Le temps est un visage qui se reflète sur l’eau : ainsi disait un vieux proverbe du vieux-temps, en la lointaine Mejis. Eddie Dean n’y avait jamais mis les pieds.
Enfin si, en un sens. Un soir, Roland avait emmené ses quatre compagnons — Eddie, Susannah, Jake et Ote — à Mejis, à travers ce long récit pendant qu’ils campaient sur l’I-70, l’autoroute du Kansas, dans un Kansas qui-ne-fut-jamais. Cette nuit-là, il leur avait raconté l’histoire de Susan Delgado, son premier amour. Peut-être même son seul amour. Et comment il l’avait perdue.
L’adage était peut-être vrai du temps de la jeunesse de Roland, quand il avait l’âge de Jake Chambers, mais Eddie le trouvait encore plus juste aujourd’hui, alors que le monde était en train de se détendre, comme le ressort principal d’une montre ancienne. Roland leur avait dit que même des choses aussi élémentaires que les points cardinaux n’étaient plus fiables, dans l’Entre-Deux-Mondes ; ce qui hier se situait plein ouest pouvait bien se retrouver au sud-ouest le lendemain, aussi dingue que ça puisse paraître. Et le temps lui aussi avait commencé à ramollir. Eddie aurait juré que certaines journées duraient quarante heures, et il leur succédait des nuits (comme celle durant laquelle Roland les avait emmenés à Mejis) qui paraissaient plus longues encore. Et puis un jour, au beau milieu de l’après-midi, il voyait presque l’obscurité jaillir d’un seul coup et la nuit descendre par-dessus l’horizon, vers eux. Eddie se demandait si le temps s’était perdu.
Ils avaient quitté une ville appelée Lud à bord de Blaine le Mono. Blaine est peine, comme l’avait dit Jake à plusieurs occasions, mais il s’était trouvé qu’il était bien plus que ça ; Blaine le Mono était complètement givré. Eddie l’avait tué grâce à l’illogique (« Tu as un don pour ça, mon lapin », lui disait Susannah), et ils avaient débarqué dans un Topeka qui n’avait tout simplement rien à voir avec le monde d’où venaient Eddie, Susannah et Jake. Ce qui n’était pas plus mal, sans rire, parce que ce monde-ci — un monde dans lequel l’équipe pro de base-ball de Kansas City s’appelait les Monarques, où le Coca-Cola était devenu N’Oz-A-La et où le constructeur automobile japonais numéro un ne s’appelait plus Honda mais Takuro — avait été assailli par une sorte de peste qui avait anéanti presque tout le monde. Alors colle-toi ça dans ta Takuro Spirit et fonce, s’était dit Eddie.
Il avait bien senti le temps passer, pendant toute cette aventure. Les trois quarts du temps, il avait eu une trouille bleue — comme tous les autres, sans doute, tous sauf peut-être Roland —, mais ça oui, le temps était bien réel. Il n’avait pas eu cette sensation qu’il lui filait entre les doigts, même quand ils marchaient le long de l’I-70 avec des balles fichées dans les oreilles, à regarder les voitures figées et à écouter le gazouillis de cette bête que Roland appelait une tramée.
Mais après la confrontation dans le palais de cristal avec l’Homme Tic-Tac, le vieil ami de Jake et aussi le vieil ami de Roland (Flagg… ou Marten… ou — tout simplement — Maerlyn), le temps avait changé.
Mais pas tout de suite. On a d’abord fait un tour dans cette foutue boule rose… on a vu Roland tuer sa mère par erreur… et quand on est revenu…
Oui, c’était là que ça s’était passé. Ils s’étaient réveillés dans une clairière à, quoi, une quarantaine de kilomètres du Palais Vert. Ils le voyaient toujours, mais ils avaient tous compris qu’il s’agissait d’un autre monde. Quelqu’un — ou quelque force — les avait transportés au-dessus ou à travers la tramée pour les ramener au Sentier du Rayon. Qui ou quoi que ce fût, il avait eu la délicatesse de leur emballer un pique-nique à chacun, avec un N’Oz-A-La et des biscuits Keebler, plus familiers.
Près d’eux, accrochée à une branche d’arbre, ils avaient trouvé un mot de cet être que Roland avait bien failli tuer dans le Palais : « Renoncez à la Tour. C’est votre dernier avertissement. » Ridicule, vraiment. Croire que Roland pourrait renoncer à la Tour, c’était comme l’imaginer en train de tuer le bafouilleux de compagnie de Jake pour le faire rôtir à la broche pour le dîner. Aucun d’eux ne renoncerait à la Tour Sombre. Dieu leur vienne en aide, ils iraient jusqu’au bout, maintenant.
Il reste un peu de lumière, avait dit Eddie le jour où ils avaient trouvé le mot de Flagg. Vous voulez qu’on en profite, ou quoi ?
Oui, avait répondu Roland de Gilead. Profitons-en.
Et c’est ce qu’ils avaient fait, ils avaient suivi le Sentier du Rayon à travers des champs infinis à ciel ouvert, séparés les uns des autres par ces horripilantes bandes de broussailles irrégulières. Ils n’avaient pas croisé signe de vie humaine. Le ciel était resté bas et nuageux, jour après jour, nuit après nuit. Et parce qu’ils suivaient le Sentier du Rayon, il arrivait que les nuages juste au-dessus d’eux se mettent à bouillonner et se déchirent, dévoilant des pans bleus, mais jamais pour très longtemps. Une nuit, ils s’étaient écartés assez longtemps pour leur laisser admirer la pleine lune, avec un visage nettement dessiné : le méchant rictus du Colporteur, avec son regard de côté et complice. Roland en avait déduit que c’était la fin de l’été ; mais pour Eddie, c’était tout et n’importe quoi, comme saison, avec cette herbe toute molle, ou carrément morte, ces arbres (le peu qu’ils croisaient) dénudés, ces buissons roussis et rabougris. Il y avait peu de gibier, et pour la première fois depuis des semaines — depuis qu’ils avaient quitté la forêt où régnait Shardik, l’ours cyborg — il leur arrivait de se coucher l’estomac presque vide.
Pourtant, se rappela Eddie, tout ça n’était rien à côté de cette impression d’avoir perdu toute notion du temps lui-même : ni heures, ni jours, ni semaines, ni saisons, pour l’amour du ciel. La lune disait peut-être à Roland qu’on était à la fin de l’été, le monde autour d’eux rappelait plutôt la première semaine de novembre, ce lent assoupissement vers l’hiver.
Eddie avait décidé à ce moment-là que le temps était en grande partie créé par des événements extérieurs. Quand il se passait plein de conneries intéressantes, le temps avait l’air de passer vite. Mais quand on était coincé dans les emmerdes habituelles, le temps ralentissait. Et quand tout s’arrêtait, qu’il ne se passait plus rien, le temps se barrait par la même occasion. Il pliait bagages pour se faire une petite virée à Coney Island. Ça paraissait barjo, vu comme ça, mais c’était vrai.
Est-ce qu’il ne se passait vraiment plus rien ? Eddie s’était mis à y réfléchir (comme de toute façon, il n’avait rien de mieux à faire que de pousser le fauteuil roulant de Susannah à travers ces champs interminables, ça lui laissait largement le temps de réfléchir). La seule bizarrerie qui lui était venue à l’esprit depuis qu’ils avaient quitté le Cristal du Magicien, c’était ce que Jake appelait le Nombre Mystère, et c’était sans doute sans importance. Ils avaient dû résoudre une devinette mathématique dans le Berceau de Lud pour pouvoir monter à bord de Blaine, et Susannah avait suggéré que le Nombre Mystère était un rescapé de cet épisode. Eddie était loin d’être convaincu par sa théorie, mais après tout, c’était une théorie comme une autre.
Et puis en fait, qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir de tellement spécial, le nombre dix-neuf ? Nombre Mystère, en effet. Après un moment de réflexion, Susannah avait souligné que c’était un nombre premier, au moins, comme les nombres qui leur avaient ouvert la porte vers Blaine le Mono. Eddie avait ajouté que c’était le seul situé entre dix-huit et vingt quand on comptait. Jake avait éclaté de rire, et lui avait dit d’arrêter de faire le con. Eddie, qui était assis près du feu de camp à sculpter un lapin (qui irait rejoindre dans son sac le chien et le chat), avait ordonné à Jake d’arrêter de se moquer de son seul véritable talent.
Cela faisait peut-être cinq ou six semaines qu’ils étaient de retour sur le Sentier du Rayon, quand ils tombèrent sur une double ornière assez ancienne, qui autrefois avait dû être une route. Elle ne suivait pas exactement la direction du Rayon, mais Roland les y jeta quand même. L’itinéraire était bien assez proche de celui du Sentier du Rayon pour ce qui les concernait, avait-il dit. Eddie pensa que se retrouver à nouveau sur une route allait un peu recadrer les choses, que ça allait les sortir de cette torpeur subtropicale qui les rendait dingues, mais rien du tout. La route montait, les menant à travers une série de champs en pente, étagés comme une volée de marches. Ils finirent par franchir le sommet d’une crête qui s’étendait du nord au sud. Sur l’autre versant, leur route s’enfonçait dans un bois épais. Presque une forêt de conte de fées, se dit Eddie alors qu’ils pénétraient dans ses ténèbres. Le deuxième jour (ou peut-être le troisième ou le quatrième…), Susannah abattit un jeune cerf dans la forêt, et la viande leur fut un véritable délice après un régime de burritos végétariens à la pistolero, mais il n’y avait ni orques, ni trolls dans les profondes clairières, pas plus que d’elfes — Keebler ou autres. Et plus de cerfs, d’ailleurs.
— Je cherche toujours le marchand de bonbons, fit Eddie. Ils zigzaguaient entre les grands arbres centenaires depuis plusieurs jours, alors. Peut-être même que ça faisait une semaine. Ce dont il était sûr, c’est qu’ils étaient encore assez près du Sentier du Rayon. On le voyait dans le ciel… et puis, ça se sentait.
— De quel marchand tu parles ? demanda Roland. Encore une histoire ? Si c’est le cas, j’aimerais l’entendre.
Ben voyons. Dès qu’il était question d’histoires, ce type était un véritable morfal. Surtout celles qui commençaient par « Il était une fois, du temps où tout le monde vivait dans la forêt ». Mais il avait une drôle de façon d’écouter. Un peu décalée. Eddie en avait parlé à Susannah, une fois, mais elle lui avait expliqué les choses en deux coups de cuillère à pot, comme d’habitude. Susannah avait cette faculté troublante de mettre des mots sur les sentiments, de fixer les vertiges.
— C’est parce qu’il écoute de toutes ses oreilles, avec les yeux écarquillés, comme un gamin avant de s’endormir, avait-elle dit. Et c’est comme ça que toi tu veux qu’il t’écoute, chéri.
— Et comment il écoute, lui ?
— Comme un anthropologue, avait-elle répondu en un éclair. Comme un anthropologue qui essaie de comprendre une culture étrangère à travers ses mythes et ses légendes.
Elle avait raison. Et si la façon qu’avait Roland d’écouter mettait Eddie mal à l’aise, c’était probablement parce qu’au fond de lui, Eddie se disait que, si quelqu’un devait écouter comme un scientifique, c’étaient bien lui, Suze et Jake. Parce qu’eux, ils venaient d’un où et d’un quand bien plus sophistiqués. Pas vrai ?
Vrai ou pas, à eux quatre ils avaient découvert un paquet d’histoires communes à leurs deux mondes. Roland connaissait un conte appelé « Le Songe de Diane », qui ressemblait étrangement à « La Dame ou le Tigre » que ces trois New-Yorkais en exil avaient lu à l’école. Le récit de Lord Perth était semblable à celui de David et Goliath, dans la Bible. Roland avait entendu beaucoup d’histoires sur l’Homme Jésus qui était mort sur la croix pour la rémission des péchés et il avait appris à Eddie, Susannah et Jake que ce Jésus avait un bon paquet de disciples, ici, dans l’Entre-Deux-Mondes. Il y avait aussi des chansons communes. « Amour insouciant ». Ou « Hey Jude », même si dans le monde de Roland, la première phrase de la chanson était « Hey, Jude, j’te vois, bonhomme ».
Eddie avait passé au moins une heure à raconter à Roland l’histoire d’Hansel et Gretel, transformant la vilaine sorcière mangeuse d’enfants en Rhéa du Coös presque malgré lui. Quand il en était arrivé au moment où elle essaie d’engraisser les enfants, il s’était interrompu pour demander à Roland :
— Tu la connais, celle-là ? Ou une autre version ?
— Non, mais c’est une belle histoire. Raconte la suite, s’il te plaît.
C’est ce qu’Eddie avait fait, finissant par le sempiternel « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », et le Pistolero avait hoché la tête.
— Personne ne vit heureux comme ça, mais c’est aux enfants de le découvrir par eux-mêmes, n’est-ce pas ?
— Ouais, avait lancé Jake.
Ote suivait le garçon comme son ombre en trottinant, levant les yeux vers Jake avec cette expression d’adoration placide dans ses yeux cerclés d’or.
— Ouais, répéta le bafouilleux, reproduisant exactement l’inflexion plutôt lugubre de sa voix.
Eddie passa le bras autour des épaules de Jake.
— Dommage que tu sois dans ce trou, plutôt qu’à New York. Si tu étais resté dans la grande Pomme, mon petit Jakey, tu aurais sûrement ton propre psychiatre rien que pour toi, à l’heure qu’il est. Tu bosserais sur les problèmes liés à tes parents. Tu remonterais jusqu’au cœur de tes conflits non résolus. Peut-être même qu’on te refilerait de la bonne came. De la Ritaline, des trucs de ce genre.
— L’un dans l’autre, j’aime mieux être ici, répliqua Jake, en baissant les yeux vers Ote.
— Ouais, fit Eddie, je te jette pas la pierre.
— Ce genre d’histoires, on les appelle des « contes de fées », dit Roland d’un air pensif.
— Ouais, confirma Eddie.
— Pourtant, il n’y avait pas de fée, dans celle-là.
— Non, acquiesça Eddie. C’est un nom de genre plus qu’autre chose. Dans notre monde, on a les histoires policières… la science-fiction… les westerns… les contes de fées. Tu vois ?
— Oui, répondit Roland. Est-ce que dans votre monde, les gens veulent toujours un seul parfum à la fois, pour leurs histoires ? Un seul goût en bouche ?
— On pourrait dire ça, il me semble, dit Susannah.
— Personne ne mange de pot-au-feu ? demanda Roland.
— Au dîner, parfois, fit Eddie. Mais quand il s’agit de s’amuser, on a effectivement tendance à s’en tenir à un seul parfum, et à ne pas laisser les différents ingrédients se mélanger dans l’assiette. Je sais que ça n’a pas l’air folichon, dit comme ça.
— Et tu dirais qu’il y en a combien, des contes de fées de ce genre ?
Sans l’ombre d’une hésitation — et sans s’être donné le mot —, Eddie, Susannah et Jake répondirent exactement en même temps : « Dix-neuf ! » Suivis une seconde plus tard par la voix rauque d’Ote : « Di-neuf ! »
Ils se regardèrent et éclatèrent de rire, car « dix-neuf » était devenu en quelque sorte leur réplique fétiche, remplaçant « bi d’honneur », que Jake et Eddie avaient usé jusqu’à la corde. Pourtant il y avait dans ce rire une pointe de gêne, parce que cette histoire de dix-neuf devenait quelque peu bizarre. Eddie s’était surpris en train de le graver sur le flanc de son dernier animal en bois, comme une marque de fabrique : Salut, camarade, bienvenue dans notre tanière ! On l’appelle le Bar Dix-neuf. Autant Susannah que Jake avaient avoué que, lorsqu’ils apportaient du bois pour le feu du soir, c’était par fagot de dix-neuf branches. L’un comme l’autre, ils avaient été incapables d’expliquer pourquoi ; pour une raison inconnue, ça leur paraissait la chose à faire.
Et puis il y avait eu ce matin où Roland s’était arrêté à l’orée du bois qu’ils traversaient. Il avait tendu le bras vers le ciel, où un arbre particulièrement vieux dressait ses branches vénérables. Ces branches dessinaient sur fond de ciel le nombre dix-neuf. Dix-neuf, très distinctement. Ils l’avaient tous vu, mais Roland avait été le premier.
Ce même Roland, qui croyait aux augures et aux présages aussi naturellement qu’Eddie avait un temps cru aux ampoules électriques et aux piles AA, avait tendance à décourager son ka-tet dans sa soudaine fascination pour ce nombre. Ils étaient devenus proches les uns des autres, disait-il, aussi proches qu’un ka-tet pouvait l’être, et de ce fait, ils avaient tendance à se transmettre leurs pensées, leurs habitudes et leurs petites obsessions comme un rhume. Et il pensait que, dans une certaine mesure, Jake encourageait ce phénomène.
— Tu as le shining, Jake, lui avait-il dit. Je ne suis pas sûr qu’il soit aussi développé chez toi qu’il l’était chez mon vieil ami Alain, mais par tous les dieux, c’est bien possible.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, avait répondu Jake, le front plissé, visiblement perplexe.
Eddie se disait que Jake comprendrait en temps utile, comme qui dirait. Si le temps voulait se remettre à défiler normalement, évidemment.
Et le jour où Jake rapporta les boulrèves, c’est ce qui se passa.
Ils avaient fait une pause pour le déjeuner (toujours la routine des burritos végétariens — la viande de cerf et les biscuits Keebler n’étaient déjà plus qu’un vague souvenir), quand Eddie fit remarquer que Jake avait disparu et demanda au Pistolero s’il savait où le gosse avait filé.
— Il a quitté la formation il y a environ une demi-roue, dit Roland en pointant les deux doigts restants de sa main droite vers la route.
— Il va bien. Sinon, on le sentirait tous.
Roland baissa les yeux sur son burrito, et mordit dedans sans enthousiasme.
Eddie ouvrit la bouche pour dire autre chose, mais Susannah le devança.
— Le voilà. Salut, trésor, qu’est-ce que tu nous ramènes là ?
Jake avait les bras chargés de boules de la taille de balles de tennis. Seulement ces balles-là n’auraient pas rebondi bien loin ; elles avaient des petites cornes sur la tête. Quand le gamin s’approcha, Eddie put en sentir l’odeur, une odeur merveilleuse — l’odeur du pain frais juste sorti du four.
— Je pense que ces trucs-là doivent être pas mal au goût, fit Jake. Ils sentent comme le pain au levain que ma mère et Mme Shaw — la gouvernante — achetaient chez Bazaar’s.
Il jeta un regard vers Susannah et Eddie, un petit sourire aux lèvres.
— Bazaar’s, vous connaissez, les gars ?
— Moi oui, répondit Susannah. C’est ce qu’on fait de mieux, mmmm-hmmmmm. Et ils sentent délicieusement bon. Tu n’y as pas encore goûté, hein ?
— Bien sûr que non.
Il lança un regard interrogateur à Roland.
Le Pistolero mit fin au suspense en prenant un petit pain, en lui arrachant les cornes et en mordant dans ce qui restait.
— Des boulrèves. Ça fait une éternité que je n’en avais pas vu. Elles sont fabuleuses — ses yeux bleus rayonnaient. Je n’aime pas manger les cornes. Non pas qu’elles soient empoisonnées, mais je les trouve amères. On peut les faire frire, s’il reste un peu de graisse de cerf. Frites, elles ont presque le goût de la viande.
— Ça me paraît une bonne idée, commenta Eddie. Mets-t’en plein la tête. Quant à moi, je pense que je vais faire l’impasse sur les champignons surprise, ou quel que soit leur nom.
— Ce ne sont pas du tout des champignons, dit Roland. On dirait plutôt une sorte de baie.
Susannah en prit un, grignota un petit morceau, puis s’offrit une vraie bouchée.
— Ne te prive pas d’un truc pareil, mon ange, dit-elle. Comme aurait dit l’ami de mon Papa, Pop Mose : « Ils sont terribles. »
Elle prit une autre boulrève des mains de Jake et passa l’ongle sur sa surface lisse.
— Peut-être bien, fit-il, mais dans ce livre que j’ai lu, je devais faire un devoir dessus, au lycée — je crois que le titre, c’était Nous avons toujours habité le château[1] — il y avait cette foldingue qui empoisonnait toute sa famille avec des trucs comme ça.
Il se pencha vers Jake, haussant les sourcils et lui dardant un sourire qu’il voulait le plus effrayant possible.
— Elle a empoisonné toute sa famille, et ils sont morts dans des souffrances A-TRO-CES !
Eddie tomba du tronc sur lequel il était assis et se mit à se rouler sur les aiguilles et les feuilles mortes, faisant d’horribles grimaces et feignant de s’étrangler. Ote courait autour de lui, aboyant le nom d’Eddie par des séries de petits glapissements suraigus.
— Arrête un peu, dit Roland. Où les as-tu trouvés, Jake ?
— Là-bas, derrière, dans une clairière que j’ai repérée depuis le chemin. Il y en a des tas. Et puis, les gars, si vous avez envie de viande… je sais que je suis… il y a toutes sortes de signes. Des traces fraîches.
Des yeux, il scruta le visage de Roland.
— Des traces… très… fraîches…
Il parlait lentement, comme si quelqu’un dans le groupe ne parlait pas couramment leur langue.
Un petit sourire joua sur les lèvres de Roland.
— Parle bas mais parle clairement, dit-il. Qu’est-ce qui te tracasse, Jake ?
Jake répondit en bougeant à peine les lèvres.
— Des hommes, qui m’observaient quand je ramassais les boulrèves — il marqua une pause. Qui nous observent en ce moment.
Susannah prit une des boulrèves, l’admira, puis plongea son visage dedans pour le respirer comme une fleur.
— Derrière nous, sur le chemin ?
— Oui, confirma Jake.
Eddie porta le poing à sa bouche, comme pour étouffer une toux.
— Combien ?
— Quatre, je dirais.
— Cinq, précisa Roland. Peut-être même six. Dont une femme. Et un garçon à peine plus vieux que Jake.
Jake le regarda, troublé.
— Depuis quand ? demanda Eddie.
— Hier, répondit Roland. Ils se sont mis à nous filer. Ils viennent du plein est.
— Et tu ne nous as rien dit ? demanda Susannah d’un ton plutôt sévère, sans même prendre la peine de se couvrir la bouche ou de ne pas articuler.
Roland la regarda avec l’ombre d’une lueur dans l’œil.
— J’étais curieux de voir lequel d’entre vous les repérerait le premier. En fait, j’avais misé sur toi, Susannah.
Elle lui lança un regard froid et ne répondit pas. Eddie se dit qu’il y avait plus dans ce regard qu’une petite Detta Walker et il fut content qu’il ne s’adresse pas à lui.
— Et on fait quoi, alors ? demanda Jake.
— Pour l’instant, rien, répondit le Pistolero.
Ce qui ne fut visiblement pas du goût de Jake.
— Et s’ils sont comme le ka-tet de l’Homme Tic-Tac ? Gasher, Hoots, ces gars-là ?
— Ce n’est pas le cas.
— Comment tu le sais ?
— Parce que si c’était le cas, ils nous seraient tombés dessus avant, et à l’heure qu’il est, ils régaleraient les mouches.
Personne ne trouva de réplique à ça, et ils reprirent leur chemin. Il serpentait dans l’obscurité profonde, se frayant un passage entre les arbres plusieurs fois centenaires. Ils n’étaient pas en route depuis vingt minutes qu’Eddie entendit leurs poursuivants (ou leurs ombreurs) : des brindilles qui craquent, du feuillage froissé, et même des chuchotements. Des pieds-lourds, dans la terminologie de Roland. Eddie se sentit mortifié de ne pas les avoir remarqués plus tôt. Il se demanda aussi ce que ces foutus animaux-là faisaient pour gagner leur vie. Si ça consistait à pister et à piéger, ils s’étaient plutôt trompés de branche.
Eddie Dean faisait désormais partie de l’Entre-Deux-Mondes pour un millier de raisons, dont certaines tellement subtiles qu’il n’en était pas pleinement conscient, mais il continuait de mesurer les distances en kilomètres, non en roues. Ils avaient dû parcourir une vingtaine de kilomètres depuis la fontaine à boulrèves de Jake lorsque Roland donna le signal du bivouac. Ils s’arrêtèrent au milieu de la route, comme ils le faisaient toujours depuis qu’ils avaient pénétré dans la forêt ; ainsi, les braises de leur feu de camp avaient peu de chance de mettre le feu au bois.
Eddie et Susannah rapportèrent un bel échantillon de branches tandis que Roland et Jake installaient le campement et se mettaient à découper le butin de Jake. Susannah faisait glisser son fauteuil roulant sans efforts sous les vieux arbres, empilant ses trouvailles sur ses genoux. Eddie marchait à ses côtés, chantonnant doucement.
— Jette un œil à ta gauche, mon ange, dit Susannah.
Ce qu’il fit. Il aperçut au loin une lueur orange qui clignotait. Un feu.
— On ne peut pas dire que ce soient des as, fit-il.
— Non. En fait, je me sens même un peu désolée pour eux.
— Tu as une idée de ce qu’ils mijotent ?
— Nan. Mais je pense que Roland a raison… ils nous le diront quand ils seront prêts. Ou bien ils décideront qu’on ne fait pas l’affaire et ils disparaîtront dans la nature. Viens, allons rejoindre les autres.
— Une minute.
Il ramassa une branche de plus, hésita, puis en prit encore une. Il parut satisfait.
— C’est bon, dit-il.
Sur le chemin du campement, il compta les branches qu’il avait ramassées, puis celles posées sur les genoux de Susannah. Dans les deux cas, le total fut égal à dix-neuf.
— Suze, l’appela-t-il.
Elle leva les yeux vers lui.
— Le temps a redémarré.
Elle ne lui demanda pas ce qu’il entendait par là et se contenta de hocher la tête.
Les bonnes résolutions d’Eddie concernant les boulrèves ne firent pas long feu. L’odeur qui montait tandis que Roland les faisait frire dans le reste de graisse qu’il avait gardée dans sa vieille bourse râpée (cette foutue habitude qu’il avait de mettre de côté) était tout simplement irrésistible. Eddie reçut sa part dans l’une des assiettes anciennes qu’ils avaient trouvées dans les bois de Shardik et il engloutit le tout.
— C’est aussi bon que du homard, lâcha-t-il, avant de se rappeler les monstres qui avaient arraché les doigts de Roland, sur la plage.
— Aussi bon que les hot-dogs de Nathan, c’est ça que je voulais dire. Désolé de t’avoir taquiné, Jake.
— Ne t’inquiète pas, fit Jake avec un sourire. Tu n’y vas jamais très fort.
— Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez, dit Roland en souriant — il souriait plus, ces derniers temps, beaucoup plus —, mais son regard restait sérieux. Vous tous. Les boulrèves provoquent parfois des rêves très entraînants.
— Tu veux dire qu’ils te font planer ? demanda Jake, un peu gêné.
Il pensait à son père. Elmer Chambers avait essayé beaucoup de choses vraiment bizarres, dans sa vie.
— Planer ? Je ne suis pas sûr de…
— Ça te décalque. Tu es parti. Tu vois des trucs. Comme quand tu as pris la mescaline et que tu es allé dans ce cercle de pierre où cette chose a failli… tu sais, où elle a failli me faire du mal.
Roland réfléchit un moment, replongeant dans ses souvenirs. Il y avait une sorte de succube emprisonné dans ce cercle de pierre. Si Roland l’avait laissé faire, la présence aurait sans doute initié Jake Chambers sexuellement, puis elle l’aurait baisé à mort. Mais il se trouve que Roland l’avait fait parler. Pour le punir, le démon lui avait envoyé une vision de Susan Delgado.
— Roland ? l’appela Jake, le regard inquiet.
— Ne te préoccupe pas, Jake. Il existe des champignons qui ont le genre d’effets dont tu parles — la modification de l’état de conscience, l’exaltation —, mais pas les boulrèves. Ce sont des baies, faites pour être mangées. Mais si vos rêves sont particulièrement réalistes, rappelez-vous simplement que vous êtes en train de rêver.
Eddie trouva ce petit discours plutôt bizarre. Pour commencer, ça n’était pas le genre de Roland de se montrer tellement soucieux de leur santé mentale. Ni de gaspiller ses mots, d’ailleurs.
Les choses ont redémarré et il le sait, lui aussi, pensa Eddie. Il y a eu un petit temps mort, mais maintenant le chrono tourne à nouveau. La partie reprend, comme on dit.
— On organise un tour de veille, Roland ? demanda Eddie.
— Je ne parierais pas là-dessus, répondit le Pistolero, très à l’aise, en se roulant une cigarette.
— Tu ne penses vraiment pas qu’ils soient dangereux, pas vrai ? dit Susannah, levant les yeux vers les bois, où les arbres perdaient leurs contours et se fondaient dans l’obscurité générale. La petite étincelle qu’ils avaient remarquée avait disparu, mais ceux qui les suivaient étaient toujours là. Susannah les sentait. Lorsqu’en jetant un œil à Ote, elle constata qu’il regardait dans la même direction, elle n’en fut pas surprise.
— Je pense même que c’est tout leur problème, dit Roland.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? demanda Eddie.
Mais Roland refusa d’en dire plus. Il restait simplement là, allongé au milieu de la route, un morceau de peau de cerf roulé sous la nuque, à contempler le ciel noir en fumant.
Plus tard, le ka-tet de Roland dormit. Ils ne firent pas de tour de garde et ne furent pas dérangés.
Les rêves, quand ils se montrèrent, n’avaient rien de rêves habituels. Ils en eurent tous conscience, sauf peut-être Susannah, qui en un sens très réel était totalement absente cette nuit-là.
Mon Dieu, me revoilà à New York, pensa Eddie. Puis, immédiatement après : Me revoilà à New York, pour de bon. Tout ça est réel.
Ça l’était. Il était bien à New York. Sur la 2e Avenue.
C’est alors qu’il vit apparaître Jake et Ote au coin de la 54e Rue.
— Salut, Eddie, fit Jake avec un sourire jusqu’aux oreilles. Bienvenue à la maison.
La partie reprend, pensa Eddie. La partie reprend.
Jake s’endormit le regard perdu dans l’obscurité la plus pure — pas une étoile dans ce ciel nocturne et nuageux, pas de lune non plus. Alors qu’il sombrait, il eut cette sensation de chute familière qu’il reconnut avec consternation ; dans sa vie précédente d’enfant soi-disant normal, il avait souvent fait ces rêves de chute, notamment au moment des examens, mais ils avaient cessé depuis sa renaissance violente dans l’Entre-Deux-Mondes.
Puis la sensation de chute s’évanouit. Il entendit une petite mélodie brève, comme un carillon, presque trop beau : au bout de trois notes on avait envie que ça s’arrête, et à la douzième on était sûr de mourir si ça continuait. Chaque son semblait faire vibrer ses os. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? pensa-t-il. Car bien que ce petit carillon n’eût rien à voir avec le gazouillis funeste de la tramée, il n’en était pas si loin.
Pas si loin.
Et puis, juste au moment où il crut qu’il n’en pouvait plus, cet air terrible et splendide se tut. Derrière ses yeux clos, les ténèbres s’illuminèrent d’un éclat rouge sombre.
Il les ouvrit avec précaution dans la lumière resplendissante du soleil.
Et se retrouva bouche bée.
Bouche bée face à New York.
Les taxis défilaient, dessinant un sillage jaune scintillant sous le soleil. Un jeune homme passa sans se presser à côté de Jake, avec son baladeur sur les oreilles, battant du pied dans sa sandale au rythme de la musique, en marmonnant un « cha-da-ba, cha-da-bow ». Un marteau-piqueur vrillait les tympans de Jake. Des masses de ciment tombèrent dans la benne d’un camion dans un fracas qui se répercuta sur les façades des immeubles. Le monde n’était qu’un fracas monstrueux. Sans s’en apercevoir, il s’était habitué aux silences profonds de l’Entre-Deux-Mondes. Non, plus que ça. Il en était venu à les aimer. Pourtant, le bruit et l’effervescence avaient leur charme, Jake ne pouvait le nier. De retour dans le délire de New York. Il sentit un sourire lui étirer les lèvres.
— Ake ! Ake ! gémit une voix basse, plutôt abattue.
Jake baissa les yeux et vit Ote assis sur le trottoir, sa queue sagement enroulée autour de lui. Si le bafouilleux ne portait pas de petites bottes rouges et Jake n’arborait pas les fameux mocassins rouges (Dieu merci), tout ça ressemblait quand même beaucoup à leur visite dans le Gilead de Roland, qu’il avait atteint en voyageant dans le Cristal rose du Magicien. La boule de cristal qui avait causé tant de problèmes et de malheur.
Pas de cristal, cette fois-ci… il avait suffi qu’il s’endorme. Mais ce n’était pas un rêve. Il y avait plus d’intensité que dans aucun rêve qu’il avait jamais fait, plus de texture. Et puis…
Et puis, les gens ne se donnaient pas la peine de faire un détour pour les contourner, lui et Ote ; ils se tenaient à gauche de l’entrée d’un bar appelé le Kansas City Blues. Tandis que Jake se faisait cette remarque, une femme enjamba carrément Ote, remontant un peu sa jupe droite noire au-dessus du genou. Son visage préoccupé (Je suis la New-Yorkaise typique, je m’occupe de mes affaires, essayez pas de m’arnaquer, voilà ce que ce visage disait à Jake) resta imperturbable.
Ils ne nous voient pas, mais ils nous sentent, en quelque sorte. Et s’ils nous sentent, c’est qu’on doit être là pour de vrai.
La première question qui lui vint logiquement fut : pourquoi ? Jake y réfléchit pendant un moment, puis il décida d’y revenir plus tard. Il savait que la réponse viendrait en temps et en heure. En attendant, pourquoi ne pas profiter de New York, tant qu’il était là ?
— Viens, Ote, dit-il, et il tourna au coin de la rue.
Le bafouilleux, qui n’était visiblement pas un gars de la ville, marchait tellement près de lui que Jake sentait son souffle lui caresser la cheville.
La 2e Avenue, pensa-t-il. Puis : Mon Dieu…
Avant même que sa réflexion n’aille plus loin, il aperçut Eddie Dean devant la maroquinerie Barcelona ; il avait l’air hébété et carrément déplacé, avec son vieux jean, sa chemise et ses mocassins en daim. Il avait les cheveux propres, mais ils lui pendaient aux épaules et sa coiffure suggérait qu’il n’avait pas vu un professionnel du ciseau depuis un bout de temps. Jake se dit soudain qu’il ne devait pas avoir une meilleure dégaine lui-même. Lui aussi portait une chemise en daim et, en bas, les restes plutôt usés des Dockers qu’il portait le jour où il avait quitté la maison pour de bon, mettant le cap sur Brooklyn, Dutch Hill, et un autre monde.
Pas plus mal que personne puisse nous voir, se dit Jake, pour se raviser très vite. Si les gens les avaient vus, ils auraient probablement fait fortune avant midi, en vendant leurs fringues. Cette idée le fit sourire.
— Salut, Eddie, lança-t-il. Bienvenue à la maison.
Eddie hocha la tête, l’air perplexe.
— Je vois que tu as amené ton ami.
Jake se baissa et tapota affectueusement Ote sur la tête.
— C’est ma carte American Express à moi. Je ne vais nulle part sans lui.
Jake aurait bien poursuivi dans ce registre — il se sentait spirituel, pétillant, avec plein de choses amusantes à raconter — quand quelqu’un apparut au coin de la rue, passa devant eux sans les regarder (comme tous les autres) et que tout bascula. Il s’agissait d’un gosse portant des Dockers qui ressemblaient à celles de Jake, tout simplement parce que c’étaient celles de Jake. Pas celles qu’il portait en ce moment, mais c’étaient bien les siennes, pas de doute. Tout comme les tennis. C’étaient celles que Jake avaient perdues à Dutch Hill. Le type en plâtre qui montait la garde devant la porte entre les mondes les lui avait littéralement arrachées des pieds.
