je parle.
Roland hocha la tête.
— Bien. Moi j’ai regardé ça comme si c’était un film — si tu ne sais pas ce que c’est, laisse tomber, aucune importance —, et ce, presque jusqu’à la fin. Et puis tu as retourné Odetta vers ce côté-ci de la porte, et pour la première fois de ma vie je me suis vu. C’était comme… (Il chercha, en vain.) Ch’sais pas. On aurait pu dire que c’était comme de se voir dans une glace, mais ça n’aurait pas collé parce que… parce que c’était comme d’avoir quelqu’un d’autre en face de soi. D’être retourné comme un gant. D’être en deux endroits à la fois. Merde, je ne sais pas, moi.
Clouer le Pistolero sur place n’en réclamait pas plus. C’était là ce qu’il avait senti quand ils avaient franchi la porte, ce qui lui était arrivé à elle, et pas seulement à elle, à elles deux : l’espace d’un instant Detta et Odetta s’étaient regardées, pas comme si chacune avait vu son reflet dans un miroir mais en tant que deux personnes distinctes ; la glace s’était muée en vitre et, pendant quelques secondes, Odetta avait vu Detta et Detta avait vu Odetta et une horreur égale les avait frappées.
Elles savent, l’une comme l’autre, songea le Pistolero, lugubre. Qu’elles n’aient pas su avant, peut-être ; c’est exclu désormais. Elles peuvent essayer de se le cacher, mais il est un instant où elles se sont vues, où elles ont su. Et ce savoir est toujours en elles, maintenant.
— Roland ?
— Oui ?
— Je voulais simplement être sûr que tu ne dormais pas les yeux ouverts, parce que c’est l’impression que tu donnais, d’être très loin dans l’espace ou dans le passé.
— Auquel cas, je suis de retour. Bon, maintenant je vais me coucher. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : sois sur tes gardes.
— Je prends la veille, dit Eddie, mais le Pistolero savait que, malade ou pas, ça allait être à lui de veiller cette nuit.
Tout le reste en avait découlé.
Passé le chahut, Eddie et Detta Walker avaient fini par se rendormir (elle n’était pas tant tombée dans le sommeil que dans une sorte d’évanouissement, exténuée, le corps retenu par les liens).
Le Pistolero s’était recouché mais restait éveillé.
Je vais avoir à provoquer un affrontement entre elles deux, songeait-il sans qu’il fût besoin qu’un des « réducteurs de têtes » d’Eddie lui soufflât qu’un tel combat risquait d’être effroyable. Si c’est la part de lumière, Odetta, qui en sort vivante, tout peut encore bien se passer, mais si c’est l’autre, la part ténébreuse, il est presque certain que tout sera perdu.
Il sentait néanmoins que n’était pas requise la mort de l’une ou l’autre mais leur fusion. Il s’était déjà rendu compte de la valeur que pouvait avoir pour lui — pour eux — la pugnacité vulgaire de Detta Walker, et souhaitait l’avoir à ses côtés… mais sous contrôle. Un long chemin les attendait. Detta les voyait, Eddie et lui, comme des monstres de quelque espèce nommée par elle ’culé d’cul blanc. Dangereuse illusion, sans plus, mais ils étaient voués à rencontrer des monstres bien réels — les crustacés géants n’étant que les premiers d’une longue série. L’agressive et tenace énergie de cette femme dans laquelle il était entré hier et qui venait de resurgir cette nuit de sa cachette pouvait se révéler, à condition d’être tempérée par la tranquille humanité d’Odetta Holmes, décisive dans un combat contre de tels monstres… particulièrement décisive maintenant qu’il lui manquait deux doigts, qu’il était presque à court de balles alors que la fièvre le gagnait.
Cela dit, nous n’en sommes pas là. Je crois que l’étape initiale pourrait être de faire prendre conscience à chacune de l’existence de l’autre, ce qui amènerait une confrontation. Mais comment y parvenir ?
Il resta éveillé tout au long de cette longue nuit, réfléchissant et retournant le problème en tous sens, et bien qu’il sentît la fièvre croître en lui, la solution refusa d’apparaître.
Eddie s’éveilla peu avant l’aube, vit le Pistolero assis, drapé à l’indienne dans sa couverture, près des cendres de leur feu de la veille, et le rejoignit.
— Comment tu te sens ? lui demanda-t-il à voix basse.
La Dame dormait encore dans l’entrecroisement des cordes, bien qu’elle sursautât de temps à autre, marmonnât et gémît.
— Bien.
Eddie l’examina.
— Tu n’en donnes pas l’impression.
— Merci, dit sèchement Roland.
— Tu trembles.
— Ça passera.
La Dame s’agita de nouveau. Cette fois, dans les mots qui lui échappèrent il y en eut un presque reconnaissable. Oxford, peut-être.
— Seigneur, ça me fait mal de la voir attachée comme ça, murmura Eddie. Comme un veau à l’étable.
— Elle ne va pas tarder à se réveiller. Il se peut qu’alors on puisse la détacher.
Ce qu’ils voulaient l’un et l’autre dire, en fait, c’était que, lorsque la Dame dans le fauteuil ouvrirait les yeux, si le regard était serein, peut-être même légèrement perplexe, ce serait alors Odetta Holmes qui allait les accueillir.
Un quart d’heure plus tard, lorsque le soleil décocha ses premiers rayons par-dessus les collines, ces yeux s’ouvrirent — cependant ce ne fut pas le regard serein d’Odetta Holmes qu’ils virent mais les éclairs de rage de Detta Walker.
— Combien de fois vous m’avez violée pendant qu’j’étais dans les pommes ? J’me sens l’con lisse et poissé comme si on y avait fou’é une poignée d’ces p’tites bougies minus qu’vous aut’ ’culés d’culs blancs vous appelez des bites.
Roland soupira.
— Allons-y, dit-il, et il se mit debout, grimaçant sous l’effort.
— Pas question que j’aille que’qu’pa’avec toi, cul blanc, cracha Detta.
— Oh, mais si, rétorqua Eddie, tu vas nous accompagner, je regrette infiniment, chérie.
— Où vous allez m’emmener ?
— Ma foi, fit Eddie, ce qu’il y avait derrière la Porte Numéro Un n’était pas terrible terrible, et derrière la Numéro Deux, c’était pire encore, alors maintenant, au lieu de laisser tomber comme si on avait deux sous de bon sens, on va aller jeter un coup d’œil derrière la Trois. Vu la progression, on a des chances d’y trouver quelque chose du genre Godzilla ou Ghidra Les Trois Têtes, mais, tu vois, j’suis optimiste. Je me dis qu’ça pourrait être la batterie de cuisine en inox.
— J’i’ai nulle pa’.
— Mais si, mais si, dit Eddie qui alla se placer derrière le fauteuil.
Elle recommença de se débattre dans ses liens, mais les nœuds étaient l’œuvre du Pistolero et plus elle se débattait, plus ils se resserraient. Elle eut tôt fait de s’en apercevoir. Venimeuse en diable mais ayant oublié d’être bête. Elle n’en décocha pas moins à Eddie par-dessus son épaule un sourire qui le fit légèrement reculer. Il lui semblait n’avoir jamais vu sur un visage humain d’expression aussi perverse.
— Bon, dit-elle, j’vais p’t-êt’ben fai’un bout d’chemin avec vous, mais pas aussi loin qu’tu t’imagines, fomage blanc. Et pas aussi vite, j’peux te l’ju’er.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Encore une fois, ce sourire par-dessus l’épaule, tout de jouissance mauvaise.
— Tu ve’as bien, f’omage blanc. (Ses yeux, fous mais convaincants, se posèrent brièvement sur le Pistolero.) Tous les deux, vous allez voi’.
Eddie referma ses mains sur les poignées du fauteuil et ils reprirent leur marche vers le nord, laissant à présent outre leurs pas la double trace de la Dame sur le sable de cette plage apparemment sans fin.
La journée fut un cauchemar.
Dur d’évaluer la distance parcourue quand c’était dans un décor qui variait si peu, mais Eddie n’en sut pas moins qu’ils se traînaient à présent.
Et il savait à qui la faute.
Que oui.
Tous les deux, vous allez voir, avait dit Detta, et ils ne s’étaient pas ébranlés depuis plus d’une demi-heure qu’ils commençaient à voir.
Pousser.
D’abord ça. Pousser le fauteuil sur une plage de sable fin aurait été aussi impossible que de conduire une voiture dans une épaisse couche de poudreuse. L’agglomérat marneux de cette grève rendait l’exploit possible, loin d’être aisé toutefois. Ça consentait à rouler un moment sans problème, dans le crissement des coquillages et les projections de gravier sous le caoutchouc plein des roues… puis ça bloquait sur une plaque de sable plus fin et le jeune homme se retrouvait alors grogner en peinant pour forcer le passage. Le sable aspirait littéralement les roues et il fallait simultanément pousser et peser de tout son poids sur les poignées si l’on ne voulait pas voir le fauteuil et son ballot d’occupante basculer tête la première.
Et supporter en prime les gloussements de Detta.
— Alo’s, mon mignon, tu t’amuses bien de’iè’e ? lui demandait-elle chaque fois qu’il rencontrait l’un de ces pièges.
Quand le Pistolero s’approcha pour l’aider, il le renvoya d’un geste.
— Tu auras ta chance. On va faire un roulement.
Mais je pense que mes tours vont durer nettement plus longtemps que les siens, fit une voix dans sa tête. Avec la touche qu’il se paie, je suppose que c’est déjà trois fois trop de boulot pour lui de se traîner, alors pousser le fauteuil… Non, m’sieur. J’crois que c’est à toi seul d’assumer. Dieu qui se venge, vois-tu ? Après toutes ces années où tu as porté ta guenon, voilà qu’il te faut en pousser une !
Il émit un rire bref avec ce qui lui restait d’haleine.
— Qu’est-ce qui te fais ma’er, f’omage blanc ? demanda Detta d’une voix qu’elle voulait sarcastique mais qu’Eddie devina un rien hargneuse.
Visiblement, pour Miss Detta, je ne suis pas censé trouver quoi que ce soit de drôle dans la situation, se dit-il.
— Laisse tomber, cocotte, tu ne comprendrais pas.
— C’est moi qui vas te laisser tomber, dit-elle. Toi et ton copain, z’allez même tomber de si haut que vous vous r’t’ouve’ez en mille mo’ceaux sur c’te plage. En attendant, tu fe’ais mieux d’ga’der ton souffle pou’ me pousser. T’as déjà l’ai’ de plus en avoi’ t’op.
— Bon, apparemment, tu es capable de parler pour nous deux, hoqueta Eddie. Ton souffle n’est pas près de te lâcher ?
— En pa’lant d’lâcher, j’vas t’en lâcher un, cul blanc. Ça va t’exploser au nez si fo’t que t’en passe’as l’a’me à gauche.
— Promesses, promesses.
Eddie extirpa le fauteuil du sable et leur progression reprit sans trop de problèmes… pour un temps, du moins. Le soleil n’était pas encore au plus haut mais arrachait déjà de belles suées.
La journée s’annonce amusante et instructive, se dit-il. Je vois ça d’ici.
Piler net.
Ça, c’était le deuxième truc.
Ils avaient atteint une portion de plage plus compacte. Eddie poussait le fauteuil plus vite avec le vague espoir que cette vitesse acquise lui permettrait de franchir sur sa lancée le prochain piège à sable.
Et tout d’un coup, le fauteuil s’arrêta net. Eddie en reçut en pleine poitrine la barre transversale à l’arrière. Il grogna. Le Pistolero leva les yeux mais ses réflexes, si rapides fussent-ils, ne purent empêcher le fauteuil de basculer exactement comme il avait failli le faire à chaque passage sablonneux. Il bascula et Detta bascula avec, ligotée, impuissante, mais n’en ricanant pas moins. Elle ricanait toujours quand, finalement, Eddie et Roland réussirent à redresser le véhicule et son occupante, constatant que certaines cordes s’étaient resserrées au point de lui cisailler vraisemblablement les chairs, bloquant la circulation sanguine aux extrémités. Elle était tombée sur le front et se l’était sérieusement éraflé ; du sang lui ruisselait jusque dans les sourcils. Mais elle ricanait quand même.
Puis le fauteuil fut de nouveau sur ses roues, les deux hommes pantelants et hors d’haleine. C’est qu’il leur avait fallu soulever plus de cent vingt kilos sans doute, dont une bonne moitié assurée par le seul fauteuil. Eddie songea que si le Pistolero avait prélevé la Dame d’Ombres dans son époque à lui, 1987, l’engin en aurait facilement pesé trente de moins.
Detta alternait gloussements et râlantes, clignait des yeux pour en ôter le sang.
— ’Ga’dez-moi ces mectons. Pas fichus de pousser sans m’fai’ amasser un billet d’pa’ te’e.
— C’est ça, marmonna Eddie. Téléphone à ton avocat et colle-le-nous aux fesses.
— Et z’avez l’ai’ complètement vannés. C’était si du’que ça de me ’elever ? Z’avez ben mis dix minutes.
Le Pistolero déchira un nouveau pan de sa chemise — au point où elle en était, quelle importance ? — et il s’apprêtait à étancher la plaie au front de Detta quand les dents de celle-ci se ruèrent à la rencontre de la main secourable — c’était la gauche, celle qui avait encore tous ses doigts — et le claquement de ces dents qui se refermaient sur le vide persuada Eddie que si Roland avait été moins vif sa main droite n’aurait plus guère eu de motif d’être jalouse de l’autre.
Elle ricanait, rivait sur lui des yeux emplis de joie mauvaise, mais, derrière, le Pistolero y voyait la peur. Detta le craignait. Il était le Vraiment Méchant.
Pourquoi ce titre ? Parce qu’il se pouvait qu’à un niveau plus profond elle le sentît conscient de ce qu’elle était.
— J’ai failli t’avoi’, cul blanc, dit-elle. C’te fois, c’était moins une.
Et elle ricana, caquet de sorcière.
— Tiens-lui la tête, dit tranquillement le Pistolero. Elle mord comme une belette.
Eddie fit comme demandé pendant que Roland essuyait la plaie. De faible étendue, elle n’avait pas l’air très profonde mais le Pistolero ne voulut prendre aucun risque. Il descendit lentement jusqu’à la mer, trempa son morceau de chemise dans l’eau salée puis remonta vers Eddie et la Dame.
Elle se mit à hurler à son approche.
— Ne me touche pas avec ce t’uc ! Plus maintenant qu’tu l’as t’empé dans c’te flotte d’où so’tent ces poisons d’bestioles ! Fiche le camp avec ça ! Fiche-moi le camp.
— Tiens-lui la tête, dit encore une fois Roland, toujours sur le même ton. (Elle la lançait de gauche et de droite.) Je ne tiens à prendre aucune sorte de risques.
Eddie la lui maintint de nouveau… et serra quand elle tenta de se dégager. Elle vit qu’il prenait sa tâche à cœur et se calma aussitôt, ne manifestant plus la moindre peur à l’endroit du chiffon mouillé. Tout ça n’avait été que de la comédie.
Elle sourit au Pistolero qui bassinait sa blessure, la nettoyait avec soin des derniers grains de sable qui la souillaient.
— En fait, t’as pas l’ai’ simplement vanné, cul blanc, fit-elle remarquer. T’as l’ai’ malade comme un chien. M’est avis qu’t’i’as pas loin comme ça. Qu’t’es pas en état d’fai’un long voyage.
Eddie examinait les commandes rudimentaires du fauteuil. Il y avait là un frein à main qui bloquait les deux roues. Detta s’était débrouillée pour y amener sa main droite et avait eu la perverse patience d’attendre qu’Eddie ait pris de la vitesse pour l’actionner, provoquant ainsi sa propre chute. Dans quel but ? Nul autre que les ralentir. Il n’y avait aucun motif logique d’agir de la sorte, mais une femme comme Detta n’avait pas besoin de motifs, se dit-il. Une femme comme elle était parfaitement capable de faire une chose pareille par pure méchanceté.
