TROISIÈME PARTIE LES LOUPS

CHAPITRE 1 Secrets

1

Derrière la petite maison de Rosalita Munoz se trouvait un grand cabanon peint en bleu ciel, qui servait de cabinets. Lorsque le Pistolero y entra, le lendemain de la fin du récit du Père Callahan, en fin de matinée, il y vit un anneau d’acier tout simple qui saillait du mur de gauche, et sous lequel était fixé un disque métallique, à une trentaine de centimètres. Et dans ce vase rachitique avait été glissé un brin double de Suzanne coquine. Son odeur citronnée et légèrement astringente était la seule dans le cabanon. Au-dessus du siège d’aisance, encadré et sous verre, trônait un portrait de l’Homme Jésus, les mains croisées juste sous le menton, des boucles rousses lui recouvrant les épaules, et le regard tourné en haut, vers son Père. Roland avait entendu dire que certaines tribus de lents mutants surnommaient le Père de Jésus le Grand P’pa du Ciel.

Le portrait était de profil, ce qui réjouit Roland. S’il avait été représenté complètement de face, il n’est pas certain que le Pistolero aurait pu s’acquitter de son devoir matinal sans fermer les yeux, si pleine que fût sa vessie. Drôle d’endroit pour mettre un portrait du Fils de Dieu, pensa-t-il, puis il se rendit compte qu’il n’y avait là rien d’étrange. Dans le cours normal des choses, seule Rosalita utilisait ce cabanon, et l’Homme Jésus n’avait d’autre spectacle que son dos, tout à fait convenable.

Roland Deschain éclata de rire, et l’eau de son corps se déversa.

2

Rosalita était déjà partie quand il s’était réveillé, et depuis un moment : son côté du lit était froid. À présent, debout devant l’entrée de son grand cabanon bleu, en train de se reboutonner, Roland regardait le soleil. Il en conclut qu’il ne devait pas être loin de midi. Se livrer à ce genre d’estimations sans l’aide ni d’une montre, ni d’un cadran, ni même d’un pendule était devenu malaisé ces derniers jours, mais cela restait possible, à condition de se montrer consciencieux dans ses calculs et de ne pas se formaliser d’un résultat approximatif. Cort aurait été horrifié de voir un de ses élèves — une de ses élèves reçus, un Pistolero — commencer une tâche comme celle-là en se levant à midi. Car ce n’était que le commencement. Tout le reste jusqu’ici n’avait été que rituel et préparatifs, une phase nécessaire, mais pas extrêmement utile. Maintenant, cette partie était terminée. Et pour ce qui était de se lever à des heures pareilles…

— Personne n’avait autant mérité une grasse matinée que moi, se dit-il en descendant la pente.

À cet endroit, une barrière marquait la limite du lopin de Callahan (ou peut-être le Père le considérait-il comme le lopin de Dieu). Au-delà gazouillait un petit ruisseau, babillant comme une petite fille racontant des secrets à sa bonne amie. Les berges regorgeaient de Suzanne coquine, ce qui résolut un autre (petit) mystère. Roland inspira les effluves à pleins poumons.

Il se prit à penser au ka, ce qu’il faisait rarement. (Eddie, qui croyait que Roland ne pensait pas à grand-chose d’autre, aurait été ahuri.) Sa seule vraie loi était Tiens-toi en retrait et laisse-moi agir. Pourquoi diable était-il si compliqué d’apprendre une règle aussi simple ? Pourquoi avaient-ils toujours ce besoin stupide d’interférer ? Car c’est ce qu’ils avaient fait, chacun d’entre eux ; ils savaient tous que Susannah Dean était enceinte. Roland s’en était douté depuis le premier jour, quand Jake avait passé la porte, dans ce manoir de Dutch Hill. Susannah elle-même l’avait su très vite, en dépit des chiffons ensanglantés qu’elle enterrait au bord du chemin. Alors pourquoi leur avait-il fallu si longtemps pour tenir cette palabre ? Pourquoi en avaient-ils fait tout une histoire ? Et quelles auraient pu en être les conséquences négatives ?

Aucune, espérait Roland. Mais c’était difficile à dire, pas vrai ?

Peut-être le mieux était-il de laisser faire. Ce matin, ça paraissait la meilleure chose à faire, parce qu’il se sentait très en forme. Physiquement, du moins. À peine une petite douleur ou une…

— Je croyais que vous vouliez rentrer peu de temps après moi, Pistolero, mais Rosalita dit que vous n’êtes venu vous coucher qu’à l’aube.

Roland se détourna de la barrière, et de ses pensées. Aujourd’hui, Callahan était vêtu d’un pantalon et de chaussures sombres, ainsi que d’une chemise sombre à col relevé. Sa croix pendait sur sa poitrine et sa folle chevelure blanche avait été en partie domptée, sans doute au moyen d’une graisse quelconque. Il soutint le regard du Pistolero pendant quelques secondes, puis reprit :

— Hier, je suis allé donner la Sainte Communion à ceux des petites fermes qui la souhaitent. Et j’ai entendu leurs confessions. Aujourd’hui, je me rends dans les ranchs. Bon nombre de cow-boys restent attachés à ce qu’ils appellent le Chemin-de-croix. C’est Rosalita qui m’emmène dans le buckali, alors vous allez devoir vous débrouiller seuls, pour le déjeuner et le dîner.

— Nous nous en occuperons. Mais avez-vous quelques minutes pour parler ?

— Bien sûr, répondit Callahan. On ne devrait pas venir dire un mot si on n’a pas le temps d’en entendre plus. C’est un bon conseil, à mon avis, et il ne vaut pas que pour les prêtres.

— Et ma confession à moi, vous voudriez bien l’entendre ?

Callahan haussa les sourcils.

— Vous croyez à l’Homme Jésus, alors ?

Roland secoua la tête.

— Pas du tout. Mais l’entendrez-vous quand même, et garderez-vous le secret ?

Callahan haussa les épaules.

— Pour ce qui est de garder le secret, c’est facile. Nous le faisons toujours. Mais il ne faut pas confondre secret et absolution, conseilla-t-il en gratifiant Roland d’un sourire glacial. Nous autres catholiques, nous nous réservons ça à nous-mêmes, ne vous déplaise.

Le concept même d’absolution n’avait jamais effleuré Roland et il trouva presque comique l’idée qu’il pût en avoir besoin (ou qu’un homme fût en mesure de la lui donner). Il se roula une cigarette en prenant tout son temps, se demandant comment commencer, et où s’arrêter. Callahan attendait, gardant respectueusement le silence.

— Il y a eu cette prophétie selon laquelle je devais en tirer trois et que nous formerions un ka-tet, finit par dire Roland. Peu importe qui l’a prononcée, peu importe ce qui s’est produit auparavant. Je ne veux plus me préoccuper de ce vieux nœud, si je le peux. Il y avait trois portes. Derrière la deuxième, se trouvait une femme qui est devenue la femme d’Eddie, même si à l’époque elle ne se faisait pas appeler Susannah…

3

Ainsi Roland raconta-t-il à Callahan la partie de leur histoire qui concernait directement Susannah et ces femmes qui avaient existé avant elle. Il se concentra sur l’épisode du sauvetage de Jake et du Gardien de la porte, sur la façon dont ils l’avaient ramené dans l’Entre-Deux-Mondes, racontant comment Susannah (ou peut-être était-ce Detta, à ce moment-là) avait retenu le démon dans l’anneau de parole, tandis qu’eux faisaient ce qu’ils avaient à faire. Il avait eu conscience des risques, et depuis il était certain — même alors qu’ils étaient encore à bord de Blaine le Mono — qu’elle n’avait pas échappé au risque de tomber enceinte. Il en avait informé Eddie, et Eddie ne s’était pas montré aussi surpris qu’il l’aurait cru. Puis c’est Jake qui était venu lui en parler à lui. Le gronder, pour tout dire. Et il avait accepté ses remontrances, parce qu’il les trouvait méritées. Mais ce qu’aucun d’entre eux n’avait pleinement mesuré jusqu’à hier soir, sous la véranda, c’est que Susannah elle-même savait, et peut-être depuis aussi longtemps que Roland. C’est seulement qu’elle s’était battue plus fort.

— Alors, Père, qu’en pensez-vous ?

— Vous avez dit que son mari était prêt à garder le secret, répondit Callahan. Et même Jake — qui y voit clair…

— Oui, dit Roland. C’est vrai. Il y voyait clair. Et quand il m’a demandé ce qu’il fallait faire, je lui ai donné un mauvais conseil. Je lui ai dit qu’il faudrait laisser le ka décider par lui-même, et pendant tout ce temps je le tenais dans ma main, comme un oiseau piégé.

— Les choses ont toujours l’air plus limpides quand on les regarde par-dessus son épaule, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Hier soir, lui avez-vous dit qu’elle portait en son sein l’enfant d’un démon ?

— Elle sait qu’il n’est pas d’Eddie.

— Vous n’avez rien dit, donc. Et Mia ? Vous lui avez parlé de Mia, et de la salle de banquet du château ?

— Oui, dit Roland. Je crois que ça l’a abattue, mais pas vraiment surprise. Depuis cet accident qui lui a fait perdre ses jambes, il y avait déjà cette autre femme, Detta.

Ce n’était pas un accident, mais Roland n’était pas entré dans les détails au sujet de Jack Mort avec Callahan, ne voyant aucune raison de le faire.

— Detta Walker s’est bien cachée d’Odetta Holmes. Eddie et Jake disent qu’elle est schizophrène.

Roland prononça ce mot exotique avec beaucoup de soin.

— Mais vous l’avez guérie, fit Callahan. Vous l’avez mise face à face avec les deux facettes de sa personnalité, dans l’une de ces portes. N’est-ce pas ?

Roland haussa les épaules.

— On peut brûler des verrues en les enduisant d’argent, Père, mais chez quelqu’un qui est sujet aux verrues, elles reviendront.

La réaction de Callahan le surprit : il rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Il rit si fort et si longtemps qu’il finit par sortir son mouchoir de la poche arrière de son pantalon et qu’il s’essuya les yeux.

— Roland, vous avez beau être rapide avec une arme, et aussi courageux que Satan un soir de Sabbah, mais vous n’êtes pas psychiatre. Comparer la schizophrénie à des verrues… oh mon Dieu !

— Et pourtant, Mia est réelle, Père. Je l’ai vue de mes yeux. Pas en rêve, comme Jake, mais de mes yeux.

— C’est exactement là que je veux en venir, répliqua Callahan. Mia n’est pas un aspect de la femme née sous le nom d’Odetta Susannah Holmes. C’est elle.

— Ça fait une différence ?

— Je crois que oui. Mais il y a une chose que je peux vous dire avec certitude : peu importe comment vous réglerez les choses au sein de votre confrérie — de votre ka-tet — il faut que cela reste un secret absolu pour les habitants de Calla Bryn Sturgis. Aujourd’hui, tout se passe comme vous l’avez décidé. Mais si le bruit courait que la femme Pistolero à peau brune porte sans doute l’enfant d’un démon, les folken vireraient de bord, et sans traîner. Eben Took en tête. Je sais, que pour finir, vous déterminerez votre plan d’action en fonction des besoins de La Calla, de ce que vous considérerez comme les besoins de La Calla, mais vous ne pourrez pas vaincre les Loups à vous quatre, sans aide, quelle que soit votre habileté avec ces calibres que vous portez. Il y a trop à combattre.

Une réponse ne s’imposait pas. Callahan avait raison.

— Que craignez-vous le plus ? demanda Callahan.

— La rupture du tet, répondit Roland, sans aucune hésitation.

— Vous voulez dire par là, que Mia prenne le contrôle de ce corps qu’elles partagent, et qu’elle parte de son côté pour avoir cet enfant ?

— Si ce genre de choses devait arriver au mauvais moment, ce serait regrettable, mais tout pourrait encore s’arranger. Si Susannah revenait. Mais ce qu’elle porte en elle n’est rien d’autre que du poison avec un cœur qui bat.

Roland lança un regard sombre au religieux en noir.

— J’ai toutes les raisons de croire que son premier souci serait de massacrer la mère.

— La rupture du tet, fit Callahan d’un air songeur. Non pas la mort de votre amie, mais la rupture du tet. Je me demande si vos amis savent quel genre d’homme vous êtes, Roland ?

— Ils le savent, répondit Roland, préférant clore le chapitre.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— D’abord, une réponse à ma question. Il me paraît clair que Rosalita s’y connaît bien, en remèdes. En saurait-elle assez pour faire passer le bébé avant le terme de la grossesse. Et aurait-elle le cran de tenir bon, face à ce qu’elle pourrait découvrir ?

Il faudrait qu’ils soient tous présents, bien entendu — lui et Eddie, et Jake aussi, même si cette perspective n’enchantait pas Roland. Parce que cette chose en elle avait sans doute déjà accéléré sa croissance, et même avant terme, elle risquait d’être dangereuse. Et son terme est sans doute tout proche, se dit-il. Je ne peux pas en être certain, pourtant je le sens. Je…

Sa réflexion s’interrompit brutalement lorsqu’il aperçut l’expression mêlée d’horreur, de dégoût et de colère montante de Callahan.

— Rosalita ne ferait jamais une chose pareille. Entendez-moi bien. Elle préférerait mourir.

La perplexité de Roland se lut sur son visage.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle est catholique !

— Je ne comprends pas.

Callahan vit qu’en effet le Pistolero ne comprenait pas, et le plus gros de sa colère tomba. Pourtant Roland sentait qu’il en restait beaucoup en lui, comme le nœud derrière la pointe de la flèche.

— C’est d’avortement que vous parlez !

— Ah oui ?

— Roland… Roland.

Callahan baissa la tête, et lorsqu’il la releva, la colère semblait avoir disparu. Lui avait succédé une irréductible obstination que le Pistolero avait déjà vue. Il savait qu’il ne pourrait pas plus la briser qu’il ne pourrait soulever une montagne à mains nues.

— Dans ma religion, on divise les péchés en deux catégories : les péchés véniels, qui sont supportables du point de vue divin, et les péchés mortels, qui ne le sont pas. L’avortement fait partie des péchés mortels. C’est un meurtre.

— Père, nous parlons d’un démon, pas d’un être humain.

— C’est vous qui le dites. C’est l’affaire de Dieu, pas la mienne.

— Et si ça la tue ? Vous direz la même chose, et vous vous en laverez les mains ?

Roland n’avait jamais entendu parler de Ponce Pilate, et Callahan le savait. Pourtant, l’image le fit grimacer. Mais il répondit avec fermeté.

— Vous qui vous inquiétiez de la rupture du tet avant même de vous préoccuper de sa vie à elle ! Honte sur vous. Honte.

— L’objet de ma quête — de la quête de mon ka-tet —, c’est la Tour Sombre, Père. Ce n’est pas sauver ce monde dans lequel nous nous trouvons, ou même cet univers. Mais tous les univers. Tout ce qui existe.

— Je m’en moque, dit Callahan. Je m’en moque. Maintenant écoutez-moi, Roland, fils de Steven, car que je veux que vous m’écoutiez très attentivement. Vous m’écoutez ?

Roland soupira.

— Grand merci.

— Rosa ne fera pas avorter cette femme. Il y a en ville des gens qui s’en chargeraient, je n’en doute pas — même en ce lieu où les enfants sont emmenés tous les vingt et quelques années par des monstres venus des ténèbres, des arts répugnants tels que celui-là doivent se pratiquer encore —, mais si vous allez trouver l’un d’entre eux, vous n’aurez plus à vous inquiéter des Loups. Je soulèverai la population de Calla Bryn Sturgis contre vous avant même leur arrivée.

Roland le considéra d’un air incrédule.

— Même sachant que nous pourrons peut-être en sauver une centaine d’autres ? Des enfants humains, dont le premier souci en arrivant sur terre ne serait pas de dévorer leur propre mère ?

Callahan semblait ne pas avoir entendu. Il était très pâle.

— J’obtiendrai plus que ça, ne vous déplaise… et même si ça ne vous plaît pas. Je veux votre parole d’honneur, que vous juriez sur le visage de votre père, que vous ne suggérerez jamais à la femme de se faire avorter.

Une pensée étrange traversa l’esprit de Roland. Maintenant que ce sujet avait été soulevé — qu’il leur avait sauté à la gorge, comme un diable jaillissant de sa boîte — aux yeux de cet homme, Susannah n’était plus Susannah. Elle était devenue la femme. Puis il se dit : combien de monstres le Père Callahan avait-il tués lui-même, de ses propres mains ?

Comme cela lui arrivait dans les moments de tension extrême, le père de Roland s’adressa à lui. Cette situation n’est pas totalement désespérée, mais si tu décides de poursuivre dans cette voie — si tu dis à voix haute les pensées qui te traversent l’esprit — alors elle le sera.

— Je veux votre parole, Roland.

— Ou alors vous soulevez la ville contre nous.

— Si fait.

— Et si Susannah décide de se faire avorter elle-même ? Les femmes le font parfois, et elle est très loin d’être idiote. Elle mesure les enjeux.

— Mia — la vraie mère du bébé — l’en empêchera.

— N’en soyez pas si sûr. Susannah Dean a un instinct de conservation très développé. Et je crois son dévouement à notre quête plus fort encore.

Callahan hésita. Il détourna le regard, et serra les lèvres en une fine ligne blanche. Puis il fixa de nouveau le Pistolero.

— C’est vous qui l’en empêcherez. En tant que son dinh.

Et Roland se dit Je viens de me faire Casteler.

— Très bien. Je lui dirai que nous avons parlé et je m’assurerai qu’elle comprendra bien la situation dans laquelle vous nous placez. Et je lui demanderai de ne pas en faire part à Eddie.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il vous tuerait, mon père. Il vous tuerait pour vous être interposé.

Roland prit une petite revanche en voyant Callahan écarquiller les yeux. Il se rappela cependant qu’il ne devait faire naître en lui-même aucun sentiment qui aille à l’encontre de cet homme, qui était ce qu’il était, tout simplement. Ne leur avait-il pas déjà parlé de ce piège qu’il portait avec lui, partout où il allait ?

— Maintenant, écoutez-moi aussi attentivement que je vous ai écouté, parce que vous avez désormais une responsabilité envers chacun de nous. Particulièrement envers « la femme ».

Callahan grimaça légèrement, comme s’il avait été frappé. Mais il acquiesça.

— Dites-moi ce que vous voulez.

— Pour commencer, je veux que vous la surveilliez, dès que vous en aurez l’occasion. Comme un faucon ! Je veux notamment que vous notiez quand elle met ses doigts ici — Roland se frotta le front, juste au-dessus du sourcil gauche — ou là — il descendit sur la tempe —, et que vous écoutiez sa façon de parler. Voyez si sa diction s’accélère. Ou si elle fait des gestes nerveux.

Pour illustrer ses propos, Roland porta vivement la main à sa tête, se gratta, puis la rabaissa tout aussi vivement. Il pencha la tête vers la droite et lança un regard à Callahan.

— Vous voyez ?

— Oui. Ce sont les signes de la présence de Mia ?

Roland hocha la tête.

— Je ne veux plus qu’elle se retrouve seule, lorsqu’elle est Mia. Dans la mesure du possible.

— Je comprends, dit Callahan. Mais, Roland, il m’est difficile de croire qu’un nouveau-né, quelle que puisse être la nature de son père…

— Chut, taisez-vous, voulez-vous ?

Et, quand Callahan se fut exécuté :

— Ce que vous pensez ou ce que vous croyez m’importe peu. Vous avez déjà à vous occuper de vous-même, et je vous souhaite bonne chance. Mais si Mia ou sa créature font du mal à Rosalita, Père, je vous tiendrai pour personnellement responsable de ses blessures. Et vous le paierez de ma main. Vous comprenez ce que je dis ?

— Oui, Roland.

Callahan avait l’air à la fois confus et calme. C’était là une étrange combinaison.

— Très bien. Maintenant, voici l’autre chose que vous pouvez faire pour moi. Pour l’arrivée des Loups, j’ai besoin de six folken auxquels je puisse faire totalement confiance. Je voudrais trois hommes et trois femmes.

— Cela pose-t-il un problème, si certains sont parents d’enfants menacés ?

— Non, mais pas tous. Et je ne veux aucune des dames susceptibles de lancer le plat — Sarey, Zalia, Margaret Eisenhart et Rosalita. Elles seront occupées ailleurs.

— Pourquoi avez-vous besoin de ces six personnes ?

Roland garda le silence.

Callahan le fixa un petit moment, puis soupira.

— Reuben Caverra, dit-il. Reuben n’a jamais oublié sa sœur, ni l’amour qu’il avait pour elle. Diane Caverra, son épouse… ou bien préférez-vous qu’il n’y ait pas de couple ?

Non, les couples ne posaient pas de problème. Roland fit son petit geste de la main, exhortant le Père à poursuivre.

— Cantab, des Manni, je dirais. Les enfants le suivent comme s’il était le joueur de flûte d’Hameln.

— Je ne comprends pas.

— Aucune importance. Ils le suivraient au bout du monde, c’est tout ce qui compte. Bucky Javier et sa femme… et que diriez-vous de votre garçon, Jake ? Les enfants de la ville le suivent déjà des yeux, et je soupçonne bon nombre des filles d’être amoureuses de lui.

— Non, j’ai besoin de lui.

Ou bien tu ne supportes pas qu’il soit hors de ta vue ? se demanda Callahan… mais il n’en dit rien. Il avait poussé Roland aux limites de la prudence, du moins pour aujourd’hui. Au-delà, même.

— Et Andy ? Les enfants l’adorent, lui aussi. Et il les protégerait jusqu’à la mort.

— Si fait ? Des Loups ?

Callahan eut l’air troublé. En fait, il pensait plutôt aux chats-des-roches. À eux, ou aux loups qui se déplaçaient à quatre pattes. Quant à ceux qui venaient de Tonnefoudre…

— Non, trancha Roland. Pas Andy.

— Pourquoi pas ? C’est bien pour combattre les Loups que vous voulez ces six personnes ?

— Pas Andy, répéta Roland.

Ce n’était qu’une impression, mais ces impressions étaient sa version à lui du shining.

— Vous aurez le temps d’y réfléchir, Père. Et nous réfléchirons aussi, de notre côté.

— Vous sortez en ville.

— Si fait. Aujourd’hui et les quelques jours à venir.

Callahan eut un grand sourire.

— Vos amis et moi, on appellerait ça « faire de la lèche ». C’est la traduction d’une expression yiddish.

— Si fait ? Quelle tribu est-ce là ?

— Une tribu bien malheureuse. Ici, la lèche s’appelle commala. Ils emploient ce mot pour tout et n’importe quoi.

Callahan fut un peu surpris de mesurer combien il tenait à regagner la considération du Pistolero. Il ressentait un peu de dégoût pour lui-même, aussi.

— Quoi qu’il en soit, je vous souhaite bonne chance.

Roland hocha la tête. Callahan repartit en direction du presbytère, où Rosalita avait déjà harnaché les chevaux au buckali et commençait à s’impatienter en attendant Callahan, afin qu’ils s’acquittent de leur devoir envers Dieu. À mi-chemin de la côte, Callahan se retourna.

— Je n’ai pas à rougir de mes croyances, dit-il, mais si je vous rends la tâche plus compliquée, ici, à La Calla, j’en suis désolé.

— Votre Homme Jésus m’a l’air d’un beau salopard, en ce qui concerne les femmes, dit Roland. A-t-Il jamais été marié ?

Callahan eut du mal à réprimer un sourire.

— Non. Mais sa bonne amie était une putain.

— Eh bien, fit Roland, c’est un début.

4

Roland revint s’appuyer sur la barrière. Il savait qu’il était temps de démarrer cette journée, mais il voulait laisser à Callahan une longueur d’avance. Il n’y avait pas plus d’explication rationnelle à ce désir qu’au refus d’enrôler Andy ; rien qu’une impression.

Il était toujours là, à se rouler une autre cigarette, quand Eddie descendit vers lui, sa chemise claquant au vent derrière lui, et ses bottes à la main.

— Aïle, Eddie, lança Roland.

— Aïle, patron. Je t’ai vu parler avec Callahan. On aurait dit La Petite Maison dans la prairie.

Roland haussa les sourcils.

— Laisse tomber. Roland, avec tous les bouleversements de ces derniers temps, je n’ai pas eu l’occasion de te raconter l’histoire du Gran-Pere. Et c’est important.

— Susannah est levée ?

— Ouaip. Elle fait sa toilette. Quant à Jake, il est en train d’engloutir une omelette géante.

Roland hocha la tête.

— J’ai nourri les chevaux. On n’a qu’à les seller pendant que tu me racontes ce que t’a dit le vieux bonhomme.

— Oh, ne t’imagine pas que ça prendra aussi longtemps, fit Eddie.

Et en effet, il arriva à l’essentiel — ce que le vieux lui avait chuchoté à l’oreille — au moment où ils atteignaient la grange. Roland se tourna vers lui, oubliant les chevaux. Ses yeux lançaient des éclairs. Il posa les mains sur les épaules d’Eddie, en une étreinte puissante — même à droite.

— Redis-moi ça !

Eddie ne s’en offusqua pas.

— Il m’a dit de m’approcher tout près. Ce que j’ai fait. Il m’a dit qu’il ne l’avait raconté à personne d’autre que son fils, ce que je crois. Tian et Zalia savent qu’il est allé là-bas, mais ils ne savent pas ce qu’il a vu en retirant le masque de cette chose. Je ne crois même pas qu’ils soient au courant que c’est Molly la Rousse qui l’a tué. Et puis il a murmuré…

Et Eddie répéta à Roland ce que le Gran-Pere de Tian prétendait avoir vu.

Le regard de Roland s’illumina d’une telle lueur de triomphe qu’elle en était effrayante.

— Des chevaux gris ! s’écria-t-il. Tous ces chevaux, exactement de la même couleur. Tu comprends, maintenant, Eddie ? Tu comprends ?

— Ouaip, fit Eddie.

Il eut un large rictus, qui lui découvrit les dents. Pas particulièrement réconfortant, comme rictus.

— Comme dirait la danseuse de cabaret : je connais la chanson.

5

Dans le langage courant, le terme qui a sans doute le plus de nuances de sens est faire. Le dictionnaire en offre en moyenne une trentaine de définitions, dont la première est : « Créer, engendrer, produire », et la dernière : « Arriver à, parvenir ». Dans les Callas du Croissant des terres frontalières entre l’Entre-Deux-Mondes et Tonnefoudre, la médaille d’or serait allée à commala. Si le mot était recensé dans le dictionnaire, la première définition (à supposer qu’elles soient classées en commençant par celles les plus couramment employées) aurait été « variété de riz poussant à l’extrême est du Tout-Monde ». La deuxième aurait été « relation sexuelle ». La troisième, « orgasme sexuel », comme dans As-tu commala ? (la réponse espérée étant dans ce cas étant Si fait, grand merci, commala beaucoup-beaucoup). Mouiller le commala signifie irriguer le riz en période de sécheresse ; ou se masturber. Commala est le commencement d’un grand repas de réjouissance, comme un banquet en famille (pas le repas lui-même, vous intuitez, mais le moment où les convives se mettent à manger). D’un homme qui perd ses cheveux (comme c’était le cas de Garrett Strong, cette saison-ci), on dira qu’il vient commala. Mettre les animaux à la saillie se dira couvrir commala. Les animaux châtrés sont le commala sec, même si personne ne saura vous dire pourquoi. Une vierge sera une commala verte, une femme qui a ses règles, une commala rouge, et un vieil homme ne pouvant plus mettre le fer en forge portera le doux nom de — mille pardons — commala mou. Se tenir en commala veut dire se tenir ventre-à-ventre, expression argotique signifiant « partager des secrets ». Les connotations sexuelles du terme sont évidentes ; mais pourquoi ces arroyos rocheux au nord de la ville s’appellent-ils les étires commala ? D’ailleurs, pourquoi une fourchette peut-elle être une commala, alors qu’une cuillère ou un couteau, non ? Il n’y a pas deux cents définitions à ce mot, mais il doit bien y en avoir soixante-dix. Deux fois plus, si on inclut les sens dérivés. L’un de ces sens — à classer sans doute parmi les dix premiers — serait ce que le Père Callahan appelait « faire de la lèche ». L’expression dans son intégralité donnerait quelque chose comme « venir Sturgis commala », ou « venir Bryn-a commala ». Le sens littéral serait se tenir ventre-à-ventre avec la communauté dans son ensemble.

Pendant les cinq jours qui suivirent, Roland et son ka-tet tentèrent de maintenir le processus mis en route par les habitants du Monde de l’Extérieur, à l’Épicerie Général Took. Il fut lent à démarrer (« comme essayer d’allumer un feu avec du bois vert », dirait amèrement Susannah, à l’issue du premier jour), mais petit à petit, les folken se rallièrent à eux. Ou se montrèrent du moins plus amicaux. Chaque soir, Roland et les Dean rentraient au presbytère du Père. En fin d’après-midi ou en début de soirée, Jake retournait au ranch Rocking B. Andy avait pris l’habitude de le retrouver là où la route du ranch se séparait de la Route de l’Est et de l’escorter jusqu’au bout. Chaque fois, il s’inclinait et disait gaiement : « Bonsoir, soh ! Voudriez-vous entendre votre horoscope ? On appelle cette époque de l’année la Moisson Chaiyou ! Vous allez revoir un vieil ami ! Une jeune femme pense à vous chaleureusement ! », et cetera.

Jake avait demandé à Roland pourquoi il devait passer autant de temps avec Benny Slightman.

— Tu t’en plains ? Tu ne l’aimes plus ?

— Je l’aime beaucoup, Roland, mais s’il y a quelque chose que je suis censé faire, à part sauter dans le foin, apprendre à Ote à faire la pirouette ou organiser des concours de ricochets à la rivière, je pense qu’il serait temps que tu me fasses signe.

— Il n’y a rien d’autre, répondit Roland.

Puis, après réflexion :

— Si, n’oublie pas de bien dormir. Les garçons en pleine croissance ont besoin de sommeil.

— Pourquoi je suis là-bas ?

— Parce qu’il m’a paru bien que tu y sois, répondit Roland. Tout ce que je veux, c’est que tu ouvres l’œil et que tu me dises si tu vois quelque chose qui ne te plaît pas ou que tu ne comprends pas.

— De toute façon, gamin, tu ne nous vois pas assez pendant la journée ? lança Eddie.

Et ils passèrent effectivement les cinq jours suivants ensemble, et ce furent de longues journées. La nouveauté que représenta le fait de monter les chevaux de sai Overholser s’évanouit vite. Ainsi que les plaintes de muscles douloureux et d’ampoules aux fesses. Au cours de l’une de leurs chevauchées, alors qu’ils approchaient de l’endroit où Andy avait pour habitude d’attendre, Roland demanda sans ménagement à Susannah si elle avait songé à l’avortement comme un moyen de résoudre son problème.

— Eh bien, répondit-elle en le regardant d’un air curieux, je ne vais pas te dire que l’idée ne m’a pas traversé l’esprit.

— Oublie-la. Pas d’avortement.

— Tu as une raison particulière de dire ça ?

— Le ka, dit Roland.

— Kaka, renchérit instantanément Eddie.

C’était une vieille blague, pourtant elle les fit rire tous les trois, et Roland fut ravi de rire avec eux. Et c’est ainsi que le sujet fut abandonné. Roland avait du mal à le croire, pourtant il en fut satisfait. Le fait que Susannah fût si peu disposée à discuter de Mia et de l’arrivée du bébé le rendait très reconnaissant. Il supposait qu’il y avait des choses — un bon nombre — qu’elle aimait mieux ne pas savoir.

Pourtant, elle n’avait jamais manqué de courage. Roland était persuadé que les questions auraient affleuré tôt ou tard, mais au bout de cinq jours passés à parcourir la ville en quatuor (ou en quintette, en comptant Ote, qui chevauchait avec Jake), Roland commença à renvoyer Susannah chez les Jaffords dès midi, afin qu’elle s’essaie au lancer de plat.

Environ huit jours après leur longue palabre sous la galerie du presbytère — celle qui s’était prolongée jusqu’à quatre heures du matin — Susannah les invita chez les Jaffords pour constater ses progrès.

— C’est l’idée de Zalia, dit-elle. Je pense qu’elle voudrait savoir si j’ai réussi l’examen.

Roland savait qu’il lui suffisait de demander à Susannah elle-même s’il voulait une réponse à cette question, mais il était curieux de la voir à l’œuvre. À leur arrivée, ils trouvèrent la famille entière réunie sous le porche arrière, accompagnée de plusieurs des voisins : Jorge Estrada et sa femme, Diego Adams (en jambières de cuir), et les Javier. Ils ressemblaient à des spectateurs d’un entraînement de Points. Zalman et Tia, les jumeaux crânés, se tenaient sur le côté, dévisageant toute la compagnie avec des yeux ronds. Il y avait aussi Andy, avec Aaron, le bébé (endormi) dans ses bras.

— Roland, si tu avais l’intention de garder tout ça secret, eh bien, devine quoi ? fit Eddie.

Roland ne fut pas décontenancé, même s’il comprit que ses menaces contre les cow-boys qui avaient vu sai Eisenhart lancer le plat avaient été totalement inutiles. Les gens de la campagne parlaient, c’était un fait. Que ce soit dans les terres frontalières ou dans les baronnies, les potins restaient le sport le plus pratiqué. Et au moins, se dit-il, ces têtes de nœud iront raconter autour d’eux que Roland est un dur, un fort commala, et qu’il ne faut pas le prendre à la légère.

— C’est comme ça, dit-il. Les folken de La Calla savent depuis une éternité que les Sœurs d’Oriza lancent le plat. S’ils savent que Susannah le lance aussi — et qu’elle le lance bien — peut-être que ce n’est pas plus mal.

Jake ajouta :

— J’espère juste que, enfin, qu’elle ne va pas tout gâcher.

Lorsqu’ils gravirent les marches, Roland, Eddie et Jake furent accueillis par des saluts respectueux. Andy apprit à Jake qu’une jeune fille se languissait de lui. Jake rougit et répondit qu’il aimerait autant ne pas être informé de ce genre de nouvelles, si Andy n’y voyait pas d’inconvénient.

— Comme vous voudrez, soh.

Jake se retrouva en train d’examiner les mots et les chiffres tamponnés sur le torse d’Andy comme un tatouage métallique et se demandant à nouveau s’il était réellement dans ce monde de cow-boys et de robots, ou s’il s’agissait d’une espèce de rêve extrêmement vivant.

— J’espère que ce bébé va se réveiller bientôt, ça oui. Et qu’il va pleurer ! Parce que je connais plusieurs comptines qui pourront l’apaiser et…

— La felme, espèce de bandit de métal glinçant ! le tança le Gran-Pere, et après avoir imploré le pardon du vieil homme (de son ton complaisant et pas du tout désolé), Andy finit par s’exécuter.

Messager, Nombreuses Autres Fonctions, se dit Jake. Est-ce que l’une de ces autres fonctions consiste à embêter le monde, Andy, ou bien je me trompe ?

Susannah était rentrée dans la maison avec Zalia. Lorsqu’elles en sortirent, Susannah portait non pas une pochette en roseau, mais deux. Elles pendaient sur ses hanches, au bout d’une bandoulière tissée. Il y avait aussi une autre bandoulière, constata Eddie, qui s’enroulait autour de sa taille et maintenait les poches bien ajustées. Comme l’attache d’un étui.

— Ça c’est du harnais, grand merci, fit remarquer Diego Adams.

— C’est Susannah qui l’a conçu, dit Zalia en voyant la jeune femme s’installer dans son fauteuil roulant. Elle appelle ça un crampon de débardeur.

Ce n’était pas un crampon de débardeur, Eddie le savait. Pas tout à fait, mais on n’en était pas loin. Il sentit un sourire admiratif lui monter aux lèvres et vit le même sur le visage de Roland. Et sur celui de Jake. Grands dieux, même Ote avait l’air de sourire.

— Est-ce que ça servira à quelque chose, c’est tout ce que je me demande, fit Bucky Javier.

Qu’on puisse même poser une telle question ne faisait que confirmer aux yeux d’Eddie la différence entre les pistoleros et les folken de La Calla. Au premier regard, Eddie et ses compagnons avaient su avec certitude à quoi servait ce harnais, et comment il fonctionnait. Javier, en revanche, était un petit fermier ; par conséquent, il voyait le monde de manière très différente.

Vous avez besoin de nous, pensa Eddie à l’intention d’un petit groupe d’hommes debout sous le porche — les fermiers dans leurs culottes blanches sales, Adams en jambières de cuir et bottillonnes tachées de fumier. Bon sang, si vous saviez à quel point.

Susannah roula jusque devant la galerie et replia ses moignons sous elle, ce qui donna presque l’impression qu’elle se tenait debout dans son fauteuil. Eddie savait à quel point cette posture était douloureuse pour elle, mais le visage de sa femme ne trahissait aucune gêne. Pendant ce temps, Roland examinait l’intérieur de ses poches. Elles contenaient quatre plats chacune, des instruments tout simples, sans ornementation. Des plats d’entraînement.

Zalia traversa la cour et alla jusqu’à la grange. Si Roland et Eddie avaient remarqué la couverture clouée dès leur arrivée, les autres ne la virent que lorsque Zalia la détacha. Dessinée à la craie sur les planches du bâtiment, apparut la silhouette d’un homme — ou d’une créature de forme humaine — un rictus figé sur le visage et une forme qui suggérait une cape flottant dans son dos. Rien à voir avec le somptueux travail des jumeaux Tavery, mais les hommes sous le porche savaient reconnaître un Loup quand ils en croisaient un. Les enfants les plus grands lâchèrent un « ooh » à voix basse. Les Estrada et les Javier se mirent à applaudir, mais sans se départir de leur air inquiet, comme des gens qui craindraient de faire rappliquer le diable. Andy complimenta l’artiste (« qui qu’elle soit », ajouta-t-il avec condescendance), et le Gran-Pere lui répéta de fermer son clapet. Puis il cria que les Loups qu’il avait vus étaient plus gros, et pas qu’un peu. L’excitation rendait sa voix stridente.

— Eh bien, je l’ai dessiné à échelle humaine, dit Zalia (en fait, elle l’avait dessiné à échelle de mari). Et si la chose en vrai se trouve faire une cible plus grosse, tant mieux pour nous. Écoutez-moi, je vous prie.

Sa dernière phrase était plus incertaine, presque une question.

Roland acquiesça.

— Grand merci.

Zalia lui lança un regard reconnaissant, puis s’éloigna de la forme sur le mur. Elle se tourna ensuite vers Susannah.

— Quand vous voudrez, jeune dame.

Pendant un moment, Susannah resta simplement immobile, à une cinquantaine de mètres de la grange. Elle avait les mains entre les seins, la droite recouvrant la gauche. Elle gardait la tête baissée. Ses ka-mis savaient exactement ce qui défilait dans cette tête : Je vise avec mon œil, je tire avec mon esprit, je tue avec mon cœur. Et leurs cœurs à eux se tendirent vers elle, portés par le shining de Jake et l’amour d’Eddie, qui l’encourageaient, lui souhaitaient de réussir, partageaient son excitation. Roland observait avec d’un air féroce. Est-ce qu’une experte du plat en plus ferait pencher la balance de leur côté ? Peut-être pas. Mais il était fait comme ça, et elle aussi, et c’est avec toute la force de sa volonté qu’il lui souhaita de viser juste.

Elle releva la tête. Elle contempla la silhouette dessinée à la craie sur le mur de la grange, les mains toujours posées sur la poitrine. Puis soudain, elle poussa un cri perçant, comme Roland l’avait entendu faire à Margaret Eisenhart dans la cour du Rocking B, et Roland sentit son cœur qui cognait s’envoler. En cet instant précis, il eut un souvenir très clair et superbe de David, son faucon, repliant ses ailes sur fond de ciel d’été et piquant droit sur sa proie, comme une balle dotée d’yeux.

— Riza !

Elle baissa les mains et elles devinrent floues. Seul Roland, Eddie et Jake furent en mesure de suivre leur mouvement lorsqu’elles se croisèrent à hauteur de sa taille, quand la main droite s’empara d’un plat dans la poche de gauche, et la main gauche, d’un plat dans la poche de droite. Sai Eisenhart avait lancé à hauteur d’épaule, sacrifiant le gain de temps pour gagner en force et en précision. Les bras de Susannah se croisèrent sous la cage thoracique, au-dessus des bras du fauteuil, les plats s’armant à hauteur de ses omoplates. Et ils s’envolèrent, s’entrecroisant en l’air une seconde avant de se planter dans le bois avec un bruit mat.

Les bras de Susannah se retrouvèrent tendus devant elle. Pendant un instant, elle eut l’air d’un imprésario qui vient de faire entrer en scène le clou de la soirée. Puis elle les rabaissa et les croisa devant elle, saisissant deux nouveaux plats. Elle les lança, en saisit deux autres, et fit voler le troisième jeu. Les deux premiers tremblaient encore quand les deux derniers se plantèrent dans le mur, un en haut, un en bas.

Un silence total écrasait la cour des Jaffords. Pas même un oiseau ne cria. Les huit plats formaient une ligne parfaitement droite, reliant la tête à ce qui aurait été la taille de la créature. Ils étaient distants de dix à quinze centimètres, alignés comme des boutons de chemise. Et elle n’avait pas mis plus de trois secondes à envoyer les huit.

— Vous avez l’intention d’utiliser le plat contre les Loups, c’est ça ? demanda Bucky Javier d’une voix curieusement essoufflée. C’est ça ?

— Rien n’a encore été décidé, répondit Roland.

D’une voix à peine audible où perçaient à la fois le choc et l’émerveillement, Deelie Estrada lança :

— Si ç’avait été un homme, croyez-moi, ce serait un tas de côtelettes.

C’est le Gran-Pere qui eut le mot de la fin, comme devraient sans doute toujours l’avoir les grands-pères :

— Mon-salaud !

6

Sur le chemin du retour, tandis qu’ils retournaient vers la grand-route (Andy marchait à distance, devant eux, portant le fauteuil replié et ses circuits jouant un air de cornemuse), Susannah dit d’un air songeur :

— Il faudrait peut-être que je renonce au pistolet, Roland, et que je me concentre sur le plat. Pousser ce cri avant de lancer, ça procure une satisfaction primaire.

— Tu m’as rappelé mon faucon, avoua Roland.

Un sourire éclatant illumina le visage de Susannah.

— Je me sentais comme un faucon. Riza ! O-Riza ! Rien que de prononcer ces mots, ça me met d’humeur à lancer.

Dans l’esprit de Jake, cette remarque raviva un obscur souvenir de Gasher (« Ton vieux pote Gasher », comme se serait qualifié le monsieur lui-même), et il frissonna.

— Tu abandonnerais vraiment le pistolet ? demanda Roland.

Il ne savait pas s’il était plus amusé ou atterré.

— Est-ce que tu roulerais tes cigarettes si on te les faisait sur mesure ? demanda-t-elle, puis, avant qu’il pût répondre : Non, pas vraiment. Pourtant, le plat est une arme excellente. Quand ils viendront, j’espère pouvoir en lancer deux douzaines. Et cerner mes limites.

— Y aura-t-il une pénurie de plats ? demanda Eddie.

— Non, le rassura-t-elle. Il n’y en a pas beaucoup de décorés — comme celui que sai Eisenhart a lancé pour toi, Roland —, mais ils ont des centaines de plats d’entraînement. Rosalita et Sarey Adams sont en train de faire le tri, rejetant tous ceux susceptibles de ne pas voler droit.

Elle hésita, puis baissa la voix.

— Je les ai toutes vues à l’œuvre, Roland, et bien que Sarey soit courageuse comme une lionne et prête à affronter un ouragan…

— Elle n’a pas le truc, hein ? demanda Eddie avec compassion.

— Pas tout à fait, admit Susannah. Elle est bonne, mais pas autant que les autres. Et elle n’a pas la même férocité.

— J’aurai peut-être quelque chose d’autre pour elle, suggéra Roland.

— Et de quoi s’agirait-il, mon chou ?

— Un travail d’escorte, peut-être bien. On va voir comment elles tirent, après-demain. Rien de tel qu’un petit concours pour mettre un peu d’ambiance. À cinq heures, Susannah, elles sont au courant ?

— Oui. Toute La Calla viendrait, si on les laissait faire.

Voilà qui était décourageant… mais il aurait dû s’y attendre.

Je me suis tenu trop longtemps à l’écart du monde des hommes, se dit-il. Pour sûr.

— Rien que ces dames et nous, personne d’autre, rappela Roland avec fermeté.

— Si les folken de La Calla voyaient les femmes lancer avec talent, ça pourrait en gagner bon nombre à notre cause. Les indécis.

Roland secoua la tête. Il ne voulait pas qu’ils sachent combien les femmes lançaient bien, c’était un point capital. Mais que la ville sache qu’elles lançaient… ce n’était peut-être pas une mauvaise chose.

— Sont-elles bonnes, Susannah ? Dis-le moi.

Elle y réfléchit, puis sourit.

— Des tueuses d’élite, répondit-elle. Toutes, jusqu’à la dernière.

— Et tu peux leur enseigner ce lancer croisé ?

Susannah considéra la question. On pouvait apprendre à peu près n’importe quoi à n’importe qui, à condition d’avoir assez de temps et assez de main-d’œuvre, et ils ne disposaient d’aucun des deux. Il ne leur restait plus que treize jours, et d’ici à ce que les Sœurs d’Oriza (y compris leur tout nouveau membre, Susannah de New York) fassent leur démonstration dans la cour du Père Callahan, il ne leur resterait plus qu’une semaine et demie. Le lancer croisé lui était venu naturellement, comme tout ce qui concernait le tir au pistolet. Mais pour les autres…

— Rosalita apprendra, finit-elle par dire. Margaret Eisenhart pourrait l’apprendre, mais il est possible que ses nerfs lui jouent des tours au mauvais moment. Zalia ? Non. Il vaut mieux qu’elle lance un seul plat à la fois, et toujours de la main droite. Elle est un peu plus lente, mais je peux garantir que chacun de ses plats fera couler le sang.

— Ouais, fit Eddie. Jusqu’à ce qu’un vif d’argent lui fonce droit dessus et la fasse exploser dans son corset, tu veux dire.

Susannah ignora la remarque d’Eddie.

— On pourrait bien les atteindre, Roland. Tu sais que ça pourrait arriver.

Roland acquiesça. Ce qu’il avait vu l’avait beaucoup encouragé, notamment à la lumière de ce qu’Eddie lui avait révélé. Susannah et Jake connaissaient eux aussi l’antique secret du Gran-Pere, maintenant. En parlant de Jake, d’ailleurs…

— Tu es bien silencieux, aujourd’hui, dit Roland au garçon. Tout va bien ?

— Je vais bien, grand merci, répondit Jake.

Il observait Andy. Il repensait à la façon dont Andy avait bercé le bébé. Il se disait que, si Tian, Zalia et les autres enfants mouraient et qu’Andy restait seul pour élever Aaron, le petit serait sans doute mort avant six mois. Mort, ou devenu ce qu’on faisait de plus bizarre comme gamin, dans tout l’univers. Andy lui changerait ses couches, Andy lui donnerait à manger la nourriture appropriée, il lui ferait faire son rot quand il en aurait besoin, et il aurait tout un stock de berceuses. Il les chanterait toutes parfaitement, et aucune ne serait inspirée par l’amour maternel. Ou paternel. Andy n’était rien d’autre qu’Andy, le Robot Messager, Nombreuses Autres Fonctions. Il vaudrait mieux pour le petit Aaron se faire élever par… eh bien ! par les Loups.

Cette pensée le ramena à la nuit où Benny et lui avaient dormi sous la tente (ils ne l’avaient pas refait, depuis ; le temps était devenu frais). Cette nuit où il avait vu Andy et le Pa de Benny en train de palabrer. Et puis le Pa de Benny avait remonté la rivière. Vers l’est.

Vers Tonnefoudre.

— Jake, tu es sûr que ça va ? demanda Susannah.

— Ouais m’dame, répondit Jake, quasiment certain que ça la ferait rire.

Ce fut le cas, et Jake rit avec elle, mais il pensait toujours au Pa de Benny. Aux lunettes du Pa de Benny. Jake était pratiquement certain qu’il était le seul à La Calla à en porter. Un jour, Jake lui avait posé la question, alors qu’ils étaient tous les trois à cheval, dans l’un des deux champs au nord du Rocking B, à la recherche de bétail égaré. Le Pa de Benny lui avait raconté comment il avait échangé un très beau poulain de bon aloi contre ces lunettes — sur l’une des péniches-marché, à l’époque où la sœur de Benny était encore en vie, Oriza la bénisse. Il l’avait fait, alors que tous les cow-boys — y compris Vaughn Eisenhart lui-même — lui avaient dit que ces lunettes-là ne marchaient jamais, qu’elles n’étaient pas plus utiles que les prévisions d’Andy. Mais dès que Ben Slightman les avait essayées, elles avaient tout changé. D’un seul coup, pour la première fois depuis ses sept ans, il avait vraiment pu voir le monde.

Tout en chevauchant, il nettoyait ses lunettes sur sa chemise. Il les avait ensuite tendues vers le ciel, et le soleil avait fait danser deux ronds de lumière sur ses joues, puis il les avait remises. « Si jamais je les perds ou je les casse, je ne sais pas ce que je ferai, avait-il dit. Je me suis très bien débrouillé sans elles pendant plus de vingt ans, mais on s’habitue aux choses en un clin d’œil. »

Jake se disait que c’était une belle histoire. Il était certain que Susannah l’aurait crue (à supposer déjà qu’elle ait remarqué ce trait particulier chez Slightman). Il avait comme l’impression que Roland aussi l’aurait crue. Slightman la racontait avec les mots qu’il fallait : ceux d’un homme qui savait apprécier sa chance et qui se moquait de convaincre les autres qu’il avait eu raison de tenter quelque chose quand tout le monde, son patron le premier, était si loin de la vérité. Même Eddie aurait pu avaler ça. Le seul problème avec l’histoire de Ben Slightman, c’est que c’était un mensonge. Jake ne connaissait pas les faits, son shining n’allait pas si loin, mais il savait que Slightman mentait. Et ça le tracassait.

Ce n’est sans doute rien, tu sais. Il les a probablement eues d’une façon qui sonne moins bien. Si ça se trouve, un des Manni les a rapportées d’un autre monde, et le Pa de Benny les lui a volées. C’était une possibilité, En insistant un peu, on aurait pu en faire trouver à Jake une bonne demi-douzaine d’autres. C’était un garçon plein d’imagination.

Pourtant, ajouté à la scène près du fleuve, cet épisode l’inquiétait. Quel genre d’affaires le contremaître d’Eisenhart pouvait-il avoir, de l’autre côté de la Whye ? Jake n’en savait rien. Et pourtant, chaque fois qu’il soulevait le sujet avec Roland, quelque chose le retenait de parler.

Après la comédie qu’il lui avait faite parce que lui avait des secrets !

Ouais, ouais, ouais. Mais…

Mais quoi, petit fouineur ?

Benny, voilà ce qu’il y avait. C’était Benny, le problème. Ou peut-être qu’en fait c’était Jake lui-même, le problème. Il n’avait jamais été doué pour se faire des amis, et là il s’en était trouvé un bon. Un vrai. L’idée de causer des ennuis au Pa de Benny lui faisait mal au cœur.

7

Deux jours plus tard, à cinq heures, Rosalita, Zalia, Margaret Eisenhart, Sarey Adams et Susannah Dean se réunirent dans le champ situé juste à l’ouest du joli cabanon de Rosa. Il y eut un tas de gloussements et quelques éclats de rire nerveux et perçants. Roland resta à bonne distance, et ordonna à Eddie et à Jake de faire de même. Mieux valait les laisser se défouler un peu.

Alignés contre la barrière, à trois mètres les uns des autres, se trouvaient des mannequins avec de grosses vives-raves en guise de têtes. Chacun était entouré d’un sac de jute, pour simuler la capuche d’une cape. Aux pieds de chaque mannequin étaient disposés trois paniers. Le premier rempli d’autres vives-raves, le deuxième, de pommes de terre. Quant au contenu du troisième, il avait soulevé des grognements et des gémissements de protestation. Dans le troisième se trouvaient des radis. Roland leur dit d’arrêter leurs vagissements. Il avait pensé y mettre des pois. Aucune d’entre elles (même Susannah) n’aurait pu jurer qu’il plaisantait.

Callahan, qui ce jour-là portait un jean et un gilet de gardien de bestiaux à nombreuses poches, rejoignit Roland à grandes enjambées sous le porche, où ce dernier fumait en attendant que les femmes se calment. Jake et Eddie jouaient aux dames, juste à côté.

— Vaughn Eisenhart est là, devant la maison, dit le père à Roland. Il dit qu’il va descendre boire une bière chez Tooky, mais qu’avant il veut vous dire un mot.

Roland soupira, se leva et traversa la maison. Eisenhart était assis à l’avant d’une carriole tirée par un seul cheval, les bottillonnes posées sur le garde-boue, contemplant l’église de Callahan d’un air morose.

— Bonjour à vous, Roland, dit-il.

Quelques jours plus tôt, Wayne Overholser avait donné au Pistolero un chapeau de cow-boy à large bord. Il l’effleura du doigt en signe de bonjour et attendit.

— Je suppose que vous allez bientôt envoyer la plume, fit Eisenhart. Convoquer un conseil, s’il vous en plaît.

Roland considéra la question. Ce n’étaient pas les affaires de la ville de dire à des Chevaliers d’Eld quel était leur devoir, mais Roland était disposé à les tenir informés de ce devoir. Il leur devait au moins ça.

— Je voulais juste que vous sachiez que, quand l’heure viendrait, je toucherais la plume et je la ferais passer. Et que vienne le conseil, je dirai si fait.

— Grand merci, répondit Roland.

Il était réellement touché. Depuis qu’il avait été rejoint par Jake, Eddie et Susannah, il avait le sentiment que son cœur s’était agrandi. Parfois il le regrettait. Mais la plupart du temps, non.

— Mais Took n’en fera rien.

— Non, acquiesça Roland. Tant que les affaires marchent bien, tous les Took du monde ne touchent jamais la plume. Ni ne disent si fait.

— Overholser est avec lui.

Ce fut un coup dur. Qui ne le prenait pas totalement au dépourvu, mais il avait espéré qu’Overholser se joindrait à eux. Néanmoins, Roland avait tout le soutien qu’il pouvait souhaiter, et il se doutait qu’Overholser le savait. La sagesse aurait consisté pour lui à se contenter d’attendre que tout soit terminé, quelle que soit l’issue. S’il s’en mêlait, il avait peu de chances de voir rentrer la prochaine récolte dans son fenil.

— Je voulais aussi que vous sachiez une chose, dit Eisenhart. Si je vous suis, c’est à cause de ma femme, et ma femme vous suit parce qu’elle veut se mettre en chasse. C’est ça, la raison de toutes ces histoires de lancer de plat, c’est la femme qui dit à son homme ce qu’il doit faire ou pas faire. C’est pas naturel. C’est l’homme qui doit mener la femme. Sauf pour les babés, bien sûr.

— Quand elle vous a pris pour mari, elle a abandonné tout ce qu’elle avait connu jusqu’alors, dit Roland. Maintenant c’est votre tour de donner un petit peu.

— Vous croyez que je le sais pas ? Mais si vous me la faites tuer, Roland, vous emporterez ma malédiction avec vous, quand vous quitterez La Calla. Si vous en partez. Peu importe combien d’enfants vous sauverez.

Roland, dont ce n’était pas la première malédiction, hocha la tête.

— Si le ka le veut, Vaughn, elle vous reviendra.

— Si fait. Mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

— Je m’en souviendrai.

Eisenhart fit claquer les rênes sur le dos du cheval et la carriole s’ébranla.

8

Chacune des femmes trancha sa vive-rave en deux à trente, quarante, puis cinquante mètres.

— Frappez la tête aussi haut que vous le pourrez, dans la capuche, leur dit Roland. Si vous frappez trop bas, ça ne servira à rien.

— À cause de l’armure, je suppose ? demanda Rosalita.

— Si fait, répondit Roland, même si ce n’était pas l’entière vérité.

Il n’allait pas leur dire ce qu’il voyait à présent comme l’entière vérité, pas avant qu’il soit vraiment nécessaire qu’elles le sachent.

Puis ce fut le tour des patates. Sarey Adams trancha la sienne à trente mètres, la toucha à quarante, et la rata complètement à cinquante ; son plat partit vers le haut. Elle lâcha un juron peu digne d’une dame, puis s’avança tête baissée jusqu’au cabanon. Elle s’y assit pour regarder la fin du concours. Roland vit une larme perler au coin de son œil gauche et couler le long de sa joue burinée par le vent.

— J’ai failli, étranger. Mille pardons.

Roland lui prit la main et la serra.

— Non pas, sai, point du tout. Il y aura du travail, pour vous. Seulement pas le même que pour les autres. Et vous aurez peut-être à lancer le plat.

Elle lui adressa un faible sourire et hocha la tête en signe de remerciement.

Eddie replaça des « têtes » en vive-rave sur les pantins, puis un radis au-dessus de chacune. Ces derniers étaient complètement dissimulés par l’ombre du sac de jute.

— Bonne chance, les filles, dit-il. Je préfère être à ma place qu’à la vôtre.

Puis il recula.

— Commencez à dix mètres, ce coup-ci ! cria Roland.

À dix mètres, toutes firent mouche. Ainsi qu’à vingt. À trente mètres, Susannah lança son plat haut, comme Roland le lui avait recommandé. Il voulait qu’une des femmes de La Calla gagne ce tour-là. À quarante mètres, Zalia Jaffords attendit trop longtemps, et le plat qu’elle lança coupa la vive-rave en deux, au lieu du radis posé dessus.

— Putain-commala ! s’écria-t-elle, puis elle se plaqua les deux mains sur la bouche et regarda en direction de Callahan, assis sur les marches à l’arrière de la maison.

Le brave homme se contenta de sourire et d’agiter la main, feignant d’être sourd.

Elle s’approcha d’Eddie et de Jake d’un pas lourd, furieuse et écarlate jusqu’aux oreilles.

— Il faut lui dire de me donner une autre chance, ne vous déplaise, dit-elle à Eddie. Je peux le faire, je sais que je peux le faire…

Eddie posa la main sur son bras, pour contenir le flot.

— Il le sait, Zee. Vous restez dans la course.

Elle leva vers lui des yeux brûlants ; elle serrait les lèvres si fort qu’elles en étaient presque invisibles.

— Vous êtes sûr ?

— Ouais, fit-il. Vous pourriez lancer pour les Mets, chérie.

Puis vint le tour de Margaret et de Rosalita. Toutes deux touchèrent le radis à cinquante mètres. Eddie murmura à Jake :

— Mon vieux, je t’aurais dit que c’était impossible, si je ne l’avais pas vu de mes yeux.

À soixante mètres, Margaret Eisenhart manqua la cible très nettement. Rosalita brandit son plat au-dessus de l’épaule droite — elle était gauchère —, hésita et cria « Riza ! » avant de lancer.

Roland avait beau avoir la vue perçante, il ne sut pas exactement dire si c’est le bord du plat ou le vent qui fit basculer le radis. Quoi qu’il en soit, Rosalita leva les poings au-dessus de la tête et les agita en riant.

— L’oie ! L’oie ! se mit à crier Margaret, bientôt rejointe par les autres ; même Callahan entra dans la partie.

Roland alla retrouver Rosalita, et la serra dans ses bras, en une étreinte brève mais sincère. Il en profita pour lui glisser à l’oreille que, s’il n’avait pas d’oie, il pourrait peut-être lui trouver un jars à long cou, la nuit venue.

— Eh bien, dit-elle en riant, en vieillissant, on prend son prix là où on le trouve. Pas vrai ?

Zalia jeta un regard à Margaret.

— Qu’est-ce qu’il lui a dit ? Tu as intuité ?

Margaret Eisenhart souriait.

— Rien que tu n’aies entendu par toi-même, répondit-elle.

9

Puis les dames se retirèrent. Le père aussi, parti faire une course quelconque. Roland de Gilead était assis sur les dernières marches du porche, le regard flânant sur les lieux de la compétition qui venait de s’achever. Quand Susannah lui demanda s’il était satisfait, il hocha la tête.

— Oui, je pense que tout est pour le mieux, ici. En tout cas il faut l’espérer, car le temps va venir à manquer. Tout va se précipiter, maintenant.

La vérité, c’était qu’il n’avait jamais eu à faire face à une telle quantité d’événements en même temps… mais depuis que Susannah avait reconnu sa grossesse, il se sentait un peu rasséréné.

Tu as rappelé ton esprit vagabond à la vérité du ka, se dit-il. Et c’est parce que cette femme a fait preuve d’un courage qu’aucun d’entre nous n’aurait été capable d’avoir.

— Roland, est-ce que je dois retourner au Rocking B ? demanda Jake.

Roland haussa les épaules et répondit :

— Tu le souhaites ?

— Oui, mais cette fois je veux emporter le Ruger.

Le visage de Jake rosit légèrement, mais sa voix ne vacilla pas. Il s’était réveillé avec cette idée-là, comme si le dieu des rêves que Roland appelait Nis la lui avait communiquée pendant son sommeil.

— Je le mettrai au fond de mon sac de couchage, en l’enroulant dans ma chemise de rechange. Personne n’aura à savoir qu’il est là.

Il marqua une pause.

— Je ne veux pas le montrer à Benny, si c’est ce que tu crains.

Cette idée n’avait pas effleuré Roland. Mais qu’est-ce que Jake avait en tête ? Il lui posa la question, et Jake lui donna le genre de réponse que donne quelqu’un qui a réfléchi par avance au tour que prendrait la conversation.

— C’est mon dinh qui le demande ?

Roland s’apprêtait à répondre que oui, puis il vit avec quelle intensité Eddie et Susannah l’observaient, et il se ravisa. Il y avait une différence entre garder des secrets (et chacun d’eux avait à sa manière gardé le secret de la grossesse de Susannah) et suivre ce qu’Eddie appelait « une intuition ». La requête derrière la requête de Jake, c’était d’avoir un peu plus les coudées franches. C’était aussi simple que ça. Et Jake avait bien gagné le droit d’avoir les coudées franches. Il n’était plus ce jeune garçon arrivé dans l’Entre-Deux-Mondes tremblant, terrifié et presque nu.

— Pas ton dinh, répondit-il. Quant au Ruger, tu peux l’emporter où tu veux, quand tu veux. N’est-ce pas toi qui l’as apporté au tet, au départ ?

— C’est moi qui l’ai volé, précisa Jake à voix basse, en regardant ses genoux.

— Tu as pris ce dont tu avais besoin pour survivre, lui dit Susannah. Ça n’est pas du tout la même chose. Écoute, trésor — tu n’as pas l’intention de tuer quelqu’un, n’est-ce pas ?

— Je n’en ai pas l’intention, non.

— Sois prudent, ajouta-t-elle. Je ne sais pas ce que tu as en tête, mais sois prudent.

— Et quel que soit le problème, fit Eddie, fais en sorte qu’il soit réglé dans la semaine qui vient.

Jake acquiesça, puis regarda Roland.

— Quand projettes-tu de convoquer le conseil de ville ?

— Si on en croit le robot, il nous reste dix jours avant l’arrivée des Loups. Donc… — Roland fit un calcul rapide — conseil dans six jours. Ça te convient ?

Jake hocha de nouveau la tête.

— Tu es sûr que tu ne veux pas nous dire ce qui te tracasse ?

— Oui, à moins que ce soit mon dinh qui le demande, répondit Jake. C’est sans doute sans importance, Roland. Vraiment.

Roland hocha la tête d’un air dubitatif et se mit à rouler une cigarette. Avoir du tabac frais était un vrai régal.

— Est-ce qu’il y a autre chose ? Parce que, dans le cas contraire…

— Il y a quelque chose, en fait, intervint Eddie.

— Quoi ?

— Il faut que j’aille à New York.

Eddie avait parié d’un air détaché, comme s’il proposait une simple virée à l’épicerie du coin, pour acheter un bâton de réglisse, mais ses yeux pétillaient d’excitation.

— Et cette fois-ci, il faut que j’y aille en chair et en os. Ce qui veut dire utiliser la boule plus directement, j’imagine. La Treizième Noire. Et j’espère vraiment que tu sais comment faire, Roland.

— Pourquoi as-tu besoin d’aller à New York ? demanda Roland. Et là, c’est bien ton dinh qui te le demande.

— Évidemment, répliqua Eddie. D’ailleurs je vais te le dire. Je veux y aller parce que tu as raison, le temps commence à manquer. Et parce que les Loups de La Calla ne sont pas ceux dont nous devrions nous inquiéter le plus.

— Tu veux voir où on en est, par rapport au 15 juillet, c’est ça ? demanda Jake.

— Ouais. Depuis qu’on y est tous allé vaadasch, on sait que le temps s’accélère, dans cette version du New York de 1977. Vous vous rappelez la date, sur le numéro du New York Times que j’ai trouvé devant la porte ?

— Le 2 juin, lui rappela Susannah.

— Exact. Et on est presque certain qu’on ne peut pas remonter le temps, dans ce monde-là. Chaque fois qu’on y va, le temps a avancé. Pas vrai ?

Jake hocha la tête énergiquement.

— Parce que ce monde n’est pas comme les autres… sauf si c’est le fait d’avoir été envoyé vaadasch par la Treizième Noire qui nous donne cette impression.

— Je ne pense pas, fit Eddie. Ce tronçon de la 2e Avenue, entre le terrain vague et, disons, la 60e Rue, c’est un endroit très important. Je pense que c’est une porte. Une grosse porte.

Jake Chambers avait l’air de plus en plus excité.

— Pas jusqu’à la 60e. Pas si haut. Je dirais la 2e Avenue et la partie située entre la 44e et la 46e Rue. Le jour où j’ai quitté Piper, j’ai senti un changement quand je suis arrivé à hauteur de la 44e Rue. Sur trois cents mètres. La partie avec le disquaire, Marna Chow-Chow et Le Restaurant Spirituel de Manhattan. Et le terrain vague, bien sûr. C’est l’autre extrémité. C’est… je ne sais pas…

— Se trouver là, c’est comme avoir accès à un monde différent, un monde clé. Et je crois que c’est pour ça que le temps ne revient pas en arrière…

Roland leva la main.

— Ça suffit.

Eddie se tut et adressa à Roland un regard interrogateur, accompagné d’un petit sourire. Roland ne souriait pas, lui. Son état de bien-être s’était quelque peu évanoui. Il y avait trop à faire, bons dieux. Et pas assez de temps pour tout faire.

— Tu veux voir où en est le temps, et combien il reste avant que cet accord arrive à échéance. J’ai bien suivi ?

— Oui.

— Tu n’as pas besoin d’aller physiquement à New York pour répondre à cette question, Eddie. Le vaadasch suffira largement.