Le garçon qui venait de les dépasser s’appelait John Chambers, c’était lui, seulement dans cette version, il avait l’air doux et innocent, et douloureusement jeune. Comment as-tu survécu ? demanda-t-il à son propre dos qui s’éloignait. Comment as-tu survécu à la tension mentale, au fait d’être devenu fou, d’avoir fugué de la maison, et à cette horrible baraque de Brooklyn ? Et surtout, comment as-tu survécu au gardien de la porte ? Tu dois être plus fort que tu en as l’air.
Eddie dut y regarder à deux fois, et son expression était tellement comique que Jake éclata de rire malgré sa surprise. Ça lui rappelait ces BD humoristiques dans lesquelles un personnage essaie de regarder dans deux directions à la fois. Il baissa les yeux et vit la même expression sur la tête d’Ote. Ce qui ne fit que rendre les choses encore plus poilantes.
— Putain, qu’est-ce qui se passe ?
— Ralenti, fit Jake, et il éclata de rire encore plus fort.
Il trouva qu’il avait un rire de maboul à la con, mais il s’en fichait. Il se sentait maboul.
— C’est comme quand on observait Roland dans le Grand Hall, à Gilead, seulement là on est à New York, et on est le 31 mai 1977 ! C’est le jour où j’ai filé à l’anglaise de Piper ! On se la repasse au ralenti, mec !
— Filé à… ? commença Eddie, mais Jake ne lui laissa pas l’occasion de finir.
Une autre idée venait de le frapper. Sauf que frapper était loin d’être assez fort. Il fut littéralement enterré, comme un homme qui se retrouve sur la plage au moment où un raz-de-marée déboule. Son visage se mit à rayonner d’un tel éclat qu’Eddie recula d’un pas.
— La rose, souffla-t-il.
Il se sentait une faiblesse dans le diaphragme, qui lui interdit de parler plus fort, et il avait la gorge aussi sèche qu’une tempête de sable.
— Eddie, la rose !
— Eh bien, quoi ?
— C’est le jour où je la vois !
D’une main tremblante, il toucha l’avant-bras d’Eddie.
— Je vais à la librairie… puis sur le terrain vague. Il me semble qu’il y avait un traiteur…
Eddie acquiesça ; il commença à avoir l’air très excité, lui aussi.
— Chez Tom et Gerry, Charcuterie fine et artistique, au coin de la 2e et de la 46e…
— Le traiteur a disparu, mais la rose est toujours là ! Ce moi qui descend la rue va la voir, et nous aussi, on peut la voir !
À ses mots, les yeux d’Eddie s’enflammèrent.
— Faut y aller, alors. Putain, on doit pas te perdre. Le perdre. On se comprend, quoi.
— Pas de panique, répondit Jake. Je sais où il va.
Le Jake devant eux — le Jake de New York, le Jake du printemps 1977 — marchait lentement, en regardant partout, clairement en train de sécher les cours. Le Jake de l’Entre-Deux-Mondes se rappelait très précisément ce que ressentait ce garçon : le brusque soulagement quand les voix qui se battaient à l’intérieur de sa tête
(Je suis mort !)
(Non je suis pas mort !)
avaient fini par arrêter leurs chamailleries. C’était près de la palissade en bois, avec les deux hommes d’affaires qui jouaient au morpion avec un stylo Mark Cross. Et puis il y avait eu le soulagement d’avoir quitté Piper et cette super-composition de dingue en anglais, dans la classe de Mme Avery. Le devoir de fin d’année comptait pour 25 % de la moyenne du semestre, et là-dessus Mme Avery avait été très claire, et Jake avait fait du charabia. Le fait qu’elle lui ait récemment rendu un A+ n’y changeait rien, tout ce que ça montrait, c’est que c’était le monde entier qui foirait, qui tournait au dix-neuf.
Se sentir libéré de tout ça — même pour un court moment — avait été super. Tu m’étonnes qu’il séchait les cours.
Sauf qu’il y avait quelque chose qui clochait, se dit Jake — le Jake qui suivait sa propre personne. Quelque chose…
Il regarda autour de lui, mais il ne réussit pas à savoir quoi. La fin mai, le soleil chaud de l’été, plein de promeneurs et de gens faisant leurs emplettes sur la 2e Avenue, des tas de taxis, de temps à autre une longue limousine noire ; rien de mal à ça.
Sauf que si.
Tout allait mal.
Eddie sentit le gamin le tirer par la manche.
— Cherchez l’intrus ? demanda Jake.
Eddie balaya la scène du regard. En dépit de ses propres problèmes d’adaptation (ce retour complexe dans un New York qui se situait clairement quelques années avant son quand à lui), il comprenait ce que Jake voulait dire. Quelque chose clochait bel et bien.
Il baissa les yeux vers le trottoir, subitement convaincu qu’il n’y verrait pas son ombre. Ils avaient perdu leur ombre comme ces gosses dans l’une de leurs histoires… l’un des dix-neuf contes de fées… ou c’était peut-être quelque chose de plus récent, comme, Le Lion, la sorcière et l’armoire, ou Peter Pan ? Est-ce que l’un de ceux-là pourrait s’intituler Le Dix-Neuf moderne ?
Peu importait, de toute façon, parce que leurs ombres étaient bien là.
C’est pas normal, se dit Eddie. On ne devrait pas voir son ombre quand il fait aussi sombre.
Idiot, comme réflexion. Il ne faisait pas sombre. C’était le matin, bon sang, un beau matin de mai, avec son soleil qui chatouille les chromes des voitures qui passent et les vitrines des boutiques de la 2e Avenue, et ça brille tellement qu’on doit plisser les yeux. Pourtant, Eddie avait l’impression qu’il faisait noir, comme si tout ça n’était qu’une façade fragile, comme la toile de fond d’un décor de théâtre. « Au lever du jour, dans la forêt d’Arden. » Ou un château au Danemark. Ou bien la cuisine chez Willy Loman. Dans le cas présent, le décor, c’est la 2e Avenue, dans le centre de New York.
Oui, comme ça. Sauf que derrière ce décor-là, on ne trouverait pas d’arrière-boutiques et d’ateliers, rien que les ténèbres, à perte de vue. Un vaste univers mort où la Tour de Roland est déjà tombée.
Je vous en prie, faites que je me trompe, pensa Eddie. Faites que ce ne soit qu’une question de choc culturel, ou un bon vieux coup de panique.
Mais il n’y croyait pas lui-même.
— Comment on est arrivé ici ? demanda-t-il à Jake. Il n’y avait pas de porte…
Sa phrase se perdit, puis il demanda, avec une pointe d’espoir :
— Peut-être que c’est vraiment un rêve ?
— Non, répondit Jake. Ça ressemble plutôt à la fois où on a voyagé dans le Cristal du Magicien. Sauf que cette fois, il n’y a pas de boule.
Une idée le frappa.
— Mais tu as entendu la musique ? Le carillon ? Juste avant d’atterrir ici ?
Eddie fit oui de la tête.
— Impossible de s’en détacher. J’en ai eu les larmes aux yeux.
— Voilà, exactement pareil pour moi.
Ote reniflait une bouche d’incendie. Eddie et Jake ralentirent, pour laisser le petit gars lever la patte et ajouter sa marque à ce qui était sans l’ombre d’un doute un tableau de chasse bien garni. Devant eux, cet autre Jake — le Gamin de Soixante-dix-sept — marchait toujours lentement, regardant tout bouche bée. Pour Eddie, on aurait dit un touriste du Michigan. Il se mettait même sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir le sommet des immeubles, et Eddie pensa que si le Conseil Régional du Cynisme de New York vous surprenait à faire ça, il vous confisquait votre carte Bloomingdale. Il ne s’en plaignait pas, pour tout dire : le gamin était plus facile à suivre.
Et au moment où il se faisait cette réflexion, le Gamin de Soixante-dix-sept disparut.
— Où tu es passé ? Bon Dieu, où tu es passé ?
— Du calme, fit Jake (à ses pieds, Ote ajouta sa contribution : « calme ! ») ; il souriait de toutes ses dents. Je viens juste d’entrer dans la librairie. La… euh… Le Restaurant Spirituel de Manhattan, elle s’appelle.
— C’est là que tu as acheté Charlie le Tchou-tchou et le livre de devinettes ?
— C’est ça.
Eddie aimait ce sourire ébloui et mystifié sur les lèvres de Jake. Il lui illuminait tout le visage.
— Tu te rappelles comme Roland était excité, quand je lui ai dit le nom du propriétaire ?
Eddie n’avait pas oublié. Le propriétaire du Restaurant Spirituel de Manhattan s’appelait Calvin Tower.
— Dépêche-toi, lança Jake. Je veux regarder.
Eddie n’eut pas à se faire prier. Lui non plus ne voulait rien rater.
Jake s’arrêta sur le seuil de la librairie. Son sourire ne s’éteignit pas vraiment, mais il faiblit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Eddie. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’sais pas. Il y a quelque chose qui a changé, on dirait. C’est juste que… il s’est passé tellement de choses depuis que je suis venu ici…
Il regardait l’ardoise dans la vitrine, et Eddie trouva que c’était là une très bonne manière de vendre des livres. Ça ressemblait au genre de trucs qu’on voyait dans les brasseries, ou sur le marché aux poissons.
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Le regard d’Eddie changea de plan et il aperçut l’autre Jake — celui au teint blafard, sans cette clarté dure dans les yeux —, debout près d’un petit présentoir. Les livres pour enfants. Sans doute à la fois les « Dix-neuf Contes de fées » et le « Dix-Neuf moderne ».
Arrête ça, s’exhorta-t-il lui-même. Encore ces conneries de TOCs, et tu le sais bien.
Peut-être, mais ce bon vieux Jake de Soixante-dix-sept était sur le point de faire un achat, un achat qui avait dû leur changer — et très probablement leur sauver — la vie. Il serait bien temps de s’inquiéter du nombre dix-neuf plus tard. Ou jamais, s’il y arrivait.
— Viens, fit-il à Jake. Entrons.
Le garçon hésita.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Eddie. Tower ne pourra pas nous voir, si c’est ce qui t’inquiète.
— Tower, non, dit Jake. Mais si lui, il peut ?
Du doigt il désigna cet autre lui-même, celui qui n’avait pas encore rencontré Gasher et l’Homme Tic-Tac, ou les vieux habitants de River Crossing. Celui qui n’avait pas encore croisé Blaine le Mono et Rhéa du Coös.
Jake regardait Eddie avec une sorte de curiosité hagarde.
— Et si je me vois, moi ?
Eddie se dit qu’en effet, ça pourrait bien arriver. Bon Dieu, tout pouvait arriver. Mais ça ne changeait rien à ce qu’il ressentait, au fond de son cœur.
— Je crois qu’on est censé entrer, Jake.
— Ouais… fit-il dans un long soupir. Moi aussi, c’est ce que je crois.
Ils entrèrent et passèrent inaperçus, et Eddie fut soulagé de compter vingt et un livres sur le présentoir qui avait attiré l’attention du garçon. Sauf que, bien sûr, quand Jake en retira les deux qu’il voulait — Charlie le Tchou-tchou et le livre de devinettes —, il n’en restait que dix-neuf.
— Tu as trouvé quelque chose, fiston ? demanda une voix douce.
Il s’agissait d’un gros type, vêtu d’une chemise blanche ouverte sur la poitrine. Derrière lui, accoudé à un comptoir qu’on aurait dit chipé dans un grand hôtel du début du siècle, un trio de vieux gars buvaient leur café en grignotant des pâtisseries. Un échiquier avec une partie en cours était posé sur la plaque de marbre.
— Ce type, assis au bout, il s’appelle Aaron Deepneau, chuchota Jake. C’est lui qui va m’expliquer la devinette avec Samson ;
— Chuuut ! fit Eddie.
Il voulait entendre la conversation entre Calvin Tower et le Gamin de Soixante-Dix-Sept. Elle lui paraissait tout à coup extrêmement importante… mais pourquoi est-ce qu’il faisait si sombre, dans ce foutu trou ?
Sauf qu’il ne fait pas sombre du tout. À cette heure-ci, le côté est de la rue est inondé de soleil, et avec la porte ouverte la boutique reçoit toute la lumière. Comment peux-tu dire qu’il fait sombre ?
Parce que c’était le cas, bizarrement. La lumière du soleil — le contraste formé par la lumière du soleil — ne faisait qu’amplifier le phénomène. Le fait de ne pas pouvoir voir l’obscurité ne faisait qu’empirer les choses… et Eddie comprit une chose terrible : ces gens étaient en danger. Tower, Deepneau, le Gamin de Soixante-dix-sept. Probablement lui et le Jake de l’Entre-Deux-Mondes, et Ote, aussi.
Ils étaient tous en danger.
Jake contempla cet autre lui-même, plus jeune, qui reculait devant le libraire, les yeux s’agrandissant de surprise. C’est parce qu’il s’appelle Tower, se rappela Jake. C’est ça qui m’a surpris. Pas à cause de la Tour de Roland, pourtant — je ne savais même pas qu’elle existait, à l’époque —, mais à cause de cette image que j’avais mise sur la dernière page de mon devoir de fin d’année.
Il y avait collé une photo de la Tour penchée de Pise, puis il en avait noirci la silhouette avec un Crayola, la rendant aussi sombre que possible.
Tower lui demanda son nom. Le Jake de soixante-dix-sept le lui dit et Tower blagua un petit peu. Et c’était de la bonne blague, du genre qu’on peut échanger avec les adultes qui n’ont rien contre les gosses.
— C’est un nom qui sonne bien, partenaire. On dirait le nom d’un héros de western — l’étranger qui arrive un beau jour à Black Fork, Arizona, qui nettoie la ville et puis qui reprend sa route. Un roman de Wayne D. Overholser, peut-être.
Jake se rapprocha de son vieux moi (une partie de lui se disait : « quel sujet formidable ça ferait sur “Saturday Night Live” ») et ses yeux s’écarquillèrent :
— Eddie !
Il chuchotait toujours, alors qu’il savait que personne dans la librairie ne pouvait…
Sauf qu’ils pouvaient peut-être, à un niveau différent. Il se rappela la dame sur la 54e Rue, remontant sa jupe au-dessus du genou pour enjamber Ote. Et à présent, les yeux de Calvin Tower qui glissaient légèrement dans sa direction avant de revenir sur l’autre version de lui.
— Ce serait peut-être bien de ne pas attirer inutilement l’attention, lui murmura Eddie à l’oreille.
— Je sais, mais jette un œil à Charlie le Tchou-tchou, Eddie !
Ce qui fit Eddie. Au début, il ne vit rien — à part Charlie, bien sûr. Charlie avec son fanal en guise d’œil, et son sourire de chasse-pierres un peu filou. Puis le regard d’Eddie remonta sur la couverture.
— Je croyais que c’était une femme du nom de Béryl Evans qui avait écrit Charlie le Tchou-tchou, chuchota-t-il.
Jake acquiesça.
— Moi aussi.
— Mais alors, qui est cette Claudia y Inez Bachman ?
— Aucune idée, répondit Jake. Jamais entendu parler de ma vie.
L’un des vieillards accoudés au comptoir vint vers eux d’un pas nonchalant. Eddie et Jake reculèrent. À cet instant, Eddie ressentit un petit déchirement glacé dans la colonne vertébrale. Jake était très pâle, et Ote poussait une série de petits gémissements graves. Quelque chose clochait, c’était sûr. En fait, ils avaient effectivement perdu leur ombre, mais Eddie ne savait pas comment.
Le Gamin de Soixante-Dix-Sept venait de sortir son portefeuille pour payer les deux livres. Il y eut encore quelques paroles échangées, des rires bon enfant, puis il se dirigea vers la porte. Lorsque Eddie s’engagea derrière lui, le Jake de l’Entre-Deux-Mondes l’attrapa par le bras.
— Non, pas encore… je vais revenir.
— Tu peux bien reclasser tout ce fourbi par ordre alphabétique, je m’en fous, fit Eddie. Sortons sur le trottoir.
Jake y réfléchit en se mordant la lèvre, puis acquiesça. Ils se dirigèrent vers la sortie, puis s’immobilisèrent, avant de s’écarter pour laisser entrer l’autre Jake. Le livre de devinettes était ouvert. Calvin Tower s’était replongé dans sa partie d’échecs au comptoir. Il arborait un sourire aimable.
— Tu as finalement décidé de boire un café, ô vagabond hyperboréen ?
— Non, je voulais juste vous demander…
— C’est la partie sur la devinette de Samson, dit le Jake de l’Entre-Deux-Mondes. Ça n’a pas d’importance, il me semble. Sauf que ce gars, là, Deepneau, va chanter une chouette chanson, si tu veux l’entendre.
— Je vais faire l’impasse, fit Eddie. Viens.
Ils sortirent. Et même si tout clochait toujours sur la 2e Avenue — ce sentiment d’obscurité sans fin derrière la scène, derrière le ciel même — c’était quand mieux que dans Le Restaurant Spirituel de Manhattan. Au moins on était à l’air frais.
— Je vais te dire, fit Jake, tu n’as qu’à aller au coin de la 2e Avenue et de la 46e, maintenant.
D’un coup de tête, il désigna la version de lui qui écoutait Aaron Deepneau chanter.
— Je nous rattraperai.
Eddie réfléchit une seconde, puis secoua la tête. Le visage de Jake s’assombrit un peu.
— Tu ne veux pas voir la rose ?
— Tu te fous de moi ? Bien sûr que je veux la voir, répondit Eddie. Ça me rend dingue.
— Alors…
— J’ai pas l’impression qu’on en ait fini, dans le coin. Je sais pas pourquoi, mais c’est comme ça.
Jake — dans sa version de soixante-dix-sept — avait laissé la porte ouverte en rentrant et Eddie se plaça sur le seuil. Aaron Deepneau racontait à Jake une devinette qu’ils soumettraient plus tard à Blaine le Mono : Qui va son cours, mais ne marche point, qui a une bouche, mais ne dit rien ? Pendant ce temps, Jake de l’Entre-Deux-Mondes consultait une fois de plus le tableau dans la vitrine (William Faulkner Poêlés, Raymond Chandler Rôtis). Il fronçait les sourcils, exprimant plutôt le doute et l’angoisse que la mauvaise humeur.
— Le panneau, il est différent, lui aussi.
— En quoi ?
— Je ne m’en souviens plus.
— C’est important ?
Jake se tourna vers lui. Sous les sourcils froncés, il avait des yeux égarés.
— Je ne sais pas. C’est une autre devinette. Je déteste les devinettes !
Eddie ne pouvait que compatir. Quand une Béryl n’est-elle pas une Béryl ? Quand c’est une Claudia, souffla-t-il.
— Hein ?
— Non, rien. On ferait bien d’y aller, Jake, ou bien tu vas te rentrer dedans.
Jake lança à John Chambers un regard alarmé, puis suivit les conseils d’Eddie. Et lorsque le Gamin de Soixante-Dix-Sept se retrouva sur la 2e Avenue avec ses livres neufs dans la main gauche, le Jake de l’Entre-Deux-Mondes adressa à Eddie un sourire fatigué.
— Il y a une chose que je me rappelle, dit-il. En quittant cette librairie, j’étais certain de ne jamais y revenir. Et pourtant c’est le cas.
— Si on considère qu’on est plus des fantômes que des personnes réelles, je dirais que ça se discute.
Eddie donna à Jake une petite tape amicale sur la nuque.
— Et si vraiment tu as oublié quelque chose d’important, Roland pourra peut-être t’aider à t’en souvenir. Il est bon, à ce petit jeu.
Soulagé, Jake fit un large sourire. Il savait d’expérience que le Pistolero était effectivement doué pour aider les gens à se souvenir. Alain, l’ami de Roland, était sans doute le plus apte à toucher l’esprit d’autrui, et son autre ami Cuthbert était celui doté du plus grand sens de l’humour dans leur ka-tet de l’époque, mais avec les années, Roland avait développé de foutues qualités d’hypnotiseur. Il aurait fait un tabac à Las Vegas.
— On peut me suivre, maintenant ? demanda Jake. Et aller voir la rose ?
Du regard, il balaya la 2e Avenue — cette avenue à la fois éclatante et sombre — avec une sorte de perplexité mécontente.
— C’est sans doute mieux, là-bas. La rose arrange tout.
Eddie était sur le point d’acquiescer quand une berline Lincoln gris anthracite s’arrêta devant la librairie de Calvin Tower. Elle se gara près du trottoir jaune, en face d’une bouche d’incendie, sans aucune hésitation. Les portières avant s’ouvrirent, et quand Eddie vit qui sortait du côté conducteur, il attrapa l’épaule de Jake.
— Aouh ! fit ce dernier. Eh, ça fait mal !
Mais Eddie était ailleurs. En fait, il renforça son étreinte sur l’épaule du garçon.
— Doux Jésus, souffla Eddie, Seigneur Jésus, qu’est-ce que c’est que ça ? Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?
Jake regarda Eddie passer du blanc au gris. Les yeux lui sortaient des orbites. Non sans difficulté, Jake décrocha la main vissée à son épaule. Eddie fit mine de la soulever pour désigner quelque chose, mais n’en eut pas la force. Elle retomba le long de sa hanche avec un petit bruit mat.
L’homme qui était descendu du côté passager de la berline la contourna, pendant que le chauffeur ouvrait la portière arrière, côté trottoir. Même aux yeux de Jake, leurs mouvements paraissaient synchronisés, comme des pas de danse. L’homme à l’arrière portait un costume cher, mais ça ne suffisait pas à masquer le fait qu’il n’était qu’un petit bonhomme courtaud avec une bedaine et des cheveux noirs qui grisonnaient aux tempes. Des cheveux pleins de pellicules, à en juger par l’état des épaules de son costume.
Pour Jake, il fit soudain plus sombre que jamais ; il leva la tête pour voir si le soleil ne s’était pas caché derrière un nuage. Pas de nuage, mais il lui sembla qu’une couronne noire s’était dessinée autour du cercle lumineux, comme un anneau de mascara autour d’un œil grand ouvert.
Un peu plus bas dans la rue, la version 1977 de lui regardait à travers la baie vitrée d’un restaurant, et Jake s’en rappelait même le nom : Marna Chow-Chow. Non loin de là se trouvait le disquaire Tower of Power, où, se disait-il, Les Tours se vendent à pas cher, aujourd’hui. Si ce Jake-là avait regardé en arrière, il aurait vu la berline grise… mais non. L’esprit du Gamin de Soixante-dix-sept était résolument tourné vers l’avenir.
— C’est Balazar, dit Eddie.
— Quoi ?
Eddie désignait le gars courtaud, qui s’était arrêté pour ajuster sa cravate Sulka. Les deux autres étaient maintenant debout à ses côtés. Tous deux avaient l’air à la fois détendus et sur leurs gardes.
— Enrico Balazar. Et il a l’air beaucoup plus jeune. Bon Dieu, il a à peine la quarantaine !
— On est en 1977, lui rappela Jake. Puis, le temps que l’idée fasse son chemin : C’est ce type que Roland et toi vous avez tué ?
Eddie avait raconté à Jake l’histoire de la fusillade au club de Balazar en 1987, en évitant les détails les plus sanglants. Comme par exemple le fait que Kevin Blake avait balancé la tête du frère d’Eddie dans le bureau de Balazar, dans l’espoir de les faire sortir à découvert, lui et Roland. Henry Dean, le Grand Sage & Éminent Junkie.
— Ouais, fit Eddie. Le type que Roland et moi on a tué. Et celui qui conduisait, là, c’est Jack Andolini. Triple Mocheté, comme on l’appelait, mais jamais en face. Il a passé une de ces portes avec moi, juste avant le début de la fusillade.
— Roland l’a tué, lui aussi. Pas vrai ?
Eddie hocha la tête. C’était plus simple que d’essayer d’expliquer comment Jack Andolini était mort, aveugle, défiguré par les pinces déchirantes et les mâchoires monstrueuses des homarstruosités qui l’avaient déchiqueté sur la plage.
— L’autre garde du corps, c’est George Biondi, Gros Blair. Je l’ai tué moi-même. Je vais le tuer, plutôt. Dans dix ans.
On aurait dit qu’il était sur le point de s’évanouir d’une minute à l’autre.
— Eddie ! Ça va ?
— Je crois, oui. Il faudra bien que ça aille.
Ils s’étaient écartés de l’entrée de la librairie. Ote était toujours tapi contre la cheville de Jake. Plus bas dans la 2e Avenue, l’autre Jake avait disparu.
En ce moment, je suis en train de courir, pensa Jake. Peut-être que là, je saute au-dessus du chariot du livreur UPS. Je cours à fond en direction du traiteur, parce que je suis sûr que c’est le moyen de retourner dans l’Entre-Deux-Mondes. Le moyen de retourner jusqu’à lui.
Balazar scruta son reflet dans la vitrine, à côté du panneau « Menu du jour ». Du bout des doigts, il fit bouffer une dernière fois les petites touffes de cheveux sur ces tempes, avant de passer la porte ouverte. Andolini et Biondi lui emboîtèrent le pas.
— Des durs, ces mecs, dit Jake.
— Les plus durs, acquiesça Eddie.
— Ils viennent de Brooklyn.
— Ben, ouais.
— Qu’est-ce que des durs de Brooklyn viennent faire dans une librairie d’occasion de Manhattan ?
— J’imagine que c’est ce qu’on est censé découvrir. Jake, je t’ai fait mal, à l’épaule ?
— Ça va. Mais je n’ai pas très envie de retourner là-dedans.
— Moi non plus. Alors allons-y.
Et ils rentrèrent dans Le Restaurant Spirituel de Manhattan.
Ote était toujours blotti contre les pieds de Jake et il gémissait. Jake ne raffolait pas du bruit, mais il le comprenait. Dans la librairie, la peur était palpable. Deepneau était assis derrière l’échiquier, jetant un regard mécontent à Tower, et aux nouveaux arrivants, qui n’avaient pas franchement l’air de bibliophiles en quête de quelque obscure édition originale dédicacée. Les deux autres vieux types au comptoir finirent leur café avec de grandes gorgées bruyantes, avec cet air de types qui viennent de se rappeler qu’ils avaient un rendez-vous très important à l’autre bout de la ville.
Bande de lâches, pensa Jake avec un mépris qu’il ne reconnut pas comme quelque chose de très nouveau dans sa vie. Espèces de rampants. La vieillesse peut excuser certaines choses, mais pas tout.
— Nous avons deux ou trois petites choses à nous dire, monsieur Toren, disait Balazar.
Il parlait d’une voix basse, calme et raisonnable, sans la moindre pointe d’accent.
— Si nous pouvions seulement passer dans votre bureau…
— Nous ne faisons pas affaire, répondit Tower.
Son regard semblait attiré par Andolini. Jake crut deviner pourquoi. Jack Andolini avait la tête du taré qui brandit sa hache dans les films d’horreur.
— Revenez le quinze juillet, on pourra peut-être discuter. J’ai bien dit peut-être. Et on pourra parler après le quatre. Je suppose. Si vous le vouliez bien.
Il sourit pour montrer qu’il savait être raisonnable.
— Mais maintenant ? Bon Dieu, je ne vois pas l’intérêt. On n’est même pas encore en juin. Et pour votre information, laissez-moi vous dire que je ne m’appelle pas…
— Il ne voit pas l’intérêt, répéta Balazar.
Il tourna la tête vers Andolini ; regarda celui avec un gros nez ; puis il leva les mains et les laissa retomber. Mais qu’est-ce qui cloche sur cette foutue planète ? disait son geste.
— Jack ? George ? Cet homme a pris un chèque, mon chèque — dont le montant avant la virgule comprenait cinq zéros —, et maintenant il ne voit pas l’intérêt de me parler.
— C’est pas croyable, fit Biondi.
Andolini ne dit rien. Il se contenta de regarder Calvin Tower, le scrutant de ses yeux bruns boueux, plantés sous ce front laid et saillant, comme de petits animaux vicieux au fond d’une grotte. Avec un visage de ce genre, se dit Jake, il n’y avait pas besoin de parler beaucoup pour arriver à ses fins. Les fins en question étant l’intimidation.
— Eh bien moi je veux vous parler, reprit Balazar.
Son ton restait patient et raisonnable, mais ses yeux étaient plantés sur Tower avec une intensité terrible.
— Pourquoi ? Parce que mes employeurs dans cette affaire veulent vous parler. Moi, ça me suffit. Et vous savez quoi ? Il me semble que vous pouvez bien prendre cinq minutes de votre temps pour bavarder de vos cent mille billets. Vous croyez pas ?
— Les cent mille ont disparu, fit Tower d’un ton sombre. Comme vous devez le savoir, vous et ceux qui vous emploient, qui qu’ils soient.
— Ça ne me regarde pas, répondit Balazar. Pourquoi ça me regarderait ? C’était votre argent. Ce qui me regarde, c’est de savoir si oui ou non vous allez nous emmener dans l’arrière-boutique. Parce que si ça n’est pas le cas, il va falloir que cette petite conversation, on l’ait ici, devant tout le monde.
Tout le monde, c’était Aaron Deepneau, un bafouilleux et deux New-Yorkais expatrié qu’aucun des hommes dans la boutique ne pouvait voir. Les compères de Deepneau s’étaient carapatés comme des rampants qu’ils étaient.
Tower fit une dernière tentative.
— Je n’ai personne pour m’occuper de la boutique. C’est bientôt la pause déjeuner, et en général nous avons beaucoup de clients à cette…
— Cette boutique ne rapporte même pas cinquante dollars par jour, fit Andolini, et vous le savez aussi bien que nous, monsieur Toren. Alors si vous craignez de rater la vente du siècle, vous n’avez qu’à le laisser s’occuper de la caisse deux minutes.
L’espace d’une seconde effroyable, Jake crut que celui qu’Eddie avait surnommé « Triple Mocheté » désignait John « Jake » Chambers. Puis il constata qu’Andolini montrait du doigt quelqu’un derrière lui — Deepneau.
Tower baissa les bras. Ou Toren.
— Aaron ? demanda-t-il. Ça ne te dérange pas ?
— Non, si ça va pour toi, répondit Deepneau, l’air troublé. Tu es sûr de vouloir discuter avec ces types ?
Biondi lui lança un regard en coin. Jake trouva que Deepneau l’encaissait remarquablement bien. Curieusement, il se sentit fier du vieux bonhomme.
— Ouais, le rassura Tower. Tout va bien.
— Ne vous inquiétez pas, il ne va pas perdre sa virginité anale dans l’histoire, fit Biondi, et il éclata de rire.
— Surveille ton langage, tu es dans un des temples de la culture, fit Balazar, mais Jake crut lui voir un sourire au coin des lèvres. Allez, Toren. Rien qu’une petite discussion.
— Je ne m’appelle pas comme ça ! J’ai fait changer légalement mon…
— Peu importe, dit Balazar d’un ton apaisant, en allant même jusqu’à tapoter le bras de Tower.
Jake essayait toujours de se faire à l’idée que tout ça… tout ce mélodrame… s’était produit après qu’il avait quitté la boutique avec ses deux livres neufs (neufs pour lui, en tout cas), et repris son chemin. À l’idée que tout ça s’était produit derrière son dos.
— Un boche, ça reste un boche, pas vrai, patron ? lança Biondi d’un ton jovial. Ou un « Dutch ». Il appelle ça comme il veut.
Ce à quoi Balazar répondit :
— Si je veux que tu parles, George, je te dirai ce que je veux que tu dises. C’est bien compris ?
— OK, répondit Biondi ; puis, jugeant sans doute qu’il avait manqué d’enthousiasme, il renchérit : Ouais ! Bien sûr.
— Bien.
Balazar, qui tenait maintenant fermement le bras de Tower, guida ce dernier vers le fond de la boutique. Des livres y étaient empilés pêle-mêle ; l’air était lourd de l’odeur de toutes ces pages moisies. Il y avait une porte, portant l’inscription : RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Tower sortit un trousseau de clefs, qui tintèrent doucement tandis qu’il cherchait la bonne.
— Il a les mains qui tremblent, murmura Jake.
Eddie acquiesça de la tête.
— Je serais pareil, à sa place.
Tower trouva la clef qu’il cherchait, la glissa dans la serrure et ouvrit la porte. Il jeta de nouveau un œil en direction des trois hommes qui étaient passés lui rendre visite — des durs de Brooklyn — puis les fit entrer dans l’arrière-boutique. La porte se referma derrière eux, et Jake entendit le bruit d’un verrou qu’on pousse. Il douta que ce fût par Tower.
Jake leva les yeux vers le miroir anti-vol convexe suspendu dans un coin, vit Deepneau décrocher le téléphone situé sous la caisse, réfléchir une seconde, puis le reposer.
— Et maintenant, on fait quoi ? demanda Jake à Eddie.
— Je vais essayer un truc, dit Eddie. Je l’ai vu faire dans un film.
Il se tint face à la porte close, puis fit un clin d’œil à Jake.
— Bon, j’y vais. Si tout ce que je réussis à faire, c’est à me cogner le crâne, traite-moi de con, ne te gêne pas.
Avant que Jake pût lui demander de quoi il parlait, Eddie fonça droit dans la porte. Jake le vit fermer les yeux et faire la grimace. C’était l’expression d’un homme qui s’attend à prendre un grand coup.
Mais il n’y eut pas de grand coup. Eddie passa à travers la porte, tout simplement. Pendant une seconde, son mocassin dépassa, puis il disparut. Il y eut un frottement sourd, comme si on passait la main sur du bois brut.
Jake se baissa et prit Ote dans ses bras.
— Ferme les yeux, lui dit-il.
— Yeux, acquiesça le bafouilleux, mais en continuant de dévisager Jake avec cet air d’adoration paisible.
Jake ferma les yeux, en serrant très fort. Lorsqu’il les rouvrit, il vit qu’Ote l’imitait. Sans perdre de temps, Jake fonça dans la porte avec l’écriteau : RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Il y eut une seconde d’obscurité, et l’odeur du bois. Dans un recoin de sa tête, il entendit de nouveau le carillon. Puis il passa à travers.
Il s’agissait d’un entrepôt, bien plus vaste que ce à quoi s’attendait Jake — presque aussi grand qu’un hangar, et bondé de livres, dans tous les coins. Il évalua que certaines piles, soutenues par deux poutrelles verticales et qui tenaient plus du stockage que du classement, devaient mesurer environ cinq mètres de haut. Des allées étroites et tordues serpentaient entre les piles. Dans l’une d’elles, il aperçut une plateforme à roulettes qui lui rappela ces rampes d’embarquement amovibles qu’on voit dans les petits aéroports. L’odeur de vieux livres était la même que dans la petite arrière-boutique, mais beaucoup plus forte, presque suffocante. Au-dessus d’eux pendait une série de lampes avec abat-jour, qui diffusaient un éclairage jaunâtre et inégal. Les ombres de Tower, Balazar et des amis de ce dernier bondissaient sur le mur de gauche en formes grotesques. Tower conduisit ses visiteurs dans un coin qui faisait office de bureau : on y trouvait une table de travail — sur laquelle étaient posés une machine à écrire et un fichier tournant Rolodex — ainsi que trois vieux casiers et des paperasses qui recouvraient tout un mur. Un calendrier était accroché, et la page de mai montrait un type du XIXe siècle qui ne dit d’abord rien à Jake… puis il le reconnut. Robert Browning. Il l’avait cité dans son devoir de fin d’année.
Tower s’assit derrière le bureau et parut le regretter immédiatement. Jake éprouva de la compassion pour lui : se retrouver ainsi encerclé par les trois autres ne devait pas être des plus agréable. Leurs ombres dansaient sur le mur du fond comme des gargouilles.