Roland relâcha quelque peu les nœuds de manière à ce que le sang pût circuler plus librement puis rattacha la main de Detta loin du frein.
— T’en fais pas, mon bonhomme, dit-elle en lui décochant un éclatant sourire dangereusement surchargé de dents. T’en fais pas, je me déb’ouille’ai quand même. Il y a bien d’aut’es moyens de vous ’alenti’, les ga’s. Toutes so’tes de moyens.
— Allons-y, dit le Pistolero d’une voix sans timbre.
— Ça va, mec ? lui demanda Eddie.
Roland était très pâle.
— Oui. Allons-y.
Et ils se remirent en route.
Le Pistolero insista pour pousser pendant une heure et le jeune homme, à contrecœur, lui céda la place. Roland franchit sans encombre une première plaque de sable, mais Eddie dut venir à sa rescousse pour sortir le fauteuil de la deuxième. La respiration du Pistolero n’était plus qu’un halètement convulsif et c’était à grosses gouttes que la sueur perlait à son front.
Eddie le laissa reprendre les poignées et, pendant quelque temps, Roland se montra parfaitement à même de contourner les endroits présentant des risques ; puis de nouveau les roues s’ensablèrent et le jeune homme ne put supporter longtemps le spectacle de son compagnon pesant et poussant, pantelant, cependant que la sorcière (car il en était venu à la voir ainsi) hurlait de rire et se lançait de tous côtés pour lui compliquer la tâche. Il n’y tint plus ; bousculant le Pistolero, il souleva le fauteuil pour le porter en terrain ferme dans une embardée rageuse. Le siège vacilla et voilà qu’il en voyait/sentait l’occupante se pencher au maximum que le lui permettaient ses liens, avec une étrange prescience du moment adéquat pour réitérer sa chute.
Roland jeta tout son poids sur l’arrière du fauteuil aux côtés d’Eddie et ils l’empêchèrent de basculer.
Detta se retourna et leur fit un clin d’œil d’une complicité si obscène qu’Eddie sentit la chair de poule lui remonter le long des bras.
— Z’avez enco’e failli m’fai’ tomber, mes mignons, dit-elle. Va falloi’ fai’un peu plus attention à l’aveni’. Je ne suis qu’une vieille dame handicapée, alo’s j’aime’ais qu’on ait des éga’ds pou’ moi.
Elle éclata de rire.
Et bien qu’Eddie eût les plus grands égards pour l’autre part de cette femme — il était même tout bonnement tombé amoureux d’elle sur la seule base du bref moment qu’ils avaient passé ensemble à parler —, il sentit ses mains le démanger de serrer ce cou, d’étouffer ce rire, de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle n’eût plus jamais la possibilité de rire.
Elle se retourna de nouveau, vit ce qu’il pensait comme si c’était écrit sur son visage à l’encre rouge, et n’en rit que plus fort. Elle le défia du regard. Vas-y, cul blanc, fais-le. Tas envie de le fai’ ? Alo’s fais-le.
En d’autres termes, pensa Eddie, ne te contente pas de renverser le fauteuil, renverse la nénette. Allonge-la pour de bon. Être tuée par un Blanc pourrait bien être le seul but qu’ait Detta dans la vie.
— Bon, dit-il, reprenant les poignées. On est partis pour visiter la côte, mon chou, que ça te plaise ou non.
— Va te fai’e fout’, cracha-t-elle.
— On lui dira, fit Eddie, démarrant.
Le Pistolero le suivit, les yeux rivés au sol.
Ils atteignirent un vaste affleurement de roches alors que le soleil indiquait dans les onze heures et y firent une halte assez longue, profitant de l’ombrage alors que l’astre montait à son zénith. Eddie et le Pistolero mangèrent les restes de leur proie de la veille. Eddie en offrit à Detta qui, à nouveau, refusa. Elle savait où ils voulaient en venir, leur cracha-t-elle à la figure, et, puisque c’était ça, ils n’avaient qu’à le faire de leurs propres mains au lieu de chercher à l’empoisonner. C’était de la lâcheté.
Eddie a raison, se prit à songer le Pistolero. Cette femme s’est forgé des souvenirs sur mesure. Toute une chaîne d’événements depuis hier soir alors qu’en fait elle a dormi à poings fermés.
Elle croyait qu’ils lui avaient apporté des morceaux de viande qui puaient la mort et la putréfaction, puis qu’ils l’avaient narguée en se régalant de bœuf au sel arrosé de cette sorte de bière qu’avaient contenue leurs flacons. Elle s’imaginait les avoir vus de temps à autre lui tendre des morceaux de cette nourriture saine qu’ils mangeaient, les reprendre au dernier moment, à l’instant où elle allait mordre dedans… et rire, bien sûr. Dans le monde de Detta Walker (du moins dans la vision qu’elle en avait), les ’culés d’culs blancs ne faisaient que deux choses aux femmes un peu foncées : ils les violaient ou ils riaient d’elles, voire les deux à la fois.
Ça frisait le comique. Eddie Dean n’avait plus vu de viande de bœuf depuis son voyage dans la diligence du ciel, et Roland depuis qu’il avait mangé sa dernière lanière de viande séchée, les dieux seuls savaient en quel passé reculé. Quant à la bière… il partit à rebrousse-temps.
Tull.
Il y avait eu de la bière à Tull. De la bière et du bœuf.
Dieu, qu’une bière serait la bienvenue ! Sa gorge le brûlait et la fraîcheur d’une bière eût tempéré ce feu. C’eût été plus efficace encore que les astines du monde d’Eddie.
Ils allèrent se mettre à l’écart.
— J’suis pas d’assez bonne compagnie pou’ des Blancs comme vous, p’t-êt’ ? caqueta-t-elle dans leur dos. Ou c’est simplement pou’ vous t’ipoter vos p’tites bougies pâlichonnes ?
Elle rejeta la tête en arrière et hurla de rire, provoquant l’envol effaré des mouettes qui tenaient congrès un quart de mille plus loin sur les rochers.
Le Pistolero s’assit, les mains ballant entre les genoux, et s’absorba dans ses réflexions. Il finit par relever la tête.
— Je ne comprends pas un mot sur dix de ce qu’elle raconte, annonça-t-il à Eddie.
— J’ai une nette avance. J’arrive à en saisir un sur trois. Mais tu ne perds pas grand-chose, la plupart se résument à ’culés d’culs blancs.
Roland hocha la tête.
— Est-ce qu’il y a beaucoup de gens à la peau sombre qui parlent comme ça, là d’où tu viens ? Ce n’était pas le cas de l’autre.
Eddie éclata de rire.
— Non ! Et je vais te dire un truc assez drôle… enfin, que je juge assez drôle, mais parce qu’il n’y a pas vraiment de quoi rire, peut-être. Ça n’a aucune réalité. De la pure invention. Et elle ne s’en rend même pas compte.
Roland le regarda sans rien dire. Eddie poursuivit :
— Tu te rappelles quand tu as voulu lui laver le front et qu’elle a fait semblant d’avoir peur de l’eau ?
— Oui.
— Tu savais que c’était du chiqué ?
— Pas au début, mais j’ai vite compris.
Eddie hocha la tête.
— Elle jouait donc un rôle, et consciemment. Mais comme elle est visiblement douée, on a marché pendant quelques secondes. Eh bien, sa façon de parler, c’est aussi du cinéma, mais beaucoup moins bon. Ça ne correspond à rien de réel. C’est purement débile !
— Tu penses qu’elle n’est bonne actrice que quand elle a conscience de jouer un rôle ?
— Exactement. Là, ça m’a fait l’effet d’un croisement entre un bouquin que j’ai lu qui s’appelait Mandingo et la façon dont Butterfly McQueen s’exprime dans Autant en emporte le vent. Je sais que ça ne te dit rien, tout ça, mais ce que je veux te faire comprendre, c’est qu’elle débite des clichés. Tu connais ce mot ?
— C’est ce que disent ou croient les gens qui n’ont rien ou presque rien dans la tête.
— Parfait. Je n’aurais pas pu trouver une meilleure définition.
— Z’avez pas enco’ fini d’vous b’anler, p’tits gars ? (Elle finissait par avoir la voix qui s’éraillait.) Ou p’t-êt’que vous a’ivez pas à t’ouver vot’tit’ bougie ? C’est ça ?
— Allons-y. (Le Pistolero se releva lentement, chancela un moment, vit Eddie qui le regardait et sourit.) Ça ira.
— Combien de temps ?
— Autant qu’il faudra, répondit Roland, et la sérénité de sa voix glaça le cœur d’Eddie.
Ce soir-là, le Pistolero tira la dernière cartouche dont il fût certain pour abattre leur repas. Dès le lendemain, il allait tester systématiquement toutes celles qui lui restaient mais ne se faisait pas trop d’illusions : comme lui avait dit Eddie, ils en seraient sans doute bientôt réduits à tuer les homarstruosités à coups de pierre.
Cette nuit ne différa pas des autres : le feu, la popote, le repas — un repas tout en lenteur à présent, sans enthousiasme. On se contente de survivre, se dit Eddie. Encore une fois, ils apportèrent à manger à Detta qui, encore une fois, hurla, ricana, se répandit en insultes, leur demanda s’ils allaient longtemps continuer de la prendre pour une idiote, puis commença de se lancer de part et d’autre du fauteuil, indifférente à la constriction des cordes, tendue vers le seul objectif de basculer une fois de plus le fauteuil pour qu’ils aient de nouveau à la ramasser avant de pouvoir s’attaquer à leur repas.
Elle allait y parvenir quand Eddie lui bloqua les épaules pendant que le Pistolero assurait la stabilité du fauteuil en calant des grosses pierres de part et d’autre des roues.
— Calme-toi, lui dit Roland, et je te desserrerai un peu les nœuds.
— Viens me lécher la me’de que j’ai dans le t’ou de balle, culé d’cul blanc.
— Je n’ai pas compris si ça voulait dire oui ou non.
Elle le regarda, les yeux réduits à deux fentes, soupçonnant quelque sarcasme dans cette voix sereine. (Eddie aussi, mais également incapable de déterminer si la suspicion était fondée.) Puis elle rétorqua, boudeuse :
— OK, j’me calme. J’ai t’op faim pou’m’agiter, de toute façon. Vous comptez fai’e quoi, maintenant ? M’donner que’que chose que j’puisse manger ou me laisser c’ever ? C’est ça, vot’e plan ? Z’êtes t’op lâches pou’ m’étouffer et vous savez bien que j’touch’ais jamais à c’te nou’itu’ ’poisonnée, donc ça doit êt’ça, vot’plan. Bon, laissez-moi c’ever d’faim. On va voi’si ça ma’che. Su, on va bien voi’.
Elle leur décocha de nouveau son sourire à glacer les sangs.
Et, peu de temps après, s’endormit comme une masse.
Eddie effleura la joue de Roland qui lui jeta un bref regard mais ne se déroba pas au contact de sa main.
— Ça va, dit le Pistolero.
— Ouais, tu pètes la forme, je sais. Mais tu veux que je te dise ? On n’a pratiquement pas avancé aujourd’hui.
— Je sais.
Le fait d’avoir tiré leur dernière cartouche fiable l’obnubilait. Il jugeait toutefois inutile d’en faire part à Eddie. Pas ce soir, du moins. Il n’était pas malade mais son état de fatigue interdisait un surcroît de mauvaises nouvelles.
Pas malade, non, pas encore, mais s’il continue comme ça, sans un réel repos, il finira par l’être.
Et il l’était déjà, en un sens. Le Pistolero et lui déployaient un bel éventail de pathologies superficielles. Eddie avait des engelures au coin des lèvres et des plaques de desquamation, le Pistolero sentait ses dents qui se déchaussaient et des crevasses sanguinolentes s’étaient ouvertes entre ses orteils comme entre ses doigts restants. Ils n’étaient pas sous-alimentés mais mangeaient jour après jour la même chose et finiraient par en mourir aussi sûrement que de faim.
On a le scorbut, se dit Roland. Le mal des marins sur la terre ferme. Pas plus compliqué que ça. Et d’un comique… On a besoin de fruits, de verdure.
Eddie montra la Dame.
— Et elle va continuer de nous mener la vie dure.
— À moins que l’autre ne réapparaisse.
— J’aimerais bien, mais comment y compter ? (Il prit une pince noircie et commença de faire des gribouillis dans la poussière.) Tu as une idée de ce qui nous reste à faire avant la prochaine porte ?
Roland fit non de la tête.
— Je dis ça parce que, s’il y a autant de distance entre la Numéro Deux et la Numéro Trois qu’entre la Numéro Un et la Numéro Deux, on risque d’être dans la merde.
— On y est déjà.
— Ouais, jusqu’au cou. En fait, tout ce que je me demande, c’est combien de temps je vais tenir à patauger dedans.
Roland lui donna une tape sur l’épaule, geste affectueux si rare qu’Eddie ouvrit des yeux ronds.
— Mais il y a une chose que la Dame ne sait pas, dit-il.
— Ah bon ? fit Eddie. Qu’est-ce que c’est ?
— Que nous autres, ’culés de culs blancs, on est capables de tenir longtemps et d’aller loin en pataugeant.
Eddie éclata de rire. Un rire bruyant, inextinguible, qu’il s’empressa d’étouffer dans ses bras pour ne pas réveiller Detta. S’il vous plaît, merci, de rien, c’était largement suffisant pour aujourd’hui.
Le Pistolero le regarda, souriant.
— Bon, je vais me pieuter, dit-il. Tu restes…
— … sur mes gardes. T’en fais pas, j’ai compris.
Le cri ensuite.
Eddie sombra dans le sommeil à la seconde même où sa tête toucha la chemise roulée dont il se servait comme oreiller. Il ne parut pas s’écouler plus de cinq minutes avant que Detta se mît à hurler.
Il se réveilla instantanément, s’attendant à n’importe quoi, à quelque Roi Homard remonté des abîmes tirer d’eux vengeance pour le massacre de ses enfants ou à une autre horreur descendue des collines. À vrai dire, il n’eut que l’impression de s’être instantanément réveillé car le Pistolero était déjà debout, un revolver à la main gauche.
Et quand elle les vit tous deux réveillés, Detta s’arrêta de crier.
— Juste pou’ tester vos ’eflexes, les gars, leur annonça-t-elle. Pou’ait y avoi’ des loups dans l’coin. Ça m’a l’ai’ assez paumé pou’ qu’il y en ait. Alo’s j’voulais êt’ su’ que si j’voyais un loup app’ocher, j’pou’ais vous ’éveiller à temps.
Mais il n’y avait aucune peur dans ses yeux, rien qu’un scintillement amusé.
— Seigneur, fit Eddie d’une voix pâteuse.
La lune était levée mais à peine. Ils n’avaient pas dormi deux heures.
Le Pistolero rengaina son arme.
— Ne t’avise pas de recommencer, dit-il à la Dame.
— Vous fe’ez quoi, si je ’ecommence ? Vous me viole’ez ?
— Si on avait dû te violer, tu l’aurais déjà été cent fois, rétorqua Roland sans hausser le ton. Ne t’avise pas de recommencer, c’est tout.
Il se recoucha, disparut sous sa couverture.
Mon Dieu, mon Dieu, pensa Eddie, dans quel putain de pétrin… et il n’alla pas plus loin, dériva dans le néant de la fatigue et puis elle fut de nouveau à déchirer l’air de ses cris, de ses appels de sirène, et de nouveau Eddie fut debout, corps embrasé par l’adrénaline, poings crispés, et elle riait maintenant, la voix rauque et râpeuse.
Eddie leva les yeux au ciel et constata que la lune avait à peine parcouru dix degrés depuis leur précédent réveil.