— Le vaadasch suffirait pour vérifier quel jour nous sommes, de quel mois, rien de plus. On a été stupides, au sujet du terrain vague, les gars. Mais vraiment stupides.

10

Eddie pensait qu’ils pouvaient posséder ce terrain vague sans toucher à un centime de l’héritage de Susannah. Pour lui, le récit de Callahan montrait clairement comment y parvenir. Pas la rose ; on ne pouvait posséder la rose (ni eux, ni qui que ce soit), juste la protéger. Et ils étaient en mesure de le faire. Peut-être.

Quelle que fût sa peur, Calvin Tower avait attendu dans cette laverie abandonnée pour sauver la peau du Père Callahan. Quelle que fût sa peur, Calvin Tower avait refusé — le 31 mai 1977, du moins — de vendre son dernier bien à la Sombra Corporation. Eddie se dit que Calvin Tower était ce qui se rapprochait le plus d’un héros.

Eddie repensait aussi à la façon qu’avait eu Callahan de se cacher le visage entre les mains, la première fois qu’il avait mentionné la Treizième Noire. Plus que tout, il voulait qu’on la sorte de son église… mais jusqu’à maintenant, il se trouve qu’il l’avait gardée. Tout comme le propriétaire de la librairie, le Père avait tenu bon. Qu’ils avaient été idiots, de supposer que Calvin Tower demanderait des millions, en échange de son terrain vague ! Il voulait qu’on l’en débarrasse. Mais pas avant d’avoir trouvé le bon acquéreur. Ou le bon ka-tet.

— Suziella, tu ne peux pas y aller toi, parce que tu es enceinte, reprit Eddie. Jake, tu ne peux pas y aller parce que tu n’es qu’un gosse. Et même sans tenir compte du reste, je suis presque certain que tu ne pourrais pas signer le genre de contrat auquel j’ai réfléchi, depuis que le Père Callahan nous a raconté son histoire. Je pourrais t’emmener avec moi, mais on dirait bien que tu as des choses à tirer au clair ici. Ou bien je me trompe ?

— Tu ne te trompes pas, dit Jake. Mais je serais même presque prêt à y aller avec toi. Ça a l’air super.

Eddie sourit.

— Il faudrait t’armer de grenades et de fers à cheval, gamin. Quant à y envoyer Roland, sans rancune, patron, mais tu n’es pas très affable, dans notre monde. Tu… euh… il y a une partie qui t’échappe, à la traduction.

Susannah éclata de rire.

— Tu penses lui offrir combien ? demanda Jake. Je veux dire, il faut quand même proposer quelque chose, non ?

— Un billet. Je vais sans doute devoir demander à Tower de me le prêter, mais…

— Non, on peut faire mieux que ça, fit Jake, l’air grave. Je dois avoir cinq ou six dollars dans mon sac à dos, j’en suis presque sûr — il eut un large sourire —, et on pourra lui offrir davantage, plus tard. Quand les choses se seront un peu calmées, de notre côté.

— Si on est toujours en vie, ajouta Susannah, mais elle aussi avait l’air excitée. Tu sais quoi, Eddie ? Peut-être bien que tu es un génie.

— Balazar et ses amis ne seront pas contents, si sai Tower nous vend son terrain, glissa Roland.

— Ouais, mais peut-être qu’on peut persuader Balazar de le laisser tranquille, suggéra Eddie.

Un petit sourire macabre lui anima le coin des lèvres.

— S’il faut entrer dans les détails, Roland, disons que Balazar est le genre de gars que je ne serais pas fâché de tuer deux fois.

— Quand veux-tu partir ? demanda Susannah.

— Le plus tôt sera le mieux. D’abord, parce que ne pas savoir quelle est la date dans ce New York-là, ça me rend dingue. Roland ? Qu’est-ce que tu en dis ?

— Je dis que c’est pour demain. Nous emporterons la boule dans la grotte, puis nous verrons si tu arrives à passer la porte et à atteindre l’où et le quand de Calvin Tower. Ton idée est bonne, Eddie, et je te dis grand merci.

— Et si la boule t’envoie au mauvais endroit ? demanda Jake. Dans un mauvais de 1977, ou bien…

Il ne savait pas bien comment conclure. Il se rappelait combien tout était devenu fragile, la première fois que le Treizième Noire les avait envoyés vaadasch, et ces ténèbres infinies qui les attendaient derrière le décor de ces réalités superficielles…

— … ou bien encore plus loin ?

— Dans ce cas, j’enverrai une carte postale, fit Eddie en riant, avec un haussement d’épaules, mais en un éclair, Jake put voir combien il était effrayé.

Susannah avait dû le voir elle aussi, car elle prit la main d’Eddie dans les deux siennes, et la serra.

— Hé, ça va aller, dit-il.

— Tu as intérêt, répondit Susannah. Tu as plutôt intérêt.

CHAPITRE 2 Le Dogan, première partie

1

Quand Roland et Eddie pénétrèrent dans l’église Notre-Dame de la Sérénité le lendemain matin, la lumière du jour n’était qu’une vague rumeur à l’horizon, plein nord-est. Les lèvres serrées, Eddie avançait, une scintille à la main, afin d’éclairer leur progression dans l’allée centrale. La chose qu’ils venaient chercher émettait un bourdonnement sourd. C’était un bourdonnement endormi, pourtant il était insupportable aux oreilles d’Eddie. L’église elle-même donnait la chair de poule. Pourtant, vide, elle avait presque l’air trop grande. Eddie s’attendait à voir apparaître des silhouettes fantomatiques (ou peut-être encore quelques morts errants), assises sur les bancs et les regardant avec un air de désapprobation d’outre-tombe.

Mais le pire, c’était ce bourdonnement.

Juste avant d’atteindre l’autel, Roland ouvrit son sac et en sortit le sac de bowling que Jake avait gardé dans son barda, jusqu’à la veille. Le Pistolero le tint à hauteur du regard pendant quelques instants, et ils purent lire l’inscription imprimée sur le côté : RIEN QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUX-QUILLES.

— À partir de maintenant, plus un mot jusqu’à mon signal, ordonna Roland. C’est compris ?

— Oui.

Roland appuya le pouce dans l’interstice entre deux des lattes du parquet et la cache aménagée dans l’alcôve du prêtre s’ouvrit, comme propulsée par un ressort. Le Pistolero repoussa le couvercle. Eddie avait vu un film à la télé, où quatre types se débarrassaient d’explosifs amorcés pendant le Bombardement de Londres — UXB, c’était le titre — et les mouvements de Roland lui rappelaient vivement ce film. Et pourquoi pas, d’ailleurs ? S’ils ne se trompaient pas sur la chose enfouie dans cette cache — et Eddie savaient qu’ils ne se trompaient pas —, alors il s’agissait réellement d’une bombe sur le point d’exploser.

Roland replia le surplis blanc, et la boîte apparut. Eddie s’arrêta de respirer. Il sentit la peau de tout son corps se couvrir d’un voile glacé. Tout près d’eux, un monstre d’une malveillance inimaginable venait d’entrouvrir un œil endormi.

Le bourdonnement reprit son timbre somnolent et Eddie se remit à respirer.

Roland lui tendit le sac de bowling, lui faisant signe de l’ouvrir. Non sans hésitation (il devait refréner l’envie de murmurer à l’oreille de Roland de tout laisser tomber), Eddie s’exécuta. Roland souleva la boîte hors du trou et, une fois encore, le bourdonnement monta d’un cran. Dans le rayonnement vif mais circonscrit de la scintille, Eddie vit la sueur perler au front du Pistolero. Il la sentait également sur le sien. Si la Treizième Noire se réveillait et les expédiait dans les limbes obscurs…

Je n’irai pas. Je me battrai pour rester aux côtés de Susannah.

Bien sûr qu’il se battrait. Mais il n’en fut pas moins soulagé quand Roland glissa la boîte en bois fantôme richement gravée dans l’étrange sac métallique qu’ils avaient trouvé dans le terrain vague. Le bourdonnement ne se tut pas complètement, mais fut réduit à un ronronnement à peine audible. Et quand Roland tira doucement sur le cordon pour fermer le sac, le ronronnement ne fut plus qu’un murmure lointain. Comme si Eddie avait collé son oreille à un coquillage.

Eddie dessina devant lui un signe de croix dans l’air. Avec un léger sourire, Roland fit de même.

Dehors, au nord-est, l’horizon s’était considérablement éclairé — finalement, il ferait bientôt grand jour, semblait-il.

— Roland.

Le Pistolero se tourna vers lui, haussant les sourcils. De la main gauche, il tenait fermement le sac ; il voulait visiblement éviter que la boîte tirât de tout son poids sur le cordon du sac, aussi solide qu’il parût.

— Si nous étions vaadasch, quand nous avons trouvé ce sac, comment se fait-il qu’on ait pu le ramasser ?

Roland réfléchit à la question.

— Peut-être que le sac est vaadasch, lui aussi, finit-il par répondre.

— Il l’est toujours ?

Roland hocha la tête.

— Oui, je le crois.

— Oh. Ça fiche la trouille.

— On aurait changé d’avis au sujet de cette petite virée à New York, Eddie ?

Eddie secoua la tête. Il avait peur, cependant. Il n’avait sans doute jamais eu aussi peur depuis qu’il s’était trouvé debout dans l’allée centrale du Compartiment de la Baronnie, à essayer de piéger Blaine.

2

Il était dix heures passées et il faisait déjà très chaud lorsqu’ils se retrouvèrent à mi-chemin de la Grotte de la Porte (ça grimpe fort, avait dit Henchick ; c’était toujours le cas). Eddie s’arrêta pour s’essuyer la nuque avec son bandana en contemplant les arroyos serpentant plus au nord. Çà et là, il apercevait des trous noirs et béants, et il demanda à Roland si c’étaient bien les mines de grenat. Le Pistolero le lui confirma.

— Et laquelle tu as en tête, pour les gosses ? On la voit, d’ici ?

— En fait, il se trouve que oui. Roland saisit le seul pistolet qu’il portait et le pointa devant lui : Regarde par là-bas.

Eddie obéit, et aperçut une profonde crevasse qui dessinait un double S déchiqueté. Elle était remplie jusqu’en haut d’ombres veloutées. Eddie estima que le soleil ne devait pas l’éclairer jusqu’au fond plus d’une demi-heure par jour, vers midi. Plus au nord, elle semblait s’achever contre une énorme paroi rocheuse. C’était là que devait se trouver l’entrée, mais il faisait trop sombre pour pouvoir la distinguer. Au sud-est, cet arroyo donnait sur un sentier de terre qui serpentait jusqu’à la Route de l’Est. Au-delà s’étendaient des champs, descendant en pente douce jusqu’aux plants de riz déjà plus pâles, mais encore verts. Et derrière les rizières, le fleuve.

— Ça me rappelle cette histoire que tu nous as racontée, fit Eddie. Celle de Verrou Canyon.

— Bien sûr.

— Mais cette fois-ci, pas de tramée pour se charger du sale boulot.

— Non, acquiesça Roland. Pas de tramée.

— Dis-moi la vérité : est-ce que tu vas vraiment coller les gosses de cette ville dans une mine au bout d’un arroyo en cul-de-sac ?

— Non.

— Les folken pensent que c’est ce que tu… ce que nous avons l’intention de faire. Même les lanceuses de plat le croient.

— Je le sais bien. C’est ce que je veux.

— Pourquoi ?

— Parce que je pense qu’il n’y a rien de surnaturel, dans la façon dont les Loups découvrent toujours les enfants. Depuis que j’ai eu vent de l’histoire du Gran-Pere Jaffords, je ne pense plus non plus que les Loups eux-mêmes soient surnaturels. Non, il y a un rat dans le séchoir à maïs. Quelqu’un qui va vendre la mèche aux tout-puissants de Tonnefoudre.

— Une personne différente à chaque fois, tu veux dire. Tous les vingt-trois ou vingt-quatre ans.

— Oui.

— Qui ferait ça ? demanda Eddie. Qui pourrait faire ça ?

— Je n’en suis pas certain, mais j’ai une idée.

— Took ? Ce serait une sorte de tradition, transmise de père en fils ?

— Si tu t’es assez reposé, Eddie, je pense qu’il faudrait qu’on se dépêche.

— Overholser ? Ou peut-être ce Telford, celui qui ressemble à un cow-boy de série télé ?

Roland passa devant lui sans dire un mot, ses bottillonnes neuves faisant crisser les cailloux et les éclats rocheux. Le sac pendait de sa main gauche intacte, se balançant d’avant en arrière. À l’intérieur, la chose continuait de chuchoter ses funestes secrets.

— Je vois qu’on est toujours aussi bavard. Tu as raison, c’est mieux comme ça, fit Eddie.

Et il lui emboîta le pas.

3

La première voix qui s’éleva des profondeurs de la grotte fut celle du Grand Sage & Éminent Junkie.

— Oh, regardez-moi la p’tite poule mouillée avec ses p’tites marionnettes ! gémit Henry.

Sa voix rappela à Eddie celle du camarade mort d’Ebenezer Scrooge dans Un chant de Noël, à la fois drôle et effrayante.

— Est-ce que la p’tite poule mouillée croit qu’elle va r’tourner à New York ? C’est bien plus loin qu’tu vas aller, frérot, si tu tentes le coup. Vaut mieux rester où t’es… à faire tes p’tites marionnettes sculptées… à faire la gentille p’tite tapette…

Le frère mort éclata de rire. Le frère vivant frissonna.

— Eddie ? l’appela Roland.

— Écoute ton frère, Eddie ! gémit la voix de sa mère, surgissant du gosier creux et obscur de la grotte.

Sur le sol de pierre scintillaient des petits os épars.

— Il a donné sa vie pour toi, sa vie entière, le moins que tu puisses faire, c’est de l’écouter !

— Eddie, ça va ?

Puis ce fut au tour de Csaba Drabnik, connu dans la bande d’Eddie sous le nom de ce Putain de Hongrois Fou. Csaba qui demandait à Eddie de lui donner une cigarette, ou bien il lui foutrait une raclée déculottée. Eddie eut toutes les peines du monde à détourner son attention de ce charabia effrayant et fascinant à la fois.

— Ouais, je crois que ça va.

— Ces voix, elles viennent de ta propre tête. La grotte les trouve et les amplifie, je ne sais pas comment. Elle te les envoie. C’est un tantinet dérangeant, je sais, mais c’est insignifiant.

— Pourquoi tu les as laissés me tuer, frérot ? sanglota Henry. J’ai toujours cru que tu viendrais, mais t’es pas venu !

— Insignifiant, répéta Eddie. OK, j’ai pigé. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— À en croire les deux récits que j’ai entendus à propos de cet endroit — celui de Callahan et celui de Henchick — la porte devrait s’ouvrir quand j’ouvrirai la boîte.

Eddie eut un rire nerveux.

— Je ne veux même pas que tu sortes la boîte du sac, alors on n’est pas dans la merde.

— Si tu as changé d’avis…

Eddie secoua la tête.

— Non. Je veux aller jusqu’au bout.

Il adressa soudain à Roland un grand sourire éclatant.

— Tu n’as quand même pas peur que j’aille choper, dis-moi ? Que je trouve le type et que je me défonce ?

Du fond de la grotte, la voix d’Henry exulta :

— C’est de la Chinoise Blanche, frérot ! Ces négros, ils te fourguent ce qui s’fait de mieux !

— Pas du tout, répondit Roland. Il y a beaucoup de choses qui m’inquiètent effectivement, mais te voir retourner à tes vieilles habitudes n’en fait pas partie.

— Bien.

Eddie s’avança un peu plus dans la grotte, les yeux rivés à la porte accrochée à du vide. Mis à part les hiéroglyphes sur le devant et le bouton de cristal gravé d’une rose, elle ressemblait à s’y méprendre à celles de la plage.

— Et si on fait le tour… ?

— Si on fait le tour, la porte disparaît, confirma Roland. Il y a un sacré gouffre derrière, pourtant… jusqu’à Na’ar, à mon avis. Je ferais très attention, à ta place.

— Bon conseil, et Speedy Eddie te dit grand merci.

Il tenta de faire tourner le bouton de cristal et constata qu’il ne bougeait pas d’un pouce. Il s’y attendait. Il recula.

— Il faut que tu penses à New York. À la 2e Avenue, plus précisément. Et à la date. À l’année mil neuf cent soixante-dix-sept.

— Comment fait-on pour penser à une année ?

— Pense à ce que tu as vu, le jour où Jake et toi vous avez suivi l’ancien Jake, je ne sais pas, moi, répliqua Roland, dont la voix trahit une pointe d’impatience.

Eddie commença par dire que ce n’était pas le bon jour, que c’était trop tôt, puis se tut. S’ils ne s’étaient pas trop trompés en ce qui concernait les règles, il ne pouvait pas retourner à ce jour-là, pas vaadasch, pas en chair et en os non plus. S’ils ne s’étaient pas trompés, le temps de là-bas était relié au temps d’ici, sauf qu’il passait un peu plus vite. S’ils ne s’étaient pas trompés sur les règles… si même il y avait des règles…

Eh bien, pourquoi tu n’irais pas voir par toi-même ?

— Eddie ? Tu veux que j’essaie de t’hypnotiser ? demanda Roland, qui avait tiré une balle de son ceinturon. Je peux te faire visualiser le passé plus clairement.

— Non. Je pense qu’il vaut mieux que j’y aille sans artifices, et bien réveillé.

Eddie ouvrit et referma les mains plusieurs fois, inspirant et expirant profondément, en même temps. Son cœur ne battait pas particulièrement vite — il allait même plutôt lentement —, mais chacun de ses battements semblait lui ébranler tout le corps comme un coup de gong. Bon Dieu, tout ça aurait été tellement plus simple s’il suffisait d’appuyer sur quelques boutons, comme dans la Machine à Remonter le Temps du Professeur Peabody, ou dans ce film sur les Morlocks !

— Hé, j’ai l’air de quoi ? demanda-t-il à Roland. Je veux dire, si j’atterris sur la 2e Avenue au beau milieu de la journée, est-ce que je vais attirer l’attention ?

— Si tu apparais sous le nez de quelqu’un, il y a des chances, répondit Roland. Je te recommanderais d’ignorer quiconque voudrait palabrer avec toi à ce sujet, et de quitter le secteur sur-le-champ.

— Ça, je le sais. Je veux dire, de quoi j’ai l’air, côté vêtements ?

Roland haussa légèrement les épaules.

— Je ne sais pas, Eddie. C’est ta ville, pas la mienne.

Eddie aurait pu pinailler. C’était Brooklyn, sa ville. Autrefois, du moins. En général, il ne se rendait même pas à Manhattan une fois par mois, et considérait le quartier comme un pays étranger. Pourtant, il croyait comprendre ce que Roland voulait dire. Il fit la revue de détail de sa tenue : une chemise de flanelle toute simple, avec des boutons en corne, un jean bleu marine avec des rivets de nickel et non de cuivre, et une braguette à boutons (Eddie avait vu des fermetures éclair à Lud, mais plus depuis). Il en déduisit qu’il aurait l’air normal, en pleine rue. Normal pour New York, du moins. Si on y regardait de plus près, il avait un petit air de garçon de café/pseudo-artiste jouant au hippie pendant son jour de congé. Il se disait que la plupart des gens ne s’embêteraient même pas à le regarder tout court, ce qui était pour le mieux. Mais il y avait cependant une chose qu’il pouvait ajouter…

— Est-ce que tu aurais une lanière de cuir ? demanda-t-il à Roland.

Du fond de la grotte, la voix de M. Tubther, son instituteur de CM2, s’écria avec une intensité lugubre :

— Tu avais du potentiel ! Tu étais un élève merveilleux, et regarde un peu ce que tu es devenu ! Pourquoi as-tu laissé ton frère te gâcher la vie ?

Ce à quoi Henry répliqua, en sanglotant d’indignation :

— Il m’a laissé mourir ! Il m’a tué !

Roland fit glisser son sac de son épaule, le posa sur le sol à l’entrée de la grotte, à côté du sac rose, l’ouvrit et fourragea dedans. Eddie n’avait aucune idée du nombre de choses qu’il pouvait contenir. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il n’en avait jamais vu le fond. Le Pistolero finit par trouver ce qu’Eddie lui avait demandé et le lui tendit.

Tandis qu’Eddie s’attachait les cheveux avec la lanière de cuir (en se disant que ça mettait la touche finale à son look de pseudo-artiste hippie), Roland prit ce qu’il appelait son sac à malice, l’ouvrit et entreprit d’en vider le contenu. Eddie vit apparaître le sachet de tabac donné par Callahan (et moins plein qu’au début), plusieurs pièces de différentes monnaies, un nécessaire de couture, la tasse dont il s’était servi comme d’une boussole, non loin de la clairière de Shardick, un vieux morceau de carte, ainsi que la nouvelle carte confectionnée par les jumeaux Tavery. Lorsque le sac fut vide, il tira de l’étui reposant sur sa hanche gauche le gros revolver avec sa crosse de bois de santal. Il fit tourner le barillet, vérifia les munitions, hocha la tête et remit le barillet en place d’un coup de poignet. Puis il plaça le revolver dans le sac à malice, en resserra les cordons au maximum et les noua en demi-clé, qui se dénouerait d’une pichenette. Il tendit le sac à Eddie par sa bandoulière usée.

Tout d’abord, Eddie refusa de le prendre.

— Nan, mon vieux, il est à toi.

— Ces dernières semaines, tu l’as porté autant que moi. Sans doute plus.

— Ouais, mais là on parle de New York, Roland. À New York, tout le monde vole.

— À toi on ne le volera pas. Prends cette arme.

Pendant un instant, Eddie plongea ses yeux dans ceux de Roland, puis il prit le sac à malice et s’en passa la bandoulière sur l’épaule.

— Tu as senti quelque chose.

— J’ai comme une intuition, oui.

— Le ka est à l’œuvre ?

Roland haussa les épaules.

— Il est toujours à l’œuvre.

— D’accord, opina Eddie. Et Roland — si je ne reviens pas, prends soin de Suze.

— Ton boulot, c’est de t’assurer que je n’aurai pas à le faire.

Non, pensa Eddie. Mon boulot, c’est de protéger la rose.

Il se tourna vers la porte. Il lui restait mille questions à poser, mais Roland disait vrai, il n’était plus temps de les poser.

— Eddie, si vraiment tu ne veux pas…

— Si. Je le veux.

Il leva la main gauche et dressa le pouce.

— Quand tu me verras faire ce signe, ouvre la boîte.

— Très bien.

La voix de Roland était derrière lui. Parce que désormais, il n’y avait plus que lui et la porte. Cette porte, avec le mot DÉROBÉE inscrit dans quelque langue étrange et belle. Autrefois il avait lu ce roman, Une porte sur l’été, de… qui, déjà ? Un de ces types qui écrivaient de la science-fiction, et dont il traînait toujours les bouquins, qu’il empruntait à la bibliothèque, une de ses valeurs sûres, parfaite pour les longs après-midi d’été. Murray Leinster, Poul Anderson, Gordon Dickson, Isaac Asimov, Harlan Ellison… Robert Heinlein. Il crut se rappeler que c’était Heinlein qui avait écrit Une porte sur l’été. Henry le charriait toujours avec les livres qu’il rapportait à la maison, il l’appelait tapette, rat de bibliothèque, il lui demandait s’il arrivait à lire et à se branler en même temps, il voulait savoir comment il faisait pour rester aussi longtemps assis, le nez collé dans ces conneries d’histoires de putain de fusées et de machines à remonter le temps. Henry, son aîné. Henry, couvert de boutons qui scintillaient toujours sous une pommade ou une autre. Henry qui se préparait à aller à l’armée. Eddie, le cadet. Eddie qui empruntait des livres à la bibliothèque et qui les rapportait à la maison. Eddie à treize ans, presque au même âge que Jake maintenant. On est en 1977, il a treize ans et sur la 2e Avenue, les taxis sont d’un jaune rutilant sous le soleil. Un Noir avec un casque de baladeur passe devant Marna Chow-Chow, Eddie le voit ; Eddie sait qu’il écoute cette chanson d’Elton John — forcément — « Someone Saved My Life Tonight ». Le trottoir est bondé. C’est la fin de l’après-midi, les gens rentrent chez eux après encore une journée passée dans les arroyos d’acier de Calla New York, où ils font pousser non pas du riz mais de l’argent, on dit « taux préférentiel de base », s’il vous plaît. Des femmes à l’air aimable et bizarre, en tailleur ruineux et baskets ; elles ont mis leurs talons hauts dans leur gunna, parce que la journée de travail est finie et qu’elles rentrent chez elles. Tout le monde a l’air souriant parce que la lumière est tellement éclatante et l’air si doux, c’est l’été dans la ville et on entend quelque part le bruit d’un marteau-piqueur, comme dans cette vieille chanson « Lovin’ Spoonful ». Devant lui se tient cette porte qui ouvre sur l’été 1977, les chauffeurs de taxi se font un dollar et trente cents à la prise en charge et ensuite trente cents tous les trois cents mètres, avant c’était moins et après ce sera plus, mais c’est le prix d’aujourd’hui, cette réalité fugace qui est « aujourd’hui ». La navette spatiale avec l’instit à son bord n’a pas encore explosé. John Lennon est encore vivant, cela dit, pas pour longtemps s’il n’arrête pas de déconner avec cette vilaine héroïne, cette Chinoise Blanche. Quant à Eddie Dean, Edward Cantor Dean, il ne sait rien de l’héroïne. Son seul vice consiste en quelques cigarettes (ça et de multiples tentatives de vol à la tire, qu’il ne mènera pas à bien avant encore presque un an). Il a treize ans. On est en 1977 et il a exactement quatre poils sur la poitrine, il les compte religieusement chaque matin, en espérant que par miracle ils seront cinq. C’est l’été qui suit la Course des Grands Voiliers. C’est la fin de l’après-midi, en plein mois de juin, et il entend un air gai. Cet air provient des haut-parleurs situés au-dessus de la porte de Tower of Power, le disquaire, c’est Mungo Jerry qui chante « In the Summertime », et…

Soudain tout lui parut très réel, du moins aussi réel qu’il le fallait pour la circonstance. Eddie leva la main gauche et dressa le pouce : Allons-y. Derrière lui, Roland s’était assis et avait sorti la boîte du sac rose. Et quand Eddie lui fit le signal, le Pistolero ouvrit la boîte.

Les oreilles d’Eddie furent immédiatement assaillies par un carillon délicieusement dissonant. Ses yeux se mirent à pleurer. En face de lui, la porte s’ouvrit dans un « clic » et la grotte fut soudain illuminée par la lumière éclatante du soleil. Il entendit le bruit des klaxons et le ra-ta-ta-ta du marteau-piqueur. Peu de temps auparavant, il avait souhaité si ardemment trouver une porte comme celle-là qu’il avait presque tué Roland dans ce but. Et maintenant qu’il l’avait, il était mort de peur.

Il avait l’impression que le carillon était en train de lui débiter la tête en morceaux. S’il l’écoutait trop longtemps, il deviendrait fou. Si tu dois y aller, vas-y, se dit-il.

Il avança d’un pas, voyant à travers ses yeux d’où jaillissaient les larmes trois mains attrapant quatre boutons de portes. Il tira la porte vers lui et fut aveuglé par les rayons de soleil dorés de la fin d’après-midi. Il sentit les effluves d’essence et l’air chaud de la ville, et aussi un relent de lotion après-rasage.

Presque aveugle, Eddie franchit le seuil de la porte dérobée, pénétrant dans l’été d’un monde duquel il était maintenant fan-gon, l’exilé.

4

C’était bien la 2e Avenue ; il y avait Blimpie’s, et de derrière lui montait le son guilleret de la chanson de Jerry Mungo, avec le tempo des Caraïbes. Autour de lui coulait le flot de la foule — au nord de la ville, au sud de la ville, dans toute la ville. Personne ne prêtait attention à Eddie, parce qu’en cette fin de journée, la plupart se concentraient sur le fait de sortir de la ville, et puis aussi parce qu’à New York, ne pas prêter attention aux gens est un mode de vie.

Eddie souleva l’épaule droite pour remettre en place la bandoulière du sac à malice, puis jeta un œil derrière lui. La porte vers Calla Bryn Sturgis était toujours là. Il voyait Roland, assis à l’entrée de la grotte, la boîte ouverte sur ses genoux.

Ce putain de carillon doit le rendre dingue, pensa Eddie.

Et alors, tandis qu’il l’observait, il vit le Pistolero extraire deux balles de son ceinturon et se les enfoncer dans les oreilles. Eddie eut un large sourire. Bien joué, mec. Au moins ça avait permis d’arrêter les roucoulades de la tramée, sur TI-70. Que ça marche ou pas aujourd’hui, Roland devrait se débrouiller. Eddie avait à faire.

Il pivota doucement sur son petit coin de trottoir, puis jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier que la porte avait tourné en même temps que lui. C’était le cas. Si elle était comme les autres, elle allait maintenant le suivre partout où il irait. Et même dans le cas contraire, Eddie n’y voyait pas d’inconvénient majeur : il n’avait pas l’intention d’aller très loin. Il remarqua aussi autre chose : cette impression d’obscurité tapie dans les moindres recoins avait disparu. Parce qu’il était réellement là, et pas vaadasch, supposa-t-il. S’il y avait des morts errants se baladant dans le voisinage, il ne pourrait pas les voir.

Rajustant une nouvelle fois la bandoulière du sac à malice sur son épaule, Eddie se mit en route pour le Restaurant Spirituel de Manhattan.

5

Sur son passage, les gens s’écartaient de lui, mais ce n’était pas suffisant pour lui prouver qu’il était réellement là ; il se passait la même chose quand il était vaadasch. Eddie finit par provoquer une véritable collision avec un jeune homme portant non seulement une mallette, mais deux — un Grand Chasseur de Cercueil du monde des affaires, s’il en était.

— Eh ! Regardez où vous allez ! brailla M. l’Homme d’affaires quand leurs épaules se cognèrent.

— Désolé, mec, désolé, fit Eddie — il était bien là, aucun doute. Dites, vous pourriez me dire quel jour…

Mais M. l’Homme d’affaires était déjà parti, courant derrière l’infarctus qu’il allait sans doute rattraper vers l’âge de quarante-cinq à cinquante ans, à vue de nez. Eddie se rappela la chute de cette vieille blague new-yorkaise : « Excusez-moi, monsieur, pouvez-vous me dire comment aller à la mairie, ou bien je peux directement aller me faire foutre ? » Il éclata de rire, impossible de faire autrement.

Une fois qu’il eut recouvré ses esprits, il se remit en marche. Au coin de la 2e et de la 54e, il vit un homme qui regardait des chaussures et des bottes, à travers une vitrine. Ce type portait lui aussi un costume, mais il avait l’air beaucoup plus détendu que celui dans lequel Eddie s’était cogné. Et lui ne portait qu’une seule mallette, ce qu’Eddie prit pour un bon présage.

— J’implore votre pardon, fit-il, mais pourriez-vous me dire quel jour nous sommes ?

— Jeudi, répondit le type. 23 juin.

— 1977 ?

Le type adressa à Eddie un petit sourire, à la fois interrogateur et caustique, et haussa un sourcil.

— 1977, vous avez tout bon. On sera pas en 1978 avant… ouah, six bons mois. Pensez-y.

Eddie hocha la tête.

— Grand merci-sai.

— Merci quoi ?

— Rien, répondit Eddie, qui reprit son chemin sans tarder.

Plus que trois semaines avant le 15 juillet, plus ou moins. Ça ne laisse pas le temps de prendre ses aises.

Certes, mais s’il parvenait à convaincre Calvin Tower de lui vendre le terrain aujourd’hui, toute cette histoire de délai serait réglée. Une fois, il y avait longtemps, le frère d’Eddie s’était vanté auprès de certains de ses amis que son p’tit frérot serait capable de vendre un frigo à un Esquimau. Eddie espérait qu’il avait conservé un peu de sa force de persuasion. Pour conclure un petit marché avec Calvin Tower, investir dans l’immobilier, et puis peut-être prendre une demi-heure pour profiter un peu du rythme de New York. Faire la fête. S’offrir, pourquoi pas, une petite crème au chocolat, ou bien…

Le cours de ses pensées s’arrêta net et il s’immobilisa si brutalement que quelqu’un lui rentra dedans et poussa un juron. Eddie sentit à peine le choc, entendit à peine le juron. La Lincoln gris anthracite était de nouveau garée là — non pas devant la bouche à incendie, cette fois-ci, mais à quelques mètres.

La voiture de Balazar.

Eddie se remit en route. Il se sentit soudain heureux de s’être laissé convaincre par Roland de prendre le revolver. Et que ledit revolver fût dûment chargé.

6

L’ardoise était de nouveau disposée dans la vitrine (la spécialité du jour était un ragoût bouilli de Nathaniel Hawthorne, Henry Thoreau et Robert Frost — avec, en dessert, le choix entre Mary McCarthy and Grâce Metalious), mais le panneau sur la porte indiquait : DÉSOLÉ, NOUS SOMMES FERMÉS. À en croire l’horloge digitale plus haut dans la rue, près du disquaire Tower of Power, il était 15 h 14. Qui fermait boutique à trois heures et quart, en pleine semaine ?

Quelqu’un qui recevait un client privilégié, pensa Eddie. Voilà qui.

Il mit les mains en œillères et jeta un œil à travers la vitrine du Restaurant Spirituel de Manhattan. Il vit la petite table ronde avec les livres pour enfants. À droite se situait le comptoir, qui avait l’air d’avoir été chipé dans un grand hôtel du début du siècle. Mais aujourd’hui, personne n’était assis derrière, pas même Aaron Deepneau. Personne non plus à la caisse, mais Eddie déchiffrait les mots inscrits sur l’étiquette orange collée sur la vitre : PAS DE REMISES.

Personne. Calvin Tower avait dû être appelé, peut-être avait-il eu une urgence familiale…

Une urgence, c’est sûr, murmura à son oreille la voix froide du Pistolero. Elle est arrivée dans cette carriole mécanique grise. Et de plus, regarde le comptoir, Eddie. Mais cette fois, essaie de te servir de tes yeux, au lieu de te contenter de laisser les images défiler devant.

Parfois il lui arrivait d’entendre les voix d’autres personnes. Il se disait que des tas de gens devaient en faire autant — c’était une façon de changer un peu de perspective, de voir les choses sous un autre angle. Mais cette fois-ci, ça ne ressemblait pas à ce genre de petite ruse. Ça ressemblait plutôt à un vieil écho répugnant qui lui parlait dans sa tête.

Eddie se concentra de nouveau sur le comptoir. Cette fois, il aperçut les figurines de plastique couchées sur l’échiquier, et les tasses de café renversées. Cette fois il vit les lunettes gisant au sol entre deux tabourets, un des verres brisé.

Il sentit la première pulsation de colère aux confins de son cerveau. Une pulsation sourde, mais à en juger par ce qu’il avait déjà ressenti, ces pulsations gagnaient vite en vitesse et en puissance. Elles finiraient par étouffer toute pensée consciente, et alors, il faudrait prier pour quiconque se trouverait à portée du pistolet de Roland. Une fois, il avait demandé au Pistolero s’il lui arrivait parfois la même chose, et Roland avait répondu ça nous arrive à tous. Quand Eddie avait secoué la tête et répliqué qu’il n’était pas comme Roland — ni lui, ni Suze, ni Jake — le Pistolero n’avait rien ajouté.

Tower et ses clients privilégiés devaient être à l’arrière, dans le coin qui servait à la fois d’entrepôt et de bureau. Et cette fois, ils n’étaient sans doute pas venus pour discuter. Eddie se doutait qu’il s’agissait plutôt d’un petit stage de remise à niveau, que les « messieurs » de Balazar étaient venus rappeler à M. Tower que le 15 juillet approchait, et suggérer à M. Tower la solution la plus prudente, une fois cette date venue.

Quand le mot messieurs traversa l’esprit d’Eddie, il fit monter une nouvelle pulsation de colère. Quelle idée d’employer ce terme pour désigner des types qui n’avaient aucun scrupule à casser les lunettes d’un petit libraire grassouillet et inoffensif, puis à l’entraîner dans l’arrière-boutique pour le terroriser. Des « messieurs » ! Putain-commala !

Il essaya d’ouvrir la porte de la librairie. Elle était verrouillée, mais le verrou n’était pas une affaire ; la porte branlait dans ses montants comme une dent qui va tomber. Debout sur le pas de la porte, avec l’air du type très intéressé par un livre qu’il a aperçu à l’intérieur (enfin, c’est ce qu’il espérait), Eddie poussa plus fort sur la porte, d’abord en appuyant sur la poignée, puis en jouant de l’épaule contre le panneau, le tout en essayant de prendre un air détaché.

Il y a 94 % de chances pour que personne ne regarde, de toute façon. On est à New York, pas vrai ? Vous pourriez me dire comment aller à la mairie, ou je peux directement aller me faire foutre ?

Il se mit à pousser plus fort. Il était encore loin d’exercer une pression maximale quand il entendit un craquement ; la porte s’ouvrit vers l’intérieur. Sans hésiter une seconde, Eddie entra, comme s’il avait tous les droits d’être ici, puis referma la porte derrière lui. Le loquet ne voulait plus fonctionner. Il s’empara d’un exemplaire de Comment le Grinch a volé Noël posé sur la table pour enfants, en arracha la dernière page (J’ai jamais aimé la fin, de toute façon, se dit-il), la plia trois fois et glissa le morceau de papier sous la porte, entre le panneau et le montant. Il valait mieux qu’elle reste fermée. Puis il jeta un œil autour de lui.

La pièce était vide et, maintenant que le soleil était passé derrière les gratte-ciel du West Side, plongée dans l’ombre. Aucun bruit…

Si. Il tendit l’oreille et entendit un cri étouffé en provenance de l’arrière-boutique. Vitrine en cours de réfection, se dit-il, et ressentit une nouvelle pulsation de colère. Plus aiguë, cette fois.

Il desserra le cordon du sac à malice de Roland, puis alla droit vers la porte du fond, celle portant l’inscription RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Pour arriver jusque-là, il dut contourner un tas de livres de poche et un présentoir renversé, le genre de vieux modèle rond qui pivote. Calvin Tower s’y était accroché quand les messieurs de Balazar l’avaient traîné dans l’entrepôt. Eddie n’avait pas assisté à la scène, mais ce n’était pas nécessaire.

La porte du fond n’était pas verrouillée. Eddie sortit le revolver de Roland du sac à malice et mit le sac de côté, afin de ne pas l’avoir dans les pattes au moment crucial. Très lentement, il ouvrit la porte, se remémorant en même temps où se trouvait le bureau de Tower. S’ils le voyaient, il attaquerait en hurlant à pleins poumons. Selon Roland, on hurlait toujours à pleins poumons quand on était découvert. On pouvait ainsi décontenancer son ennemi pendant une seconde ou deux, et une seconde ou deux pouvaient tout faire basculer.

Cette fois-ci, il n’eut besoin ni de hurler, ni d’attaquer. Les hommes qu’ils cherchaient se tenaient dans la partie bureau, leurs ombres se projetant une nouvelle fois en formes gigantesques et grotesques sur le mur derrière eux. Tower était assis sur sa chaise, mais elle n’était plus derrière le bureau. On l’avait poussée entre deux des trois armoires de classement. Sans ses lunettes, le visage plaisant de Tower avait l’air nu. Ses deux visiteurs se tenaient face à lui, ce qui veut dire qu’ils tournaient le dos à Eddie. Tower aurait pu l’apercevoir, si Tower n’avait pas les yeux levés vers Jack Andolini et George Biondi, toute son attention concentrée sur eux seuls. À la vue de la terreur absolue qui se lisait sur le visage de cet homme, Eddie sentit une autre pulsation lui vriller le crâne.

Il y avait ce relent d’essence dans l’air, si fort qu’il aurait terrorisé le commerçant le plus vaillant, surtout si son bien consistait en un royaume de papier. À côté du plus grand des deux hommes — Andolini — se dressait une bibliothèque vitrée d’environ un mètre cinquante de haut. La porte en était ouverte. À l’intérieur, les livres étaient disposés sur quatre ou cinq étagères, et tous recouverts d’une couverture protectrice transparente. Andolini en avait pris un et, le livre dans les mains, il faisait penser à un vendeur de téléachat. L’homme plus petit — Biondi — tenait quant à lui un récipient en verre rempli d’un liquide ambré. La nature du liquide en question n’était pas un mystère.

— S’il vous plaît, monsieur Andolini, dit Tower, d’une voix humble et bouleversée. Je vous en prie, c’est un livre d’une très grande valeur.

— Bien sûr, répliqua Andolini. Tous ceux de cette bibliothèque sont de grande valeur. Je vois que vous avez un exemplaire dédicacé de l’Ulysse de Joyce, qui vaut vingt-six mille dollars.

— C’est quoi cette histoire, Jack ? demanda George Biondi, visiblement stupéfait. Quel genre de livre peut valoir vingt-six mille dollars ?

— Je n’en sais rien, répondit Andolini. Pourquoi vous ne nous l’expliqueriez pas, monsieur Tower ? Permettez que je vous appelle Cal ?

— Mon Ulysse est dans un coffre-fort, répondit Tower. Il n’est pas à vendre.

— Mais ceux-là, si, n’est-ce pas ? Et je vois le chiffre 7500 inscrit sur la page de garde de celui-ci, au crayon. On n’est pas à vingt-six mille, mais ça reste le prix d’une belle voiture neuve. Alors voici ce que je vais faire, Cal. Vous m’écoutez ?

Eddie s’approchait doucement et, bien que veillant à ne pas faire de bruit, il ne faisait aucun effort particulier pour se cacher. Et aucun d’eux ne le voyait. Était-il stupide à ce point, quand il faisait partie de ce monde ? Vulnérable à ce point, face à ce qui n’était même pas à proprement parler un guet-apens ? Il fallait croire que oui, et ne s’étonna pas que Roland eût d’abord ressenti du mépris à son égard.

— Je… j’écoute.

— Vous possédez une chose à laquelle M. Balazar tient autant que vous à votre Ulysse. Et bien que les livres de cette bibliothèque soient à vendre, techniquement parlant, je parierais que vous n’en vendez pas des tas, parce que vous… ne… supportez pas… l’idée de vous en séparer. Comme vous ne supportez pas l’idée de vous séparer de ce terrain vague. Alors voici ce qui va se passer. George va verser un peu d’essence sur ce livre à 7500, et moi je vais y mettre le feu. Et puis je vais prendre un autre livre dans votre petite bibliothèque aux trésors, et puis je vais vous demander que vous vous engagiez verbalement à vendre ce terrain à la Sombra Corporation, à midi tapante, le 15 juillet. Pigé ?

— Si vous donnez cet engagement verbal, cette réunion prendra fin. Si vous ne me le donnez pas, je vais brûler un deuxième livre. Puis un troisième. Puis un quatrième. Et au bout de quatre, monsieur, quelque chose me dit que mon associé ici présent pourrait bien perdre patience.

— Putain, t’es cuit, résuma George Biondi.

Eddie était à présent presque assez près pour toucher Gros Blair, et ils ne le voyaient toujours pas.

— Quand on en sera arrivé là, je pense qu’on versera tout simplement l’essence dans cette petite bibliothèque et qu’on mettra le feu à tous vos beaux li…

Le mouvement finit par accrocher l’œil de Jack Andolini. Il regarda par-dessus l’épaule gauche de son partenaire et vit un jeune homme aux yeux noisette et au teint bronzé, qui le regardait. Il tenait à la main ce qui ressemblait au plus vieux et au plus gros revolver bidon de tous les temps. C’était forcément un revolver bidon.

— Putain, vous êtes qui, v…

Avant même qu’il ait pu finir sa phrase, le visage d’Eddie s’illumina de joie et de bonne humeur, et avec cette expression, il n’était plus seulement beau, il était superbe.

— George ! s’écria-t-il avec le ton de quelqu’un qui retrouve un de ses amis très chers, après des années d’absence. George Biondi ! Mon vieux, t’as toujours le plus gros tarin de ce côté de l’Hudson ! Quel plaisir de te revoir, vieux !

Il y a chez l’homme ce vieux réflexe animal qui conditionne ses réactions, quand un inconnu l’appelle par son nom. Quand l’apostrophe est affectueuse, on est quasiment contraint de répondre dans le même registre. Malgré l’incongruité de la situation, c’est avec sur le visage un début de sourire que George « Gros Blair » Biondi se retourna vers la voix qui l’avait interpellé avec une familiarité si enjouée. Eddie ne lui laissa pas le temps de découvrir les dents et le frappa violemment avec la crosse de son pistolet. Andolini avait la vue perçante, pourtant il ne distingua qu’un mouvement flou, tandis que la crosse s’abattait trois fois, la première fois entre les yeux de Biondi, la deuxième, au-dessus de l’arcade droite et le troisième dans le creux de sa tempe droite. Les deux premiers coups firent un bruit mat et creux. Le claquement mou du troisième avait de quoi soulever le cœur. Biondi s’effondra comme un sac à patates, les yeux virant au blanc, les lèvres en avant, comme un bébé qui essaie désespérément de téter. Sa main se relâcha et le pot d’essence bascula, heurta le sol en ciment et vola en éclats. L’odeur d’essence fut soudain beaucoup plus forte, lourde et écœurante.

Eddie ne laissa pas au partenaire de Biondi le temps de réagir. Alors que Gros Blair convulsait par terre au milieu d’une flaque d’essence jonchée de bris de verre, Eddie se rua sur Andolini, le forçant à reculer.

7

Pour Calvin Tower (qui avait commencé dans la vie sous le nom de Calvin Toren), il n’y eut pas un soulagement immédiat, pas de Merci mon Dieu, je suis sauvé. Sa première pensée fut : eux ils sont méchants ; celui-là est encore pire.

Dans la semi-pénombre de l’entrepôt, le nouveau venu semblait se fondre dans sa propre ombre tressautante, pour n’être plus qu’une apparition de trois mètres de haut. Une apparition aux yeux brûlants qui jaillissaient de leurs orbites, et une bouche ornée d’une rangée de dents d’un blanc éclatant, qui ressemblaient presque à des crocs. Dans une main, il tenait un pistolet de la taille d’un tromblon, le genre d’arme qu’on retrouvait dans les récits d’aventures du XVIIe siècle, sous le terme de « machine ». Il attrapa Andolini par le haut de la chemise et par le revers de sa veste sport et l’envoya voler contre le mur. La hanche du truand cogna contre la porte en verre et fit basculer toute la bibliothèque. Tower poussa un cri de désespoir auquel aucun des deux hommes ne prêta la moindre attention.

L’homme de Balazar essaya de s’esquiver par la gauche en rampant. Le nouveau, le type à queue-de-cheval qui montrait les dents, le laissa s’éloigner, puis le fit tomber et l’immobilisa en pesant sur lui de tout son poids, un genou en appui contre sa poitrine. Il fourra le nez du tromblon, de la machine, dans le petit creux de chair juste sous le menton du truand. Le type secoua la tête, tentant de s’en débarrasser. Le nouveau ne fit qu’appuyer un peu plus.

D’une voix entrecoupée qui lui donnait des airs de canard de dessin animé, la torpille de Balazar dit :

— Me fais pas rire, branleur. C’est pas un vrai, ton truc.

Le nouveau — celui qui paraissait se fondre dans son ombre, haut comme un géant — dégagea l’engin de sous le menton du truand, l’arma du pouce et visa au loin, dans l’entrepôt. Tower ouvrit la bouche pour parler, Dieu savait pour dire quoi, mais avant qu’il ait pu articuler un mot, il y eut une détonation assourdissante, comme un obus explosant à deux mètres du terrier d’un malheureux GI. Une flamme jaune vif s’échappa de la gueule de l’arme. Une seconde plus tard, le canon était de nouveau pointé contre le menton du truand.

— Qu’est-ce que t’en dis, Jack ? haleta le nouveau. Tu penses toujours que c’est un faux ? Je vais te dire ce que moi je pense : la prochaine fois que j’appuierai sur la détente, ta cervelle va voler jusqu’à Hoboken.

8

Eddie vit de la peur dans les yeux de Jack Andolini, mais pas de panique. Il n’en fut pas surpris. C’est Jack Andolini qui l’avait coincé, après que la livraison de cocaïne en provenance de Nassau avait mal tourné. Cette version du personnage était plus jeune — de dix ans —, mais guère plus charmante. Andolini, également surnommé Triple Mocheté par Henry Dean, le Grand Sage & Éminent Junkie, avait un front saillant d’homme des cavernes et une mâchoire en avant, pour aller avec. Il avait des mains tellement énormes qu’on aurait dit des caricatures. Des touffes de poils en décoraient les phalanges. À le voir, on aurait pu aussi le surnommer Triple Crétin, mais il était loin d’être stupide. On ne grimpait pas les échelons jusqu’à devenir le bras droit d’un type comme Enrico Balazar si on était une andouille. Et si Jack n’avait peut-être pas atteint ce stade dans ce quand, ce serait le cas en 1986, quand Eddie atterrirait à Kennedy Airport avec pour deux cent mille dollars de poudre bolivienne sous sa chemise. Dans ce monde-là, dans ce et dans ce quand, Andolini était devenu le maréchal d’il Roche. Dans celui-ci, Eddie lui prédisait avec quasi-certitude une retraite anticipée. Et totale. Sauf, bien sûr, s’il la jouait très fine.

Eddie enfonça un peu plus le canon de son arme sous le menton d’Andolini. L’odeur mêlée d’essence et de poudre imprégnait l’air, dominant temporairement celle des livres. Quelque part dans l’ombre s’éleva un sifflement de colère de Sergio, le chat de la librairie. Sergio n’approuvait visiblement pas un tel boucan sur son territoire.

Andolini fit la grimace et pencha la tête sur la gauche.

— Fais gaffe, mec… ce truc est brûlant !

— Pas aussi brûlant que l’endroit où tu te feras griller les fesses d’ici cinq minutes, fit Eddie. Sauf si tu m’écoutes, Jack. Tes chances de t’en sortir sont ridicules, mais pas nulles. Tu veux m’écouter ?

— Je ne vous connais pas. Et vous, comment vous nous connaissez ?

Eddie retira son arme de sous le menton de Triple Mocheté et vit un cercle rouge à l’endroit où il avait appuyé le canon sur la peau. Et si je te disais que ton ka a décidé que tu me reverrais, dans dix ans ? Et que tu te ferais bouffer par des homarstruosités ? Qui commenceront par tes pieds dans tes mocassins Gucci, et qui remonteront jusqu’en haut ? Andolini ne le croirait pas, bien entendu. Pas plus qu’il n’avait cru que l’arme d’Eddie était une vraie, jusqu’à ce qu’Eddie lui ait prouvé que si. Et dans cette réalité-ci — à ce niveau de la Tour — Andolini ne se ferait peut-être pas dévorer par les homarstruosités. Parce que ce monde était différent de tous les autres. On était au Niveau Dix-Neuf de la Tour Sombre. Eddie le sentait. Plus tard, il aurait le temps de s’appesantir là-dessus. Pour l’instant, le simple fait de penser lui était difficile. Tout ce qu’il voulait, c’était tuer ces deux hommes, puis se rendre directement à Brooklyn et liquider tout le reste du tet de Balazar. Eddie tapota le canon de son revolver contre l’une des pommettes saillantes d’Andolini. Il dut se retenir de se défouler sur cette andouille, et Andolini s’en rendit compte. Il cligna des yeux et s’humecta les lèvres. Le genou d’Eddie pesait toujours contre sa poitrine. Eddie la sentait se soulever et s’abaisser comme un soufflet.

— Tu n’as pas répondu à ma question, lui rappela Eddie. Au lieu de ça, tu m’en as posé une autre. La prochaine fois que tu fais ça, Jack, je me servirai de ce barillet pour te casser la tête. Et puis je ferai sauter une de tes rotules, et on t’appellera patte folle jusqu’à la fin de tes jours. Je peux te faire sauter pas mal de partie du corps, sans que ça t’empêche de parler. Et ne joue pas au crétin avec moi. Tu n’es pas un crétin — sauf peut-être dans le choix de tes employeurs — et je le sais. Alors je te repose la question : tu veux m’écouter ?

— J’ai le choix, peut-être ?

Avec la même rapidité qui fondait ses gestes dans un grand flou presque effrayant, Eddie frappa Andolini au visage. Il entendit la pommette craquer bruyamment. Le sang se mit à gicler de sa narine droite, dont Eddie se dit qu’elle était aussi grosse que le tunnel du Queens. Andolini poussa un cri de douleur, Tower un cri de surprise.

Eddie replaça le canon de l’arme sous le menton du truand.

— Gardez un œil sur l’autre, monsieur Tower, dit-il sans quitter Andolini du regard. S’il bouge, prévenez-moi.

— Qui êtes-vous ? bêla presque Tower.

— Un ami. Le seul que vous ayez qui puisse vous sauver la couenne. Maintenant, surveillez-le et laissez-moi travailler.

— D’à… d’accord.

Eddie reporta toute son attention sur Andolini.

— J’ai descendu George, parce que George est stupide. Même s’il pouvait délivrer le message que je veux transmettre, il n’y croirait pas. Et comment un homme pourrait-il en convaincre d’autres de quelque chose qu’il ne croit pas lui-même ?

— Là vous marquez un point, fit Andolini.

Il levait vers Eddie des yeux pleins d’une fascination horrifiée, mesurant peut-être enfin qui était cet inconnu avec son revolver. Ce que Roland avait vu en lui dès le début, même quand Eddie Dean n’était rien d’autre qu’un camé en pleine crise de sevrage. Jack Andolini voyait en face de lui un pistolero.

— Je veux, mon neveu, répliqua Eddie. Et voici le message que je veux que tu transmettes : on ne touche pas à Tower.

Jack secoua la tête.

— Vous ne comprenez pas. Tower a quelque chose que quelqu’un veut. Mon patron a accepté de le lui procurer. Il a donné sa parole. Et mon patron…

— … tient toujours ses promesses, je sais, compléta Eddie. Seulement cette fois-ci, il ne pourra pas, et ce ne sera pas sa faute. Parce que M. Tower a décidé de ne pas vendre son terrain vague à la Sombra Corporation. Il va le vendre à… à la Tet Corporation, plutôt. Pigé ?

— Monsieur, je ne vous connais pas, mais je connais mon patron. Rien ne l’arrêtera.

— Si. Parce que Tower n’aura plus rien à vendre. Le terrain ne lui appartiendra plus. Et maintenant écoute-moi encore plus attentivement. Écoute ka-me, pas ka-mai.

Avec sagesse, pas avec bêtise.

Eddie se pencha vers Andolini. Jack le regardait, fasciné par les yeux saillants — des iris noisette, sur fond injecté de sang — et le rictus sauvage qui se trouvait maintenant à portée de baiser de sa propre bouche.

— M. Calvin Tower est désormais sous la protection d’une organisation plus puissante et plus impitoyable que tu ne saurais l’imaginer, Jack. Des gens à côté de qui Il Roche a l’air d’un gosse hippie en plein Woodstock. Tu vas devoir le convaincre qu’il n’a rien à gagner à continuer de harceler Calvin Tower, mais qu’il a tout à y perdre.

— Je ne peux pas…

— Quant à toi, sache que la marque de Gilead est sur cet homme. Si jamais tu touches encore un cheveu de sa tête — si jamais tu remets le pied dans sa boutique — je viendrai à Brooklyn tuer ta femme et tes enfants. Puis je trouverai ta mère et ton père, et je les tuerai eux aussi. Puis je tuerai les sœurs de ta mère et les frères de ton père. Puis je tuerai tes grands-parents, s’ils sont toujours vivants. Et toi je te garderai pour la fin. Tu me crois ?

Jack Andolini contempla de nouveau ce visage au-dessus de lui — les yeux injectés de sang, le rictus, les babines retroussées —, mais, cette fois, avec un sentiment grandissant d’horreur. Le fait est que oui, il le croyait. Et qui qu’il fût, il en savait un paquet sur Balazar en général et sur cette affaire en particulier. Sur cette affaire, il en savait d’ailleurs peut-être plus qu’Andolini lui-même.

— On est nombreux, poursuivit Eddie. Et on n’a tous qu’un seul but : protéger…

Il avait failli dire « protéger la rose »…

— … protéger Calvin Tower. Nous allons surveiller cet endroit, surveiller Tower, les amis de Tower — des gars comme Deepneau.

Eddie vit le regard de surprise d’Andolini et en éprouva une certaine satisfaction.

— Quiconque viendra ici et ne fera même que lever la voix contre Tower verra sa famille tuée, avant d’y passer lui-même. Ça vaut aussi pour George, pour ’Cimi Dretto, Tricks Postino… ça vaut pour ton frère Claudio, aussi.

À chaque nom, les yeux d’Andolini s’écarquillaient de plus en plus, puis ils se fermèrent une seconde lorsqu’Eddie parla de son frère. Eddie pensa qu’il avait sans doute été clair. Quant à savoir si Andolini saurait convaincre Balazar, c’était une autre question. Mais en un sens, ça n’a même pas d’importance, se dit-il froidement. Une fois que Tower nous aura vendu le terrain, peu importe ce qu’ils lui feront, pas vrai ?

— Comment vous en savez autant ? demanda Andolini.

— Peu importe. Contente-toi de faire passer le message. Dis à Balazar d’avertir ses amis de la Sombra que le terrain n’est plus à vendre. Pour eux, en tout cas. Et dis-lui que Tower est désormais sous la protection de ceux de Gilead, et qu’ils ont des durs calibres.

— Des durs… ?

— Je veux dire que ce sont des gars plus dangereux que tous les Balazar de cette planète réunis. Y compris ces types de la Sombra Corporation. Dis-lui que s’il persiste, il y aura assez de cadavres à Brooklyn pour remplir le Grand Army Plaza. Avec parmi eux pas mal de femmes et d’enfants. Tâche de le convaincre.

— Je… j’essaierai.

Eddie se releva, puis recula. Roulé en boule dans l’essence et le verre brisé, George Biondi commençait à remuer et à pousser des grondements de gorge. De la main tenant le revolver de Roland, Eddie fit signe à Jack de se lever.

— T’as intérêt à y arriver.

9

Tower leur versa à chacun une tasse de café noir, mais ne put boire le sien. Ses mains tremblaient trop fort. Après l’avoir regardé essayer deux ou trois fois (et repensant à ce personnage dans UXB qui perdait son sang-froid), Eddie le prit en pitié et versa la moitié du café de Tower dans sa propre tasse.

— Allez-y, essayez, dit-il en poussant la tasse à demi remplie devant le libraire. Tower avait remis ses lunettes, mais l’une des branches était tordue, et elles étaient penchées. Sans compter la fêlure qui zébrait le verre gauche, comme un éclair. Les deux hommes étaient autour du comptoir en marbre, Tower derrière, Eddie perché sur l’un des tabourets en face de lui. Tower avait remporté avec lui le livre qu’Andolini avait menacé de passer par les flammes et l’avait posé à côté de la machine à café. Comme s’il ne supportait pas qu’il soit hors de sa vue.

Tower prit la tasse dans sa main tremblante (pas de bague, remarqua Eddie — sur aucune des deux mains) et la vida d’un trait. Eddie n’arrivait pas à comprendre comment cet homme pouvait boire ce jus de chaussettes noir par choix. Personnellement, Eddie n’aimait que le Moitié-Moitié. Après tous ces mois passés dans le monde de Roland (ou peut-être étaient-ce des années entières qui s’étaient écoulées), il était pour lui aussi riche au goût que de la crème épaisse.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

— Oui.

Tower regarda dehors, à travers la vitrine, comme s’il s’attendait à voir revenir la grosse berline grise qui avait démarré en trombe à peine dix minutes plus tôt. Puis il se tourna vers Eddie. Il craignait toujours le jeune homme, mais la terreur elle-même avait disparu quand Eddie avait fait disparaître l’énorme revolver dans son « ami le sac à malice », comme il l’appelait. Le sac était en cuir usé et délavé, et fermé par un cordon plutôt que par une fermeture éclair. Il semblait à Calvin Tower que c’étaient les aspects les plus effrayants de sa personnalité que le jeune homme avait rangés dans le « sac à malice », en même temps que cette arme surdimensionnée. C’était une bonne chose, parce qu’ainsi Tower pouvait croire que ce gosse avait bluffé quand il parlait de massacrer les familles de tous ces truands, ainsi que les truands eux-mêmes.

— Où est votre copain Deepneau, aujourd’hui ? demanda Eddie.

— Chez le cancérologue. Il y a deux ans, Aaron a commencé à voir du sang dans la cuvette des toilettes. Si on a vingt ans, on se dit « foutus hémorroïdes » et on va s’acheter un tube de Préparation H. Mais à plus de soixante-dix ans, on craint le pire. Dans son cas, c’était mauvais, mais pas irrémédiable. Le cancer progresse moins vite, quand on arrive à ces âges-là. Même le grand C se fait vieux. C’est plutôt drôle, quand on y pense, non ? Bref, ils l’ont fait griller à coups de radiations et ils disent que tout est parti, mais Aaron dit qu’il ne faut jamais tourner le dos au cancer. Il y retourne tous les trois mois, et il y est allé aujourd’hui. Et j’en suis content. C’est peut-être un vieux cockuh, mais il reste une sacrée tête brûlée.

Il faudrait que je le présente à Jamie Jaffords, pensa Eddie. Ils pourraient faire une partie de Castels à la place des échecs, et se raconter des histoires du temps de la Lune du Bouc.

Tower souriait tristement. Il ajusta ses lunettes sur son nez. Elles se tinrent droites pendant une seconde, puis se remirent à pencher. Ce qui était presque pire que le verre fêlé, parce que ça donnait à Tower un air aussi fou que vulnérable.

— C’est une tête brûlée, et moi je suis un lâche. C’est peut-être pour ça qu’on est amis — on compense les défauts de l’autre, à nous deux on forme presque un tout.

— Vous êtes peut-être un peu dur avec vous-même, suggéra Eddie.

— Je ne crois pas. Mon analyste dit que, si on voulait prévoir comment vont tourner les enfants d’un mâle A et d’une femelle B, il suffirait de regarder ma biographie. Il dit aussi que…

— J’implore votre pardon, Calvin, mais je me fous royalement de votre analyste. Vous vous êtes cramponné à ce terrain vague au bout de la rue, et ça me suffit.

— Je ne tire aucune gloire de ça, répondit Calvin Tower d’un air morose. C’est comme ça — il saisit le livre qu’il avait posé à côté de la machine à café — et les autres qu’il a menacé de brûler. J’ai tout simplement du mal à abandonner les choses. Quand ma première femme a voulu divorcer et que je lui ai demandé pourquoi, elle a répondu : « Parce qu’en t’épousant, je n’avais pas compris. J’ai cru que tu étais un homme. Il se trouve en fait que tu es un rat. »

— Ce terrain est différent de vos livres.

— Vraiment ? Vous le croyez vraiment ?

Tower regardait Eddie, fasciné. Lorsqu’il porta de nouveau sa tasse à ses lèvres, Eddie fut satisfait de constater que ses mains ne tremblaient presque plus.

— Pourquoi, pas vous ?

— Parfois j’en rêve, la nuit. Je n’y suis pas vraiment retourné depuis que l’épicerie de Tommy Graham a dû fermer et que j’ai payé pour la faire détruire. Et pour faire mettre la palissade, bien sûr, ce qui m’est revenu presque aussi cher que l’entreprise de démolition. Je rêve qu’il y a un champ de fleurs, là-dedans. Un champ de roses. Et qu’au lieu de s’arrêter à la 1re Avenue, il s’étend à l’infini. Drôle de rêve, hein ?

Eddie était persuadé que Calvin Tower faisait vraiment ce genre de rêves, mais il crut voir autre chose dans les yeux de l’homme, derrière ses lunettes tordues et fêlées. Il avait l’impression que pour Tower, ce rêve incarnait tous les rêves qu’il ne voulait pas raconter.

— Drôle de rêve, acquiesça Eddie. Vous feriez bien de me resservir un peu de cette boue, je vous prie, si fait. Il faut que nous tenions une petite palabre.

Tower sourit et brandit de nouveau le livre qu’Andolini avait voulu faire griller.

— Une palabre. C’est un mot qu’ils n’arrêtent pas de répéter, là-dedans.

— Vraiment, dites-vous ?

— Hein-hein.

Eddie tendit la main.

— Faites voir.

Tower hésita un instant, et Eddie vit le visage du libraire se durcir et il y lut un mélange douloureux d’émotions.

— Allons, Cal, je ne vais pas me torcher avec.

— Non, bien sûr que non. Je suis désolé.

Et Eddie vit qu’il avait réellement l’air désolé, comme un alcoolique après une beuverie particulièrement destructrice.

— C’est seulement que… certains livres sont très importants, pour moi. Et celui-ci est une vraie rareté.

Il le donna à Eddie, qui sentit son cœur s’arrêter quand ses yeux se posèrent sur la couverture plastifiée.

— Quoi ? s’alarma Tower, en posant sa tasse de café dans un grand « bang ». Qu’est-ce qui ne va pas ?

Eddie ne put répondre. L’illustration de couverture représentait un petit bâtiment rond, comme une hutte cylindrique en bois, avec un toit d’aiguille de pins. Debout à côté de la hutte se tenait un guerrier indien vêtu de culottes en peau de daim. Il était torse nu et tenait un tomahawk contre sa poitrine. En arrière-plan, une vieille locomotive à vapeur filait à travers la prairie, faisant bouillonner sa fumée blanche dans le ciel bleu.

Le titre du livre était Le Dogan. L’auteur en était Benjamin Slightman Jr.

De très loin, il entendit la voix assourdie de Tower lui demander s’il allait s’évanouir. D’un peu moins loin, il s’entendit répondre que non. Benjamin Slightman Junior. Ben Slightman le Jeune, autrement dit. Et…

Il repoussa la main grassouillette de Tower, lorsque ce dernier essaya de reprendre le livre. Puis Eddie compta du doigt les lettres du nom de l’auteur. Il y en avait, bien sûr, dix-neuf.

10

Il avala une autre tasse du café de Tower. Cette fois, sans faire Moitié-Moitié. Puis il reprit en main le volume plastifié.

— Qu’est-ce qui fait son prix ? demanda-t-il. Je veux dire, il a du prix pour moi parce que j’ai récemment rencontré quelqu’un qui porte le nom exact du type qui a écrit ça. Mais…

Une idée frappa Eddie, et il se pencha sur la quatrième de couverture, espérant y trouver une photo de l’auteur. Il ne vit qu’une brève biographie de l’auteur, tenant en deux lignes : « BENJAMIN SLIGHTMAN JR possède un ranch dans le Montana. Le Dogan est son deuxième roman. » Sous ce texte s’étalait le dessin d’un aigle, avec ce slogan : ACHETEZ DES TITRES D’EMPRUNT DE GUERRE !

— Mais qu’est-ce qui fait son prix, à vos yeux à vous ? Pourquoi vaut-il sept mille cinq cents billets ?