Balazar fouilla dans la poche de son complet et en sortit une feuille de papier pliée. Il la déplia et la posa sur le bureau, devant Tower.
— Ça te rappelle quelque chose ?
Eddie s’approcha. Jake le retint.
— Pas si près ! Ils vont te sentir !
— Je m’en fiche. Il faut que je voie ce papier.
Ne voyant pas quoi faire d’autre, Jake le suivit. Ote s’agitait dans ses bras et se mit à geindre. Jake le fit taire sèchement, et Ote plissa les yeux.
— Désolé, mon vieux, lui dit le garçon, mais il faut que tu te taises.
Son double de 1977 était-il déjà arrivé dans le terrain vague ? Une fois à l’intérieur, ce Jake antérieur avait glissé sur quelque chose et s’était assommé en tombant. L’incident s’était-il déjà produit ? À quoi bon se tracasser. Eddie avait raison. Jake n’aimait pas ça, mais il savait que c’était vrai : ils étaient censés se trouver ici même, pas là-bas, et ils étaient censés voir ce papier que Balazar était en train de montrer à Calvin Tower.
Eddie réussit à apercevoir les deux ou trois premières lignes, avant que Jack Andolini ne dise :
— Patron, j’aime pas ça. Y a un truc pas net.
Balazar acquiesça.
— Je suis d’accord. Y a-t-il quelqu’un ici, avec nous, monsieur Toren ?
Il avait employé un ton calme et courtois, mais ses yeux balayaient tout l’entrepôt, en évaluant les cachettes potentielles.
— Non, fit Tower. Enfin, il y a Sergio, c’est le chat de la boutique. J’imagine qu’il doit se balader quelque p…
— C’est pas une boutique, répliqua Biondi, c’est un trou à fric. Même un de ces architectes branchés aurait du mal à rapporter assez de blé pour couvrir les frais d’une boîte aussi énorme. Alors, une librairie ? Tu te moques de qui, là ?
De lui-même, se dit Eddie. Il se moque de lui-même, pensa Eddie. Il se berne lui-même.
Et comme si cette pensée l’avait appelé, l’effroyable carillon résonna de nouveau. Les truands dans l’entrepôt ne l’entendaient visiblement pas, mais Jake et Ote, si. Eddie put le lire à leur tête affligée. Et soudain toute la pièce, déjà peu éclairée, devint plus sombre encore.
On repart, comprit Eddie. Bon Dieu, on repart ! Mais pas avant d’avoir…
Il se pencha entre Andolini et Balazar ; conscient de ce que tous les deux balayaient autour d’eux des yeux écarquillés et prudents. Eddie s’en moquait. Ce qui lui importait, c’était ce morceau de papier. Quelqu’un avait loué les services de Balazar, dans un premier temps pour faire signer Tower/Toren (probablement), puis pour lui mettre sous le nez au moment choisi (certainement). Dans la plupart des cas, Il Roche se contentait d’envoyer quelques-uns de ses durs — ses « messieurs », comme il les appelait — s’occuper de ce genre d’affaires. Pour celle-ci, cependant, les enjeux avaient paru suffisamment importants pour qu’il se déplace personnellement. Eddie voulait savoir pourquoi.
Ce document constitue un pacte d’accord entre M. Calvin Tower, résidant à New York, propriétaire d’un bien constitué principalement d’un terrain vague, numéro d’identification : Lot 298, numéro 19, situé…
Le carillon vint de nouveau lui vriller la tête, le faisant trembler. Cette fois il résonnait plus fort. La pénombre s’épaissit, coulant sur les murs de l’entrepôt. Cette obscurité qu’Eddie avait ressentie dans la rue gagnait du terrain. Ils se feraient peut-être balayer, et ça ne serait pas beau à voir. Ou bien ils se noieraient, ce qui serait encore pire, pas de doute, se noyer dans les ténèbres, ça serait vraiment une fin atroce.
Et imaginons qu’il y ait des trucs, dans ces ténèbres ? Des trucs affamés comme le gardien de la porte.
Il y en a. C’était la voix d’Henry. Pour la première fois depuis presque deux mois. Eddie revoyait Henry, debout juste derrière lui, avec son grand sourire cireux de camé : les yeux injectés de sang, les dents jaunes, négligées. Tu sais qu’il y en a. Mais quand tu entends la petite musique, c’est qu’il est temps d’y aller, frérot. Je crois que tu le sais.
— Eddie ! cria Jake. Ça recommence ! Tu l’entends ?
— Accroche-toi à ma ceinture, dit Eddie.
Il parcourut frénétiquement du regard le papier que Tower tenait entre ses mains grassouillettes. Balazar, Andolini et Gros Blair regardaient toujours autour d’eux. Biondi avait même dégainé son arme.
— Ta… ?
— Peut-être qu’on ne sera pas séparés, expliqua Eddie.
Le carillon était plus tonitruant que jamais, et il grogna. Les mots sur la page devinrent flous. Eddie plissa les yeux, ramenant une image plus nette.
… sis à Manhattan, New York, au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue, et Sombra Corporation, firme concluant des affaires dans l’État de New York.
En ce jour du 15 juillet 1976, Sombra verse un montant non remboursable de 100 000 $ à Calvin Tower, montant dont le reçu est authentifié au vu de cette propriété. En considération de quoi, Calvin Tower s’engage à ne pas…
Le 15 juillet 1976. Moins d’un an auparavant.
Eddie sentit les ténèbres fondre sur eux, et essaya d’entasser le reste du texte à l’intérieur de ses yeux, pour se l’enfoncer dans le cerveau : en engranger assez pour essayer de comprendre ce qui se passait ici. S’il réussissait, ce serait au moins un pas vers la compréhension de tout ça.
Si ce foutu carillon ne me rend pas dingue. Si ces choses dans les ténèbres ne nous avalent pas au retour.
— Eddie !
Jake. Terrifié par le bruit. Eddie l’ignora.
… Calvin Tower s’engage à ne pas vendre, louer, ou hypothéquer la propriété pendant une période d’un an à compter de la présente date, prenant donc fin le 15 juillet 1977. Il a été conclu que Sombra Corporation disposera d’un droit de préemption au rachat de la propriété sus-mentionnée, comme défini ci-dessous.
Pendant cette période, Calvin Tower protégera pleinement les intérêts de Sombra Corporation concernant ladite propriété comme décrit ci-dessus, et n’autorisera aucun droit de gage ou charge hypothécaire…
Ce n’était pas tout, mais le carillon était devenu insupportable, sa tête explosait. L’espace d’une seconde, Eddie comprit — la vache, il le voyait presque — combien ce monde était devenu inconsistant. Comme tous les mondes, probablement. Aussi usé et fragile que son vieux jean. Il réussit à saisir une dernière phrase sur le papier :
… si ces conditions sont réunies, il aura le droit de vendre ou de transmettre cette propriété à Sombra ou à toute autre partie de son choix.
Puis les mots disparurent, tout disparut en tourbillonnant dans un gigantesque trou noir. Jake s’accrochait d’une main à la ceinture d’Eddie et de l’autre, à Ote. Ote qui à présent aboyait frénétiquement, et Eddie eut une nouvelle vision confuse de Dorothy propulsée au pays d’Oz.
Il y avait bel et bien des choses dans les ténèbres : des formes qui surgissaient derrière d’étranges yeux phosphorescents, le genre de trucs qu’on voit dans les documentaires sur les créatures peuplant les grands fonds marins. Sauf que dans ces documentaires, les explorateurs sont toujours dans des modules protégés, alors que Jake et lui…
Le carillon devint tellement fort qu’il menaça de leur faire éclater les tympans. Eddie avait l’impression qu’on lui avait fourré la tête à l’intérieur de Big Ben, au moment où cette grosse cloche sonnait minuit. Il se mit à hurler et n’entendit pas sa propre voix. Puis le carillon disparut, tout disparut — Jake, Ote, l’Entre-Deux-Mondes — et il se retrouva flottant quelque part entre les étoiles et les galaxies.
Susannah ! cria-t-il. Où es-tu, Suze ?
Pas de réponse. Rien que les ténèbres.
Il était une fois, dans les années 1960 (avant que le monde ne change), une femme du nom d’Odetta Holmes, une jeune femme charmante et tout à fait impliquée dans la vie sociale, belle et riche, et très disposée à dénicher un copain (ou une copine) de même profil. Sans en être le moins du monde consciente, cette jeune femme partageait son corps avec une créature beaucoup moins charmante, nommée Detta Walker. Detta, elle, n’en avait rien à foutre du copain (ou de la copine). Rhéa du Coös n’aurait pas renié Detta, elle aurait vu en elle une sœur. De l’autre côté de l’Entre-Deux-Mondes, Roland de Gilead, le dernier pistolero, avait amené cette femme divisée jusqu’à lui et il en avait créé une troisième, une bien meilleure, bien plus forte que les deux précédentes. C’est de cette femme qu’Eddie Dean était tombé amoureux. Elle l’avait pris pour mari, et portait donc le nom de son père à lui. Ayant raté les prises de bec féministes des décennies ultérieures, elle l’avait fait le plus joyeusement du monde. Si elle ne se faisait pas appeler Susannah Dean avec autant de fierté que de joie, c’est seulement parce que sa mère lui avait enseigné que l’orgueil précède la chute.
Et voilà qu’apparaissait une quatrième femme. Née de la troisième, à une autre époque de tension et de changement. Elle se moquait éperdument d’Odetta, de Detta et de Susannah. Elle se moquait de tout sauf de ce p’tit gars qui était en route. Il fallait nourrir ce p’tit gars nouveau venu. La salle de banquet n’était pas très loin. C’était ce qui comptait ; c’était tout ce qui comptait.
Cette nouvelle femme, tout aussi dangereuse à sa manière que pouvait l’être Detta Walker, s’appelait Mia. Elle ne portait le nom d’aucun homme, seulement ce mot qui en Haut Parler signifiait mère.
Elle descendait lentement les longs couloirs de pierre vers la salle où se tenait le festin. Elle passa devant les chambres de la ruine, les niches et les nefs vides, les galeries oubliées aux appartements déserts et désertés. Quelque part dans ce château se dressait un vieux trône, baigné de sang ancien. Quelque part, des échelles menaient à des cryptes aux murs recouverts d’ossements, dont les dieux seuls connaissaient la profondeur. Pourtant il y avait de la vie ici ; de la vie et de la nourriture riche. Mia le sentait aussi sûrement qu’elle sentait ses jambes sous elle, et l’étoffe de tous ces jupons superposés qui froufroutaient. De la nourriture riche. Longue vie à vous et à vos récoltes, comme disait l’adage. Et elle avait tellement faim. Bien sûr ! Ne mangeait-elle pas pour deux ?
Elle déboucha sur un grand escalier. Un son lui parvint, affaibli mais puissant : le tempo régulier des turbos à transmission lente enterrés en dessous des cryptes les plus profondes. Mia s’en moquait totalement, tout comme elle se moquait de North Central Positronics, qui les avait construits et les avait mis en route des dizaines de milliers d’années auparavant. Elle se moquait des ordinateurs dipolaires, des portes, des Rayons, ou de cette Tour Sombre au milieu de toutes choses.
Ce qui comptait, c’étaient les odeurs. Ces odeurs qui flottaient jusqu’à ses narines, riches et merveilleuses. Le poulet et sa sauce, les rôtis de porc en habit de couenne rissolée. Les quartiers de bœuf où perlait le sang, les meules de fromage humide, les gigantesques crevettes de Calla Fundy, comme des virgules orange et rebondies. Les poissons éventrés aux yeux vides, leurs entrailles débordant de sauce. Les grands pots de jambalaya et de fanata, le grand caldo largo de l’extrême sud. Si on ajoutait à ça cent fruits et mille douceurs, on n’en était encore qu’au début ! Aux amuse-bouches ! Aux premières bouchées de l’entrée !
Mia descendit l’escalier central en courant, effleurant la rampe de sa paume soyeuse, pianotant de ses petites mules sur les marches. Une fois, elle avait rêvé qu’un homme horrible l’avait poussée sous un train souterrain, et qu’elle avait eu les jambes coupées à la hauteur des genoux. Mais les rêves, c’était idiot. Ses pieds étaient bien là, portant ses jambes, n’est-ce pas ? Oui ! Et aussi ce bébé dans son ventre. Le p’tit gars, qui voulait qu’on le nourrisse. Il avait faim, et elle aussi.
Au pied de l’escalier, un large couloir pavé de marbre noir poli courait sur vingt-cinq mètres, jusqu’à une grande porte à double battant. Mia pressa le pas dans cette direction. Elle voyait son reflet flotter sous elle, et les flambeaux électriques qui scintillaient dans les profondeurs du marbre comme des torches sous-marines, mais elle ne vit pas l’homme qui surgit derrière elle, se glissant le long des courbes majestueuses de l’escalier, non pas en escarpins, mais portant de vieilles bottes usées. En guise de tenue d’apparat, il portait un jean délavé et une chemise en chambray bleu. Sur son flanc gauche pendait un pistolet à crosse en bois de santal patiné ; l’étui était retenu par une bride de cuir brut. Il avait le visage mat, ridé et tanné. Sa chevelure était noire, bien que parcourue de liserés blancs. Mais c’étaient ses yeux qui frappaient le plus. Ils étaient bleus, froids et fixes. Detta Walker n’avait jamais craint aucun homme, pas même celui-là, mais elle avait eu peur de ces yeux de tireur.
Il y avait un vestibule devant la haute porte. Il était pavé d’un damier de marbre rouge et noir. Aux murs lambrissés pendaient les portraits jaunis de vieux seigneurs et de leurs dames. Au centre, se dressait une statue en marbre rose et chrome entrelacés. On aurait dit un chevalier errant brandissant ce qui ressemblait à un six-coups ou à une courte épée au-dessus de sa tête. Bien que le visage fût presque lisse — le sculpteur n’avait fait que suggérer les traits —, Mia savait de qui il s’agissait, elle le savait très bien. Ce ne pouvait être que lui.
— Je te salue, Arthur l’Aîné, dit-elle en le gratifiant de sa plus belle révérence. Je te prie de bénir tout ce dont je m’apprête à disposer, pour moi et pour mon p’tit gars. Bonsoir à toi.
Elle ne pouvait lui souhaiter de longs jours sur cette terre, car ses jours à lui — et il allait de même pour presque tous ceux de son espèce — s’en étaient allés. Aussi préféra-t-elle porter la main à ses lèvres souriantes et lui envoyer un baiser. Ayant ainsi sacrifié aux usages, elle entra dans la salle à manger.
Elle mesurait soixante mètres de long sur trente mètres de large. Des troches électriques en fourreau de cristal en jalonnaient les deux longueurs. Des centaines de chaises entouraient une gigantesque table de bois de fer chargée de mets chauds ou froids. En face de chaque chaise était posée une assiette blanche à fin liseré bleu, une assiette pour les grandes occasions. Les chaises étaient inoccupées, les grandes assiettes vides, ainsi que les verres, bien que le vin destiné à les remplir fût disposé dans des seaux en or, tout le long de la table, frappé et prêt à servir. Tout était comme elle l’avait imaginé, comme elle l’avait vu dans ses rêves les plus précieux et les plus précis, tout était comme elle l’avait toujours trouvé, encore et encore, et ainsi qu’elle le trouverait tant qu’ils en auraient besoin, elle et le p’tit gars. Où qu’elle se fût trouvée, ce château n’était pas loin. Et même s’il y avait une vague odeur d’humidité et de boue ancienne, quelle importance ? Si on entendait des bruits de galopades dans les ombres sous la table — le fait des rats ou même des fouines —, pourquoi s’en soucier ? Au-dessus de la table, tout n’était que luxe et lumière, fumets exquis et fruits mûrs, prêts à être cueillis. Les ombres sous la table pouvaient bien faire à leur guise. Ça n’était pas ses affaires, non, pas du tout.
— Voici venir Mia, fille de personne ! lança-t-elle gaiement à la salle silencieuse, avec ses cent arômes de viandes et de sauces et de crèmes et de fruits. J’ai faim et je serai nourrie ! De plus, je nourrirai mon p’tit gars ! Si l’un d’entre vous y trouve à redire, qu’il s’avance ! Qu’il se montre bien, que je le voie, et qu’il me voie !
Personne ne s’avança, bien entendu. Ceux qui avaient jadis festoyé en ces lieux avaient disparu depuis longtemps. Il n’y avait plus à présent que le rythme sourd et endormi des turbos à transmission lente (et aussi ces galopades assourdies et déplaisantes du Monde de Sous la Table). Derrière elle, le Pistolero demeurait silencieux, à observer. Et ce n’était pas la première fois. Il ne voyait pas de château, mais il la voyait, elle ; il la voyait très clairement.
— Qui ne dit mot consent ! cria-t-elle.
Elle appuya la main sur son ventre, qui commençait à poindre. À s’arrondir. Puis, dans un éclat de rire, elle conclut :
— Si fait, qu’il en soit ainsi ! Voici venir Mia au festin ! Qu’il leur fasse honneur, à elle et au p’tit gars qu’elle porte en elle ! Qu’il leur fasse grand honneur !
Et elle festoya, mais pas dans un lieu, ni dans une de ces assiettes. Elle détestait ces assiettes, celles pour les grandes occasions, bleues et blanches. Elle ne savait pas pourquoi et elle s’en moquait. Ce qui l’intéressait, c’était la nourriture. Elle longea la table comme une femme se pavanant devant le buffet le plus grandiose au monde, saisissant des morceaux entre ses doigts et les faisant sauter dans sa bouche ouverte, arrachant parfois la viande tendre et chaude sur l’os, avant d’envoyer le bout de carcasse sur le plat de service. Une fois ou deux elle rata son but et les morceaux de viande roulèrent sur la nappe en lin blanc, y imprimant des traînées de sauce, comme un mouchoir sur lequel on aurait saigné du nez. L’un de ses rôtis roulants renversa une saucière. Un autre fit voler en éclats un plat de service en cristal rempli de confiture de groseille. Un troisième roula tout au bout de la table et bascula dans le vide, et Mia entendit le morceau se faire traîner sous la table. Il y eut une brève querelle ponctuée de petits cris perçants, suivie d’un mugissement de douleur quand quelque chose planta ses dents dans quelque chose d’autre. Puis le silence. De courte durée, cependant, et bientôt brisé par le rire de Mia. Elle essuya ses doigts graisseux sur son corsage, très lentement. Savourant cette façon qu’avaient les taches de sauces mêlées de se répandre sur la soie ruineuse. Savourant la courbe saillante de ses seins et le contact de ses tétons sous le bout de ses doigts, rêches, durs et excités.
Elle longea lentement la table jusqu’au bout, se parlant à elle-même avec toutes sortes de voix différentes, créant une petite discussion chez les fous.
Comment ça va, chérie ?
Ça va super, merci de tout cœur de prendre des nouvelles, Mia.
Tu crois vraiment qu’Oswald travaillait seul quand il a descendu Kennedy ?
Jamais de la vie, trésor… c’était un complot de la CIA, depuis le début. Eux, ou ces sales blancs de milliardaires du croissant de l’acier, en Alabama.
Bombingham, Alabama, chérie… c’est pas vrai ?
Tu as écouté le nouveau disque de Joan Baez ?
Mon Dieu, oui, elle a une voix d’ange, non ? J’ai entendu dire qu’ils vont se marier, avec Bob Dylan…
Et ainsi de suite, et patati, et patata. Roland entendit la voix cultivée d’Odetta mêlés aux accents rudes et aux blasphèmes hauts en couleur de Detta. Il perçut aussi la voix de Susannah, et beaucoup d’autres. Combien de femmes dans sa tête ? Combien de personnalités, formées ou à demi formées ? Il la regarda se pencher au-dessus des assiettes vides invisibles et des verres vides (invisibles eux aussi), mangeant directement dans les plats de service, mâchant chaque trouvaille avec la même délectation gourmande, son visage devenant progressivement brillant, le corsage de sa robe (qu’il ne pouvait voir mais qu’il sentait) s’assombrissant là où elle s’essuyait les doigts, pinçant l’étoffe, se l’aplatissant sur les seins — impossible de se méprendre sur ces gestes-là. Et après chaque pause, avant de reprendre son exploration, elle saisissait l’air devant elle et envoyait une assiette qu’il ne voyait pas sur le sol, à ses pieds, ou bien de l’autre côté de la table, contre un mur qui devait exister dans sa rêverie.
— Tiens ! criait-elle avec la voix pleine de défi de Detta Walker. Prends ça, espèce de sale vieille Dame Bleue, j’ai encore fait de la casse ! J’ai foutu en l’air ta saloperie d’assiette, alors, ça te fait quoi ? Ça te fait quoi, maintenant ?
Puis, passant à la place suivante, elle lâchait un petit rire en cascade, charmant mais contenu, elle demandait des nouvelles de leur fils, patati patata, et comment s’adaptait-il à Morehouse, et quelle chance merveilleuse d’avoir une école aussi magnifique pour les gens de couleur, si si, vraiment mer-veilleuse ! mer-veil-leuse ! Et votre mère, ma chère ? Oh, je suis tellement désolée, nous prierons tous pour son rétablissement.
Et tout en parlant, elle se penchait au-dessus d’une autre assiette imaginaire. Elle attrapait à pleines mains une grosse terrine remplie d’œufs de poisson noirs et luisants, et de rondelles de citron. Puis elle se fourrait la tête dedans, comme un porc plongeant son groin dans l’auge. Elle bâfrait. Et elle relevait la tête, et un sourire sage et délicat se dessinait sous l’éclat des torches électriques, qui faisait ressortir les œufs noirs comme de la sueur noire sur sa peau brune, lui mouchetant les joues et le front, se nichant au coin de ses narines comme des croûtes de vieux sang séché — Oh oui, il me semble que nous avançons à grands pas, des gens comme ce Bull Connor sont arrivés à leur déclin, désormais, et la meilleure revanche pour nous, c’est qu’ils le savent —, et alors elle envoyait voler la terrine par-dessus son épaule comme un joueur de volley devenu fou, et des œufs de poisson venaient se coller dans ses cheveux (Roland les voyait presque), et quand la terrine explosait contre la pierre, son expression polie à la quelle-fête-fantastique-vous-ne-trouvez-pas se tordait pour laisser place à Detta Walker la harpie aux babines retroussées, celle prête à hurler « Dis voir, sale vieille Dame Bleue, ça fait quoi ? Si tu veux essayer de te fourrer de ce caviar de mon cul dans ta chatte desséchée, surtout vas-y, te gêne pas ! Ça t’f’rait des sensations, tu peux m’croire ! »
Et elle passait à l’assiette suivante. Puis à la suivante. Elle festoyait dans la grande salle du banquet. Elle se nourrissait et elle nourrissait son p’tit gars. Ne se retournant pas une fois vers Roland. Ne se rendant pas compte une seule seconde que ce lieu, à proprement parler, n’existait même pas.
Eddie et Jake n’étaient pas parmi les priorités de Roland lorsque tous les quatre (tous les cinq, en comptant Ote) se couchèrent après s’être repus de boulrèves. Il s’était concentré sur Susannah. Le Pistolero était pratiquement certain qu’elle irait se balader cette nuit encore, et cette fois encore, il la suivrait. Pas pour voir ce qu’elle mijotait ; ça, il le savait d’avance.
Non, sa première préoccupation était de la protéger.
Plus tôt dans l’après-midi, vers l’heure où Jake était revenu avec son chargement de nourriture, Susannah avait commencé à manifester des signes que Roland connaissait : sa diction s’était faite sèche et brève, ses mouvements un peu trop saccadés pour être gracieux, et elle avait eu tendance à se frotter la tempe ou un point au-dessus du sourcil gauche, comme si elle ressentait une douleur à cet endroit. Eddie ne voyait-il pas les signes ? Roland se le demandait. Eddie faisait un piètre observateur quand Roland l’avait rencontré, mais il avait beaucoup changé, depuis, et puis…
Et puis il était amoureux d’elle. Amoureux. Comment pouvait-il ne pas voir ce que Roland voyait, lui ? Les signes n’étaient pas aussi flagrants que sur la plage au bord de la Mer Occidentale, quand Detta s’apprêtait à bondir et à arracher violemment le contrôle à Odetta, mais ils étaient là, voilà qui était certain, et pas très différents, avec ça.
D’un autre côté, la mère de Roland avait autrefois un dicton, qui disait l’amour parfois trébuche. Peut-être Eddie était-il trop proche d’elle pour voir. Ou bien il ne veut pas voir, se dit Roland. Il ne veut pas affronter l’idée qu’il faille peut-être revivre tout ça. C’est-à-dire la mettre face à elle-même et à sa nature divisée.
Sauf que cette fois-ci, ça n’avait rien à voir avec elle. Roland le soupçonnait depuis un bout de temps déjà — avant même leur palabre avec les habitants de River Crossing, en fait — et à présent il le savait. Non, ça n’avait rien à voir avec elle.
Alors il était resté allongé là, à écouter leurs respirations qui ralentissaient, tandis qu’un à un ils sombraient : Ote, puis Jake, Susannah. Eddie en dernier.
Enfin… pas vraiment le dernier. Roland entendait, assourdi, très assourdi, le murmure d’une conversation, de l’autre côté de cette colline là-bas, au sud, de ceux qui les suivaient et qui les observaient. Rassemblant leur courage avant de se faire connaître, probablement. Roland avait l’ouïe fine, mais pas assez fine pour saisir leurs paroles au vol. Il y eut environ une demi-douzaine d’échanges à mi-voix, avant que quelqu’un ne siffle violemment pour imposer le silence. Ils se turent, et on n’entendit plus que le reniflement bas et intermittent du vent dans le faîte des arbres. Roland se tenait allongé, immobile, scrutant l’obscurité où ne brillait pas une étoile, attendant que Susannah se lève. Ce qu’elle finit par faire.
Mais avant ça, Jake, Eddie et Ote partirent vaadasch.
C’est de Vannay — le précepteur de cour, en ces temps anciens de leur jeunesse — que Roland et ses semblables tenaient ce qu’il y avait à savoir de vaadasch. Ils avaient d’abord formé un quintette : Roland, Alain, Cuthbert, Jamie et Wallace, le fils de Vannay. Wallace, farouchement intelligent mais toujours dans un état maladif, avait succombé à la maladie de la chute, parfois surnommée le mal du roi. Ils n’avaient dès lors plus été que quatre, sous la forme d’un vrai ka-tet. Vannay le savait lui aussi, et cela participait sans doute à son chagrin.
Cort leur avait appris à naviguer en suivant le soleil et les étoiles. Vannay leur avait appris à se servir de la boussole, du quadrant et du sextant, et leur avait enseigné les rudiments mathématiques nécessaires à leur usage. Cort leur avait appris à se battre. À travers l’histoire, les problèmes de logique et des séminaires sur les « vérités universelles », comme il les appelait, Vannay leur avait montré comment ils pourraient parfois éviter de se battre. Cort leur avait appris à tuer s’ils le devaient. Vannay, avec sa patte folle et son sourire doux et un peu absent, leur avait fait comprendre que la violence ne faisait qu’aggraver les problèmes beaucoup plus sûrement qu’elle ne les résolvait. Il l’appelait la chambre vide, dans laquelle tous les sons se trouvaient modifiés par l’écho.
Il leur avait enseigné la physique — ce qu’on en savait. Et la chimie — ce qu’il en restait. Il leur avait appris à finir les phrases qui commençaient par « cet arbre ressemble à un », ou par « quand je cours je me sens heureux comme un », ou encore « on n’a pas pu se retenir de rire tellement ». Roland détestait ces exercices, mais Vannay tenait bon et ne le laissait jamais décrocher. « Tu as une imagination très pauvre, Roland », lui avait dit un jour le précepteur — Roland devait avoir onze ans, à l’époque — « et je ne te laisserai pas la sous-alimenter et l’appauvrir encore ».
Il leur avait appris les Sept Cadrans de la Magie, refusant de révéler s’il croyait en aucun d’eux, et Roland croyait se rappeler que c’était en aparté d’une de ces leçons que Vannay avait mentionné vaadasch. Ou peut-être qu’on le capitalisait, peut-être que c’était vaadasch. Roland n’en était pas sûr. Il se rappelait que Vannay avait parlé de la secte Manni, ces grands voyageurs. Et n’avait-il pas cité aussi l’Arc-en-Ciel du Magicien ?
Roland croyait se rappeler que si, mais par deux fois il avait eu le Cristal rose de l’arc-en-ciel en sa possession, une fois enfant et une fois adulte, et bien que les deux fois il eût voyagé dedans — la deuxième fois, avec ses amis — il ne l’avait jamais emmené vaadasch.
Ah, mais comment l’aurais-tu su ? se demanda-t-il. Comment aurais-tu pu le savoir, Roland, quand tu étais à l’intérieur ?
Parce que Cuthbert et Alain le lui auraient dit, voilà comment.
En es-tu sûr ?
Une émotion aussi étrange qu’indéfinissable serra la poitrine du Pistolero — était-ce de l’indignation ? De l’horreur ? Peut-être même un sentiment de trahison ? — quand il comprit que non, il n’en était pas sûr. Tout ce qu’il savait, c’est que la boule l’avait mené très profond à l’intérieur de lui-même, et qu’il avait eu de la chance de pouvoir en ressortir.
Il n’y a pas de boule, ici, se dit-il, et à nouveau il entendit cette autre voix — la voix sèche et implacable de son vieux précepteur boiteux, qui n’avait jamais vraiment fait le deuil de son fils unique — lui répondre, toujours avec les mêmes mots :
En es-tu sûr ?
Pistolero, en es-tu certain ?
Tout commença par un crépitement grave. Roland pensa d’abord qu’il venait du feu de camp : l’un d’eux avait dû mettre des branches de pin vertes, que les braises avaient fini par atteindre, et ce son provenait des aiguilles qui se consumaient. Mais…
Le bruit s’amplifia, se transformant en une sorte de grésillement électrique. Roland se redressa et scruta le feu mourant. Ses yeux s’élargirent et les battements de son cœur s’accélérèrent.
Susannah tournait le dos à Eddie, et elle s’était un peu écartée de lui, aussi. Eddie avait tendu le bras, et Jake avait fait de même, si bien qu’ils se tenaient par la main. Et, sous les yeux de Roland, ils se mirent à pâlir, à se désintégrer en une série de pulsations tremblotantes. Il arrivait la même chose à Ote. Quand ils eurent disparu, ils furent remplacés par une sorte de halo gris qui reproduisait approximativement la forme et la position de leurs corps, comme si quelque chose leur gardait leur place dans le monde réel. Chaque fois qu’ils revenaient, on entendait ce grésillement. Roland voyait leurs yeux rouler sous leurs paupières closes.
Ils rêvaient. Mais pas seulement. C’était vaadasch, le passage entre deux mondes. Que les Manni étaient censés maîtriser. Et que certains fragments de l’Arc-en-Ciel du Magicien étaient censés vous aider à accomplir, éventuellement contre votre gré. Un fragment en particulier.
Ils pourraient être pris entre deux et tomber, se dit Roland. Vannay nous avait dit ça, aussi. Il disait qu’aller vaadasch était un grand péril.
Qu’avait-il dit d’autre ? Roland n’eut pas le temps de se le rappeler, car au même moment, Susannah s’assit, fit glisser les capots de cuir que Roland lui avait confectionnés sur ses moignons de jambes et se hissa sur son fauteuil roulant. Quelques secondes plus tard, elle roulait vers les arbres anciens au nord de la route. C’était à l’opposé de l’endroit où se tenaient leurs espions ; c’était toujours ça de pris.
Roland resta un moment immobile, interdit. Mais il finit par entrevoir clairement ce qu’il avait à faire. Il ne comptait pas les réveiller tant qu’ils étaient en état de vaadasch ; cela leur ferait courir un risque monstrueux. La seule chose à faire était de suivre Susannah, comme les autres nuits, et espérer qu’elle ne s’attirerait pas d’ennuis.
Tu pourrais aussi réfléchir à la suite des événements. À nouveau la voix sèche et magistrale de Vannay. À présent que son vieux précepteur était de retour, il avait visiblement l’intention de rester un petit moment. Le raisonnement n’a jamais été ton point fort, pourtant il va bien falloir que tu t’en serves. Bien sûr, il faut attendre que tes visiteurs se fassent connaître — que tu sois sûr de ce qu’ils veulent —, mais pour finir, Roland, il faudra bien que tu te décides à agir. Mais réfléchis bien, auparavant. Le plus tôt sera le mieux.
Oui, le plus tôt était toujours le mieux.
Il y eut un nouveau grésillement, puissant. Eddie et Jake étaient de retour, ce dernier tenant Ote au creux de son bras, puis ils disparurent de nouveau, ne laissant derrière eux qu’une faible lueur d’ectoplasme. Et puis, quelle importance ? Son boulot, c’était de suivre Susannah. Quant à Jake et Eddie, il y aurait de l’eau, si Dieu le voulait.
Imagine que tu reviennes et qu’ils ne soient plus là ? Ça arrive, Vannay l’a dit. Qu’est-ce que tu lui diras, à elle, si elle se réveille et qu’ils ont disparu tous les deux, son mari et son fils adoptif ?
Ce n’était pas le moment de réfléchir à ça, de toute façon. Le problème, pour l’instant, c’était Susannah, comment protéger Susannah.
De vieux arbres au tronc énorme jalonnaient le côté nord de la route à intervalles raisonnables. Leurs branches s’entremêlaient parfois, créant comme une voûte suspendue, mais eu niveau du sol, il y avait toute la place nécessaire au passage du fauteuil roulant de Susannah, et elle se déplaçait à vive allure, serpentant parmi les grands arbres de fer et les pins, descendant sur un tapis odorant de paillis et d’aiguilles de pin.
Pas Susannah. Ni Detta ni Odetta, non plus. Celle-ci se fait appeler Mia.
Pour Roland, elle pouvait bien se faire appeler la Reine des Jours Verts, du moment qu’elle revenait saine et sauve, et que les deux autres étaient toujours là à son retour.
Il sentit monter un parfum plus vif, et plus frais, un parfum de verdure : des roseaux et des algues. Accompagné d’une odeur de vase, du martèlement lourd des grenouilles, du hou-hou sarcastique d’un hibou et des éclaboussures quand quelque chose sauta dans l’eau. Suivi par un cri perçant quand quelque chose mourut, lui ou sa proie. Les broussailles surgissaient du sol, d’abord clairsemées, puis omniprésentes. Les frondaisons s’éclaircissaient. Les moustiques et les mites gémissaient. Des mouchetons zébraient l’air. L’odeur de marécage se fit plus prégnante.
Les roues du fauteuil n’avaient pas laissé de traces sur l’humus. Lorsqu’il fit place à ce paillasson hirsute, Roland commença à la suivre aux brindilles cassées et aux feuilles déchirées qu’elle laissait sur son passage. Puis, lorsqu’elle atteignit un terrain à peu près plat, les roues s’enfoncèrent dans la terre de plus en plus molle. Vingt pas plus loin, il vit du liquide suinter dans les ornières. Mais elle était trop maligne pour se laisser embourber — trop rusée. Vingt pas au-delà des premiers signes de suintement, il tomba sur le fauteuil, abandonné. Sur l’assise étaient posés son pantalon et sa chemise. Elle avait pénétré dans le marécage toute nue, à l’exception des embouts de cuir qui couvraient ses moignons.