Elle est décidée à continuer, se dit-il avec lassitude. Elle ne va pas fermer l’œil pour nous surveiller et, une fois sûre que nous aurons glissé dans un profond sommeil, dans ce sommeil où on peut vraiment recharger ses accus, elle va se remettre à brailler. Et elle va recommencer encore et encore jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de voix.
Elle cessa brutalement de rire. Roland marchait sur elle, ombre au clair de lune.
— T’app’oche pas, fomage blanc, fit Detta, mais avec un tremblement dans la voix. T’as pas inté’êt à m’toucher.
Roland s’immobilisa près d’elle et, un moment, Eddie eut la conviction absolue que le Pistolero avait simplement atteint le bout de sa patience et qu’il allait l’écraser comme une mouche. Soudain, contre toute attente, il le vit plier un genou à terre, comme s’il s’apprêtait à faire sa demande en mariage.
— Écoutez, dit-il, d’un ton si suave qu’Eddie put à peine y croire. (La même surprise se lut sur les traits de Detta, sauf que la terreur, là, s’y mêlait.) Écoutez-moi, Odetta.
— Pou’quoi tu me dis vous ? Et pourquoi tu m’appelles comme ça : Odetta. C’est pas mon nom.
— Ta gueule, salope, gronda le Pistolero, puis repassant à sa voix veloutée : Si vous m’entendez, si vous avez quelque contrôle sur elle…
— Qu’est-ce qui t’p’end d’me pa’ler comme ça, mec ? À c’oire qu’tu pa’les à quelqu’un d’aut’. T’a’ête ça tout d’suite, tu m’entends ?
— … faites qu’elle se taise. Je pourrais la bâillonner, mais je ne veux pas. Un bon bâillon est dangereux. Il y a un risque d’étouffement.
— Tu vas tout d’suite a’êter ces conne’ies d’vaudou cul blanc ! T’as entendu, ’culé d’cul blanc, tout d’suite !
— Odetta.
Murmure. Crépitement feutré comme un début d’averse.
Elle se tut, le fixa, les yeux écarquillés. Eddie n’avait jamais vu tant de haine et de peur à ce point concentrées dans un regard humain.
— À mon sens, cette salope n’en a rien à faire de mourir étouffée par un bâillon, reprit Roland. Elle cherche à se faire tuer mais, plus que tout, c’est votre mort qu’elle cherche. Mais vous avez tenu bon jusqu’à présent, et je ne crois pas que Detta soit une nouvelle venue dans votre vie. Elle s’y sent trop chez elle. Il se peut donc que vous puissiez m’entendre, que vous puissiez exercer sur elle quelque contrôle, même si vous n’êtes pas encore en mesure de prendre les commandes.
« Empêchez-la de se réveiller une troisième fois, Odetta.
« Je ne tiens pas du tout à la bâillonner.
« Mais si j’y suis contraint, je le ferai.
Il se leva, s’éloigna sans un regard en arrière, s’enroula à nouveau dans sa couverture et se rendormit presque aussitôt.
Elle le regardait toujours, les yeux ronds, les narines palpitantes.
— Putain d’vaudou d’cul blanc, répéta-t-elle entre ses dents.
Eddie se recoucha, mais cette fois, le sommeil se fit tirer l’oreille, malgré la fatigue qui le terrassait. Il dérivait à la frange de sa conscience, tendu dans l’attente des cris et, irrésistiblement, se retrouvait ramené en arrière.
Trois heures et quelques plus tard, alors que la lune achevait son hémicycle visible, il finit par échapper à l’insomnie.
Detta ne se signala plus de la nuit, soit que Roland l’eût effrayée, soit qu’elle préférât garder sa voix pour plus tard, ou encore — peut-être, mais seulement peut-être — qu’Odetta eût capté le message du Pistolero et lui eût rendu le service demandé.
Eddie avait fini par s’endormir mais il se réveilla lessivé. Son premier regard fut pour le fauteuil, un regard d’espoir contre tout espoir : celui d’y voir Odetta… par pitié, mon Dieu, d’y voir Odetta…
— Salut, fomage blanc, fit Detta, et elle lui décocha son sourire de requin. J’me disais qu’ t’allais do’mi’ jusqu’à midi. Tu peux pas t’pe’mett’e ça pasque qu’on a enco’ des kilomèt’ à s’taper, non ? Et m’est avis qu’tu vas avoi’ à fai’ l’boulot tout seul ou p’esque, ca’ ton copain aux yeux d’vaudou, y m’fait l’imp’ession d’et’ plus pat’aque chaque fois qu’je l’ega’de. Ça, pou’ êt’ pat’aque, il est pat’aque. M’est avis qu’y n’va plus manger g’and-chose, même c’te chouette viande fumée qu’vous ga’dez pou’les moments où vous aut’, ’culés d’culs blancs, vous vous t’ipotez vos p’tites bougies. Allez, fomage blanc, vas-y, Detta voud’ait pas t’empêcher d’attaquer ta jou’née du bon pied.
Sa voix et ses paupières s’abaissèrent un peu et ses yeux se posèrent sur lui de biais, sournois.
— Non, Detta voud’ait pas.
Car ça va êt’un jou’dont tu vas t’souveni’, fomage blanc, lui promirent les yeux sournois de la fille. Ouais, t’es pas p’ès d’l’oublier.
Pou’sû’.
Ils couvrirent une lieue ce jour-là, plutôt moins que plus, et à deux reprises le fauteuil de Detta se renversa. La première fois, ce fut l’œuvre de son occupante : patiemment, subrepticement, elle avait atteint le frein à main et l’avait tiré. Pour la seconde chute, Eddie se débrouilla comme un grand, n’eut pas besoin d’aide pour pousser trop fort dans l’un de ces maudits pièges à sable. L’incident se produisit en fin de journée, et il paniqua, se dit qu’il n’allait tout bonnement pas réussir à la sortir de là. Puis, dans une ultime et gigantesque poussée, il libéra toute l’énergie qu’il était parvenu à rassembler et, bien sûr, ce fut si violent que la femme bascula comme Humpty Dumpty de son mur. Et lui et Roland eurent un mal de chien à la remettre droite. Ils faillirent ne pas terminer à temps. La corde qui lui passait sous les seins était remontée se tendre en travers de sa gorge et les efficaces nœuds coulants du Pistolero étaient en train de l’étrangler. Son visage avait déjà pris une drôle de couleur bleue et elle était sur le point de perdre conscience. Pourtant elle n’en consacrait pas moins le peu de souffle qui lui restait à son insupportable ricanement.
Pourquoi te casser la tête ? fut à deux doigts de demander Eddie à Roland qui s’activait déjà à libérer le nœud. Laisse-la crever ! Je ne sais pas si elle veut sa mort, comme tu dis, mais elle veut la nôtre à coup sûr… alors laisse tomber !
Puis le souvenir d’Odetta lui revint (même si leur rencontre avait été si brève et semblait remonter si loin dans le passé qu’elle commençait à s’effacer de sa mémoire) et il s’avança pour aider le Pistolero.
Celui-ci le repoussa d’un geste impatient.
— Pas de place pour deux, dit-il.
Quand la corde perdit sa tension meurtrière et que la Dame en fut à hoqueter pour reprendre son souffle (qu’elle continuait à exhaler en bouffées de rire hargneux), il se tourna vers Eddie et posa sur lui un regard critique.
— Je pense qu’il est temps de s’arrêter pour la nuit.
— Encore un peu. (Le ton du jeune homme était presque suppliant.) Je peux encore aller un peu plus loin.
— Voyez-vous ça ! C’est qu’il est costaud, l’étalon ! I’peut enco’ abat’ une ’angée de coton et ga’der assez d’éne’gie pou’ bien t’sucer ta p’tite bougie pâlichonne ce soi’.
Elle s’obstinait à refuser toute nourriture et son visage s’émaciait, se réduisait à un jeu d’angles et de lignes. Ses yeux brillaient au fond d’orbites creuses.
Roland ne lui prêta aucune attention, et reporta son regard sur Eddie qu’il examina attentivement. Il finit par hocher la tête.
— Bon, encore un peu. Pas très loin mais un peu.
Vingt minutes plus tard, Eddie renonça de lui-même, les bras mous comme de la guimauve.
Ils s’assirent à l’ombre d’un rocher, dans le vacarme des mouettes, contemplant la marée montante, dans l’attente que le soleil se couche, sonnant l’heure où les homarstruosités sortiraient des flots, entameraient leur ratissage lourdaud du bord de mer.
Assez bas pour que Detta ne pût entendre, le Pistolero apprit à Eddie qu’ils étaient à court de cartouches fiables. Les lèvres du jeune homme se pincèrent mais, à la satisfaction de son compagnon, ce fut tout.
— Bon. Il va falloir leur écrabouiller la tête, conclut Roland. Et tu vas avoir à t’en occuper. Je pourrais à la rigueur soulever une pierre assez grosse pour faire le boulot mais je serais incapable de la lancer avec précision.
Ce fut à son tour d’être soumis à un examen prolongé.
Dont Eddie n’eut pas l’air d’aimer le résultat.
Auquel Roland mit fin d’un geste.
— C’est comme ça et puis c’est tout.
— Le ka, dit Eddie.
— Le ka, répondit le Pistolero, qui, hochant la tête, esquissa un piètre sourire.
— Caca, fit Eddie, et ils se regardèrent.
Puis éclatèrent de rire. Roland parut surpris, peut-être vaguement effrayé, du raclement qui lui sortit des lèvres. Il ne prolongea pas trop l’épreuve, et s’enferma ensuite dans une humeur lointaine et mélancolique.
— C’est d’avoir finalement ’éussi à vous dégo’ger l’poi’eau qui vous fait ’igoler comme ça ? leur cria Detta d’une voix tout aussi éraillée et mourante. Quand c’est-y qu’vous vous décidez à vous défoncer la ’ondelle ? C’est ça qu’Detta veut voi’ ! Vous défoncer la ondelle !
Eddie tua un homard.
Comme d’habitude, Detta refusa de toucher à la part qu’il lui apportait. Il mangea la moitié d’un morceau devant elle, lui tendit l’autre.
— Pas question ! (Elle le foudroyait du regard.) Tu m’p’ends pou’ une conne ? T’as mis l’poison à l’aut’bout, à ç’ui qu’tu m’donnes.
Sans mot dire, Eddie mit l’autre moitié dans sa bouche, mâcha puis avala.
— Ça p’ouve quoi ? fit Detta, ronchon. Fous-moi la paix, f’omage blanc.
Eddie fit la sourde oreille. Il lui tendit un second morceau.
— Tu le coupes en deux. Tu me donnes la moitié que tu veux. Je la mange. Et puis tu manges le reste.
— Tu t’imagines que j’vais couper dans tes entou’loupettes de cul blanc, Missié Cha’lie ? Taille-toi, j’te dis, j’t’ai assez vu.
Pas de cris, cette nuit-là, mais au matin, c’était encore elle.
Le lendemain vit leur performance se réduire à deux milles bien que Detta n’eût rien tenté pour faire basculer le fauteuil. Peut-être n’avait-elle plus la force de se livrer à des actes de sabotage, pensa Eddie, à moins qu’elle n’eût mesuré qu’elle pouvait désormais s’en passer. Trois facteurs concouraient à une issue inexorable : l’épuisement d’Eddie, le terrain — qui, après d’interminables journées interminablement semblables, avait fini par se modifier — et l’état du Pistolero qui continuait d’empirer.
Pour ce qui était du terrain, les trous à sable ne constituaient plus qu’un obstacle occasionnel mais la suite n’était pas plus réjouissante. Le sol avait pris l’aspect aride d’un mélange de poussière, de gros sable et de cailloux (où l’on rencontrait çà et là des touffes d’herbe rabougrie qui semblaient s’excuser de leur présence) d’où jaillissaient de plus en plus fréquemment de grosses masses rocheuses qu’Eddie avait du mal à contourner. Et bientôt, il s’aperçut que la plage elle-même allait disparaître, les collines fauves et inhospitalières ne cessant de se rapprocher — Eddie en distinguait maintenant le lacis de ravines comme taillées à l’emporte-pièce par quelque géant maladroit. Et ce soir-là, tandis qu’il sombrait dans le sommeil, il entendit au loin dans ce relief désolé ce qui ressemblait au cri d’un énorme chat sauvage.
Cette plage qu’Eddie avait crue sans fin allait donc en avoir une. Quelque part devant, les collines allaient se resserrer sur elle et la bouter hors de l’existence, puis s’avancer dans la mer et s’y enfoncer à leur tour, promontoire d’abord, archipel ensuite, puis plus rien.
Ce terme à leur progression en terrain plat n’était pas sans l’inquiéter, mais moins que l’autre progression, celle de l’infection chez Roland.
Désormais le Pistolero ne semblait plus tant consumé par la fièvre que dissous par elle, vidé de sa substance, s’acheminant vers la transparence.
Le faisceau de lignes rouges était de retour, avançant vaillamment vers le coude sur la face interne de l’avant-bras droit.
Voilà deux jours qu’Eddie gardait les yeux rivés sur les lointains devant eux, guettant l’apparition d’une porte, de la porte magique. Deux jours aussi qu’il attendait la réapparition d’Odetta.
Et que la réalité, dans les deux cas, s’obstinait à contredire ses espérances.
Avant de s’endormir, ce soir-là, deux terribles pensées le traversèrent, telle une plaisanterie à double chute.
Et s’il n’y avait pas d’autre porte ?
Et si Odetta Holmes était morte ?
— Debout, ’culé d’cul blanc ! hurla Detta, le tirant de son coma nocturne. M’est avis qu’y a plus qu’toi et moi pour répond’p’ésent. J’ai comme qui di’ait l’imp’ession qu’ton copain a cané, qu’à c’te heu’e c’est plus toi qu’il enfile mais l’diab’au fond d’l’enfe’.
Eddie jeta un coup d’œil vers le Pistolero enroulé dans sa couverture et, l’espace d’un effroyable instant, il se dit que cette salope avait raison. Puis Roland remua, émit un gémissement pâteux et se redressa en position assise.
— Voyez-vous ça ! (Elle avait tant braillé que sa voix désormais se brisait, se réduisait de temps à autre au chuchotement furieux du vent d’hiver sous une porte.) J’te c’oyais mort, du schnock !
Maintenant, avec une infinie lenteur, le Pistolero se levait. Une fois de plus Eddie eut à l’esprit l’image d’un homme en train de gravir une échelle invisible. Et une émotion l’assaillit, rage et pitié mêlées… émotion familière, étrangement nostalgique, qu’il mit un moment à reconnaître. Puis ça lui revint. C’était la même chose que dans le temps, quand Henry et lui, vautrés devant la télé, regardaient un match de boxe où l’un des types sur le ring abîmait l’autre, l’abîmait salement, cognait encore et encore, pendant que la foule hurlait, réclamait du sang, et qu’Henry à ses côtés hurlait avec les autres, réclamant aussi sa part de sang, et que lui, Eddie, restait figé sous le double assaut de la colère et de la compassion, sous celui d’un dégoût muet, et qu’il restait là, au fond du canapé, à expédier message mental sur message mental à l’arbitre : Mais arrête ça, mec. Tes aveugle ou quoi ? Tu ne vois pas que ce type est en train de crever ! De crever, j’te dis ! Alors qu’est-ce que tu attends, merde, pour arrêter le combat !
Pour ce qui était du combat actuel, il n’y avait personne à qui gueuler par télépathie pour y mettre un terme.
Roland posa sur Detta le regard halluciné de ses yeux fiévreux.
— Tu es loin d’être la première à avoir cru ça. (Il se tourna vers Eddie.) Tu es prêt ?
— Oui, je pense. Et toi ?
— Oui.
— Tu vas pouvoir…
— Oui.
Ils s’ébranlèrent pour une nouvelle journée de marche.
