PROLOGUE CRÂNÉS

1

Tian avait la chance (même si peu de fermiers se seraient risqués à employer ce terme) de posséder trois parcelles : le Champ du Fleuve, où sa famille faisait pousser du riz depuis des temps immémoriaux ; le Champ de la Route, où le ka-Jaffords cultivait la vive-rave, le potiron et le maïs depuis un nombre égal de générations, et Fils de Pute, un lopin ingrat où ne poussaient que des cailloux, des ampoules et des espoirs déçus. Tian n’était pas le premier des Jaffords déterminé à tirer quelque chose de ces vingt arpents situés derrière chez lui : son Gran-Pere, parfaitement sain d’esprit pour tout le reste, s’était laissé aller à croire qu’il y avait de l’or, là-dessous. La Ma de Tian s’était montrée tout aussi convaincue qu’il y pousserait du porin, une épice de grande valeur. La marotte de Tian, c’était le madrigal. Bien sûr que le madrigal pousserait sur Fils de Pute. Il le fallait. Il avait réussi à mettre la main sur un millier de graines (et elles lui avaient coûté une coquette somme), qu’il cachait sous les lattes du plancher de sa chambre. Tout ce qui lui restait à faire avant de les semer l’année suivante, c’était de préparer le sol de Fils de Pute. Ce qui était bien plus facile à dire qu’à faire.

Le clan Jaffords avait la chance de posséder du bétail, notamment trois mules, mais il aurait fallu être fou pour essayer d’emmener une mule à Fils de Pute ; pour la pauvre bête qui aurait la malchance d’y mettre les sabots, ça signifiait se retrouver les pattes cassées ou piquée à mort, et ce dès le premier jour, avant midi. L’un des oncles de Tian avait bien failli finir comme ça, quelques années plus tôt. Il était rentré chez lui ventre à terre, hurlant comme un putois, poursuivi par de gigantesques guêpes mutantes affublées d’un dard gros comme un clou.

Ils avaient trouvé le nid (enfin, c’était Andy qui l’avait trouvé ; Andy se fichait des guêpes, quelle que fût leur taille), et ils l’avaient fait flamber à l’essence, mais il se pouvait qu’il en restât. Et puis il y avait les trous, les Mon-salaud, plein, il y en avait plein, et impossible de brûler des trous, pas vrai ? Impossible. Fils de Pute se situait sur ce que les anciens appelaient un « terrain flottant ». Aussi comptait-il autant de trous que de cailloux, sans parler d’au moins une grotte qui crachait régulièrement des bouffées d’air nauséabond et toxique. Qui pouvait dire quels croque-mitaines ou quels démons bavards rampaient le long de sa gorge sombre ?

Et les pires trous n’étaient pas ceux visibles pour un homme (ou une mule). Pas du tout, monsieur, faut pas croire. Les brise-pattes étaient toujours cachés dans des bouquets de mauvaises herbes hautes, à l’air innocent. La mule marchait dessus, alors on entendait un craquement sec, comme une branche qui cède, et cette foutue bête se retrouvait couchée par terre, les lèvres retroussées, les yeux fous, à braire de douleur. Jusqu’à ce que vous mettiez fin à ses souffrances, bien sûr, et sachant que le bétail était précieux à Calla Bryn Sturgis, même le bétail qui n’était pas exactement de bon aloi.

Par conséquent, Tian labourait en harnachant sa sœur. Pourquoi pas, après tout. Tia était crânée, elle n’était donc pas bonne à grand-chose d’autre. C’était une fille bien bâtie — les crânés atteignaient souvent une taille prodigieuse — et elle mettait du cœur à l’ouvrage, gloire à l’Homme Jésus. Le Vieux lui avait fait un arbre-Jésus, un cru-6-fi comme il l’appelait, et elle le portait en permanence. En ce moment même, il se balançait autour de son cou, battant contre sa peau en sueur tandis qu’elle tirait.

La charrue était attachée autour de ses épaules par un harnais de cuir brut. Derrière elle, guidant alternativement la charrue par ses vieilles poignées de bois de fer, et sa sœur avec les guides, Tian grognait, tirait et poussait quand le soc de la charrue plongeait ou était sur le point de se coincer. On avait beau être à la fin de la Pleine Terre, il faisait aussi chaud qu’en plein été, ici, à Fils de Pute. La salopette de Tia était sombre et trempée, et elle collait à ses longues cuisses charnues. Chaque fois que Tian secouait la tête pour écarter ses cheveux de ses yeux, la sueur volait de sa tignasse.

— Bon sang, ma garce ! criait-il. Ce caillou-là, ça te défonce un soc en moins de deux, t’es aveugle ou quoi ?

Ni aveugle ; ni sourde, d’ailleurs. Crânée, c’est tout. Elle se souleva vers la gauche, et pas qu’un peu. Derrière elle, Tian trébucha vers l’avant en se tordant le cou et s’ouvrit le tibia sur un autre caillou qu’il n’avait pas vu et que le soc avait évité par miracle. Tandis qu’il sentait les premières gouttes de sang dévaler son mollet jusqu’à la cheville, il se demanda (et ce n’était pas la première fois) quelle folie poussait toujours les Jaffords dans ce trou à rat. Au fond de lui-même, une petite voix lui disait que le madrigal ne pousserait pas plus ici que le porin avant lui, même si on pouvait toujours cultiver de l’herbe du diable. Oui-là, il aurait pu faire fleurir cette merde sur les vingt arpents, s’il avait voulu. Mais l’astuce, c’était justement de l’empêcher de pousser, et c’était toujours la première corvée, à la Nouvelle Terre. Ça…

La charrue bascula vers la droite puis fit un bond en avant, lui arrachant presque les bras des épaules.

Arr ! cria-t-il. Vas-y doucement, ma fille ! Si tu me les arraches, ils repousseront pas comme ça, pas vrai ?

Tia tourna son large visage vide et en nage vers un ciel rempli de nuages paresseux et elle laissa éclater son rire, qui tenait d’ailleurs plus du braiment que du rire. Par l’Homme Jésus, même sa voix ressemblait à celle d’un âne. C’était pourtant bien un rire, un rire humain. Tian se demanda, comme c’était souvent le cas, si ce rire avait la moindre signification. Comprenait-elle un mot de ce qu’il disait, ou bien se contentait-elle de réagir à l’intonation de sa voix ? Est-ce qu’aucun crâné avait jamais…

— Bonne journée à vous, sai, fit derrière lui une voix forte et presque sans timbre.

Celui qui avait ainsi parlé ignora le cri de surprise de Tian.

— Que vos journées soient plaisantes et longues sur la terre. Me voilà de retour d’une bonne balade, et je suis votre serviteur.

Tian pivota sur lui-même et il vit Andy — du haut de ses deux mètres — et faillit se retrouver à plat ventre lorsque sa sœur fit une autre embardée vers l’avant. Les guides de la charrue lui échappèrent et lui sautèrent tout près de la gorge, avec un claquement sec et distinct. Tia, inconsciente du désastre potentiel, avança encore d’un pas énergique. Tian se retrouva la respiration coupée. Il émit un halètement, entre la toux et l’étouffement, et s’accrocha aux rênes. Et Andy contemplait toute la scène avec son habituel sourire, large et vide.

Tia donna un nouveau coup de rein et Tian fut arraché du sol. Il atterrit sur une pierre qui lui rentra sauvagement dans la raie du derrière, mais au moins pouvait-il respirer de nouveau. Pour l’instant, du moins.

Foutu champ de malheur ! Toujours la guigne ! Pour toujours !

Tian rattrapa au vol la lanière de cuir avant qu’elle ne l’étrangle une nouvelle fois et hurla :

— Arrête-toi, sale garce ! Holà ! Arrête-toi si tu veux pas que je t’arrache tes gros seins inutiles et que je te les enroule autour du cou !

Tia s’immobilisa complaisamment et se retourna pour voir ce qui se passait. Son sourire s’élargit. Elle leva son bras lourd et musclé — il brillait de sueur — et le tendit.

— Andy ! fit-elle. C’est Andy qu’est revenu !

— J’suis pas aveugle ! répliqua Tian en se remettant sur pied et en se frottant les fesses.

Saignait-il aussi de là ? Doux Homme Jésus, il avait comme l’impression que oui.

— Bonne journée à vous, sai, dit Andy à Tia, et il frappa trois petits coups de ses trois doigts sur sa gorge de métal.

— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.

Bien que Tia eût sans doute déjà entendu la réponse de rigueur — Et puisses-tu en connaître deux fois le compte — plus d’un millier de fois, elle ne sut que lever une nouvelle fois vers le ciel son visage lunaire d’idiot, et y aller de son rire d’âne. Tian fut surpris de ressentir un pincement de douleur, non pas dans les bras ou dans la gorge, ou même dans son derrière offensé, mais dans son cœur. Il se la rappelait vaguement, petite fille : aussi mignonne et vive qu’une libellule, plus maligne que quiconque. Et puis…

Mais avant qu’il pût achever sa réflexion, il lui vint un pressentiment. Il sentit le désespoir s’immiscer dans son cœur. La nouvelle devait forcément arriver pendant je suis ici, se dit-il. Là, sur ce lopin paumé où y a rien qui veut pousser, où y a rien que de la malchance. Il était temps, pas vrai. Plus que temps.

— Andy.