Au-dessus de mares d’eau stagnante, flottaient des rubans de brouillard. Des monticules herbeux saillaient çà et là. Sur l’un d’eux, ligoté à un tronc mort placé à la verticale, se tenait ce que Roland prit d’abord pour un ancien pantin. En se rapprochant, il constata qu’il s’agissait d’un squelette humain. Le front du crâne avait été fracassé vers l’intérieur, et un triangle d’ombre était planté entre les deux orbites béantes. Une telle blessure avait de toute évidence été infligée par quelque massue de guerre primitive, et le cadavre (ou son âme errante) avait été laissé là pour marquer la frontière du territoire d’une tribu quelconque. Ils étaient sans doute tous morts depuis longtemps, ou ils avaient changé de décor, mais prudence était mère de sûreté. Roland dégaina un de ses pistolets et prit la suite de la femme, avançant de monticule en monticule, serrant les dents quand une douleur soudaine lui pinçait la hanche droite. Il lui fallut toute sa concentration et toute son agilité pour réussir à la suivre. D’abord parce qu’elle n’avait pas les scrupules de Roland à rester aussi sèche que possible ; elle était nue comme une sirène et se déplaçait comme telle, aussi à l’aise dans la gadoue et le limon que sur la terre ferme. Elle rampait par-dessus les monticules les plus gros, glissait dans l’eau entre les bosses, marquant parfois une courte pause pour arracher une sangsue. Dans l’obscurité, marche et glissades semblaient se fondre en un seul mouvement serpentant, sinueux et troublant.
Elle avança ainsi sur environ trois cents mètres, dans le marais qui suintait de plus en plus, le Pistolero obstinément sur ses talons. Il faisait le moins de bruit possible, bien qu’il se demandât si c’était bien nécessaire ; la partie d’elle capable de voir, de sentir et de penser était à des années-lumière de là.
Elle finit par s’arrêter, en appui sur ses jambes tronquées, s’accrochant de chaque côté à des buissons, pour se maintenir en équilibre. Immobile, elle tendait le cou au-dessus de la surface noire d’une mare. Impossible pour le Pistolero de dire si cette mare était large ou non ; les bords s’en perdaient dans la brume. Pourtant il y avait de la lumière, une sorte de rayonnement faible et flou, qui semblait monter de sous la surface de l’eau même, émanant peut-être de troncs immergés, pourrissant lentement.
Elle se tenait là, scrutant du regard cette mare perdue dans ces bois sous leur croûte de boue, comme une reine scrutant… scrutant quoi ? Que voyait-elle ? Une salle de banquet ? C’est ce qu’il en était venu à croire. Presque à voir. C’était un murmure qui passait de son esprit à elle à son esprit à lui, et ce murmure concordait avec ce qu’elle disait et faisait. Cette salle de banquet, c’était le moyen ingénieux qu’avait imaginé son esprit pour tenir Susannah à l’écart de Mia, tout comme il avait tenu Odetta à l’écart de Detta pendant toutes ces années. Mia devait avoir toutes sortes de raisons de garder son existence secrète, mais la plus importante, c’était sans doute cette vie qu’elle portait en elle.
Le p’tit gars, comme elle l’appelait.
Puis, avec une célérité qui le fit sursauter (même s’il l’avait déjà vu faire), elle se mit en chasse, glissant dans un silence sinistre, sans une éclaboussure, d’abord le long de la mare, puis dedans. Roland la contemplait avec une expression d’horreur et de désir mêlés tandis qu’elle se taillait un chemin au milieu des ajoncs, au-dessus et entre les touffes d’herbes. À présent, au lieu d’arracher les sangsues de sa peau et de les lancer au loin, elle se les enfournait dans la bouche comme des bonbons. Les muscles de ses cuisses ondulaient sous la peau. Sa peau brune brillait comme de la soie humide. Lorsqu’elle se retourna (cette fois-ci, Roland s’était caché derrière un arbre, se fondant aux ombres), il vit clairement que ses seins avaient gonflé.
Le problème, bien sûr, ne se limitait pas au « p’tit gars ». Il fallait aussi prendre Eddie en compte. Mais qu’est-ce qui t’arrive, bon sang, Roland ? l’entendait-il déjà répliquer. C’est peut-être notre enfant. Je veux dire, tu ne peux pas être certain que ce n’est pas le nôtre. Ouais, ouais, je sais qu’elle a été prise par ce truc, pendant qu’on tirait Jake d’affaire, mais ça ne veut pas forcément dire que…
Et ainsi de suite, bla-bla-bla, comme aurait dit Eddie lui-même, tout ça pourquoi ? parce qu’il l’aimait et qu’il voudrait garder l’enfant de leur union. Et parce que la dispute était aussi naturelle à Eddie Dean qu’à d’autres le simple fait de respirer. Cuthbert était pareil.
Dans les roseaux, la main de la femme nue jaillit soudain et éperonna une grenouille de bonne taille. Elle serra le poing et la grenouille explosa, faisant gicler entre ses doigts des boyaux et une poignée d’œufs miroitants. La tête éclata à son tour. Mia la leva à hauteur de sa bouche et engouffra avidement l’animal, dont les pattes arrière, d’un vert laiteux, s’agitaient convulsivement ; elle lécha le sang et les lambeaux de chair luisante accrochés à ses doigts. Puis elle fit mine de jeter quelque chose par terre et hurla : « Prends ça, espèce de sale vieille Dame Bleue » d’une voix grave et gutturale qui fit frissonner Roland. C’était la voix de Detta Walker. Detta au plus fort de sa folie et de sa méchanceté.
Une seconde après elle était repartie en chasse. Ce fut le tour d’un petit poisson… puis d’une autre grenouille… puis d’une prise de choix : un rat d’eau qui poussait de petits cris, se contorsionnait et essayait de mordre. Elle l’écrabouilla et se le fourra dans la bouche, en entier, pattes comprises. Une minute plus tard, elle pencha la tête en avant et régurgita les déchets — une masse torsadée de poils collés et d’éclats d’os.
Alors montre-lui ça — en partant du principe que Jake et lui reviendraient de cette aventure dans laquelle ils étaient embarqués, bien entendu. Et tu n’auras qu’à lui dire : « Je sais que les femmes ont des envies bizarres quand elles portent un enfant, mais Eddie, ça ne te paraît pas un petit peu trop bizarre ? Regarde-la, qui chasse dans les roseaux et la vase, comme une espèce d’alligator humain. Regarde-la bien, et dis-moi que c’est pour nourrir ton enfant qu’elle le fait. Ou n’importe quel enfant humain. »
Mais ça ne l’empêcherait pas d’argumenter. Roland le savait bien. Ce qu’en revanche il ne savait pas, c’était comment Susannah elle-même réagirait quand il lui dirait qu’elle avait dans le ventre une chose qui avait des envies incontrôlables de viande crue, le tout au beau milieu de la nuit. Et comme si cette histoire ne suffisait pas, maintenant il y avait le vaadasch. Et ces inconnus qui les suivaient. Pourtant c’était bien là le cadet de ses soucis. En fait, il trouvait leur présence presque réconfortante. Il ne savait pas ce qu’ils voulaient, et pourtant il le savait. Il les avait déjà rencontrés, à maintes reprises. Et pour finir, ils voulaient tous la même chose.
À présent, la femme qui se faisait appeler Mia se mit à parler, tout en chassant. Roland avait beau être coutumier de cette partie-là du rituel aussi, elle le pétrifiait toujours autant. Il la regardait bien en face, et pourtant il avait toujours du mal à croire que tant de voix différentes puissent venir d’une seule et même gorge. Elle se demanda à elle-même comment elle allait. Elle se répondit qu’elle allait très bien, merci buocou. Elle parla d’un dénommé Bill, ou peut-être Bull. Elle demanda des nouvelles de la mère de quelqu’un. Elle cita un endroit appelé Morehouse, puis, d’une voix profonde et râpeuse — une voix d’homme, sans aucun doute — elle se dit qu’elle n’allait ni à Morehouse, ni dans aucune autre maison. Ce qui la fit rire d’un rire rauque, aussi devait-il s’agir d’une blague. Elle se présenta plusieurs fois (comme elle l’avait fait les autres nuits) en tant que Mia, un nom que Roland connaissait bien depuis ses jeunes années à Gilead. Là-bas, c’était presque un nom sacré. Elle fit deux fois la révérence, soulevant des jupes invisibles avec une grâce qui pinça le cœur du Pistolero — c’était à Mejis qu’il avait vu ce genre de révérence pour la première fois, quand avec ses amis Alain et Cuthbert, ils y avaient été envoyés par leurs pères.
Elle repartit en direction de la
(salle)
mare, tout humide et luisante. Elle y resta sans bouger pendant cinq minutes, puis dix. Le hibou poussa son cri de salut moqueur — hou ! — et, comme en réponse, la lune sortit un instant de derrière les nuages, pour jeter un œil à la scène. Dans la seconde, le camouflage d’un petit animal fut réduit à néant. Il essaya de filer à côté de la femme. Elle le prit au piège avec une maîtrise impeccable, et plongea le visage dans son ventre palpitant. Il y eut un crissement mouillé, suivi de déchirements et de mastication. Elle brandit ce qui restait de l’animal dans le clair de lune, ses mains et ses poignets bruns assombris par le sang. Puis elle le déchira en deux et l’avala. Elle éructa bruyamment et se replongea dans l’eau d’un coup de rein. Cette fois-ci, Roland entendit un grand éclaboussement, et il sut que le banquet prenait fin pour ce soir. Elle avait même mangé une partie des mouchetons, les attrapant au vol sans efforts. Tout ce qu’il espérait, c’est que ce qu’elle avait englouti ne la rendrait pas malade. Jusqu’ici, rien de bien grave.
Pendant qu’elle se nettoyait sommairement, essuyant le sang et la boue, Roland revint sur ses pas, ignorant les douleurs croissantes dans sa hanche et se déplaçant avec toute sa ruse habituelle. Par trois fois déjà, il avait assisté à ce genre de scène, et il lui avait suffi d’une fois pour constater que les sens de la femme se trouvaient effroyablement aiguisés.
Il s’arrêta près de son fauteuil, vérifiant qu’il n’avait laissé aucune trace aux environs. Il vit une empreinte de botte, l’effaça, puis jeta une poignée de feuilles par-dessus, pour faire bonne mesure. Pas trop, cependant ; le mieux était l’ennemi du bien. Une fois l’opération terminée, il retourna vers la route et vers leur campement, sans plus se dépêcher. Elle aussi aurait un peu de ménage à faire avant de rentrer. Que verrait Mia, au moment de nettoyer le fauteuil de Susannah ? Une espèce de petit char motorisé ? Peu importait. L’important, c’était sa grande intelligence. S’il ne s’était pas réveillé pour faire de l’eau une des nuits précédentes, il n’aurait sans doute jamais eu connaissance de ses expéditions de chasse, et pourtant il était censé être fin, pour ce genre de choses.
Pas aussi fin qu’elle, asticot. Maintenant, comme si le fantôme de Vannay ne suffisait pas, c’était au tour de Cort de lui faire la leçon. Elle te l’a déjà prouvé, pas vrai ?
Oui. Elle lui avait prouvé qu’elle était intelligente comme trois femmes. Et voilà qu’une quatrième entrait en scène.
Quand Roland vit apparaître devant lui la trouée dans les arbres — la route qu’il suivait, et l’endroit où ils avaient établi leur campement pour la nuit — il inspira lentement et profondément, deux fois. Ce qui avait pour but de le calmer, et qui ne marcha pas très bien.
De l’eau si Dieu le veut, se rappela-t-il. Pour les grandes choses de ce monde, Roland, tu n’as pas voix au chapitre.
Voilà une vérité qui n’était pas facile à accepter, surtout pour un homme lancé dans une quête telle que celle-ci ; mais il avait appris à vivre avec.
Il inspira une nouvelle fois, puis sortit de la forêt. Il relâcha l’air en un long soupir de soulagement en en voyant Eddie et Jake allongés près du feu éteint, profondément endormis. La main droite de Jake, celle que tenait Eddie quand le Pistolero les avait quittés pour suivre Susannah, s’enroulait à présent autour d’Ote.
Le bafouilleux ouvrit un œil et fixa Roland. Puis il le referma.
Roland ne l’entendit pas venir, mais il la sentit. Il s’empressa de se coucher, roula sur le côté et s’enfouit le visage dans le creux de son bras. Et, dans cette position, il put observer le fauteuil roulant qui sortait de sous les arbres. Elle l’avait nettoyé rapidement, mais efficacement. Roland ne vit pas une seule tache de boue. Les rayons scintillaient sous le clair de lune.
Elle gara le fauteuil au même endroit que la veille, s’en extirpa avec sa grâce habituelle et alla se coucher auprès d’Eddie. Roland la regarda s’approcher de la forme endormie de son mari avec quelque inquiétude. Quiconque aurait rencontré Detta Walker aurait ressenti la même, se dit-il. Car cette femme qui se faisait appeler mère ressemblait étrangement à cette Detta.
Allongé dans l’immobilité la plus totale, comme s’il était suspendu dans un sommeil profond, Roland s’apprêtait à bondir.
Alors elle écarta les cheveux du front d’Eddie et l’embrassa au creux de la tempe. La tendresse de ce geste en dit long au Pistolero. Il pouvait dormir tranquille. Il ferma les yeux et laissa les ténèbres l’emmener.
Lorsque Roland se réveilla le lendemain, Susannah dormait toujours, mais Eddie et Jake étaient debout. Eddie avait refait un petit feu sur le squelette gris de l’ancien. Le garçon et lui étaient assis tout près pour en recueillir la chaleur, en train de manger ce qu’Eddie appelait les burritos à la pistolero. Ils avaient l’air à la fois excités et inquiets.
— Roland, fit Eddie, je crois qu’il faut qu’on parle. Il nous est arrivé quelque chose la nuit dernière…
— Je sais, répondit Roland. Vous êtes allés vaadasch.
— Vaadasch ? demanda Jake. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Roland commença à leur raconter, puis il secoua la tête.
— Si on doit palabrer, Eddie, tu ferais bien de réveiller Susannah. Comme ça on n’aura pas à répéter tout le début.
Il jeta un œil vers le sud.
— Et avec un peu de chance, nos nouveaux amis ne nous interrompront pas avant qu’on ait fini notre discussion. Ça ne les concerne pas.
Mais déjà il se demandait si c’était bien le cas.
Avec un intérêt plus vif que d’ordinaire, il regarda Eddie secouer Susannah. Il était sûr que ce serait bien Susannah qui ouvrit les yeux, mais il ne l’aurait pas juré. Mais c’était elle. Elle s’assit, s’étira, se passa les doigts dans ses boucles serrées.
— Qu’est-ce qui te prend, choupinet ? J’étais partie pour une heure de plus, au moins.
— Il faut qu’on parle, Sue, fit Eddie.
— Tout ce que tu voudras, mais pas maintenant. Mon Dieu, je suis toute courbatue.
— C’est le fait de dormir sur du dur, répondit Eddie.
Sans compter la chasse toute nue dans les marécages, pensa Roland.
— Verse-moi de l’eau, trésor.
Elle tendit les paumes de ses mains, et Eddie lui versa de l’eau d’une des outres. Elle se la jeta sur le visage et dans les yeux et poussa un petit cri frissonnant.
— Glacé !
— Cassée ! fit Ote.
— Pas encore, dit-elle au bafouilleux. Mais encore quelques mois à ce régime-là, et je le serai vraiment. Roland, tes amis de l’Entre-Deux-Mondes, le café, ils connaissent ?
Roland acquiesça.
— Il vient des plantations de l’Arc Extérieur. Au sud.
— Si on tombe dessus par hasard, on se sert, pas vrai ? C’est une promesse que je veux entendre.
— Je te le promets.
Tout en parlant, Susannah observait Eddie.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous n’avez pas l’air très frais, les garçons.
— Encore les rêves, fit Eddie.
— Moi aussi, renchérit Jake.
— Pas des rêves, les corrigea le Pistolero. Et toi, Susannah, comment as-tu dormi ?
Elle le regarda d’un air franc. Roland ne perçut pas l’ombre d’un mensonge dans sa réponse.
— Comme une masse, comme d’habitude. L’avantage, avec le fait de voyager tout le temps, c’est qu’on peut balancer ce foutu Nembutal.
— C’est quoi, ce truc de vache, Roland ? demanda Eddie.
— Vaadasch.
Il le leur expliqua de son mieux. Ce qu’il se rappelait le mieux dans l’enseignement de Vannay, c’était que les Manni s’imposaient de longues périodes de jeûne pour se placer dans l’état d’esprit adéquat, et qu’alors ils voyageaient, en quête du lieu propice à générer le vaadasch. Ils déterminaient l’emplacement de ce lieu à l’aide d’aimants et de gros pendules de plomb.
— J’ai l’impression que ces mecs-là auraient été comme des poissons dans l’eau à Needle Park, fit Eddie.
— N’importe où dans Greenwich Village, ajouta Susannah.
— Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? demanda Jake d’une voix grave et profonde, et ils se mirent tous à rire. Même Roland rit un peu.
— Vaadasch, c’est une autre façon de voyager, conclut Eddie quand le rire se fut tu. Comme les portes. Et les boules de cristal. C’est bien ça ?
Roland allait dire oui, puis il hésita.
— Je pense que ce sont toutes des variations autour du même thème. Et d’après Vannay, les boules de cristal — les morceaux de l’Arc-en-Ciel du Magicien — favorisent le vaadasch. Elles le favorisaient même trop, parfois.
Jake reprit :
— On clignotait vraiment, comme… comme des ampoules ? Ce que tu appelles des lampes à étincelles ?
— Oui — vous apparaissiez et disparaissiez. Et quand vous étiez partis, il restait une faible lueur à votre place, comme si quelque chose la gardait pour vous.
— Si c’est le cas, je remercie le ciel, fit Eddie. Quand ça s’est terminé… quand la petite musique est revenue et qu’on s’est libéré… je vais te dire la vérité, je croyais vraiment qu’on ne reviendrait pas.
— Moi aussi, dit Jake d’une voix calme.
Le ciel s’était couvert de nouveau, et dans la lumière blafarde du matin, le garçon était très pâle.
— Je t’avais perdu.
— Je n’ai jamais été aussi heureux de revoir un endroit de toute ma vie que ce petit bout de route, dit Eddie. Et de voir que tu étais à côté de moi, Jake. Même Rover m’a paru sympathique — il jeta un regard vers Ote, puis à Susannah — Il ne t’est rien arrivé de ce genre, cette nuit, chérie ?
— On l’aurait vue, fit Jake.
— Pas si elle était vaadasch ailleurs, suggéra Eddie.
Susannah secoua la tête, l’air troublé.
— J’ai dormi, tout simplement. Je vous l’ai dit. Et toi, Roland ?
— Rien à signaler, dit-il.
Comme toujours, il préférait garder les choses pour lui, jusqu’à ce que son instinct lui dicte de partager l’information. De plus, ce qu’il avait dit n’était pas totalement un mensonge. Il scruta très attentivement le visage d’Eddie et de Jake.
— On a des ennuis, pas vrai ?
Eddie et Jake se regardèrent, puis se tournèrent vers Roland. Eddie soupira.
— Ouais, probablement.
— Graves ? Tu as une idée ?
— Non, pas vraiment. Et toi, Jake ?
Jake fit non de la tête.
— Mais j’ai des idées, poursuivit Eddie, et si j’ai raison, on a un problème. Du genre costaud.
Il avala. Avec difficulté. Jake lui toucha la main, et le Pistolero s’inquiéta de voir combien Eddie serrait fort les doigts du garçon.
Roland se pencha et prit la main de Susannah dans la sienne. Il eut un bref retour d’image, de cette main en train d’éviscérer une grenouille. Il écarta le souvenir. La femme qui avait fait ça n’était pas parmi eux en ce moment.
— Racontez-nous, dit-il à Eddie et à Jake. Racontez-nous tout. On veut tout entendre.
— Au mot près, confirma Susannah. Au nom de vos pères.
Ils racontèrent ce qui leur était arrivé dans le New York de 1977. Fascinés, Roland et Susannah écoutèrent comment ils avaient suivi Jake jusqu’à la librairie, comment ils étaient tombés sur Balazar et ses hommes, juste devant.
— Ouh, fit Susannah, encore les méchants ! On dirait presque un roman de Dickens.
— C’est qui, ce Dickens ? Et c’est quoi, un roman ? demanda Roland.
— Un roman, c’est une histoire longue, qui forme un livre. Dickens a dû en écrire une douzaine. C’est sans doute le meilleur de tous les temps. Dans ses histoires, les habitants de cette grande ville appelée Londres n’arrêtent pas de revoir des gens de leur passé. J’avais un prof au lycée qui détestait ce genre de scènes. Il disait que les romans de Dickens étaient remplis de coïncidences faciles.
— Un prof qui ne connaissait pas le ka ou qui n’y croyait pas, dit Roland.
Eddie acquiesça.
— Ouais, c’est comme le ka. Pas de doute.
— Je m’intéresse plutôt à cette femme qui a écrit Charlie le Tchou-tchou qu’à ce Dickens, dit Roland. Jake, je me demandais si tu…
— J’ai toujours un wagon d’avance, répondit Jake en faisant sauter les boucles de son sac. Avec une pointe de déférence, il en sortit un vieux livre usé, le récit des aventures de Charlie la locomotive et de son ami, Bob le mécanicien. Ils se penchèrent tous vers la couverture. Le nom inscrit sous l’illustration était toujours Béryl Evans.
— Bon sang, fit Eddie. C’est vraiment bizarre. Je veux dire, je ne veux pas m’écarter de la voie…
Il marqua une pause, prenant soudain conscience de son jeu de mots ferroviaire, puis il reprit — de toute façon, Roland se moquait des jeux de mots et des blagues.
— … mais c’est bizarre. Celui que Jake a acheté — le Jake de Soixante-Dix-Sept — avait été écrit par une certaine Claudia quelque chose Bachman.
— Inez, compléta Jake. Et puis, il y avait un y qui se baladait. Un y minuscule. Quelqu’un sait ce que ça signifie ?
Personne ne put répondre, mais Roland leur apprit qu’il y avait des noms de ce genre, à Mejis.
— Il me semble que c’était pour ajouter des titres honorifiques, et je ne pense pas que ce soit vraiment secondaire. Jake, tu disais que la pancarte dans la vitrine avait changé. En quoi ?
— Je ne m’en souviens pas. Mais tu sais quoi ? je crois que si tu m’hypnotisais de nouveau — tu sais, avec cette balle — je pourrais.
— Et c’est peut-être ce que je finirai par faire, dit Roland. Mais ce matin, on manque de temps.
On en revient toujours à ça, pensa Eddie. Hier le temps n’existait pas, et maintenant on en manque. C’est toujours une question de temps, quoi qu’il arrive, non ? Le passé de Roland, notre passé à nous, et ce présent-ci. Ce présent dangereux.
— Pourquoi ? demanda Susannah.
— Nos amis, dit Roland en indiquant le sud de la tête. J’ai le sentiment qu’ils vont bientôt se faire connaître.
— Est-ce que ce sont vraiment nos amis ? demanda Jake.
— Ça, c’est secondaire, répondit Roland, en se demandant une nouvelle fois si c’était bien vrai. Pour l’instant, concentrons l’esprit de notre khef sur cette Librairie Spirituelle, quel que soit son nom. Vous avez vu les écumeurs de la Tour Penchée verboiser le propriétaire, c’est bien ça ? Ce Tower, ou Toren.
— Le malmener, tu veux dire ? demanda Eddie. Lui tordre le bras ?
— Oui.
— Ça tu peux le dire, fit Jake.
— Le dire, glissa Ote. Peux le dire.
— Je te parie ce que tu veux que Tower et Toren, c’est le même nom, dit Susannah. Toren, c’est « tour », en allemand. « Tower », en anglais.
Elle vit que Roland s’apprêtait à ajouter quelque chose, et elle leva la main.
— Les gens font parfois ce genre de choses, dans notre petit bout d’univers, Roland — ils changent un nom étranger pour un autre, qui sonne plus… euh… américain.
— Ouais, fit Eddie. C’est comme ça que Stempowicz est devenu Stamper… que Yakov est devenu Jacob… ou…
— Ou Béryl Evans, Claudia y Inez Bachman, dit Jake.
Il éclata de rire, mais le cœur n’y était pas vraiment.
Eddie ramassa une brindille à demi-brûlée et se mit à griffonner distraitement dans la terre. Une par une, les Grandes Lettres s’y dessinèrent :
C… L… A… U.
— Gros Blair l’a même dit, que c’était allemand. « Un boche, ça reste un boche, pas vrai, patron ? »
Il regarda Jake pour avoir sa confirmation. Jake acquiesça, puis lui prit la brindille des mains et compléta l’inscription :
D… I… A.
— Le fait qu’il soit allemand, ça n’est pas anodin, tu sais, dit Susannah. À une époque, les Allemands possédaient la plus grande partie de Manhattan.
— Tu veux en rajouter dans le registre Dickens ? demanda Jake.
Il inscrivit un y dans la terre, après CLAUDIA, puis leva les yeux vers Susannah.
— Qu’est-ce que tu dis de la maison hantée, quand j’ai traversé pour atterrir dans ce monde ?
— Le Manoir, dit Eddie.
— Le Manoir de Dutch Hill, ajouta Jake.
— Dutch Hill. Ouais, c’est vrai. Bon Dieu.
— Venons-en au fait, dit Roland. Je crois que le cœur de l’histoire, c’est ce papier que tu as vu. Et tu avais le sentiment qu’il fallait que tu le voies, pas vrai ?
Eddie acquiesça.
— Est-ce que c’était un besoin comparable à celui de suivre le Rayon ?
— Roland, j’ai cru que c’était le Rayon.
— Le chemin vers la Tour, autrement dit.
— Ouais, fit Eddie.
Il pensait aux mouvements des nuages le long du Rayon, aux ombres s’étirant le long du Rayon, à chaque brindille de chaque arbre, tendue dans la direction du Rayon. Toutes choses servent le Rayon, leur avait dit Roland, et ce besoin qu’avait ressenti Eddie de voir le papier que Balazar avait posé en face de Calvin Tower avait quelque chose de rude et d’impérieux.
— Dis-moi ce qu’il disait.
Eddie se mordit la lèvre. Il ne ressentait pas une peur comparable à celle de sculpter la clef qui leur avait finalement permis de sauver Jake et de le ramener de ce côté-ci, mais il n’en était pas loin. Parce que, comme dans le cas de la clef, il s’agissait de quelque chose d’important. S’il oubliait quoi que ce soit, des mondes entreraient en collision.
— Ben, je me rappelle pas tout, pas mot pour mot…
Roland eut un geste d’impatience.
— Si c’est ça que je cherche, je t’hypnotise et je peux te dire que tu me diras tout, mot pour mot.
— Tu penses que c’est important ? demanda Susannah.
— Je pense que tout est important, répondit Roland.
— Et si l’hypnose ne marche pas sur moi ? demanda Eddie. Et si je n’étais pas, disons, un bon sujet ?
— C’est à moi d’en décider, dit Roland.
— Dix-neuf, dit Jake brusquement.
Ils se tournèrent tous vers lui. Ils fixaient des yeux les lettres qu’Eddie et lui avaient dessinées par terre, à côté du feu éteint.
— Claudia y Inez Bachman. Dix-neuf lettres.
Roland réfléchit un instant, puis laissa couler. Si le chiffre dix-neuf jouait réellement un rôle dans tout ça, sa signification finirait par se révéler, avec le temps. Pour l’instant, il y avait d’autres priorités.
— Le papier, dit-il. Restons là-dessus, pour le moment. Dis-moi tout ce que tu te rappelles.
— Eh bien, c’était un accord légal, avec le sceau en bas, et tout.
Eddie s’interrompit, soudain frappé par une question on ne peut plus simple. Roland avait probablement pigé cette partie-là — après tout, il avait plus ou moins contribué au respect de la loi, en son temps —, mais ça ne coûtait rien de s’en assurer.
— Les magistrats, tu connais, non ?
Roland lui répondit de son ton le plus sec.
— Je te rappelle que je viens de Gilead, Eddie. La plus intérieure des Baronnies Intérieures. Là-bas, nous avions plus de marchands, de fermiers et de fabricants que d’hommes de loi, mais à peu de choses près.
Susannah se mit à rire.
— Tu me fais penser à une scène dans Shakespeare, Roland. Deux personnages — Falstaff et le prince Hal, il me semble, mais je ne suis pas sûre — sont en train de discuter de ce qu’ils feront quand ils auront gagné la guerre et pris le pouvoir. Et l’un d’eux dit : « Pour commencer, nous tuerons tous les hommes de loi. »
— Ce serait le rêve, de commencer par là, dit Roland, et le ton pensif qu’il employa donna le frisson à Eddie.
Puis le Pistolero se tourna de nouveau vers lui.
— Continue. Et si quoi que ce soit te revient, Jake, n’hésite pas à intervenir. Et détendez-vous, tous les deux, au nom de vos pères. Tout ce que je veux pour l’instant, c’est une idée générale.
Eddie s’en était douté, mais c’était réconfortant de l’entendre de la bouche de Roland.
— D’accord. Il s’agissait d’un protocole d’accord. C’était écrit en gros, en haut de la page. En bas, ça disait « bon pour accord », et il y avait deux signatures. L’une était celle de Calvin Tower. L’autre, celle d’un Richard quelque chose. Tu t’en souviens, Jake ?
— Sayre, fit Jake. Richard Patrick Sayre.
Il marqua une courte pause, mais ses lèvres continuaient à remuer en silence. Puis il hocha la tête.
— Dix-neuf lettres.
— Et il disait quoi, ce protocole ? demanda Roland.
— Pas grand-chose, si tu veux tout savoir. Enfin, c’est ce qu’il m’a semblé, en tout cas. En gros, il disait que Tower était propriétaire d’un terrain vague au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue…
— Le fameux terrain vague, dit Jake. Celui avec la rose.
— Ouais, celui-là même. Quoi qu’il en soit, Tower a signé l’accord le 15 juillet 1976. Sombra Corporation lui a versé cent mille billets. Et lui leur a donné (si on peut dire) la promesse de ne pas vendre ce terrain à qui que ce soit excepté la Sombra pendant l’année qui suit, d’en prendre soin — payer les impôts, et cetera — et de laisser à la Sombra un droit de préemption, s’il ne le leur avait pas vendu à cette date. Ce qu’il n’avait pas fait, visiblement, mais il restait encore un mois et demi avant l’échéance.
— M. Tower a dit que les cent mille avaient été dépensés, ajouta Jake.
— Y avait-il quoi que ce soit dans le protocole concernant un éventuel privilège de surenchère pour cette Sombra Corporation ? demanda Susannah.
Eddie et Jake réfléchirent, échangèrent un regard, puis secouèrent la tête.
— Vous êtes sûrs ?
— Pas sûrs et certains, mais il me semble bien, dit Eddie. Tu penses que c’est important ?
— Je n’en sais rien. Le genre de protocoles dont vous parlez… eh bien, sans privilège de surenchère, je ne vois pas à quoi ça rime. Si on y réfléchit une seconde, à quoi ça sert ? « Je soussigné, Calvin Tower, suis d’accord pour envisager de vendre mon terrain. Vous me versez cent mille dollars, et moi je réfléchis pendant une année entière. Enfin, quand je ne serai pas en train de boire mon café ou de jouer aux échecs avec mes amis, bien entendu. Et quand l’année sera passée, peut-être bien que je vous le vendrai, ou bien je le garderai pour moi, ou alors je le vendrai aux enchères, au plus offrant. Et si ça ne vous plaît pas, mes chéris, vous pouvez toujours pisser dans un violon si ça vous chante. »
— Tu oublies quelque chose, dit doucement Roland.
— Quoi ?
— Que cette Sombra Corporation n’est pas une société ordinaire, respectueuse des lois. Demandez-vous pourquoi une société légale louerait les services d’un type comme Balazar pour transmettre ses messages.
— Un point pour toi, reconnut Eddie. Tower était mucho paniqué.
— Quoi qu’il en soit, intervint Jake, ça éclaire au moins certains points. L’enseigne que j’ai vue dans le terrain vague, par exemple. Cette Sombra Corporation gagnait aussi le droit de « faire la publicité de projets en préparation » dans les locaux. Tu as vu cette partie-là, Eddie ?
— Je crois, oui. Juste après le passage qui dit que Tower ne doit pas hypothéquer sa propriété, à cause de l’intérêt de Sombra Corporation, c’est ça ?
— C’est ça, confirma Jake. Le panneau que j’ai vu dans le terrain disait…
Il fit une pause, perdu dans ses réflexions, puis il leva les bras et fixa le regard entre ses deux mains, comme s’il lisait une pancarte visible de lui seul : « LES ENTREPRISES MILLS ET SOMBRA PROMOTION POURSUIVENT LA RÉNOVATION DE MANHATTAN ! BIENTÔT SUR CET EMPLACEMENT : LE COMPLEXE RÉSIDENTIEL DE LA BAIE DE LA TORTUE ! »
— Alors c’est pour ça qu’ils veulent le terrain ? fit Eddie. Pour construire des apparts. Mais…
— Qu’est-ce que c’est, un complexe résidentiel ? demanda Susannah, en fronçant les sourcils. Ça ressemble à un nom de cocktail vitaminé.
— C’est comme un ensemble d’appartements en copropriété, répondit Eddie. Il y en avait sans doute dans ton quand, mais sous un autre nom.
— Ouais, dit Susannah un peu rudement. On les appelait les co-op. Ou parfois, en allant très loin dans le centre-ville, on les appelait « résidence ».
— Peu importe, parce que de toute façon, ça n’est pas de ça qu’on parle, fit Jake. En tout cas ça n’a rien à voir avec l’immeuble dont parlait la pancarte. Tout ça, c’est rien que du… purée, comment on appelle ça, déjà ?
— Du camouflage ? suggéra Roland.
Jake eut un grand sourire.
— Du camouflage, c’est ça. Le sujet, c’est la rose, pas cet immeuble ! Et ils ne pourront pas l’obtenir tant qu’ils n’auront pas le sol sur lequel elle pousse. J’en suis certain.
— Tu as peut-être raison, l’immeuble n’a rien à voir là-dedans, mais ce nom, la Baie de la Tortue, il fait écho, vous ne trouvez pas ?
Elle regarda le Pistolero.
— Cette partie de Manhattan s’appelle la Baie de la Tortue, Roland.
Il hocha la tête, sans paraître surpris. La Tortue était l’un des Douze Gardiens, et elle se tenait sans aucun doute au bout de ce Rayon sur lequel ils cheminaient.
— Ces types des chantiers Mills ne sont peut-être pas au courant, pour la rose, dit Jake, mais je vous parie que ceux de la Sombra Corporation, si.
Il enfouit la main dans la fourrure d’Ote, qui était à présent tellement épaisse sur la nuque que la main du garçon disparut complètement.
— Ce que je crois, c’est que, quelque part dans New York — dans un immeuble de bureaux, probablement dans la Baie de la Tortue, dans l’East Side — il y a une porte au nom de Sombra Corporation. Et quelque part derrière cette porte, il y a une autre porte. Le genre qui vous amène ici.
Ils restèrent assis à y réfléchir pendant un moment — à ces mondes tournant autour d’un axe unique, dans une harmonie mourante — et aucun d’eux ne prononça un mot.
— Voilà ce qui se passe, à mon avis, fit Eddie. Suze, Jake, surtout arrêtez-moi si je me trompe. Ce Cal Tower est une sorte de protecteur de la rose. Son conscient ne le sait peut-être pas, mais je crois que c’est son rôle. À lui, et peut-être à tous ses ancêtres. Ça expliquerait le nom.
— Seulement, il est le dernier, fit Jake.
— Rien ne te permet d’en être sûr, trésor, objecta Susannah.
— Pas d’alliance, dit Jake, et Susannah acquiesça, lui accordant ce point-là, du moins pour l’instant.
— Peut-être qu’à une époque, il y avait des tas de Toren, possédant des tas de propriétés à New York, dit Eddie, mais c’est du passé. Maintenant, la seule barrière entre la Sombra Corporation et la rose, c’est ce petit gros presque fauché, qui a changé de nom. Un simple… comment on appelle ces gens qui aiment les livres ?