Aux environs de dix heures, Detta porta les mains à ses tempes et se mit à les masser.
— A’ête, dit-elle brusquement. J’me sens mal. J’c’ois que j’vais dégueuler.
— Sans doute que tu as trop mangé, hier soir, répliqua Eddie sans cesser de pousser le fauteuil. Tu as eu tort de prendre du dessert. Ne t’avais-je pas prévenue que ce gâteau au chocolat était dur à digérer ?
— J’te dis j’vais dégueuler, me’de ! J’ai…
— Arrête, Eddie, fit le Pistolero.
Eddie s’arrêta.
Dans le fauteuil, la femme fut soudain saisie de contractions spasmodiques comme si un courant électrique la traversait. Ses yeux s’écarquillèrent, rivés sur rien.
— C’est moi qu’ai cassé le plat de ta vieille conne de Tante Bleue ! hurla-t-elle. Ouais, c’est moi que j’l’ai cassé, et j’suis toujours vach’ment contente de l’a…
Puis tout aussi brusquement, elle s’affaissa, bascula en avant. S’il n’y avait pas eu les cordes pour la retenir, elle serait tombée du fauteuil.
Seigneur, elle est morte, elle a eu une attaque et elle est morte, pensa Eddie. Il bondit, s’apprêtant à contourner le fauteuil, quand il se rappela combien elle était rusée, démoniaque, et s’immobilisa tout aussi brusquement qu’il s’était élancé. Il tourna vers le Pistolero un regard que celui-ci lui rendit, serein, ne perdant rien de ce qui se passait.
Puis elle gémit, ouvrit les yeux.
Des yeux qu’Eddie reconnut.
Les yeux d’Odetta.
— Grand Dieu, aurais-je de nouveau perdu connaissance ? Je suis désolée que vous ayez dû m’attacher. Maudites jambes ! Mais je crois pouvoir me redresser un peu si…
Mais, à cet instant, ce furent les jambes de Roland qui commencèrent à se dérober sous lui, et il perdit connaissance à quelque trente milles au sud de l’endroit où s’achevait la grève de la Mer Occidentale.
Pour Eddie Dean, ni lui ni la Dame ne semblaient plus se traîner ni même marcher sur les derniers milles de plage. C’était plutôt comme s’ils y volaient.
Roland n’inspirait toujours, à l’évidence, ni affection ni confiance à Odetta Holmes, mais elle se rendait compte à quel point son état était désespéré et réagissait en conséquence. Maintenant, au lieu de pousser une masse inerte d’acier et de caoutchouc à laquelle un corps s’était trouvé attaché, Eddie avait presque l’impression de pousser un véhicule sur coussin d’air.
Va-t’en avec elle. Avant, j’avais à veiller sur toi, et c’était important. Maintenant, je ne ferai que vous ralentir.
Il s’aperçut que le Pistolero était bien près d’avoir raison. Eddie poussait la chaise, Odetta aidait les roues.
Eddie avait l’un des revolvers du Pistolero passé dans la ceinture de son jean.
Tu te souviens quand je t’ai dit de rester sur tes gardes et que tu ne l’as pas fait ?
Oui.
Je te le répète : Reste sur tes gardes. À tout moment. Si son autre personnalité reprend le dessus, ne perds pas une seconde. Assomme-la.
Et si je la tue ?
Ce sera la fin. Mais qu’elle te tue et ce sera aussi la fin. Et si elle réapparaît, elle essaiera. Je te garantis qu’elle essaiera.
Eddie l’avait quitté à contrecœur. Pas seulement à cause du cri de chat sauvage entendu dans la nuit (même s’il y pensait sans arrêt), simplement parce que Roland était devenu sa seule prise sur ce monde auquel ni lui ni Odetta n’appartenaient.
Il ne s’en rendait pas moins compte que le Pistolero avait raison.
— Tu veux qu’on fasse une pause ? demanda-t-il à Odetta. Il reste un peu à manger.
— Pas encore. (La fatigue néanmoins était nette dans sa voix.) Bientôt.
— Comme tu veux. Mais arrête au moins de pousser sur les roues. Tu es trop faible. Ton estomac…
— D’accord.
Elle se tourna, lui offrit son visage ruisselant de sueur éclairé d’un sourire qui à la fois le faisait fondre et le régénérait. Il aurait accepté de mourir pour un tel sourire… et pensait même y être prêt si les circonstances l’exigeaient.
Bien sûr, il espérait ne jamais voir ces circonstances se présenter mais n’avait aucune illusion. Le temps était devenu crucial, à en hurler.
Elle croisa les mains dans son giron et il continua de pousser. Derrière eux, sur la grève, le sillage du fauteuil était à peine visible, le sol devenu progressivement plus ferme s’étant aussi jonché d’épaves susceptibles de provoquer un accident, un accident qu’ils ne pourraient éviter à la vitesse où ils allaient, et dans lequel Odetta risquait d’être gravement blessée. Un accident qui, tout aussi gravement, risquait d’endommager le fauteuil. Grave pour eux, et plus encore pour le Pistolero presque à coup sûr voué à une mort solitaire en ce cas. Et si Roland mourait, ils seraient à jamais piégés dans ce monde.
Avec Roland trop malade et trop affaibli pour marcher, Eddie s’était retrouvé confronté à la nudité d’un fait : ils étaient trois ici, dont deux infirmes.
Quel espoir donc ? Comment s’en tirer ?
Le fauteuil.
Le fauteuil était cet espoir, le seul espoir, et rien qu’un espoir.
Alors, à la grâce de Dieu.
Le Pistolero avait repris conscience peu après qu’Eddie l’eut traîné à l’ombre d’un rocher. Sur son teint d’un gris terreux se détachaient les marques brûlantes de la fièvre. Sa poitrine se soulevait et retombait à un rythme accéléré. Un long gant de résille rouge lui recouvrait le bras droit de son réseau vénéneux.
— Donne-lui à manger, dit-il ou plutôt croassa-t-il à Eddie.
— Tu…
— T’occupe pas de moi. Ça va aller. Tu lui apportes à manger. Elle ne refusera plus, je crois. Qu’elle reprenne des forces, tu vas en avoir besoin.
— Et si elle ne faisait que semblant d’être…
Roland eut un geste d’impatience.
— Elle ne fait semblant de rien, si ce n’est dans le secret de son corps. Tu le sais aussi bien que moi. Ça te crève les yeux si tu la regardes. Tu lui donnes à manger, pour l’amour de ton père, et pendant qu’elle mange, tu reviens me voir. Dépêche-toi. Chaque minute compte, à présent. Chaque seconde.
Eddie se leva. Le Pistolero le retint. Maladie ou pas, cette main crispée autour de son poignet gardait une force étonnante.
— Et tu ne dis rien sur l’autre. Pas un mot. Quoi qu’elle te dise, quoi qu’elle t’explique, tu ne la contredis pas.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien. Mais il ne faut pas, ça je le sais. Maintenant, fais ce que je te dis et ne perds plus de temps.
Il avait retrouvé Odetta contemplant la mer avec dans le regard une expression rêveuse et légèrement surprise. Quand il lui avait tendu les restes de homard de la veille, elle avait souri.
— J’en prendrais si j’osais, lui dit-elle. Mais tu sais comment ça se passe.
Non, il ne savait pas… n’avait pas la moindre idée de ce dont elle parlait, et ne put que hausser les épaules et insister :
— Essaie quand même, Odetta. Il faut que tu manges. On va devoir faire vite et cela va réclamer toute notre énergie.
Elle eut un petit rire et lui toucha la main. Il sentit comme une décharge électrique passer de son corps à elle au sien. Oui, c’était bien elle, Odetta. Pas plus que Roland, il ne pouvait en douter.
— Je t’aime, Eddie. Tu as fait de tels efforts. Montré tant de patience. Lui aussi… (Elle se tourna vers le rocher contre lequel Roland, adossé, observait la scène.)… Mais ce n’est pas le genre d’homme facile à aimer.
— Ouais, j’en sais quelque chose.
— Bon, je veux bien refaire un essai.
— Pour toi.
Elle sourit et c’était effectivement pour elle que bougeait le monde, il le sentit, à cause d’elle, et il pensa : Pitié, mon Dieu. Ça n’a jamais été à ce point. Alors, pitié, ne me la reprenez pas.
Elle prit les morceaux qu’il lui tendait, fronça le nez, petite grimace triste et pitoyable, puis leva de nouveau les yeux vers Eddie.
— Je dois ?
— Un coup pour voir.
— C’est que je n’ai plus jamais remangé de crustacés.
— Pardon ?
— Je croyais t’avoir raconté…
— Tu l’as peut-être fait, dit-il, puis il rit, le conseil de Roland soudain lui revenant à l’esprit : ne rien lui laisser soupçonner de la présence de l’autre.
— Il y en a eu un soir au dîner. J’avais dix ou onze ans. J’ai eu horreur du goût, horreur de la texture : comme des balles de caoutchouc sous la dent, et j’ai tout vomi plus tard. Je n’en ai plus jamais remangé. Enfin… (elle soupira)… un coup pour voir, comme tu dis.
Elle porta un morceau à sa bouche, comme un gosse une cuillère du sirop qu’il déteste, mâcha d’abord avec lenteur, puis plus vite, puis avala. Elle prit un autre morceau. Mâcha. Avala. Un troisième. N’en fit qu’une bouchée. Maintenant, à peine Eddie arrivait-il à suivre le mouvement de sa main.
— Whaou ! Ralentis.
— Ce ne doit pas être la même espèce de homard ! Voilà, bien sûr ! (Elle posa sur Eddie un regard rayonnant.) On a avancé sur cette plage et l’espèce a changé. Je n’y suis plus allergique, apparemment ! Ça n’a même plus mauvais goût comme avant… et pourtant je faisais des efforts pour ne pas vomir. N’est-ce pas que j’en ai fait ?
— Ça oui. (Il avait l’impression d’entendre sa voix comme une émission lointaine à la radio. Elle est persuadée d’avoir essayé de manger, jour après jour, et de n’avoir rien pu garder, pensa-t-il. C’est l’explication qu’elle donne à sa faiblesse. Seigneur !) Pour sûr que tu as fait des efforts.
— Et ce goût… (ou du moins est-ce de cette manière qu’il interpréta son é-eu-ou qu’elle prononçait la bouche pleine)… délicieux ! (Elle rit, trille cristallin, adorable.) Et ça va rester ! Je vais me nourrir ! Je vais reprendre des forces ! Je le sais ! Je le sens !
— Ne passe quand même pas d’un extrême à l’autre, lui conseilla-t-il en lui tendant une des outres. Ton estomac n’a plus l’habitude… Toutes ces fois où tu as… (il déglutit et il y eut dans sa gorge un clic audible — du moins pour lui)… où tu as vomi.
— Oui, oui.
— Il faut que j’aille dire un mot à Roland.
— D’accord.
Mais il allait partir quand elle le retint de nouveau par la main.
— Merci, Eddie. Merci d’être si patient. Et tu le remercies lui aussi. (Elle marqua une pause, sérieuse.) Tu le remercies et tu ne lui dis pas qu’il me fait peur.
— Je m’en garderai, avait répondu Eddie avant de retourner voir le Pistolero.
Même quand elle ne poussait pas sur les roues, Odetta l’aidait. Elle dirigeait leur course avec la prescience d’une femme rompue à l’art de conduire un fauteuil roulant dans un monde qui allait encore mettre bien des années à accepter l’existence d’handicapés comme elle.
— Gauche, criait-elle, et le jeune homme infléchissait leur trajectoire sur la gauche, dépassant une pointe rocheuse qui, tel un chicot érodé, affleurait à la surface grise et grenue de la grève. Seul, il aurait peut-être vu l’obstacle, comme il aurait pu ne pas le voir.
— Droite, et il basculait le fauteuil sur la droite, manquant de peu l’un des rares pièges à sable qu’ils rencontraient encore.
Ils finirent par s’arrêter. Eddie s’allongea, le souffle court et rauque.
— Dors, lui dit-elle. Dors une heure. Je te réveillerai.
Eddie la regarda.
— Si je te le dis, je le ferai. Je sais très bien dans quel état est ton ami…
— Ce n’est pas vraiment mon ami, tu s…
— … et j’ai parfaitement conscience que le temps nous est compté. Je n’irai pas te laisser dormir plus d’une heure par quelque commisération malvenue, et je sais très bien lire l’heure au soleil. Tu ne lui feras aucun bien en t’exténuant toi aussi. Je me trompe ?
— Non, reconnut-il, mais il pensait : Tu ne peux pas comprendre. Si je m’endors et que Detta Walker refait surface…
— Alors dors, dit-elle, et comme Eddie était trop épuisé (trop amoureux aussi) pour faire autrement que s’en remettre à elle, il s’endormit.
Et elle le réveilla une heure plus tard comme prévu, et c’était toujours Odetta, et ils se remirent en route, et de nouveau elle l’aidait, ses bras comme des pistons. Ils filèrent sur cette plage qui tirait à sa fin vers cette porte qu’Eddie ne cessait de chercher des yeux et qu’il continuait de ne pas voir.
Quand il avait quitté Odetta bien engagée dans son premier repas depuis des jours et des jours pour retourner auprès du Pistolero, Eddie avait trouvé ce dernier un peu mieux.
— Approche-toi, lui avait dit Roland.
Eddie s’était accroupi à côté du Pistolero.
— Laisse-moi l’outre qui n’est qu’à moitié pleine. Ça me suffira. Tu vas emmener Odetta jusqu’à la porte.
— Et si je ne…
— Si tu ne trouves pas de porte ? Tu la trouveras. Les deux premières étaient là. La troisième ne fera pas exception. Si tu l’atteins ce soir avant le coucher du soleil, attends la nuit et abats deux homards. Il va falloir que tu lui laisses à manger et que tu te débrouilles pour qu’elle soit le plus à l’abri possible. Si vous n’y êtes pas ce soir, abats une triple ration de gibier. Tiens.
Il lui tendit l’un des pistolets.
Eddie prit l’arme avec respect, surpris comme auparavant par son poids.
— Je croyais qu’il ne nous restait que des cartouches foireuses.
— Sans doute est-ce le cas. Mais j’ai chargé ce revolver avec celles qui me semblaient avoir le moins pris l’eau : les trois qui étaient au-dessus de la boucle de chaque ceinturon. Il y en aura peut-être une pour accepter de partir. Deux, si tu as de la chance. Mais ne les gaspille pas pour nos copains à pinces. (Ses yeux soumirent Eddie à un bref examen.) Il se peut qu’il y ait autre chose par là-bas.
— Toi aussi tu as entendu ?
— Si tu parles de ce qui miaulait dans les collines, la réponse est oui. Mais c’est non si tu penses à un type aux yeux en boule de loto du genre de celui que tu es en train d’imiter. J’ai entendu une sorte de chat sauvage dans les halliers dont la voix devait être quatre fois plus grosse que le corps, c’est tout. Rien dont tu ne puisses sans doute venir à bout avec un simple bâton. Mais c’est plutôt elle qui m’inquiète. Si son autre personnalité réapparaît, il te faudra éventuellement…
— Je ne la tuerai pas, si c’est ce que tu veux dire.
— Il te faudra éventuellement lui mettre du plomb dans l’aile. Compris ?
Non sans répugnance, Eddie acquiesça. De toute façon, ces putains de cartouches allaient sans doute faire long feu, alors pourquoi se casser la tête à l’avance ?
— Quand vous aurez atteint la porte, tu l’y laisses. Tu veilles à ce qu’elle soit le plus en sécurité possible et tu reviens me chercher avec le fauteuil.
— Et le revolver ?
Un tel éclair embrasa les yeux du Pistolero qu’Eddie rejeta brusquement la tête en arrière comme si Roland venait de lui braquer un lance-flammes sur la figure.