— Oui ! lança Andy, le sourire aux lèvres. Andy, votre ami ! Qui revient d’une bonne balade, votre serviteur. Voulez-vous entendre votre horoscope, Tian sai ? C’est la Pleine Terre. La lune est rouge, celle qu’on appelait dans l’Entre-Deux-Mondes la Lune Chasseresse, en tout cas. Un ami va vous rendre visite ! Les affaires vont prospérer ! Vous aurez deux idées, une bonne et une mauvaise…

— La mauvaise, c’était de venir ici retourner ce champ, dit Tian. Oublie mon fichu horoscope, Andy. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Le sourire d’Andy ne pouvait sans doute pas se troubler — après tout, il n’était qu’un robot, le dernier de Calla Bryn Sturgis, ou au moins à des roues à la ronde —, mais il sembla pourtant à Tian qu’il se troublait bel et bien. Ce robot ressemblait à un bonhomme dessiné par un enfant, proportionnellement trop grand et trop maigre. Il avait les bras et les jambes argentés. Sa tête était formée d’un baril d’acier, avec des yeux électriques. Son corps, un simple cylindre, était doré. Incrustée au milieu — sur ce qui aurait été sa poitrine — on lisait la légende suivante :

NORTH CENTRAL POSITRONICS, LTD.
EN COLLABORATION AVEC
LES INDUSTRIES LaMERK
PRÉSENTE

ANDY

Fonction : MESSAGER (Nombreuses Autres Fonctions)
N° de série # DNF-44821-V-63

Pourquoi, ou comment cette chose stupide avait-elle survécu, quand tous les autres robots avaient disparu — disparu depuis des générations — Tian n’en savait rien, et ne s’en souciait guère. On avait tendance à tomber sur lui n’importe où dans La Calla (il ne s’aventurait pas au-delà de ses frontières), déambulant sur ses jambes d’argent trop fines, à regarder dans tous les sens, cliquetant de temps à autre pour lui-même quand il lui arrivait d’engranger — ou d’éliminer, qui sait ? — des informations. Il chantait des chansons, colportait les racontars et les rumeurs à travers la ville — un marcheur infatigable, cet Andy, le Robot Messager — et ce qu’il semblait aimer par-dessus tout, c’était délivrer les horoscopes, même si tout le monde dans le village s’accordait à dire qu’ils ne signifiaient rien.

Il avait une autre fonction, néanmoins, une fonction qui signifiait beaucoup.

— Qu’est-ce que tu fiches là, espèce de sac à boulons ? Réponds-moi ! C’est les Loups, c’est ça ? Ils arrivent de Tonnefoudre ?

Tian se tenait là, levant les yeux vers la face stupide et souriante du robot métallique, sentant la sueur refroidir sur sa peau, priant de toutes ses forces que cet imbécile répondrait non, puis qu’il proposerait de lui redire son horoscope, ou éventuellement de lui chanter « Le Chant du maïs vert », l’intégrale, avec ses vingt ou trente couplets.

Mais tout ce qu’Andy su répondre, le sourire toujours vissé sur la figure, c’est :

— Oui, sai.

— Par le Christ et l’Homme Jésus, fit Tian (à force d’observer le Vieux, il en avait déduit que ces deux noms désignaient la même chose, mais il n’avait jamais poussé plus loin la question). Combien de temps ?

— Une lune complète, avant qu’ils n’arrivent, répondit Andy.

— De pleine à pleine ?

— À peu de chose près, sai.

Trente jours, plus ou moins. Trente jours jusqu’aux Loups. Et aucune chance qu’Andy se trompe. Personne n’intuitait comment ce robot savait qu’ils sortaient de Tonnefoudre si longtemps en avance, mais le fait est qu’il le savait. Et il ne se trompait jamais.

— Va te faire foutre, avec tes mauvaises nouvelles ! hurla Tian, et le tremblement dans sa voix le rendit fou de rage. À quoi tu sers ?

— Je suis désolé que les nouvelles soient mauvaises, fit Andy.

Ses entrailles émirent un cliquetis perceptible, ses yeux brillèrent d’un bleu plus vif, et il recula d’un pas.

— Ne souhaitez-vous pas que je vous dise votre horoscope ? C’est la fin de la Pleine Terre, période particulièrement propice pour boucler les vieilles affaires et faire de nouvelles rencontres…

— Et va te faire foutre avec ta fausse prophétie, pendant qu’on y est !

Tian se baissa, ramassa une motte de terre et la lança sur le robot. Un galet, enterré dans la motte, fit résonner la peau de métal d’Andy. Tia sursauta, puis se mit à pleurer. Andy recula de nouveau d’un pas, son ombre s’allongeant sur la terre de Fils de Pute. Mais son sourire stupide et détestable ne vacilla pas.

— Et que diriez-vous d’une chanson ? J’en ai appris une amusante, chez les Manni, loin au nord de la ville ; elle s’appelle « En temps de pénurie, fais de Dieu ton ami ».

Et du tréfonds des entrailles d’Andy monta le la tremblotant d’un diapason, suivi d’une cascade de notes au piano.

— Ça fait…

La sueur qui dévalait le long de ses joues, qui le démangeait et qui lui collait les testicules aux cuisses. La puanteur de sa propre obsession, ridicule. Tia qui tendait son visage débile vers le ciel. Et maintenant cet idiot de robot, porteur de mauvaises nouvelles, qui s’apprêtait à lui sortir une espèce d’hymne Manni.

— Tais-toi, Andy.

Il parlait d’un ton raisonnable, mais les dents serrées.

Sai, acquiesça le robot, puis, grâce à Dieu, il se tut.

Tian s’approcha de sa sœur qui braillait, lui passa le bras autour de l’épaule et respira son odeur épaisse (mais pas entièrement désagréable). Pas d’obsession là-dedans, rien que l’odeur du travail et de l’obéissance. Il soupira, puis se mit à caresser le bras tremblant de sa sœur.

— Arrête, espèce de garce braillarde, fit-il.

Les mots pouvaient paraître grossiers, mais dits sur une intonation des plus douces, et c’est à l’intonation qu’elle réagissait. Progressivement, elle se calma. Elle enfonçait la saillie de sa hanche juste en dessous de la cage thoracique de son frère (elle mesurait une bonne tête de plus que lui), et un passant se serait vraisemblablement arrêté pour les regarder, intrigué par la ressemblance des visages et par l’énorme différence de taille. La ressemblance, du moins, n’avait rien de contre nature : ils étaient jumeaux.

Il apaisa sa sœur avec un mélange de paroles tendres et de jurons — depuis des années, depuis qu’elle était revenue crânée de l’Est, ces deux modes d’expression étaient devenus équivalents pour Tian Jaffords — et elle finit par s’arrêter de pleurer. Et lorsqu’un rouilleau traversa le ciel, dessinant des vrilles en poussant ses habituelles séries d’horribles piaillements, elle le montra du doigt et se mit à rire.

Tian sentait monter en lui un sentiment tellement étranger à sa nature, qu’il ne le reconnut même pas.

— Ça va pas, dit-il. Non m’sieur. Par l’Homme Jésus et tous les dieux du ciel, c’est pas bien.

Il regarda vers l’est, vers les collines qui se déroulaient jusqu’aux ténèbres membraneuses qui se levaient et qui auraient pu être des nuages, mais qui n’en étaient pas. C’était la frontière de Tonnefoudre.

— C’est pas bien, ce qu’ils nous font.

— Vous êtes certain que vous ne voulez pas entendre votre horoscope, sai ? Je vois des pièces brillantes et une belle dame sombre.

— Les dames sombres vont devoir se débrouiller sans moi, dit Tian en retirant le harnais des larges épaules de sa sœur. Je suis marié, comme tu le sais, je crois.

— Maints hommes mariés ont eu une gueuse, fit remarquer Andy.

Tian y perçut comme une pointe de suffisance.

— Pas ceux qui aiment leur femme.

Tian enfila le harnais d’un coup d’épaule (il l’avait fabriqué lui-même, car il y avait une nette pénurie de sellerie pour humains, dans la plupart des écuries de louage) et se retourna vers chez lui.

— Et pas les fermiers, en tout cas. Amène-moi un fermier qui aurait les moyens d’avoir une gueuse et je lèche ton cul brillant. Hardi, Tia. Soulève-les et pose-les par terre.

— À la maison ? demanda-t-elle.

— Oui.

— On déjeune à la maison ? fit-elle avec un air confus et plein d’espoir. Des patates ?

Une pause.

— De la sauce au jus ?

— Ben ouais, répondit Tian. Pourquoi on se gênerait ?

Tia poussa un cri de triomphe et partit en courant en direction de la maison. Quand elle courait, elle avait quelque chose de terrifiant, qui forçait le respect. Comme l’avait fait remarquer un jour leur père, peu avant la chute qui l’avait emporté, « Maline ou bouchée, ça fait un paquet de viande qui bouge ».

Tian la suivit lentement, tête baissée, prenant garde aux trous que sa sœur semblait éviter sans même y faire attention, comme si dans une partie obscure de son cerceau, elle avait enregistré l’emplacement de chacun d’entre eux. Ce nouveau sentiment étrange continuait de monter en lui. Il connaissait la colère — tout fermier qui avait jamais perdu des vaches de la maladie du lait ou vu la grêle estivale coucher son maïs la connaissait —, mais c’était là un sentiment plus profond. C’était de la fureur, et ça c’était nouveau. Il marchait lentement, la tête baissée, les poings serrés. Il ne se rendit compte qu’Andy le suivait que lorsque ce dernier ajouta :

— Il y a d’autres nouvelles, sai. Au nord-ouest de la ville, le long du Sentier du Rayon, des étrangers venus du Monde de l’Extérieur…

— Au diable le Rayon, au diable ces étrangers, et toi aussi, tu peux aller te faire foutre, lança Tian. Fiche-moi la paix, Andy.