L’expression de Tower se radoucit. Quinze minutes plus tôt, il était mort de peur et craignait pour sa vie, mais à le regarder maintenant, rien de tout cela ne se lisait sur son visage. À présent, il était transporté par sa passion. Roland avait sa Tour Sombre ; ce type avait ses livres rares.

Il le tint devant lui, afin qu’Eddie pût voir la couverture.

— Le Dogan, vous voyez ?

— Oui.

Tower ouvrit le livre et désigna le rabat de la couverture, sous plastique lui aussi, où l’histoire était résumée.

— Et ici ?

— Le Dogan, lut Eddie. « L’histoire palpitante des efforts héroïques d’un guerrier indien pour survivre dans le Grand Ouest ». Et alors ?

— Maintenant, regardez-moi ça ! s’exclama Tower d’un air triomphal, en dévoilant la page de titre.

Et Eddie put lire :

Le Hogan
Benjamin Slightman Jr

— Je ne pige pas, fit Eddie. Qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

Tower roula de gros yeux.

— Regardez mieux.

— Pourquoi vous ne me dites pas plutôt…

— Non, regardez à nouveau. J’insiste. Tout le bonheur est dans la découverte, monsieur Dean. N’importe quel collectionneur vous le dira. Qu’il collectionne les timbres, les pièces de monnaie ou les livres, tout le bonheur est dans la découverte.

Il referma la couverture, et cette fois Eddie comprit.

— Le titre en couverture est mal orthographié, c’est ça ? Dogan au lieu de Hogan.

Tower hocha joyeusement la tête.

— Un hogan est une hutte indienne, comme celle représentée en couverture. Quant au dogan, c’est… eh bien, rien. La couverture erronée, voilà ce qui fait la valeur de ce livre, mais ce n’est pas tout… regardez là…

Il alla à la toute dernière page et tendit le livre ouvert à Eddie. La date de dépôt légal était 1943, ce qui expliquait bien sûr l’aigle et le slogan en dessous de la biographie de l’auteur. Le titre du livre était Le Hogan, aussi ne semblait-il pas y avoir d’erreur. Eddie était sur le point de poser la question lorsqu’il comprit de lui-même.

— Ils ont retiré le « Junior » du nom de l’auteur, c’est ça ?

— Oui, oui ! exulta Tower, les bras serrés autour du corps. Comme si le livre avait en fait été écrit par le père de l’auteur ! D’ailleurs, lors d’une convention bibliographique à Philadelphie, j’ai expliqué ces détails à un juriste qui donnait une conférence sur les droits d’auteur, et ce type m’a confirmé que le père de ce Slightman Junior pourrait exiger un droit de propriété sur ce livre, simplement à cause d’une erreur typographique ! Incroyable, vous ne trouvez pas ?

— Absolument, fit Eddie, tout en pensant : Slightman l’Aîné. Slightman le Jeune. Et pensant aussi à la rapidité avec laquelle Jake était devenu ami avec ce dernier, et se demandant pourquoi cela le mettait soudain si mal à l’aise, assis là à boire son café dans cette bonne vieille Calla New York.

Au moins il a pris le Ruger, se rassura Eddie.

— Êtes-vous en train de me dire que ça suffit pour en faire un livre de valeur ? demanda-t-il à Tower. Une faute d’impression en couverture, une ou deux à l’intérieur, et tout à coup ce truc vaut sept mille cinq cents dollars ?

— Pas du tout, répliqua Tower, l’air choqué. Mais M. Slightman a écrit trois excellents livres sur la conquête de l’Ouest, tous du point de vue des Indiens. Le Hogan est le deuxième. C’est devenu un gros bonnet dans le Montana, après la guerre — avec un gros poste dans les eaux ou les minéraux — jusqu’au jour, et c’est là toute l’ironie de l’histoire, où il s’est fait tuer par un groupe d’Indiens. Ils l’ont scalpé, pour tout dire. Ils buvaient devant l’épicerie du coin…

Une épicerie du nom de Took, pensa Eddie. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.

— … et apparemment, M. Slightman leur a dit quelque chose qui ne leur a pas plu, et… vous imaginez la fin de l’histoire.

— Est-ce que c’est la même chose pour tous vos livres de valeur ? demanda Eddie. Je veux dire, c’est une coïncidence quelconque qui fait leur prix, pas seulement l’histoire qu’ils racontent ?

— Jeune homme, dit Tower en riant, la plupart des collectionneurs de livres n’ouvrent même pas leurs trésors. Ouvrir et refermer un livre en abîme le dos. Et fait donc baisser le prix de revente.

— Et ça ne vous paraît pas légèrement malsain, comme comportement ?

— Pas du tout, répondit Tower, mais une rougeur révélatrice lui envahit progressivement le visage, comme si une partie de lui comprenait le raisonnement d’Eddie. Si un client dépense huit mille dollars pour une première édition dédicacée de Tess d’Urberville de Thomas Hardy, il paraît tout à fait sensé de mettre ce livre à l’abri dans un endroit sûr, où on pourra le regarder mais pas le toucher. Si ce gars veut lire l’histoire elle-même, qu’il l’achète en live de poche.

— Vous croyez à ce que vous racontez, constata Eddie, fasciné. Vous y croyez vraiment.

— Eh bien… oui. Les livres peuvent être des objets de grande valeur. Cette valeur se crée de différentes façons. Parfois la signature de l’auteur suffit. Parfois — comme c’est le cas ici —, c’est une erreur d’impression. Ou bien il s’agit d’une première édition extrêmement limitée. Et est-ce que tout ça a quelque chose à voir avec votre venue ici, monsieur Dean ? Est-ce ce dont vous vouliez parler dans notre… palabre ?

— Non, je suppose que non.

Mais de quoi voulait-il palabrer, exactement ? Il l’avait su — c’était alors parfaitement clair dans son esprit quand il avait traîné Andolini et Biondi hors de l’entrepôt et qu’il les avait regardés tituber jusqu’à la voiture, se soutenant l’un l’autre. Même au beau milieu de New York la cynique, de la New York « occupe-toi-de-tes-oignons », ils avaient attiré l’attention. Ils étaient tous les deux en sang, avec ce regard qui disaitmais qu’est-ce qui a bien pu M’ARRIVER ? Oui, alors c’était clair. Le livre — et le nom de l’auteur — avait de nouveau obscurci ses pensées. Il le prit des mains de Tower et le retourna sur le comptoir, pour ne plus avoir à le regarder. Puis il entreprit de recouvrer ses esprits.

— Avant tout, le plus important, monsieur Tower, c’est que vous quittiez New York jusqu’au 15 juillet. Parce qu’ils vont revenir. Sûrement pas ces types-là, mais d’autres hommes de main de Balazar. Et ils auront plus à cœur que jamais de nous donner une bonne leçon, à vous et à moi. Balazar est un despote — Eddie avait appris ce mot de Susannah ; elle l’avait utilisé pour qualifier l’Homme Tic-Tac. Sa méthode, c’est l’escalade. On le gifle, il gifle deux fois plus fort. Un coup de poing dans le nez, et il vous brise la mâchoire. On envoie une grenade, il réplique par une bombe.

Tower émit un grognement. C’était un grognement théâtral (même si telle n’était probablement pas son intention), et dans d’autres circonstances, Eddie aurait sans doute éclaté de rire. Mais pas là. En outre, ce qu’il avait voulu dire à Tower lui revenait en mémoire. Il pouvait conclure ce marchandage, nom d’un chien. Il allait conclure ce marchandage.

— Moi, ils ne m’auront probablement pas. J’ai des affaires qui m’attendent ailleurs. Au-delà des collines, très loin, pourrait-on dire. Votre boulot consiste à vous assurer qu’ils ne vous mettront pas la main dessus, non plus.

— Mais… après ce que vous venez de faire… et même s’ils ne vous ont pas cru, pour les femmes et les enfants…

Derrière ses lunettes tordues, Tower le suppliait de ses yeux écarquillés de dire qu’il n’était vraiment pas sérieux, quand il disait qu’il laisserait derrière lui assez de cadavres pour remplir le Grand Army Plaza. Mais Eddie ne pouvait rien pour lui, en la matière.

— Cal, écoutez-moi. Avec des types comme Balazar, le problème n’est pas qu’ils croient ou qu’ils ne croient pas. Ce qu’ils font, c’est qu’ils mettent vos limites à l’épreuve. Est-ce que j’ai fait peur à Gros Blair ? Non, je l’ai juste assommé. Est-ce que j’ai fait peur à Jack ? Oui. Et ça va tenir, parce que Jack a un minimum d’imagination. Balazar sera-t-il impressionné que j’aie fait peur à Jack la Triple Mocheté ? Oui… mais juste assez pour être sur ses gardes.

Eddie se pencha à travers le comptoir, regardant Tower avec sincérité.

— Je ne veux pas tuer d’enfants, OK ? Soyons bien clairs là-dessus. À… ailleurs, disons, ce sera plus commode, mes amis et moi allons mettre nos vies dans la balance pour sauver des enfants. Mais il s’agit d’enfants humains. Alors que des types comme Jack et Tricks Postino, ou comme Balazar lui-même, sont des animaux. Des loups sur deux pattes. Et les loups élèvent-ils des humains ? Non, ils élèvent d’autres loups. Est-ce que les loups mâles s’accouplent avec des femmes humaines ? Non, ils s’accouplent avec des louves. Alors, s’il fallait que j’aille là-bas — et j’irai, s’il le fallait — je me dirais que je ne fais qu’éliminer une meute de loups, tous jusqu’au dernier louveteau. Ni plus ni moins.

— Mon Dieu, il est sérieux, murmura Tower, à voix basse, dans un souffle, pour lui tout seul.

— Absolument, mais ce n’est pas le propos. Le problème, c’est qu’ils vont être après vous. Pas pour vous tuer, mais pour vous remettre sur le droit chemin. Si vous restez ici, Cal, je pense que vous pouvez craindre de vous retrouver méchamment estropié, au mieux. Y a-t-il un endroit où vous puissiez aller jusqu’au 15 du mois prochain ? Vous avez assez d’argent ? Je n’en ai pas moi-même, mais je pense que je pourrais en trouver.

En esprit, Eddie était déjà à Brooklyn. Balazar couvrait une partie de poker dans l’arrière-boutique de Bernie le barbier, tout le monde savait ça. La partie n’aurait peut-être pas lieu un soir de semaine, mais il y aurait là-bas quelqu’un avec du liquide. Assez pour…

— Aaron a de l’argent, dit Tower avec réticence. Ce n’est pas faute de m’avoir proposé de m’en prêter. Je lui ai toujours répondu non. Il n’arrête pas de me répéter que j’ai besoin de vacances. J’imagine que comme ça, j’échapperai aux types que vous venez de mettre à la porte. Il est curieux de savoir ce qu’ils veulent, mais il ne le demandera jamais. C’est une tête brûlée, mais c’est aussi un vrai monsieur — Tower eut un sourire fugace. Aaron et moi pourrions peut-être partir en vacances ensemble, jeune homme. Après tout, une telle occasion ne se représentera peut-être pas.

Eddie était presque certain que la chimio et les rayons allaient garder Aaron Deepneau sur ses pieds pendant au moins encore quatre ans, mais ce n’était sûrement pas le moment de le dire. Il regarda en direction de la porte du Restaurant Spirituel de Manhattan et vit l’autre porte. Au-delà s’ouvrait l’entrée de la grotte. Posé là comme un yogi de bande dessinée, silhouette assise en tailleur, le Pistolero attendait. Eddie se demanda depuis combien de temps il était ici, depuis combien de temps Roland supportait le son assourdi mais toujours insupportable du carillon vaadasch.

— Atlantic City, ce serait assez loin, vous pensez ? demanda timidement Tower.

Eddie Dean eut presque un frisson, en y pensant. Il eut une vision fugitive, celle de deux moutons gras — un peu âgés, oui, mais toujours savoureux — se baladant non seulement au milieu d’une meute de loups, mais au cœur d’une ville qui en regorgeait.

— Pas là, fit Eddie. N’importe où mais pas là.

— Et le Maine ou le New Hampshire ? Peut-être qu’on pourrait louer une petite maison près d’un lac, jusqu’au 15 juillet.

Eddie opina du chef. C’était un citadin. Il lui était difficile d’imaginer les méchants aller se perdre en Nouvelle-Angleterre du Nord, avec leurs casquettes à carreaux et leurs gilets en duvet de canard, tout en mastiquant un sandwich au poivron et en sirotant leur Ruffino.

— Ce serait mieux. Et pendant que vous y êtes, voyez donc si vous ne pouvez pas vous trouver un avocat.

Tower éclata de rire. Eddie le regarda, la tête penchée sur le côté, souriant légèrement lui-même. C’était toujours sympa de faire rire les gens, mais c’était encore plus sympa quand on savait ce qui les faisait se bidonner comme ça.

— Excusez-moi, finit par articuler Tower. C’est juste qu’Aaron était avocat, autrefois. Sa sœur et ses deux frères, qui sont plus jeunes que lui, le sont toujours. Ils ont pour habitude de dire qu’ils ont le nom de cabinet juridique le plus invraisemblable de New York, peut-être même de tous les États-Unis. La plaque dit juste : DEEPNEAU[16].

— Voilà qui fera gagner du temps. Je veux que M. Deepneau vous rédige un contrat, pendant votre séjour en Nouvelle-Angleterre…

— Pendant notre planque en Nouvelle-Angleterre, le corrigea Tower, l’air soudain morose. Pendant notre cavale en Nouvelle-Angleterre.

— Appelez ça comme vous voudrez, mais arrangez-vous pour que ce papier soit fait. Vous allez nous vendre ce terrain, à moi et à mes amis. À la Tet Corporation. Vous n’allez en demander qu’un dollar, pour commencer, mais je peux vous garantir qu’à la fin, vous vous rattraperez très largement.

Il avait d’autres choses à dire, pourtant il s’interrompit. Quand il avait demandé à Aaron de lui montrer son livre, Le Dogan ou Le Hogan, ce dernier avait soudain pris une expression réticente, où se lisait l’avarice. Ce qui rendait son air déplaisant, c’était cette stupidité sous-jacente… assez envahissante, finalement. Oh mon Dieu, il va faire des histoires. Après tout ce qui s’est passé, il va encore me faire des histoires. Et pourquoi ? Parce que c’est réellement un rat.

— Vous pouvez me faire confiance, Cal, dit-il, sachant pertinemment que ce n’était pas là une question de confiance. J’en jurerais, par ma montre et mon billet. Écoutez-moi, maintenant. Écoutez-moi, je vous prie. Je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam. Je passe simplement dans la rue — et je vous sauve la vie, n’oubliez pas ça.

Le visage de Tower se ferma et prit une expression bornée.

— Ils n’allaient pas me tuer. Vous l’avez dit vous-même.

— Mais ils allaient brûler vos livres préférés. Vos livres les plus précieux.

— Pas mes plus précieux. Et ça aussi, ça pouvait être du bluff.

Eddie inspira puis expira profondément, espérant sincèrement que l’envie qu’il avait de se pencher en travers du comptoir et d’attraper le gros cou de Tower allait se calmer. Puis il se rappela que, si Tower n’avait pas été borné, il aurait depuis longtemps vendu son terrain à la Sombra Corporation. Et la rose aurait été écrasée par un bulldozer. Et la Tour Sombre ? Eddie avait le sentiment que, si la rose mourait, la Tour Sombre s’écroulerait tout bonnement, comme la Tour de Babel quand Dieu s’en était lassé et qu’il avait voulu se dégourdir les doigts. Et alors pas question d’attendre encore un siècle ou un millénaire que la grosse machine qui dirigeait les Rayons lâche. Rien que des cendres, la poussière à la poussière, la chute pour tous. Et ensuite ? Vive le Roi Cramoisi, le seigneur des ténèbres vaadasch.

— Cal, si vous nous vendez votre terrain, vous êtes tranquille. Non seulement ça, mais à terme, vous aurez assez d’argent pour garder votre petite boutique jusqu’à la fin de vos jours — une idée lui traversa soudain l’esprit — Hé, vous connaissez une société qui s’appelle les Industries Dentaires Holmes ?

Tower sourit.

— Qui ne les connaît pas ? Moi-même, j’utilise leur fil dentaire. Et leur dentifrice. J’ai essayé le bain de bouche, mais il est trop fort. Pourquoi cette question ?

— Parce qu’Odetta Holmes est ma femme. J’ai peut-être l’air de Kermit la Grenouille, mais en réalité, je suis ce putain de Prince Charmant.

Tower ne pipa mot pendant un bon moment. Eddie maîtrisa son impatience et le laissa réfléchir. Tower finit par reprendre la parole.

— Vous pensez que je me comporte comme un idiot. Que je suis Silas Marner, ou pire, Ebenezer Scrooge.

Eddie ne savait pas qui était Silas Marner, mais il comprit l’idée générale, à partir du contexte.

— On va dire les choses autrement. Disons qu’après ce que vous venez de traverser, vous êtes trop malin pour ne pas voir où est votre intérêt.

— Je me sens dans l’obligation de vous dire qu’il ne s’agit pas seulement d’avarice et de stupidité, de ma part. Je suis sur mes gardes, aussi. Je connais la valeur de cette partie de New York, de n’importe quel bout de terrain dans Manhattan, mais il n’y a pas que ça. J’ai un coffre, là-bas derrière. Il y a quelque chose dedans. Quelque chose qui a sans doute bien plus de valeur que mon exemplaire dédicacé d’Ulysse.

— Alors pourquoi ne pas l’avoir mis dans votre coffre à la banque ?

— Parce que sa place est ici. Elle a toujours été ici. Peut-être à attendre votre arrivée, ou celle de quelqu’un comme vous. Autrefois, monsieur Dean, ma famille possédait la quasi-totalité de la Baie de la Tortue, et… tenez, attendez. Vous avez une seconde ?

— Oui, répondit Eddie.

Est-ce qu’il avait le choix ?

11

Quand Tower fut parti, Eddie se leva du tabouret et se rendit à la porte qu’il était le seul à voir. Il regarda à l’intérieur. Il entendait faiblement le carillon. Et plus distinctement, sa mère. « Pourquoi tu ne sors pas de là ? gémissait-elle. Tu ne vas faire qu’aggraver les choses, Eddie — comme toujours. »

C’est bien ma Ma, se dit-il, et il appela le Pistolero par son nom.

Roland retira une des balles de ses oreilles. Eddie remarqua la légère maladresse avec laquelle il la manipulait — comme s’il donnait un coup de patte, comme s’il avait les doigts engourdis —, mais ce n’était pas l’heure de penser à ce genre de choses.

— Ça va ? cria Eddie.

— Très bien. Et toi ?

— Ouais, mais… Roland, est-ce que tu peux venir ? Je vais peut-être avoir besoin d’un peu d’aide.

Roland sembla réfléchir, puis secoua la tête.

— Si je viens, la boîte risque de se refermer. C’est même presque certain. Et alors c’est la porte qui se fermerait. Et on serait piégé de ce côté.

— Tu ne peux pas bloquer cette foutue boîte avec une pierre ou un os, ou quelque chose ?

— Non, dit Roland. Ça ne marcherait pas. Cette boule est puissante.

Et elle agit sur toi, pensa Eddie. Roland avait l’air hagard, comme lorsque le venin des homarstruosités envahissait son corps.

— D’accord, dit-il.

— Fais aussi vite que tu pourras.

— Promis.

12

Quand il se retourna, Tower le regardait d’un air interrogateur.

— À qui parliez-vous ?

Eddie fit un pas de côté et pointa le doigt vers la porte.

— Est-ce que vous voyez quelque chose, là, sai ?

Calvin Tower jeta un œil, secoua la tête, puis regarda plus attentivement.

— Une sorte de miroitement. Comme de l’air au-dessus d’une source de chaleur. Qui est là ? Qu’est-ce qu’il y a là ?

— Pour l’instant, disons personne. Qu’est-ce que vous tenez là ?

Tower leva la main. C’était une enveloppe, très ancienne. D’une belle écriture ronde, il était écrit dessus Stefan Toren, et Lettre morte. En dessous, dessinés avec beaucoup de soin à l’encre, Eddie reconnut les symboles gravés sur la porte et sur la boîte :

Là on tient peut-être quelque chose, se dit-il.

— Autrefois, cette enveloppe contenait le testament de mon arrière-arrière-arrière-grand-père, expliqua Calvin Tower. Il datait du 19 mars 1846. Désormais il n’y a plus qu’un petit morceau de papier, avec un nom inscrit dessus. Si vous pouvez me dire quel est ce nom, jeune homme, je ferai ce que vous demandez.

On en revient toujours aux devinettes, pensa Eddie. Seulement cette fois-ci, ce n’étaient pas seulement quatre vies qui dépendaient de la réponse, mais l’essence même de toute existence.

Dieu merci, celle-là est facile.

— Deschain, répondit-il. Le prénom sera ou bien Roland, c’est le nom de mon dinh, ou bien Steven, le nom de son père.

Il sembla à Eddie que tout le sang était aspiré du visage de Calvin Tower. Il se demanda comment l’homme réussit à rester debout.

— Dieu du ciel.

Les doigts tremblants, il extirpa un vieux morceau de papier friable de l’enveloppe, qui avait voyagé dans le temps et traversé plus de cent trente et un ans, pour arriver jusqu’à ce et ce quand. Il était plié. Tower l’ouvrit et le posa sur le comptoir, où ils purent tous deux lire les mots écrits par Stefan Toren, de cette même écriture ronde et ferme :

Roland Deschain de Gilead
La Lignée d’Eld
PISTOLERO
13

Ils parlèrent encore un bon quart d’heure, et Eddie estima qu’ils se dirent des choses importantes, mais le véritable marché s’était conclu dès lors qu’Eddie avait prononcé le nom que le trisaïeul de Tower avait écrit sur un morceau de papier, quatorze ans avant le début de la Guerre de Sécession.

Ce qu’Eddie avait découvert de Tower pendant leur palabre était assez déroutant. Il éprouvait un certain respect pour cet homme (pour tout homme capable de tenir tête plus de vingt secondes aux hommes de main de Balazar), mais il ne l’aimait pas beaucoup. Il voyait en lui un mélange de bêtise et d’obstination. Eddie pensait qu’il l’avait développé lui-même, avec l’aide de son analyste, qui devait lui expliquer comment s’occuper de lui-même, être le capitaine de son propre vaisseau, l’auteur de son destin, dans le respect de ses désirs, et tout le bla-bla habituel. Tous les petits termes codés qui essayaient de faire croire que c’était très bien, d’être un salopard d’égoïste. Que c’était même noble. Quand Tower raconta à Eddie qu’Aaron Deepneau était son seul ami, le jeune homme n’en fut pas surpris. Ce qui le surprenait, c’est que Tower ait un ami. Un homme tel que lui ne pourrait jamais être ka-tet, et Eddie se sentit mal à l’aise en mesurant combien leurs destins étaient pourtant intimement liés.

Il va falloir que tu t’en remettes au ka. C’est à ça que sert le ka, non ?

Bien sûr, mais Eddie n’était pas forcé d’applaudir des deux mains.

14

Eddie demanda à Tower s’il possédait une bague avec l’inscription Ex Liveris. Tower eut l’air troublé, puis il rit et dit à Eddie qu’il devait vouloir dire Ex-Libris. Il alla fouiller sur l’une de ses étagères, y trouva un livre et lui montra la planche en couverture. Eddie hocha la tête.

— Non, répondit Tower. Mais ce serait parfait pour un type comme moi, n’est-ce pas ? Pourquoi me posez-vous cette question ? demanda-t-il en observant attentivement Eddie.

Mais la responsabilité que Tower prendrait en sauvant la vie d’un homme qui pour l’instant explorait les autoroutes occultes de l’Amérique multiple était un sujet sur lequel Eddie n’avait pas envie de se pencher, pour l’instant. Il en avait mis plein la vue à ce type et était presque arrivé à ses fins, et il lui fallait encore repasser la porte dérobée dans l’autre sens, avant que la Treizième Noire ne réduise Roland à un tas de cendres.

— Aucune importance. Mais si vous en voyez une, je vous conseille de la ramasser. Encore une chose avant que je m’en aille.

— Oui ?

— Je veux que vous me promettiez que, dès que je serai parti, vous partirez vous aussi.

Tower se montra de nouveau fuyant. C’était cet aspect de sa personnalité dont Eddie savait qu’il en viendrait à le détester, avec le temps.

— Eh bien, pour tout vous dire… je ne sais pas si je vais pouvoir. Le début de soirée est souvent très bon pour les affaires… les gens viennent beaucoup plus quand la journée de travail est finie… et M. Brice doit venir jeter un œil à cette première édition d’Ondes troubles, le roman d’Irwin Shaw sur la radio et l’ère McCarthy… il faudra au moins que je jette un œil à mon carnet de rendez-vous, et…

Il poursuivit son petit discours, faisant monter la pression à mesure qu’il énumérait les futilités.

Eddie l’interrompit, d’une voix très douce.

— Vous tenez à vos boules, Calvin ? Êtes-vous aussi attaché à elles qu’elles le sont à vous ?

Tower, qui en était à se demander qui nourrirait Sergio s’il pliait bagages comme ça, se tut et regarda Eddie d’un air décontenancé, comme s’il n’avait jamais entendu ce simple mot auparavant.

Eddie hocha la tête avec obligeance.

— Vos roubignolles. Vos coucougnettes. Vos cojones. La vieille usine à sperme. Vos testicules.

— Je ne vois pas ce que…

Eddie avait fini son café. Il se reversa une lampée de Moitié-Moitié et le but. Il avait très bon goût.

— Je vous ai dit que si vous restiez ici, vous pouviez vous attendre à vous retrouver sérieusement mutilé. Voilà ce que je veux dire. Et ils commenceront sans doute par là, par vos couilles. Pour vous donner une leçon. Quant à savoir quand, eh bien, ça dépendra de la circulation.

— De la circulation, répéta Tower d’une voix absolument inexpressive.

— C’est exact, dit Eddie en sirotant son breuvage comme s’il s’agissait d’un dé à coudre de cognac. Ça dépendra en gros du temps qu’il faudra à Jack pour retourner à Brooklyn, puis du temps que mettra Balazar à vous renvoyer une vieille fourgonnette bourrée de types. J’espère juste que Jack était trop sonné pour penser à téléphoner. Vous pensiez que Balazar allait attendre demain ? Qu’il allait d’abord organiser une petite discussion avec deux trois gars comme Kevin Blake et ’Cimi Dretto ?

Eddie dressa un doigt, puis deux. Il avait sous les ongles la poussière d’un autre monde.

— Premièrement, ils n’ont pas de cervelle ; deuxièmement, Balazar ne leur fait pas confiance. Ce qu’il va faire, Cal, c’est ce que ferait tout despote qui se respecte : il va réagir sur-le-champ, rapide comme l’éclair. La circulation de l’heure de pointe va les retenir un petit peu, mais si vous êtes toujours ici à six heures, la demie au plus tard, vous pouvez dire adieu à vos bijoux de famille. Ils vont vous les découper au couteau, puis cautériser la plaie avec une de ces petites torches…

— Arrêtez, fit Tower.

Son visage était passé du blanc au vert. D’un joli vert très seyant.

— Je vais aller à l’hôtel, dans le Village. Il y en a un ou deux abordables, qui hébergent des artistes et des écrivains dans le creux de la vague, les chambres sont moches mais ça n’est pas si mal. J’appellerai Aaron, et on partira demain matin vers le nord.

— Bien, mais commencez par choisir une destination, recommanda Eddie. Parce que moi ou l’un de mes amis, nous aurons peut-être besoin de vous contacter.

— Et comment je suis censé faire ? je ne connais aucune ville de Nouvelle-Angleterre, au nord de Westport, dans le Connecticut !

— Passez quelques coups de fil une fois que vous arriverez à l’hôtel, dans le Village. Vous choisissez une ville et puis demain matin, avant de quitter New York, vous envoyez votre pote Aaron jusqu’à votre terrain vague. Dites-lui d’écrire le code postal sur la palissade — une idée désagréable traversa l’esprit d’Eddie. Vous avez bien des codes postaux ? Je veux dire, ils ont déjà été inventés ?

Tower le considéra comme s’il était fou.

— Bien sûr que oui.

— Super. Dites-lui de l’écrire du côté de la 46e Rue, tout au bout de la palissade. Vous avez bien compris ?

— Oui, mais…

— Ils ne vont sûrement pas mettre votre magasin sous surveillance avant demain matin — ils se diront que vous avez été malin et que vous avez décampé —, mais, dans le cas contraire, et s’ils placent le magasin sous surveillance, ce sera côté 2e Avenue. Et s’ils surveillent aussi l’autre côté, c’est vous qu’ils attendront, pas lui.

Tower eut un petit sourire, malgré lui. Eddie se détendit et sourit à son tour.

— Mais… et s’ils attendent aussi Aaron ?

— Faites-lui porter le genre de vêtements qu’il n’a pas l’habitude de mettre. Si c’est un homme à mettre des jeans, qu’il mette un costume. Et s’il porte des costumes…

— Je lui ferai mettre un jean.

— Exact. Et des lunettes de soleil, ce ne serait pas une mauvaise idée, à condition qu’il fasse assez beau pour que ça ne paraisse pas bizarre. Et puis qu’il utilise un feutre noir. Dites-lui que ça n’a pas besoin d’être artistique. Il passe juste le long de la palissade, comme s’il lisait une des affiches. Puis il écrit les chiffres et il s’en va. Et dites-lui bien de ne pas merder, au nom du ciel.

— Et comment allez-vous nous trouver, une fois que vous arriverez à la ville du fameux code postal ?

Eddie repensa à Took, et à leur palabre avec les folken, quand ils étaient assis sous le porche. Laissant ceux qui le souhaitaient jeter un coup d’œil ou poser une question.

— Rendez-vous à l’épicerie du coin. Faites un brin de causette, dites à qui voudra l’entendre que vous êtes là pour écrire un livre ou pour peindre les casiers à homards. Je vous trouverai.

— Très bien, dit Tower. C’est un bon plan. Vous êtes un bon, jeune homme.

Je suis surtout fait pour ça, pensa Eddie, mais il n’en dit rien.

— Il faut que j’y aille. Je suis déjà resté trop longtemps.

— J’ai besoin de votre aide, avant que vous partiez, dit Tower, avant d’expliquer ce qu’il voulait.

Eddie ouvrit des yeux ronds. Quand Tower eut fini — il n’en eut pas pour longtemps — Eddie explosa :

— Ouah, vous déconnez !

Tower fit un mouvement de la tête en direction du sol, là où il distinguait le miroitement. Les piétons qui passaient derrière avaient l’air de mirages évanescents.

— Il y a une porte, là. Vous l’avez dit vous-même, et je vous crois. Je ne la vois pas, mais je vois quelque chose.

— Vous êtes malade, fit Eddie. Complètement déjanté.

Il ne le pensait pas vraiment — pas exactement — mais, plus que jamais, il répugnait à voir son destin lié d’aussi près à celui d’un homme capable d’une telle requête. D’une telle exigence.

— Peut-être, ou peut-être pas, dit Tower en pliant les bas en travers de sa poitrine large mais flasque ; il parlait d’une voix douce mais son regard était inflexible. Quoi qu’il en soit, c’est ma condition pour faire tout ce que vous demandez. Pour basculer dans votre folie, autrement dit.

— Allons, Cal, bon sang ! Au nom de Dieu et de l’Homme Jésus ! Je vous demande juste de respecter les dernières volontés de Stefan Toren.

Le regard de Tower ne s’adoucit pas et ne se fit pas fuyant, comme quand il parlait pour ne rien dire ou qu’il s’apprêtait à raconter des bobards. Il se fit même plus dur, s’il était possible.

— Stefan Toren est mort, mais moi je suis vivant. Je vous ai donné ma condition. La seule question, c’est de savoir si vous…

— Ouais, ouais, OUAIS ! s’écria Eddie en liquidant le reste du liquide blanc dans sa tasse. Puis il ramassa le brick de lait et le vida aussi, pour faire bonne mesure. Visiblement, il allait avoir besoin de forces.

— Allez, lança-t-il. Allons-y.

15

Roland voyait ce qui se passait dans la librairie, mais c’était comme regarder au fond d’un ruisseau rapide. Il aurait voulu qu’Eddie se dépêche. Même avec les balles profondément enfoncées dans les oreilles il entendait le carillon du vaadasch, et rien ne venait arrêter les odeurs : de métal bouillant, puis de bacon rance, ou encore de vieux fromage fondu ou d’oignons qui brûlent. Il avait les yeux qui pleuraient, ce qui expliquait sans doute en partie l’aspect vacillant du décor, de l’autre côté de la porte.

Mais bien pire que le son du carillon ou que les odeurs, ce qui le gênait le plus, c’était la façon dont la boule s’insinuait dans ses articulations déjà affaiblies, les comblant avec ce qui paraissait des éclats de verre brisé. Jusqu’ici, il n’avait ressenti que quelques élancements dans sa main gauche intacte, mais il ne se faisait pas d’illusions. Ici et ailleurs, la douleur continuerait de croître tant que la boîte resterait ouverte et que la Treizième Noire brillerait sans écran. Une partie de la douleur de l’arthrite disparaîtrait peut-être, une fois que la boule serait de nouveau enfermée, mais pas tout, craignait Roland. Et ce n’était sans doute qu’un début.

Comme pour le féliciter de son intuition, un accès sinistre de douleur s’installa dans sa hanche droite et se mit à lanciner. Roland avait l’impression qu’il s’agissait d’un sac de plomb liquide et bouillant. Il commença à se masser avec la main droite… comme si ça pouvait le soulager.

— Roland !

La voix était lointaine et bouillonnante — comme la vision au-delà de la porte, elle semblait venir de sous l’eau —, mais c’était sans nul doute celle d’Eddie. Roland leva les yeux de sa hanche et vit qu’Eddie et Tower avaient transporté une sorte de coffre à travers la porte dérobée. Il était visiblement rempli de livres.

— Roland, tu peux nous aider ?

La douleur s’était ancrée si profondément dans sa hanche et dans ses genoux que Roland n’était même pas sûr de pouvoir se lever… mais il y parvint, et avec une certaine fluidité. Il ne savait pas ce que les yeux perçants d’Eddie avaient déjà saisi de sa condition, mais il ne souhaitait pas qu’ils en voient plus. Du moins pas avant que leurs aventures à Calla Bryn Sturgis aient pris fin.

— Nous on pousse, toi tu tires.

Roland hocha la tête pour signifier qu’il avait compris, et le coffre glissa vers lui. Il y eut un instant étrange et vertigineux, durant lequel la moitié du coffre était clairement apparue du côté de la grotte et où l’autre moitié miroitait et vacillait du côté de la Librairie Spirituelle de Manhattan. Puis Roland s’en empara et le tira vers lui. Le coffre trépida et crissa sur le sol de la grotte, écartant sur son passage de petits tas de cailloux et d’os.

Dès qu’il eut passé la porte, le couvercle de la boîte commença à se refermer. La porte fit de même.

— Oh non, murmura Roland. Oh non, espèce de saloperie.

Il glissa les deux doigts qui lui restaient à la main droite dans l’espace décroissant entre le couvercle et le corps de la boîte. La porte s’immobilisa et resta entrebâillée. Mais trop c’était trop. À présent, il avait même les dents qui bourdonnaient. Eddie échangeait encore une dernière petite palabre avec Tower, mais Roland s’en fichait, même s’il s’agissait des secrets de l’univers.

— Eddie ! rugit-il. Eddie, à moi !

Et Dieu merci, Eddie attrapa son sac à malice et partit. Sitôt qu’il eut passé la porte, Roland referma la boîte. La porte dérobée claqua une seconde après, avec un bruit sec et peu spectaculaire. Le carillon s’évanouit. De même que le flot de poison qui coulait dans les articulations de Roland. Le soulagement fut si extraordinaire qu’il poussa un cri. Puis, pendant les dix secondes qui suivirent, tout ce qu’il parvint à faire, c’est à poser son menton contre sa poitrine, fermer les yeux, et lutter pour ne pas sangloter.

— Grand merci, finit-il par articuler. Eddie, grand merci.

— De rien. Si on sortait de cette grotte, qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis oui, répondit Roland. Mon Dieu, oui.

16

— Il ne t’a pas beaucoup plu, je me trompe ? demanda Roland.

Il s’était passé dix minutes depuis le retour d’Eddie. Ils s’étaient légèrement éloignés de la grotte, pour s’arrêter à l’endroit où le sentier serpentait à travers une petite anse rocheuse. Les bourrasques de vent rugissantes qui soulevaient leurs cheveux et leur plaquaient les vêtements contre la peau étaient ici réduites à de petites rafales ridicules. Roland en fut reconnaissant. Il espérait qu’elles seraient le prétexte pour justifier la maladresse avec laquelle il roulait sa cigarette. Pourtant, il sentit les yeux d’Eddie posés sur lui et le jeune homme de Brooklyn — qui avait été autrefois presque aussi borné et inconscient qu’Andolini et Biondi — en voyait maintenant beaucoup.

— Tower, tu veux dire.

Roland lui adressa un regard sardonique.

— De qui crois-tu que je parle ? Du chat ?

Eddie poussa un bref grognement, presque un rire. Il continuait de respirer de longues bouffées d’air pur. C’était bon d’être revenu. Se rendre à New York en chair et en os était mieux que d’y aller vaadasch, en un sens — notamment pour cette obscurité insidieuse qui avait disparu, ainsi que cette impression permanente de fragilité —, mais mon Dieu, ce que ça puait. C’était surtout les voitures et les gaz d’échappement (les nuages huileux de diesel, voilà ce qu’il y avait de pire), mais il fallait aussi supporter un millier d’autres mauvaises odeurs. L’une d’entre elles, et pas la moindre, était l’arôme de tous ces corps humains, cette odeur de putois que ne camouflaient pas du tout les parfums et les déodorants dont s’aspergeaient les folken. N’avaient-ils aucune conscience de sentir aussi mauvais, entassés comme ils l’étaient ? Eddie se dit que non, sans doute. Comme lui n’en avait pas eu conscience non plus, autrefois. Il était un jour passé où il trépignait d’impatience de pouvoir retourner à New York, où il aurait tué pour se retrouver là-bas…

— Eddie ? Reviens de Nis !

Roland fit claquer ses doigts devant le visage d’Eddie.

— Pardon, dit ce dernier. Pour ce qui est de Tower… non, je ne l’aime pas beaucoup. Mon Dieu, envoyer ses livres comme ça ! Ce chantage avec ses premières éditions, quand l’enjeu c’est de sauver ce putain d’univers !

— Il ne pense pas dans ces termes-là… à moins que si, dans ses rêves. Et tu sais qu’ils vont mettre le feu à sa boutique, quand ils arriveront et qu’ils découvriront qu’il est parti. C’est presque certain. Ils vont verser de l’essence sous la porte et allumer le tout. Casser sa vitrine et balancer une grenade à l’intérieur, industrielle ou faite maison. Tu ne vas pas me dire que ça ne t’a pas effleuré l’esprit ?

Bien sûr que si.

— Peut-être bien, oui.

Ce fut le tour de Roland d’émettre un grognement amusé.

— Plutôt oui que peut-être. Alors il a sauvé ses plus beaux livres. Et maintenant, dans la Grotte de la Porte, nous avons de quoi cacher le trésor du Père. Même si on devrait pouvoir dire « notre trésor », maintenant.

— Son courage ne m’a pas paru du véritable courage. Plutôt de l’avidité.

— Tout le monde n’est pas appelé à la voie de l’épée, du fusil ou du vaisseau, dit Roland. Mais tous servent le ka.

— Vraiment ? Le Roi Cramoisi aussi ? Ou les ignobles dont parlait Callahan ?

Roland ne répondit pas.

— Il s’en tirera peut-être bien. Tower, je veux dire. Pas le chat.

— Très amusant, commenta sèchement Roland.

Il gratta une allumette sur l’arrière de son pantalon, protégea la flamme de sa main et alluma sa cigarette.

— Merci, Roland. Tu fais des progrès, en la matière. Demande-moi si je crois que Tower et Deepneau peuvent sortir de New York sans embrouilles.

— Tu le crois ?

— Non, je pense qu’ils laisseront une piste. Nous on pourrait la suivre, mais j’espère que ce ne sera pas le cas des hommes de Balazar. Celui qui me tracasse, c’est Jack Andolini. Il est affreusement malin. Quant à Balazar, il a conclu un marché avec la Sombra Corporation.

— Il s’est pris pour le King.

— Ouais, j’imagine, acquiesça Eddie. Balazar sait bien que, quand on conclut un marché, il faut le respecter, ou bien avoir une sacrée bonne raison de ne pas le faire. Si on n’est pas la hauteur, ça finit par se savoir. Il y a des bruits qui circulent sur un tel qui se ramollit, qui a perdu la gnaque. Il leur reste encore trois semaines pour retrouver Tower et le forcer à vendre son terrain à la Sombra. Ils vont s’en servir. Balazar n’est pas du FBI, mais il a son réseau, et… Roland, le pire avec Tower, c’est que, en un sens, tout ça n’est pas réel, pour lui. C’est comme s’il avait confondu sa vie avec celle d’un personnage dans ses livres. Il est persuadé que tout va forcément bien se finir, tout ça parce que l’auteur a signé un contrat.

— Tu penses qu’il va se montrer négligent ?

Eddie eut un rire un peu fou.

— Oh pour ça, je sais qu’il va se montrer négligent. La question, c’est de savoir si ça permettra à Balazar de l’attraper ou pas.

— Il va falloir que tu surveilles ce M. Tower. Pour notre sécurité à tous. C’est ce que tu te dis, n’est-ce pas ?

— Mon-salaud ! s’exclama Eddie, et après quelques secondes de réflexion en silence, ils éclatèrent de rire en chœur.

— Je pense qu’il faudrait envoyer Callahan, s’il veut bien, suggéra Eddie après que la crise fut passée. Tu vas probablement me prendre pour un fou, mais…

— Pas du tout, dit Roland. Il est l’un des nôtres… ou il pourrait l’être. Je l’ai senti dès le début. Et il a l’habitude de voyager dans des lieux étranges. Je lui en parlerai aujourd’hui. Demain nous reviendrons ici et on le fera passer par la porte…

— Laisse-moi m’en charger, proposa Eddie. Une fois, ça suffit, pour toi. Au moins pour un temps.

Roland le considéra avec attention, puis d’une pichenette envoya sa cigarette dans le précipice.

— Pourquoi dis-tu ça, Eddie ?

— Tu as les cheveux plus blancs, ici, dit Eddie en se touchant le haut du crâne. Et puis aussi, je te trouve un peu raide, quand tu marches. Ça va mieux maintenant, mais j’imagine que tes vieux rhumatiz t’en ont fait baver un peu. Allez, avoue.

— D’accord, j’avoue.

Si Eddie pensait que ce n’était rien de plus qu’une petite visite de ce vieux M. Rhumatiz, ce n’était pas si mal.

— En fait, je pourrais même l’amener ici ce soir, juste le temps d’obtenir le code postal, suggéra Eddie. Il fera de nouveau jour, là-bas, je parie.

— Aucun de nous n’empruntera ce chemin dans le noir. Pas si on peut faire autrement.

Eddie suivit du regard la pente abrupte jusqu’à l’endroit où les rochers éboulés saillaient, formant un passage au-dessus du vide sur environ cinq mètres.

— Je vois ce que tu veux dire.

Roland se releva. Eddie se pencha et lui prit le bras.

— Reste encore une minute, Roland. Veux-tu.

Roland se rassit, sans quitter Eddie des yeux. Eddie respira à fond.

— Ben Slightman n’est pas net, lâcha-t-il. C’est lui, la balance.

— Oui, je sais.

Eddie jeta à Roland un regard ébahi.

— Tu le sais ? Comment tu as pu…

— Disons que j’avais des soupçons.

— Comment ?

— À cause de ses lunettes. Ben Slightman l’Aîné est la seule personne à Calla Bryn Sturgis à en porter. Allons, Eddie, le jour attend. On peut parler en avançant.

17

Mais ce ne fut pas possible, du moins au début, car le sentier était trop étroit et trop à pic. Mais plus tard, alors qu’ils approchaient du fond de la mesa, il s’élargit et devint moins dangereux. Une fois encore, ils en vinrent rapidement aux questions pratiques, et Eddie raconta à Roland l’histoire du livre, Le Dogan ou Le Hogan, et du nom équivoque de l’auteur. Il lui décrivit l’ambiguïté de la page de droits (sans être bien sûr que Roland en comprenait le sens) et dit qu’il s’était alors demandé si le fils n’était pas impliqué, lui aussi. Ça paraissait fou, mais…

— Je pense que si Benny Slightman aidait son père à divulguer des informations sur nous, Jake serait au courant.

— Es-tu sûr qu’il ne l’est pas ? demanda Eddie.

Roland marqua un temps d’arrêt. Puis il secoua la tête.

— Jake soupçonne le père.

— Il te l’a dit ?

— Il n’a pas eu à le faire.

Ils avaient presque rejoint les chevaux, qui levèrent leur regard alerte et parurent contents de les voir.

— Il est là-bas, au Rocking B, dit Eddie. Peut-être qu’il faudrait qu’on aille y faire un tour. Qu’on invente un prétexte pour le ramener chez le Père…

Il laissa sa phrase en suspens, dévisageant Roland.

— Non ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le boulot de Jake.

— C’est dur, Roland. Lui et Benny Slightman s’aiment bien. Ils s’aiment même beaucoup. Si c’est Jake qui doit être celui qui révélera à toute La Calla les agissements de son père…

— Jake fera ce qu’il a à faire, dit Roland. Comme nous tous.

— Mais ce n’est qu’un petit garçon, Roland. Tu ne le vois donc pas ?

— Il ne le sera plus très longtemps, répondit Roland en montant en selle.

Il espéra qu’Eddie n’avait pas vu la grimace de douleur fugitive qui lui tordit le visage lorsqu’il balança la jambe droite par-dessus la selle ; mais Eddie la vit, bien sûr.

CHAPITRE 3 Le Dogan, seconde partie

1

Au Rocking B, Jake et Benny Slightman passèrent cette même matinée dans les trois granges du ranch, à transporter les balles de foin des fenils du haut aux fenils du bas, puis à les ouvrir. L’après-midi serait réservé à la baignade et aux bagarres dans les eaux de la Whye, ce qui était plutôt plaisant, si on évitait les trous profonds ; ceux-là étaient déjà froids.

Entre ces deux activités, ils dévorèrent un gigantesque déjeuner dans le bâtiment-dortoir avec une demi-douzaine des ouvriers (mais sans Slightman l’Aîné ; il s’était rendu chez les Telford, au Ranch Buckhead, afin de conclure une vente de bestiaux).

— J’avais jamais vu l’gamin d’Ben travailler si dur de tout’ ma vie, lança Cookie en posant les côtelettes frites sur la table et en regardant les garçons se jeter dessus avec voracité. Tu vas nous l’tuer à la tâche, Jake.

C’était bien l’intention de Jake, évidemment. Entre le foin le matin, la natation l’après-midi, et encore une bonne dizaine de sauts dans la grange dans le soleil couchant, il se disait que Benny dormirait comme un mort. Le problème, c’est qu’il en ferait peut-être autant lui-même. Quand il sortit se débarbouiller à la pompe — le soleil était alors couché depuis un moment, laissant derrière lui des cendres de roses qui glissaient vers le noir profond —, il emmena Ote avec lui. Il s’aspergea le visage et fit gicler des gouttes pour que l’animal les attrape, ce qu’il fit avec empressement. Puis Jake mit un genou en terre et prit doucement la tête du bafouilleux entre ses mains.

— Écoute-moi, Ote.

— Ote !

— Je vais aller me coucher, mais, quand la lune se lèvera, je veux que tu me réveilles. Mais sans faire de bruit. Tu intuites ?

— Tuite !

Ce qui voulait tout dire et rien dire. S’il avait fallu prendre des paris, Jake aurait misé sur « tout » plutôt que sur « rien ». Il avait une grande confiance en Ote. Ou peut-être était-ce de l’amour. Ou peut-être que cela revenait au même.

— Quand la lune se lèvera. Dis « lune », Ote.

— Lune !

Jake fut satisfait, mais il n’en régla pas moins sa propre horloge interne, pour se réveiller au lever de la lune. Parce qu’il voulait se rendre là où il avait vu le Pa de Benny discuter avec Andy, la dernière fois. Cet étrange rendez-vous avait tendance à le tracasser de plus en plus, au fil du temps. Il ne voulait pas croire qu’il existait un lien entre les Loups et le Pa de Benny — ou Andy, d’ailleurs —, mais il devait en avoir le cœur net. Parce que c’est ce que ferait Roland. Et c’était une très bonne raison.

2

Les deux garçons étaient allongés dans la chambre de Benny. Il n’y avait qu’un lit, que Benny avait bien entendu offert à son invité, mais Jake avait refusé de le prendre. Ils étaient tombés d’accord sur un système de rotation, selon lequel Benny dormait dans le lit les nuits de « main paire », et Jake, les nuits de « main impaire ». C’était au tour de Jake de dormir par terre, ce qui tombait très bien. Le matelas en duvet de canard de Benny était beaucoup trop mou. Au vu de son plan de se relever en pleine nuit, le sol était une bien meilleure solution. C’était plus sûr.

Benny était allongé, les mains croisées derrière la tête, les yeux rivés au plafond. Il avait réussi à attirer Ote avec lui sur le lit, et le bafouilleux dormait en rond, en virgule, la truffe sous sa queue entortillée de dessin animée.

— Jake, murmura Benny. Tu dors ?

— Non.

— Moi non plus, (silence.) C’est chouette, que tu sois là.

— Pour moi aussi, répondit Jake, et il le pensait.

— Parfois, quand on est fils unique, on s’ennuie.

— À qui le dis-tu… et moi j’ai toujours été fils unique.

Jake marqua une pause.

— Tu as dû être triste, après la mort de ta sœur.

— Parfois je suis encore triste.

Au moins le dit-il sur un ton neutre, ce qui rendit la chose moins difficile à entendre.

— Tu penses que vous resterez, après avoir battu les Loups ?

— Sans doute pas longtemps.

— Vous poursuivez une quête, pas vrai ?

— Je dirais ça, oui.

— La quête de quoi ?

Du moyen de sauver la Tour Sombre dans ce et la rose dans le New York d’où Eddie, Susannah et lui venaient, mais Jake ne voulait pas dire ça à Benny, bien que l’aimant beaucoup. La Tour et la rose étaient des secrets, en quelque sorte. C’était l’affaire du ka. Mais il ne voulait pas non plus mentir.

— Roland ne parle pas beaucoup de ces trucs-là.

Le silence dura plus longtemps, cette fois. Puis Jake entendit Benny se retourner, avec précaution pour ne pas déranger Ote.

— Il me fait un peu peur, ton dinh.

Jake y réfléchit, puis répondit :

— À moi aussi, il me fait un peu peur.

— Il fait peur à mon Pa.

— Vraiment ? demanda Jake, soudain sur le qui-vive.

— Oui. Il dit qu’il ne serait pas surpris qu’après vous être débarrassés des Loups, vous vous retourniez contre nous. Et puis il dit qu’il plaisante, mais que ce vieux cow-boy avec son visage dur lui fait peur. Je me suis dit qu’il devait parler de votre dinh, non ?

— Ouais, reconnut Jake.

Jake commençait à croire que Benny s’était endormi, quand le jeune garçon demanda :

— À quoi ressemblait ta chambre, là d’où tu viens ?

Jake repensa à sa chambre et trouva tout d’abord très difficile de la décrire. Cela faisait longtemps qu’il n’y avait plus pensé. Et maintenant qu’il se la rappelait, il était embarrassé de devoir la décrire en détail à Benny. Selon les critères de La Calla, son ami vivait confortablement — Jake se doutait qu’il devait y avoir très peu de gosses de son âge ayant leur chambre à eux, dans ces petites exploitations —, mais il considérerait la chambre de Jake comme le royaume enchanté d’un prince. La télévision ? La chaîne hi-fi, avec tous ces disques, et le casque pour être tranquille ? Les posters de Stevie Wonder et des Jackson Five ? Son microscope, qui lui ouvrait des mondes trop minuscules pour être vus à l’œil nu ? Était-il censé énumérer tant de miracles et de merveilles à ce garçon ?

— Elle était comme la tienne, sauf que j’avais un bureau, finit par dire Jake.

— Un bureau pour écrire ? s’exclama Benny en se redressant sur un coude.

— Eh bien, ouais, répondit Jake d’un ton qui voulait dire À quoi d’autre tu veux qu’il serve, vieux ?

— Avec du papier ? Des crayons ? Des plumes ?

— Du papier, oui — c’était là une merveille que Benny pouvait appréhender —, et des stylos. Mais pas à plume. À bille.

— Des stylos à bille ? Je ne comprends pas.

Alors Jake lui expliqua, mais au milieu de sa description, il entendit un ronflement. Il se tourna vers son ami, et le vit toujours face à lui, mais les yeux fermés.

Ote ouvrit les yeux — ils luisaient dans le noir —, puis fit un clin d’œil à Jake. Après quoi il parut se rendormir.

Jake contempla Benny pendant un long moment, profondément troublé, d’une manière qu’il ne comprenait pas bien… ou ne voulait pas comprendre.

Il finit par s’endormir lui aussi.

3

Au bout de quelques heures sombres et sans rêves, une pression sur le poignet le ramena à un semblant de conscience. Quelque chose tira sur sa main. Quelque chose qui faisait presque mal. Des dents. Les dents d’Ote.

— Ote, non, arrête, marmonna-t-il, et Ote ne voulait pas arrêter. Il tenait le poignet de Jake entre ses mâchoires et il continua de l’agiter doucement de gauche à droite, s’interrompant parfois pour tirer d’un coup sec. Il ne renonça que quand Jake se redressa et s’assit, le regard embrumé perdu dans l’obscurité balayée d’un flot d’argent.

— Lune, fit Ote.

Il était assis par terre à côté de Jake, la mâchoire ouverte — il souriait, aucun doute — et les yeux brillants. Ils auraient dû être brillants ; une minuscule pierre blanche brûlait au fond de chacune de ses pupilles.

— Lune !

— Ouais, murmura Jake, puis il referma la main autour du museau d’Ote. Chut !

Il relâcha le bafouilleux et regarda en direction de Benny, qui s’était tourné vers le mur et ronflait profondément. Jake doutait que même un obusier pût le faire bouger.

— Lune, dit Ote, beaucoup plus doucement, en regardant par la fenêtre. Lune, lune. Lune.

4

Jake aurait bien monté à cru, mais il fallait qu’il emmène Ote, ce qui rendait la monte à cru hasardeuse, voire impossible. Par chance, le petit poney frontalier que sai Overholser lui avait prêté était aussi doux qu’un agneau, et il trouva dans la sellerie de la grange une vieille selle d’entraînement éraflée que même un gamin pouvait manipuler sans peine.

Jake sella le cheval, puis attacha son sac de couchage à l’arrière de la selle, que les cow-boys de La Calla appelaient le bateau. Il sentait le poids du Ruger dans le sac — et sa forme, s’il le cherchait de la main. Le poncho avec sa poche avant était accroché à un clou, dans la sellerie. Jake le prit, le fit claquer pour lui donner la forme d’une grosse ceinture et se la noua autour de la taille. C’est comme ça que les gosses de son école portaient parfois leur chemise, quand il faisait chaud. Comme celui de sa chambre, ce souvenir lui parut très lointain, comme la parade d’un cirque qui aurait traversé la ville… puis aurait repris la route.

Cette vie-là était plus riche, chuchota une voix grave, dans sa tête.

Celle-ci est plus vraie, renchérit une autre, plus grave encore.

Il crut la seconde voix, mais son cœur n’en restait pas moins lourd de chagrin, tandis qu’il menait le poney frontalier derrière la maison, en passant par la grange. Ote lui courait sur les talons, levant de temps à autre le nez vers le ciel pour marmonner « Lune, lune », et reniflant assidûment les odeurs qui s’entrecroisaient sur le sol. C’était une excursion dangereuse. Rien que la traversée de la Devar-Tete Whye — qui allait du côté de La Calla au côté de Tonnefoudre — était périlleuse, et Jake le savait. Pourtant, ce qui le tracassait le plus, c’était cette douleur, ce sentiment de tristesse imminente. Il repensa à Benny, qui lui disait que c’était chouette d’avoir quelqu’un au Rocking B avec qui être copain. Il se demanda si Benny dirait la même chose, dans une semaine.

— Peu importe, soupira-t-il. C’est le ka.

— Ka, répéta Ote, puis il leva la tête. Lune. Ka, lune. Lune, ka.

— La ferme, dit Jake, mais sans aucune méchanceté.

— La ferme, ka, dit Ote gentiment. La ferme, lune. La ferme, Ake. La ferme, Ote.

Il n’en avait pas tant dit depuis que Jake le connaissait, et, une fois sa tirade terminée, il se tut. Jake mena son cheval à la bride pendant encore une dizaine de minutes, dépassa la bâtiment-dortoir et sa symphonie de ronflements, de grognements et de pets, puis franchit la colline suivante. Puis, arrivant en vue de la Route de l’Est, il jugea sûr de monter en selle. Il déroula le poncho, l’enfila, mit Ote dans la poche et monta sur son cheval.

5

Il était quasiment certain de pouvoir se rendre directement à l’endroit où Andy et Slightman avaient traversé le fleuve, mais se rappela qu’il n’avait jeté qu’un seul coup d’œil, et Roland aurait sans doute dit que ça ne suffisait pas, en pareilles circonstances. Aussi retourna-t-il à l’endroit où Benny et lui avaient planté leur tente, puis de là, au promontoire de granit qui saillait du sol comme un vaisseau en partie enfoui. Une fois encore, Ote lui soufflait dans l’oreille. Jake n’eut aucune difficulté à visualiser le rocher rond et brillant. Ainsi que le tronc mort échoué, car depuis des semaines, la rivière n’avait fait que baisser. Il n’avait pas plu, et Jake comptait là-dessus pour se repérer plus facilement.

En rampant, il retourna jusqu’à l’aplat où ils avaient campé. C’est là qu’il avait laissé son poney, accroché à un buisson. Il le mena jusqu’à la rivière, puis attrapa Ote et traversa à cheval. Le poney n’était pas grand, mais l’eau ne lui arrivait pas plus haut que les boulets. En moins d’une minute, ils se retrouvèrent sur l’autre rive.

Le décor paraissait le même de ce côté, mais il ne l’était pas. Jake le sentit immédiatement. Clair de lune ou pas, il y faisait plus sombre. Pas tout à fait la même obscurité que celle du vaadasch ; au moins Jake en était-il certain. Il se sentit un peu apaisé après avoir sorti le crampon de débardeur de son sac, l’avoir sanglé et y avoir placé le Ruger. Avec le Ruger, il devenait un autre, un autre qu’il n’aimait pas toujours. Mais ici, sur cette rive du fleuve, il fut ravi de sentir le poids de l’arme contre son flanc, d’être cet autre ; ce pistolero.

Au loin, à l’est, il entendit un cri, comme une femme qu’on égorge. Jake avait beau savoir que ce n’était qu’un chat-des-roches — il en avait déjà entendu, au bord de la rivière, quand il était allé nager ou pêcher avec Benny —, il porta toutefois instinctivement la main à la crosse de son Ruger, jusqu’à ce que le bruit se fût tu. Ote avait courbé le dos, les deux pattes de devant écartées, la tête baissée et la croupe en l’air. Cette position signifiait en général qu’il voulait jouer, pourtant il n’avait rien pour jouer à portée de crocs.

— Ça va, le rassura Jake.

Il recommença à fouiller dans son sac de couchage (il n’avait pas pris la peine d’emporter une sacoche), puis en sortit un chiffon à carreaux rouges. C’était le mouchoir de Slightman l’Aîné, qu’il avait volé quatre jours plus tôt sous la table du dortoir, où le contremaître l’avait laissé tomber pendant une partie de Surveille-Moi, pour l’oublier ensuite.

Quel bon petit voleur je fais, se dit Jake. Le revolver de mon père, et maintenant le morvoile du papa de Benny. Je ne sais pas si je monte en grade ou si je descends.

C’est la voix de Roland qui lui répondit.

Tu fais ce que tu as à faire ici. Pourquoi tu ne t’y mettrais pas, au lieu de te flageller ?

Le mouchoir entre les mains, Jake regarda Ote.

— Ça marche toujours dans les films, dit-il au bafouilleux. Je ne sais pas si ça marche dans la vraie vie… surtout après des semaines.

Il tendit le mouchoir à Ote, qui tendit son long nez et se mit à le renifler délicatement.

— Retrouve cette odeur, Ote. Retrouve-la et suis-la.

— Ote !

Mais il resta assis là, à regarder Jake.

— Ça, là, Dumbo ! répéta Jake en le faisant renifler à nouveau. Cherche ! Vas-y !

Ote se leva, fit deux tours sur lui-même puis partit en sautillant le long de la rive, en direction du nord. Il collait de temps à autre la truffe au sol rocheux, mais semblait bien plus intéressé par le hurlement de femme à l’agonie du chat-des-roches. Jake regardait son ami avec un espoir déclinant. Bon, il avait repéré dans quelle direction était parti Slightman. Il pouvait aller par là, fouiner un peu, voir ce qu’il y avait à voir.

Ote se retourna, revint vers Jake, puis s’immobilisa. Il renifla plus attentivement un carré de terre. L’endroit où Slightman était sorti de l’eau ? Peut-être. Ote émit une sorte d’aboiement de gorge pensif, puis pivota à droite — vers l’est. Il se glissa prestement entre deux rochers. Jake, à nouveau animé d’une lueur d’espoir, se remit en selle et le suivit.

6

Ils n’étaient pas allés bien loin quand Jake se rendit compte qu’il suivait un vrai sentier serpentant à travers le paysage rocheux, vallonné et aride. Il commença à voir des installations technologiques : un rouleau de câble électrique rouillé, quelque chose qui ressemblait à un ancien circuit imprimé enfoui dans le sable, et de minuscules éclats de verre. Dans l’ombre d’un gros rocher se dressant dans le clair de lune, il crut apercevoir une bouteille pleine. Il descendit de cheval, la ramassa, vida le sable accumulé depuis des décennies — peut-être même des siècles — et observa l’objet. Sur le côté, il vit des lettres qu’il réussit à lire : N’Oz-A-La.

— La meilleure boisson pour guignols qui soit, murmura Jake, avant de reposer la bouteille par terre.

À côté, il trouva un paquet de cigarettes chiffonné. Il l’aplatit, et vit apparaître le dessin d’une femme aux lèvres écarlates, portant un coquet petit chapeau rouge. Entre deux longs doigts manucurés, elle tenait une cigarette. PARTI semblait être le nom de la marque.

Pendant ce temps, Ote se tenait à une dizaine de mètres devant et le regardait par-dessus son épaule basse.

— D’accord, dit Jake. J’arrive.

D’autres sentiers rejoignaient celui qu’ils empruntaient, et Jake se rendit compte qu’il était dans le prolongement de la Route de l’Est. Il ne voyait que quelques empreintes de bottes et des traces de pas plus petites et plus profondes. Celles-là apparaissaient dans des coins protégés par des rochers élevés — dans des anses au bord de la route, que les vents violents n’atteignaient pas. Il en déduisit que les empreintes de bottes étaient celles de Slightman, et les traces plus profondes, celles d’Andy. Il n’y en avait pas d’autres. Mais il y en aurait, et dans peu de temps. Les empreintes de sabots des chevaux gris des Loups, déboulant de l’est. Et il y aurait des traces plus profondes, se dit Jake. Profondes comme celles d’Andy.

Plus haut, le sentier serpentait jusqu’au sommet de la colline. De chaque côté se dressaient des cactus formidables, en forme de tuyaux d’orgue, avec de bras gros comme des canons et qui semblaient viser dans toutes les directions. Ote se tenait là, regardant quelque chose par terre, et il avait une fois de plus l’air de sourire. Quand Jake s’approcha de lui, il sentit l’odeur des cactus. C’était une odeur amère et piquante. Elle lui rappela les martinis de son père.

Il s’assit à califourchon sur son poney, près d’Ote, et regarda par terre. Au pied de la colline, sur la droite, il vit un chemin de ciment craquelé. Une barrière coulissante était restée entrebâillée depuis des lustres, probablement bien avant que les Loups ne commencent leurs rafles et ne viennent arracher les enfants des Callas à leurs familles. Au-delà se dressait un bâtiment à toit métallique incurvé. De petites fenêtres jalonnaient le côté que voyait Jake, et il reprit un peu courage en apercevant une lueur blanche à travers les vitres. Pas des scintilles, ni des ampoules électriques (que Roland appelait « lampes à étincelles »). Seuls des néons pouvaient diffuser une telle lumière blanche. Dans sa vie à New York, les néons lui rappelaient surtout des événements et des lieux ennuyeux ou malheureux : les énormes magasins dans lesquels tout était à vendre mais où on ne trouvait jamais ce qu’on cherchait, les après-midi somnolents à l’école au cours desquels le prof parlait pendant des heures du commerce dans la Chine ancienne ou des gisements miniers du Pérou, et que la pluie tombait sans discontinuer et qu’il lui semblait que la cloche ne sonnerait jamais, le cabinet du médecin, où on finissait toujours assis sur une table d’auscultation recouverte de papier, en sous-vêtements, gelé et embarrassé, et quasiment certain de ne pas repartir sans une bonne piqûre.

Ce soir, néanmoins, ces lumières l’égayèrent un peu.

— Bon garçon ! dit-il au bafouilleux.

Au lieu de réagir comme il le faisait d’habitude, en répétant son nom, Ote passa devant Jake et émit un long grognement. Au même moment, le poney fit un écart et poussa un hennissement nerveux. Jake tira sur les rênes, se rendant compte que l’odeur amère (mais pas entièrement désagréable) de gin et de genièvre était devenue plus forte. Il regarda autour de lui et vit deux cactus épineux à sa droite, qui pivotaient doucement vers lui. Il y eut un faible crissement, et Jake vit des gouttes de sève blanche couler le long du tronc du cactus. Sous le clair de lune, les épines sur ses branches, qui s’agitaient vers Jake, paraissaient très longues et affûtées. Cette chose avait senti sa présence, et elle avait faim.

— Viens, ordonna-t-il à Ote, en donnant doucement des talons au poney. Il n’en fallut pas plus à l’animal. Il descendit prestement la colline, presque au trot, vers le bâtiment aux néons. Ote jeta un dernier regard suspicieux au cactus baladeur, puis les suivit.

7

En atteignant le chemin cimenté, Jake s’immobilisa. À une cinquantaine de mètres plus bas sur la route (car il s’agissait bel et bien d’une route, ou de ce qui avait été une route), des rails traversaient le passage, pour aller se perdre en direction de la Devar-Tete Whye, qu’ils enjambaient sur un pont. Les vieux folken l’appelaient la chaussée du diable, leur avait appris Callahan.