— Mon Dieu ! Je rêve ! Lui laisser une arme chargée alors que l’autre, à tout instant, risque de refaire surface. Tu es complètement givré ou quoi ?
— Les cartouches…
— Rien à foutre des cartouches ! hurla le Pistolero, et une saute de vent porta son cri jusqu’à Odetta qui tourna la tête et les regarda un long moment avant de se remettre à contempler la mer. Tu ne lui laisses ce revolver sous aucun prétexte !
Eddie baissa le ton pour éviter une nouvelle indiscrétion du vent.
— Et si quelque chose descend des collines pendant que je suis sur le chemin du retour ? Une sorte de chat quatre fois plus gros que sa voix au lieu du contraire ? Quelque chose dont il n’est pas question de venir à bout avec un bâton ?
— Tu lui laisses un tas de pierres à portée de main.
— Des pierres. Seigneur ! Tu es vraiment le dernier des salauds !
— Je réfléchis, moi, rétorqua le Pistolero. Ce qui ne semble pas être ton cas. Je t’ai donné mon arme pour que, durant la première partie du trajet qui te reste à faire, tu puisses la protéger contre cette sorte de danger dont tu parles. Ça te plairait que je reprenne le pistolet ? Parce que ça pourrait te donner l’occasion de mourir pour elle et que c’est peut-être ça qui te plairait ? Très romantique… mais alors, au lieu que ce soit juste elle, c’est nous trois qui y passerions.
— C’est d’une logique impeccable. Tu n’en restes pas moins le dernier des salauds.
— Bon, tu pars ou tu restes. Mais tu arrêtes de me traiter de tous les noms.
— Tu as oublié quelque chose, fit Eddie, furieux.
— Quoi ?
— De me dire de grandir. C’est toujours ce que finissait par me lâcher Henry : « Grandis un peu, gamin ! »
Le Pistolero sourit. Un sourire las, étrangement beau.
— Je crois que c’est déjà fait. Tu es grand maintenant. Alors, tu pars ou tu restes ?
— J’y vais. Qu’est-ce que tu vas manger ? Elle a dévoré tous les restes.
— Le dernier des salauds trouvera bien un moyen. Ça fait des années que le dernier des salauds en trouve.
Eddie détourna les yeux.
— Je… je suis navré de t’avoir appelé comme ça, Roland. Mais cette journée… (il éclata d’un rire suraigu)… a été un vrai calvaire.
Roland sourit de nouveau.
— Oui. Tu peux le dire.
Ils firent ce jour-là leur meilleur temps de tout le voyage, mais il n’y avait toujours aucune porte en vue quand le soleil commença de dérouler sa voie d’or en travers de l’océan. Odetta eut beau lui assurer qu’elle se sentait parfaitement capable de poursuivre encore une demi-heure, il décida d’en rester là pour la journée. Il la sortit du fauteuil et la transporta jusqu’en un endroit où le sol était assez lisse, l’y déposa puis retourna prendre les coussins du siège et du dossier pour l’installer confortablement.
— Seigneur, soupira-t-elle. C’est si bon de pouvoir s’étirer. Pourtant… (son front s’assombrit)… je n’arrête pas de penser à cet homme, à Roland, qui est tout seul là-bas, et ça me gâche tout le plaisir. Qui est-ce, Eddie ? Qu’est-il ? (Puis, pratiquement comme si ça venait de lui revenir :) Et pourquoi passe-t-il son temps à crier ?
— Ce doit être dans sa nature, répondit le jeune homme avant de s’éloigner aussitôt en quête de pierres utilisables.
Roland ne haussait pour ainsi dire jamais la voix. La réflexion d’Odetta pouvait reposer en partie sur l’éclat de ce matin — Rien à foutre des cartouches ! — mais pour le reste, cela semblait relever d’un faux souvenir, et d’un temps où elle croyait avoir été elle-même.
Il suivit les consignes de Roland et tua trois homarstruosités, si concentré sur la tâche de broyer la tête de la dernière qu’il fut bien près d’être le gibier d’une quatrième. Elle s’était approchée sur sa droite et, quand il vit ses pinces se refermer sur l’emplacement occupé une seconde auparavant par son pied et par sa jambe, il ne put s’empêcher de penser aux doigts manquants du Pistolero.
Il fit cuire ses proies sur un feu de bois sec — l’empiétement croissant des collines et leur végétation de moins en moins clairsemée facilitaient la recherche d’un combustible efficace ; c’était déjà ça — cependant que les dernières lueurs du jour abandonnaient le ciel occidental.
— Regarde, Eddie ! s’écria-t-elle. (Il suivit la direction du doigt qu’elle levait et vit une étoile isolée scintillant sur le sein de la nuit.) N’est-ce pas magnifique ?
— Si.
Et soudain, sans le moindre motif, les yeux d’Eddie se remplirent de larmes. Où donc au juste avait-il passé sa putain de vie ? Où l’avait-il passée, à quoi l’avait-il employée, qui avait-il eu à ses côtés, et pourquoi se sentait-il soudain si lugubre, si fondamentalement abusé par l’existence ?
Le visage d’Odetta renversé vers le ciel était d’une beauté phénoménale, irréfutable sous cette lumière, mais d’une beauté dont la jeune femme n’avait pas conscience, elle qui n’avait d’yeux que pour l’étoile et accompagnait ses regards émerveillés d’un rire très doux.
— Brillante étoile dans le ciel noir… dit-elle, puis elle s’interrompit, le regarda. Tu connais ?
— Oui, fit-il, gardant les yeux rivés au sol.
Sa voix restait assez claire mais, s’il levait la tête, elle allait voir qu’il pleurait.
— Alors aide-moi. Mais il faut que tu regardes.
— D’accord.
Il essuya ses larmes d’un revers de main et regarda l’étoile avec elle.
Brillante étoile… (elle le regarda de nouveau et il se joignit à elle)… dans le ciel noir…
La main d’Odetta se tendit, tâtonnante, et il la saisit. Deux mains, l’une d’un délicieux brun clair chocolat au lait, l’autre de la blancheur tout aussi délicieuse d’une gorge de colombe.
— Première étoile que je vois ce soir, firent-ils à l’unisson, garçon et fille pour le moment, pas encore homme et femme comme ils le seraient tout à l’heure quand il allait faire nuit noire et qu’elle allait l’appeler, lui demander s’il dormait, qu’il allait répondre non et qu’elle lui demanderait s’il voulait bien la prendre dans ses bras parce qu’elle avait froid. Un vœu je fais sous le ciel noir…
Ils se regardèrent et il lui vit les joues baignées de larmes. Les siennes lui remontèrent aussi aux yeux et il les laissa se répandre sans rien faire pour les cacher. Il n’en éprouva nulle honte mais un soulagement indicible.
Ils se sourirent.
— … exauce le vœu que je fais ce soir, dit Eddie qui pensa : Toi pour toujours.
— … exauce le vœu que je fais ce soir, fit-elle, en écho, pensant : Si je dois mourir dans cet endroit étrange, que ce ne soit pas trop dur et que ce bon jeune homme soit à mes côtés.
— Je suis navrée d’avoir pleuré, dit-elle en s’essuyant les yeux. Ce n’est pas mon habitude mais cette journée…
— … a été un vrai calvaire, acheva-t-il à sa place.
— Oui. Et tu as besoin de manger, Eddie.
— Toi aussi.
— J’espère que ça ne me rendra pas de nouveau malade.
Il lui sourit.
— Je ne crois pas.
Plus tard, sous le lent menuet des galaxies insolites, ils s’abandonnèrent l’un à l’autre, partageant le sentiment de n’avoir jamais vécu l’acte d’amour avec une telle douceur, une telle plénitude.
Ils furent en route avec l’aube, filant à la même allure que la veille, et, vers neuf heures, Eddie se prit à regretter de n’avoir pas demandé à Roland ce qu’il faudrait faire s’ils parvenaient au mur de collines sans aucune porte en vue. La question semblait avoir son importance car ce point allait bientôt être atteint. Les collines ne cessaient de se rapprocher, non plus parallèles au bord de mer mais coupant à l’oblique en travers de la grève pour le rejoindre.
La plage même n’en était plus vraiment une. Le sol était ferme, désormais, parfaitement lisse aussi. Quelque chose — le ruissellement, supposait Eddie, voire les averses pendant une éventuelle saison des pluies (il n’avait pas plu depuis qu’il était dans ce monde, pas une goutte ; le ciel s’était couvert deux ou trois fois mais les nuages avaient toujours fini par se dissiper) — avaient emporté la plupart des roches affleurantes.
À neuf heures et demie, Odetta cria :
— Arrête, Eddie ! Arrête-toi !
Il obtempéra si brutalement qu’elle dut se retenir aux bras du fauteuil pour ne pas basculer. En un clin d’œil, Eddie fut devant elle.
— Excuse-moi. Ça va ?
— Oui, très bien. (Il s’aperçut qu’il avait pris l’excitation d’Odetta pour de l’angoisse. Elle avait le doigt pointé droit devant eux.) Là-bas ! N’y a-t-il pas quelque chose ?
Il mit sa main en visière mais ne vit rien. Plissa les yeux et, l’espace d’un instant, crut… non, sans doute n’était-ce qu’un mirage, le chatoiement de l’air au-dessus du sol surchauffé.
— Il n’y a rien là-bas, dit-il, et il sourit. Sinon une projection de ton souhait, peut-être.
— Moi je suis pratiquement sûre de distinguer quelque chose ! (Elle tourna vers Eddie un visage souriant et tout excité.) Comme une forme verticale. Tout au bout de la plage ou presque.
Il scruta de nouveau les lointains, plissa les yeux si fort qu’ils s’emplirent de larmes. Encore une fois, il eut la fugitive impression de voir ce qu’elle lui montrait. Tu as effectivement vu quelque chose, pensa-t-il, et il sourit. Tu as vu une projection de son souhait.
— Peut-être, dit-il, non parce qu’il y croyait mais parce qu’elle y croyait, elle.
— Allons-y !
Il regagna sa place derrière le fauteuil et s’accorda un moment pour se masser les reins là où une douleur sourde avait fait son nid. Odetta se retourna.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— Tu es certaine d’avoir bien vu ?
— Oui !
— Alors allons-y.
Et il recommença de pousser.
Une demi-heure plus tard, il dut se rendre à l’évidence. Seigneur, se dit-il, elle a d’aussi bons yeux que Roland. Meilleurs, peut-être.
Ni l’un ni l’autre n’avait envie de s’arrêter, mais il leur fallait manger. Ils prirent un repas rapide et se remirent en route. La marée montait et Eddie jetait sur sa droite — à l’ouest — des regards remplis d’une inquiétude croissante. Ils continuaient d’avancer largement au-dessus de la guirlande de végétation marine marquant la laisse des hautes eaux, mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’au moment où ils atteindraient la porte, ils se retrouveraient dans un angle désagréablement étroit entre, d’un côté, l’océan, de l’autre l’oblique des collines. Et il avait à présent une vision claire de ces dernières. Elles n’avaient rien d’engageant. Chaos de roches cloutées d’arbustes bas qui déroulaient leurs racines jusqu’au sol et s’y agrippaient — poignes noueuses, sinistres serres — et de buissons d’épines. Des collines pas vraiment escarpées mais trop pour un fauteuil roulant. Il pouvait être en mesure de la porter sur un bout de pente, peut-être s’y verrait-il contraint, mais l’idée de la laisser là-haut ne l’enchantait guère.
Pour la première fois depuis longtemps, il entendait à nouveau des insectes. Un peu comme des criquets, mais plus haut perché, sans rythme, rien qu’un riiiiiii continu comme celui d’une ligne à haute tension. Il voyait aussi apparaître d’autres oiseaux que des mouettes, des gros parfois, décrivant de vastes cercles au-dessus des terres sur la voilure de leurs ailes raidies. Des faucons, pensa-t-il. De temps à autre, il les voyait plier leurs ailes et plonger comme des pierres. Chasser. Chasser quoi ? De petits animaux, sans doute.
Mais il avait toujours en mémoire ce miaulement dans la nuit.
En milieu d’après-midi, la troisième porte se dessina nettement. Comme les deux autres, il s’agissait d’une impossibilité qui n’en était pas moins là, incontestablement.
— Étonnant, entendit-il Odetta murmurer. Tout à fait étonnant.
Elle se dressait à l’emplacement exact qu’il avait prévu, dans l’extrême pointe de cet angle marquant le terme de toute progression aisée vers le nord. Juste au-dessus de la laisse de haute mer et à moins de dix mètres de l’endroit où les collines s’arrachaient au sol, telle une main de géant velue, tapissée de broussailles vert-de-gris en guise de poils.
La marée fut haute alors que le soleil défaillait vers l’océan. Il pouvait être dans les quatre heures — de l’avis d’Odetta, et il la croyait puisqu’elle lui avait affirmé savoir lire l’heure au soleil (et qu’il l’aimait) — quand ils atteignirent la porte.
Ils ne firent que la regarder, Odetta dans son fauteuil, les mains dans son giron, Eddie debout à ses côtés, les pieds presque léchés par les vagues. Si, d’une certaine manière, ils la regardaient comme ils avaient la veille regardé l’étoile, avec ce regard que les enfants portent sur les choses, ils la regardaient aussi différemment. Les deux enfants de la joie qui avaient fait un vœu devant la première étoile du soir s’étaient faits solennels, cernés par le mystère, peut-être encore enfants mais posant les yeux sur l’inéluctable matérialisation d’une chose qui n’avait jusqu’alors existé pour eux que dans les contes de fées.
Deux mots étaient inscrits sur la porte.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? finit par demander Odetta.
— Je n’en sais rien, répondit-il, même si ces mots l’avaient glacé de désespoir, même si la nuit d’une éclipse avait un instant visité son cœur.
— Vraiment ? fit-elle, et ses yeux attendirent la réponse.
— Non. Je… (Il déglutit.) Non.
Elle le regarda encore un moment. Puis :
— Pousse-moi de l’autre côté, s’il te plaît. J’aimerais bien voir comment c’est par-derrière. Je sais que tu es pressé de retourner le chercher, mais peux-tu encore faire ça pour moi ?
Et comment qu’il pouvait !
Ils s’ébranlèrent, contournant la porte par le haut.
— Stop ! s’écria-t-elle. Tu as vu ?
— Quoi ?
— Recule ! Puis repars en regardant la porte.
Il obéit et, cette fois, au lieu de concentrer son attention sur un éventuel obstacle en travers de leur route, il fit comme elle disait. Alors qu’ils amorçaient leur tournant, il vit le panneau rétrécir en perspective, en découvrit les gonds, des gonds qui ne semblaient s’ancrer dans rien, puis n’en vit plus que l’épaisseur…
Puis plus rien.
Il aurait dû y avoir, barrant verticalement le paysage, huit, voire dix centimètres de bois massif (l’extraordinaire épaisseur de la porte n’avait pas manqué de le frapper), mais son regard ne se heurtait à aucun obstacle.
La porte avait disparu.
Son ombre demeurait mais la porte avait disparu.
Il fit deux pas en arrière, de manière à être juste en deçà d’une droite fictive tracée dans le prolongement de la porte, et l’épaisseur de celle-ci réapparut.
— Tu la vois ? s’enquit-il d’une voix blanche.
— Oui. Elle est de nouveau là !
Il repartit vers le nord. Avança d’une trentaine de centimètres : la porte était toujours là. De quinze : toujours là. Encore cinq : toujours là. Deux de plus… envolée.
— Seigneur… murmura-t-il. Seigneur Dieu.
— Tu crois pouvoir l’ouvrir ? demanda Odetta. Ou moi ?
Il se pencha, main tendue, la referma autour du bouton de porte, cette porte sur laquelle deux mots s’inscrivaient.
Il essaya de le tourner dans le sens habituel, puis dans l’autre sens.