Andy resta planté là où il était pendant un moment, entouré de cailloux, d’herbes et des bosses désespérantes de Fils de Pute, ce lopin ingrat sur la terre des Jaffords. À l’intérieur de lui, des relais cliquetèrent. Ses yeux lancèrent des éclairs. Et il décida d’aller dire deux mots au Vieux. Le Vieux ne lui disait jamais d’aller se faire foutre. Le Vieux était toujours content d’entendre son horoscope.

Et lui s’intéressait toujours aux étrangers.

Andy prit la direction de la ville et de Notre-Dame de la Sérénité.

2

Zalia Jaffords ne vit pas son mari et sa belle-sœur revenir de Fils de Pute. Elle n’entendit pas Tia plonger la tête encore et encore dans le tonneau d’eau de pluie devant la grange, et secouer les lèvres comme un cheval pour en chasser l’eau. Zalia se trouvait dans la partie sud de la maison, à étendre le linge tout en surveillant les enfants du coin de l’œil. Elle ne se rendit compte du retour de Tian qu’en l’apercevant par la fenêtre de la cuisine, qui la regardait. Elle fut surprise de le voir là, et d’autant plus surprise lorsqu’elle vit la tête qu’il avait. Il était très pâle, à l’exception de deux taches rouge vif sur les pommettes, et une troisième au milieu du front, qui brillait comme un marquage au fer.

Elle lâcha dans le panier à linge les quelques pinces qui lui restaient et se dirigea vers la maison.

— Où va, M’man ? glapit Heddon, ce à quoi succéda le « Où va, Man-man ? » d’Hedda.

— T’occupe. Garde un œil sur tes ka-babés.

— Pourquoooiiiiii ? geignit Hedda.

Elle maîtrisait ce geignement à la perfection. Un jour elle tirerait un peu trop sur la corde, et sa mère la bottinerait raide morte.

— Parce que c’est toi l’aînée.

— Mais…

— Tu ferais bien de te taire, Hedda Jaffords.

— On les surveille, M’man, fit Heddon.

Son Heddon, lui, il était toujours serviable ; sûrement pas aussi intelligent que sa sœur, mais l’intelligence ne faisait pas tout. Loin de là.

— Tu veux qu’on finisse d’étendre le linge ?

Hed-donnnnn… gémit sa sœur.

Encore ce gémissement horripilant. Mais Zalia n’avait pas le temps de s’en occuper. Elle lança un regard en direction des autres : Lyman et Lia, âgés de cinq ans, et Aaron, deux ans. Aaron était assis, nu, dans la crasse, cognant deux pierres l’une contre l’autre d’un air ravi. C’était le seul à ne pas avoir de jumeau, un singleton, et comme les femmes du village le lui enviaient ! Car Aaron serait toujours en sécurité. Les autres, cependant… Heddon et Hedda… Lyman et Lia…

Elle envisagea soudain une des raisons qui expliquerait qu’il soit rentré si tôt à la maison. Elle pria les dieux qu’il en fût autrement, mais lorsqu’elle entra dans la cuisine et qu’elle vit la façon qu’il avait de regarder les gosses, elle fut presque certaine de ne pas se tromper.

— Dis-moi que ce n’est pas les Loups, dit-elle d’une voix sèche et affolée. Dis-moi que non.

— Si, répondit Tian. Trente jours, d’après Andy — de lune à lune. Et sur le sujet, Andy ne s’est jamais…

Avant qu’il pût poursuivre, Zalia Jaffords se porta les mains aux tempes et se mit à hurler. Dans la cour latérale, Hedda fit un bond en l’air. Elle allait se précipiter vers la maison, quand Heddon la retint.

— Ils ne prendront pas des petits comme Lyman et Lia, pas vrai ? demanda-t-elle. Hedda ou Heddon, peut-être, mais sûrement pas mes tout-petits ? Enfin, ils n’ont même pas cinq ans et demi !

— Les Loups prennent jusqu’à des petits de trois ans, et tu le sais bien, répondit Tian.

Il ouvrait et fermait les poings, inlassablement. Ce sentiment à l’intérieur de lui s’amplifiait toujours — ce sentiment plus profond que de la simple colère.

Elle posa le regard sur lui, le visage raviné de larmes.

— Le temps est peut-être venu de dire non.

Tian lui-même ne reconnut pas sa propre voix.

— Comment faire ? murmura-t-elle dans un souffle. Au nom de tous les dieux, comment faire ?

— J’en sais rien. Mais viens ici, femme, je te prie.

Elle s’approcha, jetant un dernier regard par-dessus son épaule aux cinq enfants dans la cour — comme pour s’assurer qu’ils étaient tous bien là, qu’aucun Loup n’était encore venu les lui enlever — puis elle traversa le salon. Gran-Pere était assis dans le fauteuil d’angle, près du feu éteint, la tête basculée, somnolant ; un filet de bave coulait de sa bouche édentée et plissée.

De cet endroit de la pièce, on voyait la grange. Tian attira sa femme à la fenêtre et tendit le doigt.

— Là. Tu les vois, femme ? Tu les vois de tous tes yeux ?

Bien sûr qu’elle les voyait. La sœur de Tian, du haut de ses deux mètres, qui avait baissé les bretelles de sa salopette, avec ses seins ruisselants qu’elle aspergeait avec l’eau du tonneau. Dans l’embrasure de la porte de la grange se tenait Zalman, le frère de Zalia. Mesurant presque deux mètres vingt, taillé comme Lord Perth, aussi grand qu’Andy et le visage aussi vide que celui de Tia. Un jeune homme costaud contemplant une jeune fille costaude comme celle-là, les seins à l’air, se serait retrouvé avec une bosse dans le pantalon, mais pas Zally. C’était fini, pour lui. Il était crâné.

Elle se retourna vers Tian. Ils se regardèrent, un homme et une femme non crânés, mais seulement du fait d’un coup de chance aveugle. Pour autant qu’ils sachent, ç’aurait pu être Zal et Tia qui se seraient tenus là, à observer Tian et Zalia près de la grange, devenus gigantesques, un corps énorme sous une tête vide.

— Bien sûr que je les vois, lui lança-t-elle. Tu me crois aveugle ?

— Ça ne te donne pas envie de l’être, parfois, de les voir ? De les voir comme ça ?

Zalia ne répondit pas.

— C’est pas bien, femme. Pas bien. Depuis toujours.

— Mais depuis la nuit des temps…

— Au diable, avec la nuit des temps ! cria Tian. C’est des enfants ! Nos enfants !

— Tu préfères peut-être que les Loups brûlent La Calla tout entière, c’est ça ? Qu’ils nous laissent tous avec la gorge tranchée, et les yeux brûlés dans la tête ? Parce que c’est déjà arrivé. Tu le sais bien.

Il le savait, pour sûr. Mais qui mettrait fin à tout ça, si ce n’étaient pas les hommes de Calla Bryn Sturgis ? Parce qu’il n’y avait rien qui ressemble à des autorités, même pas de shérif, petit ou grand, dans ces contrées. Ils étaient livrés à eux-mêmes. Et, bien des années auparavant, quand les Baronnies Intérieures rayonnaient d’ordre et de lumière, ils recevaient des bribes précieuses de ce rayonnement. On était dans les régions frontalières, là où la vie était étrange depuis toujours. Et puis les Loups avaient commencé à leur rendre visite, et alors la vie était devenue bien plus étrange encore. Quand tout cela avait-il commencé ? Depuis combien de générations ? Tian n’en savait rien, mais pour lui cela ne remontait pas à « la nuit des temps ». Certes, les Loups faisaient des rafles dans les villages frontaliers du temps de la jeunesse de Gran-Pere — le jumeau de Gran-Pere lui-même avait été enlevé, tandis qu’ils étaient tous deux assis dans la poussière, jouant aux osselets.

— L’ont plis lui pasqu’il été pus plès d’la loute, leur avait dit Gran-Pere (maintes et maintes fois). Si j’avé solti l’plemier d’la méson c’joul-là, c’est moi qu’aulais été pus plès d’la loute, c’est moi qui z’aulé plis, Dieu est gland !

Après quoi, il embrassait le crucifix en bois que lui avait donné le Vieux, il le tendait vers le ciel, et il se mettait à jacasser.

Pourtant, le Gran-Pere de Gran-Pere lui avait dit que de son temps — ce qui remontait à cinq ou six générations, si les calculs de Tian étaient bons —, il n’y avait pas de Loups rappliquant de Tonnefoudre sur leurs chevaux gris. Un jour, Tian avait demandé au vieil homme : Et est-ce qu’à l’époque, presque tous les enfants naissaient par deux ? Est-ce que les anciens t’ont dit ? Gran-Pere avait réfléchi un bon moment, puis il avait secoué la tête. Non, il ne se rappelait pas ce que les anciens avaient dit à ce propos.

Zalia le fixait d’un air inquiet.

— T’es pas d’humeur à penser à ces choses-là, je sais, après avoir passé la matinée sur ce foutu bout de terre.

— Mon humeur ne les empêchera pas de venir, ou d’emmener qui ça leur chantera, répondit Tian.

— Tu vas pas faire une bêtise, T, dis-moi ? Une bêtise, toi tout seul ?

— Non.

Pas une seconde d’hésitation.

Il a déjà un plan, se dit-elle, et elle s’autorisa une petite seconde d’espoir. Bien sûr, Tian ne pouvait rien faire contre les Loups — aucun d’eux ne pouvait faire quoi que ce soit —, mais il était loin d’être stupide. Dans un village de fermiers où la plupart des hommes étaient incapables de penser au-delà de leur prochaine semence (dans un champ, ou bien le samedi soir), Tian faisait figure d’anomalie. Il savait écrire son nom ; il savait écrire des phrases comme JE T’AIME ZALLIE (et c’est comme ça qu’il l’avait eue, même si elle ne savait pas lire le message inscrit dans la poussière) ; il savait faire des additions et aussi compter à l’envers, et il disait que pourtant c’était encore plus dur. Était-il possible que… ?