— Les trains qui ramènent les crânés de Tonnefoudre empruntent ces rails, murmura-t-il à Ote.

Sentait-il l’appel du Rayon ? Jake en était persuadé. Il avait l’impression que quand il quitterait Calla Bryn Sturgis — s’ils quittaient Calla Bryn Sturgis un jour — ce serait par là.

Il resta encore un peu sans bouger, ayant déchaussé ses étriers, puis il fit repartir le poney sur la route défoncée, vers le bâtiment. Il lui faisait penser à une hutte en tôle en plein camp militaire. Avec ses pattes courtes, Ote avait du mal à avancer sur le terrain accidenté. Le revêtement cabossé aurait été très mauvais pour son cheval aussi. Une fois passée la grille entrouverte, Jake mit de nouveau pied à terre et chercha un endroit où attacher sa monture. Il y avait des buissons tout près, mais quelque chose lui disait justement qu’ils étaient trop près. Trop visibles. Il fit encore avancer le poney, puis s’arrêta et regarda autour de lui, à la recherche d’Ote.

— Ici !

— Ici ! Ote ! Ake !

Jake trouva d’autres buissons derrière un tas de cailloux qui ressemblait à un empilement de blocs de pierre miniatures et érodés. Il se sentit assez en sécurité pour attacher le poney. Cela fait, il caressa son long nez soyeux.

— Pas longtemps, promit-il. Tu seras sage ?

Le poney souffla par les naseaux et parut hocher la tête. Ce qui ne voulait absolument rien dire, Jake le savait. Et c’était sans doute là une précaution inutile, de toute façon. Mais on n’était jamais trop prudent. Il retourna sur la route et se baissa pour prendre le bafouilleux dans ses bras. Dès qu’il se redressa, une rangée de lumières vives s’alluma, le clouant sur place comme un insecte sous la lunette d’un microscope. Ote dans un bras, il leva l’autre pour se protéger les yeux. Ote gémit en clignant des paupières.

Il n’y eut aucune sommation, on ne lui cria pas de décliner son identité ; il n’entendit rien d’autre que le chuintement léger de la brise. Les projecteurs étaient vraisemblablement déclenchés par des détecteurs de mouvement. Et la suite ? Des mitraillettes commandées par ordinateur dipolaire ? Une attaque de petits robots redoutables, comme ceux que Roland, Eddie et Susannah avaient expédiés aux quatre coins de la clairière où commençait le Rayon qu’ils avaient suivi ? Ou peut-être un filet géant tombé du ciel, comme dans ce film qu’il avait vu à la télé, qui se passait dans la jungle ?

Jake leva les yeux. Pas de filet. Pas de mitraillettes, non plus. Il se remit en marche, prenant garde aux énormes nids-de-poule et sautant par-dessus une ravine. Au-delà, la route penchait et était bardée de fissures, mais elle paraissait ininterrompue.

— Tu peux descendre, maintenant, dit-il à Ote. Mon vieux, ce que tu es lourd. Fais attention ou bien je vais te mettre au régime Weight Watchers.

Il regarda droit devant lui, plissant les yeux à cause du flot de lumière aveuglante. Les projecteurs étaient alignés, juste en dessous de la ligne du toit de la hutte. Ils lui dessinaient une longue ombre noire, qui s’étirait derrière lui. Il vit des cadavres de chats-des-roches, deux à sa gauche et deux autres à sa droite. Trois d’entre eux étaient déjà réduits à l’état de squelettes. Le quatrième était dans un état de décomposition avancé. Mais Jake aperçut un trou, trop gros pour avoir été fait pas une balle. Il misa sur un bab-bolt. C’était une hypothèse rassurante. Aucune arme super-sophistiquée ici. Pourtant il était fou de ne pas retourner ventre à terre d’où il était venu. N’est-ce pas ?

— Complètement fou, dit-il.

— Ou, répéta Ote, toujours sur les talons de Jake.

Une minute plus tard, ils atteignirent la porte de la cabane. Au-dessus, sur une plaque de métal rouillée, il lut :

NORTH CENTRAL POSITRONICS
Couloir nord-ouest
Quadrant de l’Arc

AVANT-POSTE 16

Sécurité moyenne
CODE VERBAL D’ENTRÉE EXIGÉ

Sur la porte elle-même, pendant au bout de deux simples crochets, il vit un autre panneau. Une blague ? Un surnom quelconque ? Sans doute un peu des deux, pensa Jake. Les lettres étaient rongées de rouille et usées par Dieu savait combien d’années de vent sableux, mais il arriva à les déchiffrer :

BIENVENUE AU DOGAN
8

Jake s’attendait à ce que la porte fût verrouillée et il ne fut pas déçu. La poignée joua à peine. Neuve, il aurait été impossible de la faire bouger d’un poil. Une petite plaque métallique avec une grille et un bouton avait été placée à gauche de la porte. Le mot VERBAL était inscrit en dessous. Jake tendit la main vers le bouton et soudain les projecteurs du toit s’éteignirent, le laissant dans ce qui lui parut d’abord l’obscurité la plus totale. Ils sont sur minuterie, se dit-il, attendant que ses yeux s’habituent. Courte, la minuterie. Ou peut-être qu’ils commencent tout simplement à fatiguer, comme tout ce que les Anciens ont laissé derrière eux.

Ses yeux s’accoutumèrent de nouveau au clair de lune, et il vit de nouveau la petite grille. Pour le code d’entrée, il avait une petite idée. Il appuya sur le bouton.

— BIENVENUE À L’AVANT-POSTE 16 DE L’ARC DU QUADRANT, dit une voix.

Jake fit un bond en arrière, étouffant un cri. Il s’était attendu à entendre une voix, mais pas une voix qui ressemble à ce point à celle de Blaine le Mono. Il n’aurait presque pas été surpris de l’entendre prendre son accent à la John Wayne pour le traiter de petit fouineur.

— CECI EST UN AVANT-POSTE DE SÉCURITÉ MOYENNE, VEUILLEZ DONNER LE CODE D’ACCÈS VERBAL. VOUS AVEZ DIX SECONDES. NEUF… HUIT…

— Dix-neuf, dit Jake.

— CODE D’ACCÈS INCORRECT, vous AVEZ DROIT À UN DEUXIÈME ESSAI. CINQ… QUATRE… TROIS…

— Quatre-vingt-dix-neuf, proposa Jake.

— MERCI.

Et la porte s’ouvrit dans un déclic.

9

Accompagné d’Ote, Jake pénétra dans une pièce qui lui rappela la grande salle de contrôle dans laquelle Roland l’avait porté sous la cité de Lud, alors qu’ils suivaient la boule d’acier qui les avait guidés jusqu’au berceau de Blaine. Cette pièce-ci était plus petite, mais les cadrans et les panneaux avaient l’air identiques. Il y avait des chaises derrière certains postes de contrôle, le genre de chaises qu’on fait rouler, afin que la personne assise puisse passer d’un poste à un autre sans avoir à se relever. Il y avait un léger courant d’air frais, mais Jake entendait de temps à autre un cliquetis provenant du mécanisme qui commandait la soufflerie. Et bien que les trois quarts des panneaux fussent allumés, bon nombre d’entre eux étaient éteints. Vieux et fatigués : il ne s’était pas trompé. Dans un coin, un squelette dans un reste d’uniforme kaki exhibait un large rictus.

D’un côté de la pièce était alignée une suite d’écrans de téléviseurs. Pour Jake, ils évoquaient un peu le bureau de son père, même si ce dernier ne possédait que trois écrans — un pour chaque chaîne — alors que là, il y en avait… il les compta. Trente. Trois d’entre eux diffusaient des images floues qu’il n’arrivait pas à identifier. Sur deux autres défilaient des zébrures, comme si le tube avait lâché. Quatre étaient complètement noirs. Les vingt et un autres projetaient des images que Jake contemplaient avec un émerveillement croissant. Une demi-douzaine montraient des étendues désertiques, y compris le haut des collines protégé par les deux cactus informes. Deux autres montraient l’avant-poste — le Dogan — vu de derrière et depuis la route. Sur la rangée du dessous, il vit sur les trois écrans l’intérieur du Dogan. La pièce sur le premier ressemblait à une cuisine ou à une coquerie. La deuxième était un petit dortoir apparemment équipé pour huit couchages (dans l’une des couchettes du haut, Jake aperçut un squelette). La troisième image montrait la pièce dans laquelle ils se trouvaient, vue d’en haut. Jake les voyait tous les deux, Ote et lui. Il y avait aussi un écran avec un tronçon de rails, un autre avec la Petite Whye de ce côté-ci, magnifique sous le clair de lune. Au bout à droite, il y avait la chaussée traversée par les rails.

Ce furent les images sur les huit autres écrans en état de marche qui stupéfièrent Jake. Sur l’une apparaissait l’Épicerie Générale Took, à présent déserte et obscure, fermée jusqu’au jour. À côté, il reconnut le Pavillon. Puis, sur deux autres écrans, la grand-rue de La Calla. Puis l’église Notre-Dame de la Sérénité, le salon du presbytère… l’intérieur du presbytère ! Jake voyait même le chat du Père, Kafouine, endormi près du foyer. Les deux derniers montraient le village Manni, du moins Jake le supposa-t-il (il n’y était jamais allé).

Mais où sont les caméras, bon sang ? se demanda Jake. Comment se fait-il que personne ne les voit ?

Parce qu’elles étaient trop petites, sans doute. Et parce qu’elles étaient cachées. Souriez, vous êtes filmé par la Caméra Cachée.

Mais l’église… le presbytère… des bâtiments qui n’existaient même pas, encore quelques années auparavant. Et à l’intérieur ? à l’intérieur du presbytère ? Qui avait placé une caméra là, et quand ?

Jake ne savait peut-être pas quand, mais il avait un terrible pressentiment quant au nom de la personne qui l’avait fait. Dieu merci ils avaient tenu presque toutes leurs palabres sous le porche, ou dehors, sur la pelouse. Mais même, comment savoir combien les Loups savaient ? Quelle était l’ampleur de ce que ces machines infernales, ces putains de machines, avaient enregistré ?

Et retransmis ?

Jake ressentit une douleur dans les mains et se rendit compte qu’il les tenait tellement serrées l’une contre l’autre que les ongles lui rentraient dans les paumes. Il eut du mal à les dénouer. Il s’attendait toujours à ce que la voix du haut-parleur derrière la grille — cette voix qui ressemblait tellement à celle de Blaine — le mette au défi, lui demande ce qu’il faisait là. Mais il n’y avait que le silence, dans cette pièce qui n’était pas tout à fait une chambre de la ruine ; aucun son sinon le bourdonnement sourd des moniteurs et le « zoum » soudain des climatiseurs. Il jeta un œil par-dessus son épaule, en direction de la porte, et vit qu’elle s’était refermée derrière lui, grâce à un système pneumatique. Il ne s’en inquiéta pas outre mesure ; elle s’ouvrait sans doute aisément, de ce côté-ci. Dans le cas contraire, ce bon vieux quatre-vingt-dix-neuf le sortirait de là. Il se rappela comment il s’était présenté aux folken de La Calla, lors de cette première soirée au Pavillon — une soirée qui lui paraissait déjà très lointaine. Je m’appelle Jake Chambers, fils d’Elmer, de la lignée d’Eld, leur avait-il dit. Du ka-tet de Quatre-Vingt-Dix et Neuf. Pourquoi avait-il dit une chose pareille ? Il n’en savait rien. Tout ce qu’il savait, c’est que tout commençait à ressurgir. À l’école, Mme Avery leur avait lu un poème intitulé « La Seconde Venue », de William Butler Yeats. Ça parlait d’un faucon qui tournait et tournait en une gire de plus en plus vaste, qui était — à en croire Mme Avery — une sorte de cercle. Sauf qu’ici, c’était plutôt une spirale, pas un cercle. Car le ka-tet de Dix-Neuf (ou de Quatre-vingt-dix et neuf, car Jake avait le sentiment qu’ils n’étaient qu’une seule et même chose), tout se resserrait alors qu’autour d’eux le monde vieillissait, se relâchait, se refermait et perdait des pans entiers de lui-même. C’était comme se trouver dans le cyclone qui avait transporté Dorothy au Pays d’Oz, où les sorcières étaient réelles et où les guignols faisaient la loi. Au fond de lui, Jake ne trouvait pas étrange qu’ils soient condamnés à revoir toujours les mêmes choses, et de plus en plus souvent, parce que…

Son œil fut attiré par du mouvement, sur l’un des écrans. Il vit le Pa de Benny et Andy le Robot Messager qui arrivaient par la colline gardée par les cactus sentinelles. Sur l’écran, les bras épineux se tendirent vers l’avant pour bloquer le passage — et, peut-être, empaler leur proie. Andy, cependant, n’avait aucune raison de craindre les aiguilles de cactus. Il balança un bras et cassa net un des cactus en son milieu. Il tomba dans la poussière, faisant jaillir une matière visqueuse et blanche. Peut-être n’était-ce pas de la sève, après tout, se dit Jake. Peut-être que c’était du sang. Quoi qu’il en soit, le cactus de l’autre côté battit en retraite précipitamment. Andy et Ben Slightman restèrent sur place pendant un moment, peut-être pour discuter de la question. La résolution de l’écran n’était pas assez bonne pour permettre de voir si leurs bouches bougeaient ou non. Jake fut saisi d’un élan de panique effroyable, qui lui noua la gorge. Son corps lui parut soudain trop lourd, comme s’il était aspiré par la gravité d’une planète géante, comme Jupiter ou Saturne. Il ne pouvait plus respirer ; sa poitrine restait parfaitement plate. C’est ce que Boucle d’Or aurait probablement ressenti, se dit-il, de manière très vague et très lointaine, si elle s’était réveillée dans le petit lit qui était à sa taille, pour entendre les Trois Ours rentrer. Il n’avait pas mangé la bouillie, il n’avait pas cassé la chaise du petit ours, mais il connaissait désormais trop de secrets. Qui se résumaient en un secret. Un secret monstrueux.

À présent, ils descendaient la route. En direction du Dogan.

Ote levait vers lui un regard anxieux, son long cou étiré au maximum, mais Jake le voyait à peine. Des fleurs noires étaient en train d’éclore devant ses yeux. Bientôt il s’évanouirait. Ils le trouveraient étalé sur le sol, ici même. Ote essaierait sans doute de le protéger, mais si Andy ne s’occupait pas du bafouilleux, Ben Slightman s’en chargerait. Il y avait quatre chats-des-roches morts dehors, et le Pa de Benny en avait eu au moins un avec son fidèle bah. Un petit bafou-bafouilleux hargneux ne lui poserait aucun problème.

Tu es donc lâche à ce point ? demanda Roland à l’intérieur de son crâne. Mais pourquoi prendraient-ils la peine de tuer un petit couard comme toi ? Pourquoi ne l’enverraient-ils pas tout simplement à l’ouest, avec les rebuts qui avaient oublié le visage de leur père ?

C’est ce qui lui fit reprendre ses esprits. En grande partie, en tout cas. Il inspira très profondément, engloutissant l’air jusqu’à s’en faire mal aux poumons. Il l’expulsa dans un « pfouh » explosif. Puis il se flanqua une bonne gifle en travers du visage.

— Ake ! s’exclama Ote, sur un ton désapprobateur — et presque choqué.

— Ça va, répondit-il.

Il se tourna vers les moniteurs montrant la cuisine et le dortoir, et opta pour le dernier. Il n’y avait nulle part où se cacher, dans la cuisine. Peut-être un placard, mais s’il n’en trouvait aucun ? Il serait cuit.

— Ote, à moi, dit-il, et il traversa la salle bourdonnante, sous les vives lumières blanches.

10

Le dortoir respirait encore l’arôme éventé d’anciennes épices : la cannelle et le girofle. Jake se demanda — de manière périphérique et distraite — si les tombeaux sous les pyramides avaient la même odeur, lorsque les premiers explorateurs les avaient profanés. En haut dans le coin, le squelette sur sa couchette lui adressait un grand sourire, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Envie d’un petit somme, petit fouineur ? Moi je fais une grosse sieste ! Dans sa cage thoracique scintillaient des toiles d’araignée soyeuses, et Jake se demanda, toujours distraitement, combien de générations de bébés araignées étaient nés dans cette cavité. Sur un autre oreiller reposait une mâchoire, qui fit remonter du fond de sa mémoire un souvenir spectral et abominable. Autrefois, dans un monde où Jake était mort, le Pistolero avait trouvé une mâchoire comme celle-là. Et il l’avait utilisée.

L’esprit de Jake était surtout préoccupé par deux questions, qu’il se posait froidement, et d’une résolution qu’il avait prise encore plus froidement. Les questions étaient de savoir combien de temps il leur faudrait pour arriver jusqu’ici, et s’ils découvriraient ou non son poney. Si Slightman avait été lui-même à cheval, Jake était certain que le gentil petit poney aurait poussé un hennissement de bienvenue. Heureusement, Slightman était à pied, comme la dernière fois. Et Jake serait venu à pied lui-même, s’il avait su que son but se situait à un kilomètre à peine du fleuve. Mais lorsqu’il avait quitté le Rocking B, il n’était même pas certain d’avoir un but.

Sa résolution, c’était de tuer aussi bien l’homme de fer que l’homme de chair, s’il était découvert. S’il le pouvait, bien entendu. Andy lui donnerait peut-être du mal, mais ces yeux de verre bleu qui lui sortaient de la tête avaient tout l’air d’un point faible. S’il pouvait l’aveugler…

Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, lui dit le Pistolero, qui désormais ne quittait plus sa tête, pour le meilleur et pour le pire. Ton boulot, maintenant, c’est de te cacher où tu le pourras. Où ?

Pas sur les couchettes. Elles étaient toutes visibles depuis le moniteur qui montrait cette pièce, et en aucun cas il ne pouvait « incarner » un squelette. Sous l’un des deux lits superposés à l’arrière ? Risqué, mais ça pourrait marcher… à moins que…

Jake aperçut une autre porte. Il se précipita, appuya de tout son poids sur la poignée, et la porte s’ouvrit. C’était un placard, et les placards faisaient de bonnes cachettes, mais celui-ci était plein à craquer de vieux équipements électroniques poussiéreux. Une partie dégringola à l’extérieur.

— Fayots ! lâcha-t-il doucement, de l’urgence dans la voix.

Il ramassa ce qui était tombé, le fourra tant bien que mal dans le placard et referma la porte. OK, alors ce serait sous l’un des…

— BIENVENUE À L’AVANT-POSTE 16 DE L’ARC DU QUADRANT, tonna la voix enregistrée.

Jake tressaillit. Il aperçut une nouvelle porte, sur la gauche cette fois, et entrebâillée. Essayer la porte ou se glisser sous un de ces lits, à l’arrière ? Il n’avait pas le temps de tenter les deux planques.

— CECI EST UN AVANT-POSTE DE SÉCURITÉ MOYENNE.

Jake opta pour la porte, et il fit bien d’agir vite, car Slightman ne laissa pas à la bande le temps de dérouler tout son message.

— Quatre-vingt-dix-neuf, lança sa voix dans les haut-parleurs.

La voix synthétique le remercia.

C’était encore un placard, vide à l’exception de quelques chemises moisissant dans un coin et d’un poncho maculé de boue séchée accroché à un clou. L’air était presque aussi poussiéreux que le poncho lui-même, et Ote émit trois éternuements délicats sitôt qu’il mit une patte dans le placard.

Jake s’agenouilla et passa le bras autour du cou fin d’Ote.

— Plus de ça, à moins que tu veuilles nous faire tuer tous les deux. Tais-toi, Ote.

— Titoa, Ote, chuchota le bafouilleux, en lui adressant un clin d’œil.

Jake tendit le bras et tira la porte vers lui, la laissant entrebâillée de quelques centimètres, comme elle l’était avant. Enfin, espérait-il.

11

Il les entendait très distinctement — trop distinctement. Jake comprit que tout le bâtiment était truffé de micros et de haut-parleurs. Ce qui n’arrangea en rien son état de nervosité. Parce que si Ote et lui pouvaient les entendre eux…

Ils discutaient des cactus, ou plutôt Slightman discutait des cactus. Il les surnommait les bras-gités, et il voulait savoir ce qui les avait autant excités.

— Des chats-des-roches, à ’en pas douter, sai, répondit Andy de sa voix condescendante et légèrement efféminée. Eddie disait qu’Andy lui rappelait un robot qui s’appelait C3PO, dans La Guerre des Étoiles, un film que Jake avait attendu avec impatience. Il l’avait raté à moins d’un mois.

— C’est la saison des amours, pour eux, vous savez.

— Rien à foutre, avait répondu Slightman. Tu essaies de me dire que les bras-gités ne distinguent pas les chats-des-roches de quelque chose qu’ils peuvent attraper et manger ? Quelqu’un est passé par là, je te le dis. Et il n’y a pas si longtemps.

Une pensée glaciale traversa l’esprit de Jake : avait-il vu de la poussière sur le sol du Dogan ? Il avait été trop occupé à contempler les écrans pour regarder. Si Ote et lui avaient laissé des traces, ces deux-là l’avaient sans doute déjà remarqué. Peut-être faisaient-ils seulement semblant de discuter des cactus, tout en se dirigeant vers le dortoir.

Jake sortit le Ruger de son crampon de débardeur et le tint dans sa main droite, le pouce sur la sécurité.

— Une conscience coupable fait de tout homme un lâche, débita Andy de sa voix complaisante, d’un air de dire « j’ai cru que ça vous intéresserait de le savoir ». C’est une adaptation personnelle de…

— La ferme, sac à boulons, lâcha Slightman d’une voix hargneuse. Je…

Puis il poussa un hurlement. Jake sentit Ote se raidir contre lui, et sa fourrure se dresser sur son échine. Le bafouilleux se mit à gronder. Jake glissa une main autour de son museau.

— Lâche-moi ! hurla Slightman. Lâche-moi !

— Bien sûr, sai Slightman, répondit Andy, à présent plein de sollicitude. Je n’ai fait que pincer un petit nerf au niveau de votre coude, vous savez. Il n’y aurait aucun dégât durable, sauf si j’y appliquais une pression de vingt pieds par livre.

— Et pourquoi tu ferais une chose pareille, bon Dieu ? gémit Slightman, presque pleurnichard. Est-ce que je ne fais pas tout ce que tu veux, et même plus ? Est-ce que je ne risque pas ma vie pour mon garçon ?

— Sans oublier quelques petits avantages, corrigea Andy d’une voix suave. Vos lunettes… cette machine à musique que vous gardez tout au fond de votre sacoche… et, bien sûr…

— Tu sais pourquoi je le fais, et ce qui m’arriverait si j’étais découvert, fit Slightman.

Il avait abandonné les pleurnicheries. Il avait pris un ton digne et un peu las. Jake écouta sa voix avec un désespoir croissant. S’il s’en sortait et qu’il devait dénoncer le Pa de Benny, il voulait dénoncer un traître.

— Oui-là, j’ai accepté quelques avantages, tu dis vrai, je dis grand merci. Des lunettes, pour mieux voir le visage de ceux que je trahis, ceux que je connais depuis toujours. Une machine à musique, pour ne pas avoir à écouter toute la nuit cette conscience dont tu me rebats sans cesse les oreilles, et pour pouvoir dormir. Et puis tu viens me pincer le bras et j’ai l’impression que mes riza d’yeux vont me tomber de ma riza de tête.

— Je l’accepte de tous les autres, dit Andy, d’une voix changée.

Une fois encore, Jake repensa à Blaine, ce qui ne fit qu’augmenter son désarroi. Que se passerait-il si Tian Jaffords entendait cette voix ? Et Vaughn Eisenhart ? Overholser ? Et tous les autres folken ?

— Ils me considèrent avec mépris, et jamais je n’exprime une parole de protestation, sans parler de lever la main sur eux. « Viens ici, Andy. Va là-bas, Andy. Fais taire tes chansons stupides, Andy. Arrête tes jacasseries. On ne veut pas de tes prédictions, on ne veut pas les entendre. » Alors je ne dis plus rien, sauf ce qui concerne les Loups, parce que ce qui les rend tristes, ils veulent bien l’entendre, alors je leur dis, ça oui ; pour moi chaque larme est une goutte d’or. « T’es rien d’autre qu’un tas de fils stupide, ils disent. Dis-nous plutôt le temps qu’il va faire, chante une berceuse au babé, et puis après ça fiche-moi le camp d’ici. » Et je les laisse faire. Quel idiot, cet Andy, c’est le jouet des gosses, toujours la proie facile, pour les injures. Mais je n’accepterai pas d’injures de vous, sai. Vous espérez avoir un avenir à La Calla quand les Loups en auront fini, pendant encore quelques années, n’est-ce pas ?

— Tu sais bien que oui, répondit Slightman, à voix si basse que Jake l’entendit à peine. Et je le mérite.

— Vous et votre fils, dites tous les deux grand merci, de pouvoir finir vos jours à La Calla, dites tous les deux commala ! Et c’est possible, mais ça ne dépend pas seulement de la mort des habitants du Monde de l’Extérieur. Ça dépend de mon silence. Si vous le voulez, j’exige le respect.

— C’est absurde, fit Slightman après une courte pause.

Depuis sa cachette dans le placard, Jake approuva de bon cœur. Un robot qui exigeait le respect, c’était bel et bien absurde. Mais pas plus qu’un ours géant faisant sa ronde dans une forêt vide, qu’une brute Morlock essayant de percer les mystères des ordinateurs dipolaires, ou encore qu’un train qui ne vivait que pour résoudre des devinettes.

— De plus, écoute-moi, je te prie, comment je pourrais te respecter, quand je ne me respecte pas moi-même ?

Il y eut un cliquetis mécanique très bruyant. Jake avait entendu Blaine émettre un son comparable quand il avait senti l’étau de l’absurde se refermer sur lui, menaçant de faire griller ses circuits logiques. Puis Andy répondit :

— Aucune réponse, dix-neuf. Connectez-vous et faites votre rapport, sai Slightman. Qu’on en finisse.

— Très bien.

Pendant une trentaine de secondes, il n’y eut plus que le bruit des touches d’un clavier, puis un sifflement aigu et stridulant qui fit grimacer Jake et grogner Ote. Jake n’avait jamais entendu un son pareil. Il venait du New York de 1977, et le terme modem n’avait aucun sens pour lui.

Le sifflement s’interrompit brusquement. Il y eut un temps de silence, puis :

— Ici AGUL SIENTO. FINLI O’TEGO. VEUILLEZ DONNER VOTRE MOT DE PASSE. VOUS AVEZ DIX SEC…

— Samedi, répondit Slightman, et Jake fronça les sourcils — avait-il jamais entendu ce mot charmant de ce côté-ci ? Il lui semblait bien que non.

— MERCI. AGUL SIENTO VOUS REÇOIT. VOUS ÊTES EN LIGNE.

Il y eut un nouveau sifflement, bref et strident.

— Au RAPPORT, SAMEDI.

Slightman raconta qu’il avait vu Roland et « le jeune » se rendre à la Grotte de la Porte, où il y avait maintenant une espèce de porte, probablement amenée là par les Manni. Il dit qu’il avait utilisé le porte-vue et que par conséquent il les avait bien vus…

— Le télescope, le corrigea Andy, revenu à son ton condescendant et efféminé. On appelle cet engin un télescope.

— Tu veux faire mon rapport à ma place, Andy ? demanda Slightman, sarcastique.

— J’implore votre pardon, fit Andy d’une voix douloureuse. Mille pardons, mille pardons, continuez, continuez, à votre guise.

Il y eut une pause. Jake imaginait Slightman en train de jeter un regard noir au robot, regard qui aurait perdu de sa férocité car Slightman devait tendre le cou. Il finit par poursuivre son rapport.

— Ils ont laissé leurs chevaux en bas et ils sont montés à pied. Ils portaient un sac rose qui passait de main en main, comme s’il était lourd. Je ne sais pas ce qu’ils trimballaient, c’était carré ; je voyais les coins dans le sac, en regardant dans le porte-vue télescope. Je peux faire deux suggestions ?

— Oui.

— Premièrement, ils ont dû mettre deux ou trois des livres les plus précieux du Père à l’abri. Si c’est le cas, peut-être qu’un Loup devrait être envoyé pour les détruire, une fois la mission principale accomplie.

— POURQUOI ?

La voix était parfaitement froide. Pas une voix humaine, en conclut Jake. Cette voix lui faisait peur et l’affaiblissait.

— Eh bien, pour faire un exemple, ne vous déplaise, répondit Slightman, comme si c’était une évidence. Que ça serve de leçon au prêtre !

— CALLAHAN NE SERA BIENTÔT PLUS EN MESURE DE RECEVOIR DE LEÇON, dit la voix. QUELLE EST VOTRE SECONDE SUGGESTION ?

Lorsque Slightman reprit la parole, il avait l’air secoué. Jake espérait que ce salopard de traître était réellement secoué. Il protégeait son fils, son seul fils, d’accord, mais s’il croyait que ça lui donnait le droit…

— Ou bien c’étaient des cartes. Je réfléchis à ça depuis bien long, et je me dis qu’un homme qui a des livres a sans doute aussi des cartes. Il leur a peut-être donné des plans des Régions de l’Est, avec un itinéraire vers Tonnefoudre — ils n’ont pas cherché à cacher que c’est là qu’ils projettent d’aller, ensuite. Si ce sont des cartes qu’ils ont emportées là-bas, grand bien leur fasse, même s’ils survivent. L’année prochaine, le nord sera l’est, et celle d’après, il changera de place avec le sud.

Dans l’obscurité poussiéreuse du placard, Jake visualisa soudain Andy en train de regarder Slightman faire son rapport. Les yeux bleus électriques d’Andy jetant des éclairs. Slightman ne le savait pas — personne à La Calla ne le savait —, mais ce clignotement rapide était chez le DNF-44821-V-63 l’expression de l’humour. En fait, il était en train de se moquer de Slightman.

Parce qu’il n’est pas dupe, se dit Jake. Parce qu’il sait ce qu’il y a réellement dans ce sac. Je parierais un paquet de biscuits qu’il le sait.

Pouvait-il en être certain ? Était-il possible de faire usage du shining sur un robot ?

S’il peut penser, lui dit le Pistolero dans sa tête, alors tu peux l’atteindre par le shining.

Eh bien… peut-être.

— Quoi que ce soit qu’ils transportaient, ça prouve bien qu’ils ont l’intention d’emmener les gosses dans les arroyos, disait Slightman. Non, qu’ils vont même les mettre dans cette grotte-là.

— Non, non, pas cette grotte-là, dit Andy, et bien que sa voix fût toujours aussi sérieuse, Jake imagina ses yeux qui clignotaient de plus en plus vite — qui palpitaient presque. Il y a trop de voix, dans cette grotte-là, elles feraient peur aux enfants ! Mon-salaud !

Le Robot Messager DNF-44821-V-63. Messager ! On pouvait accuser Slightman de trahison, mais comment en accuser Andy ? Tout ce qu’il faisait, tout ce qu’il était lui avait été imprimé sur la carcasse, visible de tous. C’était là depuis le début, sous leurs yeux à tous. Grands Dieux !

Pendant ce temps, le Pa de Benny progressait laborieusement et d’une voix impassible dans son rapport à Finli O’Tiego, qui se trouvait dans un lieu du nom d’Agul Siento.

— La mine qu’il nous a montrée sur la carte des Tavery, c’est la Gloria, et la Gloria est à moins de deux kilomètres de la Grotte des Voix. Mais ce salopard est gâche. Je peux suggérer autre chose ?

— Oui.

— L’arroyo qui mène à la Mine Gloria, il bifurque vers le sud, au bout d’environ quatre cents mètres. Il y a une autre vieille mine, au bout de ce chemin. La Plume-Rouge Deux, elle s’appelle. Leur dinh raconte aux gens qu’il veut mettre les gosses dans la Gloria, et je pense qu’il leur dira la même chose à la réunion qu’il va convoquer plus tard dans la semaine, celle lors de laquelle il demandera la permission de combattre les Loups. Mais ce que je crois, c’est que l’heure venue, il les mettra dans la Plume-Rouge, à la place. Il fera monter la garde aux Sœurs d’Oriza — devant et au-dessus, aussi — et vous feriez bien de ne pas sous-estimer ces dames.

— COMBIEN ?

— Je dirais cinq, s’il prend Sarey Adams. Plus des hommes avec des bah. Et il va faire lancer la marronne, aussi, et j’ai entendu dire qu’elle était bonne. La meilleure, peut-être bien. Mais de toute manière, on sait où seront les gosses. C’est une erreur de les mettre là-bas, mais il en sait rien. Il est dangereux, mais son esprit se fait vieux. Peut-être que ce genre de stratégie lui a réussi, avant.

Et c’était le cas, bien sûr. À Verrou Canyon, contre les hommes de Latigo.

— Le plus important, maintenant, c’est de découvrir où ils seront, lui, le jeune et le gamin, quand les Loups viendront. Il le dira peut-être à la réunion. Dans le cas contraire, il le dira peut-être à Eisenhart, après.

— OU À OVERHOLSER ?

— Non. Eisenhart est de leur côté. Overholser, non.

— VOUS DEVEZ DÉCOUVRIR OÙ ILS SERONT.

— Je sais, répondit Slightman. On trouvera, Andy et moi, et alors on fera un dernier voyage dans ce maudit trou. Après ça, je le jure par Dame Oriza et par l’Homme Jésus, j’aurai fait mon dû. Maintenant on peut partir d’ici ?

— Dans un instant, sai, intervint Andy. J’ai moi aussi un rapport à faire, vous savez.

Il y eut à nouveau un long sifflement. Jake attendit que ce fût fini en grinçant des dents. Finli O’Tiego se déconnecta.

— On a fini ? demanda Slightman.

— Sauf si vous avez une bonne raison de traîner dans le coin, je dirais que oui.

— Est-ce que quelque chose ici te paraît différent ? demanda soudain Slightman, et Jake sentit son sang se figer.

— Non, répondit Andy, mais j’ai un grand respect pour l’intuition humaine. Avez-vous une intuition, sai ?

Il y eut une pause, qui parut à Jake durer une minute entière, même s’il savait que ce n’était probablement pas le cas. La tête d’Ote appuyée contre sa cuisse, il attendit.

— Non, finit par dire Slightman. Je dois juste être un peu nerveux, parce que la date approche. Mon Dieu, comme je voudrais que ce soit déjà fini ! J’ai horreur de tout ça !

— Vous faites ce qu’il faut, sai.

Jake ne savait pas l’effet produit sur Slightman, mais l’accent plein de compassion maniérée d’Andy lui donna envie de montrer les dents.

— La seule chose à faire, en fait. Ce n’est pas votre faute si vous êtes le père du seul jumeau dépareillé de Calla Bryn Sturgis, si ? Je connais une chanson qui montre ce dilemme de manière particulièrement touchante. Peut-être voudriez-vous l’enten…

— La ferme ! s’écria Slightman d’une voix étranglée. La ferme, espèce de diable mécanique ! J’ai vendu mon âme, bon sang, ça ne te suffit pas ? Il faut en plus qu’on se rie de moi ?

— Si je vous ai offensé, je vous prie de m’excuser, du fond de mon cœur hypothétique. En d’autres termes, j’implore votre pardon.

Il avait l’air sincère. Comme s’il le pensait, jusqu’au dernier mot. Doux comme si du miel allait couler de sa bouche. Pourtant Jake était absolument certain que les yeux d’Andy lançaient des éclairs bleus, comme de grands éclats de rire silencieux.

12

Les conspirateurs se retirèrent. Les haut-parleurs au-dessus d’eux émirent une sorte de petite mélodie étrange et absurde (absurde pour Jake, en tout cas), puis ce fut le silence. Il s’attendait à ce qu’ils découvrent son poney, à ce qu’ils reviennent le chercher lui, le trouvent et le tuent. Lorsqu’il eut compté jusqu’à cent vingt et constaté qu’ils n’étaient toujours pas revenus, il se releva (l’excès d’adrénaline dans son corps le laissait ankylosé comme un vieillard) et retourna dans la salle de contrôle. Il arriva juste à temps pour voir les projecteurs déclenchés par les détecteurs de mouvement s’éteindre. Il jeta un œil à l’écran montrant le haut de la colline et vit les derniers visiteurs du Dogan qui slalomaient entre les bras-gités. Cette fois-ci, les cactus ne bougèrent pas. Ils avaient visiblement retenu la leçon. Jake regarda Slightman et Andy s’éloigner, avec un amusement amer devant la différence de taille entre eux. Quand son père croisait un type et son chien dans la rue, il ne pouvait pas s’empêcher de dire Qu’ils montent un spectacle, tous les deux ! C’était le mieux que pouvait faire Elmer Chambers, en matière de blague.

Quand ce duo-là fut hors de sa vue, Jake baissa les yeux vers le sol. Ni poussière, ni traces. Il aurait dû s’en rendre compte en entrant. En tout cas, Roland s’en serait rendu compte. Roland aurait tout vu.

Jake voulait partir, mais se força à attendre. S’ils voyaient s’allumer les projecteurs derrière eux, ils en déduiraient probablement qu’il s’agissait d’un chat-des-roches (ou peut-être ce que Benny appelait un « armydillo »), mais il ne pouvait se satisfaire d’un probablement. Pour passer le temps, il passa en revue les écrans de surveillance, dont bon nombre portaient la marque Industries LaMerk. Il reconnut aussi des logos familiers, comme GE et IBM, plus un qu’il ne connaissait pas — Microsoft. Tous ces gadgets étaient estampillés « FABRIQUÉ AUX ÉTATS-UNIS ». Les produits LaMerk, non.

Il était presque sûr que certains des claviers qu’il voyait — il y en avait au moins deux douzaines — contrôlaient des ordinateurs. Quelle autre sorte de gadgets y avait-il, là-bas ? Combien étaient encore en état de fonctionner ? Y avait-il des armes stockées ? Sans savoir pourquoi, il se dit que la réponse à cette dernière question était non — s’il y avait eu des armes autrefois, elles avaient sans doute été confisquées, sans doute par Andy le Robot Messager (Nombreuses Autres Fonctions).

Il estima enfin qu’il n’y avait plus de danger immédiat… à condition de se montrer extrêmement prudent, de chevaucher en silence jusqu’au fleuve et de prendre mille précautions à l’approche du Rocking B. Il était presque à la porte quand lui vint une autre question. Y avait-il un enregistrement de sa visite au Dogan ? Ote et lui apparaissaient-ils sur une vidéo ? Il examina une nouvelle fois les écrans, surtout celui de la salle de contrôle. Ote et lui étaient de nouveau à l’image. Vu l’angle élevé de la caméra, n’importe qui pénétrant dans la pièce serait apparu à l’image.

Oublie ça, Jake, lui conseilla le Pistolero dans sa tête. Tu ne peux rien y faire, alors oublie. Si tu commences à essayer de fouiner, c’est là que tu vas laisser des traces. Peut-être même déclencher une alarme.

Ce fut l’idée de déclencher une alarme qui l’emporta. Il prit Ote dans ses bras — autant pour se réconforter que pour autre chose — et se tira de là. Son poney était toujours exactement là où Jake l’avait laissé, broutant rêveusement les buissons au clair de lune. Il n’y avait pas d’empreintes sur le sol dur… mais Jake constata qu’il n’en laissait pas lui-même. Andy aurait sans doute craquelé la croûte poussiéreuse en passant, mais pas lui. Il n’était pas assez lourd. Le Pa de Benny non plus, sans doute.

Laisse tomber. S’ils avaient senti ta présence, ils seraient revenus.

Jake se dit que c’était vrai, ce qui ne l’empêchait pas de se sentir comme Boucle d’Or sortant en catimini de la maison des Trois Ours. Il ramena son poney sur la route du désert, puis enfila le poncho et glissa Ote dans la grande poche avant. En montant en selle, il cogna Ote contre le pommeau.

— Ouch, Ake ! glapit Ote.

— Suffit, petit bébé, dit Jake en faisant pivoter sa monture vers le fleuve. Il faut te taire, maintenant.

— Teutèr, acquiesça Ote, en lui adressant un clin d’œil.

Jake passa les doigts dans la fourrure épaisse du bafouilleux et le gratouilla à l’endroit qu’il préférait. Ote ferma les yeux, tendit le cou de manière presque comique et sourit.

Quand ils atteignirent la rivière, Jake mit pied à terre et scruta les alentours, devant et derrière lui. Bien qu’il ne vît rien, il sentit son cœur battre la chamade pendant toute la traversée. Il ressassait ce qu’il essaierait de répondre au Pa de Benny, si ce dernier l’interpellait pour lui demander ce qu’il faisait dehors au beau milieu de la nuit. Rien ne lui venait. En cours d’anglais, il avait presque toujours obtenu d’excellentes notes à ses compositions, mais il se rendait compte maintenant que la peur et l’imagination ne faisaient pas bon ménage. Si le Pa de Benny l’apercevait, Jake serait fichu. C’était aussi simple que ça.

Mais personne ne l’interpella — ni au passage de la rivière, ni sur le chemin du Rocking B, ni quand il dessella le cheval et qu’il le bouchonna. Le monde n’était que silence, et Jake n’en demandait pas plus.

13

Quand Jake fut de nouveau allongé sur sa couchette et qu’il eut remonté les couvertures sous son menton, Ote sauta sur le lit de Benny et se coucha en rond, la truffe sous la queue. Benny grogna dans son sommeil profond, tendit la main, et fit une caresse sur le flanc d’Ote.

Troublé, Jake resta un moment à regarder le garçon endormi. Il aimait bien Benny — il était franc, il savait s’amuser mais ne rechignait pas à travailler dur quand il y avait des corvées à faire. Il aimait le rire de Benny qui faisait des tyroliennes quand il trouvait quelque chose drôle, et aussi le fait qu’ils se ressemblaient sur tellement de points, et…

Et jusqu’à ce soir, Jake aimait bien le Pa de Benny, aussi.

Il essaya d’imaginer comment Benny le regarderait, quand il découvrirait : 1) que son père était un traître ; 2) que c’était son ami qui l’avait dénoncé. Jake se dit qu’il supporterait la colère. Mais pas la souffrance.

Tu penses que ce ne sera qu’une question de souffrance ? Un peu de souffrance, c’est tout ? Tu ferais bien d’y réfléchir à deux fois. Il n’y a pas beaucoup de sécurité, dans le monde de Benny Slightman, et là le sol va s’ouvrir sous ses pieds. Tous ses repères vont s’écrouler.

C’est pas ma faute si son père est un espion et un traître.

Mais ce n’était pas non plus celle de Benny. Et si on demandait à Slightman, il répondrait probablement que ce n’était même pas sa faute à lui, qu’on l’y avait forcé. Et Jake devait bien reconnaître que c’était presque vrai. Complètement vrai, même, du point de vue du père. Mais qu’avaient donc les jumeaux de La Calla, qui fût si précieux pour les Loups ? Quelque chose dans leur cerveau, de toute évidence. Une enzyme ou une sécrétion particulière, que ne produisaient pas les enfants uniques. L’enzyme ou la sécrétion responsable de la fameuse « télépathie gémellaire ». Quoi que ce fût, ils pouvaient le prendre chez Benny Slightman, parce que Benny Slightman n’avait que l’apparence d’un enfant unique. Sa sœur était morte ? C’était pas de pot, pas vrai ? Vraiment pas de pot, surtout pour le père, qui aimait tant le seul qui lui restait. Qui ne supportait pas l’idée de le perdre.

Et si Roland le tue ? Comment Benny te regardera-t-il, alors ?

Autrefois, dans une autre vie, Roland avait promis de prendre soin de Jake Chambers, puis il l’avait laissé tomber dans les ténèbres. Jake avait alors cru qu’il n’y avait pas pire trahison que celle-là. Maintenant il n’en était plus si sûr. Non, plus sûr du tout. Ces pensées sinistres le gardèrent éveillé pendant un long moment. Une demi-heure environ avant le lever du jour, il finit par sombrer dans un sommeil léger et tourmenté.

CHAPITRE 4 Le Joueur de Flûte

1

— Nous sommes un ka-tet, dit le Pistolero. Nous sommes un seul en plusieurs, la multiplicité faite unité. Il perçut le regard dubitatif de Callahan — impossible à rater — et hocha la tête.

— Oui, Père, vous êtes l’un des nôtres. Je ne sais pas pour combien de temps, mais je sais que c’est ainsi. Et mes amis aussi.

Jake opina du chef. De même qu’Eddie et Susannah. Ils se trouvaient dans le Pavillon. Après avoir entendu l’histoire de Jake, Roland ne voulait plus qu’ils se rencontrent au presbytère, pas même dans l’arrière-cour. Il pensait fort probable que Slightman ou Andy — peut-être un autre ami des Loups, qu’ils n’avaient pas encore démasqué — aient placé des micros là-bas, ainsi que des caméras. Le ciel était gris, il menaçait de pleuvoir, mais l’air restait remarquablement doux, si tard dans la saison. Des messieurs ou des dames bien intentionnés avaient ramassé les feuilles mortes, laissant un large cercle autour de la scène sur laquelle Roland et ses amis s’étaient présentés à la communauté, il n’y avait pas si longtemps, et l’herbe en dessous était aussi verte qu’en plein été. On voyait des folken faire voler des cerfs-volants, des couples se promenant main dans la main, deux ou trois vendeurs ambulants gardant un œil sur d’éventuels clients, et l’autre sur les nuages ventrus au-dessus de leurs têtes. Dans le kiosque à musique, le groupe de musiciens qui les avait accueillis à Calla Bryn Sturgis avec tant de brio s’entraînait à jouer quelques airs nouveaux. À deux ou trois occasions, des habitants de la ville s’étaient approchés de Roland et de ses amis pour passer un peu de temps avec eux, et à chaque fois, Roland avait secoué la tête sans sourire, ce qui les avait très rapidement découragés. Le temps des que-je-suis-content-de-vous-voir était fini. Ils en étaient presque arrivés à ce que Susannah appelait les choses sérieuses.

— Dans quatre jours aura lieu la réunion, dit Roland. Cette fois-ci, je pense convoquer toute la ville, pas seulement les hommes.

— Tu fais bien de compter sur toute la ville, répliqua Susannah. Si tu comptes sur ces dames pour lancer le plat et compenser le manque de fusils, je ne pense pas que ce soit trop demander que de les laisser entrer dans cette foutue salle.

— La réunion ne se tiendra pas dans la Salle du Conseil, s’il doit y avoir tout le monde, objecta Callahan. Il n’y aura pas assez de place. On allumera des flambeaux et on se réunira ici même.

— Et s’il pleut ? demanda Eddie.

— Eh bien s’il pleut, les gens seront mouillés, dit Callahan en haussant les épaules.

— Quatre jours avant la réunion, et neuf avant l’arrivée des Loups, récapitula Roland. C’est très certainement notre dernière occasion de palabrer comme nous le faisons — assis, la tête froide — jusqu’à ce que tout ça soit fini. Nous n’avons pas beaucoup de temps, aussi faut-il le mettre à profit.

Il tendit les mains. Jake en prit une, Susannah l’autre. Ils furent bientôt réunis en un petit cercle tous les cinq, main dans la main.

— Est-ce que tout le monde peut se voir ?

— Je te vois très bien, dit Jack.

— Très bien, Roland, renchérit Eddie.

— Clair comme de l’eau de roche, trésor, ajouta Susannah, le sourire aux lèvres.

Ote, qui reniflait l’herbe alentour, ne dit rien, mais il eut l’air de leur faire un clin d’œil.

— Père ? demanda Roland.

— Je vous vois et vous entends très bien, acquiesça Callahan avec un petit sourire. Et je suis heureux d’être de la partie. Jusqu’ici, du moins.

2

Roland, Eddie et Susannah avaient entendu la majeure partie du récit de Jake ; Jake et Susannah avaient entendu ceux de Roland et d’Eddie. Callahan eut donc un résumé du tout — ce qu’il devait appeler ensuite « la double intrigue ». Il écouta, les yeux écarquillés, et bouche bée pendant les trois quarts du temps. Il se signa lorsque Jake parla du placard où il s’était caché. À Eddie, le Père demanda :

— Vous n’étiez pas sérieux, quand vous parliez de tuer des femmes et des enfants, bien sûr ? C’était seulement du bluff ?

Eddie leva les yeux vers le ciel chargé, un léger sourire sur les lèvres. Puis il reporta son regard sur Callahan.

— Roland m’a dit que, pour un homme qui ne veut pas qu’on l’appelle Paternel, vous avez fait preuve d’attentions très paternelles, ces derniers temps.

— Si vous voulez parler du fait d’interrompre la grossesse de votre femme…

Eddie leva la main.

— Disons que je ne parle de rien en particulier. Je dis seulement qu’on a un travail à faire, ici, et qu’on a besoin de votre aide. Et la dernière chose qui pourrait nous aider, c’est de nous faire court-circuiter par un excès de vieux bla-bla catholique. Alors disons juste que oui, c’était du bluff, et passons à autre chose. Ça vous va, mon père ?

Le sourire d’Eddie était à présent chargé de tension et d’exaspération. La couleur lui était montée aux joues, en deux tâches bien distinctes, sur les pommettes. Callahan le considéra avec beaucoup de précaution, puis hocha la tête.

— Oui. C’était du bluff. Quoi qu’il en soit, restons-en là et passons à autre chose.

— Bien, fit Eddie, puis il se tourna vers Roland.

— La première question est pour Susannah, dit ce dernier. Et elle est très simple : comment te sens-tu ?

— Très bien, répondit-elle.

— Vrai, dis ?

Elle acquiesça.

— Je dis vrai, grand merci.

— Pas de migraines, pas de douleurs ici ? demanda Roland en se frottant la tempe gauche.

— Non. Et ces accès de nervosité que j’avais parfois — juste après le coucher du soleil, ou à l’aube — ont disparu. Et regardez-moi !

Elle passa la main sur sa poitrine, sa taille et sa hanche droite.

— J’ai même perdu un peu de poids. Roland… j’ai entendu dire que parfois, les animaux à l’état sauvage — les chats sauvages, ou les herbivores tels que les daims ou les lapins — absorbent leurs embryons, si les conditions pour mettre bas sont hostiles. Tu ne crois pas que…

Elle ne finit pas sa phrase, mais lui lança un regard plein d’espoir.

Roland regrettait de ne pouvoir entretenir cette charmante illusion. Et cacher la vérité au ka-tet n’était plus possible. Il secoua la tête. Le visage de Susannah se teinta de désespoir.

— Elle dort très calmement, à ce que je peux en voir, ajouta Eddie. Aucun signe de Mia.

— Rosalita dit la même chose, ajouta Callahan.

— Tu m’fais surveiller par c’te poulette ? lança Susannah de sa voix suspicieuse, à la Detta ; mais elle souriait.

— De temps à autre, admit Callahan.

— Laissons là le sujet du p’tit gars de Susannah, si c’est possible, proposa Roland. Il faut que nous discutions des Loups. D’eux et surtout d’eux.

— Mais Roland… commença Eddie.

Roland leva la main.

— Je sais qu’il y a bien d’autres questions. Je sais combien elles sont urgentes. Je sais aussi que si nous nous laissons distraire, nous risquons de tous mourir à Calla Bryn Sturgis, et des pistoleros morts ne sont d’aucun secours à personne. Et ils ne poursuivent pas leur route. Nous sommes d’accord ?

Du regard, il balaya leur petit groupe. Personne ne répondit. Au loin, on entendait des enfants chanter. C’était un son fort, plein de gaieté et d’innocence. Ça parlait de commala.

— Il y a pourtant un autre sujet qu’il nous faut aborder, et il vous concerne, Père, dit Roland. Vous, et cet endroit qu’on appelle maintenant la Grotte de la Porte. Seriez-vous prêt à passer cette porte, et à retourner dans votre pays ?

— Vous plaisantez ? demanda Callahan, les yeux brillants. Une occasion d’y retourner, même très peu de temps ? Quand vous voudrez.

Roland hocha la tête.

— Plus tard dans la journée, vous et moi nous offrirons peut-être un petit pasear dans le coin, et je vous ferai passer la porte. Vous savez où se trouve le terrain vague, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. J’ai dû passer devant un bon millier de fois, dans mon autre vie.

— Et vous avez compris cette histoire de code postal ? demanda Eddie.

— Si M. Tower a fait ce que vous lui avez demandé, il sera écrit au bout de la palissade, du côté de la 46e Rue. Très bonne idée, au fait.

— Vous relevez le chiffre… et la date du jour, aussi, dit Roland. Il faut qu’on garde la notion du temps là-bas, Eddie a raison. Rapportez-nous tout ça. Puis, après la réunion au Pavillon, il faudra que vous repassiez la porte.

— Mais cette fois, pour aller là où Tower et Deepneau se seront réfugiés, en Nouvelle-Angleterre, suggéra Callahan.

— Oui, fit Roland.

— Si vous les trouvez, c’est surtout à M. Deepneau qu’il faudra vous adresser, dit Jake.

Quand tous les regards se tournèrent vers lui, il rougit violemment, mais il garda les yeux fixés sur ceux de Callahan.

— M. Tower se montrera peut-être borné…

— C’est l’euphémisme du siècle, lança Eddie. Le temps que vous arriviez là-bas, il aura déniché douze librairies d’occasion et Dieu sait combien de premières éditions de la dix-neuvième dépression nerveuse d’Indiana Jones.

— Mais M. Deepneau écoutera, lui, poursuivit Jake.

— Coûte, Ake, fit Ote, en roulant sur le dos. Coûte, tétoua !

Tout en gratouillant le ventre d’Ote, Jake dit :

— Si quelqu’un peut convaincre M. Tower de faire quelque chose, c’est bien M. Deepneau.

— D’accord, répondit Callahan, en hochant la tête. Je vous entends bien.

Les enfants qui chantaient s’étaient rapprochés. Susannah tourna la tête, mais elle ne pouvait encore les apercevoir ; ils devaient être en train de remonter La Rue du Fleuve. Dans ce cas, ils seraient visibles dès qu’ils auraient dépassé l’étable et tourné dans la grand-rue, au coin de l’Épicerie Générale Took. Certains des folken qui se tenaient sous le porche se levaient déjà pour les regarder arriver.

Pendant ce temps, Roland observait Eddie avec un petit sourire.

— Tu m’as dit une fois un jeu de mots de chez toi, sur les compositions. J’aimerais bien l’entendre une nouvelle fois, si tu t’en souviens.

Un grand sourire se dessina sur les lèvres d’Eddie.

— Mieux vaut avoir un dix à sa composition qu’un con à sa disposition. C’est celui dont tu voulais parler ?

Roland acquiesça.

— C’est un bon dicton. Eh bien, au risque de me mettre à ta disposition, je vais affirmer haut et fort ma conviction, et c’est là-dessus que reposeront tous nos espoirs de nous en sortir vivants. Je n’aime pas ça, mais je n’ai pas le choix. Ce que j’affirme, c’est que Ben Slightman et Andy travaillent contre nous. Et que si nous les neutralisons en temps voulu, nous pouvons agir dans le secret.

— Ne le tuez pas, dit Jake à voix si basse qu’elle était à peine audible.

Il avait rapproché Ote de lui, et il lui caressait la tête et le cou avec une sorte de rapidité compulsive. Ote le supportait avec patience.

— J’implore ton pardon, Jake, dit Susannah en se penchant en avant et en se mettant la main derrière l’oreille. Je n’ai pas…

— Ne le tuez pas !

Cette fois, sa voix était enrouée, tremblante et chargée de sanglots.

— Ne tuez pas le Pa de Benny. Je vous en prie.

Eddie tendit la main et la posa doucement sur la nuque du garçon.

— Jake, le Pa de Benny Slightman veut envoyer une centaine d’enfants à Tonnefoudre avec les Loups, juste pour épargner le sien. Et tu sais comment ils en reviendraient.

— Ouais, mais à ses yeux il n’a pas d’autre choix, parce que…

— Son choix, ç’aurait pu être de se rallier à nous, objecta Roland, d’une voix morose et redoutable — presque morte.

— Mais…

Mais quoi ? Jake n’en savait rien. Il avait tourné et retourné ça dans sa tête, mais il n’en savait toujours rien. Des larmes se mirent soudain à jaillir de ses yeux et roulèrent sur ses joues. Callahan tendit la main vers lui. Jake la repoussa.

Roland soupira.

— Nous ferons de notre mieux pour l’épargner. C’est tout ce que je peux te promettre. Je ne sais pas si ce sera un bien ou pas — les Slightman seront finis, dans cette ville, s’il reste une ville à la fin de la semaine prochaine —, mais peut-être iront-ils au nord ou au sud, le long du Croissant, pour recommencer une nouvelle vie. Et Jake, écoute : Ben Slightman n’aura pas à savoir que tu as surpris son père et Andy, la nuit dernière.

Jake le regardait avec une expression qui n’osait pas pencher du côté de l’espoir. Il se fichait de Ben Slightman l’Aîné comme d’un tas de fayots, mais il ne voulait pas que Benny sache que c’était lui. Il jugeait que ça faisait de lui un lâche, mais il ne voulait pas que Benny sache.

— Vraiment ? C’est sûr ?

— Il n’y a rien de sûr dans tout ça, mais…

Avant qu’il ait pu finir, les enfants tournèrent au coin de la rue. En tête, ses membres argentés et son torse doré scintillant d’un éclat doux sous la lumière déclinante, venait Andy le Robot Messager. Il marchait à reculons. Il tenait dans une main un bah-bolt enveloppé d’une bannière de soie chatoyante. Susannah lui trouva des airs de maréchal en plein défilé de Fête nationale. Il secouait son bâton de droite à gauche avec emphase, rythmant le chant des enfants, accompagné par la mélodie aiguë d’une cornemuse qui sortait des haut-parleurs situés dans son torse et dans sa tête.

— Nom de Dieu, fit Eddie. C’est le Joueur de Flûte d’Hameln.

3

Commala-oh-hisse

Maman a eu un fils !

C’est l’moment où Papa

S’est l’plus amusé, j’crois !

Après avoir chanté ce couplet tout seul, Andy pointa son bâton vers la foule des enfants. Un chœur turbulent lui répondit.

Commala-tsoin-tsoin !

Papa en a eu un !

C’est l’moment où Maman !

S’est l’plus amusé, vraiment !

Puis éclatèrent des rires de jubilation. Il n’y avait pas autant d’enfants que Susannah l’aurait cru, vu le bruit qu’ils faisaient. Les voir ainsi suivre Andy, après ce que venait de leur raconter Jake, lui déchira le cœur. Au même moment, elle sentit une pulsation de colère battre dans sa gorge et à sa tempe gauche. Le voir leur faire descendre la grand-rue comme ça ! Comme le Joueur de Flûte, Eddie avait raison — comme le Joueur de Flûte d’Hameln.

À présent, il pointait sa baguette improvisée vers une jolie fille, d’environ treize ou quatorze ans. Susannah crut reconnaître une des enfants Anselm, de la petite ferme juste au sud de chez Tian Jaffords. Elle récita le couplet suivant d’une voix haute et claire, sur ce même rythme lourd, qui était presque (mais pas tout à fait) un chant pour sauter à la corde :

Commala-un-deux !

Vous savez quoi faire, parbleu !

Plantez le riz commala,

Ne faites donc pas… les… fadas !

Puis, tandis que les autres se joignaient à nouveau au refrain, Susannah se rendit compte que le groupe d’enfants était plus important qu’elle l’avait cru en les voyant débouler au coin de la rue. Ses oreilles avaient été plus fidèles que ses yeux, et la raison en était très claire.

Commala-deux-sans-trois ! [chantaient-ils]

Papa a pas fait l’fada

Maman plante commala

Parce qu’elle sait quoi faire, voilà !

Le groupe paraissait plus réduit parce que certains visages se ressemblaient trait pour trait — le visage de la fille Anselm, par exemple, était quasiment identique à celui du garçon qui se tenait à ses côtés. Son frère jumeau. Presque tous les enfants du groupe d’Andy étaient des jumeaux. Susannah se rendit soudain compte de la bizarrerie de la situation, comme si elle résumait tous ces dédoublements auxquels ils avaient été confrontés. Son estomac fit la pirouette. Et elle ressentit le premier pincement de douleur, au-dessus de son œil gauche. Elle fut sur le point de porter la main au point sensible.

Non, se dit-elle. Je ne sens rien. Elle se força à reposer sa main. Elle n’avait aucun besoin de se frotter le front. Pas besoin de frotter ce qui ne faisait pas mal.

Andy pointa sa baguette vers un petit garçon grassouillet qui se pavanait, et qui ne devait pas avoir plus de huit ans. Il chanta le couplet suivant d’une voix de soprano claire et enfantine qui fit rire les autres enfants.

Commala-jamais-deux-sans-trois

Vous savez ce qu’il en s’ra

Plantez l’riz commala

Et c’est l’riz qui vous libérera !

Ce à quoi le chœur répondit :

Commala-jamais-deux-sans-trois

C’est l’riz qui vous libérera !

Quand vous plantez l’riz commala

Vous savez c’qu’il en s’ra !

Andy aperçut le ka-tet de Roland et leur adressa un signe joyeux, de son bâton. Imité par les enfants… dont la moitié reviendrait complètement décérébrés et crânés du défilé, si ce gentil maréchal parvenait à ses fins. Ils deviendraient aussi grands que des géants, en hurlant de douleur, puis ils mourraient jeunes.

— Faites-leur signe, dit Roland en levant le bras. Faites-leur signe, tous, au nom de vos pères.

Eddie lança à Andy un grand sourire, dévoilant toutes ses dents.

— Comment ça va, espèce de vieille merde de transistor sur pattes ? demanda-t-il entre ses dents, d’une voix rauque et féroce, tout en levant les deux pouces à l’intention du robot. Comment ça va, espèce de taré en fer-blanc ? Bien ? Grand merci ! Viens là, pour voir !

Jake éclata de rire. Ils continuèrent tous à saluer et à sourire. Les enfants répondirent, ainsi qu’Andy. Il mena sa joyeuse bande jusqu’en bas de la grand-rue, en clamant : Commala-trois-quatre ! Le fleuve nous rattrape !

— Ils l’adorent, fit Callahan, avec une étrange expression de dégoût sur le visage. Des générations d’enfants ont adoré Andy.

— Voilà une chose qui est sur le point de changer, conclut Roland.

4

— D’autres questions ? demanda Roland, quand Andy et les enfants furent passés. Si c’est le cas, posez-les maintenant. Ce sera sans doute la dernière occasion de le faire.

— Et Tian Jaffords ? demanda Callahan. C’est Tian qui a réellement mis tout ça en route. Il faudrait qu’il soit en bonne place, pour le finale.

Roland acquiesça.

— J’ai un travail pour lui. Pour Eddie et lui. Père, c’est un joli cabanon que vous avez, derrière la maison de Rosalita. Grand. Solide.

Callahan haussa les sourcils.

— Si fait, grand merci. Ce sont Tian et son voisin, Hugh Anselm, qui l’ont construit.

— Vous pourriez mettre un verrou à l’extérieur, dans les jours qui viennent ?

— Je le pourrais, mais…

— Si tout se passe bien, le verrou ne sera pas nécessaire, mais on n’est jamais trop prudent.

— C’est vrai, répondit Callahan. Je suppose que vous avez raison. Mais je peux faire ce que vous demandez.

— Quel est ton plan, trésor ? demanda Susannah, d’une voix calme et étonnamment douce.

— On ne peut pas vraiment parler de plan. Mais la plupart du temps, c’est le mieux. La chose la plus importante que je puisse vous dire, c’est de ne pas croire un mot de ce que je pourrai raconter une fois que nous nous serons levés, que nous nous serons épousseté les fesses et que nous aurons rejoint les folken. Pas un mot notamment de ce que je pourrai raconter à la réunion, quand je me lèverai, la plume dans la main. Pour la majorité, ce seront des mensonges.

Il leur adressa un sourire. Au-dessus, ses yeux bleus délavés étaient durs comme le roc.

— Mon Pa et le Pa de Cuthbert avaient un dicton, entre eux : D’abord les sourires, puis les mensonges. Et pour finir, la voix du canon.

— On en est presque là, n’est-ce pas ? demanda Susannah. Presque à la fusillade.

Roland hocha la tête.

— Et la fusillade arrivera si vite et sera si vite terminée que vous vous demanderez à quoi auront servi tous ces plans et toutes ces palabres, puisque ce qui compte, pour finir, ce sont toujours ces mêmes cinq minutes de sang, de douleur et de stupidité.

Il marqua une pause, puis reprit :

— Après, je suis toujours malade. Comme le jour où Bert et moi sommes allés voir le pendu.

— J’ai une question, fit Jake.

— Pose-la, l’exhorta Roland.

— Est-ce qu’on va gagner ?

Roland resta muet pendant un long moment, puis se risqua à répondre.

— Nous en savons plus qu’ils ne le croient. Beaucoup plus. Ils ont laissé la condescendance les gagner. Si Andy et Slightman sont les seules brebis galeuses, et s’ils ne sont pas trop nombreux, dans la meute de Loups — et à condition qu’on ne vienne pas à manquer de plats et de cartouches — alors, oui Jake, fils d’Elmer. Nous gagnerons.

— À partir de combien, ils seront trop nombreux ?

Roland y réfléchit, ses yeux bleus délavés tournés vers l’est.

— Plus que tu ne le crois, finit-il par dire. Et surtout, je l’espère, beaucoup plus qu’ils ne le croient.

5

Tard dans l’après-midi, Callahan se retrouva debout en face de la porte dérobée, essayant de se concentrer sur la 2e Avenue, en 1977. Il se fixa sur Marna Chow-Chow, où lui et Lupe Delgado allaient parfois déjeuner.

— Je prenais la poitrine de bœuf, à chaque fois que je pouvais, se souvint Callahan, en essayant d’ignorer les hurlements de la voix de sa mère, montant du ventre noir de la grotte.

La première fois qu’il était entré avec Roland, son regard avait été immédiatement attiré par les livres que Calvin Tower avaient renvoyés. Autant de livres ! À leur vue, le grand cœur généreux de Callahan s’était soudain fait avide (et un peu moins grand). Cependant, son intérêt n’avait pas duré longtemps — juste assez pour en prendre un au hasard, et voir qu’il s’agissait du Virginien, d’Owen Wister. Mais il était difficile de feuilleter un livre avec dans les oreilles les voix de vos chers disparus qui braillaient et vous traitaient de tous les noms.

Sa mère était justement en train de lui demander pourquoi il avait laissé un vampire, cette sale sangsue répugnante, briser la croix qu’elle lui avait donnée.

— Tu as toujours manqué de foi, gémit-elle d’une voix douloureuse. Tu as manqué de foi, mais pas de descente. Je parie que tu donnerais cher pour un verre, en ce moment même ?

Juste ciel, comme elle disait vrai. Du whisky. Du vingt ans d’âge. Callahan sentit la sueur lui couvrir le front. Dans sa tête, il sentait les pulsations de son cœur, mais deux fois plus vite. Non, trois fois plus vite.

— La poitrine de bœuf, marmonna-t-il. Avec plein de cette moutarde marron, dessus.