Le bouton ne bougea pas d’un pouce.
— Bon, dit-elle, sereine et résignée. C’est pour lui. Je pense qu’on s’en doutait l’un comme l’autre. Va le chercher. Vas-y tout de suite.
— Il faut d’abord que je t’installe.
— Ça ira comme ça.
— Non. Tu es trop près de la mer. Si je te laisse ici, les homards vont sortir au coucher du soleil et tu leur serviras de dî…
Le feulement d’un félin très haut dans les collines l’interrompit comme un couteau tranchant un fin cordon. Cela venait de très haut dans les collines, loin encore, mais plus près que l’avant-veille.
Odetta baissa les yeux sur le revolver passé dans la ceinture d’Eddie, ne s’y attarda qu’un instant, remonta poser son regard sur le visage du jeune homme qui se sentit le rouge aux joues.
— Il ne tient pas à ce que je l’aie, c’est ça ? fit-elle doucement. Il t’a dit de ne pas me le donner. Pour une raison ou une autre, il ne veut pas.
— De toute façon, les cartouches ont pris l’eau, dit-il sans conviction. Elles ne partiraient sans doute pas.
— Je comprends. Porte-moi un peu plus haut sur la pente, Eddie. Tu crois que tu pourras ? J’imagine dans quel état est ton dos — Andrew appelle ça : la Crampe du Fauteuil —, mais inutile d’aller très loin, juste à l’abri des homards. Je doute que quoi que ce soit de vivant se risque si près d’eux.
Elle a probablement raison pour la marée haute, pensa Eddie. Mais qu’en sera-t-il après, quand elle descendra ?
— Laisse-moi à manger, et des pierres, dit-elle.
Et cet écho inconscient des paroles du Pistolero déclencha une nouvelle bouffée de chaleur chez le jeune homme. Il se sentit jusqu’à la racine des cheveux pareil aux parois de brique d’un four à pain.
Elle le regarda, eut un petit sourire doux et fit non de la tête comme s’il avait exprimé tout haut sa pensée.
— Ce n’est pas le moment de se lancer dans une discussion. J’ai bien vu dans quel état il est. Il n’est pas question de le faire attendre. Tu vas me monter un peu plus haut, me laisser de la nourriture, puis tu reprendras le fauteuil et tu t’en iras.
Il l’installa au mieux et aussi vite qu’il put, puis sortit le revolver de Sa ceinture et le lui tendit en le tenant par le canon. Elle refusa.
— Il serait en colère contre nous deux. Contre toi pour me l’avoir donné, contre moi pour l’avoir accepté.
— Conneries ! s’égosilla Eddie. Qu’est-ce qui a bien pu te mettre ça en tête ?
— J’en suis certaine.
Elle n’en démordrait pas.
— Bon, supposons que ce soit vrai. Je dis bien : supposons… Si tu ne le prends pas, c’est moi qui vais me mettre en colère contre toi.
— Range-le. Je n’aime pas les armes. Je ne sais même pas m’en servir. Si quoi que ce soit s’approchait de moi dans le noir, la première chose que je ferais serait de m’oublier, la deuxième de pointer ce truc dans la mauvaise direction et de me tirer dessus. (Elle s’interrompit, regarda Eddie d’un air grave.) Et ce n’est pas tout, autant que tu le saches. Je ne veux rien toucher qui lui appartienne. Rien. C’est sans doute personnel, mais tout ce qui l’entoure me semble avoir ce que maman appelait le vaudou. J’aime à voir en moi une femme moderne… mais je ne tiens pas à être en possession d’un objet vaudou quand tu seras parti et que ce paysage de ténèbres va se refermer sur moi.
Le regard d’Eddie alla de l’arme à Odetta, restant dubitatif.
— Range-le, répéta-t-elle, sévère comme une institutrice.
Il éclata de rire et obéit.
— Pourquoi ris-tu ?
— Parce qu’en disant ça, tu m’as fait penser à Mlle Hathaway. C’était ma maîtresse au CM1.
Elle eut encore son doux sourire sans détacher ses yeux si lumineux de ceux d’Eddie, puis elle chantonna :
— Doucement, très doucement s’en vient le soir…
Sa voix mourut sur les dernières syllabes et ils portèrent un même regard sur le ciel occidental, mais l’étoile de la veille restait invisible même si leurs ombres commençaient de s’étirer.
— Tu es sûre qu’il ne te manque rien, Odetta ?
N’importe quoi pour repousser l’instant du départ. Ça lui passerait une fois qu’il serait en route mais, pour l’heure, il semblait avoir un urgent besoin de trouver prétexte à s’attarder.
— Si, que tu m’embrasses. À moins que tu n’y voies quelque inconvénient.
Il n’en voyait pas et son baiser s’éternisa, puis quand leurs lèvres se séparèrent, elle lui prit le poignet, plongea ses yeux dans les siens.
— Je n’avais jamais fait l’amour avec un Blanc avant la nuit dernière. Je ne sais si ça a oui ou non de l’importance pour toi, ni même si ça en a pour moi, mais j’ai pensé que tu devais le savoir.
Il réfléchit.
— Pour moi, en tout cas, ça n’en a pas. La nuit, tu sais, tous les chats sont gris. Je t’aime, Odetta.
Elle plaça sa main sur la sienne.
— Tu es un jeune homme adorable et il se peut que moi aussi je t’aime, quoiqu’il soit encore trop tôt pour que nous sachions l’un et l’autre…
À cet instant, comme pour lui donner la réplique, une des créatures félines qui hantaient ce que le Pistolero avait appelé les halliers donna de la voix. Elle semblait toujours à cinq ou dix kilomètres de distance mais c’était quand même cinq ou dix kilomètres plus près que la dernière fois, et ça donnait l’impression d’être gros.
Alors qu’ils tournaient la tête dans cette direction, Eddie sentit les cheveux follets de sa nuque qui tentaient de se hérisser sur l’arrière de son crâne… tentaient sans vraiment y parvenir. Désolé, les tifs, pensa-t-il bêtement. Je crois que vous êtes un peu trop longs pour ça.
Le miaulement s’enfla, se fit cri torturé, ressemblant à la plainte d’un animal luttant contre les affres d’une mort horrible (susceptible en fait de ne correspondre à rien de plus tragique qu’un accouplement réussi). Il dura un bon moment, culmina dans une stridence presque insoutenable, puis commença de se résorber, glissant dans des registres de plus en plus graves jusqu’à cesser et se fondre dans le hululement constant du vent. Ils attendirent un retour qui ne vint pas, mais la décision d’Eddie était prise. Il tira de nouveau le revolver de sa ceinture pour le tendre à Odetta.
— Prends-le et ne discute pas. Si tu as besoin de t’en servir, il peut très bien te jouer un tour de cochon, mais prends-le quand même.
— Tu tiens vraiment à ce qu’on se dispute ?
— Oh, trouve tous les arguments que tu veux, ça n’y changera rien.
Après avoir étudié les yeux tirant sur le noisette du jeune homme, Odetta esquissa un sourire las.
— Pas de discussion, donc. (Elle prit l’arme.) Mais, je t’en prie, fais vite.
— Tu crois que je vais traîner ?
Un dernier baiser, rapide cette fois, et il faillit lui dire d’être prudente… mais sérieusement, les mecs, qu’entendait-on par prudence dans une pareille situation ?
Dans l’ombre qui s’épaississait (les homarstruosités n’étaient pas encore sorties des vagues mais n’allaient plus tarder à honorer leur rendez-vous nocturne), il redescendit jusqu’à la porte et son regard se posa une fois de plus sur les mots qui y étaient inscrits. Le même frisson le traversa. C’étaient des mots terriblement justes. Oui, d’une rare vérité. Il chercha ensuite Odetta sur la pente, resta un temps sans la voir, puis surprit un mouvement, la tache brun clair de la main qu’elle agitait pour lui dire au revoir.
Il agita la sienne en réponse, fit pivoter le fauteuil et, au pas de course, commença de le pousser, tout en le basculant sur l’arrière pour maintenir les roues avant — plus petites et plus fragiles — hors de contact avec le sol et ses obstacles potentiels. Il courut cap au sud, retournant sur ses traces, et pendant la première demi-heure, son ombre l’accompagna, ombre impossible d’un géant décharné qui, collée à la semelle de ses tennis, s’étirait vers l’est sur de longs mètres. Puis le soleil sombra dans les flots et l’ombre disparut. Les vagues échouèrent un premier arrivage d’homarstruosités.
Il s’écoula encore une dizaine de minutes avant qu’il ne levât les yeux pour découvrir la sereine brillance de leur étoile du soir sur le velours bleu nuit du ciel.
Doucement, très doucement s’en vient le soir…
Faites qu’il ne lui arrive rien. Les douleurs s’insinuaient déjà dans ses jambes et son souffle était trop brûlant, trop oppressant dans ses poumons alors qu’il venait seulement d’amorcer son retour à vide et qu’il lui restait un troisième voyage à faire, avec le Pistolero comme passager. Il se doutait que Roland allait peser nettement plus lourd qu’Odetta, savait qu’il aurait dû ménager ses forces, et n’en courait pas moins, toujours plus vite.
Faites qu’il ne lui arrive rien, c’est là mon vœu. Faites que rien n’arrive à ma bien-aimée.
Et, comme pour faire planer un sinistre présage sur l’exaucement de ce vœu, un chat sauvage hurla quelque part dans les gorges tourmentées qui entaillaient les collines… à ceci près que la puissance d’un tel cri évoquait plutôt un lion rugissant au fin fond d’une savane africaine.
Eddie accéléra sa course, imprimant une vitesse accrue au véhicule vide qu’il poussait devant lui. Lamentation lugubre et ténue, le vent se mit bientôt à bruire dans les rayons des roues avant qui tournaient sur elles-mêmes.
Le Pistolero perçut l’approche d’un son gémissant comme celui de l’air dans les roseaux. Il se crispa un instant puis reconnut le rythme qui s’y superposait, celui d’un souffle haletant. Alors il se détendit. C’était Eddie. Il le savait sans avoir besoin d’ouvrir les yeux.
Quand la plainte s’évanouit et que s’espacèrent les chocs sourds marquant chaque foulée (mais pas les sifflements de la respiration), il consentit à les rouvrir. Eddie était planté devant lui, hors d’haleine et les joues ruisselantes de sueur. Sa chemise trempée était plaquée sur sa poitrine, y dessinant une tache uniformément sombre. Disparus les derniers vestiges du look étudiant bon chic bon genre dont Jack Andolini avait recommandé l’adoption avec tant d’insistance pour mieux abuser les douaniers. Ses cheveux lui pendaient sur le front. Il s’était ouvert la couture du jean sous la braguette, et les magnifiques croissants bleu violacé sous ses yeux complétaient le tableau. Un vrai désastre.
— J’ai réussi, dit-il. Je suis de retour. (Il promena un regard circulaire qu’il ramena ensuite sur le Pistolero comme s’il n’arrivait pas à y croire.) Je suis ici.
— Tu lui as donné le revolver.
Roland était dans un sale état, remarqua Eddie, un état comparable à celui dans lequel il l’avait connu avant la première prise écourtée de Keflex. Peut-être même dans un plus sale état. La fièvre semblait rayonner par vagues brûlantes de ce corps adossé au rocher, et il aurait dû en éprouver de la pitié, il le savait, mais il restait apparemment incapable de sentir monter en lui autre chose qu’une colère noire.
— Je me casse le cul pour être de retour ici en un temps record et tout ce que tu trouves à dire c’est : « Tu lui as donné le revolver. » Bravo, mec, je te remercie ! Je n’irai pas dire que je m’attendais à des démonstrations exubérantes de gratitude, mais là, c’est le bouquet.
— Je crois avoir dit la seule chose qui ait de l’importance.
— Puisque tu m’y fais penser, c’est exact : je le lui ai laissé. (Mains sur les hanches, Eddie fixait agressivement l’homme à terre.) Bon, maintenant ce sera selon les préférences de Monsieur. Soit Monsieur grimpe dans ce fauteuil, soit je le replie, histoire de voir si j’arrive à le fourrer tout entier dans le trou du cul de Monsieur. Que choisit Monsieur ?
— Ni l’un ni l’autre. (Roland souriait un peu, comme quelqu’un qui n’en a pas envie mais ne peut s’en empêcher.) D’abord, tu vas dormir, Eddie. On verra ce qu’on verra quand le moment sera venu de voir, mais pour l’heure tu as besoin de sommeil. Tu es lessivé.
— Je veux retourner près d’elle.
— Moi aussi. Mais si tu ne prends pas un minimum de repos, tu vas t’écrouler en route. Pas plus compliqué que ça. Et ce sera mauvais pour toi, pire pour moi, catastrophique pour elle.
Eddie était pris dans un nœud d’indécision.
— Tu as fait vite, concéda Roland, levant vers le soleil des yeux étrécis. Il est seize heures, seize heures quinze, peut-être. Tu vas dormir cinq heures… allez, sept, et il fera nuit noire…
— Quatre. Pas plus de quatre heures.
— D’accord. Jusqu’à ce qu’il fasse noir. C’est ça l’important, à mon sens. Ensuite, tu mangeras. Puis on s’en ira.
— Toi aussi, il faut que tu manges.
Cette esquisse de sourire, une fois de plus.
— J’essaierai. (Ses yeux bleus se posèrent sur Eddie, tranquilles.) Ta vie est entre mes mains désormais. Je suppose que tu en as conscience.
— Oui.
— Je t’ai kidnappé.
— Je sais.
— As-tu envie de me tuer ? Parce que, dans ce cas, fais-le tout de suite au lieu d’exposer l’un ou l’autre d’entre nous… (son souffle s’amenuisa, se réduisit à un sifflement grêle cependant que montaient de sa poitrine des raclements qu’Eddie n’aima guère)… à un surcroît d’inconfort.
— Je n’ai pas envie de te tuer.
— Alors… (cette fois, ce fut une violente et soudaine quinte de toux qui l’interrompit)… va te coucher.
Eddie y alla. Le sommeil, loin de l’envelopper de voiles cotonneux comme il le faisait parfois, le saisit avec les mains brutales d’une amante que le désir rend gauche. Il entendit (ou peut-être ne fut-ce qu’en rêve) le Pistolero dire : « Mais tu n’aurais pas dû lui laisser le revolver », puis pour un temps indéterminé, il fut simplement dans le noir, puis Roland fut à le secouer, le réveillant, puis quand il se fut assis, chaque parcelle de son corps fut douleur, douleur et pesanteur. Une sorte de rouille semblait avoir grippé ses muscles comme les treuils et poulies d’un chantier à l’abandon. Sa première tentative pour se mettre debout se solda par un échec. Il retomba lourdement sur le sable. Réussit au deuxième essai mais eut l’impression que l’élémentaire mouvement de se retourner allait lui prendre vingt minutes. Et lui faire horriblement mal.
Roland l’interrogeait du regard.
— Tu es prêt ? fit le Pistolero, formulant la question.
Eddie hocha la tête.
— Oui. Et toi ?
— Oui.
— Tu y arriveras ?
— Oui.
Ils mangèrent, donc… puis Eddie entama son troisième et dernier voyage sur cette maudite longueur de plage.
S’ils couvrirent une bonne distance cette nuit-là, Eddie n’en fut pas moins déçu quand le Pistolero annonça qu’ils allaient s’arrêter. Eddie ne marqua pourtant nul désaccord, tout bonnement trop fourbu pour continuer sans repos, mais il avait espéré aller plus loin. Le poids. C’était là le hic. Pousser Roland après Odetta revenait à pousser un chargement de barres à mine. Eddie dormit les quatre heures qui leur restaient avant l’aube, et quand il s’éveilla, le soleil bondissait par-dessus les croupes érodées, derniers soubresauts des montagnes. Roland toussait. Eddie écouta. Toux sans force et sous-tendue de râles, toux de vieillard que la pneumonie va peut-être emporter.