— Un bibliophile, souffla Susannah.
— Voilà, c’est ça. Et George Biondi n’est peut-être pas Einstein, mais il a dit au moins un truc malin, quand on les espionnait. Il a dit que cet endroit n’était pas une boutique, mais un trou à fric. Son petit cirque, c’est une vieille histoire, là d’où on vient, Roland. Quand ma M’man voyait un gars riche à la télé — du genre Donald Trump…
— Qui ? fit Susannah.
— Tu ne connais pas, en 1964 c’était encore qu’un gamin. Et puis c’est sans importance. Elle disait : « On fait et on défait une fortune en trois générations, c’est ça, vivre à l’américaine, mes garçons. » Alors voilà notre Tower, il est un peu comme Roland — le dernier de sa lignée. Il vend un petit bout de terrain par-ci par-là, il paie ses impôts, il paie ses traites, il assure les notes de cartes de crédit et la facture du médecin, il renouvelle un peu son stock. Évidemment, j’invente… mais je ne sais pas, ça ne colle pas.
— Non, renchérit Jake à voix basse, fasciné. Ça ne colle pas.
— Peut-être que vous avez partagé le même khef, suggéra Roland. Ou plutôt, tu as dû le toucher par le shining. Comme mon ami Alain savait le faire. Continue, Eddie.
— Et chaque année il se dit que la librairie va remonter la pente. Se reprendre, comme ça arrive parfois à New York. Sortir du rouge pour passer au noir, et qu’alors tout ira bien pour lui. Et un jour il ne lui reste plus qu’une chose à vendre : le lot 298, numéro 19, dans la Baie de la Tortue.
— 298 se simplifie en 19, fit remarquer Susannah. J’aimerais bien savoir si ça a un sens, ou si c’est juste le syndrome de la voiture bleue.
— C’est quoi, le syndrome de la voiture bleue ? demanda Jake.
— Il suffit que tu achètes une voiture bleue, et tu vois des voitures bleues partout.
— Non, pas ici, fit Jake.
— Pas ici, répéta Ote, et ils se tournèrent tous vers lui.
Il se passait parfois des jours, voire des semaines sans qu’Ote prononce autre chose qu’un vague écho de bribe de mot. Et puis un jour, il articulait quelque chose qui pouvait être le fruit d’une réflexion originale. Mais impossible de savoir. Impossible d’être certain. Même Jake ne pouvait en être certain.
Comme nous, nous ne sommes pas certains, à propos du nombre dix-neuf, pensa Susannah, et elle tapota gentiment la tête d’Ote. Lequel répondit par un clin d’œil sympathique.
— Il s’accroche à ce terrain jusqu’à la dernière extrémité, poursuivit Eddie. Je veux dire, hé, il n’est même pas propriétaire des murs pourris de sa boutique, il les loue.
Jake prit le relais.
— Même Tom et Gerry — Charcuterie fine et artistique sont en faillite et Tower le fait démolir. Parce qu’au fond de lui, il a envie de vendre ce terrain. Au fond de lui, une petite voix lui dit qu’il faudrait être fou pour ne pas le vendre.
Jake se tut un moment, réfléchissant à cette façon qu’avaient les idées de surgir en pleine nuit. Des idées folles, des pensées folles, et des voix qui refusaient de se taire.
— Mais il y a cette autre partie de lui, cette autre voix…
— La voix de la Tortue, compléta Susannah à voix basse.
— Oui, la Tortue du Rayon, acquiesça Jake. Ça revient sans doute au même. Et cette voix lui dit qu’il doit s’y accrocher à tout prix.
Son regard se tourna vers Eddie.
— Tu crois qu’il est au courant, pour la rose ? Tu crois qu’il va parfois là-bas, pour la regarder ?
— Est-ce que le lapin chie dans la forêt ? Bien sûr qu’il est au courant. Il doit savoir, d’une façon ou d’une autre. Parce qu’un terrain comme celui-là, en plein cœur de Manhattan… tu dirais que ça vaut combien, Susannah ?
— À mon époque, pas loin d’un million de dollars. Alors, en 1977, Dieu seul le sait. Trois ? Cinq ? — elle haussa les épaules — Assez pour permettre à sai Tower de vendre des livres à perte jusqu’à la fin de ses jours, à condition qu’il se montre raisonnable en investissant le capital.
— Tout ça nous prouve combien il est réticent à cette vente, conclut Eddie. Je veux dire que Suze nous a déjà démontré comme la petite Sombra est loin du compte, avec ses cent mille billets.
— Pourtant ils en ont eu pour leur argent, fit Roland. Ils ont eu quelque chose de très important.
— Un pied dans la porte, fit Eddie.
— Tu dis vrai. Et, à présent que leur protocole arrive à échéance, il lui envoie votre version des Grands Chasseurs du Cercueil. Des gros calibres. Si l’appât du gain ou la pure nécessité n’ont pas poussé Tower à vendre la terre qui abrite la rose, ils l’obtiendront par la terreur.
— Ouais, fit Jake.
Et qui tiendrait bon, aux côtés de Tower ? Aaron Deepneau, peut-être. Ou personne.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— On va l’acheter nous-mêmes, répondit promptement Susannah. Ça va de soi.
Il y eut un instant de silence et de stupéfaction, puis Eddie hocha la tête d’un air pensif.
— Bien sûr, pourquoi pas ? Selon les termes de leur accord, la Sombra Corporation ne possède pas de privilège de surenchère — ils ont dû essayer, mais Tower ne s’est pas laissé faire. Alors, voilà, on va l’acheter. Combien de peaux de cerfs vous pensez qu’il en demandera ? Quarante ? Cinquante ? S’il est vraiment dur en affaires, on peut peut-être ajouter quelques reliques des Anciens. Tu sais, des tasses, des assiettes, des fers de flèches. Ça lui ferait des sujets de conversation, pendant les cocktails.
Susannah lui lança un regard de reproche.
— OK, c’est peut-être pas hilarant, admit Eddie, mais il faut regarder la réalité en face, trésor. On n’est rien d’autre qu’un petit groupe de pèlerins crasseux, en train de camper à cheval sur deux mondes — je veux dire, on n’est même plus dans l’Entre-Deux-Mondes, là.
— Et puis, ajouta Jake en ayant l’air de s’excuser, même là-bas, on n’était pas réels, du moins pas aussi réels que quand on passe une des portes. Ils sentaient notre présence, mais, en gros, on était invisibles.
— Une seule chose à la fois, intervint Susannah. Pour ce qui est de l’argent, j’en ai des tonnes. Si on peut y avoir accès, bien sûr.
— Combien ? demanda Jake. Je sais que ça peut paraître impoli — ma mère s’évanouirait si elle m’entendait demander ça à quelqu’un — mais…
— On est allé un peu loin pour se préoccuper de politesse, répondit Susannah. Pour tout dire, trésor, je ne sais pas exactement. Mon papa a inventé des méthodes de chirurgie dentaire, ça a un rapport avec les couronnes, et il en a tiré le maximum. Il a monté une compagnie appelée Industries Dentaires Holmes et il a géré toutes les finances tout seul jusqu’en 1959.
— L’année où Mort t’a poussée sous ce métro.
Elle acquiesça.
— C’est arrivé en août. Environ six semaines plus tard, mon père a eu une attaque cardiaque — la première d’une longue série. Elle a sans doute été causée en partie par ce qui m’était arrivé, mais je n’en prends pas toute la responsabilité. C’était un viveur, c’est tout.
— Tu n’as pas à ressentir la moindre responsabilité, dit Eddie. Je veux dire, ce n’est pas comme si tu avais sauté sous ce foutu métro, Suze.
— Je le sais. Mais ce que tu ressens, et surtout la durée de ce que tu ressens, n’a pas toujours grand-chose à voir avec la vérité objective. Ma maman nous ayant quittés, c’était mon rôle de prendre soin de lui, et je n’y suis pas arrivée — je n’ai jamais réussi à me sortir complètement de la tête que c’était ma faute.
— C’est du passé, dit Roland, sans grande compassion.
— Merci, trésor, dit Susannah sèchement. Tu sais tellement bien mettre les choses en perspective. Quoi qu’il en soit, après sa première attaque, mon père a confié les affaires financières de l’entreprise à son comptable — un vieil ami, nommé Moses Carver. Après la mort de mon père, Pop Mose a tout pris en charge pour moi. Quand Roland m’a arrachée à New York pour m’emmener dans ce charmant trou à rats, je devais valoir dans les huit à dix millions de dollars. Est-ce que ça suffirait pour acheter le terrain de M. Tower, à supposer qu’il accepte de nous le vendre ?
— Il accepterait sans doute de le vendre pour des peaux de cerfs, si Eddie dit vrai, à propos du Rayon, dit Roland. Je crois qu’une grande partie de l’esprit de M. Tower — ce ka qui l’a fait résister et s’accrocher au terrain vague si longtemps — nous attend.
— Il attend la cavalerie, fit Eddie avec une ombre de sourire sur les lèvres. Comme Fort Ord dans les dix dernières minutes d’un film de John Wayne.
Roland le regarda sans sourire.
— Il attend le Blanc.
Susannah porta ses mains brunes à son visage brun et les regarda.
— Alors je suppose que c’est moi qu’il attend.
— Oui, dit Roland. Effectivement.
Et l’espace d’une seconde, il se demanda de quelle couleur était la peau de l’autre. De Mia.
— Il nous faut une porte, dit Jake.
— Il nous en faut au moins deux, corrigea Eddie. Une pour régler l’affaire Tower. Mais avant ça, il faut qu’on retourne dans le quand de Susannah. Et je veux dire, aussi près que possible de la date à laquelle Roland est venu la chercher. Ce serait un mauvais trip de retourner en 1977, d’entrer en contact avec ce type, Carver, pour se rendre compte qu’il a légalement fait enregistrer le décès d’Odetta Holmes en 1971. Et que tous les biens ont été distribués entre des parents des quatre coins de l’Amérique.
— Ou de retourner en 1968 pour se rendre compte que M. Carver a disparu, suggéra Jake. Qu’il a tout fait passer dans ses propres comptes et qu’il s’est pris une bonne petite retraite sur la Costa del Sol.
Susannah le fixait d’un air choqué, avec une expression du genre « juste ciel » peinte sur le visage, expression qui aurait été drôle en d’autres circonstances.
— Pop Mose n’aurait jamais fait une chose pareille ! C’est mon parrain, bon sang !
Jake eut l’air embarrassé.
— Désolé. J’ai lu plein de romans policiers — Agatha Christie, Rex Stout, Eddie McBain — et ce genre de trucs arrive sans arrêt.
— De plus, ajouta Eddie, des sommes pareilles, ça fait faire des choses bizarres aux gens.
Elle lui lança un regard froid et suspicieux, un regard étrange, qui lui était presque étranger. Roland, qui possédait une information qui échappait à Jake et à Eddie, l’interpréta comme un regard tueur de grenouilles.
— Comment tu le sais, toi ? — puis, presque immédiatement — Oh, pardon, trésor, c’était déplacé.
— Ça va, fit Eddie.
Il sourit, mais d’un sourire raide, peu sûr de lui.
— Tu t’es emportée.
Il tendit la main, prit celle de Susannah et la serra. Elle serra à son tour. Le sourire d’Eddie s’élargit un peu, comme s’il retrouvait sa place parmi eux.
— C’est juste que — je connais Moses Carver. Il est foncièrement honnête.
Eddie leva la main — non pas pour montrer sa confiance, mais pour éviter que la discussion s’attarde dans cette voie.
— Voyons si je comprends bien vos plans, récapitula Roland. Pour commencer, tout dépend de notre capacité à retourner dans votre monde, à New York, non pas en un quand donné, mais en deux.
Il y eut un moment de silence, durant lequel ils analysèrent en détail ce que venait de dire Roland, puis Eddie acquiesça.
— C’est ça. En 1964, pour commencer. Susannah aura disparu depuis quelques mois, mais personne n’aura perdu espoir, et tout. Elle entre en scène, tout le monde applaudit. Le retour de la fille prodigue. On prend le pognon, ce qui peut prendre un petit moment…
— Le plus dur, ce sera sans doute de convaincre Pop Mose de s’en séparer, dit Susannah. Dès qu’il s’agit de compte en banque, ce type a la dent dure. Et je suis sûre qu’au fond de lui, il me voit toujours comme une gamine de huit ans.
— Mais légalement, il est à toi, cet argent ? demanda Eddie.
Roland remarqua qu’il prenait beaucoup de précautions. Il ne s’était pas totalement remis de la petite vacherie. Et du regard qui allait avec.
— Je veux dire, il ne peut pas t’empêcher de la prendre, pas vrai ?
— Non, chéri. Mon père et Pop Mose ont institué un fidéicommis à mon intention, mais il a pris fin en 1959, quand j’ai eu vingt-cinq ans.
Elle tourna le regard vers lui — un regard sombre, d’une beauté et d’une expressivité remarquables.
— Là. Plus la peine de m’asticoter pour connaître mon âge, maintenant. Si tu sais faire une soustraction, tu peux deviner par toi-même.
— Ça n’a pas d’importance, fit Eddie. Le temps n’est qu’un visage qui se reflète sur l’eau.
Roland sentit la chair de poule sur son bras. Quelque part — peut-être dans un champ de roses d’un rouge sang éblouissant, loin, très loin — un rouilleau venait de marcher sur sa tombe.
— Il nous faut du liquide, lança Jake d’un ton sec et professionnel.
— Hein ? fit Eddie en détachant son regard de Susannah avec difficulté.
— Du liquide, répéta Jake. Personne n’honorera un chèque, même un chèque de banque, qui date de plus de treize ans. Surtout d’un montant d’un million de dollars.
— Comment sais-tu des trucs pareils, mon chou ? demanda Susannah.
Jake haussa les épaules. Qu’il le veuille ou non (et souvent, il s’en serait passé), il était le fils d’Elmer Chambers. Elmer Chambers n’était pas ce qu’on appelle un gentil, dans ce monde — Roland ne l’aurait jamais classé du côté du Blanc —, mais c’était un expert de ce que les cadres de sa branche appelaient « la Mise à Mort ». Un Grand Chasseur du Cercueil au pays de la télé, se dit Jake. C’était peut-être un peu injuste, mais dire qu’Elmer Chambers savait mener sa barque, voilà qui n’avait rien d’injuste. Eh ouais, c’était lui, Jake, fils d’Elmer. Il n’avait pas oublié le visage de son père, même si parfois il aurait franchement préféré.
— Du liquide, bien entendu, fit Eddie, rompant le silence. Un marché de ce genre se négocie avec du liquide. S’il y a un chèque, il faut qu’on l’encaisse en 1964, pas en 1977. On fourre l’argent dans un sac de sport — vous avez bien des sacs de sport, en 1964, Suze ? Peu importe. C’est pas grave. On le colle dans un sac et on le remporte en 1977. Pas forcément le jour même où Jake a acheté Charlie le Tchou-tchou et Tradéridéra, Devine-moi ! mais pas loin.
— Et pas après le 15 juillet 1977, précisa Jake.
— Grands dieux, non, confirma Eddie. On prendrait le risque que Balazar ait réussi à convaincre Tower de vendre et on se retrouverait là, avec un sac plein de liquide dans une main, les doigts dans le cul, à sourire comme des crétins pour passer le temps.
Il y eut un moment de silence — peut-être réfléchissaient-ils à cette image haute en couleur —, puis Roland dit :
— Dans ta bouche, ça paraît tellement facile, et pourquoi pas ? Pour vous trois, le concept de portes entre ce monde-ci et votre monde rempli de Tac-scies, d’astine et de Fauteurs Graffies est aussi élémentaire que pour moi celui de monter une mule. Ou d’attacher le ceinturon de mon six-coups. Et ce n’est pas un hasard, que vous ressentiez cela. Chacun de vous est déjà passé au moins une fois par une de ces portes. Eddie a même fait l’aller et retour — il est venu dans ce monde et puis il est retourné dans le sien.
— Permets-moi de te dire que le retour à New York, c’était pas vraiment l’éclate, intervint Eddie. Trop de coups de feu à mon goût. Sans parler de la tête de mon frère qui traverse le bureau de Balazar en roulant.
— Pareil pour la porte de Dutch Hill, glissa Jake.
Roland acquiesça, reconnaissant les faits sans pour autant perdre de vue son raisonnement.
— Toute ma vie, j’ai accepté ce que tu m’as dit la première fois qu’on s’est rencontré, Jake — ce que tu as dit en mourant.
Jake baissa les yeux, pâle, incapable de répondre ? Il n’aimait pas se rappeler cela (Dieu merci, c’était devenu flou), et il savait que Roland non plus. Bien ! se dit-il. C’est normal que tu veuilles pas t’en souvenir ! Tu m’as laissé tomber ! Tu m’as laissé mourir !
— Tu as dit qu’il existait d’autres mondes que celui-ci, et c’est vrai. New York, dans ses multiples quand, n’en est qu’un parmi des milliers. Le fait que nous soyons sans cesse ramenés là a un rapport avec la rose. Je n’ai aucun doute à ce sujet, ni sur le fait que, pour des raisons qui m’échappent, la rose est la Tour Sombre. Ou alors ça signifie que…
— Que c’est une autre porte, murmura Susannah. Une qui ouvre sur la Tour Sombre elle-même.
Roland hocha la tête.
— L’idée a fait plus que m’effleurer. Quoi qu’il en soit, les Manni connaissent l’existence de ces mondes, et en un sens, ils leur ont dévoué leur vie. Pour eux, vaadasch est le rite le plus sacré, l’état d’exaltation suprême. Mon père et ses amis connaissaient le secret des boules de cristal depuis longtemps ; je vous l’ai transmis moi-même. Le fait que l’Arc-en-Ciel du Magicien, le vaadasch et ces portes magiques puissent être une seule et même chose, nous l’avons deviné nous-mêmes.
— Où veux-tu en venir, mon chou ? demanda Susannah.
— Je veux simplement vous rappeler que j’erre depuis bien longtemps, dit Roland. Et à cause de ces changements dans le temps — de ce ramollissement du temps que vous avez tous ressenti, je le sais —, je me retrouve en quête de la Tour Sombre depuis plus de mille ans, parfois en survolant des générations entières comme un oiseau de mer volant d’une crête de vague à l’autre, en se mouillant à peine les pattes dans l’écume. Jamais, au cours de toutes ces années, je n’avais emprunté l’une de ces portes entre deux mondes, jusqu’au jour où je suis tombé sur les trois portes, sur la plage, au bord de la Mer Occidentale. Je n’avais aucune idée de ce que c’était, même si j’en connaissais un rayon, au sujet de vaadasch et des fragments de l’Arc-en-Ciel.
Roland tourna vers eux un regard sérieux.
— Vous parlez comme si mon monde contenait autant de passages magiques que le vôtre contient de… — il réfléchit un instant — d’avions ou de gares routières. Ce n’est pas le cas.
— L’endroit où nous nous trouvons en ce moment ne ressemble à aucun autre que tu as connu, Roland, dit Susannah.
Avec douceur, elle caressa du bout des doigts le poignet bruni du Pistolero.
— Nous ne sommes plus dans ton monde. Tu l’as dit toi-même, dans la version de Topeka où Blaine s’est fait sauter le caisson.
— C’est vrai, admit Roland. Tout ce que je veux, c’est que vous compreniez que ces portes sont peut-être beaucoup plus rares que vous ne l’imaginez. Et maintenant vous ne parlez plus d’en trouver une, mais deux. Des portes avec lesquelles vous pourriez viser dans le temps, comme on vise avec un pistolet.
Je ne vise pas avec ma main, pensa Eddie en frissonnant légèrement.
— Si tu tournes les choses comme ça, Roland, forcément, ça craint un peu.
— Bon alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Jake.
— Je peux peut-être vous aider à répondre à cette question, répondit une voix.
Ils firent tous volte-face, mais Roland fut le seul à ne pas sursauter. Il avait entendu l’inconnu approcher, au milieu de leur palabre. Roland se tourna cependant vers lui avec intérêt, et il lui suffit d’un regard pour déterminer que l’homme qui se tenait au bord de la route, à cinq mètres d’eux environ, venait ou bien du monde de ses nouveaux amis, ou bien de pas très loin.
— Qui êtes-vous ? demanda Eddie.
— Où sont vos amis ? demanda Susannah.
— D’où venez-vous ? demanda Jake, les yeux brillants de curiosité.
L’inconnu portait un long manteau noir par-dessus une chemise sombre, au col relevé. Il avait de longs cheveux blancs, et ils lui collaient sur les côtés et devant, comme s’ils s’étaient agglutinés de peur. Son front était marqué d’une cicatrice en forme de T.
— Mes amis sont restés un peu en arrière, dit-il en désignant vaguement du pouce les bois qui s’étendaient derrière lui. C’est à Calla Bryn Sturgis que j’ai élu domicile. Avant cela, c’était à Détroit, dans le Michigan ; je travaillais dans un foyer pour sans-abri, je faisais la soupe et j’encadrais les réunions de AA. Un boulot que je connaissais bien. Et encore avant — pendant une courte période — j’étais à Topeka, au Kansas.
Il observa avec une sorte d’intérêt amusé les trois plus jeunes, qui sursautèrent.
— Et avant, à New York. Et encore avant, une petite ville du nom de Jerusalem’s Lot, dans l’état du Maine.
— Vous êtes de chez nous, dit Eddie dans une sorte de soupir. Doux Jésus, vous êtes vraiment de chez nous !
— Oui, il me semble bien, répondit l’homme au col relevé. Je m’appelle Donald Callahan.
— Vous êtes prêtre, dit Susannah.
Son regard passa de la croix qu’il portait autour du cou — petite et discrète, mais en or massif — à celle, plus grande et plus brute, qui lui barrait le front.
Callahan secoua la tête.
— Plus maintenant. Autrefois. Peut-être le redeviendrai-je un jour, si Dieu le veut, mais pas maintenant. Aujourd’hui je ne suis qu’un homme de Dieu. Puis-je vous demander… de quand vous venez ?
— De 1964, dit Susannah.
— De 1977, fit Jake.
— De 1987, conclut Eddie.
Les yeux de Callahan se mirent à briller.
— 1987. Moi je suis arrivé ici en 1983, selon les comptes de l’époque. Alors dites-moi quelque chose, jeune homme, quelque chose de très important. Est-ce que les Red Sox avaient gagné le championnat, quand vous êtes parti ?
Eddie bascula la tête en arrière et éclata de rire. Le son avait quelque chose de surprenant et de réjouissant à la fois.
— Non, l’ami, désolé. L’année dernière, ils ont raté la coupe d’un point — au Shea Stadium, contre les Mets — et puis ce type, Bill Buckner, qui jouait première base, s’est laissé surprendre par un tir bas de rien du tout. Il ne s’en remettra jamais. Approchez donc et asseyez-vous, qu’en dites-vous ? On n’a pas de café, mais Roland — c’est ce type à l’air ravagé, à ma droite — sait faire un très bon thé des bois.
Callahan porta son attention vers Roland, et il fit une chose extraordinaire : il posa un genou en terre, baissa légèrement la tête et porta le poing à son front balafré.
— Aïle, pistolero, puisse notre rencontre être heureuse, sur le sentier.
— Aïle, répondit Roland. Avancez, inconnu au cœur bon, et dites-nous quelle est votre requête.
Callahan leva vers lui un regard plein de surprise.
Roland le regarda à son tour avec sérénité, et lui dit :
— Heureuse rencontre ou pas, peut-être trouverez-vous ce que vous cherchez.
— Et vous de même, dit Callahan.
— Alors venez, dit Roland. Venez rejoindre notre palabre.
— Avant qu’on aille plus loin, je peux vous poser une question ?
C’était Eddie. À ses côtés, Roland avait fait du feu, et fouillait dans leur gunna commun, en quête du petit pot de terre — un des objets des Anciens — dans lequel il aimait laisser infuser le thé.
— Bien sûr, jeune homme.
— Vous dites que vous vous appelez Donald Callahan.
— Oui.
— Quel est votre deuxième prénom ?
Callahan pencha légèrement la tête sur le côté, arqua un sourcil et sourit.
— Frank. C’était le nom de mon grand-père. Ça a un sens particulier ?
Eddie, Susannah et Jake échangèrent un regard. Et dans ce regard, une évidence : Donald Frank Callahan. Dix-neuf.
— Visiblement, oui, remarqua Callahan.
— Peut-être, fit Roland, peut-être pas.
Il versa l’eau du thé, manipulant l’outre avec aisance.
— Vous avez subi un accident, on dirait, dit Callahan en désignant la main droite de Roland.
— Je fais avec.
— Avec l’aide de ses amis, on s’en sort, on pourrait dire, ajouta Jake, sans sourire.
Callahan acquiesça, sans comprendre, mais tout en sachant qu’il n’avait pas à savoir : ils formaient un ka-tet. Il ne connaissait peut-être pas le terme lui-même, mais peu importait le terme. C’était là, dans leur façon de se regarder et de bouger les uns par rapport aux autres.
— Maintenant que vous connaissez mon nom, dit Callahan, aurai-je le plaisir d’entendre les vôtres ?
Ils se présentèrent : Eddie et Susannah Dean, de New York. Jake Chambers, de New York. Ote, de l’Entre-Deux-Mondes. Roland Deschain, de Gilead qui-fut. Callahan accueillit d’un hochement de tête chacun à son tour, levant le poing au front.
— Et devant vous se présente Callahan, de Lot, dit-il lorsque les présentations furent terminées. Ou du moins, je l’étais. Je suppose que je ne suis plus maintenant que le Vieux. C’est ainsi qu’on m’appelle, à La Calla.
— Vos amis ne veulent pas se joindre à nous ? demanda Roland. Nous n’avons pas grand-chose à manger, mais il y a toujours du thé.
— Pas maintenant.
— Ah, fit Roland, en hochant la tête comme s’il comprenait.
— En tout cas, on a bien mangé, fit Callahan. C’était une bonne année, à La Calla — jusqu’à présent, dirons-nous — et nous serons heureux de partager ce que nous avons.
Il marqua une pause, comme s’il en avait trop dit, trop vite. Aussi ajouta-t-il :
— Peut-être. Si tout va bien.
— Si, répéta Roland. Un de mes vieux professeurs disait que c’était le seul mot de mille lettres.
Callahan éclata de rire.
— Pas mal ! Quoi qu’il en soit, nous sommes sans doute mieux lotis en nourriture que vous ne l’êtes. Nous avons aussi des boulrèves fraîches — c’est Zalia qui les a trouvées —, mais j’ai comme l’impression que vous êtes au courant. Il lui a semblé que l’emplacement, bien qu’étendu, avait déjà été visité.
— Jake les a trouvées, expliqua Roland.
— En fait, c’était Ote, dit Jake en caressant la tête du bafouilleux. Il doit être une sorte de limier à boulrèves.
— Depuis combien de temps avez-vous remarqué notre présence ? demanda Callahan.
— Deux jours.
Callahan réussit à avoir l’air à la fois amusé et exaspéré.
— Depuis qu’on vous suit, autrement dit. Et dire qu’on s’est cru tellement rusés.
— Si vous ne pensiez pas avoir besoin de plus rusé que vous, vous ne seriez pas venus, fit remarquer Roland.
— Vous dites vrai. Grand merci à vous.
— Venez-vous demander assistance et secours ? demanda Roland, avec seulement une pointe de curiosité dans la voix.
Mais Eddie Dean ressentit un frisson très très profond. Les mots parurent suspendus là, gonflés de leur résonance. Et il n’était pas le seul à ressentir cela. Susannah lui prit la main droite. Quelques secondes plus tard, celle de Jake se glissa dans la gauche.
— Ce n’est pas à moi de le dire, répondit Callahan, semblant soudain hésitant et peu sûr de lui — la peur, peut-être.
— Savez-vous que vous vous présentez devant la lignée d’Eld ? demanda Roland de cette même voix, douce et légèrement curieuse.
Il tendit la main vers Eddie, Susannah et Jake. Et même vers Ote.
— Car ils sont miens, tout comme je suis à eux. Nous formons un tout, un cercle qui roule. Et vous savez ce que nous sommes.
— Vraiment ? demanda Callahan. Vous tous ?
C’est Susannah qui prit la parole.
— Roland, dans quoi nous entraînes-tu ?
— Le rien est zéro, le rien ne coûte pas. Je ne suis votre obligé, ni vous le mien. Du moins pour l’instant. Ils ne sont pas décidés à demander.
Mais ils le feront, pensa Eddie. Mis à part les histoires de rose, d’épicerie et quelques petites virées vaadasch par-ci par-là, il ne se considérait pas comme particulièrement doué, d’un point de vue psychique. Mais pas besoin d’être médium pour deviner que ces gens — dont Callahan s’était fait le porte-parole — allaient demander. Quelque part, des marrons étaient tombés dans le feu, et c’était Roland qui était censé les en retirer.
Mais pas Roland tout seul.
Tu viens de commettre une grossière erreur, mon Vieux, pensa Eddie. Parfaitement compréhensible, mais une erreur tout de même. On n’est pas la cavalerie. On n’est pas en détachement. On n’est pas des pistoleros. On est seulement trois âmes perdues venues de la Grosse Pomme et qui…
Mais non. Non. Eddie savait qui ils étaient depuis River Crossing, quand les anciens s’étaient agenouillés dans la rue, sur le passage de Roland. Bon sang, il le savait depuis les bois (que dans sa tête il appelait toujours les Bois de Shardik), où Roland leur avait appris à viser avec l’œil, à tirer avec l’esprit, et à tuer avec le cœur. Pas trois, pas quatre. Un. Que Roland ait réussi à les finir ainsi, à les achever était horrible. Il était rempli de poison et il les avait embrassés, avec ses lèvres empoisonnées. Il avait fait d’eux des pistoleros, et Eddie avait-il sincèrement cru qu’il n’y aurait plus rien à faire dans ce monde écartelé et presque vide, pour la lignée d’Arthur l’Aîné ? Qu’ils auraient juste le droit de se balader le long du Sentier du Rayon jusqu’à ce qu’ils arrivent à la Tour Sombre de Roland et qu’ils réparent ce qui clochait ? Eh bien, il y avait du nouveau.
C’est Jake qui formula ce qui trottait dans l’esprit d’Eddie, et ce dernier n’apprécia pas la lueur d’excitation qu’il vit dans les yeux du garçon. Il se disait que plein de gamins avaient dû partir en guerre avec ce regard-là, qui disait « faites gaffe les gars, je vais tout casser ». Le pauvre gosse ne savait pas qu’il était empoisonné, et ça le sidérait, parce que personne n’était mieux placé que lui pour le savoir.
— Ils vont le faire, pourtant. N’est-ce pas, monsieur Callahan ? Ils vont demander.
— Je ne sais pas, répondit Callahan. Il faudrait les convaincre…
Il laissa sa phrase en suspens, et regarda Roland. Ce dernier secouait la tête.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche, répliqua le Pistolero. N’étant pas de l’Entre-Deux-Mondes, vous ne le savez peut-être pas, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Notre travail n’est pas de convaincre. Notre affaire à nous, c’est le plomb.
Callahan poussa un profond soupir, puis hocha la tête.
— J’ai un livre. Les Contes d’Arthur, il s’appelle.
Les yeux de Roland se mirent à scintiller.
— C’est vrai ? Vraiment ? J’aimerais voir ce livre. J’aimerais beaucoup.
— Peut-être en aurez-vous l’occasion, dit Callahan. Les histoires ne ressemblent pas à celles de la Table Ronde, que je lisais enfant, mais…
Il secoua la tête.
— Je comprends ce que vous me dites, restons-en là. Il y a trois questions, je me trompe ? Et vous venez juste de me poser la première.
— Trois, oui, dit Roland. Trois est un nombre de puissance.
Si tu veux essayer un vrai nombre de puissance, mon pote Roland, tente le dix-neuf, pensa Eddie.
— Et il faut répondre oui aux trois.
Roland acquiesça.
— Et dans ce cas, il n’y a plus rien à demander. Nous sommes peut-être en errance, sai Callahan, mais personne ne nous fera reculer. Veillez à ce que vos amis — d’un mouvement de la tête, il désigna les bois, au sud — comprennent bien cela.
— Pistolero…
— Appelez-moi Roland. Nous sommes en paix, vous et moi.
— Très bien, Roland. Écoutez-moi bien, je vous prie (car c’est ainsi que nous disons, à La Calla). Nous qui venons à vous, nous ne sommes pas plus d’une demi-douzaine. À nous six, nous ne pouvons décider. Seule La Calla peut décider.
— La démocratie, dit Roland.
Il poussa son chapeau en arrière et se frotta le front en soupirant.
— Mais si nous tombons d’accord à six — surtout sai Overholser…
Il s’interrompit, jetant un regard plutôt méfiant à Jake.
— Quoi ? J’ai dit quelque chose ?
Jake secoua la tête et fit signe à Callahan de poursuivre.
— Si nous tombons d’accord à six, disons que c’est quasiment une affaire conclue.
Eddie ferma les yeux, comme saisi par une brusque félicité.
— Redites-moi ça, mon vieux.
Callahan le regarda d’un air las et perplexe.
— Quoi ?
— Affaire conclue. Ou n’importe quelle autre expression de votre où et de votre quand — il fit une pause — De notre côté du grand ka.
Callahan sembla y réfléchir, puis un sourire monta sur ses lèvres.
— Je lui ai foutu une sacrée raclée, je me suis pris une cuite, j’ai fait sauter la banque. J’ai pété un plomb, j’ai passé l’arme à gauche, j’ai marché sur des œufs, j’ai pas ma langue dans ma poche. Comme ça ?
Roland arborait un air de perplexité (voire d’ennui), mais le visage d’Eddie était l’extase incarnée. Quant à Jake et Susannah, ils semblaient pris entre l’amusement et une certaine nostalgie surprise.
— N’arrêtez pas, mon vieux, fit Eddie d’une voix rauque, en agitant les mains pour dire encore, mec, encore. On entendait presque les sanglots lui voiler la voix. Encore un coup.
— Une autre fois, peut-être, dit Callahan d’une voix douce. Une autre fois, peut-être resterons-nous là, assis, à tenir notre propre palabre, sur les lieux et les expressions de jadis. Et le base-ball, si cela vous tente. Mais le temps nous manque.
— Plus que vous le croyez, confirma Roland. Qu’attendez-vous de nous, sai Callahan ? Et je vous prie d’aller à l’essentiel, car je vous ai expliqué de toutes les façons possibles que nous ne sommes pas des vagabonds que vos amis pourraient interroger, ou dont ils pourraient louer les services comme journaliers ou comme garçons d’écurie.
— Tout ce que je vous demande pour l’instant, c’est de rester où vous êtes et de me laisser les amener jusqu’à vous. Il y a Tian Jaffords, c’est lui qui nous a tous fait venir ici, et sa femme, Zalia. Il y a Overholser, celui qu’il faut convaincre que nous avons besoin de vous.
— Nous n’avons à convaincre personne, ni lui, ni qui que ce soit d’autre, dit Roland.
— Je comprends, s’empressa de répondre Callahan. Oui, vous avez été très clair sur ce point. Et il y a Ben Slightman et son fils, Benny. Ben le Jeune est un cas particulier. Sa sœur est morte il y a quatre ans, quand elle et Benny avaient dix ans. Personne ne sait si cela fait de Ben le Jeune un jumeau ou un singleton.
Il s’interrompit brusquement.
— Je m’égare, pardonnez-moi.
Roland leva sa paume ouverte, pour montrer que tout allait bien.
— Vous me rendez nerveux, écoutez-moi, je vous prie.
— Pas besoin de nous prier, trésor, dit Susannah.
Callahan sourit.