Il voyait même la bouteille en plastique souple de la moutarde, et s’en rappela la marque. Plochman.

— Quoi ? demanda Roland derrière lui.

— Je dis que je suis prêt, répondit Callahan. Si vous devez le faire, pour l’amour de Dieu, faites-le maintenant.

Roland entrouvrit la boîte. Le carillon se mit immédiatement à sonner aux oreilles de Callahan, et lui rappela les ignobles dans leurs voitures criardes. Son estomac se ratatina dans son ventre et des larmes d’indignation lui jaillirent des yeux.

Mais la porte s’ouvrit dans un clic, et un rayon de soleil éclatant se faufila, dissipant l’obscurité de la grotte.

Callahan inspira profondément et se dit Oh Marie, pleine de grâce, priez pour nous, pauvres pécheurs. Et il pénétra dans l’été 1977.

6

Il était midi, bien sûr. L’heure du déjeuner. Et bien sûr, il se trouvait en face de Marna Chow-Chow. Personne n’avait paru remarquer son arrivée. L’ardoise des plats du jour, posée sur un chevalet à l’entrée du restaurant, annonçait :

HÉ, VOUS, BIENVENUE CHEZ CHOW-CHOW !
MENU DU 24 JUIN :
BŒUF STROGANOFF
POITRINE DE BŒUF (SERVIE AVEC CHOU)
TACOS RANCHO GRANDE
SOUPE DE POULET
ESSAYEZ NOTRE TARTE AUX POMMES FLAMANDE !

D’accord, ça faisait déjà une question de moins. C’était le lendemain du jour où Eddie était venu. Quant à la question suivante…

Callahan laissa la 46e Rue dans son dos, pour l’instant, et remonta la 2e Avenue. Il se retourna une fois, et vit la porte de la grotte qui le suivait comme le fidèle bafouilleux suivait le garçon. Il vit Roland, assis, se mettant quelque chose dans les oreilles pour étouffer le tintement exaspérant du carillon.

Il parcourut une centaine de mètres avant de s’immobiliser, les yeux agrandis par le choc, la mâchoire tombante. Ils lui avaient dit de s’y attendre, Roland et Eddie l’avaient prévenu, mais au fond de lui, Callahan ne les avait pas crus. Il s’était dit qu’il retrouverait le Restaurant Spirituel de Manhattan parfaitement intact, en cette parfaite journée estivale, si différente du temps automnal et couvert qu’il avait laissé derrière lui, à La Calla. Oh, à la rigueur il trouverait un panneau dans la vitrine qui dirait : PARTI EN VACANCES, FERMÉ EN AOÛT — quelque chose dans ce goût-là —, mais il serait encore là. Oh oui.

Eh bien non. Enfin, il n’en restait pas grand-chose. La façade n’était plus qu’une enveloppe calcinée entourée de ruban jaune, sur lequel on lisait : ENQUÊTE DE POLICE. En s’approchant un peu, il sentit l’odeur de bois calciné, de papier brûlé et… très faiblement… les relents d’essence.

Un vieux cireur de chaussures avait planté boutique en face de Chaussures et Bottes de la Station, juste à côté. Il lança à Callahan :

— Une honte, pas vrai ? Dieu merci, y avait personne.

— Si fait, grand merci. C’est arrivé quand ?

— D’après vous ? Au milieu de la nuit. Vous croyez que ces balèzes vont se ramener et balancer leurs cocktails Molly en plein jour ? C’est peut-être pas des génies, mais ils sont pas si bêtes que ça.

— Ça ne peut pas être un court-circuit ? Ou peut-être de la combustion spontanée ?

Le vieux cireur de chaussures adressa à Callahan un regard cynique. Oh, je vous en prie, disait ce regard. Il pointa un pouce taché de cirage vers la boutique en ruine.

— Z’avez vu la bande jaune ? Vous croyez qu’i’mettraient un ruban qui dit ENQUÊTE DE POLICE si ça avait spontanément combustionné ? Pas possible, mon vieux. Pas question, Gaston. Cal Tower avait des dettes, avec les méchants. Endetté jusqu’aux oreilles, qu’il était. Tout le monde le savait, dans le quartier.

Le type remua les sourcils, qu’il avait épais, blancs et emmêlés.

— Mais ça fait de la peine, avec tout ce qu’il a perdu. Il avait des livres de grande valeur, à l’arrière. De graaaan-de valeur.

Callahan remercia le cireur de chaussures pour sa perspicacité et reprit son chemin sur la 2e Avenue. Il n’arrêtait pas de se pincer furtivement, essayant de se convaincre que tout ça était bien réel. Il respirait profondément l’air de la ville, avec ses effluves d’hydrocarbures, et il se repaissait des bruits de la ville, depuis le ronflement des bus (avec leurs publicités pour Drôles de Dames) jusqu’aux tressautements des marteaux-piqueurs, en passant par l’incessant vacarme des klaxons. À l’approche du disquaire Tower of Power, il s’arrêta un moment, pétrifié par la musique qui s’échappait des haut-parleurs situés au-dessus de la porte. C’était un vieux tube qu’il n’avait plus entendu depuis une éternité, qui était populaire du temps où il était à Lowell. Ça parlait de suivre le Joueur de Flûte.

— Crispian St Peters, murmura-t-il. C’est comme ça qu’il s’appelait. Grand Dieu, par l’Homme Jésus, je suis vraiment là. Je suis vraiment à New York.

Comme pour confirmer ce constat, il entendit la voix d’une femme, apparemment soucieuse, derrière lui.

— Il y a peut-être des gens qui peuvent passer la journée debout au milieu du trottoir, mais il y a des gens qui voudraient passer, aussi. Vous pensez que vous pourriez vous dépêcher, ou au moins dégager le passage ?

Callahan bafouilla des excuses qui passèrent sans doute inaperçues, et passa son chemin. La sensation d’être dans un rêve — un rêve extraordinairement vivant — persista jusqu’à ce qu’il atteignît la 46e Rue. Alors il commença à entendre la rose, et tout changea dans sa vie.

7

Au début, ce ne fut à peine plus qu’un murmure, mais à mesure qu’il s’approchait, il eut l’impression d’entendre des voix, nombreuses et angéliques, qui chantaient. Qui adressaient à Dieu leurs psaumes confiants et pleins de joie. Il n’avait jamais rien entendu de si doux, et il se mit à courir. Il arriva à la palissade et posa les mains dessus. Et il se mit à sangloter, sans pouvoir s’en empêcher. Il se dit que les gens devaient le regarder, mais il s’en moquait. Il comprit soudain beaucoup, au sujet de Roland et de ses amis, et pour la première fois, il se sentit des leurs. Pas étonnant qu’ils mettent tant d’ardeur à essayer de survivre, et de continuer ! Pas étonnant, quand l’enjeu était celui-là ! Il y avait quelque chose de l’autre côté de cette palissade tapissée d’affiches déchirées… quelque chose de tellement merveilleux…

Un jeune homme à cheveux longs attachés par un élastique et portant un chapeau de cow-boy dans le dos s’arrêta près de lui et lui donna une petite tape sur l’épaule.

— C’est chouette par ici, pas vrai ? lui dit le cow-boy hippie. Je sais pas pourquoi, mais c’est chouette. Je viens tous les jours. Tu veux que je te dise un truc ?

Tout en s’essuyant les yeux, Callahan se tourna vers le jeune homme.

— Oui, pourquoi pas ?

Le jeune homme se passa la main sur le front, puis sur la joue.

— J’avais une acné horrible. Je veux dire, je ressemblais même plus à une pizza, je ressemblais à un steak haché vivant. Et puis j’ai commencé à venir ici, fin mars ou début avril, et… tout a disparu.

Le jeune homme éclata de rire.

— Le dermato auquel mon P’pa m’a envoyé, il dit que c’est l’oxyde de zinc, mais moi je dis que c’est cet endroit. Il y a quelque chose, ici. Vous l’entendez ?

Alors que la tête de Callahan résonnait de douces voix qui chantaient — c’était comme se tenir au milieu de la cathédrale Notre-Dame, entouré de chœurs — il secoua la tête. Il le fit par pur instinct.

— Nan, fit le hippie avec son chapeau de cow-boy, moi non plus. Mais parfois je crois l’entendre.

Il leva la main droite vers Callahan, l’index et le majeur tendus pour dessiner un V.

— Paix, mon frère.

— Paix, répondit Callahan, en lui retournant son signe.

Quand le cow-boy hippie fut parti, Callahan passa la main sur les planches râpeuses de la palissade, et sur une affiche en lambeaux du film La Guerre des Zombies. Ce qu’il voulait plus que tout, c’était escalader la palissade et aller voir la rose… voire tomber à genoux et en adoration devant elle. Mais les trottoirs regorgeaient de monde, et il avait déjà trop attiré de regards curieux, dont ceux de gens qui, comme le cow-boy hippie, devaient ressentir quelque peu le pouvoir du lieu. Il servirait plus efficacement la grande force qui chantait derrière cette palissade (Était-ce une rose ? N’était-ce vraiment que ça ?) en la protégeant. Ce qui signifiait protéger Calvin Tower de ceux qui avaient brûlé sa boutique, qui qu’ils soient.

La main toujours sur le bois rêche, il tourna dans la 46e Rue. Au bout, il aperçut la masse verte en verre de l’hôtel Plaza de l’ONU. Calla, Callahan, pensa-t-il, puis : Calla, Callahan, Calvin. Et enfin : Calla-trois-quatre, il y a une rose derrière la porte, Calla-Callahan, Calvin a besoin d’une escorte !

Il arriva au bout de la palissade. D’abord il ne vit rien, puis il baissa les yeux, et les vit, à hauteur de son genou : un nombre à cinq chiffres, au feutre noir. Callahan prit dans sa poche le morceau de crayon qu’il gardait toujours sur lui, puis déchira un coin d’affiche annonçant une pièce confidentielle appelée Chute du Donjon, Revue. Il griffonna dessus les cinq chiffres.

Il ne voulait pas repartir, mais il savait qu’il le fallait. Si près de la rose, avoir la tête froide était impossible.

— Je reviendrai, lui dit-il.

Et pour son émerveillement, une pensée très distincte et très sincère lui vint, comme en réponse.

— Oui, mon père, quand vous voudrez. Que vienne Commala.

Au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue, il regarda derrière lui. La porte de la grotte était toujours là, le bas du panneau flottant à environ dix centimètres du trottoir. Un couple d’âge moyen, des touristes à en croire les guides qu’ils avaient en main, avançait sur le trottoir, en provenance de l’hôtel. Sans cesser de discuter, ils atteignirent la porte et firent un écart pour l’éviter. Ils ne la voient pas, mais ils la sentent, se dit Callahan. Et si le trottoir avait été bondé, et qu’il avait été impossible de la contourner ? Il se dit que dans ce cas, ils auraient avancé tout droit et seraient passés à travers son ombre miroitante, ne ressentant peut-être rien d’autre qu’un petit courant froid ou un léger vertige. Ils auraient peut-être perçu au loin la saveur amère du carillon, dans une bouffée d’oignons frits et de chair grillée. Et cette nuit, ils auraient peut-être des rêves fugaces, dont les décors seraient bien plus étranges que tout ce qu’ils pouvaient dans la Ville de tous les Plaisirs.

Il pouvait retourner en arrière, cependant. Il le fallait même, sans doute. Il avait trouvé ce qu’il était venu chercher. Mais en quelques minutes de bonne marche, il se retrouverait à la Bibliothèque Publique. Là-bas, derrière les lions de pierre, même un homme sans un sou en poche pouvait obtenir des informations. À quelle ville correspondait un code postal, par exemple. Et — autant dire la vérité tout de suite — il n’avait pas envie de repartir maintenant.

Il agita la main devant lui, jusqu’à ce que le Pistolero remarque ce qu’il faisait. Sans se soucier du regard des passants, Callahan leva les doigts en l’air, une fois, deux, puis trois, sans savoir si le Pistolero comprendrait. Roland eut l’air de recevoir le message. Il hocha exagérément la tête et leva les deux pouces, pour faire bonne mesure.

Callahan se remit en route, à si vive allure qu’il trottinait presque. Il ne fallait pas traîner, même si New York représentait pour lui un changement de décor appréciable. Pour Roland, l’attente ne devait pas être agréable. Et, à en croire Eddie, elle pouvait aussi être dangereuse.

8

Le Pistolero n’eut aucun mal à comprendre le message de Callahan. Trente doigts, trente minutes ? Le Père désirait une demi-heure supplémentaire de l’autre côté. Roland en déduisit qu’il avait songé à un moyen de transformer le nombre à cinq chiffres en un nom de lieu. S’il pouvait vraiment le faire, ça n’en serait que mieux. Les informations étaient source de puissance. Et parfois, quand le temps venait à manquer, elles en faisaient gagner.

Les balles dans ses oreilles étouffaient complètement le son des voix. Le carillon passait quand même, mais un peu assourdi. Ce qui était bien, car ce son était bien pire que le gazouillis de la tramée. Une journée à écouter ce son, et il se disait qu’il serait bon pour l’asile de fous, mais il pouvait tenir trente minutes. Si les choses allaient de mal en pis, il essaierait de lancer quelque chose par la porte pour attirer l’attention du Père, et le faire revenir plus tôt.

Pendant un petit moment, Roland regarda la rue se dérouler devant Callahan. Avec les portes de la plage, c’était comme regarder par les yeux d’Eddie, Odetta et Jack Mort. Celle-ci était un peu différente. Il voyait le dos de Callahan dans l’encadrement, ou son visage s’il tournait la tête, comme c’était souvent le cas.

Pour passer le temps, Roland se leva pour feuilleter quelques-uns des livres qui comptaient tellement pour Calvin Tower qu’il avait fait de leur préservation la condition sine qua non de sa coopération. Le premier que Roland sortit avait une tête d’homme dessinée en couverture. L’homme fumait la pipe et portait une sorte de casquette de garde-chasse. Cort en avait une comme celle-là et, petit, Roland la trouvait bien plus élégante que le chapeau de son père, avec ses taches de sueur et ses bords râpés. Les mots sur le livre étaient du monde de New York. Roland était certain qu’il les aurait lus sans difficulté, s’il s’était trouvé du bon côté, mais ce n’était pas le cas. Tel quel, il pouvait en lire certains, et le résultat était presque aussi exaspérant que le carillon lui-même.

— Sir-Lock Hones, lut-il à voix haute. Non, Holmes. Comme le nom du père d’Odetta. Quatre… mou… mouvelles. Mouvelles ? Non, celui-là était un n. Quatre nouvelles de Sirlock Holmes.

Il ouvrit le live, fit courir respectueusement sa main sur la page de titre et en respira l’odeur : l’arôme épicé et légèrement sucré du vieux bon papier. Il réussit à déchiffrer le titre de l’un des quatre nouvelles — Le Signe des quatre. À part les mots Chien et Étude, les autres n’étaient pour lui qu’un charabia incompréhensible.

— Un signe, c’est un sigleu, dit-il.

Lorsqu’il se surprit à compter les lettres du titre, il fut bien forcé de rire de lui-même. En outre, il n’y en avait que seize. Il remit le livre en place et en prit un autre, celui-là avec le dessin d’un soldat en couverture. Il ne put lire qu’un seul mot du titre : Mort. Il en regarda un autre. Un homme et une femme s’embrassaient en couverture. Oui, il y avait toujours des hommes et des femmes qui s’embrassaient, dans les histoires ; les gens aimaient ça. Il le reposa et leva la tête, pour voir où en était Callahan. Il écarquilla légèrement les yeux en voyant le Père entrer dans une grande pièce remplie de livres et de ce qu’Eddie appelait des Magda-zines… Roland ne savait toujours pas qui était cette Magda, ni pourquoi on en écrivait autant à son sujet.

Il s’empara d’un autre livre, dont la couverture le fit sourire. Il y avait une église, avec un coucher de soleil rouge, derrière. L’église ressemblait vaguement à Notre-Dame de la Sérénité. Il l’ouvrit et le feuilleta. Tout un delah de mots, mais il n’en déchiffrait qu’un sur trois, au mieux. Aucune image. Il était sur le point de le reposer quand quelque chose lui attira l’œil. Lui sauta littéralement aux yeux. Pendant un instant, Roland s’arrêta de respirer.

Il recula, devenu insensible au carillon du vaadasch, à la grande salle pleine de livres dans laquelle se trouvait Callahan. Il se mit à lire le livre avec cette église en couverture. Il essaya, du moins. Les mots dansaient follement devant ses yeux, et il n’était pas certain. Pas tout à fait. Mais, par les dieux ! Si ce qu’il croyait voir était bien…

Son intuition lui dit que c’était une clé. Mais pour quelle porte ?

Il n’en savait rien, et ne pouvait en déchiffrer assez pour le savoir. Mais entre ses mains, le livre semblait presque vibrer. Roland se dit que ce livre était peut-être comme la rose…

… mais il y avait aussi des roses noires.

9

— Roland, je l’ai trouvé ! C’est une petite ville dans le centre du Maine, qui s’appelle East Stoneham, à une soixantaine de kilomètres de Portland, et…

Il s’arrêta et observa attentivement le Pistolero.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Le carillon, répondit précipitamment Roland. Même avec les balles dans mes oreilles, il est passé à travers.

La porte s’était refermée et le carillon s’était tu, mais les voix étaient toujours là. Le père de Callahan était en train de demander à Donnie si les magazines qu’il avait trouvés sous son lit étaient vraiment dignes d’un bon petit catholique. Et si sa mère les avait trouvés ? Et quand Roland suggéra de quitter la grotte, Callahan en fut ravi. Il ne se rappelait que trop bien cette conversation avec son père. Ils avaient fini à prier tous les deux au pied de son lit, et les trois Playboy avaient atterri dans l’incinérateur derrière la maison.

Roland remit la boîte sculptée dans son sac rose et le cacha une nouvelle fois derrière la malle de livres précieux de Tower. Il avait déjà rangé le livre avec l’église en couverture, mais dans le sens contraire des autres, afin de pouvoir le retrouver facilement.

Ils sortirent et se tinrent là, côte à côte, respirant l’air frais à pleins poumons.

— Vous êtes sûr que ce n’est que le carillon ? demanda Callahan. On dirait que vous venez de voir un fantôme.

— Le carillon vaadasch est pire que la vision d’un fantôme, répondit Roland.

Ce qui était peut-être vrai, ou peut-être pas, mais la réponse eut l’air de satisfaire Callahan. Tandis qu’ils reprenaient leur route, Roland se remémora la promesse qu’il avait faite aux autres, et surtout à lui-même : plus de secrets au sein du tet. Avec quelle promptitude il s’était retrouvé prêt à trahir cette promesse ! Mais il sentait qu’il avait raison de le faire. Il avait reconnu au moins certains des noms apparaissant dans ce livre. Les autres en reconnaîtraient, eux aussi. Plus tard, il faudrait le leur dire, si ce livre se révélait aussi capital pour eux qu’il le pensait. Mais dans l’immédiat, cela ne ferait que les distraire de leur tâche imminente, affronter les Loups. S’ils pouvaient gagner cette bataille, alors peut-être…

— Roland, vous êtes vraiment certain que ça va ?

— Oui.

Le Pistolero donna à Callahan une claque sur l’épaule. Les autres pourraient lire le livre, et ce faisant, ils découvriraient sa signification. Peut-être l’histoire dans ce livre n’était-elle qu’une histoire… mais comment était-ce possible, quand…

— Père ?

— Oui, Roland.

— Un roman, c’est une histoire, n’est-ce pas ? Une histoire inventée ?

— Oui, une longue histoire.

— Mais c’est de l’invention ?

— Oui, c’est le sens de la fiction. C’est de l’invention.

Roland médita cette réflexion. Charlie le Tchou-tchou était aussi le fruit de l’invention, pourtant, par bien d’autres aspects, il était bien réel. Et le nom de l’auteur avait changé. Il existait d’autres mondes, de nombreux mondes, tous reliés ensemble par la Tour. Peut-être que…

Non, pas encore. Il ne fallait pas penser à tout ça maintenant.

— Parlez-moi de cette ville où sont allés Tower et son ami, demanda-t-il.

— Je ne peux pas vous en dire grand-chose, en fait. J’ai trouvé son nom dans l’annuaire du Maine, voilà tout. Sur une carte de répartition géographique des codes postaux, qui montrait où elle se situait.

— Bien, c’est très bien.

— Roland, ça va aller ?

Calla, pensa Roland. Callahan. Il se força à sourire. Il se força à donner une nouvelle claque sur l’épaule de Callahan.

— Tout va bien. Maintenant, retournons en ville.

CHAPITRE 5 Le conseil des folken

1

De toute sa vie, jamais Tian Jaffords n’avait eu aussi peur que tandis qu’il se tenait sur la scène du Pavillon, balayant du regard les folken de Calla Bryn Sturgis. Il avait beau savoir qu’ils n’étaient sans doute pas plus de cinq cents réunis là — six cents tout au plus —, pour lui ils paraissaient une multitude, et leur silence tendu le troublait. Il regarda sa femme, espérant y puiser un peu de réconfort, mais il n’en fut rien. Le visage de Zalia était sombre et émacié, elle avait les traits tirés, les traits d’une vieille et non pas ceux d’une femme encore en âge d’avoir des enfants.

Le spectacle de cette fin d’après-midi ne fit rien pour l’aider à retrouver son calme. Au-dessus d’eux, le ciel était d’un bleu limpide et immaculé, mais il faisait bien trop sombre, pour cinq heures du soir. Au sud-ouest s’amoncelait un gigantesque banc de nuages, derrière lequel le soleil s’était caché, au moment même où Tian montait les marches de l’estrade. C’était le genre de temps que son Gran-Pere appelait « sinistreux » ; un temps de sombre augure, grand merci. Les ténèbres constantes de Tonnefoudre se zébraient parfois d’éclairs, comme de gigantesques lampes à étincelles.

Si j’avais su qu’on en arriverait là, je n’aurais jamais mis tout ça en route, se dit-il, affolé. Et cette fois-ci, il n’y aura pas de Père Callahan pour me tirer d’affaire. Pourtant Callahan était présent, près de Roland et de ses nouveaux amis — ceux avec les durs calibres —, les bras croisés sur sa chemise noire à col relevé et sa croix de l’Homme Jésus par-dessus.

Il s’exhorta à ne pas faire l’idiot, se répéta que Callahan l’aiderait cette fois encore, et que les habitants du Monde de l’Extérieur l’aideraient, eux aussi. Ils étaient là pour ça. Leur code d’honneur exigeait qu’ils portent secours, même au prix de leur propre vie, et au prix de la quête qu’ils poursuivaient. Il se dit que tout ce qu’il avait à faire, c’était d’annoncer Roland, et que Roland monterait sur scène. Une fois déjà, le Pistolero s’était tenu sur cette scène, il avait dansé le commala et gagné leurs cœurs à tous. Tian doutait-il qu’il les gagnerait de nouveau ? En vérité, il n’en doutait pas. Ce qu’il craignait au fond de lui, c’est que cette fois il exécute une danse de mort, au lieu d’une danse de vie. Parce que c’était la mort, l’affaire de cet homme et de ses amis ; la mort était leur pain et leur vin. C’était le sorbet qu’ils prenaient en fin de repas, pour se rincer le palais. Lors de cette première réunion — était-ce vraiment il y avait moins d’un mois ? — Tian s’était exprimé par colère et par désespoir, mais un mois suffisait largement, pour évaluer le prix à payer. Et si tout ça n’était qu’une erreur ? Et si les Loups brûlaient La Calla tout entière avec leurs lumitriques, qu’ils emmenaient les enfants qu’ils voulaient, et qu’ils exterminaient tous les autres — jeunes, vieux, les autres — avec leurs boules de mort sifflantes ?

Ils étaient tous là, debout, à attendre qu’il prenne la parole, toute La Calla réunie. Les Eisenhart, les Overholser, les Javier et les Took (même si ces derniers n’avaient plus de jumeaux en âge d’être emmenés par les Loups, si fait-non, quelle chance ils avaient, ces Took) ; Telford, au milieu des hommes, et sa femme grassouillette mais au visage dur, du côté des femmes. Les Strong, les Rossiter, les Slightman, les Hand, les Rosario et les Posella. Les Manni, une fois de plus agglutinés ensemble comme une tache d’encre sombre, autour de Henchick, leur patriarche, secondé par le jeune Cantab, que les enfants aimaient tellement. Andy, l’autre chouchou des gosses, se tenait un peu à l’écart, ses poings métalliques sur les hanches et ses yeux bleus électriques jetant des éclairs dans la semi-pénombre. Les Sœurs d’Oriza, collées ensemble comme des moineaux sur une barrière (et sa propre femme, dans leur assemblée) ; et les cow-boys, les ouvriers agricoles, les journaliers, et même le vieux Bernardo, le soûlard de la ville.

À la droite de Tian, ceux qui avaient porté la plume traînaient les pieds, mal à l’aise. Dans des circonstances normales, une paire de jumeaux était largement suffisante pour porter la plume d’opopanax ; la plupart du temps, les gens savaient bien en avance ce qui se préparait, et ce n’était qu’une formalité. Mais cette fois (c’était l’idée de Margaret Eisenhart), trois paires de jumeaux avaient porté la plume sacrée ensemble, de ferme en ranch, dans un bucka conduit par Cantab, qui restait assis à l’avant, silencieux contrairement à son habitude, menant une paire de mules brunes qui se débrouillaient très bien sans lui. Les plus vieux jumeaux, âgés de vingt-trois ans, étaient les enfants Haggengood, nés l’année de la dernière rafle des Loups (et marqués du sceau du péché pour la plupart des folken, bien que ne rechignant pas à l’ouvrage, grand merci). Puis c’était au tour des jumeaux Tavery, ces cartographes magnifiques qui habitaient la ville. Puis venaient Heddon et Hedda, les plus jeunes (bien que les aînés de Tian). Et c’est Hedda qui lui donna la force de continuer. Tian croisa son regard et vit que sa bonne fille (avec son visage sans charme) avait ressenti l’effroi de son père et qu’elle était elle-même au bord des larmes.

Eddie et Jake n’étaient pas les seuls à entendre des voix dans leurs têtes. Tian entendait en ce moment même celle de son Gran-Pere. Pas de Jamie tel qu’il était maintenant, ne tenant plus sur ses jambes et quasiment édenté, mais tel qu’il était vingt ans auparavant : déjà vieux, mais capable de vous bottiner sur la Route du Fleuve si vous vous montriez insolent ou que vous traînassiez dans la montée. Le Jamie Jaffords qui avait tenu tête aux Loups. Tian en avait parfois douté, mais il n’en doutait plus aujourd’hui. Parce que Roland le croyait.

Haldi, alors ! grogna la voix rageuse dans sa tête. Qu’est que’est, qui t’ietient comme ça, à t’rouler dans la farine, à faire l’fainéant ? C’est pos grand-chose, d’dire son nom et d’s’mett’ de côté, pas vlai ? Et t’as qu’à l’laisser s’déblouiller du reste, pou’l’bon ou pou’l’nis.

Pourtant Tian prit encore un moment pour contempler la foule réunie, cernée par les flambeaux qui ce soir ne variaient pas — car ce n’était pas la fête — mais brûlaient d’un orange constant. Parce qu’il voulait dire quelque chose, peut-être même avait-il besoin de dire quelque chose. Ne serait-ce que pour reconnaître qu’il était en partie responsable de tout ça. Pour le meilleur ou pour le nis.

Dans les ténèbres de l’est, les éclairs explosaient en silence.

Roland, debout les bras croisés comme le Père, vit le regard de Tian et hocha légèrement la tête. Même à la lueur chaleureuse des flambeaux, le regard bleu du Pistolero était froid. Presque aussi froid que celui d’Andy. Pourtant, ce fut l’encouragement dont Tian avait besoin.

Il prit la plume et la brandit devant lui. Même la respiration de la foule sembla s’arrêter. Quelque part dans les terres, un rouilleau se mit à croasser, comme pour retarder la nuit.

— Il n’y a pas si longtemps, je me suis tenu devant vous, là-bas, dans cette Salle du Conseil, pour vous dire ce que je crois, dit Tian. Que quand les Loups viennent, ils ne nous prennent pas seulement nos enfants, mais notre cœur et notre âme. Chaque fois que nous restons là à les regarder nous voler, l’entaille se fait plus profonde. Et si on prélève la sève d’un arbre, il finit par mourir. En faisant pareil à une ville, on la tue, elle aussi.

La voix de Rosalita Munoz, qui n’avait pas eu d’enfants, résonna dans la semi-pénombre avec une férocité limpide :

— Tu dis vrai ! Grand merci ! Écoutez-le, folken ! Écoutez-le bien !

« Écoutez-le, écoutez-le, écoutez-le bien », monta de la foule.

— Ce soir-là, le Père s’est levé et nous a dit qu’il y avait des pistoleros venant du nord-ouest, qui traversaient l’Entre-Forêt, le long du Sentier du Rayon. Certains se sont moqués de lui, pourtant le Père disait vrai.

— Grand merci, répondirent-ils. Le Père disait vrai.

— Loué soit Jésus ! Louée soit Marie, mère de Dieu ! s’écria une femme.

— Depuis ce jour, ils sont parmi nous. Et tous ceux qui ont voulu leur parler ont pu le faire. Ils n’ont rien promis d’autre que de nous aider…

— Puis de repartir, en laissant la désolation derrière eux, si on est assez bête pour permettre ça ! rugit Eben Took.

La foule fut secouée d’un sursaut d’effroi. Lorsqu’il fut apaisé, Wayne Overholser prit la parole :

— La ferme, espèce de grande bouche.

Took se retourna pour regarder Overholser, le gros fermier de La Calla et son meilleur client, avec un air de surprise ébahie.

Tian poursuivit :

— Leur dinh est Roland Deschain, de Gilead.

Ils le savaient déjà, mais le fait de mentionner ces noms de légende ne manquait pas de provoquer un murmure grave, presque un gémissement. Du Monde de l’Intérieur qui-fut. Voulez-vous l’entendre ? Que dites-vous, folken ?

La réponse monta en un seul cri :

— Écoutez-le ! Nous voulons l’écouter jusqu’au dernier mot ! Écoutez-le bien, grand merci !

S’ensuivit un roulement sourd que Tian n’identifia pas tout de suite. Puis il le reconnut et sourit. C’était le bruit des bottillonnes martelant non pas le plancher du Pavillon, mais l’herbe de Dame Riza.

Tian tendit la main. Roland s’avança. Le martèlement se fit plus puissant. Les femmes s’étaient jointes aux hommes, faisant de leur mieux dans leurs chaussures de ville. Roland monta les marches. Tian lui donna la plume et quitta la scène, prenant Hedda par la main et faisant signe aux autres jumeaux de passer devant eux. Roland resta debout, la plume devant lui, en tenant la tige antique et laquée de sa main qui n’avait plus que huit doigts. Le martèlement finit par s’apaiser. Les flambeaux grésillaient et crépitaient, illuminant les visages levés des folken, dévoilant leur peur et leur espérance ; les révélant sans aucune équivoque. Le rouilleau poussa un nouveau cri, puis se tut. Vers l’est, les éclairs tranchaient dans le noir.

Le Pistolero se tenait face à eux.

2

Pendant ce qui sembla une éternité, il ne fit que les regarder. Dans chaque œil embué et effrayé, il lisait la même chose. Pour l’avoir vu maintes fois par le passé, il n’eut aucun de mal à déchiffrer le message. Ces gens avaient faim. Ils auraient bien volontiers acheté à manger, pour remplir leurs ventres insatiables. Il se remémora le vendeur de tartes qui parcourait les rues de la basse ville, à Gilead, pendant les jours de canicule, et sa mère qui l’appelait seppe-sai, parce que ses tartes rendaient parfois les gens malades. Seppe-sai signifiait marchand de mort.

Si fait, se dit-il. Mais mes amis et moi ne faisons pas payer.

À cette idée, son visage s’illumina d’un sourire. Il effaça des années entières de son visage taillé à la serpe, et un soupir de soulagement anxieux monta de la foule. Il commença comme il l’avait fait auparavant :

— Quelle heureuse rencontre que la nôtre, à La Calla. Écoutez-moi, je vous prie.

Silence.

— Vous vous êtes ouverts à nous. Nous nous sommes ouverts à vous. N’en est-il pas ainsi ?

— Si fait, pistolero ! cria Vaughn Eisenhart. C’est ainsi !

— Nous voyez-vous pour ce que nous sommes, et acceptez-vous ce que nous faisons ?

Cette fois, c’est Henchick, des Manni, qui répondit.

— Si fait, Roland, par le Livre, et grand merci. Tu es de la lignée d’Eld, le Blanc vient mettre en déroute le Noir.

La foule poussa un long soupir. Quelque part près du fond, une femme se mit à sangloter.

— Folken de La Calla, nous demandez-vous assistance et secours ?

Eddie se raidit. Au cours des semaines qu’ils avaient passées à La Calla, cette question avait été posée à beaucoup d’entre eux, individuellement, mais il trouvait extrêmement risqué de la poser dans ces circonstances. Et s’ils disaient non ?

Il fallut moins d’une seconde à Eddie pour comprendre qu’il s’était inquiété pour rien. En jaugeant ainsi son public, Roland se montrait aussi habile qu’à l’accoutumée. Certains répondirent bel et bien non — un petit nombre de Haycox, un groupe de Took et une poignée de Telford menaient le camp des opposants —, mais l’immense majorité des folken hurla un SI FAIT, GRAND MERCI chaleureux et immédiat. Quelques autres — parmi lesquels Overholser était le plus important — ne se prononcèrent pas. Eddie considérait que, dans la plupart des situations, c’était la décision la plus sage. La décision la plus politique, en tout cas. Mais ici, on n’était pas dans la plupart des situations. C’était le plus grand choix auquel seraient sans doute confrontés ces gens, de toute leur vie. Si le Ka-Tet de Dix-neuf triomphait des Loups, les habitants de cette ville se rappelleraient qui avait dit non, et qui ne s’était pas prononcé. Il se demanda au passage si Wayne Dale Overholser serait toujours le gros fermier de cette région, dans un an.

Mais c’est alors que Roland ouvrit la palabre, et Eddie concentra toute son attention sur lui. Son attention pleine d’admiration. Avec l’enfance qu’il avait eue, Eddie était habitué à entendre des flopées de mensonges. Il en avait raconté beaucoup lui-même, dont certains excellents. Mais lorsque Roland eut atteint le milieu de son laïus, Eddie se rendit compte que jamais auparavant il ne s’était trouvé en présence d’un tel génie du mensonge. Jamais jusqu’à ce soir, à Calla Bryn Sturgis. Et…

Et ils gobaient la moindre de ses paroles.

3

— La dernière fois que je me suis trouvé en face de vous sur cette scène, commença Roland, j’ai dansé le commala. Ce soir…

George Telford l’interrompit. Il était trop mielleux au goût d’Eddie, et beaucoup trop rusé, mais il ne put nier que l’homme avait du courage, de lever ainsi la voix, contre l’opinion générale.

— Si fait, on s’en souvient, vous l’avez bien dansé ! Comment dansez-vous la mortata, Roland, c’est ce que je me demande, je vous prie.

Un murmure de désapprobation traversa la foule.

— Peu importe comment je la danse, dit Roland, pas du tout désarçonné, car je ne danserai plus à La Calla. Nous avons du travail qui nous attend dans cette ville, moi et les miens. Vous nous avez accueillis, et nous vous disons grand merci. Vous nous avez sollicités, vous avez demandé assistance et secours, à présent je vous demande donc de m’écouter très attentivement. Dans moins d’une semaine arriveront les Loups.

Il y eut un soupir. Le temps était peut-être devenu glissant, mais même ces folken, dans toute leur simplicité, pouvaient toujours mesurer ce que cinq jours représentaient.

— Le soir qui précédera leur arrivée, je veux que soient réunis ici tous les enfants jumeaux de moins de dix-sept ans, dit Roland en pointant le doigt vers la gauche, où les Sœurs d’Oriza avaient monté une tente.

Il y avait bon nombre d’enfants présents, ce soir, mais aucun de la centaine qui se trouvait en danger. Les plus grands avaient pour responsabilité de s’occuper des plus petits pendant toute la durée du conseil, et l’une ou l’autre des Sœurs allait fréquemment vérifier que tout se passait bien.

— On ne pourra pas tous les faire tenir dans cette tente, Roland, dit Ben Slightman.

Roland sourit.

— Mais dans une plus grande, si, Ben, et je crois savoir que les Sœurs peuvent en trouver une.

— Si fait, et nous leur ferons un repas qu’ils n’oublieront pas de sitôt ! lança courageusement Margaret Eisenhart.

Des rires bon enfant accueillirent sa proposition, puis se turent. Dans la salle, beaucoup se disaient sans doute que, si les Loups finissaient par l’emporter, la moitié des enfants qui auraient passé la Veille des Loups sur la Pelouse ne se rappelleraient pas leur propre nom une semaine ou deux plus tard, encore moins ce qu’ils avaient mangé.

— Je les ferai coucher sur place, afin de pouvoir les emmener aux premières lueurs de l’aube. D’après ce qu’on m’a dit, il n’y a aucun moyen de savoir si les Loups viendront tôt, tard, ou au milieu de la journée. Nous aurions vraiment l’air idiots s’ils devaient débarquer au point du jour, et les trouver tous là, à découvert.

— Qu’est-ce qui les empêche de venir un jour en avance ? demanda Eben Took d’un ton brutal. Ou à minuit, le soir que vous appelez la Veille des Loups ?

— Ils ne peuvent pas, dit simplement Roland.

Et, s’ils s’appuyaient sur le témoignage de Jamie Jaffords, ils étaient pratiquement certains de pouvoir compter là-dessus. L’histoire du vieux bonhomme lui donnait des raisons de laisser Andy et Ben Slightman en liberté pendant les cinq jours à venir.

— Ils viennent de loin, et ne font pas tout le voyage à cheval. Leur horaire est fixé longtemps à l’avance.

— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda Louis Haycox.

— Il vaut sans doute mieux que je ne dise rien, répondit Roland. Peut-être les Loups ont-ils de longues oreilles.

Un silence songeur accueillit cette hypothèse.

— Le même soir, celui de la Veille des Loups, je ferai venir une douzaine de buckas, les plus gros de La Calla, pour emmener les enfants au nord de la ville. C’est moi qui désignerai les conducteurs. Il faudra aussi du monde pour s’occuper des enfants, et rester avec eux, le moment venu. Et pas la peine de me demander où nous les emmènerons. Il vaut mieux ne pas discuter de ça maintenant.

Bien sûr, la plupart d’entre eux pensaient déjà savoir très bien où les enfants seraient emmenés : à la Vieille Gloria. La rumeur se répandait avec une facilité déconcertante, comme Roland le savait. Ben Slightman croyait que ce serait un peu plus loin — à la Plume-Rouge Deux, au sud de la Gloria —, mais ce n’était pas plus mal.

— Ne l’écoutez pas, folken, je vous prie ! brailla George Telford. Et si vous l’écoutez, pour votre âme et la vie de cette ville, ne le faites pas ! Tout ce qu’il raconte n’est que folie ! Nous avons déjà essayé de cacher nos enfants, par le passé, et ça ne marche pas ! Et même si ça marchait, ils viendraient quand même et ils brûleraient la ville rien que par vengeance, ils brûleraient tout…

— Silence, espèce de lâche.

C’était Henchick, la voix dure comme un claquement de fouet.

Telford aurait bien continué, mais son fils aîné lui prit le bras et l’exhorta à se taire. C’était aussi bien. Le martèlement des bottillonnes avait repris. Telford jeta à Eisenhart un regard incrédule, sa pensée aussi limpide que s’il la lui avait criée au visage : Ne me dis pas que tu fais partie de ce plan de fou, ce n’est pas possible !

Le gros fermier secoua la tête.

— Pas la peine de me regarder comme ça, George. Je suis aux côtés de ma femme, et elle est du côté d’Eld.

Des applaudissements accueillirent sa réponse. Roland attendit le retour au silence.

— Telford dit vrai. Les Loups sauront probablement où les enfants auront été cloîtrés. Et quand ils viendront, mon ka-tet les attendra de pied ferme. Ce ne sera pas la première fois que nous serons confrontés à des créatures de leur espèce.

Il y eut des grondements d’approbation. Le martèlement redoubla. Des applaudissements prirent le relais, en rythme. Telford et Eben Took regardaient autour d’eux, les yeux écarquillés, comme s’ils découvraient qu’ils s’étaient réveillés dans un asile de fous.

Quand le Pavillon fut de nouveau silencieux, Roland reprit la parole.

— Certaines de la ville ont accepté de se joindre à nous, des folka avec de bonnes armes. Mais vous n’avez pas à en savoir plus pour l’instant, là non plus.

Mais bien évidemment, la communication féminine informa ceux qui ne savaient pas encore de l’implication des Sœurs d’Oriza. Eddie s’émerveilla une nouvelle fois de la maestria avec laquelle Roland les menait — sa technique n’avait rien de cozé. Il adressa un regard à Susannah, qui roula des yeux ronds et lui décocha un sourire. Mais la main qu’elle posa sur son bras était froide. Elle voulait que ça se termine. Eddie savait exactement ce qu’elle ressentait.

Telford fit une toute dernière tentative.

— Écoutez-moi, vous tous ! Tout ça a déjà été essayé avant !

C’est Jake Chambers qui répondit.

— Mais ça n’a pas été essayé par des pistoleros, sai Telford.

L’intervention de Jake suscita de grands cris d’approbation. Il y eut des martèlements de pieds et des applaudissements. Roland dut finalement lever les mains pour apaiser le chahut.

— Les Loups iront en majorité là où ils croient que seront les enfants, et c’est là que nous les piégerons. Des groupes moins importants iront peut-être attaquer les fermes ou les ranchs. Certains pénétreront peut-être en ville. Et si fait, il y aura sans doute des bâtiments brûlés.

Ils écoutèrent en silence et avec respect, hochant la tête, et arrivèrent avant lui à l’étape suivante. Comme ils l’avaient espéré.

— On peut remplacer un bâtiment brûlé. Pas un enfant crâné.

— Si fait, dit Rosalita. Ni un cœur crâné.

Il y eut des murmures, surtout de la part des femmes. À Calla Bryn Sturgis (comme à peu partout ailleurs), les hommes en état de sobriété n’aimaient pas parler de ce qu’ils avaient dans le cœur.

— Maintenant écoutez-moi, car voici ce que je peux encore vous dire. Nous savons exactement ce que sont les Loups. Jamie Jaffords nous a confirmé ce que nous soupçonnions déjà.

Des murmures de surprise s’élevèrent de l’audience. Les têtes se tournèrent. Debout à côté de son petit-fils, Jamie réussit à redresser son dos courbé et à sortir son torse affaissé. Eddie espérait juste que ce vieux busard saurait rester calme pour ce qui suivrait. S’il s’embrouillait et se mettait à contredire le récit de Roland, la tâche deviendrait soudain beaucoup plus difficile pour eux. Au minimum, il leur faudrait déjà intercepter Andy et Ben Slightman au plus vite. Et si Finli O’Tiego — cette voix à qui Slightman faisait son rapport, au Dogan — n’avait pas de nouvelles de ces deux-là avant le jour des Loups, il y aurait des soupçons. Eddie sentit bouger la main posée sur son bras. Susannah venait de croiser les doigts.

4

— Ce ne sont pas des créatures vivantes, sous ces masques, leur dit Roland. Les Loups sont les serviteurs morts-vivants des vampires qui règnent à Tonnefoudre.

Un murmure d’effroi accueillit ce petit boniment savamment préparé.

— Ce sont ce que mes amis Eddie, Susannah et Jake appellent des zombies. On ne peut pas les tuer avec un arc, un bah ou par balle, à moins de les frapper au cerveau ou en plein cœur.

Roland se frappa le torse, pour faire bonne mesure.

— Et bien sûr, au cours de leurs rafles, ils viennent protégés par de lourdes armures, sous leurs vêtements.

Henchick hochait la tête. Plusieurs autres hommes et femmes plus âgés — des folken qui se rappelaient bien la venue des Loups, non pas une, mais deux fois — faisaient de même.

— Ça explique beaucoup de choses, dit-il. Mais comment…

— Les frapper au cerveau est au-delà de nos capacités, à cause des casques qu’ils portent sous leurs capuches, dit Roland. Mais nous avons vu de telles créatures, à Lud. Ç’est là qu’est leur faiblesse.

Il se frappa de nouveau la poitrine.

— Les morts-vivants ne respirent pas, mais ils ont une sorte de branchie au-dessus du cœur. S’ils la recouvrent de leur armure, ils meurent. C’est là que nous les frapperons.

Un bourdonnement de conversation à voix basse accueillit cette nouvelle. Et c’est alors que s’éleva la voix du Gran-Pere, stridente et surexcitée :

— C’est vlai, c’qui dit, pasque Molly Doolin l’a-t-y pas flappé là ’vec s’plat, et qu’l’était pas mort et qu’pou’tant c’te cléture s’est ’ffondrée !

La main de Susannah serra le bras d’Eddie, assez fort pour qu’il sentît ses ongles courts lui rentrer dans la chair, mais quand il se tourna vers elle, il constata qu’elle souriait malgré elle. Il aperçut la même expression sur le visage de Jake. T’as pas mal de gâche au moment crucial, vieux bonhomme, pensa Eddie. Désolé d’avoir douté de toi. Attends un peu qu’Andy et Ben Slightman passent la rivière pour aller rapporter ces joyeuses conneries en haut lieu ! Il avait demandé à Roland s’ils (ce « ils » sans visages était incarné par celui qui se faisait appeler Finli O’Tiego) croiraient des inepties pareilles. Ils font des rafles de ce côté de la Whye depuis plus de cent ans et n’ont jamais perdu qu’un seul guerrier, avait répondu Roland. Je pense qu’ils croiraient n’importe quoi. C’est leur condescendance, leur vrai point faible.

— Amenez vos jumeaux ici à sept heures du soir, la Veille des Loups, poursuivit Roland. Il y aura ces dames — les Sœurs d’Oriza, vous intuitez — avec des ardoises de listes. Elles cocheront les noms de toutes les paires, à leur arrivée. J’espère trouver chaque nom barré avant neuf heures.

— Vous tir’rez pas un trait su’les miens ! cria une voix en colère, à l’arrière de la foule.

Celui qui avait ainsi crié écarta plusieurs personnes de son passage et alla se planter à côté de Jake. C’était un petit homme courtaud, qui avait une petite rizière, plus loin, au sud. Roland parcourut les pièces en désordre de sa mémoire récente (en désordre, certes, mais il ne jetait jamais rien) et finit par y trouver un nom : Neil Faraday. Un des rares à n’avoir pas été chez lui quand Roland et son ka-tet lui avaient rendu visite… pas chez lui pour eux, en tout cas. Un gros travailleur, à en croire Tian. Et un plus gros buveur encore, à en croire les cernes violets sous ses yeux et l’entrelacs de veines violacées sur chacune de ses joues. Et débraillé, beaucoup-beaucoup. Pourtant, Telford et Took lui adressèrent un regard reconnaissant et surpris. Un troisième homme sain d’esprit à l’asile, disait ce regard. Dieux merci.

— Vont prend’babés quand mêm’, et breuler c’te fouteue vill’, lança-t-il avec un accent qui rendait le sens de ses paroles quasiment incompréhensible. Vont prend’un chaqu’pair, m’en laiss’ra troè, et j’m’en fous si i’val’pas tripett’, mon howgan, si, lui !

Faraday balaya l’assistance d’un regard sardonique et chargé de dédain.

— Qui’vous croment et soyez meudits ! Bande de cons !

Il se fondit de nouveau dans la foule, laissant derrière lui un grand nombre de gens visiblement secoués et pensifs. Il avait fait plus de dégâts sur le moral de la foule avec sa tirade méprisante et (pour Eddie, au moins) incompréhensible que Telford et Took réunis.

Il est peut-être fauché comme les blés, mais quelque chose me dit qu’il n’aura aucun mal à obtenir crédit chez Took, pendant au moins un an, pensa Eddie. Si l’épicerie est toujours debout, bien évidemment.

— Sai Faraday a le droit d’avoir son propre avis, mais j’espère qu’il en changera dans les quelques jours à venir, dit Roland. Et j’espère que vous autres, vous l’aiderez à en changer. Parce que dans le cas contraire, ce ne sont probablement pas trois enfants qui lui resteront, mais aucun.

Il éleva la voix et l’orienta vers Faraday, qui lui jetait un regard noir.

— Et alors il verra comment s’en sortir, de ses labours, avec seulement deux mules et une femme pour l’aider.

Telford s’avança jusque devant l’estrade, le visage écarlate de rage.

— Vous ne renoncez donc à rien pour gagner la dispute, espèce de ladre ? Vous ne reculez donc devant aucun mensonge ?

— Je ne mens pas et je n’affirme rien avec certitude, répondit Roland. Si j’ai donné à quiconque l’impression que je connaissais toutes les réponses, alors qu’il y a moins d’une saison, je ne soupçonnais même pas l’existence des Loups, alors j’implore votre pardon. Mais permettez que je vous raconte une histoire, avant de vous souhaiter bonne nuit. Quand j’étais jeune, à Gilead, avant la venue de l’Homme Bon et le grand incendie qui ravagea tout, il y avait une pépinière, à l’est de la Baronnie.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, d’élever des arbres ? demanda quelqu’un, d’un ton moqueur.

Roland sourit et acquiesça.

— Peut-être pas des arbres ordinaires, ni même des arbres de fer, mais des florus, un bois extrêmement léger, et pourtant très résistant. Le meilleur bois qu’on ait jamais vu, pour les bateaux. Si on en coupe un morceau très fin, il flotte quasiment dans l’air. On les faisait pousser sur plus d’un millier d’acres, dix mille arbres de florus, bien alignés, tous entretenus par le forestier de la Baronnie. Et la règle, qui ne fut jamais transgressée, était la suivante : prends-en deux, fais-en repousser trois.

— Si fait, dit Eisenhart. C’est presque la même chose avec le bétail, et avec celui de bon aloi, on recommande d’en garder quatre, pour chaque tête qu’on vend ou qu’on abat. Peu de gens peuvent se le permettre.

Roland parcourut la foule du regard.

— Durant l’été, l’année de mes dix ans, un fléau s’est abattu sur la pépinière de florus. Des araignées ont tissé leurs toiles blanches au sommet de certains arbres, et ceux-là pourrissaient de la cime jusqu’aux racines, ou finissaient par tomber sous leur propre poids. Le forestier vit ce qui se passait et ordonna qu’on fît abattre immédiatement tous les arbres indemnes. Pour sauver le bois tant qu’on pouvait l’utiliser, vous voyez ? Il n’était plus question d’en prendre deux et d’en replanter trois, parce que la règle en elle-même n’avait plus aucun sens.

L’été suivant, les florus qui s’étendaient à l’est de Gilead avaient tous disparu.

Un silence total régnait parmi les folken. Le jour finissant s’était fondu en un crépuscule précoce. Les flambeaux sifflaient. Pas un œil ne quittait le visage du Pistolero.

— Ici, à La Calla, les Loups cultivent des bébés. Et ils n’ont même pas besoin de les planter, parce que — écoutez-moi — c’est comme ça que ça marche, avec les hommes et les femmes. Même les enfants le savent. « Papa a pas fait l’fada, quand il plante le riz commala, Maman sait quoi faire, voilà. »

Murmure parmi les folken.

— Les Loups prennent, puis attendent. Ils prennent… puis ils attendent. Ça leur a réussi, jusqu’ici, parce que les hommes et les femmes replantent toujours de nouveaux bébés, peu importe ce qu’il advient. Mais voilà qu’arrive quelque chose de nouveau. Voilà qu’arrive le fléau.

Took le prit de vitesse :

— Si fait, vous dites vrai, z’êtes un fléau, vous et vos…

Quelqu’un lui donna une claque sur la tête, faisant tomber son chapeau. Eben Took fit volte-face, chercha le coupable, et se trouva face à cinquante visages hostiles. Il ramassa son chapeau, le serra contre la poitrine, et se tut.

— S’ils voient que l’élevage de bébés est fini pour eux, ici, reprit Roland, cette fois-ci ils ne prendront pas que les jumeaux ; cette fois-ci, ils prendront tous les enfants sur lesquels ils pourront mettre la main, tant qu’il est encore temps. Alors amenez aussi les petits, à sept heures. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.

— Quel choix vous leur laissez ? demanda Telford, blême de peur et de rage.

Roland en avait vraiment assez de lui. Il lui répondit en criant, et l’éclat soudain de ses yeux bleus en feu fit basculer Telford en arrière.

— Aucun que vous ayez à faire, sai, car vos enfants sont adultes, comme tout le monde en ville le sait. Vous avez dit ce que vous aviez à dire. Pourquoi vous ne la fermeriez pas, maintenant ?

Un tonnerre d’applaudissements et un martèlement monstrueux de bottes répondit à Roland. Telford supporta les railleries et les huées aussi longtemps qu’il put, la tête rentrée dans les épaules, comme un taureau sur le point de charger. Puis il se retourna et se dégagea un passage jusqu’à la sortie, en bousculant tout le monde. Took le suivit. Quelques instants plus tard, ils avaient disparu. Peu de temps après, le conseil prit fin. Il n’y eut pas de vote. Roland ne leur donna pas d’alternative.

Non, se dit de nouveau Eddie en poussant le fauteuil de Susannah vers les rafraîchissements. Vraiment rien de cozé là-dedans.

5

Peu après, Roland accosta Ben Slightman. Le contremaître se tenait sous l’un des porte-flambeaux, tenant en équilibre entre ses mains une tasse de café et une assiette sur laquelle était posée une part de gâteau. Roland avait lui aussi du gâteau et du café. De l’autre côté de la pelouse, la tente des enfants était encore pour l’instant la tente des rafraîchissements. Une longue file d’attente serpentait à l’extérieur. On parlait bas et on riait peu. Plus près, Benny et Jake se lançaient une balle, laissant parfois Ote l’attraper à son tour. Le bafouilleux aboyait joyeusement, mais les garçons paraissaient aussi sombres que ceux qui attendaient dans la file.

— Vous avez bien parlé, ce soir, dit Slightman, en cognant doucement sa tasse à café contre celle de Roland.

— Vous le dites ?

— Si fait. Bien sûr, ils étaient prêts, comme vous le saviez, je n’en doute pas. Mais Faraday a dû vous prendre par surprise, et vous avez su déjouer ses intentions.

— Je n’ai fait que dire la vérité, rectifia Roland. Si les Loups perdent assez de leurs troupes, ils prendront ce qu’ils pourront et feront la part du feu. Les légendes ont la barbe qui pousse, et elle a bien le temps de pousser, en vingt-trois ans. Les folken de La Calla supposent qu’il y a des milliers de Loups, là-bas, à Tonnefoudre, peut-être même des millions, mais je ne crois pas que ce soit le cas.

Slightman le regardait avec une authentique fascination.

— Et pourquoi ?

— Parce que les choses se dégradent, dit simplement Roland. Je veux que vous me promettiez quelque chose.

Slightman le considéra d’un air méfiant. Les verres de ses lunettes miroitaient à la lueur des flambeaux.

— Si je le peux, Roland.

— Veillez bien à ce que votre garçon soit là à temps, dans quatre jours. Sa sœur est morte, mais je doute que cela cesse de faire de lui un jumeau, aux yeux des Loups. Il a très vraisemblablement ce qu’ils viennent chercher.

Slightman ne fit aucun effort pour dissimuler son soulagement.

— Si fait, il sera là. Je n’ai jamais eu d’autre intention.

— Bien. Et j’ai aussi un travail pour vous, si vous êtes prêt à le faire.

Le regard méfiant était de retour.

— Quel genre de travail ?

— J’ai commencé par penser que six personnes suffiraient, pour s’occuper des enfants pendant que nous combattrons les Loups. Et alors Rosalita m’a demandé ce qu’ils feraient, si les enfants prenaient peur et se mettaient à paniquer.

— Si fait, mais vous les aurez mis dans une grotte, pas vrai ? demanda Slightman, en baissant la voix. Des gosses ne peuvent pas courir bien loin, dans une grotte, même s’ils paniquent.

— Assez loin pour se cogner à un mur et s’ouvrir le crâne, ou pour tomber dans un trou dans le noir. Si l’un d’eux pique une crise à cause des cris, de la fumée et du feu, ils pourraient bien tous tomber dans un trou dans le noir. J’ai décidé de prendre dix personnes, pour surveiller les gosses. Je voudrais que vous soyez l’un d’entre eux.

— Roland, je suis flatté.

— C’est un oui ?

Slightman acquiesça.

Roland l’observa.

— Vous savez que si on perd, ceux qui gardent les enfants sont susceptibles de se faire tuer ?

— Si je pensais que vous alliez perdre, je ne serais jamais d’accord pour aller là-bas avec les enfants — il marqua une pause — ou pour vous envoyer le mien.

— Merci, Ben. Tu es un homme bon.

Slightman baissa encore la voix.

— Dans quelle mine allez-vous les mettre ? La Gloria ou la Plume-Rouge ?

Et, comme Roland ne répondait pas immédiatement :

— Bien sûr, je comprendrais, si vous préférez ne pas…

— Ce n’est pas ça, répondit Roland. C’est que nous n’avons pas encore décidé.

— Mais ce sera l’une ou l’autre ?

— Oh, si fait. Où, sinon ? fit Roland d’un air distrait, tout en se roulant une cigarette.

— Et vous essaierez de les surprendre par au-dessus ?

— Ça ne marcherait pas. L’angle n’est pas bon.

Il se tapota la poitrine, juste au-dessus du cœur.

— Il faut les frapper ici, rappelez-vous. Ailleurs… ça ne vaut rien. Même une balle qui traverserait l’armure ne ferait pas grand mal à un zombie.

— C’est un vrai problème, n’est-ce pas ?

— C’est plutôt une occasion. Vous voyez cet éboulis qui s’étend en dessous de ces vieilles mines de grenat ? Celui qui ressemble à un bavoir pour bébé ?

— Si fait ?

— C’est là que nous nous cacherons. Là dessous. Et quand ils arriveront vers nous à cheval, nous nous lèverons et…

Roland dressa le pouce et l’index devant le visage de Slightman et fit signe de presser la détente.

Un sourire s’alluma sur le visage du contremaître.

— Roland, c’est génial !

— Non, le corrigea Roland. C’est simple, voilà tout. Mais la simplicité est souvent ce qu’il y a de mieux. Je pense qu’on les prendra par surprise. On les cernera et on les cueillera. Ça a déjà marché, pour moi. Il n’y a pas de raison pour que ça ne marche pas encore une fois.

— Non. Je ne vois pas pourquoi.

Roland regarda autour de lui.

— Mais il vaut mieux ne pas parler de tout ça ici, Ben. Je sais que vous êtes fiable, mais…

Ben s’empressa d’acquiescer.

— N’en dites pas plus, Roland, je comprends.

Le ballon roula jusqu’aux pieds de Slightman. Son fils tendit les bras en souriant.

— Pa ! Lance-la !

Ce qu’il fit, et fort. La balle s’envola, comme le plat de Molly dans le récit du Gran-Pere. Benny sauta, l’attrapa d’une main et éclata de rire. Son père lui adressa un grand sourire chaleureux, puis posa le regard sur Roland.

— Ils font la paire, tous les deux, pas vrai ? Le vôtre et le mien ?

— Si fait, dit Roland, en souriant presque. Quasiment des frères, c’est vrai.

6

Le ka-tet reprit le chemin du presbytère, les chevaux avançant tous les quatre de front, sous les regards de la ville entière : la mort à cheval.

— Tu es satisfait du déroulement de la soirée, trésor ? demanda Susannah à Roland.

— Ça ira, admit-il, en se mettant à rouler une cigarette.

— Je voudrais essayer, dit soudain Jake.

Susannah lui adressa un regard à la fois choqué et amusé.

— Tiens ta langue, mon chou — tu n’as pas encore treize ans.

— Mon père a commencé à dix ans.

— Et il sera mort à cinquante, sans doute, dit Susannah d’un air sévère.

— Ce sera pas une grosse perte, marmonna Jake, mais il laissa tomber le sujet.

— Et Mia ? demanda Roland, allumant une allumette du bout de son pouce. Elle se tient tranquille ?

— Si vous ne me l’aviez pas juré, les garçons, je finirais par me demander si cette poulette a jamais existé.

— Et ton ventre ? Tranquille lui aussi ?

— Oui.

Chacun avait ses propres règles, concernant le mensonge. La sienne, c’était de faire court. Si elle avait un p’tit gars dans le ventre — une sorte de monstre —, elle ne voulait pas les inquiéter avec ça avant une semaine, à compter de ce soir. S’ils étaient encore en mesure de s’inquiéter de quoi que ce soit, bien sûr. Pour l’instant, personne n’avait besoin d’être tenu au courant de ses petites crampes d’estomac.

— Alors tout va bien, dit le Pistolero.

Ils chevauchèrent en silence pendant un moment, puis il ajouta :

— J’espère que vous savez creuser, les garçons. Parce qu’on va devoir creuser.

— Des tombes ? demanda Eddie, sans être sûr de blaguer vraiment.

— Les tombes viendront plus tard.

Roland leva les yeux vers le ciel, mais les nuages venus de l’ouest leur avaient dérobé les étoiles.

— Rappelez-vous, ce sont les vainqueurs qui les creusent.

CHAPITRE 6 Avant l’orage

1

Montant des ténèbres, douloureuse et accusatrice, résonna la voix d’Henry Dean, le Grand Sage & Éminent Junkie.

— J’suis en enfer, frérot ! J’suis en enfer, impossible de me faire un fix, et tout ça c’est ta faute !

— Combien de temps on va devoir rester là, d’après vous ? demanda Eddie à Callahan.

Ils venaient juste d’arriver à la Grotte de la Porte, et le petit frérot du grand sage faisait déjà sauter une paire de balles dans sa main, comme des dés — cinq-six-sept, bébé a besoin d’une bonne sieste. C’était le lendemain du grand conseil, et quand Eddie et le Père avaient quitté la ville à cheval, la grand-rue leur avait paru anormalement calme. On aurait dit que La Calla se cachait d’elle-même, submergée par ce à quoi elle s’était engagée.

— J’ai bien peur qu’il faille un petit moment, admit Callahan.

Il s’était habillé avec soin (et, espérait-il, de manière quelconque). Dans la poche de sa chemise, il avait rassemblé tout l’argent américain qu’il avait pu trouver : onze dollars chiffonnés et quelques quarters. Il réfléchit à l’ironie de la situation, s’il devait débarquer dans une version de l’Amérique où c’était Lincoln qui apparaissait sur les billets d’un dollar, et Washington sur ceux de cinquante.

— Mais on peut progresser par étapes, je pense.

— Remercions le ciel pour ses petits cadeaux, fit Eddie, en tirant le sac rose de derrière la malle de livres de Tower. Il le souleva à deux mains, s’apprêta à se retourner, puis s’immobilisa. Il fronça les sourcils.

— Que se passe-t-il ? demanda Callahan.

— Il y a quelque chose, là-dedans.

— Oui, la boîte.

— Non, quelque chose dans le sac. Cousu dans la doublure. On dirait un petit caillou. Peut-être qu’il y a une poche secrète.

— Et peut-être, ajouta Callahan, que ce n’est pas le moment de s’en préoccuper.

Eddie ne renonça pas pour autant à palper le sac. Ça n’avait pas exactement la consistance d’un caillou. Mais Callahan avait sans doute raison. Ils avaient déjà assez de mystères sur les bras comme ça. Celui-là attendrait un autre jour.

Quand Eddie fit glisser la boîte en bois fantôme du sac, une terreur nauséeuse envahit sa tête et son cœur.

— Je déteste ce truc. J’ai toujours l’impression qu’il va s’en prendre à moi et me dévorer comme… comme un taco.

— Il le pourrait sans doute, répliqua Callahan. Si vous sentez qu’il se passe quelque chose de vraiment malsain, Eddie, refermez ce foutu machin.

— Et vous vous retrouveriez coincé de l’autre côté, si je faisais ça.

— Ce n’est pas comme si j’étais un étranger, là-bas, dit Callahan, en jetant un œil en direction de la porte dérobée.

Eddie entendait son frère, Callahan sa mère, le harcelant sans relâche en l’appelant Donnie. Il avait toujours détesté qu’on l’appelle Donnie.

— J’attendrai tout bonnement que la boîte se rouvre.

Eddie se cala les balles dans les oreilles.

— Pourquoi tu le laisses faire une chose pareille, Donnie ? gémit la mère de Callahan, dans l’ombre. Des balles dans les oreilles, c’est dangereux !

— Allez-y, fit Eddie. Faites ce que vous avez à faire.

Il ouvrit la boîte. Le carillon s’en prit instantanément aux oreilles de Callahan. Et à son cœur. La porte vers le monde entier s’ouvrit dans un clic.

2

En passant la porte, il pensa à deux choses : à l’année 1977, et aux toilettes pour hommes du rez-de-chaussée de la Bibliothèque Publique de New York. Il entra dans une cabine bourrée de graffiti (BANGO SKANK était passé par là), dans le bruit de chasse d’eau d’un urinoir, à sa gauche. Il attendit que la personne s’en aille, puis sortit lui-même de la cabine.

Il ne lui fallut que dix minutes pour trouver ce qu’il cherchait. Lorsqu’il franchit la porte vers la Grotte de la Porte, il avait un livre sous le bras. Il demanda à Eddie de l’accompagner dehors, et il n’eut pas à le lui demander deux fois. Dans l’air frais et ensoleillé, balayé par la brise (les nuages de la nuit précédente s’étaient éclipsés), Eddie retira les balles de ses oreilles et examina le livre. Il s’intitulait Autoroutes du sud de l’Amérique.

— Le Père est un voleur de bibliothèque, fit remarquer Eddie. Vous êtes le genre de personne qui fait grimper les tarifs d’abonnement.

— Je le rapporterai un jour, dit Callahan, et il le pensait. Ce qui importe, c’est que j’ai été chanceux au deuxième essai. Regardez page Cent dix-neuf.

Eddie s’exécuta. La photographie montrait une église blanche et austère, posée sur une colline au-dessus d’un chemin de terre. Temple méthodiste d’East Stoneham, disait la légende. Construit en 1819.

On les ajoute, ça fait dix-neuf, bien entendu, pensa Eddie.

Il en parla à Callahan, qui sourit et hocha la tête.

— Vous n’avez rien remarqué d’autre ?

Bien sûr que si.

— Il ressemble à la Salle du Conseil de La Calla.

— Oui, on les croirait presque jumeaux — Callahan inspira profondément. Prêt pour le deuxième round ?

— J’imagine, oui.

— Celui-ci sera plus long, mais vous devriez avoir de quoi tuer le temps, avec toute cette lecture.