Une partie d’elle-même ne voulait pas pousser plus avant la question. Et pourtant, quand son cœur et son esprit de mère se tournèrent vers Hedda et Heddon, vers Lia et Lyman, elle se rendit compte qu’une autre partie d’elle voulait espérer.

— Alors, quoi ?

— Je vais convoquer un Conseil de Ville. Je vais envoyer la plume.

— Est-ce qu’ils viendront ?

— Quand il entendra la nouvelle, chaque citoyen de La Calla se montrera. On en discutera. Peut-être bien que cette fois-ci, ils voudront se battre. Peut-être bien qu’ils voudront se battre pour leurs babés.

De derrière eux monta une vieille voix chevrotante.

— Espèce d’idiots de tue-morts.

Tian et Zalia se retournèrent, main dans la main, vers le vieillard. Tue-mort était un mot dur, mais Tian considéra que le vieil homme les regardait — le regardait lui, du moins — avec une certaine tendresse.

— Pourquoi tu dis ça, Gran-Pere ? demanda-t-il.

— Les hommes soltilaient d’ton conseil, là, qui blûleraient la moitié du pays, si z’avaient bu, fit le vieillard. Mais sobles — il secoua la tête — t’en til’las lien.

— Cette fois, il se pourrait bien que tu te trompes, Gran-Pere, répliqua Tian, et Zalia sentit la glace de la terreur prendre autour de son cœur.

Et pourtant, enfoui très profond, tout chaud, il y avait cet espoir.

3

Il y aurait eu moins de récriminations s’il leur avait laissé une nuit pour s’organiser, mais Tian ne voulait pas attendre. Ils ne pouvaient se permettre ce luxe d’une seule nuit inactive. Et lorsqu’il envoya Heddon et Hedda avec la plume, ils vinrent bel et bien. Il en était sûr.

La Salle du Conseil de La Calla se tenait au bout de la grand-rue du village, au-delà de l’Épicerie Générale de Took et du coin des vendeurs de nourriture, en partant du Pavillon de la ville, qui en cette fin d’été était tout sombre et poussiéreux. Bientôt, les dames de la ville commenceraient à le décorer pour la Moisson, mais à La Calla, on n’avait jamais fait grand cas de la Nuit de la Moisson. Bien sûr, les enfants aimaient voir jeter les pantins rembourrés dans le feu, et les types les plus hardis venaient voler leur compte de baisers à l’approche de la nuit, mais c’était à peu près tout. Les fanfreluches et les grandes fêtes, ça allait bien pour l’Entre-Deux-Mondes et le Monde de l’Intérieur, mais très peu pour eux. Ici, on avait des préoccupations plus sérieuses que les Fêtes de la Moisson.

Des préoccupations comme les Loups.

Certains d’entre eux — ceux des fermes comme-il-faut de l’ouest et des trois ranchs du sud — s’en vinrent à cheval. Eisenhart, du Rocking B, amena même sa carabine et des cartouchières de munitions croisées sur la poitrine. (Tian Jaffords eut des doutes quant à l’état des balles, ou à celui de la carabine, quand bien même les balles eussent été encore bonnes.) Une délégation du peuple Manni arriva, entassée dans un bucka tiré par une paire de hongres mutants — un doté de trois yeux, l’autre d’un pylône de chair rose à vif qui lui sortait du dos. La plupart des hommes de La Calla arrivèrent sur des mulets et des burros ; ils étaient vêtus de leurs pantalons blancs et de leurs longues chemises colorées. En pénétrant dans le Salle du Conseil, ils secouèrent leurs sombreros poussiéreux, en les tenant de leurs pouces calleux, et en se regardant les uns les autres d’un air gêné. Les bancs étaient en pin brut. Ni femmes, ni crânés, et les hommes remplirent à peine une trentaine de bancs, sur les quatre-vingt-dix. On entendait des discussions, mais pas de rires.

Tian se tenait debout, la plume entre les mains, contemplant le soleil qui sombrait à l’horizon, ses teintes dorées prenant peu à peu la couleur du sang infecté. Lorsque le disque rouge toucha la terre, l’homme jeta un nouveau regard dans la grand-rue. À part deux ou trois crânés assis sur les marches de chez Took, elle était déserte. Tous énormes et bons à rien, à part arracher les cailloux du sol. Il ne vit plus aucun homme, aucune mule remontant la rue. Il inspira profondément, expira, inspira de nouveau et leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait.

— Homme Jésus, je ne crois pas en toi, fit-il. Mais si tu es là, viens-moi en aide, maintenant. Dis grand merci à Dieu.

Puis il rentra et ferma les portes de la Salle du Conseil, un peu plus fort que nécessaire. Les conversations s’arrêtèrent net. Cent quarante hommes, des fermiers pour la plupart, le regardèrent s’avancer jusqu’au premier rang, son large pantalon blanc chuintant à chaque pas, ses bottillonnes claquant sur le parquet dur. Il pensait qu’il serait terrifié, peut-être même sans voix. Il n’était qu’un fermier, pas un artiste ou un homme politique. Et puis il pensa à ses enfants, et lorsqu’il leva les yeux vers ces hommes, il se rendit compte qu’il n’avait pas peur de les regarder dans les yeux. Dans sa main, la plume ne trembla pas. Lorsqu’il prit la parole, ses mots s’enchaînèrent sans difficulté, naturellement, avec cohérence. Ses paroles ne produiraient peut-être pas l’effet escompté sur ces hommes — c’est là que Gran-Pere avait sans doute raison —, mais ils semblaient tous désireux de l’écouter.

— Vous savez tous qui je suis, commença-t-il en se tenant debout là, les mains jointes autour de l’ancienne plume rougeâtre. Tian Jaffords, fils de Luke, époux de Zalia Hoonik qui-fut. Elle et moi avons cinq enfants, deux pairs et un singleton.

Ce qui déclencha des murmures graves, qui soulignaient sans doute combien Tian et Zalia avaient de la chance d’avoir leur Aaron. Tian attendit le retour au silence.

— J’ai vécu toute ma vie à La Calla. J’ai partagé votre khef et vous avez partagé le mien. À présent écoutez-moi, je vous prie.

— Grand merci-sai, reprit le murmure, à peine plus qu’une réponse de convenance, pourtant elle lui donna du courage.

— Les Loups arrivent. Je tiens la nouvelle d’Andy. Trente jours de lune à lune, et ils sont là.

D’autres murmures graves. Tian y entendit le désarroi et l’indignation, mais aucune surprise. En ce qui concernait la diffusion d’informations, Andy était on ne peut plus efficace.

— Même ceux parmi nous qui savent un peu lire et écrire n’ont presque plus de papier pour le faire, aussi je ne peux pas vous dire quand ils sont venus pour la dernière fois. Il n’y a pas de rapport, vous l’intuitez, juste le bouche-à-oreille. Je sais que j’étais grand né, alors ça fait plus de vingt ans…

— Vingt-quatre, fit une voix au fond de la salle.

— Non pas, vingt-trois, répondit une autre, plus près.

Reuben Caverra se leva. C’était un petit homme grassouillet, avec un visage rond et enjoué. Mais toute joie en avait disparu, on n’y lisait que la détresse.

— Ils ont pris Ruth, ma sœur, croyez-moi, je vous prie.

Un nouveau murmure — rien qu’un soupir d’acquiescement, en vocalise — monta des bancs sur lesquels les hommes s’étaient entassés. Ils auraient pu s’espacer, mais ils avaient opté pour le coude à coude. Il y avait parfois un certain réconfort dans l’inconfort, se dit Tian.

Reuben reprit la parole.

— On jouait sous le grand pin, dans la cour de devant, quand ils sont arrivés. Depuis, chaque année, je fais une marque sur l’arbre. Même depuis qu’ils l’ont ramenée, j’ai continué. Il y a vingt-trois marques, pour vingt-trois années.

Et il se rassit.

— Vingt-trois ou vingt-quatre, peu importe, commenta Tian. Ceux qui n’étaient que des gosses la dernière fois que les Loups sont venus sont maintenant adultes, et ils ont des gosses à eux. La récolte est belle, ici, pour ces salopards. Une belle récolte d’enfants.

Il marqua une pause, leur laissant l’occasion d’en venir à l’idée suivante par eux-mêmes, avant de la dire à voix haute.

Si nous laissons les choses se produire, dit-il enfin, si nous laissons les Loups emmener nos enfants à Tonnefoudre et nous les renvoyer crânés.

— Mais qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? cria un homme assis sur l’un des bancs du milieu. Ils sont pas humains !

Ses paroles furent accueillies par un marmonnement général et désespéré.

L’un des Manni se leva, tirant sa cape bleu nuit autour de ses épaules osseuses. Il balaya l’assemblée d’un regard menaçant. Pas des yeux de fou, mais des yeux bien loin de la raison, jugea Tian.

— Écoutez-moi, je vous prie, dit-il.

— Grand merci-sai.

Respectueux, mais réservés. Voir un Manni en ville était déjà chose rare, et voilà qu’il en arrivait huit, d’un seul coup. Tian se réjouissait de les voir là. S’il y avait un acte susceptible de prouver combien le sujet était grave, c’était bien l’apparition des Manni.

La porte de la Salle du Conseil s’ouvrit et un homme se glissa à l’intérieur. Il portait une longue cape noire. Il avait une cicatrice sur le front. Mais personne, y compris Tian, ne le remarqua. Ils fixaient tous le Manni.