Leurs regards se croisèrent. Le spasme du Pistolero se mua en rire.
— Je ne suis pas encore au bout du rouleau, Eddie, même si c’est l’impression que je donne quand on m’entend. Et toi ?
Eddie pensa aux yeux d’Odetta et fit non de la tête.
— Pas encore, moi non plus, mais je ne cracherais pas sur un cheeseburger accompagné d’une mousse.
— Mousse ? répéta le Pistolero, incertain, revoyant les frais vallons du Parc Royal.
— Laisse tomber. Allez, en voiture, mec. Ça n’a ni cylindres en V ni vitesses au plancher mais on n’en abattra pas moins notre paquet de bornes.
Ainsi firent-ils, mais au crépuscule de ce deuxième jour après qu’Eddie eut laissé Odetta, ils n’en étaient toujours qu’à se rapprocher de la troisième porte. Eddie se coucha dans l’intention d’effectuer un nouveau séjour de quatre heures dans les bras de Morphée mais il ne s’en était pas écoulé deux quand le hurlement d’un de ces chats sauvages l’en arracha, le cœur battant. Seigneur ! l’animal ne pouvait qu’être énorme !
Il vit briller dans le noir les yeux du Pistolero qui s’était redressé sur un coude.
— On y va ? fit Eddie, se levant avec lenteur, grimaçant tant c’était un supplice.
— Tu es sûr de vouloir y aller ? demanda Roland presque en un murmure.
Eddie s’étira, suscitant une série de petits bruits secs le long des vertèbres, comme la mise à feu d’un chapelet de pétards minuscules.
— Ouais. Cela dit, je préférerais que ce soit avec ce cheeseburger dans le ventre.
— Je croyais que c’était du poulet que tu voulais.
— Lâche-moi les baskets, mec, gronda Eddie.
La troisième porte était en vue quand le soleil quitta les collines. Deux heures plus tard, ils l’avaient atteinte.
De nouveau réunis, pensa Eddie, s’apprêtant à s’écrouler.
Mais il se trompait, apparemment. Il n’y avait plus trace d’Odetta Holmes. Plus la moindre.
— Odetta ! s’époumona Eddie, la voix aussi éraillée que celle de Detta, l’autre personnalité d’Odetta.
Pas même un écho, rien, pas même l’illusion d’une réponse d’Odetta. Ce relief lourd, raboté, n’offrait aux sons nulle surface où rebondir. Ils restaient là, suspendus tout entiers dans les airs, d’une puissance exceptionnelle dans cet étroit couloir de la grève, fracas de cymbales des vagues déferlantes et grosse caisse du ressac puisant à l’extrémité du tunnel qui s’était creusé dans la roche friable. Et puis il y avait aussi la plainte permanente du vent.
— Odetta !
Cette fois, il hurla si fort que sa voix se brisa sur la dernière syllabe et que, l’espace d’un instant, quelque chose de pointu comme une arête lui déchira les cordes vocales. Il darda des yeux hagards partout sur la pente, y cherchant la tache brun clair de la main qu’elle devait agiter, le mouvement qu’elle faisait pour se redresser, cherchant aussi (Dieu le lui pardonne) d’éventuelles éclaboussures de sang frais sur la basane usée des roches.
Et il se demanda ce qu’il ferait si c’était cette dernière recherche qui se trouvait satisfaite, ou si son regard tombait sur un revolver frappé au sceau de dents acérées plantées dans le tendre bois de santal des crosses. Pareilles découvertes auraient eu de quoi le faire basculer dans l’hystérie, voire dans la démence, mais ses yeux n’en poursuivaient pas moins leur quête.
Qui s’avéra vaine, tout autant que celle de ses oreilles qui ne captèrent aucun cri, même ténu, en réponse à ses appels.
Le Pistolero en avait profité pour examiner la porte. Il s’était attendu à n’y voir qu’un mot, celui prononcé par l’homme en noir retournant la cinquième lame de son Tarot dans le poussiéreux Golgotha où ils avaient tenu palabre. Mort, avait dit Walter, mais pas pour toi, pistolero. Il n’y avait pas qu’un mot sur la porte mais deux… et ni l’un ni l’autre n’était le mot MORT. Il relut l’inscription, ses lèvres dessinant en silence chaque syllabe :
Le sens en est pourtant la mort, songea-t-il, le sachant mais sans savoir comment.
Ce qui le fit se retourner fut d’entendre la voix d’Eddie lui venir de plus loin. Le jeune homme escaladait déjà la première colline en continuant de crier le nom d’Odetta.
Un moment, il envisagea de le laisser faire.
Eddie avait une chance de la trouver, peut-être même de la trouver vivante, sans blessure grave et toujours aux commandes du corps qu’elle partageait avec l’autre. Il supposait qu’Eddie et elle n’étaient peut-être pas sans avoir vécu ici quelque chose ensemble, que l’amour du jeune homme pour Odetta et celui d’Odetta pour le jeune homme étaient susceptibles d’étouffer la face ténébreuse qui se donnait à elle-même le nom de Detta Walker. Oui, entre ces deux forces de lumière, il était parfaitement possible que Detta s’étiolât jusqu’à en mourir. Romantique dans sa rudesse, Roland avait également le réalisme de savoir que l’amour triomphait parfois de tout. Et lui, maintenant, où en était-il ? Même s’il parvenait à ramener du monde d’Eddie ces cachets qui, auparavant, l’auraient guéri, en eût-il eu en suffisance, rien ne prouvait qu’ils en fussent désormais capables, voire qu’il s’ensuivît une quelconque amélioration. Il était beaucoup plus malade que la première fois et se demandait si l’infection n’avait pas atteint un point de non-retour. D’atroces douleurs lui cisaillaient bras et jambes, lui martelaient le crâne tandis qu’un poids énorme broyait sa poitrine, et ses bronches pleines de glaires. Tousser lui mettait le flanc gauche à la torture comme s’il avait des côtes cassées. Jusqu’à son oreille gauche qui l’élançait. Peut-être l’heure était-elle venue d’en finir, se dit-il, de quitter la partie.
Contre pareille éventualité, tout en lui protesta.
— Eddie ! cria-t-il, et nulle toux ne s’en mêla : il avait la voix claire et puissante.
Eddie se retourna, un pied dans les éboulis, l’autre calé sur une roche en saillie.
— Va, lui cria-t-il en réponse avec un curieux geste de la main (un petit mouvement de balancier signifiant qu’il voulait être débarrassé du Pistolero afin de passer aux choses sérieuses, à ce qu’il avait d’important à faire : retrouver Odetta et la sauver si la situation l’exigeait). Franchis cette porte et va donc chercher ce dont tu as besoin. Nous serons tous les deux là quand tu reviendras.
— J’en doute.
— Il faut que je la retrouve. (Eddie regarda Roland et son extrême jeunesse fut dans ce regard, dans sa totale nudité.) Je ne dis pas ça en l’air : il le faut.
— Je comprends ton amour, les exigences qu’il t’impose, dit le Pistolero, mais, cette fois, Eddie, je désire que tu m’accompagnes.
Eddie resta un long moment à le fixer comme s’il essayait d’ajouter foi à ce qu’il venait d’entendre.
— T’accompagner… finit-il par dire, rêveur. T’accompagner ! Seigneur ! Après ça, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. La dernière fois, ta détermination à me laisser derrière était telle que tu prenais le risque de me laisser te trancher la gorge. Et maintenant, tu veux qu’on se risque à laisser je ne sais quelle créature la déchiqueter !
— C’est peut-être déjà fait, dit Roland, sachant pertinemment qu’il n’en était rien.
La Dame était peut-être blessée, mais il la savait vivante.
Et, malheureusement, Eddie aussi le savait. Sept à dix jours de sevrage lui avaient considérablement aiguisé l’esprit. Son doigt se pointa sur la porte.
— Tu sais très bien qu’elle n’est pas morte. Sinon ce putain de truc ne serait plus là. À moins que tu n’aies menti en disant que ça ne servait à rien si on n’y était pas tous les trois.
Eddie essaya de reprendre son ascension mais le regard du Pistolero le cloua sur place.
— Bon, dit Roland. (Il parlait presque avec plus de douceur qu’il ne l’avait fait en s’adressant, par-delà le visage et les cris haineux de Detta, à l’autre, prisonnière quelque part sous hystérie et stridence.) Elle n’est pas morte. Ton explication à son silence ?
— Euh… un de ces félins a pu l’emmener.
C’était dit d’une voix faible.
— Ça l’aurait tuée. Il en aurait mangé ce qu’il voulait, aurait laissé le reste. Au mieux, ça aurait traîné le cadavre à l’ombre et serait revenu ce soir manger ce que le soleil aurait épargné. Mais alors, la porte ne serait plus là. Et les félins ne sont pas comme les insectes, il n’en est pas pour paralyser leur proie et tranquillement s’en repaître plus tard, tu le sais aussi bien que moi.
— Peut-être. (Et un moment Eddie entendit Odetta lui dire : « Tu aurais dû participer aux débats, Eddie », pensée qu’il repoussa.) Est-ce qu’un de ces fauves n’aurait pas pu descendre, alors elle aurait essayé de se défendre mais les deux premières cartouches ne seraient pas parties ? Mais alors, pourquoi pas les quatre ou cinq balles suivantes ? Le chat lui saute dessus et là, juste avant qu’il ne la tue, BANG ! (Eddie se cogna le poing dans la paume. Il voyait la scène. Aurait pu s’en porter témoin.) La balle tue l’animal, ou le blesse, ou le fait détaler. Qu’est-ce t’en penses ?
— On aurait entendu le coup, suggéra Roland.
Sur le moment, Eddie resta coi, incapable d’imaginer quoi que ce soit qui contre l’évidence. Oui, ils auraient entendu. Le premier cri de l’une de ces bestioles leur était parvenu à vingt ou trente kilomètres de distance. Alors, la déflagration d’un pistolet…
Il regarda soudain Roland par en dessous.
— Mais tu as peut-être entendu quelque chose, toi ? Tu as peut-être entendu tirer pendant que je dormais ?
— Ça t’aurait réveillé.
— Pas crevé comme je suis, mec. Quand je dors, je dors comm…
— Comme un mort, dit le Pistolero, la voix toujours aussi douce. Je connais la sensation.
— Alors tu comprends…
— Sauf que ce n’est peut-être pas mort. Cette nuit, quand le chat a hurlé, tu t’es réveillé et tu étais debout en une seconde. Tant tu te fais du souci pour elle. Il n’y a pas eu de coup de feu. Ça aussi, tu le sais. Tu n’aurais pas pu ne pas entendre… à cause de ce souci que tu te fais pour elle.
— Donc, elle a peut-être réussi à l’assommer avec une pierre ! hurla Eddie. Comment je le saurai, en restant planté là à discuter avec toi au lieu d’aller voir ce qu’il en est ? Imagine qu’elle baigne dans son sang quelque part, blessée, et qui sait, mourante ! Ça te plairait que je franchisse avec toi cette porte et qu’elle y passe pendant qu’on est de l’autre côté ? Ça te plairait de te retourner, de voir cette porte, de te retourner une deuxième fois et de ne plus la voir, comme si elle n’avait jamais été là, parce qu’une des trois personnes qui la dotait d’existence n’est plus ? Et que toi tu te retrouves piégé dans mon monde au lieu que ce soit le contraire !
Il était hors d’haleine, foudroyait le Pistolero du regard, poings crispés.
Roland sentait monter en lui une exaspération lasse. Quelqu’un — Cort, peut-être, mais il semblait plutôt que c’était son père — avait eu un dicton : Autant chercher à boire l’eau de l’océan à la petite cuillère que de vouloir discuter avec un amoureux. S’il était besoin d’attester la justesse du proverbe, la preuve était là, qui lui tenait tête, véritable défi. Continue, disait-il par sa seule posture. J’ai de quoi répondre à chacun de tes arguments.
— Ce n’est pas forcément un chat qui lui est tombé dessus, disait-il à présent sur le mode ordinaire. Tu es peut-être dans ton monde mais je ne crois pas que tu connaisses cette région plus que moi Bornéo. Tu n’as aucune idée de ce qui peut rôder dans ces collines ? Ça pourrait bien être un singe ou quelque chose comme ça, qui se serait emparé d’elle.
— On s’est emparé d’elle, je suis d’accord.
— Dieu soit loué, ta maladie ne t’a pas ôté tout sens com…
— Et ce « on » nous savons qui c’est, l’un comme l’autre. Detta Walker. C’est elle qui s’est emparée de la Dame. Elle, Detta Walker.
Eddie ouvrit la bouche mais l’espace d’un instant — quelques secondes, en fait, mais suffisantes pour qu’ils prissent l’un et l’autre conscience de l’évidente vérité — l’inexorable expression sur les traits du Pistolero réduisit les arguments d’Eddie au silence.
— Ça ne s’est pas nécessairement passé ainsi.
— Rapproche-toi. Si on doit parler, parlons. Mais je ne tiens pas à brailler pour couvrir le fracas des vagues ; j’ai chaque fois l’impression de m’arracher un bout de poumon.
— Mère-grand, comme tu as de grands yeux, lança Eddie sans bouger d’un pouce.
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Un conte de fées. (Le jeune homme consentit à redescendre mais sur quatre mètres, pas plus.) Et c’est le genre de littérature qu’il te faut, si tu espères m’attirer assez près de ce fauteuil.
— Assez près pour quoi faire ? cria Roland. Je ne comprends pas, ajouta-t-il alors qu’il comprenait parfaitement.
Un demi-kilomètre à l’est de l’endroit où ils étaient et les surplombant d’environ cent cinquante mètres, des yeux noirs — aussi débordants d’intelligence que dénués de pitié — observaient la scène. Impossible d’entendre ce que disaient les deux hommes — le vent, les vagues et le ressac attelé au creusement de son tunnel y veillaient —, mais Detta n’avait nul besoin de distinguer des mots dans leurs cris pour savoir de quoi ils parlaient. De même qu’elle pouvait se passer de jumelles pour constater qu’il n’était plus question de donner au Vraiment Méchant un autre nom que celui de Vraiment Malade, et que si le Vraiment Méchant était peut-être disposé à consacrer quelques jours, voire quelques semaines, à torturer une infirme de couleur — les occasions de se divertir devaient être assez rares dans le secteur, à en juger par le décor —, à son avis, le Vraiment Méchant n’avait plus qu’une envie, tirer d’ici son cul d’blanc. Prendre cette porte magique et le déménager vite fait. Mais avant ça, il n’avait trimbalé aucun cul d’aucune sorte. Avant ça, il n’avait rien eu à déménager, vite ou en prenant son temps. Avant ça, le Vraiment Méchant n’avait été nulle part sinon à l’intérieur de sa tête à elle. Elle n’aimait pas trop penser à la manière dont ça s’était passé, à ce qu’elle avait ressenti, à la facilité avec laquelle il avait triomphé de ses tentatives enragées pour s’arracher du crâne cette présence et reprendre le contrôle. Horrible, c’était un souvenir horrible. Et ce qui le rendait pire encore, c’était l’absence de compréhension qu’elle en avait. Cette terreur, quelle en était l’origine au juste ? Ce n’était pas simplement l’intrusion qui la dérangeait et cela, justement, ne laissait pas d’être inquiétant. Peut-être aurait-elle pu comprendre, si elle avait porté sur elle un regard plus attentif. Elle en avait conscience mais s’y refusait. Un tel examen risquait de l’entraîner dans ce genre d’endroit redouté par les marins du temps passé, cet endroit qui n’est ni plus ni moins que l’extrême bord du monde, là où les cartographes avaient déroulé un phylactère portant pour légende : ICI L’ON TROUVE MOULT SERPENTS. Ce qu’il y avait eu d’hideux à être envahie par le Vraiment Méchant avait été l’impression d’éprouver une sensation familière, comme si ce fait pourtant surprenant s’était déjà produit auparavant… et pas qu’une fois : plusieurs. Mais terrifiée ou pas, Detta n’avait pas cédé à la panique. Elle avait continué d’observer tout en se battant, et elle se revoyait regardant par cette porte face à laquelle ses mains, mues par cette présence en elle, venaient de la placer. Elle se souvenait y avoir vu le corps du Vraiment Méchant étalé sur le sable et l’autre accroupi à côté, un couteau à la main.