— Je ne crois pas que j’arriverai à lire, fit Eddie. Je suis trop nerveux, bordel, excusez mon langage. Je vais peut-être essayer de regarder ce qu’il y a dans la doublure du sac.

Mais Eddie oublia ce qu’il y avait dans la doublure du sac ; c’est Susannah qui finit par le trouver, et à ce moment-là, elle n’était déjà plus elle-même.

3

Repensant à 1977 et tenant le livre ouvert à la page de la photo, Callahan franchit la porte dérobée pour la deuxième fois. Il ressortit au milieu d’une belle matinée ensoleillée de Nouvelle-Angleterre. Le temple était bien là, mais il avait été repeint, depuis l’époque de la photo prise pour Autoroutes du sud de l’Amérique, et la route avait été pavée. Juste à côté, il vit un bâtiment qui n’était pas sur la photo : l’Épicerie d’East Stoneham. Bien.

Il marcha jusque-là, suivi par la porte flottante, se remémorant de ne dépenser l’un des quarters, qui venait de sa propre cassette, que s’il le devait absolument. Celui que lui avait donné Jake datait de 1969, ce qui allait. Le sien était de 1981, et ça n’allait pas. En passant devant les pompes à essence Mobil (où on vendait l’essence ordinaire à treize cents le litre), il le glissa dans sa poche arrière.

Lorsqu’il pénétra dans l’épicerie — qui sentait exactement comme celle de Took — une cloche tinta. À gauche de l’entrée, un présentoir de Press Herald de Portland lui permit de voir la date, et il eut un petit choc désagréable. Au moment où il avait pris le livre à la Bibliothèque Publique de New York, moins d’une demi-heure auparavant d’après son horloge interne, on était le 26 juin. Et ces journaux devant lui étaient datés du 27.

Il en prit un pour lire les gros titres (une inondation à la Nouvelle-Orléans, les troubles habituels parmi les dingues et les meurtriers dans l’est) et il nota le prix : dix cents. Très bien. Il obtiendrait de la monnaie sur son quarter de 1969. Peut-être même qu’il s’achèterait un morceau de bon vieux salami purement américain. Quand il s’approcha du comptoir, le vendeur lui lança un regard jovial.

— Ce sera tout ? demanda-t-il.

— Eh bien, je vais vous dire, je ne dirais pas non si vous m’indiquiez la poste, si ça vous sied.

Le vendeur haussa un sourcil et sourit.

— Vous avez l’air du coin, pourtant.

— Vraiment ? demanda Callahan, en souriant lui aussi.

— Yep. En tout cas, la poste est pas bien loin. À moins d’un kilomètre, en descendant la route, par la gauche.

Il prononçait le mot « route » loute, exactement comme Jamie Jaffords l’aurait fait.

— Bon. Et vous vendez du salami à la tranche ?

— Je vous le vendrai sous la forme que vous voudrez acheter, répondit aimablement le vendeur. Vous êtes ici en vacances ?

Ce qui donna : en voconces, et Callahan s’attendit presque à l’entendre ajouter, dites-le-moi, j’vous prie.

— On pourrait dire ça, j’imagine, répondit Callahan.

4

Dans la grotte, Eddie se débattait contre le bruit métallique, assourdi mais exaspérant, du carillon, tout en jetant de temps à autre un coup d’œil par la porte entrouverte. Callahan descendait une route de campagne. Super pour lui. Pendant ce temps, peut-être que le petit garçon de Mme Dean pourrait essayer de faire un peu de lecture. D’une main froide (et légèrement tremblante), il saisit un livre dans la malle, au-dessous d’un volume qui avait été retourné et qui aurait sans doute changé sa journée s’il l’avait pris à la place. Au lieu de quoi, il se retrouva avec Quatre nouvelles de Sherlock Holmes. Ah, Holmes, un autre Grand Sage & Éminent Junkie. Eddie opta pour Une Étude en rouge et se mit à lire. De temps à autre, il baissait les yeux vers la boîte, où la Treizième Noire diffusait sa force, en pulsations étranges. Il ne voyait que l’arrondi du cristal. Au bout d’un moment, il oublia sa lecture, et se concentra sur la boule de verre, de plus en plus fasciné. Mais le carillon s’estompait, ce qui était plutôt bien, non ? Il finit par ne presque plus les entendre. Une voix passa à travers les balles et se mit à lui parler. Eddie écouta.

5

— Excusez-moi, madame.

— Yep ?

La postière devait avoir une petite soixantaine d’années et ses cheveux étaient d’un blanc bleuté parfait, comme si elle sortait de chez le coiffeur.

— Je voudrais laisser une lettre pour des amis, dit Callahan. Ils sont de New York, et seront probablement poste restante.

Ils en avaient discuté avec Eddie, et Callahan avait suggéré que Tower ne serait pas assez stupide pour laisser son nom à la poste, alors qu’il était en cavale, et recherché par une bande de truands qui voulaient lui faire sa fête. Eddie lui avait rappelé l’attitude de Tower, avec ses foutues premières éditions et Callahan avait finalement accepté de faire un essai à la poste.

— Des vacanciers ?

— Savez-vous, acquiesça Callahan, mais il tomba un peu à côté. Je veux dire yep. Ils s’appellent Calvin Tower et Aaron Deepneau. Je suppose que vous ne donnez pas ce genre d’informations au premier type venu, mais…

— Oh, on s’embête pas avec ce genre de choses, par ici, dit-elle (« par ici » était devenu « polici »). Je vais vérifier la liste… on a tellement de monde, entre le Jour du Souvenir et la Fête du Travail…

Elle prit un bloc-notes sur le comptoir devant elle. Des tas de noms écrits à la main. Elle tourna la première page, puis la deuxième.

— Deepneau ! s’exclama-t-elle. En voilà déjà un. On va voir si on peut trouver l’autre…

— Peu importe, dit Callahan.

Soudain il se sentit mal à l’aise, comme si quelque chose avait mal tourné, de l’autre côté. Il jeta un œil par-dessus son épaule et ne vit que la porte, et la grotte, et Eddie assis là en tailleur, un livre sur les genoux.

— Vous avez quelqu’un aux fesses ? demanda la postière, le sourire aux lèvres.

Callahan lâcha un rire, qui lui parut forcé et stupide, mais la postière sembla ne rien remarquer.

— Si je voulais laisser un mot à Aaron Deepneau dans une enveloppe timbrée, est-ce que vous pourriez veiller à ce qu’il l’ait, quand il viendra ? Ou quand M. Tower viendra ?

— Oh, pas besoin d’acheter un timbre, dit-elle d’un ton rassurant. Je le ferai bien volontiers.

Oui, c’était bien comme à La Calla. Soudain il ressentit une grande tendresse pour cette femme. Beaucoup-beaucoup.

Callahan se rendit au comptoir près de la fenêtre (la porte eut comme une hésitation quand il se retourna) et il gribouilla un mot, commençant par se présenter comme un ami de l’homme qui avait aidé Tower lors de la visite de Jack Andolini. Il dit à Deepneau et à Tower de ne pas déplacer leur voiture, et de laisser des lumières allumées dans l’endroit où ils se trouvaient, puis de se rendre à proximité — dans une grange, un campement abandonné, ou même un cabanon. De le faire immédiatement. Laissez un mot avec des indications sur le lieu où vous êtes, sous le tapis de sol de votre voiture, côté conducteur, ou sous la marche du porche, à l’arrière de la maison, écrivit-il. Nous vous contacterons. Il espérait qu’il faisait ce qu’il fallait ; ils n’avaient pas poussé si loin la discussion, et il ne pensait pas avoir à faire lui-même le boulot d’agent secret. Il signa comme Roland le lui avait indiqué : Callahan, de la lignée d’Eld. Puis, malgré son malaise croissant, il ajouta une ligne, déchirant presque le papier en écrivant : Et que ce soit votre DERNIER passage par la poste. Comment peut-on être aussi stupide ???

Il mit le mot dans une enveloppe, la ferma et écrivit dessus AARON DEEPNEAU OU CALVIN TOWER, POSTE RESTANTE. Il l’apporta au comptoir.

— Je serai content d’acheter un timbre, lui répéta-t-il.

— Nope. Donnez-moi deux cents pour l’enveloppe et ça ira comme ça.

Il lui tendit la pièce de cinq cents qu’on lui avait rendue à l’épicerie, ramassa ses trois cents de monnaie, et se dirigea vers la porte. La porte normale.

— Bonne chance à vous, lança la postière.

Callahan tourna la tête vers elle et la remercia. Ce faisant, il aperçut la porte dérobée, toujours ouverte.

Mais il ne vit pas Eddie. Eddie était parti.

6

Sitôt sorti de la poste, Callahan se tourna de nouveau vers la porte. D’habitude, il ne pouvait pas faire ça, d’habitude elle tournait en même temps que lui comme sa partenaire de danse, mais elle semblait savoir à quel moment il était prêt à rentrer. Alors il pouvait lui faire face.

À la seconde où il fut de retour, il fut assailli par le carillon vaadasch, comme s’il gravait à l’eau-forte des motifs à la surface de son cerveau. Des entrailles de la grotte, sa mère s’écria :

— Dis donc, Donnie, tu es parti en laissant ce gentil garçon se suicider ! Il sera au purgatoire pour toujours, et c’est ta faute !

Callahan l’entendit à peine. Il se précipita à l’entrée de la grotte, avec toujours sous le bras le Press Herald qu’il avait acheté à l’épicerie d’East Stoneham. Il eut juste le temps de voir du coin de l’œil pourquoi la boîte ne s’était pas refermée, le laissant pour toujours prisonnier de l’autre côté, à East Stoneham, dans le Maine, aux alentours de 1977 : un gros livre était coincé dedans. Callahan eut même le temps d’en lire le titre, Quatre Nouvelles de Sherlock Holmes. Puis il bondit dehors, en plein soleil.

Au début, il ne vit rien d’autre que le rocher sur le sentier qui menait à l’entrée de la grotte, et il fut presque certain que sa mère avait dit vrai. Puis il tourna la tête à gauche et aperçut Eddie, à trois mètres environ, au bout d’un étroit chemin qui serpentait jusqu’au sommet, au-dessus du ravin. Sa chemise claquait autour de la crosse du gros revolver de Roland. Lui dont les traits étaient fins et malicieux avait le visage gonflé et une expression vide. C’était le visage hébété d’un guerrier en déroute. Ses cheveux voletaient autour de ses oreilles. Il vacilla vers l’avant… puis sa bouche se pinça et ses yeux reprirent soudain un peu de vie. Il se rattrapa à une saillie rocheuse et vacilla vers l’arrière.

Il se débat, pensa Callahan. Et je suis sûr qu’il mène le bon combat, mais il est en train de le perdre.

S’il appelait Eddie, il risquait de le faire tomber. Callahan le sentait avec son intuition de pistolero, toujours plus aiguisée et plus fiable en temps de crise. Au lieu de hurler, il bondit sur le sentier qui montait et arriva juste à temps pour attraper le bout de la chemise d’Eddie, tandis que ce dernier basculait de nouveau vers l’avant, cette fois après avoir lâché la saillie rocheuse et s’être porté la main sur les yeux, en un geste involontairement comique qui semblait dire : Adieu, monde cruel.

Si la chemise s’était déchirée, Eddie Dean aurait sans aucun doute raté la partie suivante du grand jeu du ka, mais peut-être que même les chemises de homespun fabriquées à Calla Bryn Sturgis (car c’est ce qu’il portait) servaient elles aussi le ka. Quoi qu’il en soit, la chemise ne se déchira pas, et Callahan se raccrocha à cette force physique qu’il avait bâtie au cours de ses années sur la route. Il tira Eddie vers l’arrière et le rattrapa dans ses bras, mais sans pouvoir empêcher la tête du jeune homme d’aller cogner contre la saillie rocheuse à laquelle il s’était raccroché, quelques secondes plus tôt. Il battit des cils et posa sur le Père un regard de familiarité un peu stupide. Il marmonna ce qui parut à Callahan du charabia incompréhensible : Ladit qu’je pouwais woler.

Callahan l’attrapa par les épaules et le secoua.

— Quoi ? Je ne vous comprends pas !

Il n’y tenait pas particulièrement, mais il fallait bien établir un contact, ramener Eddie de là où cette chose maudite l’avait emmené.

— Je ne… comprends pas !

Cette fois, la réponse se fit plus claire.

— Elle a dit que je pouvais voler jusqu’à la Tour. Vous pouvez me laisser y aller. Je veux y aller !

— Vous ne pouvez pas voler, Eddie.

Il n’était pas sûr qu’il l’avait entendu, aussi baissa-t-il la tête — très bas, jusqu’à appuyer son front contre celui d’Eddie, comme des amoureux.

— Elle essayait de vous tuer.

— Non… commença Eddie, puis la prise de conscience sembla soudain envahir son regard ; à quelques centimètres à peine de ceux de Callahan, ils s’écarquillèrent : Oui.

Callahan releva la tête, sans cependant lâcher les épaules d’Eddie.

— Ça va, maintenant ?

— Ouais. Je crois, du moins. Je m’en sortais bien, mon père. Je vous le jure. Je veux dire, le carillon me faisait la totale, mais à part ça, je m’en tirais bien. J’ai même pris un livre et je me suis mis à lire.

Il regarda autour de lui.

— Bon Dieu, j’espère que je ne l’ai pas perdu. Tower va me scalper.

— Vous ne l’avez pas perdu. Vous l’avez coincé dans la boîte, et vous avez fichtrement bien fait. Sinon la porte aurait claqué et vous seriez deux cents mètres plus bas, à l’état de confiture de fraise.

Eddie regarda par-dessus le vide et blêmit. Callahan eut juste le temps de regretter sa franchise avant qu’Eddie ne vomisse sur ses bottillonnes toutes neuves.

7

— Elle m’a pris par surprise, mon père, raconta Eddie quand il put de nouveau parler. Elle m’a bercé, et puis elle m’a sauté dessus.

— Oui.

— Est-ce que vous avez pu obtenir quelque chose, pendant que vous étiez là-bas ?

— S’ils ont ma lettre et qu’ils font ce que je dis, ce sera énorme. Vous aviez raison. Deepneau s’est inscrit poste restante. Au minimum. Pour Tower, je ne sais pas.

Callahan secoua la tête avec colère.

— Je pense qu’on va apprendre que c’est Tower qui a convaincu Deepneau de le faire, fit Eddie. Cal Tower ne voit toujours pas dans quels draps il s’est mis, et après ce qui vient de m’arriver — ce qui a failli m’arriver — j’ai une certaine compassion pour ce genre de réaction.

Il jeta un regard en direction du journal que Callahan tenait toujours sous le bras.

— C’est quoi, ça ?

— Le journal, dit Callahan en le tendant à Eddie. Ça vous dirait, un petit article sur Golda Meir ?

8

Ce soir-là, Roland écouta attentivement le récit des aventures d’Eddie et de Callahan, dans la Grotte de la Porte, et ensuite. Le Pistolero ne sembla pas tant intéressé par l’expérience limite d’Eddie que par les similitudes entre Calla Bryn Sturgis et East Stonham. Il demanda même à Callahan d’imiter l’accent de l’épicier et de la postière. Ce que Callahan (pour avoir autrefois habité le Maine, après tout) fit sans difficulté.

— Sais-tu, fit Roland. Puis : Yep. Sais-tu, yep.

Il était assis là, à réfléchir, le talon posé contre la rambarde du porche du presbytère.

— Ils vont s’en sortir, au moins pour un temps, tu penses ? demanda Eddie.

— Je l’espère, répondit Roland. Si tu veux t’inquiéter pour la vie de quelqu’un, inquiète-toi pour Deepneau. Si Balazar n’a pas laissé tomber, pour le terrain vague, il lui faut garder Tower en vie. Pour lui, Deepneau n’est rien de plus qu’un jeton de Surveille-Moi.

— Est-ce qu’on peut les laisser comme ça, jusqu’après les Loups ?

— Je ne crois pas qu’on ait le choix.

— On pourrait tout laisser tomber et aller à East Sur-Galoche et le protéger ! suggéra fougueusement Eddie. Qu’est-ce que tu en dirais ? Écoute, Roland, je vais te dire pourquoi Tower a convaincu son ami de s’inscrire poste restante : parce que quelqu’un a un livre qu’il veut, voilà pourquoi. Il était en plein marchandage, et ils en étaient arrivés au moment délicat, quand j’ai déboulé pour le persuader de mettre les bouts. Mais Tower… bon Dieu, il est comme un chimpanzé avec une poignée de cacahuètes. Il ne veut pas lâcher. Il suffit que Balazar le sache, ce qui est sans doute le cas, et il n’aura pas besoin de code postal pour trouver son homme, mais simplement une liste des gens avec qui Tower est en affaires. J’espère que si cette liste existe, elle a brûlé dans l’incendie.

Roland hocha la tête.

— Je comprends, mais on ne peut pas abandonner les gens d’ici. Nous avons donné notre parole.

Eddie considéra la question, soupira et secoua la tête.

— Oh, et puis, plus que trois jours et demi ici, et il en restera dix-sept avant l’échéance du contrat qu’a signé Tower. Les choses tiendront sans doute jusque-là.

Il marqua une pause et se mordit la lèvre.

— Peut-être.

— Est-ce qu’on doit se contenter d’un peut-être ? demanda Callahan.

— Ouais, fit Eddie. Pour l’instant, on n’a rien de mieux.

9

Le lendemain matin, c’est une Susannah Dean sacrément effrayée qui se tenait dans le cabanon, assise, à attendre que passe la série de contractions. Elle les ressentait depuis un peu plus d’une semaine, maintenant, mais c’étaient de loin les plus fortes. Elle posa la main sur son bas-ventre. Elle trouva sa chair anormalement dure.

Oh mon Dieu, et si j’accouchais tout de suite ? Si c’était ça ?

Elle essaya de se raisonner, de se dire qu’elle n’avait pas perdu les eaux, et qu’on ne pouvait pas commencer le travail avant d’avoir perdu les eaux. Mais que savait-elle de l’accouchement ? Très peu de chose. Même Rosalita Munoz, sage-femme de grande expérience, n’avait pas été en mesure de l’aider beaucoup, parce que la tâche de Rosalita avait toujours consisté à mettre au monde des bébés humains, dont les mères avaient l’air vraiment enceintes. Susannah avait moins l’air enceinte maintenant qu’à leur arrivée à La Calla. Et si Roland disait vrai, à propos de ce bébé-là…

Ce n’est pas un bébé, c’est un p’tit gars, et il ne m’appartient pas. Il est à Mia, qui qu’elle soit. À Mia, fille de personne.

Les crampes cessèrent. Son bas-ventre dur comme pierre se relâcha. Elle passa le doigt à l’entrée de son vagin. Elle ne remarqua aucun changement. Tout irait bien, au moins pendant quelques jours encore. Il le fallait. Et même si elle avait juré à Roland qu’il n’y aurait plus de secrets au sein du ka-tet, quelque chose lui disait qu’il fallait qu’elle taise celui-là. Quand la bataille commencerait, ils seraient à sept contre quarante, ou cinquante. Peut-être même soixante-dix, si les Loups restaient groupés. Il faudrait qu’ils soient tous au mieux de leur forme, au plus fort de leur concentration. Ce qui voulait dire, pas de diversions. Et aussi, qu’il faudrait qu’elle soit là, pour prendre sa place.

Elle remonta son jean, le reboutonna et ressortit en plein soleil, se frottant machinalement la tempe gauche. Elle vit le nouveau verrou sur la porte du cabanon — comme Roland l’avait demandé — et un sourire se dessina sur ses lèvres. Puis elle baissa les yeux vers son ombre, et son sourire se figea. Quand elle était entrée dans le cabanon, sa « dame d’ombres » s’étirait sous la lumière de neuf heures du matin. À présent, elle semblait indiquer que, si midi n’était pas passé, il n’allait pas tarder.

C’est impossible. Je ne suis restée que cinq minutes, là-dedans. Juste le temps de faire pipi.

C’était peut-être vrai. Peut-être était-ce Mia qui s’était tenue là, tout le reste du temps.

— Non, dit-elle. Ça ne se peut pas.

Mais Susannah pensait que si. Mia n’était pas dominante — pas encore — mais elle était en pleine ascension. Se tenant prête à prendre le dessus, à passer sur le devant de la scène, si elle le pouvait.

Je vous en supplie, pria-t-elle, s’appuyant d’une main contre le mur du cabanon, pour se soutenir. Rien que trois jours, mon Dieu. Donnez-moi trois jours en étant moi-même, que nous puissions faire notre devoir pour les enfants d’ici, et après, faites ce que Vous voudrez. Tout ce que Vous voudrez. Mais je vous en supplie…

— Trois jours, c’est tout, murmura-t-elle. Et s’ils nous achèvent, ça n’aura pas d’importance. Trois jours de plus, mon Dieu. Écoutez-moi, je vous prie.

10

Le lendemain, Eddie et Tian Jaffords partirent à la recherche d’Andy, et le trouvèrent debout, tout seul, à l’intersection de la Route de l’Est et de la Route du Fleuve, chantant à plein…

— Nan, fit Eddie alors que Tian et lui s’approchaient, on ne peut pas dire « poumons », il n’a pas de poumons.

— J’implore votre pardon ? demanda Tian.

— Rien. Aucune importance.

Mais, par association d’idées — des poumons à l’anatomie en général — une question lui traversa l’esprit.

— Tian, y a-t-il un médecin, à La Calla ?

Tian le considéra avec surprise, et une pointe d’amusement.

— Pas chez nous, Eddie. Les branleurs de boyaux sont peut-être très bien pour les riches qui ont le temps d’aller les voir et assez d’argent pour payer, mais chez nous, quand on tombe malade, on va voir l’une des Sœurs.

— Les Sœurs d’Oriza.

— Oui-là. Et si le remède est bon — c’est le cas, en général — on se rétablit. Sinon, on va plus mal. Et pour finir, c’est la terre qui décide, vous voyez ?

— Oui, fit Eddie, comprenant combien il devait leur être difficile de s’occuper des enfants crânés, dans de telles circonstances. Ceux qui revenaient crânés finissaient par mourir, mais pendant des années ils ne pouvaient que… se traîner.

— Chez un homme, y a que trois boîtes, de toute manière, dit Tian alors qu’ils approchaient du chanteur solitaire.

Au loin, vers l’est, entre Calla Bryn Sturgis et Tonnefoudre, Eddie voyait des écharpes de poussière s’élever vers le ciel bleu, alors qu’il n’y avait pas un souffle d’air, là où ils se trouvaient.

— Des boîtes ?

— Si fait, vrai, dit Tian, puis il se toucha successivement le front, la poitrine et l’arrière-train. La boîte-tête, la boîte-néné et la boîte-à-merde.

Puis il éclata d’un rire franc.

— Vous dites ça ? demanda Eddie en souriant.

— Eh bien… ici, entre nous, ça va, répondit Tian, bien que je pense qu’une dame digne de ce nom préférerait qu’on parle plutôt de ces boîtes-là, à sa table.

Il se toucha de nouveau la tête, le torse et le derrière.

— La boîte-pensée, la boîte-cœur et la boîte-raclée.

Eddie entendit clé.

— Que veut dire la dernière ? Quelle sorte de clé vous déverrouille le cul ?

Tian s’arrêta. Ils étaient face à Andy, mais le robot les ignorait complètement, chantant ce qui ressemblait à de l’opéra, dans une langue qu’Eddie ne comprenait pas. De temps à autre, Eddie levait les bras ou les croisait, improvisant visiblement des gestes sur la chanson qu’il déclamait.

— Écoutez-moi, dit Tian gentiment. Un homme, c’est comme des couches empilées, vous intuitez. Au-dessus de la pile, il y a ses pensées, ce qui est le meilleur chez l’homme.

— Ou chez la femme, dit Eddie en souriant.

Tian hocha la tête avec sérieux.

— Si fait, ou chez la femme. Mais on utilise le terme homme pour les deux, parce que la femme est née du souffle de l’homme, vous intuitez.

— Vraiment ? demanda Eddie, repensant à quelques profils de féministes qu’il avait rencontrés avant de quitter New York pour l’Entre-Deux-Mondes ; il avait du mal à croire qu’elles préféreraient cette explication à celle de la Bible, qui faisait naître Ève de la côte d’Adam.

— Ainsi soit-il, confirma Tian, mais c’est Dame Oriza qui a donné naissance au premier homme, comme vous le diront les vieux. Ils disent Can-ah, can-tah, annah, Oriza : « Tout souffle vient de la femme. »

— Alors parlez-moi de ces boîtes.

— Tout en haut, la meilleure, c’est la tête, avec tous les rêves et toutes les idées. Puis vient le cœur, avec tous les sentiments d’amour, de tristesse, de joie et de bonheur…

— Les émotions.

Tian eut l’air à la fois troublé et respectueux.

— Vraiment ?

— Eh bien, là d’où je viens, c’est ce qu’on dit, alors ainsi soit-il.

— Ah.

Tian hocha la tête, comme si le concept était intéressant, mais très difficilement intelligible. Cette fois, au lieu de se toucher les fesses, il se tapota l’entrejambe.

— Dans la dernière boîte, se trouve tout ce qu’on appelle le bas-commala : baiser, chier, se montrer mesquin avec quelqu’un sans raison.

— Et si on a de bonnes raisons ?

— Mais alors ce ne serait pas de la mesquinerie, si ? demanda Tian, l’air amusé. Dans ce cas, ça viendrait de la boîte-cœur ou de la boîte-tête.

— Voilà qui est bizarre, fit Eddie, mais en même temps il trouvait ça logique, au fond.

Dans son esprit, il voyait trois cageots distincts, empilés proprement : la tête au-dessus du cœur, le cœur au-dessus de toutes les fonctions animales et les fureurs infondées que l’on ressentait parfois. Il était particulièrement fasciné par l’emploi par Tian du mot mesquinerie, comme s’il s’agissait d’un repère comportemental. Cela avait-il du sens, ou pas ? Il faudrait qu’il se penche sérieusement sur la question, et ce n’était pas le moment.

Andy se tenait toujours là, scintillant en plein soleil, déversant ses rafales vocales. Eddie avait un vague souvenir de gosses dans son quartier, hurlant, Je suis le barbier de Sévi-i-i-i-i-illlle, Viens donc tâter de ma béqui-i-i-i-i-illlle, avant de s’enfuir en courant, riant comme des idiots.

— Andy ! appela Eddie, et le robot s’interrompit sur-le-champ.

— Aïle, Eddie, je vous vois bien ! Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes !

— Pareil pour toi ! lança Eddie. Comment ça va ?

— Très bien, Eddie, répondit Andy avec ferveur. J’aime toujours chanter avant le premier seminon.

— Le seminon ?

— C’est comme ça qu’on appelle les vents de tempête qui soufflent avant le véritable hiver, dit Tian en tendant le doigt vers les nuages de poussière, au-delà de la Whye. On voit le premier qui se dessine ; il sera là le jour des Loups ou le lendemain, d’après moi.

— Le jour même, sai, rectifia Andy. « Quand arrive le seminon, c’est la fin de la chaude saison », comme on dit.

Il se pencha vers Eddie. De sa tête rutilante montaient des cliquetis, et ses yeux bleus clignotaient.

— Eddie, j’ai tiré un nouvel horoscope, très long et très complexe, et il montre la victoire contre les Loups ! Une grande et belle victoire, assurément ! Vous vaincrez vos ennemis et vous rencontrerez une belle dame !

— J’ai déjà une belle dame, répondit Eddie, en essayant de garder une voix aimable.

Il savait parfaitement ce que signifiaient ces clignotements rapides ; ce salopard se moquait de lui. Eh bien, songea-t-il, peut-être que tu riras moins dans quelques jours, Andy. En tout cas je l’espère sincèrement.

— Bien sûr, mais plus d’un homme marié a eu sa gueuse, comme je l’ai dit à sai Tian Jaffords il n’y a pas si longtemps.

— Pas ceux qui aiment leur femme, répliqua Tian. Je te l’ai dit à l’époque et je te le redis maintenant.

— Andy, mon vieux copain, dit Eddie plus sérieusement, nous sommes venus ici dans l’espoir que tu nous donnerais un coup de main, la veille de l’arrivée des Loups. Que tu aiderais un peu, tu sais.

Il y eut encore des cliquetis, au fond de la poitrine d’Andy et cette fois, lorsque ses yeux clignotèrent, ils étaient presque alarmés.

— Si je le peux, sai, répondit-il. Oh oui, il n’y a rien que j’aime mieux qu’aider mes amis, mais il y a beaucoup de choses que je ne peux pas faire, même si j’aimerais vraiment.

— À cause de ta programmation.

— Si fait.

Le ton plein de suffisance et de je-suis-tellement-content-de-vous-voir avait disparu de la voix d’Andy. Il avait vraiment l’air d’une machine, à présent. Ouais, c’est la tactique de repli, pensa Eddie. C’est Andy le prudent. Tu les as vus aller et venir, pas vrai, Andy ? Parfois ils t’appellent tas de ferraille inutile, la plupart du temps ils t’ignorent, mais tu finis toujours par marcher sur leurs os en chantant tes chansons, pas vrai ? Mais pas cette fois-ci, mon pote. Non, pas cette fois-ci.

— Quand as-tu été construit, Andy ? Je suis curieux de le savoir. Quand as-tu quitté la bonne vieille chaîne de montage de chez LaMerk ?

— Il y a longtemps, sai.

Les yeux clignotaient très lentement, à présent. Fini de rire.

— Deux mille ans ?

— Plus longtemps, je crois. Sai, je connais une chanson sur le bon vin que vous devriez apprécier, elle est très amusante…

— Une autre fois, peut-être. Écoute-moi, mon vieux, si tu as des milliers d’années, comment se fait-il que tu sois programmé, concernant les Loups ?

Du torse d’Andy résonna un bruit métallique sourd, comme si quelque chose s’était cassé. Lorsqu’il reprit la parole, c’était de la voix morte et sans émotion qu’Eddie avait entendue pour la première fois, au bord de l’Entre-Forêt. La voix de Bosco Bob quand ce vieux Bosco s’apprêtait à vous tomber dessus.

— Quel est votre mot de passe, sai Eddie ?

— On en est déjà passé par là, non ?

— Mot de passe. Vous avez dix secondes. Neuf… huit… sept…

— C’est vachement pratique pour toi, cette connerie de mot de passe, pas vrai ?

— Mot de passe incorrect, sai Eddie.

— J’aime bien prendre la Cinquième, faut croire.

— Deux… un… zéro. Vous avez droit à un second essai. Souhaitez-vous réessayer, Eddie ?

Eddie lui décocha un sourire rayonnant.

— Est-ce que le seminon souffle en été, mon vieux pote ?

Nouvelle flopée de cliquetis. La tête d’Andy, qui était penchée d’un côté, se pencha de l’autre.

— Je ne vous suis pas, Eddie de New York.

— Désolé, je ne suis qu’un pauvre fayot humain qui fait l’imbécile, pas vrai ? Non, je ne veux pas réessayer. Du moins pas tout de suite. Je vais plutôt te dire ce que nous voudrions que tu fasses pour nous aider, et alors tu pourras nous dire si ta programmation te permet de le faire ou non. Ça te paraît honnête ?

— Honnête comme la main d’un enfant.

— OK.

Eddie prit le bras fin et métallique d’Andy. La surface en était lisse et quelque peu déplaisante au toucher. Graisseuse. Huileuse. Eddie ne lâcha pas prise pour autant et baissa la voix, prenant un ton confidentiel.

— Je te le dis uniquement parce que tu es visiblement doué pour garder un secret.

— Oh oui, sai Eddie ! Personne ne sait mieux garder un secret qu’Andy !

Le robot se sentait de nouveau en terrain connu, et avait retrouvé tout son entrain et sa suffisance.

— Bien… — Eddie progressa sur la pointe des pieds —, baisse-toi un peu par ici.

Des servomoteurs se mirent à ronronner dans le caisson d’Andy — à l’intérieur de ce qui aurait été sa boîte-cœur, s’il n’avait pas été un bonhomme en fer-blanc ultraperfectionné. Il se baissa. Eddie, pendant ce temps, se pencha plus avant, se sentant bêtement comme un petit garçon racontant un secret.

— Le Père a rapporté des armes de notre niveau de la Tour, mur-mura-t-il. Des bonnes.

La tête d’Andy pivota. Ses yeux lancèrent un regard dont l’éclat très vif ne pouvait exprimer que de l’étonnement. Eddie garda un visage impassible, mais à l’intérieur il souriait de toutes ses dents.

— Vraiment, Eddie ?

— Grand merci.

— Le Père dit qu’elles sont puissantes, dit Tian. Si elles marchent, on pourra les utiliser pour arracher la tête de ces Loups. Mais il faut qu’on aille les cacher au nord de la ville… et elles sont lourdes. Tu pourrais nous aider à les charger dans un bucka, la Veille des Loups, Andy ?

Silence. Cliquetis divers.

— Il ne pourra pas, à cause de sa programmation, je parie, fit Eddie tristement. Bon, il faudrait trouver assez de bras costauds…

— Je peux vous aider, répondit Andy. Où se trouvent ces fusils, sais ?

— Il vaut mieux ne pas en parler maintenant, répliqua Eddie. Retrouve-nous la Veille des Loups au presbytère du Père, assez tôt, d’accord ?

— À quelle heure cela vous arrangerait-il ?

— Six heures, ça t’irait ?

— À six heures. Et combien d’armes y aura-t-il ? Dites-moi au moins cela, que je puisse calculer le niveau d’énergie requise.

Mon ami, ce n’est pas à un vieux baratineur qu’on apprend à raconter des conneries, se dit joyeusement Eddie, mais il n’en montra rien.

— Une douzaine, peut-être quinze, elles pèsent environ deux cents livres pièce. Tu connais les livres, Andy ?

— Si fait, grand merci. Une livre pèse grossièrement quatre cent cinquante grammes. Soit seize onces. Une once de bonne humeur ! Ce sont de gros fusils, sai Eddie, vrai ! Seront-ils en état de marche ?

— Nous en sommes certains, fit Eddie. N’est-ce pas, Tian ?

Tian acquiesça.

— Et tu nous aideras ?

— Si fait, avec joie. À six heures, au presbytère.

— Merci, Andy, conclut Eddie.

Il reprit son chemin, puis se retourna.

— Pas un mot à qui que ce soit, bien sûr ?

— Non, sai, pas si vous me dites de me taire.

— Eh bien, c’est ce que je te dis. La dernière chose que nous voulons, c’est que les Loups découvrent que nous avons des gros fusils à utiliser contre eux.

— Bien sûr que non, confirma Andy. Quelle bonne nouvelle que celle-là. Passez une excellente journée, sais.

— Toi aussi, répliqua Andy. Toi aussi.

11

Tandis qu’ils rentraient tous deux chez Tian à pied (ils n’étaient qu’à trois kilomètres), Tian demanda :

— Est-ce qu’il nous a crus ?

— Je ne sais pas, fit Eddie, mais ça l’a pris totalement par surprise — vous l’avez senti ?

— Oui, dit Tian. Oui, effectivement.

— Il sera là, ne serait-ce que pour voir par lui-même, je vous le garantis.

Tian hocha la tête en souriant.

— Il est intelligent, votre dinh.

— C’est bien vrai, acquiesça Eddie. C’est bien vrai.

12

Une fois de plus, Jake se retrouva allongé dans le noir, à fixer le plafond de la chambre de Benny. Une fois encore, Ote était couché sur le lit de Benny, la truffe sous sa queue en tortillon. Le lendemain soir, Jake serait de retour chez le Père Callahan, avec son ka-tet, et il mourait d’impatience. Demain, ce serait la Veille des Loups, mais ce soir on était encore que la veille de la Veille des Loups, et Roland avait considéré qu’il valait mieux que Jake passe cette dernière nuit au Rocking B. « Il ne faut pas éveiller de soupçons, à si peu de temps de l’heure H », avait-il dit. Jake comprenait, mais bon sang, c’était vraiment écœurant. La perspective de devoir affronter les Loups était déjà horrible. Mais imaginer le regard que lui lancerait Benny dans deux jours était encore pire.

Peut-être qu’on se fera tous tuer, pensa Jake. Alors je n’aurai plus à m’en inquiéter.

Dans son désespoir, il trouva presque cette idée attirante.

— Jake ? Tu dors ?

Pendant un instant, Jake envisagea de faire semblant, mais quelque chose en lui méprisa une telle lâcheté.

— Non. Mais je devrais essayer, Benny. Je ne pense pas que je dormirai beaucoup demain soir.

— Pas du tout, sans doute, chuchota Benny, du respect dans la voix. Tu as peur ?

— Bien sûr que j’ai peur, dit Jake. Tu me prends pour qui ? Un dingue ?

Benny se redressa sur un coude.

— Tu penses que tu en tueras combien ?

Jake y réfléchit. Le simple fait d’y penser le rendait malade, tout au fond de son estomac, pourtant il y réfléchit quand même.

— J’en sais rien. S’ils sont bien soixante-dix, j’imagine que j’essaierai d’en avoir dix.

Et avec un certain émerveillement, il se surprit à repenser au cours de Mme Avery. Aux globes jaunes accrochés au plafond, le ventre tapissé de cadavres de mouches fantomatiques. À Lucas Hanson, qui essayait toujours de lui faire un croche-pied, quand il remontait l’allée. Aux phrases décortiquées au tableau : attention au modificateur mal placé. À Petra Jesserling, qui portait toujours des pulls trapèze et qui avait le béguin pour lui (en tout cas, c’est ce qu’affirmait Mike Yanko). Au bourdonnement de la voix de Mme Avery. Aux sorties de midi — le bon vieux déjeuner typique dans une bonne vieille école privée typique. Et aux débuts d’après-midi, assis derrière sa table, à essayer de ne pas piquer du nez. Est-ce que c’était ce même garçon, ce garçon propret de l’École Piper, qui allait combattre des monstres voleurs d’enfants, au nord d’une ville d’éleveurs appelée Calla Bryn Sturgis ? Était-ce ce même garçon qui, dans trente-six heures, se retrouverait peut-être allongé par terre, ses tripes fumantes entassées derrière lui, arrachées à ses entrailles par un de ces vifs d’argent ? C’était possible, non ? Il se rappela la gouvernante, Mme Shaw, qui coupait la croûte de ses sandwichs et l’appelait parfois ’Bama. Son père, qui lui avait appris comment calculer un pourboire de 15 %. Ce genre de garçons n’étaient pas faits pour mourir un fusil entre les mains. Si ?

— Je parie que tu en auras vingt ! dit Benny. Bon sang, ce que j’aimerais pouvoir être avec toi ! On tirerait côte à côte ! Pan ! Pan ! Pan ! Et puis on chargerait !

Jake se redressa et observa Benny avec une authentique curiosité.

— Tu le voudrais ? demanda-t-il. Si tu le pouvais ?

Benny y réfléchit. Son visage changea, parut soudain plus vieux et plus sage. Il secoua la tête.

— Nan. J’aurais peur. Tu n’as pas affreusement peur ? Vrai ?

— Je suis mort de peur, dit simplement Jake.

— La peur de mourir ?

— Ouais, mais surtout, la peur de tout foirer.

— Tu ne foireras pas.

Facile à dire pour toi, pensa Jake.

— Si je dois aller avec les petits, au moins je suis content que mon père nous accompagne, dit Benny. Il prendra son bah. Tu l’as déjà vu tirer ?

— Non.

— Eh bien, il est bon. Si jamais un Loup réussit à vous fausser compagnie, les mecs, il saura l’accueillir comme il faut. Il trouvera cette branchie sur le poitrail et pan !

Et si Benny savait que cette histoire de branchie était un mensonge ? Une fausse information que son père transmettrait, avec un peu de chance ? Et s’il savait…

Dans sa tête, la voue d’Eddie lui répondit. Eddie, avec son foutu accent de Brooklyn, dans toute sa splendeur : Ouais, et si les poissons avaient des vélos, toutes ces foutues rivières feraient le Tour de France.

— Benny, il faut vraiment que j’essaie de dormir.

Benny se rallongea. Jake en fit autant, et se remit à fixer le plafond. Tout à coup, il se sentit furieux qu’Ote soit sur le lit de Benny, qu’Ote se soit aussi facilement attaché à l’autre garçon. Tout à coup il se sentit furieux contre tout. Les heures qui le séparaient du matin, du moment où il enfourcherait son poney prêté et chevaucherait jusqu’à la ville, lui paraissait une éternité.

— Jake ?

— Quoi, Benny, quoi ?

— Pardon. Je voulais juste te dire que je suis content que tu sois venu ici. On s’est bien amusé, pas vrai ?

— Ouais, fit Jake.

Et il pensa : On ne dirait jamais qu’il est plus vieux que moi. Il a l’air d’avoir… je ne sais pas… cinq ans, à peine.

C’était méchant, mais Jake avait comme l’impression que, s’il n’était pas méchant, il allait se mettre à pleurer. Il détesta Roland, pour l’avoir forcé à passer la nuit au Rocking B.

— Ouais. On s’est amusé beaucoup-beaucoup.

— Tu vas me manquer. Mais je suis sûr qu’ils vont mettre une statue de vous, les mecs, dans le Pavillon, ou quelque chose.

Mecs était un mot qu’il avait emprunté à Jake, et il l’utilisait dès qu’il pouvait.

— Toi aussi, tu vas me manquer.

— Tu as de la chance, de pouvoir suivre le Rayon, et de voyager. Moi je vais sans doute passer toute ma vie dans cette ville de merde.

Non, tu ne passeras pas ta vie ici. Ton père et toi, vous allez devoir errer beaucoup… si vous avez de la chance, et qu’ils vous laissent quitter la ville, bien sûr. Ce que tu vas faire, à mon avis, c’est passer le reste de ta vie à rêver de cette ville de merde. De ton foyer. Et ce sera à cause de moi. J’ai vu… et j’ai raconté ce que j’ai vu. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

— Jake ?

Il n’en pouvait plus. Tout ça allait le rendre fou.

— Dors, Benny. Et laisse-moi dormir.

— OK.

Benny se retourna vers le mur. Très vite, sa respiration se ralentit. Puis il se mit à ronfler. Jake resta réveillé jusqu’aux alentours de minuit, puis il finit par s’endormir, lui aussi. Et il rêva. Dans son rêve, Roland était à genoux, dans la poussière de la Route de l’Est, face à une horde de Loups qui s’étendait depuis les promontoires rocheux jusqu’au fleuve, et qui fonçait sur lui. Il essayait de recharger son pistolet, mais il avait les deux mains engourdies et il lui manquait deux doigts, à l’une. Les balles tombaient à ses genoux, inutiles. Il essayait toujours de recharger le gros revolver, quand les Loups lui passèrent sur le corps.

13

À l’aube de la Veille des Loups, Eddie et Susannah se tenaient à la fenêtre de la chambre d’amis du Père, à contempler la pente douce et herbeuse, en direction de la maisonnette de Rosalita.

— Il a trouvé quelque chose, avec elle, dit Susannah. J’en suis heureuse pour lui.

Eddie hocha la tête.

— Comment tu te sens ?

Elle leva vers lui son visage souriant.

— Bien, dit-elle, et elle le pensait. Et toi, mon trésor ?

— Ça va me manquer, de dormir dans un vrai lit, avec un toit au-dessus de ma tête, et j’ai hâte d’en avoir fini, mais à part ça, je vais bien, moi aussi.

— Si les choses tournent mal, tu n’auras plus à te préoccuper du logement.

— C’est vrai, fit Eddie, mais je ne pense pas qu’elles vont mal tourner. Et toi ?

Avant qu’elle pût répondre, une rafale de vent secoua la maison et se mit à siffler sous les toits. C’est le seminon qui vient souhaiter le bonjour, devina Eddie.

— Je n’aime pas ce vent, dit-elle. Ça rajoute de l’imprévisible.

Eddie ouvrit la bouche.

— Et si tu dis quoi que ce soit à propos du ka, je te mets un coup de poing dans le nez.

Eddie referma la bouche et fit semblant de faire glisser une fermeture éclair. Susannah s’en prit quand même à son nez, de ses phalanges aussi douces qu’une plume.

— On a de bonnes chances de l’emporter, dit-elle. Ils font la loi depuis trop longtemps, alors ils ont engraissé. Comme Blaine.

— Ouais. Comme Blaine.

Elle lui posa une main sur la hanche et le fit pivoter vers elle.

— Mais les choses pourraient mal tourner, alors je voudrais te dire quelque chose, tant qu’on n’est que tous les deux, Eddie. Je veux te dire combien je t’aime.

Elle parlait simplement, sans effets.

— Je le sais, dit-il, mais je donnerais un bras pour savoir pourquoi.

— Parce que tu m’as fait me sentir entière, répondit-elle. Quand j’étais plus jeune, je balançais entre deux visions de l’amour. Parfois je croyais que c’était ce mystère immense et radieux, parfois je me disais que ce n’était qu’une invention des producteurs d’Hollywood, au moment de la Grande Dépression, pour faire vendre des tickets, quand tout le reste avait échoué.

Eddie éclata de rire.

— Et maintenant, je crois qu’on est tous nés avec un trou dans le cœur, et qu’on cherche la personne qui saura le remplir. Toi… Eddie, tu m’as remplie.

Elle lui prit les mains et l’attira doucement vers le lit.

— Et maintenant, je voudrais que tu me remplisses autrement.

— Suze, ce n’est pas dangereux ?

— Je n’en sais rien, dit-elle, et je m’en moque.

Ils firent l’amour lentement, n’accélérant le rythme que vers la fin. Elle cria doucement contre son épaule, et juste avant que son propre orgasme voile toute réflexion, Eddie pensa : Je vais la perdre, si je ne fais pas attention. Je ne sais pas comment je le sais… mais c’est vrai. Elle va disparaître, c’est tout.

— Moi aussi, je t’aime, dit-il quand ils se retrouvèrent allongés côté à côte.

— Oui, dit-elle en lui prenant la main. Je sais. J’en suis heureuse.

— C’est bon, de rendre quelqu’un heureux. Je ne savais même pas que ça existait.

— Tout va bien, dit-elle en l’embrassant au coin de la bouche. Tu apprends vite.

14

Il y avait un rocking-chair, dans le petit salon de Rosalita. Le Pistolero était assis dedans, nu, une soucoupe en terre cuite dans une main. Il regardait le jour se lever, en fumant. Il n’était pas sûr de le revoir jamais se lever de cet endroit.

Rosalita sortit de la chambre, nue elle aussi, et se tint dans l’embrasure de la porte, à l’observer.

— Comment vont tes os, je te prie ?

Roland hocha la tête.

— Ton huile est une vraie merveille.

— Ça durera pas.

— Non, confirma Roland. Mais il y a un autre monde — le monde de mes amis — et peut-être auront-ils ce dont j’ai besoin, là-bas. J’ai comme l’impression qu’on ne va pas tarder à y aller.

— Encore un combat à mener ?

— Je crois, oui.

— Quoi qu’il en soit, tu ne reviendras pas, n’est-ce pas ? Roland la regarda.

— Non.

— Es-tu fatigué, Roland ?

— Mort de fatigue, dit-il.

— Alors reviens un peu te coucher, veux-tu ?

Il écrasa sa cigarette et se leva. Il sourit. C’était le sourire d’un jeune homme.

— Grand merci.

— Tu es un homme bon, Roland de Gilead. Il y réfléchit, puis secoua lentement la tête.

— Toute ma vie, j’ai eu les mains les plus rapides, mais j’ai toujours été un peu lent.

Elle tendit la main vers lui.

— Viens donc, Roland. Viens commala. Et il alla à elle.

15

Tôt dans l’après-midi, Roland, Eddie, Jake et le Père Callahan chevauchaient sur la Route de l’Est — qui à cet endroit était plutôt une route du nord, le long de la Devar-Tete Whye qui serpentait — avec des pelles enroulées dans leurs sacs de couchage, à l’arrière de leurs selles. Susannah avait été dispensée de cette tâche du fait de sa grossesse. Elle avait rejoint les Sœurs d’Oriza au Pavillon, où on était en train de monter une tente plus grande, et où les préparatifs d’un dîner gigantesque allaient déjà bon train. Lorsqu’ils étaient partis, Calla Bryn Sturgis avait déjà commencé à se remplir, comme pour un Jour de Fête. Mais il n’y avait ni cris de joie ni braillements, ni pétards imprudents, ni attractions organisées sur la Pelouse. Ils n’avaient vu ni Andy ni Ben Slightman, ce qui était une bonne chose.

— Tian ? demanda Roland à Eddie, brisant le silence plutôt lourd qui les enveloppait.

— Il doit me retrouver au presbytère. À cinq heures.

— Bien ! Si on n’en a pas fini ici à quatre heures, tu auras l’autorisation de rentrer tout seul.

— Je vous accompagnerai, si vous voulez.

Les Chinois croyaient que, quand on sauvait la vie d’un homme, on était responsable de lui pour toujours, ensuite. Callahan n’avait jamais beaucoup réfléchi à cette perspective, mais après avoir tiré Eddie du précipice, près de la Grotte de la Porte, il lui semblait qu’il y avait peut-être du vrai dans cette idée.

— Il vaut mieux que vous restiez avec nous, dit Roland. Eddie peut s’en occuper tout seul. J’ai un autre travail pour vous, ici. En plus de creuser, je veux dire.

— Oh ? Et de quoi peut-il bien s’agir ? demanda Callahan.

Roland pointa le doigt en direction des tourbillons de poussière qui tournoyaient devant eux, sur la route.

— Priez pour écarter ce foutu vent. Et le plus tôt sera le mieux. Avant demain matin, en tout cas.

— Est-ce que tu t’inquiètes pour le fossé ? demanda Jake.

— Le fossé, ça ira, répondit Roland. C’est pour les Orizas des Sœurs que je m’inquiète. Le lancer de plat est déjà assez délicat, même dans les meilleures conditions. Si le vent souffle fort quand les Loups débarqueront, il y a de fortes chances pour que les choses tournent mal…

Il fit un geste de la main vers l’horizon poussiéreux, lui imprimant un mouvement typique de La Calla (et fataliste) :

— Delah.

Cependant, Callahan souriait.

— Je serais heureux de vous offrir une prière, mais regardez vers l’est, avant de trop vous tracasser, conseilla-t-il. S’il vous sied, je vous prie.

Ils se retournèrent sur leurs selles. Le maïs — la moisson à présent terminée, les pieds se dressaient en rangs squelettiques et penchés — descendait jusqu’aux rizières. Au-delà des rizières s’étendait le fleuve. Au-delà du fleuve, c’était la fin des terres frontalières. Là-bas, des tourbillons de poussière de dix mètres de haut tournoyaient et sautaient, entrant parfois en collision. En comparaison, ceux de leur côté avaient l’air de méchants garnements.

— Le seminon fait souvent demi-tour, lorsqu’il atteint la Whye, leur dit Callahan. Selon les anciens, Messire Seminon supplie Dame Oriza de l’accueillir quand il arrive au bord de l’eau, et elle lui barre souvent le passage, par jalousie. Vous voyez…

— Seminon a épousé la sœur de Dame Oriza, compléta Jake. Elle le voulait pour elle — pour l’union du vent et du riz — et elle est toujours dégoûtée de l’avoir perdu.

— Comment sais-tu ça ? demanda Callahan, à la fois amusé et étonné.

— C’est Benny qui me l’a raconté, dit Jake, puis il se tut.

Il repensa à leurs longues discussions (parfois dans le fenil, parfois à rêvasser au bord de la rivière) et à leurs échanges gourmands de légendes, et il se sentit triste et blessé.

Callahan hocha la tête.

— C’est bien l’histoire. J’imagine qu’il s’agit en fait d’un phénomène climatique — de l’air froid là-bas, qui rencontre l’air chaud qui monte du fleuve, quelque chose dans ce goût-là —, mais, quoi qu’il en soit, celui-là a bien l’air de vouloir repartir là d’où il est venu.

Le vent lui souffla du sable au visage, comme pour le détromper, ce qui fit rire Callahan.

— Ce sera terminé aux premières lueurs du jour. Je peux presque vous le garantir. Mais…

— Presque ne suffit pas, Père.

— Ce que j’allais ajouter, Roland, c’est que comme je sais que presque ne suffit pas, je serais heureux d’envoyer en plus une prière.

— Grand merci. Le Pistolero se tourna vers Eddie, et pointa les deux premiers doigts de sa main gauche vers son propre visage.

— Les yeux, d’accord ?

— Les yeux, acquiesça Eddie. Et le mot de passe. Si ce n’est pas dix-neuf, ce sera quatre-vingt-dix-neuf.

— Tu n’en es pas certain.

— Je sais.

— Quoi qu’il en soit… reste prudent.

— Ne t’inquiète pas.

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un emplacement où, à leur droite, un chemin caillouteux pénétrait en serpentant dans le pays des arroyos, vers la Gloria et les Plume-Rouge Une et Deux. Les folken pensaient qu’on laisserait là leurs buckas, et ils avaient raison. Ils pensaient également que les enfants et leurs anges gardiens remonteraient le chemin, jusqu’à l’une des mines. C’est là qu’ils se trompaient.

Bientôt, trois d’entre eux se retrouvèrent en train de creuser, à l’ouest de la route, tandis qu’un quatrième montait la garde en permanence. Il ne vint personne — les folken qui habitaient si loin avaient déjà rejoint la ville — et le travail progressa rapidement. À quatre heures, Eddie laissa les autres terminer et repartit vers la ville, pour retrouver Tian Jaffords, l’un des revolvers de Roland lové contre sa hanche.

16

Tian avait apporté son bah. Quand Eddie l’exhorta à le laisser sous le porche du Père, le fermier lui lança un regard mécontent et incertain.

— Il ne sera pas surpris de me voir trimballer mon arme, mais il se posera peut-être des questions s’il vous voit avec ce truc.

Ils y étaient, c’était le commencement de la bataille, et maintenant qu’ils y étaient, Eddie se sentait serein. Son cœur battait lentement et régulièrement. Sa vision semblait s’être éclaircie ; il voyait l’ombre de chaque brin d’herbe de la pelouse du presbytère.

— Il est fort, d’après ce que j’ai entendu. Et très rapide, quand il le faut. Laissez-moi faire.

— Alors, pourquoi je suis ici ?

Parce que même un robot malin ne s’attendra pas à avoir des ennuis s’il me voit avec un lourdingue comme toi était la véritable réponse, mais la prononcer à voix haute aurait été un manque flagrant de diplomatie.

— Par sécurité. Allons-y.

Ils descendirent jusqu’au cabanon. Eddie s’en était servi à de nombreuses reprises, au cours des dernières semaines, et toujours avec plaisir — il y avait de petits tas d’herbes douces pour se nettoyer, et on n’avait pas à s’inquiéter des relents empoisonnés —, mais il n’en avait pas examiné l’extérieur de près, jusqu’à maintenant. C’était une structure en bois, grande et solide, mais il ne doutait pas qu’Andy pourrait la démolir en un rien de temps, s’il le voulait. Si on lui en laissait l’occasion.

Rosalita apparut à la porte de derrière de sa maisonnette et les observa, se protégeant les yeux de la main.

— Comment va, Eddie ?

— Jusqu’ici, tout va bien, Rosie, mais vous feriez bien de rentrer. Il va y avoir du grabuge.

— Vrai ? J’ai un bon tas de plats…

— Je ne pense pas que les Rizas seraient d’un grand secours, dans le cas présent, fit Eddie, mais ça ne ferait pas de mal que vous vous teniez prête, cependant.

Elle hocha la tête et rentra sans un mot.

Les hommes s’assirent, de part et d’autre de la porte ouverte du cabanon, avec son verrou tout neuf. Tian essaya de se rouler une cigarette. La première tomba de ses doigts tremblants et il dut faire une seconde tentative.

— Je ne suis pas bon pour ce genre de choses, dit-il, et Eddie comprit qu’il ne parlait pas de l’art subtil de rouler des cigarettes.

— Tout va bien.

Tian lui adressa un regard en coin plein d’espoir.

— Vrai ?

— Oui, alors qu’il en soit ainsi.

À six heures tapantes (Ce salaud a sans doute une horloge réglée au millionième de seconde dans sa foutue carcasse, pensa Eddie), Andy arriva par le côté du presbytère, son ombre longue et arachnéenne s’étirant sur l’herbe, devant lui. Il les vit. Ses yeux bleus lancèrent des éclairs. Il les salua de la main. Le soleil couchant se refléta sur son bras, donnant l’impression qu’il avait été trempé dans le sang. Eddie lui rendit son salut de la main et se leva, souriant. Il se demanda si les machines encore en état de marche dans ce monde s’étaient toutes retournées contre leurs maîtres et si oui, pourquoi.

— Restez calme et laissez-moi parler, dit-il entre ses dents.

— Oui, d’accord.

— Eddie ! s’écria Andy. Tian Jaffords ! Quel plaisir de vous voir, tous les deux ! Et des armes contre les Loups ! Ça alors ! Où sont-elles ?

— Empilées dans les toilettes, fit Eddie. On pourrait amener un chariot jusqu’ici, une fois qu’on les aura sorties, mais elles sont lourdes… et il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre, là-dedans…

Il se mit sur le côté. Andy s’approcha. Ses yeux lançaient des éclairs, mais il ne riait pas. Ils brillaient si fort qu’Eddie dut plisser les yeux — c’était comme regarder des ampoules.

— Je suis sûr que je dois pouvoir les sortir, proposa Andy. Comme c’est bon, de pouvoir aider ! Je regrette souvent que ma programmation ne me permette pas de…

Il se tenait dans l’embrasure de la porte, à présent, les jambes légèrement pliées pour ne pas cogner sa tête métallique contre le montant. Eddie dégaina l’arme de Roland. Comme toujours, la crosse de bois de santal était lisse et impatiente, dans sa main.

— J’implore votre pardon, Eddie de New York, mais je ne vois aucun fusil.

— Non, lui confirma Eddie. Moi non plus. En fait, tout ce que je vois, c’est un putain de traître qui apprend des chansons aux enfants avant de les envoyer se faire…

Andy fit volte-face à une vitesse redoutable, liquide. Le ronronnement des servomoteurs placés dans son cou parut soudain très fort à Eddie. Ils se tenaient à moins d’un mètre l’un de l’autre, à bout portant.

— Grand bien t’en fasse, espèce de salopard en acier, lança Eddie, avant de faire feu à deux reprises. Dans l’immobilité du soir, les détonations furent assourdissantes. Les yeux d’Andy explosèrent et s’éteignirent. Tian poussa un cri.

— NON ! hurla Andy d’une voix amplifiée, si fort qu’en comparaison on aurait dit qu’Eddie venait juste de déboucher deux bouteilles.

— Non, mes yeux ! Je ne vois plus, oh non, vision zéro, mes yeux, mes yeux…

Les bras d’acier cuivré se précipitèrent sur ses orbites brisées, dans lesquels des étincelles bleues jaillissaient encore sporadiquement. Les jambes d’Andy se raidirent et sa tête alla racler le montant de la porte, arrachant des éclats de bois à droite et à gauche.

— NON, NON, NON, JE NE VOIS PLUS, VISION ZÉRO, QUE M’AVEZ-VOUS FAIT, EMBUSCADE, ATTAQUE, JE SUIS AVEUGLE, CODE 1, CODE 1, CODE 7 !

— Aidez-moi à le pousser, Tian ! hurla Eddie, rengainant le pistolet.

Mais Tian était pétrifié, bouche bée devant le robot (dont la tête disparaissait à présent dans l’embrasure de la porte cassée), et Eddie n’avait pas le temps d’attendre. Il plongea en avant et plaqua ses mains tendues contre la plaque sur le torse d’Andy, qui rappelait son nom, sa fonction et son numéro de série. Le robot était incroyablement lourd (la première pensée d’Eddie fut qu’il était en train de pousser un parking tout entier), mais il était aussi aveugle, pris par surprise et déséquilibré. Il bascula en arrière, et soudain la voix spectrale se tut. Pour être remplacée par une sirène aux hurlements surnaturels. Eddie crut que sa tête allait se fendre en deux. Il attrapa la porte et la claqua. Malgré l’énorme trou au-dessus du montant, la porte se ferma quand même. Eddie poussa le verrou, gros comme son poing.

De l’intérieur du cabanon, la sirène vagissait.

Rosa sortit en courant, un plat dans chaque main, les yeux écarquillés.

— Qu’est-ce qui se passe ? Au nom de Dieu et de l’Homme Jésus, qu’est-ce qui se passe ?

Avant qu’Eddie ait pu répondre, un coup formidable ébranla le cabanon sur ses fondations. Il pencha vers la droite, mettant au jour le bord du trou.

— C’est Andy, dit-il. Je pense qu’il vient de tirer un horoscope qui ne lui a pas plu…

— SALAUDS !

Cette voix n’avait rien de commun avec les trois registres courants d’Andy : obséquieux, condescendant, ou faussement servile.

— SALAUDS ! SALAUDS COZEURS ! JE VOUS TUERAI ! JE SUIS AVEUGLE, OH, JE SUIS AVEUGLE, CODE 7 ! CODE 7 !

Il se tut, et la sirène se remit à hurler. Rosa lâcha ses plats et se plaqua les mains sur les oreilles.

Un autre coup secoua le côté du cabanon, et cette fois deux des planches épaisses ondulèrent. Elles volèrent sous le coup suivant. Le bras d’Andy jaillit à travers le mur, lançant des éclairs rouges dans la lumière, les quatre doigts articulés s’ouvrant et se refermant, agités de spasmes. Au loin, Eddie entendait les aboiements fous des chiens.

— Il va sortir, Eddie ! cria Tian, en attrapant le jeune homme par l’épaule. Il va sortir !

Eddie se dégagea en secouant l’épaule et se dirigea vers la porte. Il y eut un autre coup destructeur. D’autres planches brisées jaillirent du mur du cabanon. La pelouse en était maintenant jonchée. Mais Eddie ne pouvait hurler en même temps que la sirène, le son était trop fort. Il attendit, et avant qu’Andy n’ébranle de nouveau la cabane, la sirène s’interrompit de nouveau.

— SALAUDS ! brailla Andy. JE VOUS TUERAI, DIRECTIVE 20, CODE 7 ! JE SUIS AVEUGLE, VISION ZÉRO, ESPÈCE DE LÂCHES…

— Andy, Robot Messager ! cria Eddie.

Il avait griffonné le numéro de série sur l’un des précieux morceaux de papier de Callahan, avec le bout de crayon de ce dernier, et il le lut à haute voix.

— DNF-44821-V-63 ! Mot de passe !

Les coups frénétiques et les hurlements cessèrent sitôt qu’Eddie eut énuméré les chiffres, pourtant même le silence n’était pas silencieux ; il avait les oreilles qui bourdonnaient toujours du cri perçant et infernal de la sirène. Il y eut un bruit métallique et des cliquetis de transmission d’informations. Puis :

— Ceci est un DNF-44821-V-63. Veuillez donner le mot de passe.

Il y eut un temps d’arrêt, puis le robot reprit, d’une voix sans timbre :

— Eddie de New York, espèce de salopard. Vous avez dix secondes. Neuf…

— Dix-neuf, dit Eddie à travers la porte.

— Mot de passe incorrect. (Et, tas de ferraille ou pas, le ton de plaisir furieux dans la voix d’Andy était indéniable.) Huit… sept…

— Quatre-vingt-dix-neuf.

— Mot de passe incorrect.

C’était à présent du triomphe, qu’Eddie perçut. Il eut le temps de regretter son incroyable effronterie, sur la route. Le temps de voir le regard de terreur qu’échangèrent Tian et Rosa. Le temps de se rendre compte que les chiens aboyaient toujours.

— Cinq… quatre…

Ni dix-neuf, ni quatre-vingt-dix-neuf. Que restait-il ? Qu’est-ce qui pouvait bien déconnecter ce salopard, au nom du ciel ?

— … trois…

Un éclair traversa son esprit, aussi éclatant que les yeux d’Andy avant que le revolver de Roland ne les réduise à l’obscurité, et il revit le graffiti sur la palissade qui entourait le terrain vague, qui s’étalait en lettres d’un rose poussiéreux : Oh, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée, a garé son SEMI-REMORQUE dans son COCHON du SUD, l’année…

— … deux…

Ni l’un ni l’autre ; les deux. C’est pour ça que ce foutu robot avait laissé Eddie se tromper deux fois. Parce qu’il ne s’était pas trompé. Pas vraiment.

— Mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ! hurla Eddie à travers la porte.

Derrière, un silence total accueillit sa réponse. Eddie s’attendait à ce que la sirène redémarre, à ce qu’Andy recommence à défoncer le cabanon. Il allait dire à Tian et à Rosa d’aller se mettre à l’abri…

C’est une voix sans expression et monocorde qui s’éleva du bâtiment délabré : la voix d’une machine. Toute obséquiosité et toute rage en avaient disparu. Andy, tel que l’avaient connu des générations de folken de La Calla, avait disparu, lui aussi.

— Merci, dit la voix. Je suis Andy, robot messager, nombreuses autres fonctions. Numéro de série DNF-44821-V-63. En quoi puis-je vous être utile ?

— En coupant tes circuits.

Silence.

— Tu comprends ce que je te demande ?

Une petite voix horrifiée répondit :

— Je vous en prie, pas ça. Méchant homme. Oh, méchant homme.

— Coupe tes circuits, maintenant.

Le silence fut plus long encore. Rosa se tenait la gorge de la main. Plusieurs hommes apparurent au coin de la maison du Père, avec dans les mains diverses armes artisanales. Rosa leur fit signe de ne pas approcher.

— DNF-44821-V-63, obéis !

— Oui, Eddie de New York. Je vais couper mes circuits.

Une horrible tristesse teintée d’auto-apitoiement résonnait à présent dans la voix d’Andy. Eddie en eut la chair de poule.

— Andy est aveugle et va couper tous ses circuits. Avez-vous conscience que, si je décharge de 98 % ma cellule d’alimentation principale, il est possible que je ne puisse plus jamais être réactivé ?

Eddie se remémora les énormes jumeaux crânés chez les Jaffords — Tia et Zalman — et repensa à tous ces autres malheureux que la ville avait vu passer, au fil des ans. Il s’attarda sur les visages des jumeaux Tavery, si rayonnants, vifs et soucieux de faire plaisir. Et si beaux.

— Ce ne sera même pas assez long, mais il faudra bien que je m’en contente. La palabre est terminée, Andy. Éteins-toi.

Dans le cabanon dévasté, un nouveau silence accueillit cet ordre. Tian et Rosa s’approchèrent de chaque côté d’Eddie et ils se tinrent là tous les trois, debout face à la porte verrouillée. Rosa agrippa l’avant-bras d’Eddie. Il se dégagea immédiatement de son emprise. Il voulait avoir la main libre, au cas où il devrait dégainer. Même s’il ne savait pas où il pourrait tirer, après avoir détruit les yeux d’Andy.

Quand Andy reprit la parole, ce fut d’une voix monocorde et amplifiée, qui fit reculer Tian et Rosa dans un sursaut. Eddie ne bougea pas. Il avait déjà entendu ce genre de voix et ce genre de mots, dans la clairière du grand ours. Le discours saccadé d’Andy n’était pas le même, mais ça y ressemblait beaucoup.