— Écoutez ce que dit le Livre des Manni : Lorsque l’Ange de la Mort passa Ayjip, il tua le premier né de chaque foyer qui n’avait pas marqué sa porte du sang sacrificiel de l’agneau. Ainsi parle le Livre.

— Gloire au Livre, répliquèrent les autres Manni.

— Peut-être devrions-nous procéder ainsi, continua le porte-parole Manni.

Il s’exprimait d’une voix calme, mais une veine battait frénétiquement sur son front.

— Peut-être devrions-nous faire de ces trente jours un festival de réjouissances, en l’honneur des petits, puis les endormir, et laisser leur sang imbiber la terre. Que les Loups emportent leurs cadavres à l’est, s’ils le désirent.

— Vous êtes malade, lança Benito Cash, indigné et en même temps au bord du fou rire. Vous et tous les vôtres. On va quand même pas tuer nos babés !

— Ceux qui reviennent, ne seraient-ils pas mieux morts ? répliqua le Manni. Rien que des gros crânes inutiles ! Des coquilles vidées de leur chair !

— Si fait, et leurs frères et sœurs ? demanda Vaughn Eisenhart. Parce que les Loups n’en emmènent qu’un de chaque paire, vous le savez très bien.

Un deuxième Manni se leva, portant une longue barbe blanche et soyeuse, qui voletait devant sa poitrine. Le premier se rassit. Le vieil homme, Henchick, jeta un regard circulaire, puis le posa sur Tian.

— C’est toi qui tiens la plume, jeune homme… puis-je parler ?

D’un signe de tête, Tian l’encouragea à poursuivre. Les choses ne s’annonçaient pas mal du tout. Qu’ils commencent par bien tâter le terrain, en long, en large et en travers. Il savait qu’ils finiraient par voir qu’au fond, il n’existait qu’une alternative : laisser les Loups emmener un enfant impubère sur deux, comme ils l’avaient toujours fait, ou bien tenir tête et se battre. Mais pour en arriver à cette conclusion, il fallait qu’ils comprennent que toutes les autres voies étaient sans issue.

Le vieil homme s’exprima d’une voix patiente. Triste, même.

— C’est une idée terrible, si fait. Mais réfléchissez, sais : si les Loups venaient et nous trouvaient sans enfants, peut-être nous laisseraient-ils en paix pour toujours.

— Si fait, peut-être bien, gronda l’un des petits fermiers — son nom était Jorge Estrada. Mais peut-être que non. Manni-sai, vous voudriez vraiment tuer tous les enfants de la ville pour un peut-être ?

Un grand grognement d’approbation parcourut la foule. Un autre petit fermier, Garrett Strong, se leva. Il avait un faciès de carlin agressif. Il avait glissé les pouces dans sa ceinture.

— Autant tuer tout le monde, babés et adultes.

Le Manni n’eut pas l’air scandalisé. Ni lui, ni aucune des capes bleues autour de lui.

— C’est une possibilité, répondit le vieil homme. Si d’autres le souhaitaient, nous pourrions l’envisager.

Il s’assit.

— Pas moi, fit Garrett Strong. Autant se couper carrément la tête pour éviter de se raser. Écoutez-moi, je vous prie.

Il y eut des rires et on entendit vaguement crier : On t’entend très bien comme ça. Garrett se rassit, l’air un peu moins tendu, et rapprocha la tête de celle de Vaughn Eisenhart. L’un des autres propriétaires de ranch, Diego Adams, était tout ouïe, ses yeux noirs pleins d’intensité.

Un autre petit fermier se leva — Bucky Javier. Il avait de petits yeux bleu vif, dans une petite tête qui paraissait dégouliner sous son menton à barbichette.

— Et si on quittait les lieux quelque temps ? Si on emmenait nos enfants à l’ouest ? Jusqu’à la branche ouest du fleuve, pourquoi pas ?

Il y eut un moment de silence pensif devant cette idée audacieuse. L’embranchement ouest de la Whye se situait quasiment aux limites de l’Entre-Deux-Mondes… où, selon Andy, un grand palais de cristal vert était apparu récemment, pour disparaître tout aussi mystérieusement peu de temps après. Tian était sur le point de répondre lui-même quand Eben Took, l’épicier, le fit pour lui. Tian en fut soulagé. Il souhaitait garder le silence aussi longtemps que possible. Quand ils se seraient lassés de parler, il pourrait leur dévoiler la solution ultime.

— Ça va pas la tête ? lança Eben. Les Loups se pointeraient, verraient qu’on est partis, et ils mettraient le feu… aux fermes et aux ranchs, aux récoltes et aux magasins, à tout, sans exception. Qu’est-ce qu’il nous resterait, en rentrant ?

— Et s’ils nous suivent ? souligna Jorge Estrada, se joignant aux jérémiades. Vous croyez peut-être qu’on sera difficile à pister, pour des bêtes comme les Loups ? Ils vont nous faire griller, comme a dit Took, nous suivre jusqu’à ce qu’on rentre, et emmener les gosses !

Manifestation d’approbation sonore. Les bottillonnes martelèrent les lattes du parquet. Et quelques exclamations : Écoutez-le ! Écoutez-le !

— De plus, renchérit Neil Faraday, se levant et tenant devant lui son large sombrero crasseux, ils ne nous volent jamais tous nos enfants.

Il parlait d’une voix ou perçait la peur, avec une intonation à la « ne paniquons pas » qui mit Tian à cran. C’était bien là la voie qu’il craignait par-dessus tout. Le fléau du faux appel à la raison.

L’un des Manni, plus jeune et sans barbe, lâcha un rire bref et méprisant.

— Ah, un sur deux sauvé ! Alors ça arrange tout, je suppose ? Dieu te bénisse !

Il aurait pu en dire plus, mais Henchick saisit le bras du jeune homme d’une main noueuse. Le jeune se tut, mais il ne baissa pas pour autant la tête en signe de soumission. Il avait de la violence dans les yeux, et ses lèvres ne formaient plus qu’une ligne mince et blanche.

— Je ne dis pas que c’est bien, précisa Neil.

Il s’était mis à faire tourner son sombrero, ce qui donna un peu le vertige à Tian.

— Mais il faut affronter la réalité en face, non ? Si fait. Il faut dire qu’ils ne les prennent pas tous. Parce que ma fille, Georgina, elle est tout aussi futée et intelligente…

— Oui-là, et ton fils George, c’est rien qu’un gros balourd qu’a plus rien dans le citron, compléta Ben Slightman.

Slightman était le contremaître d’Eisenhart et il n’était pas tendre avec les idiots. Il retira ses lunettes, les essuya sur son bandana, puis les remit sur son nez.

— Je l’ai vu assis sur les marches de chez Tooky en descendant la rue. J’l’ai vu de mes yeux. Lui et d’autres de ses copains sans cervelle.

— Mais…

— Je sais, fit Slightman. C’est une décision difficile. Quelques décérébrés, ça vaut sans doute mieux que de voir tout le monde mort — il marqua une pause — ou tous les enfants enlevés, au lieu de la moitié.

Des Écoutez-le et des Grand merci montèrent de l’assemblée quand Ben Slightman se rassit.

— Et ils nous laissent toujours assez pour continuer, non ? demanda un petit fermier qui habitait tout de suite à l’ouest de chez Tian, près de la frontière de La Calla. Il s’appelait Louis Haycox, et il s’exprimait d’une petite voix pensive, chargée d’amertume. En dessous de sa moustache, ses lèvres dessinaient un sourire presque complètement dépourvu d’humour.

— Nous ne tuerons pas nos enfants, affirma-t-il à l’intention des Manni. Que la grâce de Dieu vous accompagne, Messieurs, mais je crois que même vous, vous ne pourriez pas le faire, si vous étiez au pied du mur. En tout cas, pas tous. On ne peut pas plier bagages et partir pour l’ouest — ni où que ce soit, d’ailleurs — parce que ça voudrait dire abandonner nos fermes. Ils brûleraient tout, pour commencer, et puis ils reviendraient chercher les enfants comme si de rien n’était. Ils en ont besoin, Dieu sait pourquoi.

On en revient toujours au même : on est des fermiers, pour la plupart. Forts quand on a les mains dans la terre, faibles quand on les en retire. Moi j’ai deux gosses, quatre ans, ils ont, et je les aime tous les deux. J’en serais malade, de perdre l’un des deux. Mais j’en donnerais un pour sauver l’autre. Et ma ferme.

Des murmures d’approbation accueillirent ces paroles.

— Est-ce qu’on a vraiment le choix ? Voilà ce que je pense : la pire erreur à faire, ce serait de mettre les Loups en colère. Sauf, bien sûr, si on pouvait leur tenir tête. Si c’était possible, je me battrais. Mais je ne vois vraiment pas comment.

Tian sentait son cœur se ratatiner à chacune des paroles de Haycox. Combien de temps allait-il encore lui saper ses plans, par tous les dieux et par l’Homme Jésus !

Wayne Overholser se leva. Il était le fermier le plus prospère de Calla Bryn Sturgis, et son ventre proéminent le prouvait indiscutablement.

— Écoutez-moi, je vous prie.

— Nous disons grand merci-sai, murmura l’assemblée.

— J’vais vous dire ce qu’on va faire, dit-il en balayant le groupe du regard. On va faire ce qu’on a toujours fait. Il y en a parmi vous qui veulent vraiment tenir tête aux Loups ? Il y en a vraiment qui sont assez fous ? Avec quoi ? Des lances et des cailloux, quelques arcs et des bahs ? Peut-être quatre vieux calibres rouillés, pour compléter le tout ? lança-t-il en désignant d’un geste ironique la carabine d’Eisenhart.