Ah, si cet Eddie avait pu plonger sa lame dans la gorge du Vraiment Méchant ! C’eût été mieux que quand on tue le cochon ! Mille fois mieux !
Il ne l’avait pas fait, dommage, mais Detta n’en avait pas moins vu en cet instant le corps du Vraiment Méchant… corps était le mot car, bien qu’il respirât, c’était une chose sans valeur, comme un sac qu’un débile aurait rempli de graines ou de fanes de maïs.
Que l’esprit de Detta fût répugnant comme le trou du cul d’un rat ne l’empêchait pas d’être vif et acéré, à un plus haut degré même que celui d’Eddie. Le V’aiment Méchant avait pété l’feu dans l’temps. Mais plus maintenant. Il sait que je suis là-haut et n’a qu’une idée, s’tailler avant qu’je n’descende lui c’ever l’cul. Son p’tit copain, c’est pas pa’eil… lui, il a enco’ d’l’éne’gie à ’evend’, et ça lui di’ait d’me fa’ enco’un peu chier. L’a envie d’monter s’taper la mo’icaude même si le V’aiment Méchant est pas d’acco’. Ga’anti. Une nég’esse qu’a pas d’jambes, y doit s’di’, aile est pas d’taille à lutter avec un g’and g’ailla’ comme moi. Pas envie d’fout’le camp, donc. Envie d’ia t’quer c’te pétasse, d’iui coller un ou deux coups d’a’balète et ap’ès ça on pou’a s’en aller où tu veux. Oui, c’est ça qu’y pense, et c’est bien. Ouais, c’est ’udement bien, f’omage blanc. Tu peux continuer d’penser qu’tu vas te t’ingler Detta Walker, et juste monter là-haut dans ces D’awe’s et fai’un essai. Tu vas t’ape’cevoi’en m’fou’ant ton p’tit zob me’dique dans ma chatte que t’as ti’é l’bon numé’o. Ouais, tu vas t’en ape’cevoi’…
Mais un bruit la tira du trou à rats de ses pensées, un bruit qui domina sans peine le fracas du ressac et les sifflements du vent : la monumentale déflagration d’un revolver.
— Je pense que tu comprends mieux que tu ne veux l’admettre, dit Eddie. Vachement mieux. Tu voudrais que je m’approche assez pour que tu puisses m’attraper, voilà ce que je pense. M’attraper et me pousser là-dedans par surprise. (Il montra la porte d’un signe de tête sans lâcher des yeux le Pistolero et ajouta, ignorant qu’à quelques mètres de là quelqu’un pensait exactement la même chose :) Je sais que tu es malade, mais je te vois très bien faire semblant d’être beaucoup plus faible que tu ne l’es en réalité. Ce serait tout à fait ton genre de te planquer à l’affût dans les hautes herbes.
— C’est mon genre, reconnut le Pistolero sans sourire, mais ce n’est pas ce que je suis en train de faire. (Il le faisait quand même… rien qu’un peu mais quand même.) À part ça, tu n’en mourras pas de redescendre encore de quelques pas. Je ne vais plus pouvoir brailler ainsi très longtemps. (Comme pour en donner la preuve, sa voix se fit coassement de grenouille sur la dernière syllabe.) Et je tiens à ce que tu y réfléchisses avant de faire ce que tu as envie de faire. Si je ne peux pas te convaincre de m’accompagner, donne-moi une chance de te mettre sur tes gardes… une fois de plus.
— Pour l’amour de ta chère Tour, n’est-ce pas ? ricana Eddie qui ne s’en laissa pas moins glisser sur la moitié de la pente, ses tennis éculées soulevant des éboulis et des nuages de poussière ocre.
— Pour ma chère Tour, comme tu dis, et pour ta chère petite santé. Sans parler de ta chère existence.
Il sortit le revolver qu’il avait gardé, le contempla, son expression à la fois triste et insolite.
— Si tu crois me faire peur avec cet engin…
— Loin de moi cette pensée. Tu sais très bien que je ne peux pas te tirer dessus, Eddie. Mais je pense que tu as besoin de toucher du doigt combien les choses ont changé. Que tu mesures à quel point la situation n’est plus du tout la même.
Roland leva l’arme, canon braqué non vers Eddie mais vers la vide immensité de l’océan. Son pouce amena le chien au bandé. Eddie se banda lui-même en prévision du vacarme.
Se banda pour rien. Seul un clic lui parvint.
Roland réarma. Le barillet tourna. Il pressa de nouveau la détente et, de nouveau, il n’y eut qu’un clic.
— Te casse pas, lui dit le jeune homme. Là d’où je viens, tu te serais fait jeter de l’armée à la première balle refusant de partir. À ta place, j’arrê…
Mais le violent KA-BLAM du revolver coupa la fin du mot non moins nettement que les brindilles des arbres sur lesquels le Pistolero s’était exercé au tir du temps de sa formation. Eddie sursauta. Le constant riiiiiii des insectes s’interrompit momentanément, attendit pour reprendre, et dans un canon timide, que Roland eût posé l’arme sur ses genoux.
— Et qu’est-ce que ça prouve ?
— Tout dépend, je suppose, de ce que tu vas bien vouloir écouter et de ce que, de toute manière, tu te refuses à entendre, rétorqua Roland, un tantinet cinglant. C’est d’abord censé prouver que toutes ces cartouches ne sont pas bonnes à jeter. Mais aussi, et surtout, cela suggère — suggère fortement — qu’une ou plusieurs sinon toutes les balles du revolver que tu as donné à Odetta sont susceptibles de partir.
— Merde ! (Eddie réfléchit.) En quel honneur, au fait ?
— Parce que j’avais chargé l’autre — celui que je viens d’essayer — avec des cartouches prises sur l’arrière des ceinturons, des cartouches qui, en d’autres termes, avaient mariné dans la flotte. J’ai fait ça pour passer le temps pendant que tu étais parti. Ne va pas t’imaginer que charger un pistolet me prenne des siècles, même avec deux doigts en moins… (Roland se permit un petit rire et dut le regretter quand ça se transforma en toux qu’il musela d’un poing restreint)… mais après avoir tenté de tirer des cartouches humides, il te faut ouvrir ton arme et la nettoyer. Ouvrez la machine et nettoyez-la, bande d’asticots, c’est la première chose que Cort, notre maître, nous faisait rentrer dans le crâne. Je n’avais aucune idée du temps que j’allais mettre à ouvrir mon revolver, à le nettoyer puis à le remonter avec seulement une main et demie, mais je me suis dit que si je comptais survivre — ce dont j’ai la ferme intention, Eddie — je ferais mieux d’en avoir une. Voir le temps que ça me prend et chercher ensuite les moyens d’améliorer ce temps, tu ne crois pas ? Allez, rapproche-toi, Eddie ! Redescends un peu, pour l’amour de ton père !
— C’est pour mieux te regarder, mon enfant, lança Eddie qui n’en fit pas moins deux autres pas vers Roland.
Deux pas mais pas plus.
— Quand la première balle que j’ai tirée est partie, j’ai failli faire dans mon froc, enchaîna le Pistolero. (De nouveau, il éclata de rire. Eddie en fut secoué : il le découvrait au bord du délire.) La première… et crois-moi si je te dis que c’était bien la dernière chose à laquelle je m’attendais.
Eddie s’efforça de déterminer si Roland mentait, si l’histoire du pistolet était ou non un mensonge, si son pitoyable état n’en était pas un de plus. L’animal était malade, pour sûr. Mais l’était-il à ce point ? Ça, Eddie n’en savait rien. S’il s’agissait d’un rôle de composition, l’acteur était prodigieux. Pareil pour les revolvers. Comment aurait-il su ? Tout au plus avait-il tiré trois fois au pistolet dans toute sa vie avant de se retrouver sous un feu croisé chez Balazar. Son frère aurait peut-être été de bon conseil mais Henry était mort — pensée qui, une fois de plus, et toujours à sa grande surprise, ne manqua pas de raviver son chagrin.
— Aucune autre n’est partie, poursuivit Roland, j’ai donc nettoyé la machine, l’ai rechargée, ai tiré un nouveau tour de barillet. Cette fois, j’y avais mis des cartouches venant d’alvéoles plus proches de la boucle des ceinturons et qui couraient un peu moins le risque d’avoir pris l’eau. Pour te donner un repère, c’est avec les premières en partant des boucles que nous avons abattu les homards, avec celles que je savais parfaitement sèches. (Il s’interrompit pour tousser dans sa main puis reprit :) Lors de ce deuxième essai, deux coups sont partis. J’ai rouvert mon arme, l’ai renettoyée, en ai regarni le barillet, et n’y ai plus touché jusqu’à maintenant où tu viens de me voir presser par trois fois la détente. (Il eut un petit sourire las.) Tu sais, au bout de deux clics, je me suis dit que ce serait bien ma chance si, cette fois, je n’avais chargé que des balles mouillées. Ma démonstration en aurait souffert, tu ne penses pas ? Vraiment, Eddie, ne pourrais-tu te rapprocher ?
— Effectivement, elle n’aurait pas été très convaincante, dit le jeune homme, et, pour répondre à ta deuxième question : je ne crois pas avoir à m’approcher plus. Maintenant, quelle leçon suis-je censé tirer de tout ça, Roland ?
Le Pistolero le regarda comme s’il était en présence du dernier des idiots.
— En t’envoyant ici, je ne t’envoyais pas à la mort, tu sais. J’ai fait en sorte que ni toi ni elle ne risquiez de mourir. Grands dieux, Eddie, qu’as-tu fait de ta cervelle ? C’est un pistolet parfaitement fiable qu’elle a en main ! (Ses yeux s’étrécirent, examinant Eddie.) Elle est quelque part dans ces collines. Tu te figures pouvoir retrouver sa trace mais tu n’as aucune chance si le terrain est aussi rocheux qu’il le paraît d’ici. Elle est là-haut et elle t’attend, mais ce n’est pas Odetta, c’est Detta, tapie là-haut avec un revolver chargé de balles qui sont probablement presque toutes bonnes. Si je te laisse monter à sa recherche, tu vas te retrouver mort avant de t’en apercevoir.
Un nouvel accès de toux le secoua.
Eddie regarda fixement l’homme qui toussait, accroché aux bras du fauteuil roulant, cependant que les vagues pilonnaient la grève, que le vent modulait sa note insensée.
Il finit par s’entendre dire :
— Tu as très bien pu garder pour cette démonstration une cartouche dont tu étais sûr. Je t’en sens parfaitement capable.
Et c’était la vérité. Il le sentait en fait capable de n’importe quoi.
Pour sa Tour.
Pour sa putain de Tour.
Et la perversité d’avoir logé cette bonne cartouche dans la troisième alvéole ! D’avoir ainsi donné à la démonstration bidon sa touche de réalisme, le petit détail qui vous oblige à y croire…
— Il y a une expression chez moi : Ce type serait fichu de vendre des frigos aux Eskimo. Voilà ce qu’elle dit, cette expression.
— Et elle signifie ?
— Que le type en question est un baratineur de première.
Le Pistolero le regarda longuement et hocha la tête.
— Tu es décidé à rester. Bon. Sache toutefois qu’en tant que Detta, elle est bien plus à l’abri de… de quelque forme de vie sauvage hantant les parages… qu’elle ne l’aurait été en tant qu’Odetta, et que toi, tu serais plus à l’abri d’elle — du moins pour l’heure — si tu m’accompagnais, mais je vois ce qu’il en est. Ça ne me plaît pas mais je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à discuter avec un insensé.
— Dois-je en conclure, demanda poliment Eddie, que personne n’a jamais tenté de discuter avec toi sur cette Tour Sombre que tu as un si grand désir d’atteindre ?
De nouveau ce sourire las.
— Bon nombre, au contraire. Et c’est ce qui me fait dire que tu ne changeras pas d’avis, je suppose. Un fou sait reconnaître ses pairs. De toute façon, je suis trop faible pour monter t’attraper, tu es manifestement trop méfiant pour descendre à ma portée, et je n’ai plus le temps de te faire entendre raison. Je ne puis qu’y aller en espérant que tout se passera au mieux. Mais avant de partir, je tiens à te répéter une dernière fois : reste sur tes gardes.
Puis Roland fit quelque chose qui rendit Eddie honteux de ses doutes (sans pourtant le faire revenir le moins du monde sur sa décision) : il bascula le barillet en position ouverte d’un coup de poignet expert, le vida de toutes ses cartouches et les remplaça par des neuves qu’il prit juste de part et d’autre des boucles de ceinturon. Un autre mouvement sec du poignet renvoya le barillet en position.
— Pas le temps de nettoyer la machine, dit-il, mais je crois que ça ira. Maintenant, attrape et tâche de ne pas le laisser tomber, ne salis pas la machine plus qu’elle ne l’est. Il n’y en a plus trop dans mon monde qui restent en état de marche.
Il lança le revolver. Dans la fébrilité causée par l’angoisse, Eddie faillit le rater. Puis l’arme fut à l’abri de toute atteinte dans la ceinture de son jean.
Le Pistolero s’extirpa du fauteuil, manqua s’étaler par terre à la renverse quand l’engin se déroba sous ses bras. Puis il s’avança, chancelant, vers la porte. Sa main se posa sur la poignée et la tourna sans effort. Eddie ne vit rien de la scène sur laquelle s’ouvrait la porte mais il y perçut, étouffé, le bruit de la circulation.
Roland se retourna une dernière fois vers Eddie. Dans son visage d’une pâleur mortelle, ses yeux de bombardier étaient d’un bleu étincelant.
Detta dans sa cachette ne perdait rien du spectacle. Elle aussi avait des étincelles dans les yeux, c’était la haine qui les faisait briller, une haine avide.
— N’oublie pas de rester sur tes gardes, Eddie, répéta le Pistolero d’une voix rauque, puis il franchit le seuil.
Son corps s’y affaissa comme s’il avait cogné dans un mur de pierre au lieu d’aborder un espace vide.
Eddie fut pris du désir presque insatiable de se ruer jusqu’à la porte pour voir où — et sur quand — elle s’ouvrait, mais il s’en détourna et porta son regard vers les collines cependant que sa main se posait sur la crosse du revolver.
Je tiens à te le répéter une dernière fois.
Soudain, alors que ses yeux balayaient ce désert de roches fauves, Eddie eut peur.
Reste sur tes gardes.
Rien ne bougeait, là-haut.
Rien qu’il pût voir, en tout cas.
Il n’en sentait pas moins sa présence.
Non celle d’Odetta. Roland ne s’était pas trompé.
C’était la présence de Detta qu’il sentait.
Il déglutit — à nouveau ce clic perceptible dans sa gorge.
Sur mes gardes.
Oui. Mais, de sa vie entière, il n’avait été assailli par un tel besoin de dormir. Le sommeil allait s’emparer de lui, bientôt, et s’il ne s’y abandonnait pas, consentant, le sommeil allait le violer.
Et quand il serait endormi, Detta descendrait.
Detta.
Il combattit cette lassitude, promena sur l’immobilité des collines des yeux qu’il sentait lourds et turgescents, se demanda combien de temps Roland mettrait pour ramener son troisième atout, le Pousseur, quel qu’il fût.
— Odetta ? cria-t-il sans grand espoir.
Il n’y eut que le silence pour lui répondre, et pour lui commença le temps de l’attente.