— DNF-44821-V-63 COUPE SES CIRCUITS ! TOUTES LES CELLULES SUBNUCLÉAIRES ET TOUS LES CIRCUITS DE MÉMOIRE SONT EN PHASE D’EXTINCTION ! EXTINCTION EN COURS, 13 % ! JE SUIS ANDY, ROBOT MESSAGER, NOMBREUSES AUTRES FONCTIONS ! VEUILLEZ TRANSMETTRE MA POSITION AUX INDUSTRIES LAMERK OU À NORTH CENTRAL POSITRONICS !… APPELEZ LE 1-900-54 ! UNE RÉCOMPENSE EST OFFERTE ! JE RÉPÈTE, UNE RÉCOMPENSE EST OFFERTE !

Il y eut un déclic, et le message repassa depuis le début.

— DNF-44821-V-63 COUPE SES CIRCUITS ! TOUTES LES CELLULES SUBNUCLÉAIRES ET TOUS LES CIRCUITS DE MÉMOIRE SONT EN PHASE D’EXTINCTION ! EXTINCTION EN COURS, 19 % ! JE SUIS ANDY…

— Tu étais Andy, corrigea Eddie d’une voix douce.

Il se tourna vers Tian et Rosa, et leurs visages d’enfants apeurés le firent sourire.

— Tout va bien, leur dit-il. C’est fini. Il va continuer son petit laïus pendant un temps, puis il se taira pour de bon. Vous pourrez en faire… euh… une jardinière, je ne sais pas.

— Je crois surtout qu’on va creuser un trou et l’enterrer ici même, répliqua Rosa, avec un mouvement de tête en direction du cabanon.

Le sourire d’Eddie s’élargit. L’idée d’enterrer Andy dans la merde lui plaisait. Elle lui plaisait même beaucoup.

17

Dans le crépuscule qui mourait, laissant place à la nuit profonde, Roland était assis au bord du kiosque à musique, contemplant les folken de La Calla engloutir leur grand dîner. Chacun d’entre eux savait que ce serait peut-être le dernier qu’ils prendraient tous ensemble, que le lendemain soir à la même heure, leur gentille petite ville giserait peut-être au milieu de ses cendres fumantes, pourtant ils étaient joyeux. Et pas seulement pour les enfants, remarqua Roland. Ils éprouvaient un grand soulagement à avoir enfin décidé de faire ce qu’il fallait. Même quand les gens mesuraient combien le prix à payer serait élevé, il y avait toujours ce sentiment de soulagement. Comme un vertige. La plupart de ces gens dormiraient sur la Pelouse, avec leurs enfants et leurs petits-enfants dans la tente à côté, et ils resteraient là, le regard tourné vers le nord-est, attendant l’issue de la bataille. Il y aurait des coups de feu, ils le savaient (pour beaucoup, ils n’en avaient jamais entendu), puis le nuage de poussière des Loups se dissiperait et repartirait là d’où il était venu, ou bien il déboulerait sur la ville. Dans ce cas, les folken se disperseraient et attendraient que la destruction commence. Quand ce serait terminé, ils ne seraient plus que des réfugiés sur leurs propres terres. Reconstruiraient-ils ce qu’ils avaient perdu, si les événements devaient en être ainsi ? Roland en doutait. Sans enfants pour rebâtir — car les Loups les prendraient tous cette fois-ci, s’ils gagnaient, le Pistolero en était certain — ils n’auraient aucune raison de le faire. À la fin du cycle suivant, cet endroit ne serait plus qu’une ville fantôme.

— Mille pardons, sai.

Roland regarda autour de lui. Wayne Overholser se tenait là, son chapeau à la main. Dans cette posture, il ressemblait plus à un vagabond essuyant un revers de fortune qu’au gros fermier de La Calla. Ses grands yeux avaient comme un air de deuil.

— Vous n’avez pas à me demander pardon, alors que je porte encore le chapeau que vous m’avez donné, dit doucement Roland.

— Oui-là, mais…

Overholser hésita, se demandant comment poursuivre, puis il décida d’aller droit au but.

— Reuben Caverra fait partie de ceux à qui vous vouliez confier la garde des enfants pendant la bataille, pas vrai ?

— Si fait.

— Ses boyaux ont éclaté ce matin, dit Overholser en touchant son propre estomac saillant, à hauteur de l’appendice. Il est chez lui, il a la fièvre et il délire. Il va sans doute mourir de l’infection du sang. Il y en a qui s’en remettent, si fait, mais pas beaucoup.

— Je suis désolé de l’apprendre, dit Roland, essayant de penser à un remplaçant pour Caverra, cette masse qui avait impressionné Roland parce qu’il n’avait pas l’air de connaître la peur, et encore moins la lâcheté.

— Prenez-moi à la place, vous voulez bien ?

Roland l’observa attentivement.

— S’il vous plaît, pistolero. Je ne veux pas rester à rien faire. Je croyais que je pourrais — qu’il le fallait — mais je n’y arrive pas. Ça me rend malade.

Et c’était vrai, se dit Roland, il avait effectivement l’air malade.

— Votre femme est-elle au courant, Wayne ?

— Si fait.

— Et elle dit si fait ?

— Oui.

Roland hocha la tête.

— Soyez là une demi-heure avant l’aube.

Une expression de gratitude intense et presque douloureuse envahit le visage d’Overholser, lui donnant l’air étonnamment jeune.

— Grand merci, Roland ! Grand merci ! Beaucoup-beaucoup !

— Heureux de vous compter parmi nous. Maintenant, écoutez-moi une minute.

— Si fait ?

— Les choses ne vont pas se passer exactement comme je l’ai dit à la grande réunion.

— À cause d’Andy, vous voulez dire.

— Oui, en partie.

— Comment ça ? Vous ne voulez pas dire qu’il y a un autre traître ? Ce n’est pas ce que vous voulez dire ??

— Tout ce que je veux dire, c’est que si vous voulez vous joindre à nous, il faut marcher avec nous. Vous intuitez ?

— Oui, Roland. Très bien.

Overholser le remercia de nouveau de lui donner cette occasion d’aller mourir au nord de la ville, puis s’éclipsa précipitamment, son chapeau toujours à la main. Avant que Roland pût changer d’avis, peut-être.

Eddie s’approcha.

— Overholser entre dans la danse ?

— On dirait bien. Comment tu t’en es tiré, avec Andy ? Il t’a donné beaucoup de mal ?

— Ça s’est bien passé, répondit le jeune homme, ne voulant pas admettre que Tian, Rosa et lui s’étaient trouvés à deux doigts de se faire calciner.

On l’entendait toujours brailler au loin. Mais plus pour très longtemps ; la voix en écho déclarait que la procédure d’extinction avait atteint 79 %.

— Tu t’en es très bien sorti.

Un compliment de Roland donnait toujours à Eddie la sensation d’être le roi du monde, mais il essayait de le camoufler.

— En espérant qu’on s’en tirera aussi bien demain.

— Et Susannah ?

— Elle a l’air bien.

— Pas de… ? demanda Roland en se frottant le dessus de la tempe gauche.

— Non, pas pour ce que j’en ai vu.

— Pas de phrases saccadées et brutales ?

— Non, elle est douée, tu sais. Elle s’est entraînée avec ses plats, tout le temps que vous avez passé à creuser.

Eddie tendit le menton en direction de Jake, assis tout seul sur une balançoire, Ote à ses pieds.

— C’est pour lui que je m’inquiète. Je serai heureux de le sortir d’ici. Ça n’a pas été facile, pour lui.

— Ce sera plus difficile encore pour l’autre garçon, dit Roland en se relevant. Je retourne chez le Père. Pour essayer de dormir.

— Tu arrives à dormir ?

— Oh oui. Avec l’aide de l’huile-de-chat de Rosa, je vais dormir comme un loir. Vous devriez essayer aussi, Susannah, Jake et toi.

— D’ac.

Roland hocha la tête d’un air sombre.

— Je vous réveillerai, demain matin. On fera le chemin ensemble.

— Et on se battra.

— Oui, dit Roland.

Il regarda Eddie. Ses yeux bleus scintillaient à la lueur des flambeaux.

— On se battra. Jusqu’à la mort, la leur ou la nôtre.

CHAPITRE 7 Les Loups

1

Voyez cela, voyez-le clairement :

Voici une route aussi large et entretenue que peut l’être n’importe quelle route secondaire d’Amérique, mais revêtue de cette poussière tassée que les habitants de La Calla nomment oggan. Avec de chaque côté un fossé, pour le ruissellement ; de loin en loin, des caniveaux de bois nettoyés régulièrement, qui courent sous l’oggan. Dans la lueur blafarde et irréelle qui précède l’aube, une douzaine de grands buckas — de ceux que conduisent les Manni, avec leur capote de toile — s’avancent le long de la route. La toile est d’un blanc immaculé, pour réfléchir le soleil et garder la fraîcheur à l’intérieur, pendant les jours de canicule, et on dirait de grands nuages étranges, flottant au ras du sol. Des cumulus, ne vous déplaise. Chaque chariot est tiré par six mules ou par quatre chevaux. Sur le siège avant, menant l’équipage, se trouve une paire de combattants, ou d’anges gardiens. Overholser conduit le chariot de tête, Margaret Eisenhart à ses côtés. Puis vient Roland de Gilead, assis avec Ben Slightman. Puis Tian et Zalia Jaffords, précédant Eddie et Susannah Dean. Le fauteuil de Susannah est replié à l’intérieur de leur chariot. Bucky et Annabelle Javier les suivent. Et enfin, sur le siège surélevé du dernier véhicule, apparaissent le Père Callahan et Rosalita Munoz.

Dans les chariots, on compte quatre-vingt-dix-neuf enfants. Le jumeau dépareillé — celui responsable du nombre impair — est Benny Slightman, bien sûr. Il se trouve dans le dernier chariot (il n’a pas voulu aller dans celui de son père). Les enfants ne disent pas un mot. Certains parmi les plus jeunes se sont rendormis ; il faudra les réveiller sous peu, lorsque la caravane aura atteint sa destination. Devant eux, à moins de deux kilomètres maintenant, se trouve la fourche où le chemin qui pénètre dans le pays des arroyos bifurque à gauche. Vers la droite, la terre s’étend en pente douce jusqu’au fleuve. Tous les conducteurs gardent le regard tourné vers l’est, vers les ténèbres impénétrables de Tonnefoudre. Ils attendent un nuage de poussière. Ils ne le voient pas. Pas encore. Même les vents de seminon sont tombés. Les prières du Père Callahan ont dû être entendues, du moins ces prières-là.

2

Assis à côté de Roland sur le siège du chariot, Ben Slightman parla à voix si basse que le Pistolero eut peine à l’entendre.

— Qu’allez-vous faire de moi ?

Si, lorsque les chariots avaient quitté Calla Bryn Sturgis, on avait demandé à Roland de parier sur les chances de survie de Slightman, Roland les aurait estimées à cinq sur cent. Pas plus, en tout cas. Il y avait deux questions cruciales à poser, qui exigeaient des réponses précises. La première devait venir de Slightman lui-même. Roland ne s’attendait pas vraiment à ce qu’il la pose, pourtant c’était le cas. Roland tourna la tête vers lui.

Le contremaître de Vaughn Eisenhart était très pâle, mais il retira ses lunettes et soutint le regard de Roland. Le Pistolero ne lui imputa pas un courage exceptionnel. Slightman l’Aîné avait à n’en pas douter eu le temps de jauger Roland, et il savait qu’il devait regarder le Pistolero droit dans les yeux s’il voulait conserver le moindre espoir.

— Oui-là, je sais, dit Slightman, d’une voix assurée, du moins jusque-là. Je sais quoi ? Que vous savez.

— Vous l’avez deviné quand nous avons démasqué votre complice, je suppose, dit Roland.

Il avait délibérément employé ce mot de manière sarcastique (le sarcasme était la seule forme d’humour que Roland comprît vraiment), et Slightman grimaça : le complice. Votre complice. Mais il acquiesça, sans quitter Roland des yeux.

— Je me suis dit que, si vous étiez au courant pour Andy, vous l’étiez pour moi aussi. Même s’il ne m’aurait jamais donné. Ça ne faisait pas partie de sa programmation.

C’en fut vraiment trop, et il ne put supporter plus longtemps le regard du Pistolero. Il baissa les yeux, en se mordant la lèvre.

— Je l’ai surtout su à cause de Jake.

Roland ne parvint pas à dissimuler sa surprise.

— Il a changé. Il ne le voulait pas, pas gâche comme il l’est — et pas avec son courage —, mais il a changé. Pas envers moi, envers mon garçon. Au cours de la dernière semaine, disons des dix derniers jours. Benny en a seulement été… eh bien, déconcerté, comme vous diriez sans doute. Il sentait quelque chose, mais il ne savait pas quoi. Moi si. C’est comme si votre garçon ne voulait plus être près de lui. Je me suis demandé ce qui pouvait en être la cause. La réponse m’a paru très claire. Claire comme de la jeune bière, savez-vous.

Roland était en train de s’éloigner du chariot d’Overholser. Il fit claquer les rênes sur le dos de ses bêtes. Elles accélérèrent un peu la cadence. Derrière eux, ils entendaient les chuchotements et les ronflements des enfants et le cliquetis assourdi des harnais. Il avait demandé à Jake de remplir une petite boîte d’objets appartenant aux enfants, et il l’avait regardé faire. C’était un bon garçon, qui ne remettait jamais une corvée à plus tard. Ce matin-là, il portait un chapeau pour se protéger les yeux du soleil, et l’arme de son père. Il était assis sur le siège du onzième chariot, à côté d’un des Estrada. Il se disait que Slightman devait avoir un bon garçon, lui aussi, ce qui avait largement contribué à les mettre dans cette situation déplorable.

— Jake était au Dogan, une nuit où Andy et vous êtes allés donner des nouvelles de vos voisins, dit Roland.

À côté de lui, Slightman grimaça comme un homme qui vient de recevoir un coup de poing dans le ventre.

— Là-bas, dit-il. Oui, je l’ai presque senti… ou du moins j’ai cru le sentir…

Il se tut un moment, puis :

— Bordel.

Roland regarda vers l’est. Il faisait un peu plus clair, mais toujours aucun nuage de poussière à l’horizon. Ce qui était une bonne chose. Quand le nuage apparaîtrait, les Loups seraient très vite là. Leurs chevaux gris seraient rapides. C’est alors que Roland posa l’autre question, presque distraitement. Si Slightman répondait par la négative, il ne vivrait pas assez longtemps pour voir arriver les Loups, même sur leurs chevaux si rapides.

— Si vous l’aviez trouvé, Slightman — si vous aviez trouvé mon garçon — est-ce que vous l’auriez tué ?

Slightman rechaussa ses lunettes tout en pesant sa réponse. Roland ne pouvait dire s’il comprenait l’importance de la question. Il attendit de voir si le père de l’ami de Jake vivrait ou mourrait. Il lui faudrait prendre une décision rapide ; ils approchaient de l’endroit où les chariots s’immobiliseraient pour laisser descendre les enfants.

L’homme finit par relever la tête et posa de nouveau le regard sur celui de Roland. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les choses étaient très claires : il pouvait répondre à la question du Pistolero, ou bien le regarder en face, mais il était incapable de faire les deux en même temps.

Slightman baissa de nouveau les yeux vers le plancher en bois entre ses pieds, puis se décida enfin à répondre.

— Oui, je pense qu’on l’aurait tué.

Il fit une pause. Hocha la tête. Dans le mouvement, une larme glissa d’un de ses yeux et alla s’écraser sur le sol en bois du siège.

— Oui-là, comment faire autrement ?

Il releva la tête ; à présent il pouvait de nouveau affronter le regard de Roland, et il y lut que son destin avait été scellé.

— Faites vite, dit-il. Et faites en sorte que mon garçon ne le voie pas. Je vous en conjure.

Roland fit de nouveau claquer les rênes sur l’échine des mules.

— Ce ne sera pas moi qui ferais taire cette misérable bouche.

La respiration de Slightman s’arrêta. En disant au Pistolero que oui, il aurait tué un garçon de douze ans pour protéger son secret, il avait eu sur le visage une sorte de noblesse déchirée. Maintenant on n’y lisait que l’espoir, et l’espoir le rendait laid. Presque grotesque. Puis il poussa un soupir étranglé.

— Vous vous moquez de moi. Vous jouez avec mes nerfs. Vous allez me tuer, je le sais. Pourquoi vous ne le feriez pas ?

— Le lâche juge tout ce qu’il voit d’après ce qu’il est, fit remarquer Roland. Je ne vous tuerai pas sauf si j’y suis contraint, Slightman, parce que j’aime mon garçon. Ça, vous pouvez le comprendre, n’est-ce pas ? Aimer son garçon ?

— Oui-là.

Slightman baissa de nouveau la tête et frotta de la main sa nuque brûlée par le soleil. Cette nuque dont il pensait qu’elle finirait brisée des mains du Pistolero.

— Mais il faut que vous compreniez bien une chose, pour votre bien autant que pour celui de Benny. Si les Loups gagnent, vous mourrez bel et bien. Vous pouvez être sûr de ça. « Enfoncez-vous ça dans le crâne », comme diraient Eddie et Susannah.

Slightman le regardait de nouveau, les yeux rétrécis derrière ses lunettes.

— Écoutez-moi bien, Slightman, et avec tout votre entendement. Nous serons là où les Loups comptent nous trouver, mais sans les gosses. Quelle que soit l’issue, cette fois ils laisseront des cadavres derrière eux. Et quelle que soit l’issue, ils sauront qu’ils ont été trompés. Combien à Calla Bryn Sturgis étaient en mesure de les tromper ? Seulement deux. Andy et Ben Slightman. Andy est déconnecté, il est hors de portée de leur vengeance.

Il sourit à Slightman, d’un sourire aussi glacial que la banquise du bout du monde.

— Mais pas vous. Ni vous, ni le seul être auquel vous teniez, dans ce que vous prétendez être un cœur.

Slightman réfléchit aux propos du Pistolero. L’idée ne l’avait visiblement pas effleuré, mais une fois qu’il en eut perçu la logique, elle était indéniable.

— Ils penseront certainement que vous avez volontairement changé de camp, reprit Roland, mais même si vous pouviez les convaincre qu’il s’agissait d’un accident, ils vous tueraient de toute façon. Et votre fils, aussi. En guise de vengeance.

Une tache rouge était apparue sur les pommettes de Slightman — les roses de la honte, pensa le Pistolero. Mais alors qu’il envisageait de voir les Loups tuer son fils, il redevint blême. Ou peut-être était-ce la perspective de voir Benny emmené à l’est — pour y devenir crâné.

— Je vous demande pardon. Pardon pour ce que j’ai fait.

— Allez-vous faire foutre avec vos excuses. Le ka est à l’œuvre et le monde change.

Slightman ne répondit rien.

— Je suis disposé à vous laisser aller avec les enfants, comme j’ai dit que je le ferais. Si tout se passe comme je l’espère, vous ne verrez rien de l’action. Dans le cas contraire, rappelez-vous que c’est Sarey Adams qui a le commandement et qui donnera l’ordre de tirer. Et si je dois lui parler ensuite, priez pour qu’elle n’ait que du bien à dire de vous.

Quand Slightman n’eut rien d’autre à répondre que le silence, Roland reprit, sur un ton cassant :

— Dites-moi que vous comprenez, bons dieux. Tout ce que je veux entendre, c’est : « Oui, Roland. J’intuite. »

— Oui, Roland. J’intuite très bien — nouveau silence. Et si on gagne, est-ce que les folken l’apprendront, d’après vous ? Est-ce qu’ils apprendront… ce que j’ai fait ?

— Pas de la bouche d’Andy, en tout cas. C’en est fini de son babillage. Pas de mon ka-tet, non plus. Ce n’est pas par respect pour vous que nous nous tairons, mais par respect pour Jake Chambers. Et si les Loups tombent dans le piège que je leur ai tendu, pourquoi les folken soupçonneraient-ils l’existence d’un autre traître ?

Il scruta le visage de Slightman de ses yeux froids.

— Ce sont des gens innocents. Confiants. Comme vous le savez. Pour l’avoir utilisé contre eux.

La rougeur revint aux joues du contremaître. Il regarda de nouveau le sol. Roland leva la tête et vit apparaître l’endroit qu’il cherchait, à trois cents mètres devant le convoi. Bien. Il n’y avait toujours aucun nuage de poussière à l’horizon, mais il le sentait grossir, dans son esprit. Les Loups arrivaient, oh oui. Quelque part au-delà du fleuve, ils étaient descendus du train pour enfourcher leurs chevaux, et ils arrivaient à bride abattue. À un train d’enfer. Car c’est de là qu’ils venaient.

— Je l’ai fait pour mon fils, dit Slightman. Andy est venu me trouver, en me disant qu’ils le prendraient certainement. Quelque part par là-bas, Roland — il tendit la main vers l’est, vers Tonnefoudre. Quelque part par là vivent de pauvres créatures qu’on appelle Briseurs. Des prisonniers. Selon Andy, ils ont des dons de télépathie et de psychokinésie, et bien que je n’intuite aucun de ces deux mots, je sais qu’ils ont à voir avec l’esprit. Les Briseurs sont des humains, et ils nourrissent leur corps comme vous et moi, mais ils ont besoin d’une autre nourriture, d’une nourriture spéciale, pour nourrir cette partie spéciale d’eux.

— De la nourriture cérébrale, conclut Roland.

Il se rappela que sa mère disait du poisson que c’était de la nourriture pour le cerveau. Et puis, pour une raison qu’il fut incapable d’expliquer, il se surprit à penser aux excursions nocturnes de Susannah. Seulement, ce n’était pas Susannah qui se rendait dans cette salle de banquet, en pleine nuit. C’était Mia. Fille de personne.

— Oui-là, j’imagine, acquiesça Slightman. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose que les jumeaux sont seuls à avoir, quelque chose qui les relie par l’esprit. Et ces types — pas les Loups, mais ceux qui les envoient — ils l’extraient de leur tête. Quand c’est fait, les enfants ne sont plus que des idiots. Ils sont crânés. C’est la nourriture, Roland, vous intuitez ? C’est ça qui les attire ! Pour nourrir leurs maudits Briseurs ! Ni leurs corps, ni leurs estomacs, mais leurs esprits ! Et je ne sais même pas ce qu’ils sont censés briser !

— Les deux Rayons qui portent toujours la Tour, répondit Roland.

Slightman en fut abasourdi. Et effrayé.

— La Tour Sombre ? chuchota-t-il. Dites-vous ?

— Oui. Qui est Finli ? Finli O’Tiego ?

— Je ne sais pas. Une voix à laquelle je fais mon rapport. Un tahine, je pense — vous savez ce que c’est ?

— Et vous ?

Slightman secoua la tête.

— Alors restons-en là. Peut-être le rencontrerai-je, l’heure venue, et il répondra lui-même de ses actes.

Slightman eut beau ne pas répondre, Roland sentit qu’il avait des doutes. Ce qui ne lui posait pas de problème. Ils en avaient presque fini, à présent, et le Pistolero sentait se relâcher cette chaîne invisible qui lui ceignait le ventre. Il se tourna complètement vers le contremaître, lui faisant face pour la première fois.

— Andy a toujours su trouver des gens comme vous à cozer, Slightman. Je ne doute pas que c’est pour ça qu’on l’a laissé ici, tout comme je ne doute pas que votre fille, la sœur de Benny, n’est pas morte de manière accidentelle. Il leur faut toujours un jumeau dépareillé, et un parent faible.

— Vous ne pouvez pas…

— La ferme. Vous avez dit tout ce qui était bon pour vous.

Slightman se tut et resta assis là, à côté de Roland.

— Je peux comprendre la trahison. J’en ai eu ma part, ne serait-ce qu’envers Jake. Mais ça ne change rien à ce que vous êtes, soyons bien clair. Vous êtes un oiseau charognard. Un rouilleau devenu vautour.

Les joues de Slightman prirent la teinte d’un beau bordeaux.

— Si je l’ai fait, c’est pour mon garçon, s’entêta-t-il à répondre.

Roland cracha dans la paume de sa main, puis leva la main et se mit à caresser la joue de Slightman. Elle était gonflée de sang, et chaude au toucher. Puis le Pistolero saisit les lunettes par le centre et les secoua légèrement sur le nez de l’homme.

— Ça ne part pas, dit-il très calmement. À cause de ça. C’est avec ça qu’ils vous ont eu, Slightman. C’est votre marque de reconnaissance. Vous vous dites que vous le faites pour votre garçon, afin de pouvoir dormir la nuit. Moi je me dis que j’ai fait ça à Jake pour ne pas laisser passer ma chance de trouver la Tour… et c’est ce qui m’aide à dormir la nuit. La différence entre vous et moi, la seule différence, c’est que je n’ai jamais accepté de paire de lunettes.

Il s’essuya la main sur son pantalon.

— Vous avez renié vos principes, Slightman. Et vous avez oublié le visage de votre père.

— Laissez-moi tranquille, murmura Slightman — il essuya le crachat du Pistolero qui scintillait sur sa joue ; il fut remplacé par ses propres larmes. Au nom de mon garçon.

Roland hocha la tête.

— C’est uniquement pour ça, au nom de votre garçon. Vous le traînez derrière vous comme un poulet mort. Mais peu importe. Si tout se passe comme je l’espère, vous vivrez peut-être toute votre vie à ses côtés, et vous vieillirez respecté par vos voisins. Vous serez l’un de ceux qui ont vaincu les Loups, quand les pistoleros sont arrivés par le Sentier du Rayon. Quand vous ne pourrez plus marcher, il vous soutiendra. Je le vois, mais je n’aime pas ce que je vois. Parce qu’un homme prêt à vendre son âme pour une paire de lunettes la revendra pour quelque autre babiole — de moins de prix encore — et quoi qu’il en soit, tôt ou tard votre garçon découvrira ce que vous êtes. La meilleure chose qui pourrait arriver à votre fils aujourd’hui, c’est que vous mouriez en héros.

Et, avant que Slightman ne puisse répondre, Roland leva la voix et s’écria :

— Hé, Overholser ! Ho, du chariot ! Overholser ! Arrêtez-vous ! On y est ! Grand merci !

— Roland — commença Slightman.

— Non, répondit Roland en accrochant les rênes. La palabre est terminée. Rappelez-vous seulement ce que je vous ai dit, sai : si vous avez une chance de mourir en héros aujourd’hui, faites une faveur à votre fils et saisissez-la.

3

Au début, tout se passa selon leurs plans, et ils y virent l’œuvre du ka. Quand les choses commencèrent à mal tourner, ils y virent aussi l’œuvre du ka. Le ka, aurait pu dire le Pistolero, c’était souvent la dernière chose sur laquelle prendre appui.

4

Roland avait expliqué aux enfants ce qu’il attendait d’eux, à la lueur des flambeaux, sur la Pelouse de la ville. À présent, dans le jour naissant (avec le soleil qui attendait toujours en coulisses), ils se mirent parfaitement en place, alignés sur la route du plus vieux au plus jeune, chaque paire de jumeaux se tenant par la main. Les buckas étaient garés sur le côté gauche de la route, leurs roues gauches juste au-dessus du fossé. Le seul vide se situait à la fourche du chemin, là où il se séparait de la Route de l’Est. Formant une ligne clairsemée près des enfants se tenaient les anges gardiens, leur nombre ayant largement dépassé la douzaine, avec l’ajout de Tian, du Père Callahan, de Slightman et de Wayne Overholser. En face d’eux, le long du fossé droit, sur une ligne eux aussi, se trouvaient Eddie, Susannah, Rosa, Margaret Eisenhart et la femme de Tian, Zalia. Chacune des femmes portait une poche en roseau doublée de soie et remplie de plats. Dans les fossés en dessous et à côté d’eux, ils avaient entassé des malles contenant d’autres Orizas. Leur nombre total s’élevait à deux cents.

Eddie jeta un œil de l’autre côté du fleuve. Toujours pas de poussière. Susannah lui adressa un sourire anxieux, qu’il lui retourna. C’était la partie difficile — la partie qui faisait peur. Plus tard, il le savait, le brouillard rouge l’envelopperait et l’emporterait. Mais pour l’instant il était trop conscient de tout. Et ce dont il avait le plus conscience, c’était du fait qu’ils étaient en ce moment même aussi démunis et vulnérables qu’une tortue sans sa carapace.

Jake remonta la file d’enfants à toute vitesse, avec en main la boîte contenant les biens qu’il avait récoltés : des rubans, un anneau de dentition, un sifflet taillé dans un bâton d’if, une vieille chaussure ayant presque perdu sa semelle, une chaussette solitaire. Il y avait environ deux douzaines d’objets de ce genre.

— Benny Slightman, aboya Roland. Frank Tavery ! Francine Tavery ! À moi !

— Hé, dites donc ! dit le père de Benny Slightman, immédiatement sur la défensive. Pourquoi est-ce que vous faites sortir mon fils de la li…

— Pour qu’il fasse son devoir, comme vous ferez le vôtre, répondit Roland. Plus un mot.

Les quatre enfants qu’il avait appelés se présentèrent devant lui. Les Tavery étaient écarlates et hors d’haleine, les yeux brillants, se tenant toujours la main.

— Écoutez-moi, maintenant, et que je n’aie pas à répéter un seul mot, annonça Roland.

Benny et les Tavery se penchèrent anxieusement en avant. Bien que très impatient de pouvoir partir, Jake était visiblement moins nerveux ; il connaissait son rôle, et la plus grande partie de la pièce qui allait se jouer. Dont Roland espérait qu’elle allait se jouer.

Roland s’adressa aux enfants, mais d’une voix assez forte pour que les anges gardiens qui les encadraient puissent entendre, eux aussi.

— Vous allez remonter ce chemin, et tous les deux ou trois mètres, vous allez laisser quelque chose derrière vous, comme si c’était tombé au cours d’une marche rapide. Et c’est ce que je veux que vous fassiez, vous quatre, une marche rapide. Ne courez pas, mais presque. Attention où vous mettez les pieds. Allez jusqu’à la fourche du chemin — à trois cents mètres —, mais pas plus loin. Vous intuitez ? Pas un pas plus loin.

Ils hochèrent la tête avec empressement. Le regard de Roland glissa sur les adultes qui se tenaient, tendus, derrière eux.

— Ces quatre-là partiront deux minutes en avance. Puis viendront les autres jumeaux, les plus vieux d’abord, les plus jeunes en dernier. Ils n’iront pas loin ; les dernières paires quitteront à peine la route.

Roland leva la voix, criant ses ordres.

— Les enfants ! Quand vous entendrez ceci, faites demi-tour ! Revenez vers moi le plus vite possible !

Le Pistolero mit les deux premiers doigts de sa main gauche dans le coin de sa bouche et émit un sifflement tellement aigu que plusieurs enfants se couvrirent les oreilles de leurs mains.

— Sai, si vous voulez cacher les enfants dans l’une de ces grottes, pourquoi les faire revenir ? demanda Annabelle Javier.

— Parce qu’ils ne vont pas dans une de ces grottes. C’est là-bas, qu’ils vont, dit Roland en tendant la main vers l’est. C’est dame Oriza qui va prendre soin des enfants. Ils se cacheront dans le riz, juste de ce côté du fleuve.

Ils regardèrent tous dans la direction qu’il indiquait, et c’est ainsi qu’ils virent le nuage de poussière, tous en même temps.

Les Loups arrivaient.

5

— Nous allons avoir de la visite, mon chou, dit Susannah. Roland opina de la tête, puis se tourna vers Jake.

— Vas-y, Jake. Comme je te l’ai dit.

Jake prit deux bonnes poignées d’objets dans la boîte et les tendit aux jumeaux Tavery. Puis il sauta par-dessus le fossé de gauche, aussi gracieux qu’une biche, et se mit à remonter le chemin de l’arroyo, Benny à ses côtés. Franck et Francine les suivaient de près ; Roland vit Francine laisser tomber un petit chapeau de sa main.

— D’accord, fit Overholser. J’en intuite au moins une partie, savez-vous. Les Loups verront les frusques, et ils croiront d’autant plus que les enfants sont là-bas. Mais pourquoi envoyer les autres au nord, Pistolero ? Pourquoi ne pas les accompagner dans le riz, dès maintenant ?

— Parce qu’il faut que nous partions du principe que les Loups sentent la piste de leur proie, comme de vrais loups, répondit Roland.

Il éleva de nouveau la voix.

— Les enfants ! Dans le chemin ! Les aînés d’abord ! Tenez la main de votre partenaire, et ne la lâchez pas ! Revenez quand vous entendrez le sifflet !

Les enfants se mirent en branle, aidés par Callahan, Sarey Adams, les Javier et Ben Slightman, qui leur firent franchir le fossé. Tous les adultes avaient l’air nerveux ; seul le Pa de Benny avait aussi l’air méfiant.

— Les Loups commenceront par y aller, parce qu’ils auront des raisons de croire que les enfants sont là-bas, dit Roland, mais ils ne sont pas stupides, Wayne. Ils chercheront un signe, et nous le leur donnerons. S’ils sont capables de suivre une piste à l’odorat — et je parierais la dernière récolte de riz de cette ville que c’est le cas — ils trouveront l’odeur, les chaussures et les rubans. Quand ils perdront la piste du groupe principal, celle du groupe de quatre que j’ai envoyé en premier les occupera encore un petit moment. Ça les enfoncera un peu plus, ou peut-être pas. Mais alors, ça ne devrait plus avoir d’importance.

— Mais…

Roland l’ignora. Il se tourna vers sa petite bande de combattants. Ils seraient sept en tout. C’est un bon chiffre, se dit-il. Le chiffre de la puissance. Il scruta le nuage, derrière eux. Il était plus haut qu’aucun des tourbillons du seminon, et il se déplaçait à une vitesse horrifiante. Pourtant, pour l’instant, Roland trouvait que tout se passait bien.

— Écoutez bien, dit-il, cette fois à Zalia, Margaret et Rosa.

Les membres de son propre ka-tet savaient déjà ce qu’il allait dire, ils le savaient depuis que le vieux Jamie avait susurré son secret si longtemps gardé à l’oreille d’Eddie, sous le porche des Jaffords.

— Les Loups ne sont ni des hommes, ni des monstres. Ce sont des robots.

— Des robots ! cria Overholser, sa voix trahissant plus la surprise que l’incrédulité.

— Si fait, et d’un genre que mon ka-tet a déjà croisé sur sa route.

Il pensait à une certaine clairière, où les tout derniers serviteurs du grand ours s’étaient entre-pourchassés, dans une danse ultime et infinie.

— S’ils portent des capuches, c’est pour cacher le petit piston qu’ils ont sur le dessus de la tête. Il fait environ cette taille.

Roland leur montra une hauteur d’environ cinq centimètres, et une longueur de treize.

— C’est cette partie que Molly Doolin a touchée, et qu’elle a coupée net avec son plat, il y a bien longtemps. Elle a frappé là par accident. Nous frapperons à dessein.

— Les bonnets de pensée, fit Eddie. Leur point de contact avec le monde extérieur. Sans eux, ils sont aussi morts qu’une merde de chien.

— Visez ici, dit Roland en plaçant sa main droite environ trois centimètres au-dessus de son crâne.

— Mais alors, la poitrine… la branchie dans la poitrine… dit Margaret Eisenhart, visiblement perplexe.

— Des foutaises, depuis le début, avoua Roland. Visez le haut de la capuche.

— Un jour, dit Tian, je saurai pourquoi il faut qu’il y ait toujours autant de saloperies de foutaises.

— J’espère surtout que ce jour viendra, répondit Roland.

Les derniers enfants — les plus jeunes — commençaient à remonter le chemin, se tenant par la main, disciplinés. Les plus vieux se trouvaient environ deux cents mètres devant eux, et le quatuor de Jake encore au moins deux cents mètres au-delà. Ça devrait suffire, se dit le Pistolero. Il porta alors son attention sur les anges gardiens.

— Ils vont revenir. Alors vous les emmènerez de l’autre côté du fossé, en rang, deux par deux.

Sans regarder, il fit un signe du pouce, par-dessus son épaule.

— Ai-je besoin de vous répéter combien il est important que les pieds de maïs ne soient pas dérangés, surtout ceux près de la route, où les Loups pourront s’en rendre compte.

Ils secouèrent la tête.

— Au bord des rizières, poursuivit Roland, faites-les passer par un des courants. Poussez quasiment jusqu’à la rivière. Puis faites-les s’allonger là où le riz est haut et toujours vert.

Il écarta les mains, ses yeux bleus étincelant.

— Dispersez-les. Vous autres adultes, restez près d’eux, côté rivière. En cas de problème — un renfort de Loups, un événement imprévu — c’est de ce côté que ça se produira.

Sans leur laisser l’occasion de poser des questions, Roland se fourra de nouveau deux doigts dans la bouche et siffla. Vaughn Eisenhart, Krella Anselm et Wayne Overholser rejoignirent les autres dans le fossé, et se mirent à rappeler les plus petits, pour les faire revenir vers la route. Pendant ce temps, Eddie jeta un regard par-dessus son épaule et fut ébahi de constater combien le nuage s’était rapproché de la rivière. Quand on connaissait leur secret, leur rapidité n’était plus un mystère ; ces chevaux gris n’étaient pas du tout des chevaux, mais des propulseurs mécaniques conçus pour ressembler à des chevaux, rien de plus. Comme une horde de Chevrolet en déplacement officiel, se dit-il.

— Roland, ils arrivent ! Et à toute vitesse !

Roland regarda vers l’est.

— Tout va bien, dit-il.

— Tu en es sûr ? demanda Rosa.

— Oui.

Les plus jeunes enfants se pressaient à présent de revenir, main dans la main, les yeux agrandis par la peur et l’excitation. Ils étaient emmenés par Cantab des Manni et par Ara, sa femme. Elle leur dit de marcher bien droit au lieu des travées, en essayant de ne pas toucher les pieds de maïs squelettiques.

— Pourquoi, sai ? demanda un bambin qui ne devait pas avoir plus de quatre ans, avec une tache douteuse sur le devant de sa salopette. Le maïs, il a été cueilli, vous voyez.

— C’est un jeu, répondit Cantab. Le jeu du on-ne-doit-pas-toucher-le-maïs.

Il se mit à chanter. Certains enfants se joignirent à lui, mais la plupart étaient trop abasourdis et trop effrayés.

Tandis que les paires de jumeaux traversaient la route, plus grands et plus vieux à mesure qu’ils rentraient, Roland jeta un œil vers l’est. Il estima que les Loups étaient encore à dix minutes des berges de la Whye, et dix minutes devraient suffire, mais bons dieux, qu’ils allaient vite. L’idée l’avait déjà effleuré qu’ils seraient peut-être contraints de garder Slightman le Jeune et les jumeaux Tavery avec eux. Ça ne faisait pas partie du plan, mais avant que les choses en arrivent si loin, le plan changeait presque toujours. Bien obligé.

Les derniers enfants revenaient et seuls Overholser, Callahan, Slightman l’Aîné et Sarey Adams étaient encore sur la route.

— Allez-y, leur dit Roland.

— Je veux attendre mon garçon, objecta Slightman.

— Allez-y !

Slightman avait l’air disposé à discuter ce point, mais Sarey Adams lui toucha le coude, et Overholser l’attrapa carrément par l’autre.

— Viens donc, dit Overholser. Il va prendre soin du tien comme si c’était le sien.

Slightman adressa à Roland un ultime regard dubitatif, puis il enjamba le fossé et fit démarrer la fin de la ligne, aidé d’Overholser et de Sarey.

— Susannah, montre-leur la cachette, ordonna Roland.

Il avait pris soin de s’assurer que les enfants traversaient le fossé du côté de la rivière bien plus bas que là où ils avaient creusé, la veille. À présent, à l’aide d’une de ses jambes raccourcies et encapuchonnées, Susannah repoussa un tapis de feuille, de branches et de pieds de maïs séchés — le genre de déchets qu’on s’attendait à trouver dans un fossé au bord d’une route —, leur révélant un trou sombre.

— Ce n’est qu’une tranchée, dit-elle en s’excusant presque. Il y a des planches, au-dessus. Légères, faciles à déplacer. C’est là qu’on sera. Roland a fait un… oh, je ne sais pas comment vous l’appelez chez vous, nous on dit un périscope, un instrument avec des miroirs à l’intérieur, et par lequel on regarde à l’extérieur… et le moment venu, on se lèvera. Et les planches tomberont sur le côté.

— Où sont Jake et les trois autres ? demanda Eddie. Ils devraient être revenus.

— Il est trop tôt, dit Roland. Calme-toi, Eddie.

— Je ne me calmerai pas, et il n’est pas trop tôt. On devrait au moins les apercevoir. Je vais aller jeter un…

— Non, dit Roland. Nous devons en avoir autant que nous pourrons avant qu’ils comprennent ce qui se passe. Et ça veut dire garder notre puissance de feu ici, dans leur dos.

— Roland, il y a quelque chose qui ne va pas.

Roland l’ignora.

— Mesdames-sai, glissez-vous là-dedans, je vous prie. Les malles contenant les plats supplémentaires seront de votre côté ; on jettera juste des feuilles mortes par-dessus.

Tandis que Zalia, Rosa et Margaret se faufilaient dans le trou révélé par Susannah, Roland tourna le regard au-delà de la route. Le chemin vers l’arroyo était à présent complètement désert. Il ne vit toujours aucun signe de Jake, de Benny et des jumeaux Tavery. Il commença à se dire qu’Eddie avait raison ; que quelque chose avait mal tourné.

6

Jake et ses compagnons atteignirent l’embranchement du chemin rapidement et sans encombres. Jake avait gardé deux objets, et lorsqu’ils arrivèrent à la fourche, il lança un hochet cassé vers la Gloria et le bracelet tissé d’une petite fille en direction de la Plume-Rouge. À vous de choisir, pensa-t-il. Et, quel que soit votre choix, allez au diable.

Lorsqu’il se retourna, il constata que les jumeaux Tavery repartaient déjà dans l’autre sens. Benny l’attendait, le visage pâle et les yeux brillants. Jake lui fit un signe de tête et se força à lui rendre son sourire.

— Allons-y, dit-il.

Ils entendirent alors Roland siffler et les jumeaux se mirent soudain à courir, malgré les éboulis et les cailloux qui jonchaient le chemin. Ils se tenaient toujours la main, et serpentaient entre les obstacles qu’ils ne pouvaient enjamber.

— Hé, ne courez pas ! cria Jake. Il a dit de ne pas courir et de regarder où on mettait les p…

C’est alors que Frank Tavery mit le pied dans un trou. Jake entendit distinctement le craquement sec que fit sa cheville en se cassant et il sut en voyant l’horrible rictus sur le visage de Benny que lui aussi. Puis Frank poussa un gémissement déchirant et fut projeté sur le côté.

Francine tendit les bras pour l’attraper et posa la main sur le haut de son bras, mais le garçon était trop lourd. Il retomba comme une guillotine. Le bruit sourd que fit sa tête en allant cogner contre l’affleurement de granit à côté de lui résonna bien plus fort encore que la fracture de sa cheville. Le sang jaillit immédiatement de sa blessure au cuir chevelu, miroitant dans la lumière du matin.

Problème, pensa Jake. Et en plein milieu de la route.

Benny avait un air stupéfait, et les joues couleur de fromage blanc. Francine s’était agenouillée à côté de son frère, coincé de travers, le pied toujours pris dans le trou. Elle poussait de petits gémissements essoufflés et désespérés. Puis, tout à coup, les gémissements cessèrent. Ses yeux roulèrent dans ses orbites et elle tomba raide évanouie sur son frère jumeau inconscient.

— Viens, lança Jake.

Et voyant que Benny restait là, bouche bée, sans bouger, il lui donna un coup de poing dans l’épaule.

— Au nom de ton père !

C’est ce qui fit bouger Benny.

7

Jake appréhenda tout avec la vision claire et froide d’un pistolero. L’éclaboussure de sang sur le rocher. La touffe de cheveux collée sur la roche. Le pied dans le trou. L’écume aux lèvres de Frank Tavery. Le gonflement de la poitrine naissante de sa sœur, allongée gauchement sur lui. Les Loups arrivaient. Ce n’était pas le sifflet de Roland qui le lui disait, mais le shining. Eddie, pensa-t-il. Eddie veut venir voir ce qui se passe.

Jake n’avait jamais essayé d’utiliser le shining pour envoyer un message, pourtant c’est ce qu’il fit : Reste où tu es ! Si on ne peut pas revenir à temps, on essaiera de se cacher quand ils passeront, MAIS NE VIENS PAS ICI ! NE GÂCHE PAS TOUT !

Il n’eut aucun moyen de savoir si le message était passé, mais il savait qu’il n’avait le temps de faire rien d’autre. Pendant ce temps, Benny était… quoi ? Quel était le mot juste[17] ? À Piper, Mme Avery était très à cheval sur le mot juste. Et il lui en vint un. Baragouiner. Benny était en train de baragouiner.

— Qu’est-ce qu’on va faire, Jake ? Par l’Homme Jésus, Tous les deux ! Ils allaient bien ! Ils couraient, c’est tout, et puis… et si les Loups arrivent ? Et s’ils arrivent pendant qu’on est encore là ? Il vaudrait peut-être mieux qu’on les laisse là, qu’est-ce que tu en dis ?

— On ne les laisse nulle part, répondit Jake.

Il se pencha et attrapa Francine par les épaules. Il la hissa en position assise, surtout pour l’écarter de son frère, et que ce dernier pût respirer. Sa tête bascula en arrière, répandant ses cheveux comme de la soie noire. Ses paupières papillonnèrent, montrant le blanc lisse de ses yeux, en dessous. Sans réfléchir, Jake la gifla. Fort.

— Oh ! Oh !

Ses yeux s’ouvrirent, bleus, magnifiques et choqués.

— Lève-toi ! hurla Jake. Pousse-toi !

Combien de temps avait passé ? Comme tout paraissait immobile, maintenant que les enfants étaient retournés sur la route ! Pas un oiseau ne chantait, pas même un rouilleau ne criait. Il attendit que Roland siffle de nouveau, mais pourquoi l’aurait-il fait ? Ils étaient tout seuls, à présent.

Francine roula sur le côté, puis se remit debout en chancelant.

— Aidez-le… s’il vous plaît, sai, je vous en prie…

— Benny. Il faut qu’on lui sorte le pied du trou.

Benny tomba à genoux de l’autre côté du garçon étalé gauchement sur le sol. Il était toujours pâle, mais il serrait les lèvres en une fine ligne que Jake trouva encourageante.

— Prends-le par l’épaule.

Benny attrapa l’épaule droite de Frank Tavery. Jake saisit la gauche. Leurs regards se croisèrent au-dessus du corps inconscient du garçon. Jake fit un signe de tête.

— Maintenant.

Ils tirèrent en même temps. Les yeux de Frank Tavery s’ouvrirent — aussi bleus et aussi magnifiques que ceux de sa sœur — et il poussa un hurlement tellement haut qu’il ne produisit aucun son. Mais son pied ne se dégagea pas.

Il était enfoncé trop profond.

8

Une forme gris-vert se dessinait progressivement dans le nuage de poussière et ils entendaient maintenant le martèlement des sabots sur la croûte de terre. Les trois femmes de La Calla se trouvaient dans la cachette. Seuls Roland, Eddie et Susannah restaient dans le fossé, les hommes debout, Susannah agenouillée, ses cuisses musclées écartées. Ils observaient le décor, de l’autre côté de la route et le long du chemin de l’arroyo. Personne encore sur le sentier.

— J’ai entendu quelque chose, dit Susannah. L’un d’eux a dû se blesser.

— Rien à foutre, Roland, je vais les chercher, lança Eddie.

— Est-ce ce que Jake veut, ou ce que toi tu veux ? demanda Roland.

Eddie rougit. Il avait entendu la voix de Jake dans sa tête — pas les mots exacts, mais le sens de son message — et il se doutait que Roland aussi.

— Il y a cent gosses là-bas, et seulement quatre en face, dit Roland. Remets-toi à couvert, Eddie. Toi aussi, Susannah.

— Et toi ? demanda Eddie.

Roland inspira profondément, puis poussa un profond soupir.

— J’aiderai, si je peux.

— Tu ne vas pas le chercher, c’est ça ? Eddie contemplait Roland avec une incrédulité croissante : Tu n’y vas vraiment pas.

Roland jeta un regard vers le nuage de poussière et le groupe gris-vert qui se détachait en dessous, qui se découperait en cavaliers distincts, dans moins d’une minute. Des cavaliers avec des têtes de loups toutes dents dehors, encadrées par des capuches vertes. Ils ne chevauchaient pas tant qu’ils fondaient sur la rivière.

— Non, fit Roland. Impossible. Remets-toi à couvert.

Eddie resta là encore un peu là où il était, la main sur la crosse du gros revolver, le visage blême. Puis, sans un mot, il se détourna de Roland et attrapa Susannah par le bras. Il s’agenouilla à côté d’elle, puis se glissa dans le trou. Il n’y eut plus que Roland, le gros revolver posé bas sur sa hanche gauche, qui scrutait le sentier vide.

9

Benny Slightman était un gars bien bâti, pourtant il ne réussit pas à faire bouger le rocher qui retenait le pied de Frank Tavery. Jake le vit dès le premier essai. Son esprit (son esprit froid, très froid) essaya de comparer le poids du garçon piégé à celui de la pierre. Pour lui, la pierre était plus lourde.

— Francine.

Elle leva vers lui des yeux humides et légèrement voilés par le choc.

— Tu l’aimes ?

— Si fait, de tout mon cœur !

Il est ton cœur, pensa Jake. Bien.

— Alors aide-nous. Quand je te le dirai, tire-le aussi fort que tu pourras. Peu importe s’il hurle, tire-le quand même.

Elle opina de la tête, comme si elle comprenait. Jake espéra que c’était le cas.

— Si on ne peut pas le sortir cette fois-ci, il faudra l’abandonner.

— Jamais ! s’écria-t-elle.

Ce n’était pas le moment de se battre. Jake rejoignit Benny à côté du rocher plat et blanc. Au-delà de son rebord déchiqueté, le tibia ensanglanté de Frank disparaissait dans le trou noir. Le garçon était à présent complètement conscient, et il suffoquait. Son œil gauche roulait de terreur. Le droit était recouvert d’un voile de sang. Un morceau de cuir chevelu lui pendait au-dessus de l’oreille.

— Tu vas soulever ce rocher et tu vas le tirer hors du trou, dit Jake à Francine. À trois. Prête ?

Lorsqu’elle acquiesça, sa chevelure lui tomba en rideau devant le visage. Elle ne fit pas mine de l’écarter, et saisit son frère sous les aisselles.

— Francie, ne me fais pas de mal, gémit-il.

— La ferme, répliqua-t-elle.

— Un, dit Jake. Tu tires cette saloperie, Benny, même si ça t’arrache les couilles. Tu m’as compris ?

— Mon-salaud, compte, bon sang.

— Deux. Trois.

Ils tirèrent, l’effort leur arrachant des cris. Le rocher bougea. Francine tira son frère en arrière de toutes ses forces, tout en criant elle aussi.

Mais ce fut le cri de Frank Tavery qui couvrit tous les autres, au moment où son pied se libéra de l’étau.

10

Roland entendit des cris rauques, couverts par un hurlement de martyre. Il s’était passé quelque chose, là-bas, et Jake avait agi. La question demeurait : est-ce que ça avait suffi à régler la situation ?

Les gouttelettes d’eau volèrent dans la lumière matinale lorsque les Loups plongèrent dans la Whye et la traversèrent au galop, sur leurs chevaux gris. À présent Roland les voyait clairement, arrivant par vagues de cinq ou six, donnant des éperons à leurs montures. Il évalua leur nombre à soixante. Sur l’autre rive, ils disparaîtraient derrière un promontoire recouvert d’herbe. Puis ils réapparaîtraient, un kilomètre plus loin. Avant de disparaître une dernière fois, derrière une ultime colline — tous, s’ils restaient groupés comme ils l’étaient — et ce serait pour Jake la dernière chance de revenir, et qu’ils se retrouvent tous à couvert.

Il scruta le chemin, suppliant mentalement les enfants d’apparaître — suppliant Jake d’apparaître —, mais le sentier demeura désert.

Les Loups remontaient à présent la rive ouest du fleuve, leurs chevaux faisant voler la poussière d’eau qui scintillait comme de l’or dans la lumière du soleil. Des mottes de terre et une pluie de sable volaient autour d’eux. Le martèlement des sabots n’était plus qu’un roulement de tonnerre fonçant sur eux.

11

Jake prit une épaule, et Benny l’autre. Ils traînèrent ainsi Frank sur le chemin, plongeant précipitamment en avant, sans même prendre garde aux éboulements. Francine courait juste derrière eux.

Ils prirent le dernier tournant, et Jake eut un sursaut de bonheur en apercevant Roland dans le fossé d’en face, Roland immobile, faisant le guet, sa main valide posée sur la crosse de son arme et son chapeau en arrière.

— C’est mon frère ! cria Francine dans sa direction. Il est tombé ! Il s’est coincé le pied dans un trou !

Roland disparut soudain de leur champ de vision.

Francine regarda autour d’elle, non pas effrayée, mais visiblement déroutée.

— Qu’est-ce que… ?

— Attends, dit Jake, car c’est tout ce qu’il trouva à répondre.

Il était à cours d’idées. Si c’était aussi le cas du Pistolero, ils mourraient sans doute ici.

— Ma cheville… ça brûle, hoqueta Frank Tavery.

— La ferme, répondit Jake.

Benny éclata de rire. C’était un rire nerveux, mais un vrai rire. Jake se pencha derrière Frank Tavery, sanguinolent et sanglotant, et lui adressa un clin d’œil. Benny le lui rendit. Et, aussi simplement que ça, ils furent de nouveau amis.

12

Alors qu’elle était allongée dans la pénombre du trou, avec Eddie à sa gauche et parmi l’odeur âcre des feuilles, Susannah ressentit soudain une crampe violente dans le ventre. Elle eut juste le temps de s’en rendre compte, avant qu’un pic de douleur, sauvage et obscène, lui déchire le lobe gauche du cerveau, rendant insensibles tout le visage et le cou, de ce côté. Au même instant, l’image d’une salle de banquet gigantesque s’était imposée à son esprit : des rôtis et des steaks fumants, des poissons farcis, des magnums de champagne, des frégates remplies de sauce épaisse, des îlots de vin rouge. Elle entendit le son d’un piano, et une voix accompagnant la mélodie. La voix était chargée d’une insondable tristesse : « Quelqu’un m’a, quelqu’un m’a, quelqu’un m’a sauvé la viiiiiie ce soir », chantait-elle.

Non ! cria Susannah à l’intention de cette force qui essayait de l’engloutir. Et cette force avait-elle un nom ? Bien sûr que oui. Son nom était Mère, sa main était celle qui faisait balancer le berceau, et la main qui fait balancer le berceau dirige le mon…

Non ! Tu dois me laisser terminer cette tâche ! Après, si tu veux cet enfant, je t’aiderai ! Je t’aiderai à accoucher ! Mais si tu essaies de m’y forcer maintenant, je te combattrai, bec et ongles ! Et s’il faut pour ça que j’en vienne à me faire tuer, et à faire tuer ton précieux p’tit gars, je le ferai ! Tu m’entends, espèce de garce ?

Pendant un moment, il n’y eut rien d’autre que l’obscurité, le contact de la cuisse d’Eddie, l’insensibilité dans la partie gauche de son visage, le tonnerre des sabots qui grondait, l’odeur âcre des feuilles, et le bruit de la respiration des Sœurs, se préparant à leur propre bataille. Puis, articulant clairement chacune de ses paroles, surgit pour la première fois la voix de Mia, comme née d’un point situé au-dessus et derrière l’œil gauche de Susannah.

Mène ton combat, femme. Je t’aiderai, même, si je le peux. Et tu tiendras ta promesse.

— Susannah ? murmura Eddie à côté d’elle. Tu vas bien ?

— Oui.

Et c’était le cas. Le pic s’était retiré de la blessure. La voix avait disparu. Ainsi que cette terrible insensibilité. Mais aux aguets, tout près, Mia attendait.

13

Roland était allongé sur le ventre dans le fossé, observant les Loups non pas avec ses yeux, mais avec son imagination et son intuition. Les Loups étaient à présent entre le promontoire et la colline, chevauchant à bride abattue, leurs capes bouillonnant derrière eux. Ils disparaîtraient tous derrière la colline pendant quelques secondes, sept tout au plus. Si, bien sûr, ils restaient groupés et si les cavaliers de tête n’accéléraient pas la cadence. S’il avait évalué correctement leur vitesse. S’il avait raison, il disposerait de cinq secondes pour faire bouger Jake et les autres. Ou sept. S’il avait raison, ils disposeraient de ces mêmes cinq secondes pour traverser la route. S’il se trompait (ou si les autres traînaient), les Loups verraient ou bien l’homme dans le fossé, ou bien les enfants sur la route, ou bien tout le monde. Ils seraient sans doute trop loin pour se servir de leurs armes, mais ça ne ferait pas une grande différence, puisque leur ingénieuse embuscade tomberait à l’eau. Le plus intelligent serait de rester baissé, et d’abandonner les enfants à leur sort. Bon Dieu, quatre gamins piégés sur le chemin des arroyos auraient pour effet de convaincre plus que jamais les Loups que le reste des enfants s’était entassé plus loin, dans l’une des vieilles mines.

Assez réfléchi, lui dit Cort dans son esprit. Si tu as l’intention de bouger, asticot, c’est ta seule chance.

Roland bondit sur ses pieds. Juste en face de lui, protégés par le tas de rochers qui marquait le point d’intersection du chemin des arroyos et de la Route de l’Est, se dressaient Jake et Benny Slightman, tenant le fils Tavery chacun par un bras. Le gamin était couvert de sang ; les dieux seuls savaient ce qui lui était arrivé. Sa sœur regardait par-dessus son épaule. Dans cette position, ils n’avaient plus seulement l’air de jumeaux, mais de siamois, soudés par le corps.

Roland se mit à secouer les mains au-dessus de sa tête, comme essayant de prendre prise sur le vide : À moi, venez ! Venez ! En même temps, il jeta un regard vers l’est. Aucun signe des Loups ; bien. La colline les avait bel et bien dérobés à leur vue, au moins pour un temps.

Jake et Benny traversèrent précipitamment la route, traînant toujours le garçon entre eux. Les bottillonnes de Frank Tavery creusaient des sillons frais dans l’oggan. Roland ne pouvait qu’espérer que les Loups ne prêteraient pas d’attention particulière à ces marques.

La fille vint en dernier, légère comme un farfadet.

— À plat ventre ! rugit Roland, en l’attrapant par l’épaule et en la plaquant au sol. À terre, à terre, à terre !

Il atterrit à côté d’elle et Jake atterrit lui-même par-dessus. Roland sentait le cœur trépidant du garçon battre entre ses omoplates, à travers leurs deux chemises et l’espace d’une seconde, il savoura cette sensation.

Le tonnerre des sabots revenait à présent, puissant et ronflant, s’amplifiant à chaque seconde. Les cavaliers de tête les avaient-ils vus ? Impossible de le savoir, mais bientôt ils sauraient, inévitablement. En attendant, ils ne pouvaient que suivre le plan. Il serait difficile de rester très longtemps cachés là avec trois personnes en plus et si les Loups avaient vu Jake et les trois autres traverser la route, ils se retrouveraient tous piégés sans même avoir eu le temps de dégainer ou de lancer un plat, mais ce n’était pas le moment de s’en préoccuper. Il ne leur restait qu’une minute, tout au plus, estimait Roland, peut-être même quarante secondes et ce tout petit morceau de temps fondait sous eux comme neige au soleil.

— Descends de là et mets-toi à couvert, souffla-t-il à Jake. Sur-le-champ.

Le poids s’envola. Jake glissa dans la cachette.

— À toi, Frank Tavery, fit Roland. Et pas de bruit. D’ici deux minutes tu pourras hurler tout ton soûl, mais pour l’instant, n’ouvre pas la bouche. Et ça vaut pour chacun d’entre vous.

— Je vais me taire, dit le garçon d’une voix rauque. Benny et la sœur de Frank opinèrent du chef.

— À un moment, nous allons nous lever et nous mettre à tirer, dit Roland. Vous trois — Frank, Francine et Benny —, vous resterez baissés. À plat ventre.

Il marqua une pause.

— Pour votre vie, restez en dehors de tout ça.

14

Allongé dans l’obscurité et l’odeur de feuilles et de terre, Roland écoutait la respiration saccadée des enfants, à sa gauche. Ce bruit fut rapidement couvert par le grondement croissant des sabots. Son imagination et son intuition se trouvèrent une nouvelle fois en alerte, plus actives que jamais. Dans trente secondes tout au plus — voire quinze — la fureur rouge de la bataille balaierait toute conscience hormis la perception la plus primitive, mais pour l’instant il voyait tout, et tout ce qu’il voyait était conforme à ce qu’il souhaitait. Et d’ailleurs, quel intérêt y avait-il à visualiser l’échec d’un plan ?

Il vit les jumeaux de La Calla allongés comme des cadavres au plus épais et au plus humide de la rizière, la boue s’insinuant à travers leurs chemises et leurs pantalons. Il vit les adultes non loin d’eux, quasiment à hauteur de la berge du fleuve. Il vit Sarey Adams avec ses plats, et Ara des Manni — l’épouse de Cantab — avec quelques-uns des siens, car Ara lançait elle aussi (bien que, en tant que membre du clan Manni, elle ne pût établir de vraie complicité avec d’autres femmes). Il vit certains des hommes — Estrada, Anselm, Overholser —, leur bah en travers de la poitrine. Vaughn Eisenhart, quant à lui, ne portait pas de bah, mais la carabine que Roland avait nettoyée pour lui. Sur la route, déboulant de l’est, il vit les colonnes de cavaliers en capes vertes, sur leurs montures grises. Ils ralentissaient, maintenant. Le soleil avait fini par se lever et miroitait sur le métal de leurs masques. Le plus ironique avec ces masques, c’était qu’il y avait plus de métal dessous que dessus. Roland laissa son imagination vagabonder, cherchant d’autres cavaliers — une faction arrivant en ville par le sud, les prenant au dépourvu, par exemple. Il n’en vit aucune. Dans son esprit du moins, l’intégralité de leurs troupes était là. Et s’ils avaient mordu à l’hameçon que leur avaient si habilement tendu Roland et le ka-tet de Quatre-Vingt-Dix-Neuf, ils devraient tous être là. Il vit les buckas alignés sur la route, côté ville, et il eut le temps de regretter de ne pas avoir détaché les bêtes de l’attelage, mais l’avantage était que l’effet d’ensemble était une impression de précipitation, ce qui n’était pas plus mal. Il vit le chemin qui menait aux arroyos, vers les mines, désaffectées ou encore en activité, et le dédale des grottes, au-delà. Il vit les meneurs s’arrêter net, tirant sur la bouche de leurs montures de leurs mains gantées, leur imprimant un rictus hargneux. Il vit à travers leurs yeux, vit des images non pas vivantes et empreintes de chaleur et de chair, mais froides comme celles des Magda-zines. Il vit le petit chapeau que Francine avait laissé tomber. Son imagination percevait aussi les odeurs, l’arôme fade mais fécond des enfants. Une odeur riche et grasse — l’odeur de ce que les Loups déroberaient aux enfants kidnappés. Son esprit percevait enfin les sons, et il entendait — faiblement — les mêmes déclics et les mêmes bruits métalliques que ceux qui émanaient d’Andy, le même gémissement grave des relais, des servomoteurs, des pompes hydrauliques, et de dieux seuls savaient quels autres mécanismes. En esprit il voyait les Loups commencer par inspecter l’entrelacs confus de traces sur la route (il espérait en tout cas qu’ils y verraient de la confusion), puis remonter du regard le chemin des arroyos. Parce que les imaginer en train de regarder dans la direction opposée, vers eux dix, dans leur trou comme des poulets dans la marmite, ne lui était d’aucun secours. Non, ils regardaient vers les mines. Il le fallait. Ils sentaient les enfants — ils sentaient peut-être leur peur autant que cette matière puissante enfouie dans leur cerveau — et voyaient les petits objets et les petits trésors que leurs proies avaient laissés derrière elles. Il les voyait en selle, sur leurs chevaux mécaniques. En attente.

Allez-y, les exhorta silencieusement Roland. Il sentit Jake remuer légèrement près de lui, sentit qu’il entendait ses pensées. Ses prières, pour ainsi dire. Allez-y. Suivez-les. Prenez ce que vous voudrez.

Un clac tonitruant résonna, émis par l’un des Loups. Suivi d’un bref hurlement de sirène. Puis vint le gazouillis désagréable que Jake avait entendu au Dogan. Ce n’est qu’après que les Loups se remirent en mouvement. Il entendit d’abord le martèlement assourdi des sabots sur l’oggan, puis sur le sol pierreux du sentier de l’arroyo. Et ce fut tout. Ces chevaux-là ne poussaient pas de hennissements nerveux, comme ceux encore attelés aux buckas. Pour Roland, ce fut suffisant. Ils avaient mordu à l’hameçon. Il glissa son revolver hors de son étui. À côté de lui, Jake bougea de nouveau, et Roland en déduisit qu’il faisait de même.

Il les avait prévenus de la configuration à laquelle s’attendre, quand ils bondiraient de leur trou : environ un quart des Loups d’un côté du chemin, tourné vers la rivière, et un autre quart, vers Calla Bryn Sturgis. Ou peut-être un peu plus, puisque s’il devait y avoir des problèmes, ce serait de la ville que les Loups — ou ceux qui les avaient programmés — s’attendraient à les voir venir. Et le reste ? Une trentaine, voire plus ? Ils remonteraient déjà le chemin. Piégés, si fait.

Roland commença à compter jusqu’à vingt, mais en arrivant à dix-neuf, il décida que c’était assez. Il replia les jambes sous lui — pas de signe d’arthrite, pas même un élancement — puis se propulsa en l’air, brandissant l’arme de son père.

— Pour Gilead et La Calla ! rugit-il. Maintenant, pistoleros ! Maintenant, Sœurs d’Oriza ! Maintenant, maintenant ! Tuez-les ! Tuez-les tous !

15

Ils surgirent de la terre comme des diables de leur boîte. Les planches volèrent de part et d’autre, dans un tourbillon d’herbes et de feuilles. Eddie et Roland tenaient chacun un revolver à crosse de bois de santal. Jake brandissait le Ruger de son père. Margaret, Rosa et Zalia avaient chacune un Riza. Susannah en avait pris deux, se tenant les bras croisés sur la poitrine, comme si elle avait froid.