— Te moque pas de mon flingue, fiston, fit Eisenhart, mais avec un sourire lourd de regrets.

— Ils vont venir et ils prendront les enfants, reprit Overholser, toujours en regardant autour de lui. Certains d’entre eux. Et puis ils nous laisseront tranquilles pendant une génération, ou peut-être plus. C’est ainsi, ça a toujours été ainsi, et moi je dis qu’il faut laisser faire.

Des grondements désapprobateurs montèrent, mais Overholser attendit le retour au silence.

— Vingt-trois ou vingt-quatre ans, peu importe. Ça fait long, de toute façon. Un long moment de paix. Vous avez peut-être oublié deux ou trois détails, les amis. Le premier, c’est que nos enfants, c’est une récolte comme une autre. Dieu en envoie toujours plus. Je sais que ça peut paraître dur. Mais c’est comme ça qu’on vit, et il faut continuer.

Tian n’attendit pas les réponses d’usage. S’ils poursuivaient sur cette voie, il perdrait toute chance de les faire revenir en arrière. Il leva la plume d’opopanax et dit :

— Écoutez ce que j’ai à dire ! Écoutez-moi, je vous prie !

— Grand merci-sai, fut leur réponse.

Overholser jeta à Tian un regard méfiant.

Et tu as bien raison de te méfier, pensa le fermier. Parce que j’en ai plus qu’assez de toute cette lâcheté, pour sûr.

— Wayne Overholser est un homme intelligent, un homme qui a réussi, fit Tian, voilà pourquoi ce n’est pas de gaieté de cœur que je le contredis. Et il y a une autre raison : c’est qu’il est assez vieux pour être mon Pa.

— Fais gaffe, il est p’t-être vraiment ton Pa, lança l’unique ouvrier agricole de Garrett Strong — Rossiter, il s’appelait —, et un rire général parcourut l’assemblée ; même Overholser ne put s’empêcher de sourire.

— Fiston, si vraiment ça te plaît pas de me contredire, eh bien ne le fais pas, répondit-il en continuant de sourire, mais seulement avec sa bouche.

— Pourtant, il le faut bien, répliqua Tian.

Il se mit à aller et venir lentement devant les bancs. Entre ses mains, la plume d’opopanax rouge brique se balançait. Tian éleva légèrement la voix, afin de faire comprendre à tous qu’il ne s’adressait plus seulement au gros fermier.

— Il le faut, parce que sai Overholser est assez vieux pour être mon Pa. Ses enfants à lui, ils sont grands, vous l’intuitez, et pour autant que je sache, il n’en avait que deux, une fille et un garçon.

Il marqua une pause, puis porta le coup de grâce.

— Nés à deux ans d’intervalle.

Des singletons, autrement dit. Tous les deux à l’abri des Loups, même s’il n’avait pas besoin d’en préciser autant. La foule se mit à murmurer.

Le visage d’Overholser prit une dangereuse teinte rouge sang.

— Comment tu peux dire une saloperie pareille ! Mes gosses ont rien à voir avec ça, tout seuls ou par deux ! Donne-moi cette plume, Jaffords. J’ai encore quelques petites choses à dire.

Mais déjà les bottes commençaient à tambouriner sur le parquet, lentement d’abord, puis accélérant le mouvement jusqu’à marteler les lattes comme de la grêle. Overholser jeta un regard circulaire plein de colère, le visage tellement rouge qu’il virait au violet.

— Je veux parler ! hurla-t-il. Voulez-vous m’écouter, je vous prie ?

Des Non, des pas maintenant, des C’est Jaffords qui a la plume, ou des Assieds-toi et écoute lui répondirent. Tian constata qu’Overholser était en train d’apprendre — et ça n’était vraiment pas trop tôt — qu’il y avait souvent un sentiment profond d’amertume envers les plus riches et les plus puissants, dans un village. Ceux qui se retrouvaient moins fortunés ou moins rusés (ce qui souvent revenait au même) pouvaient bien saluer du chapeau le passage des riches, dans leurs buckas ou leurs chariots bas ; ils pouvaient bien envoyer un cochon ou une vache en remerciement, quand un riche avait prêté son ouvrier pour bâtir une ferme ou une grange ; les gens comme il faut pouvaient bien recevoir les hourras au Conseil du Terme de l’Année pour avoir contribué à acheter le piano qui décorait désormais la musica du Pavillon. Pourtant, c’est avec une certaine satisfaction, voire de la sauvagerie, que les hommes de La Calla frappaient le sol de leur bottillonnes pour couvrir la voix d’Overholser.

Ce dernier, peu habitué à être contré de la sorte — sidéré, pour tout dire —, fit une nouvelle tentative Je veux la plume, je vous prie !

— Non, fit Tian. Plus tard, si tu le veux, mais pas maintenant.

Des vivats accueillirent sa réponse, surtout chez les plus petits fermiers et certains de leurs ouvriers. Les Manni ne se manifestèrent pas. Ils se serraient tellement les uns contre les autres qu’on aurait dit une tache d’encre bleu nuit au milieu de la salle. Il semblait clair que le tour que prenaient les choses les laissait perplexes. Pendant ce temps, Vaughn Eisenhart et Diego Adams allèrent se placer de chaque côté d’Overholser et lui parlèrent à voix basse.

C’est ta chance, se dit Tian. Autant la saisir.

Il leva la plume et tous se turent.

— Tout le monde aura l’occasion de s’exprimer, promit-il. Pour ma part, voilà ce que je dis : on ne peut pas continuer comme ça, à baisser la tête et à se taire, pendant que les Loups viennent chercher nos enfants.

— Ils les ramènent toujours, fit timidement un ouvrier du nom de Farren Posella.

— Ce qu’ils ramènent, c’est des cosses vides ! gémit Tian, et il fut encouragé par des Écoutez-le.

Pourtant, ça ne suffisait pas. Loin de là. Pas encore.

Il baissa encore d’un ton. Il ne souhaitait pas les haranguer. Overholser avait essayé, et ça ne l’avait mené nulle part, malgré ses mille arpents.

— Ils ramènent des cosses vides. Et nous, là-dedans ? Qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? Certains diront « rien du tout », que les Loups ont toujours fait partie de nos vies, ici à Calla Bryn Sturgis, comme les cyclones, ou les tremblements de terre. Mais c’est faux. Ils ne viennent que depuis six générations, tout au plus. Et La Calla existe depuis plus de mille ans.

Le vieux Manni aux épaules noueuses et aux yeux menaçants se leva à demi.

— Il dit vrai, folken. Il y avait des fermiers ici — dont beaucoup de Manni — alors que les ténèbres de Tonnefoudre n’étaient pas encore apparues, sans parler des Loups.

Ces paroles suscitèrent des regards stupéfaits. Cet effroi mêlé d’admiration sembla satisfaire le vieillard, qui acquiesça et se rassit.

— Sur l’échelle du temps, on peut dire que les Loups, c’est presque nouveau. Ils sont venus six fois en, quoi, cent vingt ou cent quarante ans. Qui sait ? Pour autant qu’on intuite, le temps s’est peut-être ramolli, pour une raison ou pour une autre.

Un grondement sourd. Des hochements de tête.

— En tout cas, une fois par génération, poursuivit Tian.

Il avait conscience de la coalition hostile qui s’organisait autour d’Overholser, d’Eisenhart et d’Adams. Ben Slightman était peut-être de leur côté — sans doute. Ceux-là, il ne pourrait pas les émouvoir, même avec une voix d’ange. Eh bien, il pouvait se débrouiller sans eux. S’il gagnait les autres à sa cause.

— Ils viennent une fois par génération, et combien ils prennent d’enfants ? Trois douzaines ? Quatre ? Sai Overholser n’a peut-être pas de babés ce coup-ci, mais moi, j’en ai — pas une paire de jumeaux, mais deux. Heddon et Hedda, Lyman et Lia. Je les aime tous les quatre, mais dans un mois de ça, deux d’entre eux me seront enlevés. Et quand ces deux-là reviendront, ils seront crânés. Cette étincelle qui fait d’eux des êtres humains, elle aura disparu pour toujours.

Écoutez-le, écoutez-le, souffla la salle dans un soupir.

— Combien d’entre vous ont des jumeaux qui n’ont pas encore de poils ailleurs que sur la tête ? lança Tian. Levez la main !

Six hommes levèrent le bras. Puis huit. Puis douze. Chaque fois que Tian pensait que le compte était bon, une autre main récalcitrante se dressait. À la fin, il dénombra vingt-deux mains, et bien sûr, tous ceux qui avaient des enfants n’étaient pas venus. Il constata combien Overholser était consterné par un tel nombre. Diego Adams avait levé la main, et Tian fut heureux de voir qu’il s’était un peu écarté d’Overholser, Eisenhart et Slightman. Trois des Mannis avaient la main levée. Jorge Estrada. Louis Haycox. Beaucoup d’autres de sa connaissance, ce qui n’avait rien de surprenant, puisqu’il connaissait pratiquement chacun de ces hommes. Probablement tous, à l’exception de quelques journaliers qui allaient d’exploitation en exploitation, en échange de paies dérisoires et de repas chauds.

— Chaque fois qu’ils viennent enlever nos enfants, ils prennent un peu plus de notre cœur et de notre âme, reprit Tian.

— Allons, fiston, fit Eisenhart. Tu ne crois pas que tu exagères un p…

— La ferme, rancher, s’éleva une voix.

C’était celle de l’homme arrivé en retard, celui avec la cicatrice sur le front. Il y avait quelque chose de choquant, dans cette colère et ce mépris.

— C’est lui qui a la plume. Laisse-le finir ce qu’il a à dire.