— C’est comme cela que nous parlons. À La Calla, quand on rencontre quelqu’un, on dit : « Comment va, de la tête aux pieds, je vous prie ? » Et la réponse est : « Je vais bien, pas de rouille, dites-le aux dieux, grand merci-sai. » Vous n’avez jamais entendu cela ?
Ils secouèrent la tête. Bien que certains mots leur fussent familiers, l’expression dans son ensemble ne faisait que souligner le fait qu’ils étaient ailleurs, dans un lieu où l’on parlait une langue étrange et où l’on obéissait à des coutumes plus étranges encore.
— L’important, reprit Callahan, c’est que les terres frontalières vivent sous la terreur de créatures appelées les Loups, qui viennent de Tonnefoudre, une fois par génération, pour voler des enfants. Mais ce n’est pas tout, et c’est là le point crucial. Tian Jaffords, qui cette fois-ci risque de perdre non pas un, mais deux enfants, a dit qu’il y en avait assez, que l’heure était venue de faire face et de se battre. D’autres — des hommes tels qu’Overholser — disent que nous allons droit au désastre. Je pense pour ma part qu’Overholser et ses semblables l’auraient emporté, si vous n’étiez pas entrés en scène.
Il s’inclina d’un air grave.
— Wayne Overholser n’est pas un mauvais bougre, il a peur, voilà tout. C’est le plus gros fermier de La Calla, aussi a-t-il plus à perdre que les autres. Mais si quelqu’un pouvait le convaincre que nous serions capables de repousser les Loups… que nous pourrions les battre… je pense que lui aussi ferait front et se battrait.
— Je vous ai déjà dit… commença Roland.
— Vous n’êtes pas là pour convaincre qui que ce soit, le coupa Callahan. Oui, je comprends. Vraiment. Mais s’ils vous voient ; s’ils vous entendent parler, et qu’ils sont convaincus d’eux-mêmes… ?
Roland haussa les épaules.
— Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, comme nous disons chez nous.
Callahan hocha la tête.
— On le dit aussi à La Calla. Puis-je en venir à la question suivante ?
Roland leva légèrement les mains — comme pour dire à Callahan que c’était son choix, pensa Eddie.
Pendant une seconde, l’homme à la cicatrice ne dit rien. Puis, lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voix très basse. Eddie dut se pencher vers lui pour l’entendre.
— J’ai quelque chose, quelque chose que vous voulez. Dont vous aurez sans doute besoin. Qui vous a déjà contactés, je crois.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Roland.
Callahan s’humecta les lèvres puis prononça une seule parole :
— Vaadasch.
— Eh bien ? répliqua Roland. Quoi, vaadasch ?
— Vous n’y êtes pas allés ? demanda Callahan, soudain moins sûr de lui. Aucun de vous n’y est allé ?
— Supposons que si, reprit Roland. Qu’est-ce que ça peut vous faire, quel est le rapport avec ce qui vous arrive, à La Calla d’où vous venez ?
Callahan soupira. Bien qu’il fût encore tôt, il avait l’air fatigué.
— C’est plus difficile que je le pensais, beaucoup plus. Vous êtes infiniment plus — quel est le mot ? — gâche, je suppose. Plus gâche que je m’y attendais.
— Vous vous attendiez à ne trouver rien d’autre que des vagabonds ne possédant sur terre que leur selle et des mains rapides, et rien dans la caboche, je me trompe ? demanda Susannah, d’une voix pleine de colère. Eh bien, bienvenue dans la réalité, mon chou. Et quoi qu’il en soit, on est peut-être des vagabonds, mais on n’a pas de selles. Pas besoin de selle quand on n’a pas de cheval.
— Nous vous avons amené des chevaux, dit Callahan, et cela suffit.
Roland ne comprenait pas tout, mais il estimait maintenant en savoir assez pour clarifier quelque peu la situation. Callahan savait qu’ils allaient venir, il savait combien ils étaient, savait qu’ils allaient à pied. Il avait pu apprendre certains de ces renseignements par des espions, mais pas tout. Et le vaadasch… il savait qu’au moins certains d’entre eux étaient allés vaadasch…
— Quant à la caboche, on n’est peut-être pas ce qui se fait de plus brillant sur cette planète, mais — elle s’interrompit brusquement, une grimace lui tordant le visage. Elle porta les mains à son ventre.
— Suze ? l’appela Eddie, immédiatement inquiet. Suze, qu’est-ce qui t’arrive ? Ça va ?
— Un peu d’air, c’est tout, dit-elle en souriant, d’un sourire qui parut un peu faux à Roland, et il crut voir de petites rides de douleur au coin de ses yeux. J’ai trop forcé sur les boulrèves.
Et avant qu’Eddie pût lui en demander plus, Susannah reporta son attention sur Callahan. Vous avez autre chose à dire, alors parlez, mon chou.
— Très bien, fit Callahan. Je possède un objet de grande puissance. Vous êtes encore à de nombreuses roues de mon église de La Calla, où cet objet est caché, mais je crois qu’il s’est déjà manifesté à vous. Susciter le vaadasch n’est qu’une de ses compétences, une parmi beaucoup d’autres.
Il inspira profondément, souffla, puis reprit :
— Si vous nous rendez le service dont je fais la requête — car La Calla est ma ville, à présent, vous intuitez, celle dans laquelle j’espère finir mes jours et être enterré — je vous donnerai ce… cet objet.
— Pour la dernière fois, je vous demanderai de ne plus parler ainsi, dit Roland, d’un ton si cassant que Jake lui adressa un regard rempli de désarroi. Cela nous déshonore, mon ka-tet et moi. Nous sommes destinés à faire ce que vous demandez, si nous estimons que votre Calla est du côté du Blanc et que ceux que vous appelez les Loups sont des agents des ténèbres : des briseurs de Rayon, si vous intuitez. Il est possible que nous ne demandions aucune récompense pour nos services, aussi ne devez-vous rien offrir. Si l’un des vôtres devait parler de cette manière — le nommé Tian, ou ce Overholster… (Eddie songea à corriger la prononciation du Pistolero, mais il décida de la fermer — quand Roland était en colère, en général il valait mieux se faire discret) ce serait différent. Ils ne connaissent sans doute que des légendes. Mais vous, sai, vous possédez au moins un livre qui aurait dû vous informer mieux que cela. Je vous ai dit que notre affaire à nous, c’était le plomb, et c’est le cas. Mais cela ne fait pas de nous des mercenaires.
— D’accord, d’accord…
— Quant à ce que vous possédez, tonna Roland, d’une voix qui couvrit celle de Callahan, vous souhaitez vous en débarrasser, n’est-ce pas ? Cela vous terrifie, n’est-ce pas ? Même si nous décidions seulement de traverser votre ville, vous nous supplieriez de l’emporter, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
— Oui, répondit Callahan d’un air misérable. Vous dites vrai, et je vous dis grand merci. Mais… c’est que j’ai entendu une partie de votre palabre… assez pour savoir que vous voulez y retourner… faire le saut, comme disent les Manni… et non pas en un lieu, mais en deux… ou peut-être plus… et le temps… je vous ai entendu dire que vous visiez avec le temps comme avec une arme…
Sur le visage de Jake se peignirent la compréhension et une surprise horrifiée.
— Laquelle ? C’est laquelle ? Ça n’est pas la rose de Mejis, car Roland est entré à l’intérieur, et elle ne l’a jamais envoyé vaadasch. Alors, laquelle ?
Une larme roula sur la joue droite de Callahan, suivie d’une autre. Il les essuya d’un air distrait.
— Je n’ai jamais osé y toucher, mais je l’ai vue. J’ai senti sa puissance. Que l’Homme Jésus me vienne en aide, j’ai la Treizième Noire sous le plancher de mon église. Et elle s’est réveillée. Vous comprenez ?
Il les regarda avec ses yeux humides.
— Elle s’est réveillée.
Callahan se prit la tête entre les mains, leur cachant son visage.
Quand le saint homme à la cicatrice se leva pour aller quérir ses amis, le Pistolero, debout, le regarda s’éloigner sans bouger. Il s’était calé les pouces dans les passants de son vieux jean, et il aurait aussi bien pu rester dans cette position jusqu’à la fin des temps. Dès que Callahan fut hors de sa vue, il se retourna vivement vers ses camarades et les invita à s’approcher d’un geste d’urgence, presque comme un ours donnant un coup de patte. Il s’accroupit. Eddie et Jake en firent autant (et pour Susannah, la position accroupie, c’était la routine). Le Pistolero leur parla d’un ton brusque.
— Le temps manque, alors dites-moi, l’un après l’autre, et pas de tergiversations : honnêtes ou pas honnêtes ?
— Honnêtes, répondit immédiatement Susannah — puis elle grimaça et se frotta le flanc gauche.
— Honnêtes, dit Jake.
— Nets, fit Ote, à qui l’on n’avait rien demandé.
— Honnêtes, confirma Eddie, avant d’ajouter : Mais regardez.
Il saisit une brindille intacte au bord du feu, en retira un morceau de mousse, et se mit à griffonner sur la terre noire à leurs pieds.
— Live, ou Memorex ? demanda Eddie — puis, lisant la confusion sur le visage de Susannah — Seulement une coïncidence, ou ça a un sens ?
— Qui sait ? dit Jake.
Ils parlaient tous à voix basse, leurs têtes penchées au-dessus de l’inscription.
— C’est comme pour le dix-neuf.
— Pour moi, c’est seulement une coïncidence, répondit Susannah. Tout ce qu’on croise sur notre chemin ne peut pas être relié au ka, si ? Allons, ça ne se prononce même pas pareil.
Et elle prononça les deux noms, Calla en relevant la langue, en insistant bien sur le a final, Callahan plus dans la gorge, moins ouvert.
— Dans notre monde, Calla, c’est de l’espagnol… comme ces mots que tu te rappelles, depuis Mejis, Roland. Ça veut dire rue, ou place, je crois… mais c’est à vérifier, parce que le lycée, c’est loin, pour moi. Mais si j’ai raison, si on utilise ce terme comme préfixe au nom d’une ville — ou de toute une série de noms, comme ça a l’air d’être la coutume par ici — ça prend une signification. D’un autre côté, Callahan… — elle haussa les épaules — C’est quoi ? De l’irlandais ? De l’anglais ?
— Pas de l’espagnol, en tout cas, dit Jake. Mais cette histoire de dix-neuf…
— Ras le bol de ce dix-neuf, lança Roland d’un ton sec. Ça n’est pas le moment de faire du calcul mental. Dans quelques instants, il va revenir avec ses amis, et j’aimerais bien parler vous parler an-tet d’une autre question, d’ici là.
— Tu crois qu’il est possible qu’il dise vrai, au sujet de la Treizième Noire ? demanda Jake.
— Oui, acquiesça Roland. Vu ce qui vous est arrivé, à toi et à Eddie, la nuit dernière, je pense que la réponse est oui. Et s’il a bien raison, il est dangereux pour nous de posséder une chose pareille, pourtant il le faut. Parce que je crains que ces Loups de Tonnefoudre ne s’en emparent, si on ne les devance pas. Peu importe, ce n’est pas ce qui nous préoccupe pour l’instant.
Pourtant Roland avait l’air très soucieux. Il se tourna vers Jake.
— Tu as sursauté, en entendant le nom du gros fermier. Toi aussi, Eddie, même si tu as été plus habile à le dissimuler.
— Désolé, fit Jake. J’ai oublié le visage de…
— Pas une seconde, à moins que moi aussi je l’aie oublié. Parce que j’ai entendu ce nom aussi, il n’y a pas si longtemps. Mais impossible de me rappeler où — puis, avec une certaine réticence — je vieillis.
— C’était dans la librairie, dit Jake.
Tout en parlant, il prit son sac, en manipula nerveusement les lanières, les défit. Puis il fit basculer le rabat, comme s’il voulait s’assurer que Charlie le Tchou-tchou et Tradéridéra, Devine-moi ! étaient toujours là, toujours réels.
— Le Restaurant Spirituel de Manhattan. C’est trop bizarre. La première fois, ça m’est arrivé, et la deuxième, j’ai regardé pendant que ça m’arrivait. Ça ferait une sacrée devinette, rien que ça.
Roland lui adressa un geste rapide de sa main diminuée, pour lui signifier de se dépêcher.
— M. Tower s’est présenté, reprit Jake, et j’en ai fait autant. Jake Chambers, j’ai dit. Et lui, il a dit…
— C’est un nom qui sonne bien, partenaire, intervint Eddie. C’est ce qu’il a dit. Et puis il a ajouté que Jake Chambers, ça ressemblait à un nom de héros de western.
— Le type qui débarque à Black Fork, Arizona, et qui nettoie la ville avant de reprendre son chemin, cita Jake. Et puis il a dit : « Quelque chose de Wayne D. Overholser, peut-être. »
Il fixa Susannah, avant de répéter.
— Wayne D. Overholser. Et si tu me dis que ça, c’est une coïncidence, Susannah…
Un sourire éclatant apparut soudain sur ses lèvres.
— … eh bien ! je te dirais de me botter mon petit cul de blanc.
Susannah éclata de rire.
— Pas besoin d’en venir là, petit insolent. Je ne crois pas à une coïncidence. Et quand on rencontrera ce fermier, cet ami de Callahan, j’ai l’intention de lui demander quel est son deuxième prénom. Par mon billet, je jurerais que non seulement ça commencera par un D, mais qu’en plus ça ressemblera étrangement à Dean, ou Dane, rien que quatre lettres…
Elle porta de nouveau la main juste sous son sein gauche.
— Mon Dieu ! Ces foutus gaz ! Je donnerais cher pour deux ou trois pastilles Rennie ou même une bouteille de…
Elle s’interrompit brusquement.
— Jake ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
Jake tenait Charlie le Tchou-tchou entre ses mains, et il était devenu blanc comme un linge. Il avait les yeux écarquillés, sous le choc. À côté de lui, Ote émit un gémissement. Roland se pencha pour regarder, et ses yeux à lui s’arrondirent à leur tour.
— Grands dieux, murmura-t-il.
Eddie et Susannah se penchèrent. Le titre n’avait pas changé. L’image non plus : une locomotive anthropomorphique remontant une colline en soufflant, le mécanicien avec son large sourire, le phare qui formait un grand œil amical. Mais les lettres jaunes qui barraient le bas de la couverture, « Texte et illustrations de Béryl Evans », elles, avaient disparu. Aucun nom n’apparaissait.
Jake retourna le livre et en inspecta le dos. On y lisait Charlie le Tchou-tchou, et McCauley House, éditeur. Rien d’autre.
Au sud, des voix se rapprochaient. Callahan et ses amis revenaient. Callahan de La Calla. Callahan de Lot, comme il se faisait aussi appeler.
— La page titre, mon chou, dit Susannah. Regarde la page titre, vite. Jake ouvrit le livre. Une fois encore, il ne vit que le titre et le nom de l’éditeur, suivis cette fois d’un achevé d’imprimer.
— La page des droits, suggéra Eddie.
Jake tourna la page. Au verso de la page titre, à côté de celle où débutait l’histoire, se trouvaient les informations concernant les droits. Sauf qu’il n’y avait aucune information.
C’était tout. Des chiffres qui, ajoutés, faisaient dix-neuf. Le reste de la page était blanc.
Susannah eut tout loisir d’observer, au cours de cette longue et riche journée, car Roland lui en donna l’occasion et parce que, une fois passées les nausées matinales, elle se sentit de nouveau en pleine forme.
Juste avant que Callahan et ses comparses n’arrivent, Roland lui murmura :
— Reste près de moi, et ne prononce pas un mot, sauf si je t’y invite. Et s’ils doivent te prendre pour ma sifine, qu’il en soit ainsi.
En d’autres circonstances, elle aurait sans doute trouvé une repartie coquine, à l’idée de passer pour la gentille petite maîtresse de Roland, sa petite bouillotte pour les froides nuits d’hiver, mais ce matin, ils étaient pris par le temps, et l’heure n’était pas à la plaisanterie, de toute évidence. L’air grave qu’arborait Roland ne laissait aucun doute. Et puis le rôle de femme de l’ombre, silencieuse et fidèle, l’attirait. N’importe quel rôle l’attirait. Même enfant, son plus grand bonheur était de faire semblant d’être quelqu’un d’autre.
Ce qui explique sans doute tout ce qui t’est arrivé par la suite, chérie, se dit-elle.
— Susannah ? fit Roland. Tu m’entends ?
— Très bien. Ne t’inquiète pas pour moi.
— Si tout se passe comme je l’entends, ils te verront peu mais tu les verras beaucoup.
Susannah était une femme noire, qui avait grandi dans l’Amérique du milieu du XXe siècle (Odetta avait applaudi les exploits de L’Homme invisible de Ralph Ellison, se balançant dans son fauteuil comme une enfant visitée par la grâce), aussi savait-elle exactement ce qu’il voulait. Et elle allait le lui donner. Une partie d’elle — cette méchante Detta Walker — qui en voudrait toujours à Roland, pour cet ascendant qu’il avait sur son cœur et sur son esprit, mais pour l’essentiel, elle le voyait tel qu’il était. Le dernier de son espèce. Peut-être même un héros.
Pendant que Roland faisait les présentations (elle fut présentée en tout dernier, après Jake et même Ote, presque en passant), Susannah eut tout le temps de considérer combien elle se sentait mieux, maintenant que ces crampes d’estomac la laissaient tranquille. Bon sang, même cette migraine tenace avait disparu, pourtant cette saleté lui avait pourri la vie — parfois à l’arrière du crâne, ou passant d’une tempe à l’autre, ou bien juste au-dessus de l’œil gauche, comme si son orbite allait exploser — et cela depuis plus d’une semaine. Et puis bien sûr, il y avait la comédie du matin. Elle se sentait nauséeuse, avec les jambes en coton, pendant une bonne heure. Elle n’avait jamais vomi, mais pendant cette première heure, elle était toujours à deux doigts.
Elle n’était pas stupide au point de se méprendre sur des symptômes pareils, mais elle avait des raisons de croire qu’ils ne voulaient rien dire. Elle espérait juste qu’elle ne se retrouverait pas gonflée comme une baleine, comme cette amie de sa maman, Jessica, non pas une, mais deux fois. Deux grossesses nerveuses, et pour chacune, on aurait dit qu’elle préparait des jumeaux. Des triplés, même. Mais il faut dire que Jessica Beasley avait cessé d’avoir ses règles, ce qui peut faire croire à une femme qu’elle est enceinte. Susannah savait qu’elle ne l’était pas pour une bonne et simple raison : elle avait toujours ses règles. Elles avaient commencé le jour même où ils s’étaient réveillés de nouveau sur le Sentier du Rayon, laissant le Palais Vert à quelque trente ou quarante kilomètres derrière eux. Et elle avait eu un autre cycle, depuis. Les deux fois, les règles avaient été extrêmement abondantes, et il lui avait fallu beaucoup de tissu pour absorber le flot brun, alors qu’avant cela, ses règles avaient toujours été légères, parfois même rien de plus que quelques gouttes que sa mère appelait les « roses de dame ». Pourtant elle ne se plaignait pas, parce qu’avant son arrivée dans ce monde, elle avait toujours souffert de règles douloureuses, voire insupportables. Les deux cycles qu’elle avait eus depuis le retour sur le Sentier du Rayon étaient passés sans aucune douleur. Sans ses chiffons imbibés qu’elle avait pris soin d’enterrer de part et d’autre du sentier, rien ne lui aurait indiqué que son corps marchait toujours. C’était peut-être dû à la pureté de l’eau.
Bien sûr, elle savait à quoi tout ça rimait ; pas besoin d’être ingénieur en astrophysique, comme disait Eddie. Ces rêves fous et brouillés qu’elle ne se rappelait pas, les faiblesses et les nausées au réveil, les maux de tête, ces violentes crampes d’estomac, tout ça disait la même chose : elle voulait un bébé de lui. Plus que tout au monde, elle voulait sentir grandir en elle le p’tit gars d’Eddie Dean.
Ce qu’elle ne voulait pas, c’était faire la baleine avec une de ces grossesses nerveuses.
Peu importent toutes ces histoires, se dit-elle en voyant approcher Callahan et sa bande. Pour l’instant, tu dois observer. Voir ce que Roland, Eddie et Jake ne verront pas. Comme ça rien ne se perdra.
Et elle sentit qu’elle pourrait faire ce travail à merveille.
Vraiment, jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi bien.
Callahan s’avança en premier. Derrière lui venaient deux hommes, l’un âgé d’une trentaine d’années environ, et l’autre qui parut le double à Susannah. Il avait de grosses joues, qui se transformeraient en bajoues dans les cinq ans à venir, et des rides qui couraient des ailes du nez jusqu’au menton. Des rides « je veux », comme les aurait appelées son père (et Dan Holmes savait de quoi il parlait, en la matière). Le plus jeune portait un sombrero usé, et le plus vieux un Stetson blanc immaculé qui donna à Susannah envie de sourire — le genre de chapeau que le gentil porterait dans un vieux western en noir et blanc. Pourtant, elle se dit qu’un couvre-chef de ce genre devait valoir une petite fortune, et elle en déduisit que le type dessous devait être Wayne Overholser. « Le gros fermier », comme l’avait appelé Roland. Celui qu’il fallait convaincre, selon Callahan.
Mais pas nous, se dit Susannah avec un certain soulagement. La bouche fine, les yeux perspicaces, et surtout ces rides profondes (il en avait une autre, qui lui barrait verticalement le front, juste au-dessus des yeux), tout suggérait que sai Overholser se révélerait une vraie calamité, à convaincre.
Et derrière ces deux-là — plus exactement, derrière le plus jeune — s’avança une grande femme, pas vraiment noire mais au teint au moins aussi brun que celui de Susannah. Et fermant la marche, un homme à lunettes, à l’air sérieux et à la tenue de fermier accompagné d’un garçon qui ne devait pas avoir plus de deux ou trois ans de plus que Jake. Ces deux-là se ressemblaient comme deux gouttes d’eau : il s’agissait forcément de Slightman l’Aîné et Slightman le Jeune.
Le garçon est peut-être plus âgé que Jake, mais il m’a l’air bien tendre, se dit Susannah. C’était vrai, mais ça n’était pas forcément un inconvénient. Jake en avait vu beaucoup trop pour un garçon de son âge. Il en avait fait beaucoup trop, aussi.
Overholser jeta un œil à leurs armes (Roland et Eddie portaient chacun un des gros revolvers à crosse de bois de santal). Le .44 Ruger en provenance de New York était accroché sous l’aisselle de Jake, avec ce que Roland appelait un crampon de débardeur, puis son regard se posa sur Roland. Il salua de manière indifférente, passant brièvement son poing à demi serré pas très loin de son front. Il ne s’inclina pas. Si Roland en fut offensé, son visage n’en trahit rien. Son visage n’exprimait rien d’autre qu’un intérêt poli.
— Aïle, pistolero, fit l’homme qui marchait aux côtés d’Overholser, et lui mit un genou en terre, la tête inclinée et le front reposant sur le poing. Je suis Tian Jaffords, fils de Luke. Cette dame est ma femme, Zalia.
— Aïle. Appelez-moi Roland, si cela vous convient. Que vos jours soient longs sur cette terre, sai Jaffords.
— Tian. S’il vous plaît. Et le double du compte pour vous et vos am…
— Je m’appelle Overholser, l’interrompit brusquement l’homme en Stetson blanc. C’est sur la requête de Callahan et du jeune Jaffords que nous sommes venus vous trouver — vous et vos amis. J’abrégerai les cérémonies, pour en venir le plus vite possible au fait, sans offense, je vous prie.
— Mille excuses, mais ce n’est pas ainsi que se sont faites les choses, dit Jaffords. Nous avons tenu conseil, entre hommes de La Calla, et nous avons voté…
Overholser l’interrompit de nouveau. C’était visiblement son genre. Susannah doutait même qu’il s’en rendît compte.
— La ville, oui, La Calla. Je suis venu dans le désir de faire ce qu’il faut pour la ville et pour mes voisins, mais c’est une période chargée pour moi, la plus chargée même…
— Charyou tri, dit Roland doucement, et Susannah avait beau connaître un sens plus profond à cette expression, un sens qui lui donnait la chair de poule, elle vit les yeux d’Overholser s’éclairer. Et, pour la première fois, elle eut une petite idée de ce qu’allait donner cette journée.
— La Moisson, oui m’sieur, grand merci à vous.
Un peu à l’écart, Callahan regardait vers les bois avec un air de patience étudiée. Derrière Overholser, Tian Jaffords et sa femme échangèrent un regard embarrassé. Les Slightman se contentèrent d’attendre en observant.
— Jusque-là vous comprenez, au moins.
— À Gilead, nous étions entourés de champs et de métairies, dit Roland. J’ai eu mon compte de foin et de maïs à mettre à la grange. Si fait, et de vive-rave aussi.
Overholser adressa à Roland un sourire que Susannah trouva légèrement déplaisant. Un sourire qui disait : On sait tous les deux ce qu’il y a derrière, pas vrai, sai ? Après tout, nous sommes tous deux des hommes d’expérience.
— D’où venez-vous réellement, sai Roland ?
— Mon ami, il faut que vous consultiez un audiologue, fit Eddie.
Overholser lui lança un regard perplexe.
— Qu’ouis-je-pardon ?
Eddie fit un geste qui disait Ah, vous voyez ? et hocha la tête.
— C’est bien ce que je disais.
— Du calme, Eddie, dit Roland, toujours doux comme le miel. Sai Overholser, il nous faudra peut-être du temps pour échanger nos noms et exprimer des souhaits de politesse, aussi. Car c’est ainsi que se comportent les gens civilisés et amicaux, n’est-ce pas ?
Roland marqua une pause — juste un instant, pour souligner ses propos — puis il reprit :
— C’est sans doute différent avec les écumeurs, mais je ne vois aucun écumeur ici.
Overholser serra les lèvres et lança un regard dur à Roland, tout prêt qu’il était à s’offenser. Mais il ne trouva aucune prise dans l’expression du Pistolero, et se détendit.
— Grand merci, fit-il. Voici Tian et Zalia Jaffords, qui se sont présentés…
Zalia fit la révérence, séparant des jupes invisibles de chaque côté de sa culotte de velours usé.
— Et voici Ben Slightman l’Aîné et Benny le Jeune.
Le père leva le poing, le porta à son front et hocha la tête. Quant au fils, visiblement au comble de l’effroi (principalement du fait des armes, supposa Susannah), il s’inclina, la jambe droite tendue devant lui, le talon planté dans le sol.
— Vous connaissez déjà le Vieux, acheva Overholser d’un ton de condescendance désinvolte dont lui-même se serait offusqué, si elle avait été adressée à son illustre personne.
Susannah pensa que, lorsqu’on était un gros fermier, on prenait l’habitude de parler exactement comme on en avait envie. Elle se demanda jusqu’où il pousserait Roland, avant de se rendre compte qu’il ne l’avait pas ébranlé du tout. Parce qu’il y avait des hommes qu’on n’ébranlait pas. Ils vous accompagnaient un moment, puis…
— Voici mes compagnons de voyage, dit Roland. Eddie Dean et Jake Chambers, de New York. Et voici Susannah.
Il fit un geste dans sa direction, sans se tourner vers elle. Overholser prit un air averti et intensément viril, que Susannah avait déjà vu auparavant. Detta Walker avait une façon imparable de balayer cette expression du visage d’un homme, une façon dont elle se dit qu’elle ne plairait pas du tout à sai Overholser.
Néanmoins, elle adressa à Overholser et à ses compagnons un petit sourire sage et fit à son tour une révérence avec ses jupes invisibles. Elle considérait la sienne comme aussi gracieuse que celle de Zalia Jaffords, mais bien sûr, une révérence n’avait pas la même allure quand il vous manquait les mollets et les pieds. Les nouveaux arrivants avaient remarqué cette anomalie, bien entendu, mais elle se moquait pas mal de ce qu’ils pouvaient en penser. En revanche, elle se demandait ce qu’ils pensaient de son fauteuil roulant, celui qu’Eddie lui avait dégoté à Topeka, où Blaine le Mono avait fini sa course. Ces gens ne devaient jamais avoir vu une chose pareille.
Callahan, peut-être, se dit-elle. Parce que Callahan est de notre côté. Il…
Le garçon dit :
— C’est un bafouilleux ?
— Tais-toi, veux-tu, fit Slightman, paraissant presque choqué que son fils ait osé ouvrir la bouche.
— Pas de problème, dit Jake. Ouais, c’est un bafouilleux. Ote, va le voir.
Il désigna Ben le Jeune du doigt. Ote contourna le feu de camp en trottinant et alla se planter aux pieds du nouvel arrivant, vers lequel il leva ses yeux cerclés d’or.
— Je n’en avais jamais vu de domestique, dit Tian. J’en avais entendu parler, bien sûr, mais le monde a changé.
— Peut-être tout n’a-t-il pas changé, dit Roland (Il jeta un regard à Overholser.) Peut-être certaines anciennes coutumes ont-elles encore cours.
— Je peux le caresser ? demanda le garçon à Jake. Il ne mord pas ?
— Oui, tu peux. Et non, il ne mord pas.
Ben le Jeune s’accroupit devant Ote et Susannah se prit à espérer que Jake ne s’était pas trompé. Un bafouilleux arrachant le nez à ce gamin ne serait pas du meilleur goût, dans ces circonstances.
Mais Ote supporta la caresse, allant même jusqu’à étendre son long cou pour renifler l’odeur du visage de Slightman. Le garçon éclata de rire.
— Comment tu dis qu’il s’appelle ?
Avant que Jake pût répondre, le bafouilleux prit les devants.
— Ote !
Tout le monde se mit à rire. Aussi simplement qu’ils s’étaient tous retrouvés là, par une heureuse rencontre, sur cette route qui longeait le Sentier du Rayon. Le lien était fragile, mais même Overholser le sentait. Et lorsqu’il éclata de rire, le gros fermier avait presque l’air d’un type bien. Apeuré, peut-être, imbu de lui-même, sans aucun doute, mais il y avait quelque chose.
Susannah ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou s’en effrayer.
— Je voudrais vous parler, si vous permettez, dit Overholser. Les deux garçons s’étaient éloignés, Ote marchant entre eux, et Slightman le Jeune demandait à Jake si le bafouilleux savait compter, car il avait entendu dire que certains y arrivaient.
— Je ne crois pas, Wayne, répondit immédiatement Jaffords. Il était convenu qu’on retournerait au camp, qu’on romprait le pain, et qu’on expliquerait à ces gens de quoi on a besoin. Et alors, s’ils étaient d’accord pour aller plus loin…
— Je ne vois pas d’objection au fait d’échanger quelques mots avec sai Overholser, dit Roland. Et vous non plus, sai Jaffords, je pense. Car cet homme n’est-il pas votre dinh ?
Puis, sans laisser à Jaffords le temps de répondre (ou de protester) :
— Sers du thé à ces gens, Susannah. Eddie, viens par ici, une seconde, si ça te sied.
Cette expression, inconnue à leurs oreilles, sortit de la bouche de Roland avec un naturel parfait. Susannah s’en émerveilla. Si elle avait tenté une saillie pareille, elle aurait eu l’air de leur lécher les bottes.
— Nous avons de la nourriture, plus au sud, dit Zalia d’une voix timide. De la nourriture, du graf et du café. Andy…
— Nous mangerons avec plaisir, et boirons votre café avec joie, répondit Roland. Mais prenez d’abord un thé, je vous prie. Nous n’en avons que pour quelques minutes, n’est-ce pas, sai ?
Overholser acquiesça. Son air sévère et gêné avait disparu. Ainsi que la raideur de sa posture. De l’autre côté de la route, (près de l’endroit où une femme du nom de Mia avait plongé dans les bois, la nuit précédente), les garçons éclatèrent d’un rire surpris pour Benny, et plein de fierté pour Jake, alors qu’Ote se livrait à une de ses facéties.
Roland entraîna Overholser par le bras et ils remontèrent la route. Eddie s’éloigna avec eux. Les sourcils froncés, Jaffords fit mine de les suivre quand même. Susannah lui effleura l’épaule.
— Il sait ce qu’il fait.
Jaffords tourna vers elle son air dubitatif, puis il la suivit.
— Je pourrais peut-être vous refaire un peu de feu, sai, proposa Slightman l’Aîné avec un regard gentil vers ses jambes amputées. Car je vois qu’il reste des étincelles, ça oui.
— Avec plaisir, répondit Susannah, en se disant que tout ça était merveilleux.
Merveilleux, et étrange. Potentiellement fatal, aussi, bien sûr. Mais elle avait fini par apprendre que ça avait aussi son charme. C’était la virtualité des ténèbres qui rendait la lumière du jour tellement éclatante.
Ayant remonté la route sur environ dix mètres, les trois hommes s’étaient immobilisés. Overholser semblait monopoliser la parole, agitant parfois violemment les bras pour appuyer ses propos. Il parlait à Roland comme si ce dernier n’était qu’un clochard qui se serait retrouvé à dériver sur cette route avec quelques amis sans importance traînant la patte derrière lui. Il expliqua à Roland que Tian Jaffords était un idiot (quoique bien intentionné), qui ne comprenait rien à la réalité de la vie. Il dit aussi qu’il fallait refréner Jaffords, calmer sa fougue, non seulement dans son propre intérêt, mais dans celui de La Calla tout entière. Il insista sur le fait que, si quoi que ce soit pouvait être fait, lui, Wayne Overholser, fils d’Alan, serait le premier à se mobiliser ; jamais de toute sa vie il n’avait reculé devant l’effort, mais s’attaquer aux Loups, c’était de la folie pure. Et, ajouta-t-il en baissant la voix, en parlant de folie, il y avait aussi le cas du Vieux. Tant qu’il restait le nez dans son église et dans ses rituels, c’était parfait. Dans ces affaires-là, un peu de folie mettait du piment. Mais là, c’était différent. Si fait, très différent.
Roland l’écouta sans l’interrompre, hochant la tête de temps à autre. Lorsque Overholser eut enfin fini, le gros fermier de La Calla se contenta de fixer avec une sorte de fascination figée l’homme en arme qui se tenait en face de lui. Surtout ses yeux d’un bleu délavé.
— Vous êtes bien ce que vous dites ? finit-il par demander. Dites la vérité, sai.
— Je suis Roland de Gilead, répondit le Pistolero.
— De la lignée d’Eld ? C’est ce que vous dites ?
— Par ma montre et mon billet.
— Mais Gilead… — Overholser marqua une pause — Gilead a disparu depuis longtemps.
— Mais moi non, fit Roland.
— Est-ce que vous voulez tous nous tuer, ou nous faire tuer ? Parlez, je vous prie.
— Que souhaitez-vous, sai Overholser ? Pas plus tard, pas dans un jour, une semaine, ou une lune, mais en cette minute même ?
Overholser resta debout, là, un bon moment, son regard passant tour à tour de Roland à Eddie. Il n’était pas homme à changer d’avis facilement. Et lorsqu’il le faisait, c’était pour lui aussi douloureux qu’une hernie. Plus bas, du bord de la route, monta le rire des garçons tandis qu’Ote rapportait à Benny quelque chose qu’il lui avait lancé — un bâton presque aussi gros que le bafouilleux lui-même.
— Je souhaite vous écouter, dit finalement Overholser. Je peux bien faire ça, plaise aux dieux, et grand merci à vous.
« Et il a expliqué dans d’autres termes pourquoi toute cette histoire était complètement insensée, rapporta Eddie plus tard. Puis il a fait exactement ce que Roland attendait de lui. On aurait dit de la magie. »
— Parfois, avec Roland, c’est de la magie, répondit-elle.
La troupe de La Calla avait établi son campement dans une charmante clairière au sommet d’une colline, quelque peu au sud de la route, juste à l’écart du Sentier du Rayon, de sorte que les nuages demeuraient immobiles dans le ciel, paraissant à portée de main. Ils avaient clairement balisé le chemin du campement à la route ; certaines marques au feu étaient aussi grosses que la main de Susannah. Ces gens-là étaient peut-être des fermiers hors pair, mais les bois les mettaient visiblement mal à l’aise.