Les Loups étaient déployés exactement comme Roland l’avait prédit, dans son imagination froide et meurtrière, et il ressentit un moment de triomphe, avant que toute pensée ou émotion secondaire ne soit voilée par le rideau rouge. Comme toujours, il n’était jamais aussi heureux d’être en vie qu’en se préparant à mourir vraiment. Cinq minutes de sang, de douleur et de stupidité, leur avait-il dit, et voilà qu’ils y étaient. Il leur avait aussi dit qu’il en était toujours malade, juste après, et bien que ce fût vrai, il ne se sentait jamais aussi bien qu’au moment du commencement. Il ne se sentait jamais aussi complètement et authentiquement lui-même. C’était la traîne du vieux nuage de la gloire. Peu importait que ce fussent des robots ; aucune importance, grands dieux ! L’important, c’est qu’ils s’en prenaient depuis des générations à des êtres sans défense, et que cette fois ils seraient pris complètement par surprise.

— Le haut de la capuche ! hurla Eddie, tandis que dans sa main droite, le pistolet de Roland crachait le feu et la foudre. Les chevaux et les mules des buckas reculèrent dans leurs brancards ; quelques-uns poussèrent un cri de surprise.

— Le haut de la capuche, visez les bonnets de pensée !

Comme pour démontrer le bien-fondé de ses conseils, les capuches vertes de trois des Loups basculèrent en arrière, comme tirées par des doigts invisibles. Les trois créatures tombèrent de leur selle et s’écrasèrent au sol, comme désarticulées. Dans le récit que leur avait fait le Gran-Pere, après que Molly Doolin avait tué le Loup, la bête avait été longuement secouée de soubresauts, mais ces trois-là gisaient sous les sabots de leurs chevaux qui caracolaient, immobiles comme des pierres. Molly n’avait peut-être pas touché le « bonnet de pensée » proprement dit, mais Eddie savait ce qu’il visait, lui, et il venait de le prouver.

Roland se mit à tirer lui aussi, tirant à hauteur de la hanche, presque distraitement, pourtant chaque balle faisait mouche. Il visait le groupe sur le chemin, il voulait empiler les cadavres, en faire une barricade, s’il le pouvait.

— Riza vole et frappe !, cria Rosalita Munoz.

Le plat quitta sa main et fila en travers de la Route de l’Est, avec un sifflement implacable. Il frappa de plein fouet la capuche d’un cavalier au bout du chemin, et qui essayait désespérément de faire faire demi-tour à son cheval. La chose bascula en arrière, les pieds en l’air, et atterrit à l’envers sur la route.

— Riza ! lança la voix de Margaret Eisenhart.

— Pour mon frère ! cria Zalia.

— C’est Dame Riza qui vient vous botter le cul, bande de salauds !

Susannah décroisa les bras et lança les deux plats devant elle. Ils s’envolèrent en hurlant, se croisèrent à mi-hauteur, et allèrent tous deux droit au but. Des lambeaux de tissu vert volèrent. Les Loups auxquels ils avaient appartenu tombèrent comme des masses.

Des zébrures de feu scintillaient dans la lumière du matin, tandis que les cavaliers se débattaient et se bousculaient de chaque côté du chemin, dégainant leurs armes. Jake fit sauter le bonnet de pensée du premier à brandir sa lumitrique, lequel bascula contre son sabre électrique et mit le feu à sa cape. Son cheval se cabra sur le côté, dans la ligne de mire de la lumitrique. Sa tête se détacha, révélant un fouillis de câbles et d’étincelles. Les sirènes se mirent à brailler, comme des alarmes au milieu de l’enfer.

Roland s’était attendu à ce que les Loups les plus proches de la ville essaient de leur fausser compagnie pour se réfugier dans La Calla. Mais les neuf créatures restantes — Eddie en avait abattu six, une pour chacun de ses premiers coups de feu — passèrent en flèche devant les buckas, fonçant droit sur eux. Deux ou trois d’entre eux lancèrent des boules argentées qui piquèrent sur eux en vrombissant.

— Eddie ! Jake ! Des vifs d’argent ! À droite !

Ils plongèrent immédiatement dans cette direction, laissant derrière eux les femmes, qui lançaient les plats aussi vite qu’elles parvenaient à les extirper de leurs sacs doublés de soie. Jake se tenait debout, les jambes écartées, le Ruger dans sa main droite tendue, se tenant le poignet droit de la main gauche. Le vent lui tirait les cheveux en arrière. Les yeux grands ouverts, le sourire aux lèvres, il était beau. Il tira trois coups rapides, qui claquèrent dans l’air comme des coups de fouet. Il se rappelait vaguement ce jour où il avait fait du tir au pigeon d’argile, dans les bois. À présent il tirait sur quelque chose de bien plus dangereux, et il en était heureux. Heureux. Les trois premières boules volantes explosèrent dans des éclairs de lumière bleuâtre. Une quatrième zigzagua, puis le prit pour cible. Jake se jeta sur le côté et entendit la boule passer juste au-dessus de sa tête, bourdonnant comme un grille-pain détraqué. Il savait qu’il allait faire demi-tour, et revenir.

Mais Susannah le prit de court : elle fit volte-face et lança un plat. Le plat fila en mugissant. En atteignant sa cible, il explosa en même temps que le vif d’argent. Des éclats bouillants tombèrent en pluie dans les plants de maïs, en enflammant certains.

Roland rechargea, le canon fumant de son revolver momentanément pointé entre ses pieds. Derrière Jake, Eddie faisait de même.

Un Loup sauta par-dessus le tas de corps entrelacés en haut du chemin, sa cape verte flottant derrière lui, et l’un des plats de Rosa vint déchirer sa capuche, faisant apparaître le radar qu’elle dissimulait. Les bonnets de pensée des serviteurs de l’ours tournaient lentement et de manière saccadée, celui-là tourbillonnait si vite qu’on n’en voyait plus qu’un contour métallique flou. Puis il disparut, et le Loup bascula sur le côté, sur les chevaux de l’attelage d’Overholser. Les chevaux firent un écart et reculèrent, allant percuter le bucka de derrière, écrasant entre les deux chariots les quatre chevaux hennissant de douleur. Ils essayèrent de se dégager, mais n’avaient nulle part où aller. Le bucka d’Overholser vacilla, puis se retourna. Le cheval du Loup abattu regagna la route, trébucha sur le cadavre d’un autre Loup, et s’effondra dans la poussière, un de ses membres tordu en un angle contre nature.

L’esprit de Roland était ailleurs ; son œil voyait tout. Il avait rechargé. Les Loups qui avaient remonté le chemin étaient acculés derrière un mur de cadavres, comme il l’avait espéré. Le groupe de quinze, du côté de la ville, avait été décimé : il n’en restait que deux. Ceux de droite essayaient de contourner le fossé par son extrémité, où trois des Sœurs d’Oriza, ainsi que Susannah, s’étaient positionnées. Roland abandonna les deux Loups restants à Eddie et à Jake, s’élança ventre à terre le long de la tranchée, derrière Susannah, et fit feu sur les dix Loups qui fonçaient sur elles. L’un d’eux brandit un vif d’argent, sur le point de le lancer, puis le lâcha au moment où la balle de Roland fit sauter son bonnet de pensée. Rosa en abattit un autre, Margaret Eisenhart un troisième.

Margaret se baissa pour prendre un autre plat, et lorsqu’elle se redressa, une lumitrique lui arracha la tête, enflammant sa chevelure tandis qu’elle roulait dans le fossé. Et Benny eut une réaction compréhensible ; cette femme avait été pour lui une seconde mère. Lorsque la tête en flammes atterrit près de lui, il la repoussa d’un coup de pied et rampa hors du fossé, aveuglé par la panique et braillant de terreur.

— Benny, non, reviens ! s’écria Jake.

Deux des Loups qui restaient lancèrent leurs boules de mort sur le garçon rampant et hurlant. Jake en abattit une au vol. Il n’eut pas l’occasion d’atteindre l’autre. Elle percuta Benny Slightman en pleine poitrine, et le garçon explosa tout bonnement vers l’extérieur, un de ses bras se détachant de son corps pour atterrir dans la poussière, la paume de la main tournée vers le ciel.

Susannah faucha le bonnet de pensée du Loup qui avait tué Margaret, puis extermina de même le meurtrier de l’ami de Jake. Elle sortit deux nouveaux Rizas de ses sacoches et se retourna pour faire face aux Loups, alors que le premier venait de sauter dans le fossé, son cheval renversant Roland de la poitrine. Le Loup brandit sa lumitrique en direction du Pistolero. Ce que Susannah vit dans sa main ressemblait à un tube au néon d’un rouge orange brillant.

— Tu rêves, enfoiré ! hurla-t-elle en lançant le plat dans sa main droite. Il trancha le sabre étincelant en son milieu, le faisant exploser à hauteur du manche, arrachant du même coup le bras du Loup. Au même instant, un des plats de Rosa vint faire sauter le bonnet de pensée, et la créature bascula sur le côté ; elle s’écrasa sur le sol, son masque miroitant adressant aux jumeaux Tavery pétrifiés et enlacés son horrible rictus. Puis il se mit à fumer et à fondre sur le sol.

Hurlant le nom de Benny, Jake traversa la Route de l’Est, rechargeant le Ruger tout en marchant, marchant sans s’en rendre compte dans le sang de son ami mort. À sa gauche, Roland, Susannah et Rosa étaient en train de régler leur compte aux cinq derniers Loups qui avaient constitué l’aile nord du bataillon. Les monstres faisant tourner leurs chevaux en cercles vains et saccadés, ne sachant visiblement quoi faire, dans de telles circonstances.

— Tu veux de la compagnie, fiston ? demanda Eddie à Jake.

À leur droite, le groupe de Loups qui s’étaient positionnés sur le chemin, côté ville, gisaient tous à terre, morts. Seul l’un d’entre eux avait réussi à atteindre le fossé ; celui-là reposait la tête plantée dans la terre fraîchement retournée du trou, et son pied botté en travers de la route. Le reste de son corps était enveloppé dans sa cape verte. Il avait l’air d’un insecte mort dans son cocon.

— Bien sûr, répondit Jake.

Parlait-il à voix haute ou en pensée ? Il n’en savait rien. Les sirènes lui vrillaient les tympans.

— Tout ce que tu voudras. Ils ont tué Benny.

— Je sais. Ça craint.

— Ç’aurait dû être son salopard de père, fit Jake.

Pleurait-il ? Il n’en savait rien.

— Je suis d’accord. Tiens, un cadeau.

Dans la paume de Jake, Eddie lâcha deux boules d’environ dix centimètres de diamètre. Leur surface ressemblait à de l’acier, mais lorsque Jake les serra dans sa main, il sentit leur enveloppe s’enfoncer, comme un jouet en caoutchouc très dur. Sur le côté, il découvrit une petite plaque :

« VIF D’ARGENT »
MODÈLE HARRY POTTER

Numéro de série # 465-11-AA HPJKR

ATTENTION
EXPLOSIF

À gauche de la plaque, il trouva un bouton. Dans un coin de sa tête, Jake se demanda qui pouvait bien être ce Harry Potter. L’inventeur du vif d’argent, sans doute.

Ils atteignirent le tas de cadavres au bout du chemin. Peut-être les machines ne pouvaient-elles vraiment mourir, pourtant Jake les considérait bel et bien comme mortes, entassées et entremêlées comme elles l’étaient. Mortes, oui. Et il en était furieusement heureux. Il y eut une explosion derrière eux, suivie d’un hurlement de douleur ou de plaisir extrême. Peu importait à Jake, pour l’instant. Il concentrait toute son attention sur les Loups piégés sur le chemin. Il en restait entre dix-huit et deux douzaines.

L’un des Loups se tenait en avant, brandissant sa lumitrique crépitante. Il était à demi tourné vers ses comparses, agitant son arme en direction de la route. Sauf que ce n’est pas une lumitrique, constata Eddie. C’est un sabre laser, comme dans La Guerre des Étoiles. À part que ces sabres laser-là ne sont pas des effets spéciaux. Ils tuent vraiment. Qu’est-ce qui se passe, ici, bon Dieu ? Eh bien, le type en tête essayait de rallier ses troupes, jusque-là c’était clair. Eddie décida de couper court aux sermons. Il appuya sur le bouton d’un des trois vifs d’argent qu’il avait gardés pour lui. La boule se mit à ronronner et à vibrer dans sa main. Il avait l’impression de tenir un vibromasseur.

— Hé, Rayon de Soleil ! appela-t-il.

Le Loup de tête ne regarda pas dans sa direction, aussi Eddie se contenta-t-il de lancer le vif d’argent droit sur lui. Il l’avait envoyé en chandelle, aussi aurait-il dû heurter le sol à vingt ou trente mètres du groupe de Loup, et rouler par terre. Au lieu de quoi, il prit de la vitesse et tua le Loup net, en lui fracassant la bouche. La chose explosa, ne laissant plus rien au-dessus du cou.

— Allez-y, dit-il. Venez y goûter. Utiliser leurs propres merdes contre eux, c’est un vrai plais…

Ne tenant pas compte de lui, Jake laissa tomber les vifs d’argent qu’Eddie lui avait donnés, trébucha sur le tas de cadavres, et commença à remonter le chemin.

— Jake ? Jake, je ne crois pas que ce soit une si bonne idée…

Une main agrippa Eddie par le bras. Il fit volte-face, brandissant son arme, puis la baissant en reconnaissant Roland.

— Il ne t’entend pas, dit le Pistolero. Viens, on va le couvrir.

— Attends, Roland, attends.

C’était Rosa. Elle était couverte de sang, sans doute celui de la pauvre sai Eisenhart, pensa Eddie. Il ne vit aucune blessure sur Rosa elle-même.

— Je veux en être, dit-elle.

16

Ils rejoignirent Jake au moment où les derniers Loups chargeaient. Quelques-uns lancèrent des vifs d’argent. Roland et Eddie les interceptèrent sans mal. Jake tira neuf coups avec le Ruger, neuf coups sûrs et espacés, le poignet droit stabilisé par la main gauche. À chacun de ses tirs, ou bien un Loup basculait de sa selle et tombait en arrière, ou bien glissait sur le côté, pour se faire piétiner par les chevaux arrivant derrière lui. Quand il eut déchargé le Ruger, Rosa en élimina un dixième, en hurlant le nom de Dame Oriza. Zalia Jaffords les avait rejoints elle aussi, et elle eut raison du onzième.

Pendant que Jake rechargeait son arme, Roland et Eddie, debout côte à côte, se mirent à l’œuvre. Ils auraient pu se charger à eux seuls des huit rescapés (Eddie ne fut pas très surpris de constater qu’il y en avait dix-neuf, dans ce dernier groupe), mais ils laissèrent les deux derniers à Jake. Tandis qu’ils approchaient, agitant leurs lumitriques au-dessus de leurs têtes en moulinets qui auraient eu de quoi terrifier une poignée de fermiers, le garçon fit sauter d’une balle le bonnet de pensée de celui de gauche. Puis il fit un pas de côté, esquivant le dernier Loup, qui tentait une dernière charge presque à contrecœur.

Son cheval sauta par-dessus les corps empilés au bout du chemin. Susannah était de l’autre côté de la route, assise au milieu d’un fouillis de ferraille, de lambeaux de tissu vert et de masques pourrissants. Elle aussi était couverte du sang de Margaret Eisenhart.

Roland comprit que Jake voulait laisser le dernier Loup à Susannah, qui aurait eu toutes les peines du monde à les rejoindre sur le chemin, à cause de ses jambes. Le Pistolero hocha la tête. Le garçon avait vu une chose effroyable ce matin, il avait essuyé un choc monstrueux, pourtant Roland était certain qu’il allait s’en tirer. Ote — qui les attendait au presbytère du Père — l’aiderait sans aucun doute à traverser cette période de chagrin.

— Dame Oh-RIZA ! s’écria Susannah, en lançant un ultime plat, alors que le Loup faisait tourner son cheval, le dirigeant vers l’est, et ce qui devait être chez lui. Le plat s’éleva en gémissant et trancha net le dessus de la capuche verte. Pendant une seconde, ce dernier voleur d’enfants resta assis en selle, secoué de soubresauts dans le vacarme de son alarme, appelant du secours qui ne viendrait pas. Puis il bascula violemment en arrière, accomplissant un véritable salto en l’air, et s’écrasa sur le sol dans un choc mat. La sirène s’interrompit brutalement au milieu d’un vagissement.

Et c’est ainsi, se dit Roland, que s’achèvent nos cinq minutes. Il baissa un regard morne sur le canon fumant de son revolver, puis le glissa dans son étui. L’une après l’autre, les alarmes des robots abattus s’arrêtaient.

Zalia le regardait avec un air d’incompréhension hébétée.

— Roland ! s’exclama-t-elle.

— Oui, Zalia.

— C’est fini ? Ils sont vraiment morts ? Est-ce que c’est possible ?

— Tous morts, répondit Roland. J’en ai compté soixante et un, et ils sont tous là, sur la route ou dans le fossé.

Pendant un moment, la femme de Tian resta immobile, enregistrant l’information. Et alors elle fit quelque chose qui surprit un homme que plus grand-chose ne surprenait. Elle se jeta contre lui, pressant franchement son corps contre le sien, et lui couvrit le visage de baisers voraces et humides. Roland en supporta un peu, puis l’écarta. C’était l’heure de la nausée. Du sentiment d’inutilité. Cette impression qu’il mènerait des batailles de ce genre, encore et encore, pour l’éternité, perdant ici un doigt à cause des homarstruosités, peut-être un œil à cause d’une vieille sorcière vicieuse, pour sentir après chaque bataille que la Tour Sombre s’était encore éloignée au lieu de se rapprocher. Et pendant ce temps, l’arthrite sèche se fraierait un chemin jusqu’à son cœur.

Arrête, s’ordonna-t-il. Ça n’a aucun sens, et tu le sais bien.

— Est-ce qu’ils en enverront d’autres, Roland ? demanda Rosa.

— Peut-être n’en ont-ils pas d’autres à envoyer, répondit Roland. Et s’ils en envoient, il y en aura sans doute beaucoup moins. Et maintenant vous connaissez leur point faible, pas vrai ?

— Oui, dit-elle en lui adressant un sourire féroce, et un regard qui lui promettait plus que des baisers, plus tard, s’il le souhaitait.

— Traversez le champ de maïs, lui dit-elle. Toi et Zalia. Allez leur dire qu’ils peuvent revenir, qu’il n’y a plus rien à craindre. Dame Oriza a porté chance à La Calla, aujourd’hui. Et à la lignée d’Eld, aussi.

— Vous ne voulez pas venir vous-même ? lui demanda Zalia.

Elle s’était écartée de lui, les joues en feu.

— Ne voulez-vous pas venir, et les laisser vous porter en triomphe ?

— Peut-être plus tard les entendrons-nous tous pousser des cris de triomphe. Pour l’instant nous devons converser an-tet. Ce garçon a vécu un choc terrible, vous intuitez.

— Oui, dit Rosa. Oui, très bien. Viens, Zee.

Elle prit la main de Zalia.

— Aide-moi à leur porter la bonne nouvelle.

17

Les deux femmes traversèrent la route, faisant un large détour à la hauteur des restes ensanglantés du pauvre petit Slightman. Zalia se dit que le peu qu’on voyait encore de lui ne tenait plus ensemble que grâce à ses vêtements. Elle frissonna en pensant au chagrin de son père.

La dame-sai à courtes jambes du jeune homme se trouvait à l’extrémité nord du fossé, examinant les cadavres éparpillés des Loups. Elle en trouva un dont la petite chose tournante bougeait encore. Les mains gantées de vert du Loup s’agitaient convulsivement dans la poussière, comme prises de tremblote. Sous le regard de Rosa et de Zalia, Susannah ramassa un gros morceau de roche et, aussi calme qu’une nuit de Terre Vide, elle l’écrasa sur les restes du bonnet de pensée. Le Loup s’immobilisa instantanément. Le grondement sourd qu’il produisait se tut.

— Nous allons l’annoncer aux autres, Susannah, dit Rosa. Mais nous voulions d’abord te dire bravo. Et que nous t’aimons de tout cœur, vrai !

Zalia opina du chef.

— Grand merci, Susannah de New York. On ne dira jamais assez grand merci beaucoup-beaucoup.

— Oui-là, vrai, acquiesça Rosa.

La dame-sai leva les yeux et leur adressa un doux sourire. Pendant une seconde, Rosalita eut l’air un peu dubitative ; comme si elle observait dans le visage brun quelque chose qu’elle n’aurait pas dû y voir. Que Susannah Dean n’était plus là, par exemple. Puis l’expression de doute disparut.

— Nous allons porter de bonnes nouvelles, Susannah, dit-elle.

— Que la joie vous accompagne, fit Mia, fille de personne. Ramenez-les quand vous voudrez. Dites-leur qu’il n’y a plus de danger, et que ceux qui ne le croient pas viennent compter les morts.

— Votre pantalon est trempé, savez-vous, fit remarquer Zalia.

Mia hocha gravement la tête. Une autre contraction avait rendu son bas-ventre dur comme pierre, mais elle n’en montra rien.

— C’est du sang, j’en ai peur.

D’un mouvement de la tête, elle désigna le corps décapité de la femme du gros rancher.

— Le sien.

Main dans la main, les femmes s’engagèrent dans le champ de maïs. Mia vit Roland, Eddie et Jake traverser la route dans sa direction. C’était maintenant qu’il y avait danger. Mais peut-être pas tant que ça, après tout ; les amis de Susannah avaient l’air hébétés, après cette bataille. Si elle-même prenait un air un peu déconfit, peut-être n’y verraient-ils que du feu.

Elle se dit qu’il faudrait juste attendre la bonne occasion. Attendre… puis s’éclipser. Pendant ce temps, elle chevauchait la contraction de son estomac comme un bateau chevauchant un rouleau.

Ils sauront où tu es allée, chuchota une voix. Pas une voix dans sa tête, une voix dans son ventre. La voix du p’tit gars. Et cette voix disait vrai.

Prends la boule avec toi, lui ordonna la voix. Emporte-la, en partant. Ne leur laisse aucune porte pour te suivre.

Si fait.

18

Le Ruger fit claquer un seul coup de feu, et un cheval mourut.

En contrebas de la route, des rizières monta un rugissement de joie qui avait renoncé à toute incrédulité. Zalia et Rosa avaient délivré leur bonne nouvelle. Puis un hurlement déchirant de chagrin perça le brouhaha d’allégresse. Elles avaient aussi délivré la mauvaise.

Jake Chambers s’était assis sur la roue du chariot retourné. Il avait détaché les trois chevaux encore valides. Le quatrième, qui gisait avec deux jambes cassées, la bouche ourlée d’écume, avait adressé un regard au garçon, demandant de l’aide. Le garçon la lui avait donnée. À présent il contemplait le corps de son ami mort. Le sang de Benny s’insinuait dans la terre de la route. La main au bout du bras de Benny était tournée vers le ciel, comme si le garçon voulait serrer la main de Dieu. Quel Dieu ? À en croire le bruit qui courait, le sommet de la Tour Sombre était vide.

Des rizières de Dame Oriza monta un deuxième hurlement de douleur. Lequel était celui de Slightman, lequel celui de Vaughn Eisenhart ? À cette distance, se dit Jake, impossible de distinguer le fermier de son contremaître, l’employeur de l’employé. Y avait-il une leçon à tirer de tout ça, ou bien était-ce là ce que Mme Avery, de cette bonne vieille École Piper, aurait appelé la PEUR, les fausses preuves qui apparaissent comme réelles ?

Cette paume tendue vers le ciel éclatant, voilà qui était bien réel.

Les folken s’apprêtaient maintenant à chanter. Jake reconnut leur chanson. C’était une nouvelle version de celle que Roland avait chantée, lors de leur première soirée à Calla Bryn Sturgis :

Comme-à-commala

Le Riz nous tombe dans les bras

Tit’sœur, sors l’ombrelle-ah,

Viens commala

Le Riz nous tombe dans les bras

Et coule la rivière, oui-là

Or-i-za nous appell’là

Pour voir le riz n’veau

Tout n’veau, tout beau,

Comme-à-commala !

Le riz balança au passage du chœur des folken, balança comme s’il dansait de joie lui aussi, comme Roland avait dansé pour eux à la lueur des flambeaux. Certains portaient dans leurs bras des babés, et même ainsi chargés, ils balançaient de droite et de gauche. Nous avons tous dansé, ce matin, pensa Jake. Il ne savait pas ce qu’il voulait dire par là, il savait seulement que c’était une pensée vraie. Cette danse que nous exécutons. La seule que nous connaissions. Benny Slightman ? Mort en dansant. Sai Eisenhart aussi.

Eddie et Roland s’approchèrent de lui ; Susannah aussi, mais elle prit son temps, comme si elle avait décidé de les laisser entre garçons, au moins pour un moment. Roland fumait, et Jake lui adressa un signe de tête.

— Roule-m’en une, tu veux ?

Roland se tourna en direction de Susannah, d’un air interrogatif. Elle haussa les épaules, puis fit oui de la tête. Roland roula une cigarette à Jake et la lui tendit. Puis il fit craquer une allumette sur son pantalon et alluma la cigarette. Jake demeura assis sur la roue, tirant parfois une bouffée, la retenant dans sa bouche, puis la soufflant. Sa bouche se remplit de salive. Il s’en fichait. Contrairement à d’autres choses, on pouvait cracher sa salive. Il n’essaya pas d’inhaler la fumée.

Roland contemplait la colline en contrebas, où le premier des deux hommes pénétrait en courant dans le maïs.

— C’est Slightman, dit-il. Bien.

— Pourquoi, bien, Roland ? demanda Eddie.

— Parce que sai Slightman aura des accusations à faire, dit Roland. Dans sa peine, il ne se préoccupera pas de savoir qui les entend, ou de rendre compte de son rôle dans la tâche de ce matin.

— La danse, rectifia Jake.

Ils se tournèrent vers lui. Il se tenait sur la roue du chariot, pâle et pensif, sa cigarette à la main.

— La danse de ce matin, dit-il.

Roland parut y réfléchir, puis il hocha la tête.

— De son rôle dans la danse de ce matin. S’il arrive assez vite, nous pourrons peut-être le faire taire. Sinon, la mort de son fils n’aura servi qu’à marquer le début du commala de Ben Slightman.

19

Slightman avait presque quinze ans de moins que le rancher, aussi arriva-t-il sur les lieux de la bataille bien avant son aîné. Pendant quelques secondes, il resta debout au bord du fossé, à contempler le corps épars du garçon. Il n’y avait plus tellement de sang, maintenant — l’oggan l’avait bu avec avidité —, mais le bras arraché était toujours au même endroit, et ce bras arraché résumait toute l’histoire. Pour rien au monde Roland ne l’aurait déplacé avant l’arrivée de Slightman, pas plus qu’il n’aurait ouvert sa braguette pour pisser sur le cadavre du gamin. Slightman le Jeune avait rejoint la clairière au bout du chemin. Son père, en tant que famille la plus proche, avait le droit de voir où et comment cela s’était passé.

L’homme resta silencieux pendant environ cinq secondes, puis il inspira profondément et poussa un hurlement, qui glaça les sangs d’Eddie. Il chercha Susannah du regard et vit qu’elle n’était plus là. Il ne pouvait pas la blâmer de s’être esquivée. C’était une scène horrible. La pire qui fût.

Slightman tourna la tête à gauche, à droite, puis droit devant lui et aperçut Roland, debout près du chariot retourné, les bras croisés. À côté de lui, Jake était toujours assis sur la roue, à fumer sa première cigarette.

— VOUS ! rugit Slightman.

Il portait son bah ; à présent il le détachait de sa sangle.

— C’est vous qui avez fait ça ! Vous !

Avec une grande dextérité, Eddie lui prit l’arme des mains.

— Non, camarade, murmura-t-il. Tu n’as pas besoin de ça pour l’instant, pourquoi tu ne me le confierais pas un petit moment ?

Slightman ne sembla rien remarquer. Aussi incroyable que cela parût, sa main droite se mit à décrire des mouvements circulaires, comme s’il bandait son bah pour tirer.

— Vous avez tué mon fils ! En représailles ! Salaud ! Espèce de salopard d’assass…

Avec cette célérité effrayante qu’Eddie n’arrivait toujours pas à admettre, Roland immobilisa Slightman en lui emprisonnant le cou dans le creux de son bras, puis il le tira vers l’avant. Le choc eut le double avantage de faire taire les accusations de l’homme et de le rapprocher de Roland.

— Écoutez-moi, fit Roland, et écoutez-moi bien. Je me moque totalement de votre vie et de votre honneur, l’une a été mal employée et l’autre a disparu depuis bien longtemps, mais votre fils est mort, et je me soucie beaucoup de son honneur à lui. Si vous ne la fermez pas à la seconde, espèce de lie de la création, je vous ferai taire moi-même. Alors que choisissez-vous ? Personnellement, ça m’est complètement égal. Je leur dirai que vous êtes devenu fou en le voyant, que vous m’avez pris mon arme, et que vous vous êtes mis une balle dans la tête, pour le rejoindre. Alors ? C’est à vous de décider, et vite.

Eisenhart avait reçu un sacré coup, pourtant il gravissait toujours la colline, vacillant parmi le maïs et appelant sa femme d’une voix rauque : Margaret ! Margaret ! Réponds-moi, chérie ! Dis quelque chose, je t’en prie, je t’en prie !

Roland relâcha son emprise sur Slightman et lui jeta un regard sévère. Slightman tourna ses yeux terribles vers Jake.

— Ton dinh a-t-il tué mon fils pour se venger de moi ? Dis-moi la vérité, soh.

Jake tira une ultime bouffée de sa cigarette et la jeta. Le mégot rougeoyant tomba dans la poussière, près du cheval mort.

— Vous l’avez regardé ? demanda-t-il au Pa de Benny. Aucune balle jamais fabriquée n’aurait pu faire ça. La tête de sai Eisenhart lui est pratiquement tombée dessus et Benny est sorti en hurlant du fossé, devant… l’horreur du spectacle.

Il se rendit compte que c’était un mot qu’il n’avait jamais employé à voix haute. Qu’il n’avait jamais eu à utiliser à voix haute.

— Ils lui ont envoyé deux vifs d’argent dessus. J’en ai eu un, mais… — il déglutit ; on entendit un déclic dans sa gorge — l’autre… j’aurais pu, vous intuitez… j’ai essayé, mais…

Son visage était à la torture. Sa voix se brisait. Pourtant il gardait les yeux secs. Et dans une certaine mesure, aussi terribles que ceux de Slightman.

— Je n’ai pas eu l’occasion d’avoir l’autre, acheva-t-il, puis il baissa la tête et se mit à sangloter.

Roland se tourna vers Slightman, en haussant les sourcils.

— Très bien, dit ce dernier. Je vois ce qui s’est passé. Oui-là. Dites-moi, a-t-il été courageux, jusque-là ? Dites-le-moi, je vous prie.

— Jake et lui ont dû ramener l’un de ces deux-là, dit Eddie en désignant les jumeaux Tavery. La moitié garçon. Il s’était pris le pied dans un trou. Jake et Benny l’ont tiré de là, puis ils l’ont porté. Il en avait, du cran, votre garçon. Côte à côte, ils ont lutté jusqu’au bout.

Slightman acquiesça. Il retira ses lunettes et les regarda comme s’il les voyait pour la première fois de sa vie. Il les tint ainsi, devant ses yeux, pendant une seconde ou deux, puis il les laissa tomber sur la route et les écrasa du talon de sa botte. Il leva vers Roland et Jake un regard presque contrit.

— Je crois avoir vu tout ce que j’avais besoin de voir, dit-il, puis il se dirigea vers le corps de son fils.

Vaughn Eisenhart émergea du maïs. Il vit sa femme et poussa un mugissement. Puis il déchira sa chemise et se mit à frapper sa poitrine flasque de son poing droit, criant le nom de Margaret à chaque coup.

— Oh bon sang, fit Eddie. Roland, il faut que tu arrêtes ça.

— Pas moi, répondit le Pistolero.

Slightman saisit le bras de son fils et embrassa la paume de sa main avec une tendresse qu’Eddie trouva presque insupportable. Il posa le bras sur la poitrine du garçon, puis revint vers les pistoleros. Sans ses lunettes, son visage avait l’air nu et étrangement inachevé.

— Jake, peux-tu m’aider à trouver une couverture ?

Jake descendit de la roue du wagon pour lui donner l’aide qu’il lui demandait. Dans la tranchée à présent découverte qui leur avait servi de cachette, Eisenhart serrait la tête brûlée de sa femme contre lui, la berçant sur sa poitrine. Dans le champ de maïs, se rapprochant à présent, venaient les enfants et leurs anges gardiens, chantant « La Chanson du Riz ». Au début, Eddie crut que ce qu’il entendait en provenance de la ville n’était que l’écho répercuté de leur chant, puis il comprit que c’était le reste de La Calla. Ils savaient. Ils avaient entendu les voix, et ils avaient su. Ils arrivaient.

Le Père Callahan émergea du maïs, Lia Jaffords dans les bras. En dépit du bruit, la petite fille s’était endormie. Callahan jeta un regard en direction des cadavres de Loups entassés, dégagea sa main de sous les fesses de l’enfant, et dessina lentement dans l’air une croix tremblante.

— Dieu soit loué, dit-il.

Roland le rejoignit, et prit la main qui avait dessiné la croix.

— Une pour moi aussi, dit-il.

Callahan le regarda d’un air confus.

D’un signe de tête, Roland désigna Vaughn Eisenhart.

— Celui-là a juré que je quitterais cette ville avec sa malédiction, s’il arrivait quoi que ce soit à sa femme.

Il aurait pu en dire plus, mais c’était inutile. Callahan comprit, et fit une croix sur le front de Roland. Son ongle imprima sur la peau de Roland une chaleur qu’il ressentit longtemps après. Et bien qu’Eisenhart ne tînt jamais sa promesse, le Pistolero ne regretta jamais d’avoir demandé au Père ce petit supplément de protection.

20

Il s’ensuivit un jubilé confus, là, sur le Route de l’Est, teinté du chagrin du deuil. Pourtant, même le chagrin laissait filtrer la lumière éclatante de la réjouissance. Personne ne semblait considérer les pertes égales aux gains. Et Eddie les comprit. C’était le cas, quand vous n’aviez pas perdu une femme ou un fils.

Le chant venu de la ville se fit plus fort. On voyait à présent un voile de poussière. Sur la route, les hommes et les femmes tombaient dans les bras les uns des autres. Quelqu’un essaya de retirer la tête de Margaret Eisenhart à son mari, mais il refusait de s’en séparer.

Eddie s’adressa à Jake.

— Tu n’as pas vu La Guerre des Étoiles, pas vrai ?

— Non, je t’ai dit. J’allais le voir, mais…

— Tu es parti trop tôt. Je sais. Ces trucs qu’ils secouaient dans tous les sens — Jake, ils venaient de ce film.

— Tu en es sûr ?

— Oui. Et ces Loups… Jake, les Loups eux-mêmes…

Jake hocha la tête, très lentement. À présent ils voyaient le groupe de la ville. Les nouveaux arrivants aperçurent les enfants — tous les enfants, toujours là, sains et saufs — et poussèrent un hourra. Ceux en tête de cortège se mirent à courir.

— Je sais.

— Vraiment ? demanda Eddie, le regard presque suppliant. Tu sais vraiment ? Parce que… bon sang… c’est tellement dingue…

Jake tourna le regard vers le tas de Loups. Les capuches vertes. Les collants gris. Les bottes noires. Les visages hargneux, en pleine décomposition. Eddie avait déjà arraché l’une de leurs têtes métalliques pourrissantes, pour voir ce qu’il y avait dessous. Rien que du métal lisse, des objectifs en guise d’yeux, une petite grille métallique qui devait faire office de nez, deux microphones sortant des tempes — les oreilles, sans doute. Non, la seule once de personnalité de ces créatures résidait dans les masques et les vêtements qu’ils portaient.

— Dingue ou pas, je sais ce qu’ils sont, Eddie. Ou d’où ils viennent, au moins. De chez Marvel.

Une sublime expression de soulagement se peignit sur le visage d’Eddie. Il se pencha et embrassa Jake sur la joue, lui arrachant une ombre de sourire. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était un début.

— Les BD de Superman, fit Eddie. Quand j’étais gosse, je raffolais de ces trucs.

— Moi je ne les achetais pas, dit Jake, mais Timmy Mucci de l’Entre-Deux-Quilles, il avait un gros faible pour les magazines Marvel. Spiderman, Les Quatre Fantastiques, l’Incroyable Hulk, Captain America, tous ceux-là. Ces types…

— Ils ressemblent à Dr Doom, devina Eddie.

— Ouais. C’est pas exactement ça, je suis sûr que les masques ont été modifiés pour ressembler un peu plus à des Loups, mais sinon… les mêmes capuches vertes, les mêmes capes vertes. Ouais, c’est Dr Doom.

— Et les vifs d’argent. Tu as déjà entendu parler d’Harry Potter ?

— Je ne crois pas, non. Et toi ?

— Non plus, et je vais te dire pourquoi. Parce que les vifs d’argent viennent de l’avenir. Peut-être d’une autre BD Marvel, qui sortira en 1999, ou en 1995. Tu vois ce que je veux dire ?

Jake opina du chef.

— Tout est dix-neuf, n’est-ce pas ?

— Ouais, fit Jake. Dix-neuf, quatre-vingt-dix-neuf, mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf.

Eddie jeta un œil autour de lui.

— Où est Suze ?

— Probablement partie chercher son fauteuil, suggéra Jake.

Mais avant que l’un ou l’autre ait pu s’interroger plus longtemps sur l’absence de Susannah Dean (et alors il était probablement déjà trop tard), les premiers folken arrivèrent de la ville. Eddie et Jake se retrouvèrent emportés dans une folle farandole de réjouissance improvisée — on les enlaçait, on les embrassait, on leur serrait les mains, on riait, on pleurait, on les remerciait encore et encore et encore.

21

Dix minutes après l’arrivée de la première vague en provenance de la ville, Rosalita s’approcha de Roland, d’un air réticent. Le Pistolero fut extrêmement heureux de la voir. Eben Took l’avait pris par le bras et était en train de lui dire — de lui répéter, encore et encore — combien ils s’étaient trompés, Telford et lui, et il promit que, quand Roland et son ka-tet seraient prêts à reprendre la route, Eben Took serait heureux de les équiper de pied en cap, sans leur demander un seul centime.

— Roland, l’appela Rosa.

Roland s’excusa et la prit par le bras, l’emmenant un peu à l’écart. Les Loups avaient été éparpillés sur la route et se faisaient à présent dépouiller sans pitié de leurs biens par les folken transportés de joie et hilares. Des traînards continuaient d’arriver à chaque seconde.

— Rosa, qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est votre dame, Susannah.

— Quoi ? demanda Roland, en fronçant les sourcils et en regardant autour de lui.

Il ne vit pas Susannah, et ne parvint pas à se rappeler quand il l’avait vue pour la dernière fois. Quand il avait donné sa cigarette à Jake, il y avait si longtemps que ça ? Il le craignait.

— Où est-elle ?

— C’est justement le problème, répondit Rosa. Je ne sais pas. Alors j’ai jeté un œil dans le chariot dans lequel elle est arrivée, pensant qu’elle était allée se reposer. Qu’elle était peut-être malade, ou qu’elle avait eu un vertige. Mais elle n’y est pas. Et Roland… son fauteuil a disparu.

— Bons dieux ! grogna Roland, furieux, en se tapant la cuisse du poing. Bons dieux !

Rosalita recula d’un pas, alarmée.

— Où est Eddie ? demanda le Pistolero.

Elle tendit le doigt. Eddie était tellement englouti dans un groupe d’hommes et de femmes en pleine admiration que Roland se dit qu’il ne l’aurait pas vu, s’il n’avait pas eu cet enfant sur les épaules ; c’était Heddon Jaffords, souriant jusqu’aux oreilles.

— Tu es sûr de vouloir le déranger ? demanda timidement Rosa. Peut-être qu’elle est juste allée faire un tour, pour se remettre.

Allée faire un tour, se dit Roland. Il sentit les ténèbres envahir son cœur. Son cœur désespéré. Elle était allée faire un tour, pas de doute. Et il savait qui était venu prendre sa place. Juste après la bataille, ils avaient relâché leur attention… Entre le chagrin de Jake… les félicitations des folken… la confusion, la joie et les chants… mais il n’avait aucune excuse.

— Pistoleros ! rugit-il, et la foule en liesse se tut instantanément.

S’il avait pris la peine de regarder, il aurait vu leur peur, par-delà le soulagement et l’adulation. Elle n’aurait eu pour lui rien de nouveau ; on avait toujours peur de ceux qui portaient les durs calibres. Et tout ce qu’ils souhaitaient ensuite, c’était leur offrir un dernier repas, peut-être une dernière baise par gratitude, puis les renvoyer sur la route et reprendre leur vie tranquille dans les champs.

Eh bien, pensa Roland, nous serons vite partis. En fait, l’une d’entre nous a même déjà pris les devants.

— Pistoleros, à moi ! À moi !

C’est Eddie qui arriva le premier. Il regarda autour de lui.

— Où est Susannah ?

Roland pointa le doigt en direction des terres perdues et rocailleuses des arroyos, puis le leva pour désigner un trou noir situé juste au-dessous de l’horizon.

— Là-bas, je pense, répondit-il.

Eddie Dean devint blême.

— C’est la Grotte de la Porte que tu me montres. C’est bien ça ?

Roland acquiesça.

— Mais la boule… la Treizième Noire… elle ne voulait même pas s’en approcher, dans l’église du Père Callahan…

— Non, Susannah ne voulait pas s’en approcher. Mais ce n’est plus elle qui commande.

— Mia ? demanda Jake.

— Oui — de ses yeux délavés, Roland scruta le trou noir — Mia va avoir son bébé. Elle va avoir son p’tit gars.

— Non, lâcha Eddie.

Ses mains s’agitèrent et finirent par attraper la chemise de Roland. Autour d’eux, les folken les observaient en silence.

— Roland, non.

— On va la suivre, et j’espère qu’il ne sera pas trop tard, dit Roland.

Mais dans son cœur, il savait qu’il était déjà trop tard.

ÉPILOGUE La grotte de la porte

1

Ils étaient rapides, mais Mia l’était plus encore. Environ deux kilomètres au-delà de la fourche du chemin, ils retrouvèrent son fauteuil roulant. Elle l’avait poussé fort, fonçant sur le terrain impitoyable par la force sauvage de ses bras musclés. Elle avait fini par heurter un rocher saillant, assez fort pour voiler la roue gauche et rendre le fauteuil inutile. Il était déjà difficile de croire qu’elle ait pu arriver si loin.

— Putain-commala, murmura Eddie, examinant le fauteuil. Les entailles, les bosses et les éraflures.

Puis il releva la tête, mit les mains en coupe autour de sa bouche et cria :

— Bats-toi, Susannah ! Bats-toi contre elle ! On arrive !

Il repoussa le fauteuil et se mit à remonter le chemin, sans se retourner pour vérifier que les autres le suivaient.

— Elle ne peut pas aller jusqu’à la grotte, n’est-ce pas ? demanda Jake. Je veux dire, sans ses jambes.

— Je dirais que non, et toi ? fit Roland.

Mais son visage était sombre. Et il boitait. Jake ouvrit la bouche pour dire quelque chose à ce sujet, puis se ravisa.

— Qu’est-ce qu’elle va chercher là-bas, d’après vous ? demanda Callahan.

Callahan lui adressa un regard étonnamment froid.

— Partir ailleurs. J’imagine que vous pouvez le comprendre. Allons-y.

2

Tandis qu’il approchait de l’endroit où le chemin commençait à grimper, Roland rattrapa Eddie. Lorsqu’il posa la main sur l’épaule du jeune homme, celui-ci se dégagea de son emprise. La deuxième fois, il se retourna à contrecœur vers son dinh. Roland vit des éclaboussures de sang sur la chemise d’Eddie. Il se demanda s’il s’agissait de celui de Benny, de Margaret, ou des deux.

— Peut-être vaudrait-il mieux la laisser un peu seule, si c’est Mia.

— Tu es fou ? C’est de combattre les Loups qui t’a desserré un boulon ?

— Si on la laisse seule, peut-être qu’elle fera sa petite affaire, puis qu’elle disparaîtra.

Au moment même où il les prononçait, Roland douta de ses propres paroles.

— Ouais, fit Eddie, l’observant de son regard brûlant. Elle va finir sa petite affaire, c’est sûr. C’est-à-dire commencer par accoucher de ce gosse. Et ensuite elle tuera ma femme.

— Ce serait du suicide.

— Mais c’est possible. Il faut qu’on la suive.

La reddition était un art que Roland pratiquait rarement, mais il l’avait fait avec habileté, dans les rares occasions de sa vie où cela s’était révélé nécessaire. Il jeta un nouveau regard au visage pâle et figé d’Eddie Dean, et il pratiqua cet art.

— D’accord, dit-il. Mais il nous faudra être prudents. Elle se battra pour ne pas se faire prendre. Elle tuera, s’il le faut. Et toi en premier, probablement.

— Je sais, fit Eddie.

Il suivit le chemin du regard ; environ quatre cents mètres plus loin, il bifurquait au sud du promontoire rocheux et disparaissait. Puis le sentier revenait vers eux, juste en dessous de l’entrée de la grotte. Cette partie de la montée était déserte, mais qu’est-ce que ça prouvait ? Elle pouvait être n’importe où. L’idée traversa même l’esprit d’Eddie qu’elle n’était peut-être pas là-haut du tout, que le fauteuil accidenté pouvait n’être qu’un leurre, aussi sûrement que les objets des enfants que Roland avait éparpillés le long du chemin des arroyos.

Je ne peux pas le croire. Il y a un million de trous à rats dans cette partie de La Calla, alors si je commence à croire qu’elle peut être dans chacun d’eux…

Callahan et Jake les avaient rejoints et se tenaient là, observant Eddie.

— Allons-y. Je me fiche de savoir qui elle est, Roland. Si à quatre hommes en pleine forme on ne peut pas rattraper une femme sans jambes, on ferait bien de raccrocher nos armes tout de suite, ça suffira pour aujourd’hui.

Jake sourit faiblement.

— Je suis touché. Tu viens de m’appeler un homme.

— Que ça ne te monte pas à la tête, Rayon de Soleil. Allons-y.

3

Eddie et Susannah se considéraient comme mari et femme, mais il n’avait pas vraiment eu l’occasion de sauter dans un taxi et de foncer chez Cartier lui acheter un solitaire et une alliance. Autrefois, il avait eu une belle bague, au lycée, mais il l’avait perdue dans le sable, à Coney Island, l’été de ses dix-sept ans, l’été de Mary Jean Sobieski. Pourtant, lors de leur équipée au bord de la Mer Occidentale, Eddie avait découvert son talent de tailleur de bois (« la p’tite poule mouillée avec ses marionnettes », aurait dit le Grand Sage & Éminent Junkie), et Eddie avait sculpté à sa bien-aimée un magnifique anneau en saule vert, aussi léger que l’écume, mais solide. Susannah le portait entre ses seins, au bout d’une lanière de cuir.

Ils le trouvèrent au pied du sentier, toujours accroché à la lanière. Eddie le ramassa, le contempla d’un air sombre pendant quelques instants, puis se le passa autour du cou et le mit sous sa chemise.

— Regardez, fit Jake.

Ils se retournèrent. Juste à côté du chemin, sur un carré d’herbe maigre, ils aperçurent une trace. Ni humaine ni animale. Trois sillons de roues, disposées comme celles d’un tricycle d’enfant. Qu’est-ce que c’était que ça ?

— Allons-y, lança Eddie, en se demandant combien de fois il l’avait dit, depuis qu’ils s’étaient mis à sa recherche.

Il se demanda aussi pendant combien de temps ils le suivraient encore, lui, s’il continuait à dire ça. Peu lui importait. Il avancerait jusqu’à ce qu’il la retrouve, ou jusqu’à y laisser la vie. C’était aussi simple que ça. Ce qui l’effrayait le plus, c’était le bébé… celui qu’elle appelait le p’tit gars. Et s’il s’en prenait à elle ? Et il avait dans l’idée que c’était exactement ce qu’il ferait.

— Eddie.

C’était la voix de Roland. Eddie le regarda par-dessus son épaule et lui fit le geste d’impatience du Pistolero, le moulinet de la main qui voulait dire : On y va.

Roland lui montra les traces.

— C’était un genre de moteur.

— Tu en as entendu un ?

— Non.

— Alors tu n’en sais rien.

— Pourtant je le sais. Quelqu’un lui a envoyé une monture. Quelqu’un ou quelque chose.

— Tu n’en sais rien, bordel !

— Andy a pu lui laisser un véhicule, dit Jake. Si quelqu’un lui en a donné l’ordre.

— Qui aurait pu lui dire de faire une chose pareille ? cria Eddie d’une voix râpeuse.

Finli, pensa Jake. Finli O’Tiego, qui qu’il soit. Ou peut-être Walter. Mais il ne dit rien. Eddie était déjà assez abattu comme ça.

— Elle est partie, affirma Roland. Il faut que tu te fasses à l’idée.

— Va te faire foutre ! lança Eddie d’un ton hargneux.

Puis, s’engageant dans le chemin qui montait :

— Allons-y !

4

Pourtant, au fond de lui, Eddie savait que Roland disait vrai. Il attaqua la montée sans grand espoir, mais avec une détermination proche du désespoir. À l’emplacement du rocher éboulé, où le passage était presque complètement obstrué, ils trouvèrent un véhicule abandonné, avec trois roues pneumatiques et un moteur électrique qui ronronnait toujours, un mmmrn continu. Pour Eddie, ce gadget ressemblait à ces trucs tout terrain branchés qu’on trouvait chez Abercrombie & Fitch. Il avait un accélérateur sur la poignée, et un frein de l’autre côté. Il se baissa et lut l’inscription gravée dans celle de gauche :

FREINS « MALAX », PAR NORTH CENTRAL POSITRONICS

À l’arrière du siège du tricycle se trouvait un coffre. Eddie fit basculer le couvercle et ne fut pas surpris le moins du monde d’y trouver un pack de six boîtes de N’Oz-A-La, la boisson préférée des guignols avertis, partout dans le monde. Il manquait une des boîtes. Elle avait eu soif, bien sûr. Toute cette précipitation, ça donnait soif. Surtout quand on était en plein travail.

— Ça vient de cet endroit de l’autre côté du fleuve, murmura Jake. Du Dogan. Si j’étais sorti par-derrière, je l’aurais vu garé. J’en aurais même vu tout un escadron, probablement. Je parierai que c’est un coup d’Andy.

Eddie dut bien admettre la logique du raisonnement. Le Dogan était manifestement un avant-poste, sans doute antérieur à l’installation des habitants actuels et détestables de Tonnefoudre. C’était exactement le genre de véhicule pour patrouiller dans le secteur, compte tenu du terrain.

Depuis ce poste d’observation près du rocher, Eddie voyait le champ de bataille où ils avaient vaincu les Loups, par le plomb et le plat. Ce segment de la Route de l’Est était tellement noir de monde qu’il lui fit penser au Défilé de Macy’s, pour Thanksgiving. Toute La Calla était là, réunie pour faire la fête, et comme Eddie les haïssait tous, en cette seconde. Si ma femme a disparu, c’est à cause de vous, espèces d’enfoirés de dégonflés. C’était stupide, incroyablement méchant de sa part, pourtant cette pensée lui procura une certaine satisfaction haineuse. Comment c’était, dans ce poème de Stephen Crâne qu’ils avaient lu au lycée ? « Je l’aime parce qu’il est amer, et parce que c’est mon cœur. » Quelque chose dans ce goût-là. Pas tout à fait, fallait pas chipoter.

Roland se tenait à présent près du tricycle abandonné et ronronnant, et si c’était bien de la compassion — ou pire, de la pitié — qu’il voyait dans les yeux du Pistolero, eh bien il pouvait la garder.

— Allons-y, les gars. Trouvons-la.

5

La voix qui les accueillit cette fois-ci lorsqu’ils pénétrèrent dans la Grotte de la Porte était celle d’une femme qu’Eddie n’avait jamais rencontrée, bien qu’il eût entendu parler d’elle — si fait, beaucoup, grand merci — et il la reconnut immédiatement.

— Elle est partie, espèce de balourd pervers ! brailla Rhéa du Coös. Elle est allée faire son affaire ailleurs, tu intuites ! Et quand son bébé cannibale sortira de là, il croquera sa mère en remontant depuis la chatte, si fait, tu peux me croire !

Elle éclata de rire, du parfait rire grinçant de la Sorcière.

— Pas de p’tit lait pour celui-là, le petit vorace ! Celui-là prendra de la viande !

— La ferme ! hurla Eddie dans les ténèbres. La ferme, saloperie de… saloperie de fantôme !

Et, contre toute attente, le fantôme obéit.

Eddie balaya la grotte du regard. Il aperçut la fichue bibliothèque à deux étages de Tower — des premières éditions sous verre, grand bien leur en fasse — mais pas de sac métallique rose estampillé L’ENTRE-DEUX-QUILLES ; pas de traces de la boîte sculptée en bois fantôme, non plus. La porte dérobée était toujours là, ses gonds toujours accrochés au vide, mais elle avait à présent l’air étrangement terne. Elle n’était pas seulement dérobée, mais oubliée ; rien qu’un autre débris inutile d’un monde qui avait changé.

— Non, fit Eddie. Non, je ne l’accepte pas. Son pouvoir est toujours là. Le pouvoir est toujours là.

Il se tourna vers Roland, mais Roland ne le regardait pas. Aussi incroyable que ça pût paraître, Roland étudiait les livres. Comme si sauver Susannah commençait à l’ennuyer sérieusement, et qu’il se cherchait de la lecture pour tuer le temps.

Eddie saisit Roland par l’épaule et le fit pivoter.

— Que s’est-il passé, Roland, est-ce que tu le sais ?

— C’est pourtant évident, répondit Roland.

Callahan l’avait rejoint. Seul Jake, qui se retrouvait dans la Grotte de la Porte pour la première fois, s’attardait à l’entrée.

— Elle a pris son fauteuil aussi loin qu’elle a pu, puis elle a rampé jusqu’au pied du sentier, ce qui est un exploit, pour une femme qui est probablement déjà en travail. Au début du sentier, quelqu’un — probablement Andy, comme l’a suggéré Jake — lui avait laissé un véhicule.

— Si c’est Slightman, je retournerai le tuer de mes mains.

Roland secoua la tête.

— Pas Slightman.

Mais Slightman était forcément au courant, pensa-t-il. Cela n’avait probablement aucune importance, mais il n’aimait pas plus les détails inexpliqués que les tableaux accrochés de guingois sur les murs.

— Hé, frérot, désolé de t’dire ça, mais ton bon coup s’est fait trucider, intervint Henry Dean, depuis les profondeurs de la grotte.

Il n’avait pas l’air désolé, mais plutôt en train de jubiler.

— Ce foutu truc l’a bouffée, jusqu’aux cheveux ! Il s’est juste arrêté une seconde avant d’attaquer le cerveau, le temps de recracher ses dents.

— La ferme ! hurla Eddie.

— La meilleure nourriture pour le cerveau, c’est encore le cerveau, tu sais, reprit Henry, sur un ton savant et mielleux. Le délice des cannibales, aux quatre coins du monde. C’est un sacré p’tit gars, qu’elle a là, Eddie ! Mignon, mais Lô faim.

— Silence, au nom de Dieu ! cria Callahan, et la voix du frère d’Eddie se tut.

Pour l’instant, du moins, toutes les voix se turent.

Roland poursuivit sa recherche comme si rien n’était venu l’interrompre.

— Elle est venue ici. Elle a pris le sac. Elle a ouvert la boîte, pour que la Treizième Noire lui ouvre la porte. À Mia, je veux dire — pas Susannah, mais Mia. Fille de personne. Et alors, toujours avec la boîte ouverte, elle a traversé. De l’autre côté, elle a refermé la boîte, refermant du même coup la porte. La refermant contre nous.

— Non, fit Eddie, en saisissant le bouton de porte en cristal, avec ses facettes géométriques.

Il ne voulut pas tourner. Il ne tourna pas d’un iota.

Des ténèbres s’éleva la voix d’Elmer Chambers :

— Si tu avais fait plus vite, fils, tu aurais pu sauver ton amie. C’est ta faute.

Et il se tut.

— Ce n’est pas réel, Jake, dit Eddie, en passant le doigt sur la rose.

Le bout de son doigt revint poussiéreux. Comme si la porte dérobée était restée là, dérobée et inutilisée, pendant des siècles.

— Ça ne fait qu’amplifier le pire de ce que ça peut trouver dans ta propre tête.

— J’vous ai toujours détestés, sales culés d’culs blancs ! cria Detta sur un ton triomphal, depuis les ténèbres, au-delà de la porte. J’suis bien content’d’êt’ déba’assée d’vous !

— Comme ça, par exemple, fit Eddie en pointant le pouce en direction de la voix.

Jake hocha la tête, pâle et pensif. Pendant ce temps, Roland était retourné à la malle de Tower.

— Roland ? appela Eddie, en essayant de camoufler l’irritation qu’il ressentait, ou du moins de l’édulcorer d’une pointe d’humour ; ce fut un fiasco total. Ce qu’on raconte t’ennuie, ou quoi ?

— Non.

— Alors j’aimerais bien que tu arrêtes de fixer ces livres et que tu m’aides à trouver un moyen d’ouvrir cette fout…

— Je sais comment l’ouvrir, répondit Roland. La première question, c’est : où va-t-elle nous emmener, maintenant que la boule a disparu ? La deuxième question, c’est : où veut-on aller ? Là où va Mia, ou là où Tower et son ami se cachent de Balazar et de ses amis ?

— On va chercher Susannah ! s’écria Eddie. Tu as écouté deux secondes les saloperies que débitent ces voix ? Elles disent que c’est un cannibale ! Ma femme va peut-être donner naissance à une espèce de monstre cannibale sur-le-champ, et si tu crois qu’il y a quoi que ce soit de plus important que ça…

— La Tour est plus importante, répliqua Roland. Et quelque part derrière cette porte, il y a un homme dont le nom signifie Tour. Un homme qui possède un certain terrain vague, sur lequel pousse une certaine rose.

Eddie lui jeta un regard incertain. Jake et Callahan firent de même. Roland se tourna de nouveau vers la petite bibliothèque. Elle avait un air étrange, au milieu de ces ténèbres rocailleuses.

— Et il possède aussi ces livres, dit Roland d’un air songeur. Il a tout risqué pour les sauver.

— Oui, parce que c’est un enfoiré d’obsédé.

— Pourtant toutes choses servent le ka et suivent le Rayon, dit Roland en choisissant un volume sur le haut du tas.

Eddie vit qu’il avait été placé à l’envers, ce qui ne ressemblait pas du tout à Calvin Tower.

Roland tenait le livre entre ses mains tannées et sillonnées de rides, semblant se demander à qui le donner. Il regarda Eddie… regarda Callahan… et donna le livre à Jake.

— Dis-moi ce qui est écrit sur la couverture. Les mots de votre monde me font mal à la tête. Ils arrivent jusqu’à mon œil, mais quand je tends mon esprit vers eux, la plupart m’échappent de nouveau.

Jake ne prêtait pas attention à ce qu’il disait ; toute son attention était fixée sur la couverture noire, avec son image d’une petite église de village, dans le coucher de soleil. Callahan s’était approché pour mieux voir la porte qui se dressait au milieu de la grotte lugubre.

Le garçon finit par relever les yeux.

— Mais… Roland, est-ce que ce n’est pas la ville dont nous a parlé le Père Callahan ? Celle où le vampire a brisé la croix et lui a fait boire son sang ?

Callahan fit soudain volte-face.

— Quoi ?

Jake leva le livre sans dire un mot. Callahan le prit. Le lui arracha presque des mains.

— ’Salem’s Lot, lut-il. Un roman de Stephen King.

Il se tourna vers Eddie, puis vers Jake.

— Ce nom vous dit quelque chose ? À l’un ou à l’autre ? Il n’est pas de mon époque, je ne crois pas, en tout cas.

Jake secoua la tête. Eddie fit d’abord de même, puis il sembla voir quelque chose.

— Cette église, dit-il. Elle ressemble à la Salle du Conseil. On dirait presque sa sœur jumelle.

— Elle ressemble aussi au… Temple Méthodiste d’East Stoneham, construit en 1819, dit Callahan. Il me semble que cette fois, nous nous retrouvons avec des triplés.

Mais même à ses propres oreilles, sa voix paraissait lointaine, aussi vide que les fausses voix qui remontaient en flottant des confins de la grotte. Tout à coup il se parut faux à lui-même, plus réel. Il se sentit dix-neuf.

6

C’est une blague, lui assura une voix dans un recoin de son esprit. C’est forcément une blague, la couverture de ce livre dit que c’est un roman, alors…

Puis une idée le frappa, et il en ressentit une bouffée de soulagement. C’était du soulagement conditionnel, mais c’était mieux que rien du tout. Cette idée, c’était que parfois les gens écrivaient des histoires inventées se situant dans des lieux réels. C’était ça, à n’en pas douter. C’était forcément ça.

— Allez voir page cent dix-neuf, lui conseilla Roland. J’ai pu en déchiffrer une partie, mais pas tout. Pas tout à fait assez.

Callahan trouva la page, et lut à voix haute :

— « Au début de son séminaire, un ami du Père… »

Il s’interrompit, et ses yeux filèrent sur le reste de la page.

— Continuez, dit-il. Mon Père, continuez, ou je le lis moi-même.

Doucement, Callahan reprit sa lecture.

— « … un ami du Père Callahan lui avait donné un petit morceau de tapisserie blasphématoire, qui à l’époque lui avait arraché un fou rire, mais qui lui avait paru plus vrai et moins blasphématoire, à mesure que passaient les années : Mon Dieu, donnez-moi la SÉRÉNITÉ d’accepter ce que je ne peux changer, le COURAGE de changer ce que je peux changer, et la CHANCE de faire la putain de différence. Le tout en caractères gothiques, avec un soleil levant en fond.

« Maintenant qu’il se tenait devant la… la tombe de Danny Glick… ce vieux credo lui revenait. »

La main qui tenait le livre faiblit. Si Jake ne l’avait pas rattrapé, il aurait sans doute dégringolé sur le sol caillouteux de la grotte.

— Vous en aviez un, pas vrai ? demanda Eddie. Vous aviez un petit cadre qui disait ça.

— C’est Freddie Foyle qui me l’avait donné, dit Callahan, dans un murmure. Au séminaire. Et Danny Glick… C’est moi qui officiais, à ses obsèques, je crois vous l’avoir dit. C’est là que tout a basculé, pour moi. Mais c’est un roman !

Un roman, c’est de la fiction ! Comment… comment il pourrait…

Sa voix monta soudain en un mugissement de damné. Roland y vit une ressemblance avec les voix qui montaient des ténèbres, et un frisson le parcourut.

— Bon Dieu, je suis une PERSONNE RÉELLE !

— Voilà le passage où le vampire brise votre croix, intervint Jake. « “Enfin réunis !” dit Barlow, le sourire aux lèvres. Il avait un visage fort et intelligent, d’une beauté aiguë et menaçante — pourtant, quand la lumière changea, il lui parut… »

— Stop, dit Callahan d’un ton morne. J’en ai le cœur brisé.

— Ça dit que son visage vous a rappelé le croque-mitaine qui vivait dans votre placard quand vous étiez gosse, M. Flip.

Callahan avait le visage tellement blafard qu’il avait l’air lui-même d’une victime de vampire.

— Je n’ai jamais parlé à personne de M. Flip, pas même à ma mère. Il ne peut pas se trouver dans ce livre. C’est tout bonnement impossible.

— Il est pourtant là, dit simplement Jake.

— Mettons ça au clair, suggéra Eddie. Quand vous étiez gosse, il y avait un M. Flip, et c’est bien à lui que vous pensiez quand vous avez dû affronter ce vampire de Type Un, ce Barlow. C’est exact ?

— Oui, mais…

Eddie se tourna vers le Pistolero.

— Tu crois que tout ça nous rapproche de Susannah ?

— Oui. Nous avons atteint le cœur d’un grand mystère. Peut-être du grand mystère. Je pense que la Tour Sombre est si proche qu’on pourrait la toucher. Et si la Tour est proche, alors Susannah l’est aussi.

Perdu dans son monde, Callahan feuilletait fiévreusement le livre.

— Et tu sais comment ouvrir cette porte ? demanda Eddie en la désignant du doigt.

— Oui, dit Roland. J’aurai besoin d’aide, mais je pense que les habitants de Calla Bryn Sturgis nous doivent bien un coup de main, non ?

Eddie acquiesça.

— D’accord, alors je vais te dire une chose : je suis presque certain d’avoir déjà vu le nom de Stephen King quelque part, au moins une fois.

— Sur l’ardoise, dit Jake sans lever les yeux du livre. Ouais, je m’en souviens. C’était sur l’ardoise, la première fois qu’on est allé vaadasch.

— Sur l’ardoise ? demanda Roland en fronçant les sourcils.

— Sur l’ardoise de Tower, confirma Eddie. Dans la vitrine, ça te revient ? Dans ce Restaurant-Spirituel-de-quelque-chose.

Roland hocha la tête.

— À mon tour de vous dire quelque chose, dit Jake, en levant cette fois les yeux vers eux. Le nom était bien là quand Eddie et moi on est allé vaadasch, mais il n’y était pas la première fois que je suis entré dans cette librairie. La fois où Deepneau a résolu l’énigme du fleuve, c’était un autre nom. Il a changé, comme le nom de l’auteur de Charlie le Tchou-tchou.

— Je ne peux pas être dans un livre, répétait Callahan. Je ne suis pas une fiction… ou alors, si ?

— Roland.

C’était Eddie. Le Pistolero se tourna vers lui.

— Il faut que je la retrouve. Je me fous de qui est réel et de qui ne l’est pas. Je me fous de Calvin Tower, de Stephen King, ou du Pape. Parce que pour ce qui est de la réalité, c’est elle que je veux, c’est tout. Il faut que je retrouve ma femme.

Sa voix se brisa.

— Aide-moi, Roland.

Roland tendit le bras et prit le livre dans sa main gauche. De la droite, il toucha la porte. Si elle est toujours vivante, pensa-t-il. Si on peut la trouver, et si elle est redevenue elle-même. Si, et si, et si.

Eddie prit le bras de Roland.

— S’il te plaît. Je t’en prie, ne me force pas à tenter ça tout seul. Je l’aime tellement. Aide-moi à la retrouver.

Roland sourit. Il eut l’air plus jeune. Son sourire parut illuminer toute la grotte de sa lumière. Tout le pouvoir ancestral d’Arthur l’Aîné, de la lignée d’Eld, était dans ce sourire : le pouvoir du Blanc.

— Oui, dit-il. On y va.

Puis, comme pour braver l’obscurité de ce lieu de ténèbres, il répéta, avec conviction :

— Oui.

Bangor, Maine

15 décembre 2002

FIN
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