Eisenhart pivota pour repérer qui avait osé lui parler ainsi. Il vit l’homme et ne répondit pas. Tian n’en fut pas surpris.

— Grand merci, Père, dit Tian d’une voix égale. J’en ai presque terminé. Je pense sans arrêt aux arbres. On peut couper toutes les feuilles d’un arbre, il survivra. Si on lui arrache des couches d’écorce, il en fabriquera encore. On peut même aller prélever au cœur de la sève, il survivra. Mais si on continue à lui retirer de la sève, encore et encore, il viendra un moment où même l’arbre le plus fort succombera. C’est arrivé, chez moi, à la ferme, et ça n’est pas beau à voir. Ils meurent de l’intérieur. On le voit aux feuilles, elles jaunissent, en partant du tronc, vers le bout des branches. Et c’est ce que les Loups font à notre petit village. C’est ce qu’ils font à notre Calla.

— Écoutez-le ! cria Freddy Rosario, l’autre voisin de Tian. Écoutez-le bien !

Freddy avait lui-même des jumeaux, bien qu’ils fussent encore au sein, donc probablement en sécurité.

Tian reprit.

— Vous dites que si on résiste et qu’on se bat, ils nous tueront tous et brûleront La Calla d’est en ouest.

— Oui, acquiesça Overholser. C’est ce que je dis. Et je ne suis pas le seul.

Autour de lui grondèrent des murmures d’approbation.

— Pourtant, chaque fois qu’on reste là, la tête baissée et les mains tendues, à laisser les Loups prendre ce qu’on a de plus cher, plus cher qu’aucune ferme, qu’aucune grange ou qu’aucune récolte, eh bien on les laisse prendre un peu plus de la sève de cet arbre qu’est notre village !

Tian parlait d’une voix forte, la plume dans sa main levée bien haut.

— Si on ne se bat pas bientôt, on mourra de toute façon ! Voilà ce que je dis, moi, Tian Jaffords, fils de Luke ! Si on ne se bat pas bientôt, on sera des crânés nous-mêmes !

Des Écoutez-le s’élevèrent de toute part. Ainsi que des martèlements sourds de bottillonnes. Même des applaudissements.

George Telford, un autre rancher, chuchota quelque chose à Eisenhart et Overholser. Ils écoutèrent, puis acquiescèrent. Telford se leva. Il avait une chevelure argentée, un teint bronzé, une beauté burinée qui semblait plaire aux femmes.

— Tu as dit ce que tu avais à dire, fiston ? demanda-t-il avec douceur, comme on demanderait à un enfant s’il a assez joué pour aujourd’hui et s’il est prêt pour la sieste.

— Oui, je suppose, répondit Tian.

Il se sentit soudain abattu. Telford avait beau ne pas jouer dans la même cour que Vaughn Eisenhart, c’était un beau parleur. Tian se dit qu’il finirait peut-être par perdre la partie, après tout.

— Je peux prendre la plume, alors ?

Tian songea un instant à s’y accrocher, mais à quoi bon ? Il avait tiré ses meilleures cartouches. Enfin, il avait essayé. Peut-être que Zalia et lui devraient plier bagages et emmener les enfants à l’ouest eux-mêmes, retourner vers les Entre-Deux. De lune pleine à lune pleine avant l’arrivée des Loups, avait dit Andy. On pouvait prendre une fichue avance sur les ennuis, en trente jours.

Il fit passer la plume.

— Nous apprécions tous la fougue du jeune sai Jaffords, et il va de soi que personne ne met en doute son courage, commença George Telford.

Tout en parlant, il tenait la plume contre la partie gauche de sa poitrine, contre son cœur. Des yeux il parcourait l’assistance, voulant attraper les regards — créer une connivence avec chacun des hommes.

— Mais il nous faut penser aux gosses qui resteront autant qu’à ceux qui partiront, pas vrai ? En fait, notre devoir est de protéger tous les gosses, que ce soit les jumeaux, les triplés ou les singletons, comme le petit Aaron de sai Jaffords.

Telford se tourna vers Tian.

— Que diras-tu à tes enfants, quand les Loups tueront leur mère et mettront peut-être le feu à leur Gran-Pere, avec l’une de leurs lumitriques ? Comment t’y prendras-tu, pour rendre leurs hurlements moins déchirants ? Pour adoucir l’odeur de la peau brûlée et des récoltes en flammes ? Tu parleras des âmes qu’on est en train de sauver ? Ou de cette espèce d’arbre imaginaire ?

Il marqua un temps d’arrêt, laissant à Tian une chance de répondre, mais Tian n’avait rien à répondre. Dire qu’il les tenait presque… mais c’était compter sans l’habileté d’un Telford. Ce salopard avec sa voix de velours, lui aussi avait largement passé l’âge de s’inquiéter de voir les Loups débarquer devant sa porte, sur leurs grands chevaux gris.

Telford hocha la tête, comme s’il avait prévu le silence de Tian, et se retourna vers les bancs.

— Quand les Loups viendront, ils viendront avec des armes qui crachent le feu — les lumitriques, comme vous l’intuitez — et des fusils, et ces objets métalliques volants. Impossible de me souvenir du nom de ces…

— Les vibrantes, compléta quelqu’un.

— Les vifs d’argent, fit un autre.

— Les furtives, ajouta un troisième.

Telford acquiesça avec un sourire bienveillant. Le maître fier de ses bons élèves.

— Quel que soit leur nom, l’important c’est qu’elles volent dans l’air, qu’elles choisissent leur cible et qu’une fois qu’elles l’ont localisée, elles lancent leurs lames affûtées comme des rasoirs. Elles vous découpent un homme des pieds à la tête en cinq secondes, et il ne reste plus rien de lui qu’un cercle de sang et de cheveux. Croyez-moi, je l’ai vu de mes yeux.

— Écoutez-le ! Écoutez-le bien ! crièrent les hommes assis sur les bancs, les yeux écarquillés et remplis de peur.

— Les Loups eux-mêmes sont redoutables, reprit Telford, passant avec aisance d’une histoire effrayante à une autre.

— Ils ressemblent à des hommes, grosso modo, pourtant ce ne sont pas des hommes, c’est quelque chose de bien plus grand, et de bien plus horrible. Et ceux dont ils sont les serviteurs, là-bas, à Tonnefoudre, sont pires, bien pires. Des vampires, d’après ce que j’ai entendu dire. Des hommes à tête d’oiseau ou d’animal, peut-être bien. Des ronins morts vivants et errants. Des Guerriers de l’Œil Cramoisi.

Des murmures montèrent. Même Tian sentit dans son dos un frisson glacial, comme des pattes de rats lui trottinant sur l’échine, à la simple mention de l’Œil.

— Les Loups, je les ai vus ; pour le reste, on me l’a raconté, poursuivit Telford. Et bien que je ne croie pas à tout, j’en crois beaucoup. Mais peu importe Tonnefoudre et ce qui se terre là-bas. Revenons-en aux Loups. Ce sont les Loups notre problème, et on a déjà bien assez d’eux. Surtout quand ils débarquent armés jusqu’aux dents !

Il secoua la tête, un sourire sévère aux lèvres.

— Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? On pourrait peut-être les descendre de leurs chevaux avec des binettes, pas vrai, sai Jaffords ? Qu’en pensez-vous ?

Des rires railleurs s’élevèrent de l’assistance.

— Nous n’avons aucune arme capable de les inquiéter, fit Telford, d’un ton devenu sec et professionnel, le ton d’un homme qui en vient au fond du problème. Et même si on avait ces armes-là, nous sommes des fermiers et des éleveurs, pas des soldats. Nous…

— Arrête cette langue de bois, Telford. Tu devrais avoir honte de toi.

Des exclamations choquées accueillirent cette froide déclaration. Les colonnes vertébrales et les nuques craquèrent quand les hommes se retournèrent pour voir qui avait parlé ainsi. Alors, très lentement, comme pour leur en donner pour leur argent, le retardataire à chevelure blanche, dans son long manteau noir au col relevé, se leva en prenant tout son temps du dernier banc au fond de la salle. La cicatrice sur son front — en forme de croix — luisait dans la lumière des lampes à pétrole.

C’était le Vieux.

Telford reprit contenance relativement vite, mais lorsqu’il reprit la parole, Tian remarqua qu’il avait toujours l’air sous le choc.

— Je vous demande pardon, Père Callahan, mais c’est moi qui ai la plume…

— Au diable votre plume impie, et au diable votre conseil de lâches, répondit le Père Callahan.

Il remonta l’allée centrale, de sa démarche macabre déformée par l’arthrite. Il était plus jeune que l’aîné des Manni, et beaucoup moins vieux que le propre Gran-Pere de Tian (qui déclarait être le doyen, non seulement ici, mais jusqu’à Calla Lockwood, au sud) et pourtant il paraissait plus vieux que ces deux-là. Plus vieux que l’éternité même. C’était sans doute dû en partie à ces yeux égarés qui contemplaient le monde, en dessous de cette cicatrice (dont Zalia prétendait qu’il se l’était faite lui-même). Mais c’était surtout dû à sa voix. Il avait beau être dans la région depuis assez longtemps pour avoir bâti son étrange église de l’Homme Jésus et converti la moitié de La Calla à sa doctrine spirituelle, on n’aurait pas pu faire croire, même à un étranger, que le Père Callahan était d’ici. Son discours plat et nasal respirait l’étranger, tout comme ce jargon abscons qu’il lui arrivait d’employer (« l’argot des rues », comme il l’appelait). De toute évidence, il venait de l’un de ces autres mondes qui faisaient tant babiller les Manni ; pourtant il n’en parlait jamais, et Calla Bryn Sturgis était devenue sa terre d’adoption. Il possédait cette autorité sèche et indiscutable qui faisait qu’il était difficile de l’empêcher de parler, avec ou sans la plume.