— Puis-je vous relayer avec cette chaise, jeune homme ? demanda Overholser à Eddie tandis qu’ils abordaient la dernière montée.
Susannah sentit l’odeur de viande grillée et se demanda qui pouvait bien s’occuper de la cuisine, si toute la troupe Callahan-Overholser était venue à leur rencontre. La femme n’avait-elle pas mentionné quelqu’un du nom d’Andy ? Un serviteur, peut-être ? Celui d’Overholser ? À voir. Un homme qui avait les moyens de s’offrir un Stetson aussi magnifique que celui qu’il arborait en ce moment même pouvait sans doute avoir un valet.
— Comme cela vous siéra, fit Eddie.
Il avait failli ajouter « je vous prie » (Mais ça sonne toujours bidon, pour lui, pensa Susannah), mais il s’écarta simplement du fauteuil et en céda les poignées à Overholser. Le fermier était un homme carré, et c’était pente douce, et il se retrouvait à pousser une femme qui devait avoisiner les soixante-cinq kilos, mais son souffle, quoique lourd, demeura régulier.
— Puis-je vous poser une question, sai Overholser ? demanda Eddie.
— Bien sûr.
— Quel est votre deuxième prénom ?
Le mouvement du fauteuil se ralentit momentanément ; Susannah mit cela sur le compte de la surprise.
— Eh bien, en voilà une question, jeune homme. Pourquoi voulez-vous savoir ?
— Oh, c’est ma passion, les prénoms, répliqua Eddie. En fait, je prédis l’avenir, avec les prénoms.
Prudence, Eddie, prudence, pensa Susannah, amusée malgré elle.
— Ah oui, si fait ?
— Oui, fit Eddie. Vous, par exemple. Je suis sûr que votre deuxième prénom commence par un — il fit semblant de calculer — un D.
Sauf qu’il le prononça dè, comme on prononce les Grandes Lettres en Haut Parler.
— Et je le vois court. Cinq lettres ? Peut-être même quatre ?
À nouveau, léger ralentissement dans le mouvement du fauteuil.
— Par le Diable ! s’exclama Overholser. Comment le savez-vous ? Dites-le-moi !
Eddie haussa les épaules.
— Rien d’autre qu’un peu de calcul et d’intuition, en fait. Pour tout vous dire, je me trompe une fois sur deux.
— Plus que ça, fit Susannah.
— Je vais vous dire, mon deuxième prénom, c’est Dale. Si on m’a dit pourquoi un jour, ça m’a échappé. J’ai perdu mes parents très jeune.
— Condoléances, dit Susannah, soulagée de voir Eddie s’éloigner — sans doute pour annoncer à Jake qu’elle ne s’était pas trompée : Wayne Dale Overholser. Dix-neuf, pile.
— Ce jeune homme, il est gâche ou c’est un idiot ? demanda Overholser à Susannah. Dites-le-moi, je vous prie, car je n’arrive pas à trancher.
— Un peu des deux.
— En tout cas, pour cette poussette, aucun doute : c’est du gâche, non ? Aussi gâche qu’une boussole.
— Grand merci à vous, dit-elle.
Puis elle poussa un petit soupir de soulagement intérieur. Ça sonnait bien, probablement parce qu’elle ne l’avait pas vraiment calculé.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Sur notre chemin, assez loin d’ici.
Le tour que prenait la conversation ne l’emballait pas vraiment. Elle estimait que c’était du ressort de Roland de raconter leur histoire (ou de ne pas la raconter). C’était lui, leur dinh. De plus, on ne pouvait contredire ce qui n’était raconté que par un seul. Pourtant, elle estima qu’elle pouvait en dire un peu plus.
— Il y a une tramée. Nous venons de l’autre côté, où les choses sont très différentes.
Elle se contorsionna pour le regarder. Le cou et les joues d’Overholser avaient rougi, mais elle se dit que vraiment, il s’en tirait très bien, pour un homme bien avancé dans la cinquantaine.
— Vous voyez de quoi je veux parler ?
— Oui-là, fit-il, avant de se racler la gorge et de cracher sur sa gauche. Non pas que je l’aie vue ou que j’en aie entendu parler moi-même, vous comprenez. Je ne suis jamais allé me balader très loin ; trop à faire à la ferme. De toute façon, à La Calla, on n’est pas du genre à aller dans les bois, vous intuitez ?
Oh que oui, je l’intuite, pensa Susannah, apercevant du coin de l’œil une autre marque brûlée, de la taille d’une assiette. Le malheureux arbre ainsi marqué avait peu de chance de passer le prochain hiver.
— Andy nous a parlé de la tramée maintes et maintes. Il dit que ça fait un bruit, mais incapable de dire quel bruit.
— Qui est ce Andy ?
— Vous le rencontrerez vous-même bien assez tôt, sai. Vous aussi vous venez de ce Calla York, comme vos amis ?
— Oui, fit-elle, à nouveau sur ses gardes.
Il fit pivoter le fauteuil pour éviter un vieil arbre de fer recouvert de duvet blanc. Les arbres étaient plus clairsemés, à présent, et l’odeur de cuisine beaucoup plus prononcée. De la viande… et du café. Son estomac se mit à gargouiller.
— Et eux, ce sont pas des pistoleros, fit Overholser, vous allez pas me dire que si ?
— Ce sera à vous de décider par vous-même, l’heure venue.
Il resta silencieux quelques instants. Le fauteuil ripa sur un rocher qui affleurait. Devant eux, Ote trottinait entre Jake et Benny Slightman, qui étaient devenus amis avec cette promptitude effrayante typique des jeunes garçons. Elle se demanda si c’était une bonne idée. Car ces deux garçons étaient différents. Le temps leur montrerait sans doute à quel point, et pour leur plus grand chagrin.
— Il m’a fait peur, reprit Overholser, d’une voix si basse qu’elle était à peine audible, comme s’il se parlait à lui-même. C’était ses yeux, je pense. Surtout ses yeux.
— Mais vous voudriez continuer comme avant ? demanda Susannah.
Elle aurait certes voulu y mettre beaucoup plus de désinvolture, mais la fureur avec laquelle il répondit la fit toutefois sursauter.
— Vous êtes folle, femme ? Bien sûr que non ! Pas si je voyais un moyen de nous en sortir. Écoutez-moi bien ! Ce garçon — il désigna Tian Jaffords, qui marchait devant eux avec sa femme — ce garçon m’a carrément accusé de m’en courir. Il s’est assuré que tout le monde comprenait que je n’avais pas d’enfants en âge d’intéresser les Loups. Contrairement à lui, vous intuitez. Mais qu’est-ce qu’il croit ? Que je suis un imbécile incapable de faire un bilan ?
— Moi pas, fit Susannah, d’une voix calme.
— Mais lui ? Ça m’étonnerait pas.
Overholser s’exprimait comme un homme sous le crâne duquel l’orgueil le disputait à la peur.
— Est-ce que je veux donner les babés aux Loups ? Des babés qu’ils nous renvoient crânés, qui ne sont plus que des boulets pour la ville ? Non ! Mais je ne veux pas non plus qu’un mercenaire nous embarque dans une catastrophe, avec aucune issue de secours !
Elle le regarda par-dessus son épaule, et constata une chose fascinante. Maintenant, il voulait dire oui. Il voulait trouver une raison de dire oui. Voilà jusqu’où l’avait mené Roland, quasiment sans prononcer un mot. Par la seule force… de son regard.
Du coin de l’œil, elle aperçut du mouvement.
— Doux Jésus ! s’exclama Eddie.
Instinctivement, la main de Susannah se précipita sur une arme qu’elle n’avait pas. Elle se retourna et reprit sa position initiale dans le fauteuil. Face à eux, descendant la pente avec des précautions presque efféminées que jusque dans son ébahissement elle ne put s’empêcher de trouver amusantes, s’avançait un homme de métal d’au moins deux mètres de haut.
La main de Jake s’était portée au crampon de débardeur, sur la crosse du pistolet suspendu là.
— Tout doux, Jake ! le mit en garde Roland.
Ses yeux lançant des éclairs bleus, l’homme de métal s’immobilisa devant eux. Il se tint là, parfaitement impassible, pendant environ dix secondes, ce qui suffit largement à Susannah pour déchiffrer l’inscription sur son torse. North Central Positronics, se dit-elle, on est bon pour un rappel. Sans parler des Industries LaMerk.
Puis le robot leva un bras argenté, portant sa main argentée à son front d’acier.
— Aïle, pistolero, venu de si loin. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.
Roland porta les doigts à son front.
— Et le double du compte pour vous, Andy-sai.
— Grand merci.
Ses entrailles profondes et mystérieuses se mirent à cliqueter. Puis il se pencha vers Roland, ses yeux bleus lançant des éclairs plus vifs encore. Susannah vit la main d’Eddie ramper jusqu’à la crosse de bois de santal du vieux revolver qu’il portait. Roland, en revanche, ne cilla pas.
— J’ai préparé un bon repas, pistolero. Plein de bonnes choses données en abondance par notre terre, si fait.
— Grand merci à vous, Andy.
— J’espère que cela vous siéra.
Les entrailles du robot cliquetèrent de nouveau.
— En attendant, que diriez-vous d’entendre votre horoscope ?
Vers deux heures de l’après-midi ce même jour, ils se retrouvèrent installés tous les dix autour de ce que Roland appelait un dîner de rancher.
— Pendant les corvées du matin, on regarde l’avenir avec amour, dit-il plus tard à ses amis. Pendant celles du soir, on regarde le passé avec nostalgie.
Eddie pensa qu’il plaisantait, mais, avec Roland, impossible de savoir vraiment. Le peu d’humour qui lui restait avait atteint le point de dessiccation.
Ce n’était pas le meilleur repas qu’Eddie eût fait, car le banquet organisé par les habitants de River Crossing conservait la place d’honneur, mais après des semaines passées dans les bois, à ne se nourrir qu’aux burritos à la pistolero (et à chier de petites crottes de lapin dures comme la pierre deux fois par semaine au mieux), il se réjouit de l’aubaine. Andy leur servit d’énormes steaks saignants et nappés de sauce aux champignons. Ils étaient accompagnés de haricots, de rouleaux qui rappelaient des tacos, et de maïs grillé. Eddie tenta de croquer dans un épi, et le trouva dur mais savoureux. Il y avait aussi de la salade de chou et de carottes, confectionnée, comme Tian Jaffords s’empressa de le leur dire, par sa femme ici présente. On leur offrit ensuite un fabuleux gâteau du nom de nappé aux fraises. Et du café, bien sûr. Eddie eut le sentiment qu’à eux quatre, ils avaient bien dû en boire un gallon. Même Ote eut droit à une goutte. Jake posa devant lui une soucoupe remplie du breuvage noir et fort. Ote le renifla, lâcha un « caf’ ! », puis lapa le tout avec une grande célérité.
Ils n’abordèrent pas de sujet grave pendant le repas (« On ne mélange pas nourriture et palabre », c’était là l’une de ces petites pépites de sagesse chères à Roland), pourtant Eddie apprit beaucoup de Jaffords et de sa femme, surtout sur la vie quotidienne dans ce que Tian et Zalia appelaient « les terres frontalières ». Eddie espérait que Susannah (assise près d’Overholser) et Jake (assis à côté du gamin qu’Eddie surnommait déjà Benny le Kid) en apprendraient autant que lui. Il aurait cru que Roland se serait placé à côté de Callahan, mais Callahan n’était à côté de personne. Il emporta sa part un peu à l’écart, dit les grâces, et mangea seul. Et peu, d’ailleurs. Était-il furieux contre Overholser pour lui avoir volé la vedette, ou solitaire de nature ? Difficile à dire en si peu de temps, mais si on lui avait mis un pistolet sur la tempe, Eddie aurait voté pour la seconde solution.
Ce qui frappa le plus Eddie, c’est combien cette partie du monde était civilisée. À côté, Lud, avec ses Gris et ses Ados, faisait penser aux Iles Cannibales dans une histoire de marins pour enfants. Ces gens avaient des routes, des lois, et un système de gouvernement qui rappelait à Eddie les assemblées générales municipales de Nouvelle-Angleterre. Elles se tenaient dans une Salle du Conseil, avec une plume qui semblait tenir lieu de symbole d’autorité. Pour convoquer un conseil, il fallait faire tourner la plume. Si assez de gens la touchaient quand elle passait chez eux, un conseil pouvait se tenir. Dans le cas contraire, le conseil n’avait pas lieu. On envoyait deux personnes porter la plume, et on croyait leur décompte sur parole. Eddie doutait que le système puisse marcher à New York, mais dans un endroit comme celui-ci, c’était semble-t-il une bonne façon de faire.
Il y avait au moins soixante-dix autres Callas, disséminées en arc de cercle au nord et au sud de Calla Bryn Sturgis. Calla Bryn Lockwood au sud, et Calla Amity au nord, comptaient aussi des fermes et des ranchs, et subissaient aussi les assauts périodiques des Loups. Plus au sud, on trouvait Calla Bryn Bouse et Calla Staffel, avec leurs vastes étendues herbeuses, dont Jaffords leur apprit qu’ils étaient aussi victimes des attaques des Loups… du moins le croyait-il. Plus au nord, Calla Sen Pinder et Calla Sen Chre étaient constituées de fermes et d’élevage de moutons.
— Des fermes de bonne taille, commenta Tian, mais elles sont plus petites quand on remonte au nord, intuitez bien, jusqu’à ce qu’on arrive aux terres de neige — c’est ce qu’on m’a dit, je ne les ai jamais vues moi-même —, où on fait un fabuleux fromage.
— Au nord, ils portent des chaussures en bois, en tout cas c’est ce qu’on raconte, dit Zalia à Eddie, l’air un peu nostalgique.
Elle-même portait des croquenots éraflés appelés bottillonnes.
Les gens des Callas voyageaient peu, mais s’ils le souhaitaient, les routes étaient là, et le commerce était florissant. Et puis il y avait la Whye, qu’on appelait aussi Grande Rivière. Elle s’étendait au sud de Calla Bryn Sturgis, jusqu’aux Mers Méridionales, à ce qu’on disait. Il y avait des Callas minières et des Callas industrielles (où on utilisait la pression vapeur et même, si fait, l’électricité) et même une Calla consacrée exclusivement au plaisir : les jeux, les devinettes délirantes et débridées, et aussi…
Mais à ce stade, Tian sentit sur lui le regard de Zalia, et il s’affaira autour de la marmite. Et se resservit une grosse portion de la salade confectionnée par sa femme.
— Bon, résuma Eddie en dessinant une courbe dans la poussière. Ça, ce sont les terres frontalières. Les Callas. Un arc qui va du nord au sud, sur… combien, Zalia ?
— C’est une affaire d’hommes, ça…
Puis voyant que le sien était encore près du feu, à inspecter les casseroles, elle se pencha légèrement vers Eddie.
— Vous parlez en kilomètres ou en roues ?
— Un peu des deux, mais je m’en sors mieux avec les kilomètres.
Elle hocha la tête.
— Sur trois mille kilomètres, peut-être bien — elle indiqua le nord — et le double, par là — en indiquant le sud.
Elle resta ainsi, un doigt pointé dans chaque direction, puis laissa retomber ses bras, joignit les mains sur ses genoux, et reprit sa position sage.
— Et ces villes… ces Callas… elles s’étendent tout le long ?
— C’est ce qu’on dit, ne vous déplaise, et les marchands vont et viennent. Au nord-ouest d’ici, la Grande Rivière se divise en deux. On appelle la branche est Devar-Tete Whye — la Petite Whye, si vous préférez. Bien sûr, il y a plus de trafic venant du nord, parce que le fleuve coule du nord au sud, voyez-vous.
— Je vois. Et vers l’est ?
Elle baissa les yeux.
— Tonnefoudre, dit-elle d’une voix à peine audible. Personne y va.
— Pourquoi ?
— Il fait noir, là-bas, répondit-elle sans lever les yeux de ses mains.
Puis elle leva un bras, et cette fois-ci, elle le pointa dans la direction d’où Roland et ses amis étaient arrivés. Vers l’Entre-Deux-Mondes.
— Là-bas, dit-elle, le monde touche à sa fin. C’est ce qu’on dit. Et là-bas… — elle indiqua l’est et leva son visage vers Eddie — là-bas, à Tonnefoudre, c’est déjà la fin. Nous sommes pris au milieu, nous qui voulons seulement vivre notre vie, en paix.
— Et vous pensez que c’est possible ?
— Non.
Et Eddie vit qu’elle pleurait.
Peu de temps après, Eddie se fit excuser et se rendit dans un bouquet d’arbres, pour quelques instants d’intimité. Lorsqu’il se releva, cherchant de la main des feuilles pour s’essuyer, une voix s’adressa à lui, quasiment dans son oreille.
— Pas celles-ci, sai, ne vous déplaise. Ce sont des rafales empoisonnées. Si vous vous essuyez avec, vous verrez les démangeaisons.
Eddie bondit en l’air et fit volte-face, attrapant la ceinture de son jean d’une main et tendant l’autre vers le ceinturon de Roland, qui pendait à la branche d’un arbre.
Puis il vit qui — ou quoi — avait parlé et se détendit quelque peu.
— Andy, ça n’est pas très cool de se planquer comme ça derrière les gens quand ils sont en train de couler un bronze.
Puis, pointant le doigt vers un petit taillis de buissons bas et verts :
— Et ceux-là ? Qu’est-ce que je risque d’horrible si je m’essuie avec ceux-là ?
Il y eut une pause et des cliquetis.
— Quoi ? demanda Eddie. J’ai fait quelque chose de mal ?
— Non, répondit Andy. Je traite les informations, voilà tout, sai. Cool : mot inconnu. Se planquer : ce n’est pas ce que j’ai fait, je suis arrivé en marchant, si cela vous sied. Couler un bronze : argot désignant l’excrétion de…
— Ouais, fit Eddie. C’est bien ça. Mais écoute voir — si tu ne t’es pas planqué, Andy, comment ça se fait que je ne t’aie pas entendu venir ? Je veux dire, c’est les sous-bois, ici. N’importe qui ferait du bruit, en marchant dans les sous-bois.
— Je ne suis pas n’importe qui, sai, fit Andy.
Et Eddie lui trouva dans la voix une pointe de suffisance.
— Un type, disons. Comment un grand type comme toi peut être aussi silencieux ?
— Question de programmation. Au fait, ces feuilles seront parfaites.
Eddie roula des yeux ronds puis s’empara d’une poignée de feuilles.
— Ah ouais, la programmation. Bien sûr. Comment n’avais-je pas deviné. Grand merci-sai, que tes jours soient longs, va chier et rendez-vous au paradis.
— Le paradis, répéta Andy. Lieu où l’on va après la mort ; sorte de havre de paix. Selon le Vieux, ceux qui vont au paradis sont assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, pour les siècles des siècles.
— Ah ouais ? Et qui est assis à sa gauche ? Toutes les vendeuses Tupperware ?
— Je ne sais pas, sai. Tupperware est un mot inconnu pour moi. Que diriez-vous d’entendre votre horoscope ?
— Pourquoi pas ? fit Eddie.
Il reprit le chemin du campement, guidé par les rires des garçons et les aboiements du bafouilleux. Du haut de ses deux mètres, Andy marchait près de lui, étincelant même sous ce ciel nuageux, et ne faisant pas un bruit. Ce qui donnait la chair de poule.
— Quelle est votre date de naissance, sai ?
Eddie pensa qu’il pouvait répondre à celle-là.
— Je suis de la Lune du Bouc, dit-il, avant de s’en rappeler un peu plus. Bouc à barbe.
— La neige de l’hiver est lourde de malheur, l’enfant de l’hiver est fort et sauvage, dit Andy.
Oui, c’était bien de la suffisance dans sa voix, pas de doute.
— Fort et sauvage, c’est tout moi, commenta Eddie. Pas pris un bain digne de ce nom depuis plus d’un mois, t’as plutôt intérêt à croire que je suis fort et sauvage. Qu’est-ce que tu veux d’autre, mon vieil Andy ? Tu veux voir la paume de ma main ?
— Ce ne sera pas nécessaire, sai Eddie.
Le robot avait un air indiscutablement ravi, et Eddie pensa : Me voici, je répands la joie partout où je passe. Même les robots m’aiment. C’est mon ka.
— C’est la Pleine Terre, disons tous grand merci. La lune est rouge, celle qu’on appelle la Lune Chasseresse, dans l’Entre-Deux-Mondes qui-fut. Vous allez voyager, Eddie ! Voyager loin ! Vous et vos amis ! Cette nuit même, vous retournez à Calla New York. Vous allez rencontrer une dame d’ombres. Vous…
— Je veux en savoir plus, au sujet de ce voyage à New York, fit Eddie, s’immobilisant subitement, juste en face du campement, assez près pour voir les mouvements autour du feu. Pas de blagues, Andy.
— Vous irez vaadasch, sai Eddie ! Vous et vos amis. Vous devrez faire attention. Quand vous entendrez le kammen — le carillon, intuitez bien — vous devrez tous vous concentrer les uns sur les autres. Pour ne pas vous perdre.
— Comment tu sais ces trucs ? demanda Eddie.
— Question de programmation. C’était votre horoscope, sai. C’est gratuit.
Puis, avec ce qui parut à Eddie le comble de la démence, il poursuivit :
— Sai Callahan — le Vieux, vous intuitez — il dit que je n’ai pas d’autorisation, pour dire l’avenir, alors il ne faut jamais faire payer.
— Sai Callahan dit vrai, dit Eddie, qui ajouta, alors qu’Andy repartait en direction du camp : Mais reste donc une minute, Andy. Si cela te sied, je te prie.
La rapidité avec laquelle tout ça sonnait juste avait quelque chose d’affolant.
Andy s’arrêta bien volontiers et se tourna vers Eddie, ses yeux bleus scintillant. Eddie avait à peu près mille questions à lui poser sur le vaadasch, mais il y avait un sujet qui l’intriquait encore plus.
— Tu es au courant, pour ces Loups.
— Oh oui. C’est moi qui l’ai dit à sai Tian. Il était furax.
À nouveau, Eddie crut entendre une certaine suffisance dans la voix d’Andy… mais ce n’était probablement qu’une illusion, n’est-ce pas ? Un robot — même un robot survivant des temps anciens — ne pouvait se réjouir des désagréments subis par les humains ? Si ?
Il ne t’a pas fallu longtemps pour oublier le mono, pas vrai, chéri ? résonna la voix de Susannah dans son esprit. Suivie par celle de Jake. Blaine est peine. Puis, juste après, la sienne : Si tu t’entêtes à traiter ce type comme un vulgaire bout de métal qui dit l’avenir dans une fête foraine, Eddie, mon vieux, Tu n’auras que ce que tu mérites.
— Parle-moi des Loups, dit Eddie.
— Que voulez-vous savoir, sai Eddie ?
— D’où ils viennent, pour commencer. L’endroit où ils se sentent chez eux, où ils peuvent mettre pied à terre et péter un bon coup, si ça les chante. Pour qui ils travaillent. Pourquoi ils prennent ces enfants. Et pourquoi ceux qu’ils emmènent reviennent bousillés.
Puis une autre question lui vint subitement à l’esprit. La plus évidente, peut-être.
— Et aussi, comment tu sais qu’ils vont venir ?
Nouveaux cliquetis à l’intérieur d’Andy. Beaucoup de cliquetis, cette fois-ci, une pleine minute de cliquetis. Quand Andy reprit la parole, sa voix avait changé. Elle fit penser à Eddie à celle de l’agent Bosconi, dans son quartier. Brooklyn Avenue, c’était le terrain de chasse de Bosco Bob. Si vous vous contentiez de le croiser gentiment dans la rue, pendant sa ronde, faisant tournoyer sa matraque, Bosco vous parlait comme un être humain à un autre être humain — comment ça va, Eddie, et ta mère, comment elle va, ces jours-ci, et ton bon à rien de frangin, quand est-ce que tu passes pro ? OK, on se voit à la salle de sport, t’attire pas d’ennuis, bonne journée. Mais il suffisait qu’il ait l’impression que vous aviez fait quelque chose de pas clair pour que Bosco Bob se transforme en bulldozer. Cet agent Bosconi-là ne souriait pas, et derrière ses lunettes, ses yeux ressemblaient à deux disques de verglas en plein février (et, quelle coïncidence, c’était justement la Période du Bouc, de ce côté-ci du Grand Je-ne-sais-quoi). Bosco Bob n’avait jamais levé la main sur Eddie, mais une ou deux fois — dont l’une, juste après l’incendie de l’épicerie de Woo Kim par des gamins — il avait été certain que cet enfoiré en bleu l’aurait volontiers cogné, si Eddie s’était montré assez stupide pour jouer au plus malin. Sans aller jusqu’à parler de schizophrénie — du moins, pas du genre Detta/Odetta —, on n’en était pas loin. L’agent Bosconi avait deux visages. Le premier était un chic type. Le second était un flic.
Quand Andy reprit la parole, il n’avait plus la voix de cet oncle bien intentionné mais stupide, celui du genre à croire dur comme fer qu’Elvis était encore vivant et qu’il habitait à Buenos Aires. Cet Andy-là parlait sans aucune émotion, comme s’il était mort.
Comme un vrai, robot, autrement dit.
— Quel est votre mot de passe, sai Eddie ?
— Hein ?
— Mot de passe. Vous avez dix secondes. Neuf… huit… sept…
Eddie se remémora les films d’espionnage qu’il avait vus.
— Tu veux dire qu’il faut que je trouve un truc du genre « les roses sont éclatantes au Caire », et que toi tu répondras « seulement dans le jardin de Mme Wilson », et alors moi je dirai…
— Mot de passe incorrect, sai Eddie… deux… un… zéro.
De l’intérieur d’Andy monta un martèlement sourd qu’Eddie trouva étonnamment déplaisant. On aurait dit la lame affûtée d’un couperet tranchant la viande et allant se planter dans la planche à découper, en dessous. Pour la première fois, il se surprit à penser aux Grands Anciens, ceux qui avaient probablement construit Andy (ou peut-être les ancêtres même des Anciens, appelons-les les Véritables Anciens — qui pouvait le dire ?). Pas des gens qu’Eddie aurait rêvé de rencontrer, s’il se fiait aux vestiges qu’il avait vus à Lud.
— Vous avez droit à un deuxième essai, fit la voix froide.
La voix rappelait celle qui avait demandé à Eddie s’il voulait entendre son horoscope, mais ce n’était qu’une faible ressemblance, rien de plus.
— Souhaitez-vous retenter votre chance, Eddie de New York ?
Eddie réfléchit très vite.
— Non. Ça va. C’est une info confidentielle, pas vrai ?
Encore des cliquetis. Puis :
— Confidentiel : écrit ou composé dans le secret, information dont l’accès est limité, par exemple dans un document ou un q-disc. Accès limité aux personnes autorisées ; ces personnes sont identifiées par le mot de passe.
Il y eut une autre pause, pendant laquelle Andy parut réfléchir, puis il conclut :
— Oui, Eddie, cette information est confidentielle.
— Pourquoi ?
Eddie n’attendait pas de réponse, pourtant Andy lui en donna une.
— Directive numéro Dix-Neuf.
Eddie lui donna une bourrade sur son flanc de métal.
— Mon ami, voilà qui ne me surprend pas du tout. La bonne vieille Directive numéro Dix-Neuf.
— Souhaitez-vous entendre votre horoscope détaillé, Eddie-sai ?
— Une autre fois, peut-être.
— Et pourquoi pas une petite chanson, par exemple « Le jus de Jimmy que j’ai bu hier soir » ? Les paroles sont très amusantes.
Les notes aiguës d’un sifflet montèrent du diaphragme d’Andy.
Eddie, qui trouvait plutôt alarmante cette idée des paroles amusantes, accéléra le pas.
— Pourquoi on y reviendrait pas un peu plus tard ? Parce que pour l’instant, j’ai surtout besoin d’une autre tasse de café.
— Grand bien vous en fasse, sai, dit Andy.
Eddie trouva que c’était la voix de quelqu’un qui se sentait délaissé, comme Bosco Bob quand il lui avait annoncé qu’il serait sans doute trop pris pour jouer en professionnel l’été suivant.
Roland était assis sur un affleurement rocheux, buvant lui-même une tasse de café. Il écouta Eddie sans mot dire, et ne manifesta aucune émotion, si ce n’est un léger haussement de sourcil à la mention de la fameuse Directive numéro Dix-Neuf.
De l’autre côté de la clairière, Slightman le Jeune avait sorti une sorte de pipe qui faisait des bulles incroyablement résistantes. Ote leur courait après, il réussit à en faire exploser quelques-unes avec ses dents, puis finit par comprendre ce que Slightman le Jeune attendait de lui : qu’il les regroupe en une fragile petite pile de lumière. Cette pyramide de bulles rappela à Eddie l’Arc-en-Ciel du Magicien, ces redoutables bulles de verre. Et Callahan en possédait-il réellement une ? La pire du lot ?
Derrière les garçons, au bord de la clairière, Andy se tenait debout, ses bras d’argent croisés sur son buste d’acier. Eddie pensa qu’il attendait de pouvoir nettoyer les restes du repas qu’il avait transporté jusqu’ici et préparé pour eux. Le parfait serviteur. Il cuisine, il nettoie, il vous informe que vous allez rencontrer une dame d’ombres. Mais n’espérez pas qu’il violera la Directive numéro Dix-Neuf. Pas sans le mot de passe, en tout cas.
— Venez par ici, les amis, vous voulez bien ? appela Roland, en élevant légèrement la voix. Il est temps de faire un peu palabre. Ce ne sera pas long. Ce qui n’est pas plus mal, au moins pour nous, car nous avons déjà palabré, avant l’arrivée de sai Callahan auprès de nous, et qu’au bout d’un temps, trop de palabre rend malade.
Ils s’approchèrent et s’assirent près de lui comme des enfants obéissants, ceux de La Calla, et ceux venus de beaucoup plus loin, et qui n’avaient sans doute pas encore parcouru la moitié du chemin.
— Avant tout, je souhaite entendre ce que vous savez de ces Loups. Eddie m’a appris qu’Andy ne désire pas forcément révéler d’où lui vient sa connaissance du sujet.
— Vous dites vrai, grogna Slightman l’Aîné. Ceux qui l’ont fabriqué, ou ceux qui sont venus après l’ont quasiment bâillonné sur cette question, bien qu’il nous prévienne toujours de leur venue. Sur la plupart des autres sujets, il est souvent impossible de le faire taire.
Roland regarda en direction du gros fermier de La Calla.
— Vous voulez bien nous mettre sur la piste, sai Overholser ?
Tian Jaffords eut l’air déçu qu’on ne l’ait pas sollicité. Sa femme avait l’air déçue pour lui. Slightman l’Aîné hocha la tête comme s’il s’était attendu au choix de Roland. Overholser lui-même ne se gonfla pas d’orgueil comme Eddie l’aurait cru. Il se contenta de baisser les yeux sur ses jambes croisées et ses bottillonnes égratignées pendant environ trente secondes, tout en se frottant la joue et en réfléchissant. La clairière était tellement silencieuse qu’Eddie entendait parfaitement le frottement de la paume du fermier contre sa barbe de deux ou trois jours. Il finit par pousser un soupir, hocha la tête et releva les yeux vers Roland.
— Grand merci à vous. Vous n’êtes pas comme je le croyais, je dois bien avouer. Ni vous, ni votre tet.
Overholser se tourna vers Tian.
— Tu as eu raison de nous traîner ici, Tian Jaffords. C’est une réunion qu’il fallait avoir, grand merci à toi.
— Ce n’est pas moi qui vous ai amenés ici, fit Jaffords. C’est le Vieux.
Overholser hocha la tête en direction de Callahan. Callahan lui rendit son hochement de tête, puis dessina une croix dans l’air avec sa main portant une cicatrice — comme pour dire que ce n’était pas lui non plus, mais Dieu, qui était responsable de leur présence ici. C’était peut-être le cas, mais dès qu’il s’agissait de tirer les marrons du feu, pour chaque dollar qu’il parierait sur Dieu ou sur l’Homme Jésus, ces pistoleros célestes, il en miserait deux sur Roland de Gilead.
Roland qui attendait, le visage exprimant le plus grand calme et la politesse la plus parfaite.
Overholser finit par prendre la parole. Il parla pendant quinze minutes, avec lenteur, mais sans jamais s’éloigner du sujet. Pour commencer, il y avait la question des jumeaux. Les habitants de La Calla savaient bien que les naissances doubles étaient plutôt une exception que la règle, en d’autres lieux et en d’autres temps, mais dans leur aire du Grand Croissant, c’étaient les singletons, comme le petit Aaron des Jaffords, qui faisaient figure de raretés — de grandes raretés.
Et, environ cent vingt ans auparavant (ou peut-être cent cinquante ; avec le temps de chez eux, impossible de dater les événements avec précision), les Loups avaient commencé leurs rafles. Ils ne venaient pas exactement une fois par génération, ce qui aurait voulu dire tous les vingt ans à peu près, l’intervalle était plus long. Pourtant, pas beaucoup plus.
Un moment, Eddie songea à demander à Overholser et à Slightman comment les Grands Anciens avaient pu faire taire Andy concernant les Loups, si les Loups avaient commencé leurs rafles moins de deux cents ans auparavant, mais il ne prit pas cette peine. Poser des questions sans réponse était une perte de temps, aurait dit Roland. Pourtant, c’était intéressant, n’est-ce pas ? Intéressant de se demander quand quelqu’un (ou quelque chose) avait programmé en dernier Andy le Messager (Nombreuses Autres Fonctions).
Et pourquoi.
Les enfants, poursuivit Overholser, un de chaque paire âgée de trois à quatorze ans environ, étaient emmenés à l’est, en Terre de Tonnefoudre (Eddie remarqua que, pendant toute cette partie du récit, Slightman l’Aîné avait passé le bras autour des épaules de son fils). Ils restaient là-bas pendant un temps relativement court — quatre semaines, peut-être bien huit. Puis la plupart d’entre eux revenaient. Pour ceux qui ne revenaient pas, on supposait qu’ils étaient morts dans la Terre des Ténèbres et qu’ils n’avaient pas seulement été décérébrés, mais tués lors du rite mystérieux et maléfique qui s’y déroulait.
Ceux qui revenaient étaient devenus, dans le meilleur des cas, des idiots dociles. Un garçon de cinq ans pouvait avoir perdu tout le langage difficilement appris, réduit à babiller et montrer du doigt ce qu’il voulait. D’autres, qui n’avaient plus mis de couches depuis deux ou trois ans, étaient contraints d’en porter de nouveau, et ce jusqu’à l’âge de dix ou même douze ans.
— Mon-salaud, Tia pisse au lit une fois par semaine au moins, encore aujourd’hui, et on peut être sûr qu’elle se chie aussi dessus une fois par lune, lança Jaffords.
— Écoutez-le, approuva sombrement Overholser. Mon propre frère, Welland, en était là jusqu’à sa mort. Et bien sûr, il faut les surveiller plus ou moins tout le temps, parce que s’ils tombent sur un plat qu’ils aiment, ils vont en manger jusqu’à ce qu’ils implosent. Qui surveille la tienne en ce moment, Tian ?