Il était peut-être moins vieux que le Gran-Pere de Tian, mais le Père Callahan n’en demeurait pas moins le Vieux.

4

À présent, il jaugeait du regard les hommes de Calla Bryn Sturgis, et plus seulement George Telford. La plume s’affaissa dans la main de ce dernier. Sans la lâcher, il s’assit cependant au premier rang.

Callahan commença par une de ses exclamations en argot, mais comme ils étaient tous des fermiers, ils n’eurent nul besoin de traducteur.

— Tout ça, c’est du pipi de chat.

Il les fixa de manière plus appuyée. Bon nombre baissèrent les yeux. Même Eisenhart et Adams finirent par courber l’échine. Overholser garda la tête haute, mais sous le regard dur du Vieux, le rancher avait l’air plus irrité qu’arrogant.

— Du pipi de chat, répéta l’homme au manteau noir et au col relevé, en détachant bien chaque syllabe. Une petite croix en or scintillait sous le revers du col. Sur son front, l’autre croix — celle dont Zalia croyait qu’il se l’était creusée dans le front avec son ongle, en pénitence de quelque péché odieux — luisait sous les lampes comme un tatouage.

— Ce jeune homme n’est pas un des miens, mais il a raison, et je crois que vous le savez tous. Vous le savez au fond de votre cœur. Même vous, monsieur Overholser. Et vous, George Telford.

— Je sais rien du tout, fit Telford, mais sa voix avait perdu de son charme et de sa force de persuasion.

— Tous tes mensonges vont finir par te faire loucher, voilà ce que ma mère vous aurait dit, dit Callahan à Telford en lui adressant un mince sourire dont Tian n’aurait pas voulu être le destinataire. C’est alors que Callahan se tourna vers lui.

— Jamais je n’ai entendu discours plus convaincant que celui que tu as tenu ce soir, jeune homme. Grand merci-sai.

Tian leva une main hésitante, qu’il accompagna d’un sourire encore plus hésitant. Il se sentait comme un personnage de comédie ridicule, sauvé in extremis par une intervention surnaturelle totalement improbable.

— J’en connais un bout, sur la lâcheté, ne vous déplaise, reprit Callahan, en se tournant vers les hommes assis.

Il leva la main droite, déformée et tordue par une vieille brûlure, la regarda fixement, puis la laissa retomber le long du corps.

— J’en ai fait l’expérience personnellement, pourrait-on dire. Je sais comment une décision lâche mène à une autre… puis à une autre… puis à une autre… jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour faire demi-tour, trop tard pour changer. Monsieur Telford, je vous assure que l’arbre dont vous a parlé le jeune M. Jaffords n’est pas imaginaire. La Calla est dans un danger extrême. Vos âmes sont en danger.

— Je vous salue Marie, pleine de grâce, dit quelqu’un vers la gauche. Le Seigneur est avec vous. Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est b…

— Remballe ça, aboya Callahan. Garde-le pour dimanche.

Il les scrutait de ses yeux bleus, deux étincelles luisant dans un creux profond.

— Pour ce soir, peu importent Dieu, Marie et l’Homme Jésus. Peu importent les lumitriques et les bestioles volantes des Loups. Il faut vous battre. Vous êtes les hommes de La Calla, n’est-ce pas ? Alors conduisez-vous comme des hommes. Arrêtez de vous comporter comme des chiens qui viennent en rampant lécher les bottes de leur maître cruel.

Overholser vira au cramoisi, et se dressa. Diego Adams l’attrapa par le bras et lui parla à l’oreille. Pendant un instant, Overholser resta courbé, comme suspendu en plein mouvement, puis il se rassit. C’est Adams qui se leva.

— Bien balancé, padrone, lança-t-il, avec son fort accent. Ça c’est courageux. Mais il se trouve qu’on a encore quelques petites questions. Haycox en a posé une. Comment des fermiers et des éleveurs pourraient tenir tête à des tueurs armés ?

— En engageant eux-mêmes des tueurs armés, répliqua Callahan.

Il y eut un moment de silence et de stupéfaction totale. On aurait dit que le Vieux s’était mis à parler une autre langue. Diego Adams finit par avouer, avec précaution :

— Je comprends pas.

— Bien sûr que non, reprit le Vieux. Alors écoutez et prenez-en de la graine. Vous, Adams, et vous tous, écoutez et prenez-en de la graine. Vers le nord-ouest, à moins de six jours à cheval, avançant en direction du sud-est le long du Sentier du Rayon, s’en viennent trois pistoleros et un apprenti.

Leur ébahissement le fit sourire. C’est alors qu’il se tourna vers Slightman.

— L’apprenti est à peine plus vieux que votre fils Ben, mais il est déjà aussi rapide que le serpent et aussi redoutable que le scorpion. Et les autres sont encore plus rapides et encore plus redoutables. Je le tiens d’Andy, qui les a vus. Vous vouliez des gros calibres ? Il n’y a qu’à se servir. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.

Cette fois-ci, Overholser se leva complètement. Il était si rouge qu’on l’aurait cru en proie à la fièvre. Son gros ventre arrondi tremblotait.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire à dormir debout ? Si des hommes pareils ont existé, ils ont disparu avec Gilead. Et Gilead n’est plus que poussière depuis mille ans.

Il n’y eut aucun murmure pour ou contre. Aucun murmure tout court. La foule restait figée, comme hypnotisée par l’écho de ce seul mot mythique : pistoleros.

— Vous vous trompez, dit Callahan. Mais inutile de se battre à ce sujet. Nous n’avons qu’à aller vérifier par nous-mêmes. Un petit groupe suffira, il me semble. Jaffords ici présent… moi-même… et pourquoi pas vous, Overholser ? Ça vous dirait de vous joindre à nous ?

— Les pistoleros n’existent pas ! gronda Overholser.

Derrière lui, Jorge Estrada se leva.

— Père Callahan, Dieu vous bénisse…

— Dieu vous bénisse aussi, Jorge.

— … mais même si ce sont bel et bien des pistoleros, comment ils pourraient se battre à trois contre quarante ou soixante ? Et pas quarante ou soixante hommes normaux, quarante ou soixante Loups ?

— Écoutez-le, il dit vrai ! lança Eben Took, l’épicier.

— Et pourquoi ils se battraient pour nous ? renchérit Estrada. On boucle à peine l’année, sans parler de bénéfices. Qu’est-ce qu’on aurait à leur offrir, à part quelques repas chauds ? Et quel homme accepterait de mourir pour son dîner ?

— Écoutez-le, écoutez-le ! crièrent Telford, Overholser et Eisenhart à l’unisson.

D’autres se mirent à taper du pied en rythme sur le plancher.

Le Vieux attendit le retour au silence, puis il reprit :

— J’ai des livres, au presbytère. Une demi-douzaine.

Bien que ce fût un fait connu de tous ou presque, la simple évocation de livres — de tout ce papier — provoquait toujours un soupir d’émerveillement général.

— Selon l’un d’eux, il était interdit aux pistoleros de percevoir des récompenses. Apparemment, parce qu’ils descendent en droite ligne d’Arthur l’Aîné.

— L’Eld ! murmurèrent les Manni, et plusieurs brandirent le poing en l’air, le pouce et l’annulaire pointés vers le haut.

Tu les tiens, pensa le Vieux. En avant, Texas. Il réussit à retenir un éclat de rire, mais pas le sourire qui lui montait aux lèvres.

— Vous voulez parler de ces mercenaires qui parcourent le pays, en multipliant les bonnes actions ? demanda Telford d’une voix légèrement moqueuse. Vous êtes trop vieux pour ce genre de conte de fées, mon père.

— Pas des mercenaires, répondit patiemment Callahan, des pistoleros.

— Comment trois hommes peuvent-ils tenir tête aux Loups, mon père ? s’entendit dire Tian lui-même.

D’après Andy, l’un des pistoleros était une femme, mais Callahan ne voyait pas l’utilité de brouiller encore plus les pistes (même si son côté farceur en avait quand même très envie).

— C’est une question pour leur dinh, Tian. Nous la lui poserons. Et ils ne se battraient pas rien que pour un repas chaud, vous savez. Loin de là.

— Pour quoi d’autre, alors ? demanda Bucky Javier.

Callahan pensait que ce qu’ils voudraient, c’était cette chose qui gisait sous le plancher de cette église. Et c’était tant mieux, parce cette chose s’était réveillée. Le Vieux, qui s’était enfui dans un autre monde d’une ville appelée Jerusalem’s Lot, voulait s’en débarrasser. S’il ne s’en débarrassait pas au plus vite, elle finirait par le tuer.

Le ka était venu à Calla Bryn Sturgis. Le ka comme le vent.

— Chaque chose en son temps, monsieur Javier, répondit Callahan. Chaque chose en son temps, sai.

Un murmure avait commencé à monter dans la Salle du Conseil. Il se faufila entre les bancs, de bouche à oreille, comme une brise d’espoir et de peur.

Des pistoleros.

Des pistoleros vers l’ouest, venus de l’Entre-Deux-Mondes.

Et c’était vrai, grâce à Dieu. Les derniers descendants redoutables d’Arthur l’Aîné, marchant sur Calla Bryn Sturgis le long du Sentier du Rayon. Le ka comme le vent.

— Il est temps d’être des hommes, leur dit le Père Callahan.

En dessous de sa cicatrice, ses yeux brûlaient comme des lampes. Pourtant, le ton de sa voix n’était pas dénué de compassion.

— Il est temps de se mettre debout, messieurs. L’heure est venue de se mettre debout et d’être sincère.

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