— Ma cousine, répondit Zalia avant que Tian pût parler. Heddon et Hedda commencent à donner un coup de main ; ils sont devenus assez grands…
Elle s’interrompit, semblant soudain comprendre ce qu’elle disait. Sa bouche se tordit, et elle se tut. Eddie croyait comprendre. Heddon et Hedda étaient en âge de donner un coup de main, oui. L’année prochaine, l’un d’eux le pourrait toujours. Mais l’autre…
Un enfant enlevé à l’âge de dix ans revenait parfois avec quelques rudiments de langage sauvés du naufrage, mais n’irait pas plus loin. Ceux qui partaient plus âgés étaient sans doute les cas les plus tristes, car il semblait qu’ils gardaient une vague conscience de ce qui leur avait été volé. Ceux-là avaient tendance à pleurer beaucoup, ou simplement à se renfermer sur eux-mêmes et à fixer l’est, comme s’ils étaient perdus. Comme s’ils voyaient là-bas leurs pauvres cerveaux, tournant comme des oiseaux dans le ciel noir. Au fil des années, une demi-douzaine d’entre eux s’étaient même suicidés (Callahan se signa une nouvelle fois).
Jusqu’à l’âge de seize ans environ, les crânés demeuraient des enfants, aussi bien dans leur silhouette que dans leur comportement ou leur langage. Puis, subitement, la plupart d’entre eux poussaient d’un seul coup, pour atteindre la taille de jeunes géants.
— On n’a aucune idée de ce que c’est, si on ne l’a pas vu et subi soi-même, dit Tian en fixant les cendres du feu. On n’a aucune idée de la douleur qu’ils ressentent. Vous voyez un bébé qui fait ses dents, vous voyez comme il hurle ?
— Oui, fit Susannah.
Tian hocha la tête.
— C’est comme si tout leur corps faisait ses dents, vous intuitez.
— Écoutez-le, dit Overholser. Pendant seize ou dix-huit mois, tout ce que mon frère a su faire, c’est dormir et manger et pleurer et grandir. Je me rappelle même qu’il pleurait en dormant. Je sortais de mon lit pour aller le voir, et il y avait ce chuchotement qui montait de sa poitrine, de ses jambes et de sa tête. C’était le bruit de ses os qui poussaient pendant la nuit, vous imaginez ?
Eddie essaya effectivement de s’imaginer une horreur pareille. On entend des histoires au sujet des géants, bien sûr, mais jusqu’à présent, il n’avait jamais considéré ce que ça pouvait être, de devenir un géant. Comme si tout leur corps faisait ses dents, pensa Eddie, et il frissonna.
— Un an et demi, ça n’a pas pris plus que ça, mais je me demande si ça leur a paru long, à eux, avec leur notion du temps qui devait ressembler à celle d’un oiseau ou d’un insecte.
— Interminable, dit Susannah, le visage très pâle, l’air maladif. Ça a dû leur paraître interminable.
— Ce chuchotement dans la nuit, pendant que leurs os poussent, poursuivit Overholser. Et les maux de tête insupportables quand leur crâne grandit.
— Une fois, Zalman a hurlé pendant neuf jours, sans interruption, dit Zalia, d’une voix impassible — mais Eddie vit l’horreur dans ses yeux, et la vit clairement. Ses pommettes poussaient, on le voyait à l’œil nu. Son front se bombait, se bombait, et en s’approchant assez près, on entendait le crâne craquer. On aurait dit une branche qui cède sous le poids de la glace. Pendant neuf jours, il a hurlé. Neuf. Le matin, à midi, au milieu de la nuit. Des hurlements, tout le temps. L’eau qui jaillit des yeux. On a prié tous les dieux de la Création qu’il se casse la voix — ou même qu’il devienne muet tout d’un coup —, mais ça ne s’est pas produit, grand merci. On aurait eu une arme, je pense qu’on l’aurait abattu sur sa paillasse, rien que pour le soulager. Quand ça s’est finalement terminé, mon bon vieux Pa était à deux doigts de lui trancher la gorge. Ses os ont continué à pousser pendant un temps — son skilette, vous voyez —, mais le pire, c’était sa tête, quand ça s’est arrêté, merci à Dieu et aussi à l’Homme Jésus.
Elle hocha la tête en direction de Callahan. Il fit de même et leva la main vers elle, la gardant suspendue, ouverte, pendant quelques instants. Zalia se tourna de nouveau vers Roland et ses amis.
— Maintenant, j’en ai cinq à moi, dit-elle. Aaron n’a rien à craindre, que les dieux entendent ma joie et mes remerciements, mais Heddon et Hedda ont dix ans, c’est l’âge le pire. Lymon et Lia n’ont que cinq ans, mais ça suffit largement. On en a vu partir des plus…
Elle enfouit son visage dans ses mains et se tut.
Une fois la crise de croissance terminée, leur expliqua Overholser, on pouvait en mettre certains au travail. Les autres — la majorité d’entre eux — n’étaient même pas capables d’accomplir des tâches aussi simples que de retirer des souches d’arbres ou de creuser des trous. Ceux-là restaient assis sur les marches de l’épicerie de Took, ou bien se baladaient parfois dans la campagne, des petits groupes de grandes perches dégingandés, de jeunes hommes et femmes énormes, énormes par la taille, le poids et la stupidité, se souriant parfois de toutes leurs dents en babillant, ou bien regardant le ciel de leurs yeux écarquillés.
Ils ne s’accouplaient pas, ce qui était une bonne chose. Tous n’atteignaient pas des tailles faramineuses, et leurs capacités physiques et intellectuelles étaient variables, mais il y avait une constante : sexuellement parlant, ils revenaient morts.
— Je vous prie d’excuser mes propos un peu crus, fit Overholser, mais je ne crois pas que mon frère Welland ait bandé une seule fois depuis qu’il est revenu, même en pissant. Zalia ? Tu as déjà vu ton frère avec une… euh… tu sais bien…
Zalia secoua la tête.
— Quel âge aviez-vous quand ils sont venus, sai Overholser ? demanda Roland.
— La première fois, vous voulez dire. Welland et moi, on avait neuf ans.
Le débit d’Overholser s’accéléra, ce qui donnait à ses paroles des allures de discours répété, mais Eddie n’était pas dupe. Overholser était un maillon fort, à Calla Bryn Sturgis ; Gloire à Dieu et paix sur la Terre, il était le gros fermier. Il lui était difficile de déterrer ses vieux souvenirs, ceux du temps où il n’était qu’un enfant, petit, impuissant et terrifié.
— Notre Pa et notre Ma ont essayé de nous cacher à la cave. C’est ce qu’on m’a raconté, en tout cas. Je me souviens de rien, bien sûr. J’ai fait en sorte d’oublier, je suppose. Oui-là, ça doit être ça. Certains se rappellent mieux que d’autres, Roland, mais tous les récits reviennent au même : on en prend un et on laisse l’autre. Celui qu’on enlève revient crâné, peut-être capable de travailler un petit peu, mais mort en dessous de la ceinture. Et puis… quand ils arrivent à la trentaine…
Quand ils arrivaient à la trentaine, les jumeaux crânés vieillissaient subitement, très rapidement. Leurs cheveux blanchissaient et parfois ils tombaient entièrement. Ils devenaient progressivement aveugles. Leurs muscles, autrefois prodigieux (comme l’étaient ceux de Tia Jaffords et de Zalman Hoonick), se relâchaient et s’atrophiaient. Parfois ils mouraient paisiblement, dans leur sommeil. Mais le plus souvent, leur fin n’avait rien de paisible. Apparaissaient les escarres et les plaies, parfois sur la peau, mais plus fréquemment dans l’estomac ou le cerveau. Et tous mouraient bien plus tôt que la normale, bien plus tôt que s’ils n’avaient jamais croisé les Loups, et beaucoup mouraient dans les mêmes conditions qu’en passant de la taille d’enfants normaux à celle de géants : en hurlant de douleur. Eddie se demanda combien de ces simplets, mourant dans des souffrances qui lui rappelaient un cancer en phase terminale, on étouffait ou endormait à l’aide de sédatifs puissants qui les emmenaient au-delà de la douleur, au-delà du sommeil. Ce n’était le genre de question à poser, mais il se dit qu’il avait dû y en avoir beaucoup. Roland utilisait parfois le terme delah, toujours accompagné d’un petit geste de la main, vers l’horizon.
Beaucoup.
Les visiteurs de La Calla, une fois les langues et les mémoires déliées par le désespoir, auraient pu continuer ainsi un certain temps, multipliant les anecdotes malheureuses, mais Roland coupa court.
— Maintenant, parlez-moi des Loups eux-mêmes, je vous prie. Ils viennent à combien ?
— À quarante, répondit Tian Jaffords.
— Dispersés dans toute La Calla ? intervint Slightman l’Aîné. Non, plus de quarante — puis, se tournant vers Tian, d’un air de s’excuser — tu n’avais pas plus de neuf ans toi-même, la dernière fois qu’ils sont venus, Tian. Moi j’avais tout juste vingt ans. Quarante en ville, peut-être, mais il en venait plus dans les fermes et les ranchs isolés. Je dirais soixante en tout, Roland-sai, peut-être quatre-vingts.
Roland jeta un œil à Overholser, haussant les sourcils.
— Ça fait vingt-trois ans, remarquez bien, fit ce dernier, mais je dirais qu’avec soixante, on ne tombe pas loin.
— Vous les appelez des Loups, mais que sont-ils, en réalité ? Des hommes ? Ou autre chose ?
Overholser, Slightman, Tian et Zalia : l’espace d’une seconde, Eddie sentit qu’ils partageaient le même khef, il pouvait presque les entendre. Il se sentit seul et délaissé, comme lorsqu’on voit un couple s’embrasser au coin d’une rue, tous deux enveloppés dans les bras l’un de l’autre ou se regardant dans les yeux, totalement perdus dans le regard de l’autre. Bon, il n’avait plus aucune raison de ressentir ce genre de choses, pas vrai ? Il avait son propre ka-tet, son propre khef. Sans parler de sa propre femme.
Il vit du coin de l’œil que Roland faisait ce petit geste de la main qui lui était devenu tellement familier, et qui signifiait : Allez, les gars, on n’a pas toute la journée.
— Impossible d’être certains, répondit Overholser. Ils ressemblent à des hommes, mais ils portent des masques.
— Des loups, dit Susannah.
— Si fait, jeune dame, des masques de loups, aussi gris que leurs chevaux.
— Vous dites qu’ils viennent tous sur des chevaux gris ? demanda Roland.
Le silence fut cette fois-ci plus bref, mais Eddie ressentit à nouveau la magie du khef et du ka-tet, des esprits qui communiquent de manière tellement élémentaire qu’on ne peut même pas parler de télépathie ; c’était plus que de la télépathie classique.
— Mon-salaud ! s’exclama Overholser — une expression argotique qui semblait signifier : Tu peux le dire, mon vieux, et me fais pas l’insulte de reposer cette question. Tous sur des chevaux gris. Ils portent des pantalons gris qui ressemblent à de la peau. Des bottes noires avec d’énormes éperons cruels, écoutez-moi bien, je vous prie. Des capes vertes à capuche. Et ces masques. On sait que ce sont des masques, parce qu’on en a retrouvé. On dirait de l’acier, mais au soleil ils pourrissent comme de la chair, saloperies.
— Ah.
Overholser lui adressa un regard de côté plutôt insultant, du genre qui veut dire T’es bête ou juste un peu lent ? Puis Slightman enchaîna :
— Leurs chevaux sont rapides comme l’éclair. Parfois, ils calent un babé à l’avant de la selle, et un autre derrière.
— Vraiment ? demanda Roland.
Slightman hocha énergiquement la tête.
— Grand merci aux dieux.
Il vit Callahan dessiner à nouveau une croix dans l’air, en soupirant.
— Pardon, le Vieux.
Callahan haussa les épaules.
— Vous étiez là avant moi. Appelez-en à tous les dieux que vous voudrez, du moment que vous n’oubliez pas que je les considère tous comme inventés.
— Et ils arrivent de Tonnefoudre ? demanda Roland, ignorant le dernier échange.
— Si fait, dit Overholser. Vous verrez, c’est dans cette direction, à environ cent roues, dit-il en pointant le doigt vers le sud-est. On sort du bois sur la dernière colline avant le Croissant. De là, on voit toute la Plaine de l’Ouest, et au-delà, une étendue de ténèbres, comme un nuage de pluie à l’horizon. On dit, Roland, qu’il y a très longtemps, on apercevait des montagnes, dans cette région.
— Comme les Rocheuses depuis le Nebraska, soupira Jake.
Overholser lui lança un regard.
— Je vous demande pardon, Jake-soh ?
— Rien, répondit-il, avec un petit sourire embarrassé à l’intention du gros fermier.
Pendant ce temps, Eddie enregistrait le terme qu’Overholser avait employé. Il n’avait pas dit sai, mais soh. Encore un détail intéressant.
— Nous avons entendu parler de Tonnefoudre, dit Roland.
L’absence d’émotion dans sa voix avait quelque chose de terrifiant, et Eddie se réjouit de sentir la main de Susannah se glisser dans la sienne.
— D’après ce qu’on raconte, c’est un pays de vampires, de croque-mitaines et de tahines, leur dit Zalia.
Elle parlait d’une petite voix, presque chevrotante.
— Bien sûr, ça remonte à loin…
— Mais c’est vrai, fit Callahan, d’une voix dure, mais dans laquelle Eddie sentit poindre la peur, très clairement. Il y a des vampires — et bien d’autres choses, probablement — et Tonnefoudre est leur nid. Nous pourrons en reparler une autre fois, pistolero, si cela vous sied. Pour le moment, écoutez-moi seulement, je vous prie : sur les vampires, j’en sais pas mal. Je ne sais pas si les Loups leur amènent les enfants de La Calla — j’ai tendance à croire que non —, mais oui, il y a bel et bien des vampires.
— Pourquoi pensez-vous que j’aie le moindre doute à ce sujet ? demanda Roland.
Callahan baissa les yeux.
— Parce que c’est le cas de beaucoup de gens. Moi-même j’ai douté. J’ai beaucoup douté, et…
Sa voix se brisa. Il se racla la gorge, puis lorsqu’il reprit la parole, ce fut presque dans un souffle.
— … et c’est ce qui a causé ma perte.
Roland resta silencieux quelques instants, accroupi sur les talons de ses vieilles bottes, les bras enroulés autour de ses genoux osseux, se balançant très légèrement d’avant en arrière. Puis il se tourna vers Overholser :
— À quelle heure viennent-ils ?
— Le jour où ils ont pris Welland, mon frère, c’était le matin, dit le fermier. Peu après le petit déjeuner. Je m’en souviens, parce que Welland avait demandé à notre Ma s’il pouvait emporter son bol de café à la cave. Mais la dernière fois… quand ils ont pris la sœur de Tian et le frère de Zalia, et beaucoup d’autres…
— J’ai perdu deux nièces et un neveu, glissa Slightman l’Aîné.
— Cette fois-là, c’était peu après midi, la cloche de la Salle du Conseil venait de sonner. Quant au jour, on le sait parce qu’Andy le connaît, et que ça, il veut bien nous le dire. Et alors on entend le tonnerre des sabots quand ils s’en viennent de l’est et on voit se lever le nuage de poussière qu’ils soulèvent sur leur passage…
— Ainsi, vous savez quand ils arrivent, fit Roland. En fait, vous l’apprenez par trois biais : Andy, le bruit des sabots, et le nuage de poussière.
Overholser, comprenant ce que Roland sous-entendait, était devenu rouge brique des pommettes jusqu’à la base du cou.
— Ils viennent armés, Roland, savez-vous. Avec des fusils — des carabines, mais aussi des revolvers comme en porte votre propre ka-tet, et des grenades — et ce n’est pas tout. Ils ont aussi les armes redoutables des Grands Anciens, des lumitriques qui tuent instantanément tout ce qu’ils touchent, des boules de métal volantes qu’on appelle des drones ou des vifs d’argent. Les lumitriques vous brûlent la peau jusqu’à ce qu’elle devienne toute noire, le cœur s’arrête — c’est peut-être électrique, ou peut-être…
Eddie entendit d’abord fantomique. Il crut qu’Overholser essayait de dire « anatomique », puis il comprit que c’était sans doute « atomique ».
— Une fois que les drones vous ont reniflés, ils vous suivent, peu importe à quelle vitesse vous courez, renchérit le fils de Slightman. Même si vous zigzaguez. Pas vrai, Pa ?
— Mon-salaud, confirma Slightman l’Aîné. Puis il leur pousse des lames qui tournent dans tous les sens et qui vous découpent en morceaux en moins de deux.
— Tous sur des chevaux gris, murmura Roland, d’un air pensif. Tous de la même couleur. Quoi d’autre ?
Rien d’autre, apparemment. Tout avait été dit. Ils arrivaient de l’est le jour prédit par Andy, et l’espace d’une heure épouvantable — peut-être plus — toute La Calla résonnait du tonnerre des sabots de ces chevaux gris et des cris de désespoir des parents ravagés. Les capes vertes virevoltaient. Les masques de loups, qui semblaient en métal et qui pourrissaient comme de la chair au soleil, grognaient de toutes leurs dents. Les enfants étaient enlevés. Parfois ils en oubliaient une paire et les jumeaux n’étaient pas séparés, ce qui laissait penser que la prescience des Loups n’était pas parfaite. Pourtant, ils devaient être balèzes, pensa Eddie, puisque même quand les parents éloignaient les enfants (ce qui était souvent le cas) ou qu’ils les cachaient (comme c’était presque toujours le cas), les Loups les dénichaient quand même, et sans traîner. Même sous une pile de vives-raves ou sous une meule de foin, ils les trouvaient. Les habitants de La Calla qui tentaient de leur tenir tête étaient abattus, grillés par les lumitriques — une sorte de laser, peut-être — ou découpés en morceaux par les drones volants. Cette dernière monstruosité rappela à Eddie un petit film d’horreur qu’Henry l’avait emmené voir au cinéma, quasiment de force. Fantasmes, ça s’appelait. Là-bas, au vieux Majestic. Au coin de Brooklyn et de Markey Avenue. Comme trop de souvenirs de son ancienne vie, le Majestic empestait la pisse, le pop-corn, et la gnôle qu’on vous vend dans des sacs en papier kraft. Parfois on retrouvait des seringues dans les allées. Rien de bien riant, c’est sûr, pourtant, parfois — la nuit souvent, quand le sommeil tardait à venir — une partie intime de lui regrettait la vie à l’époque du Majestic. Son cœur la pleurait comme un enfant kidnappé pleurant sa mère.
Les enfants étaient emmenés, le tonnerre des sabots repartait d’où il était venu, et c’était fini.
— Non, c’est pas fini, fit Jake. Ils doivent bien les ramener, pas vrai ?
— Non, dit Overholser. Les crânés reviennent par le train, écoutez-moi, il y a un gros tas de ferraille, je pourrais vous le montrer, et — Quoi ? Qu’est-ce qui va pas ?
Jake était bouche bée, le visage complètement blême.
— On a eu une mauvaise expérience, avec un train, il n’y a pas si longtemps, dit Susannah. Les trains qui ramènent vos enfants, ce sont des monorails ?
Non. Pour tout dire, ni Overholser, ni les Jaffords, ni les Slightman père et fils n’avaient la moindre idée de ce qu’était un monorail (Callahan, qui avait fait un tour à Disneyland adolescent, le savait, lui). Les trains dans lesquels revenaient les enfants étaient tractés par de bonnes vieilles locomotives (Dieu merci, aucune d’elles ne s’appelle Charlie, pensa Eddie), sans conducteur, et dotées d’un ou deux wagons plats, sur lesquels étaient entassés les enfants. À leur arrivée, la plupart du temps ils hurlaient de peur (et du fait des insolations, aussi, s’il faisait chaud et clair à Tonnefoudre), tout couverts de nourriture et de leurs propres excréments, et complètement déshydratés, pour couronner le tout. Il n’y avait pas de gare en amont, même si Overholser émettait l’hypothèse qu’il y en avait eu, dans les siècles précédents. Une fois les enfants débarqués, des chevaux dégageaient les wagons de la tête de ligne rouillée. Eddie se dit qu’ils auraient pu évaluer le nombre de rafles des Loups en comptant les locomotives mises à la casse, comme on évalue l’âge d’un arbre en comptant les anneaux dans la souche.
— Et la longueur du voyage ? Vous avez une idée ? demanda Roland. À en juger par leur état quand ils arrivent ?
Overholser jeta un regard à Slightman, puis à Tian et à Zalia.
— Deux jours ? Trois ?
Ils haussèrent les épaules et acquiescèrent.
— Deux ou trois jours, dit Overholser à Roland, avec peut-être plus d’assurance qu’il n’en ressentait, à en juger par la tête que faisaient les autres.
— Assez longtemps pour attraper des coups de soleil, et pour manger presque toutes les rations qu’ils leur avaient laissées…
— Ou s’en barbouiller le corps, grogna Slightman.
— … mais pas assez longtemps pour mourir d’insolation, termina Overholser. Si vous vous en tenez à ça pour juger à quelle distance de La Calla ils se trouvaient, tout ce que je peux dire, c’est que je vous souhaite bien du plaisir avec cette devinette, parce que personne sait à quelle vitesse va le train en traversant les plaines. De ce côté de la rivière, il arrive plutôt lentement, mais ça veut pas dire grand-chose.
— C’est vrai, acquiesça Roland.
Il réfléchit une seconde.
— Il reste vingt-sept jours ?
— Vingt-six, maintenant, rectifia doucement Callahan.
— Juste une chose, Roland, dit Overholser.
Il avait l’air de s’excuser, pourtant sa mâchoire carrée affirmait le contraire. Eddie se dit qu’il était le genre de gars qu’on pouvait détester au premier regard. Enfin, si on avait un problème avec les figures d’autorité, ce qui avait toujours été le cas d’Eddie.
Roland leva les sourcils, comme une question silencieuse.
— Nous n’avons pas dit oui.
Overholser se tourna vers Slightman, comme pour obtenir son assentiment. Ce dernier hocha la tête.
— Vous devez intuiter que nous n’avons aucun moyen de savoir si vous êtes bien ce que vous dites, fit Slightman, d’un air un peu désolé. Il n’y avait pas de livres, chez moi, quand j’étais petit. Et il n’y en a pas non plus au ranch — je suis contremaître chez Eisenhart, au Rocking B —, à part les livres de comptes, mais comme tous les petits garçons, j’ai grandi avec les histoires de Gilead, de pistoleros et d’Arthur l’Aîné… j’ai entendu parler de Jéricho Hill, et tous ces récits sensationnels… mais je n’ai jamais entendu parler d’un pistolero à qui il manque deux doigts, ou d’une femme noire pistolero, ou d’un pistolero qui ne se rasera pas avant un bon bout de temps.
Sur le visage de son fils se lisaient le choc et un embarras aux limites de la torture. Slightman père avait l’air assez embarrassé lui-même, mais il poursuivit.
— J’implore votre pardon si mes paroles vous offensent, soyez-en sûr…
— Écoutez, écoutez-le bien, marmonna Overholser.
Eddie se surprit à penser que, si la mâchoire de ce type avançait encore d’un millimètre, elle allait casser net.
— Mais la décision qu’on prendra aura des répercussions très longues. Vous devez le comprendre. Si on fait le mauvais choix, ça peut signifier la mort de notre ville, et de tous ses habitants.
— Je n’en crois pas mes oreilles ! s’exclama Tian Jaffords avec indignation. Vous croyez qu’ils sont des imposteurs ? Bon Dieu, mon vieux, mais tu l’as donc pas regardé ? Tu n’as pas…
Sa femme lui empoigna le bras, assez fort pour imprimer les marques blanches du bout de ses doigts sur son bronzage de fermier. Tian la regarda et se tut, mais serra les lèvres.
Au loin, un corbeau cria et un rouilleau lui répondit de sa voix légèrement stridente. Puis le silence retomba. Un par un, ils se tournèrent vers Roland de Gilead, pour voir comment il allait répondre.
C’était toujours la même chose, et ça commençait à le fatiguer. Ils demandaient de l’aide, mais ils exigeaient aussi des références. Un défilé de témoins, si possible. Ils voulaient un sauvetage sans risque, juste fermer les yeux et se faire sauver.
Roland se balançait lentement d’avant en arrière, les bras enroulés autour des genoux. Puis il hocha la tête pour lui-même et leva la tête.
— Jake, appela-t-il. Viens à moi.
Jake lança un regard à Benny, son nouvel ami, puis se leva et rejoignit Roland. Ote sur ses talons, comme toujours.
— Andy, fit Roland.
— Sai ?
— Apporte-moi quatre assiettes dans lesquelles nous avons mangé.
Et tandis qu’Andy s’exécutait, Roland s’adressa à Overholser.
— Vous allez perdre de la vaisselle. Quand les pistoleros débarquent en ville, sai, il y a de la casse. C’est un fait, c’est la vie.
— Roland, je ne crois pas que ce soit nécessaire…
— Taisez-vous, maintenant, répondit Roland, et bien que sa voix fût douce, elle fit taire Overholser immédiatement. Vous avez raconté votre histoire ; à nous de dire la nôtre.
L’ombre d’Andy tomba sur Roland. Le Pistolero leva les yeux et prit les assiettes, qui n’avaient pas encore été rincées et luisaient de gras. Puis il se tourna vers Jake, chez qui s’était produit un changement remarquable. Tant qu’il était assis à côté de Benny, à regarder Ote faire ses tours et à sourire de fierté, Jake ressemblait à n’importe quel garçon de douze ans — sans soucis, plein de fantasmes, sans doute. À présent, le sourire avait disparu et il était devenu pratiquement impossible de deviner son âge. Il planta ses yeux bleus dans ceux de Roland, qui étaient presque de la même teinte. Sous son aisselle, le Ruger que Jake avait pris dans le bureau de son père dans une autre vie était suspendu dans son crampon de débardeur. Il avait protégé la gâchette avec une boucle de cuir brut, qu’il desserra sans ciller. Il lui suffit d’une pichenette.
— Récite ta leçon, Jake, fils d’Elmer, et sois sincère.
Roland s’attendait presque à une intervention de Susannah ou d’Eddie, mais ils ne bronchèrent pas. Il les regarda. Leurs visages exprimaient la même froideur et la même gravité que celui de Jake. Parfait.
Sa voix aussi était impassible, mais les mots frappèrent avec force et assurance.
— Je ne vise pas avec ma main ; celui qui vise avec sa main a oublié le visage de son père. Je vise avec mon œil. Je ne tire pas avec ma main…
— Je ne vois pas ce que… commença Overholser.
— La ferme, lança Susannah en pointant un doigt dans sa direction.
Jake semblait ne pas avoir entendu. Ses yeux ne quittèrent pas ceux de Roland. La main droite du garçon reposait en haut de son torse, doigts écartés.
— Celui qui tire avec sa main a oublié le visage de son père. Je tire avec mon esprit. Je ne tue pas avec mon arme ; celui qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.
Jake s’interrompit. Il inspira. Puis il reprit.
— Je tue avec mon cœur.
— Alors tue-les, ordonna Roland, et sans autre effet d’annonce, il lança les quatre assiettes haut dans l’air.
Elles s’élevèrent, se séparèrent en tournoyant, quatre formes noires sur fond de ciel blanc.
La main de Jake, celle posée contre son torse, devint subitement floue. Elle arracha le Ruger de son crampon de débardeur, le fit tourner d’un coup de poignet et pressa la gâchette alors que la main de Roland n’était pas encore redescendue. Les assiettes n’eurent pas l’air d’exploser à tour de rôle, mais toutes en même temps. Les éclats retombèrent dans la clairière. Quelques-uns tombèrent dans le feu, soulevant des cendres et des étincelles. Deux ou trois rebondirent même sur la tête d’acier d’Andy avec un bruit de tôle.
Roland élança de nouveau les mains dans l’air, si vite que tout fut flou. Sans qu’il leur ait rien ordonné, Eddie et Susannah firent de même, alors que les visiteurs de La Calla avaient un mouvement de recul, assourdis par les déflagrations, et sous le choc de la rapidité des coups de feu.
— Regardez vers nous, et dites grand merci, dit Roland.
Il tendit les mains, paumes vers le haut. Eddie et Susannah en firent autant. Eddie avait rattrapé trois tessons, Susannah cinq (ainsi qu’une éraflure à un doigt). Quant à Roland, il avait intercepté une bonne douzaine d’éclats brûlants. On aurait dit qu’il y avait de quoi reconstituer une assiette, en recollant les morceaux.
Les six de La Calla les contemplaient, interloqués. Benny le Kid, qui avait encore les mains sur les oreilles, les en retira lentement. Il regardait Jake comme s’il était un revenant, ou une apparition surgie du ciel.
— Mon… Dieu, fit Callahan. On dirait un tour dans un vieux spectacle de western.
— Il n’y a pas de tour, dit Roland, ne croyez surtout pas ça. C’est la Voie d’Eld. Nous sommes de cet an-tet, de ce khef et de ce ka-là, par ma montre et mon billet. Des pistoleros, voyez-vous. Et maintenant, je vais vous dire ce que nous allons faire.
Ses yeux cherchèrent ceux d’Overholser.
— Ce que nous allons faire, de notre pleine volonté, car aucun homme ne nous donne d’ordres. Pourtant, je pense que ce que je dirai ne vous indisposera en aucune façon. Si cependant c’était le cas — Roland haussa les épaules : Si c’est le cas, tant pis, signifiait ce haussement d’épaules.
Il laissa tomber les éclats d’assiettes entre ses pieds, et s’épousseta les mains.
— Si ç’avait été des Loups, il n’en serait resté que cinquante-six pour vous tracasser, au lieu de soixante. Quatre d’entre eux au tapis en un clin d’œil. Tués par un garçon — il lança un regard à Jake — par ce qu’on pourrait appeler un garçon, peut-être.
Il se tut un instant.
— Nous avons l’habitude des cotes fortes.
— Ce jeune gars est une sacrée gâchette, je peux vous le dire, fit Slightman l’Aîné. Mais il y a une différence entre des assiettes d’argile et des Loups à cheval.
— Pour vous, sai, peut-être. Pas pour nous. Pas une fois la fusillade lancée. Quand les coups de feu commencent, nous tuons tout ce qui bouge. N’est-ce pas pour ça que vous avez fait appel à nous ?
— Supposons qu’on ne puisse pas les abattre ? demanda Overholser. Que même les calibres les plus durs soient inefficaces ?
— Pourquoi perdre votre temps quand nous en avons si peu ? répondit Roland d’une voix égale. Vous savez qu’on peut les tuer, ou bien vous ne seriez jamais venus nous chercher. Si je n’ai pas posé la question, c’est que la réponse va de soi.
Une fois de plus, Overholser vira au rouge brique.
— J’implore votre pardon, dit-il.
Benny fixait toujours Jake de ses yeux écarquillés, et Roland eut un petit pincement de regret en pensant aux deux garçons. Ils réussiraient peut-être à rester amis, dans une certaine mesure, mais ce qui venait de se produire avait changé la donne en profondeur, il ne s’agissait plus du khef insouciant que partageaient en général des garçons du même âge. Ce qui était bien dommage, car quand Jake avait été appelé à devenir pistolero, il n’était encore qu’un enfant. Presque au même âge que Roland lui-même, quand il avait dû passer l’épreuve de force, pour ainsi dire. Mais il ne serait plus jeune très longtemps. Et c’était triste.
— À présent, écoutez-moi, dit Roland, et écoutez-moi attentivement. Nous allons bientôt vous laisser, pour retourner à notre propre campement et tenir conseil entre nous. Demain, lorsque nous arriverons dans votre ville, nous nous présenterons à l’un d’entre vous…
— Venez aux Sept Lieues, proposa Overholser. Nous vous recevrons et grand merci, Roland.
— Chez nous, c’est beaucoup plus petit, dit Tian. Mais Zalia et moi…
— Nous serions ravis de vous recevoir, proposa Zalia, qui avait rougi autant qu’Overholser. Si fait, ravis.
— Sai Callahan, outre une église, possédez-vous une maison ? demanda Roland.
Callahan sourit.
— Oui, et j’en remercie Dieu.
— Nous pourrions peut-être rester chez vous pour notre première nuit à Calla Bryn Sturgis. Qu’en dites-vous ?
— Volontiers, vous serez les bienvenus.
— Vous pourriez nous faire visiter votre église, nous dévoiler ses mystères.
Callahan ne cilla pas.
— J’en serai très heureux.
— Les jours suivants, poursuivit Roland, un sourire aux lèvres, nous nous en remettrons à l’hospitalité de la ville.
— Et vous ne serez pas déçus, fit Tian, je peux vous l’assurer.
Overholser et Slightman acquiescèrent.
— À en juger par le repas que nous venons de faire, je n’en doute pas. Grand merci à vous, sai Jaffords ; nous disons grand merci, tous autant que nous sommes. Pendant une semaine, tous les quatre, nous parcourrons votre ville, pour fureter çà et là. Peut-être un peu plus longtemps, mais vraisemblablement une semaine. Nous observerons la configuration des lieux, l’implantation des bâtiments. En vue de l’arrivée de ces Loups. Nous parlerons aux gens, les gens nous parleront — vous qui êtes ici, vous y veillerez, n’est-ce pas ?
Callahan hocha la tête.
— Pour les Manni, je ne peux rien dire, mais je suis certain que le reste de la ville sera ravi de vous parler des Loups. Dieu sait, et l’Homme Jésus, qu’il n’y a rien de secret. Et ceux du Croissant sont terrifiés. S’ils ont le sentiment que vous pouvez nous aider, ils feront ce que je leur dirai de faire.
— Les Manni aussi me parleront, dit Roland. J’ai déjà tenu palabre avec eux, par le passé.
— Ne vous laissez pas emporter par l’enthousiasme du Vieux, Roland, intervint Overholser en levant ses mains replètes, en geste de mise en garde. Il y a dans cette ville des gens que vous aurez à convaincre…
— Vaughn Eisenhart, pour commencer, confirma Slightman.
— Si fait, et Eben Took. L’Épicerie Générale est le seul commerce à porter son nom, vous intuitez, mais il possède aussi la pension et le restaurant juste en face… et aussi la moitié des parts de l’écurie… et des hypothèques sur la plupart des petites exploitations des environs.
— Concernant les petites exploitations, faudra pas négliger Bucky Javier, grogna Overholser. C’est pas le plus gros d’entre eux, mais c’est uniquement parce qu’il a donné la moitié de ce qu’il avait à sa sœur, pour son mariage.
Overholser se pencha vers Roland, les yeux pétillants à l’idée de transmettre la petite histoire de sa ville.
— Roberta Javier, la sœur de Bucky, elle a bien de la chance. La dernière fois que les Loups sont venus, elle et son frère jumeau n’avait qu’un an. Alors ils en ont réchappé.
— Le frère jumeau de Bucky avait été enlevé la fois d’avant, dit Slightman. Bully est mort il y a au moins quatre ans, maintenant. De la maladie. Depuis, Bucky en fait toujours plus pour les deux plus jeunes. Mais il faudrait que vous lui parliez. Si fait. Bucky n’a que quatre-vingts acres, mais il est rusé.
Roland réfléchit. Ils ne voient toujours pas.
— Merci, dit-il. La première chose que nous ayons à faire, c’est surtout observer et écouter. Une fois cela fait, nous demanderons au porteur de la plume de la faire tourner, afin de convoquer un conseil. Lors de ce conseil, nous vous dirons si la ville peut être défendue et, si tel est le cas, de combien d’hommes nous aurons besoin pour nous aider.
Roland vit Overholser ouvrir la bouche pour parler, et il lui fit non de la tête.
— Quoi qu’il en soit, pas beaucoup. Nous sommes des pistoleros, pas une armée. Nous pensons autrement, nous agissons autrement. Nous demanderons peut-être cinq hommes, probablement moins — deux ou trois. Mais nous aurons sans doute besoin de plus pour nous aider à nous préparer.
— Pourquoi ? demanda Benny.
Roland sourit.
— Ça, je ne peux pas encore le dire, fiston, car je n’ai pas encore vu à quoi ressemble votre Calla. Mais dans des cas comme celui-ci, l’arme la plus efficace, c’est toujours l’effet de surprise. Et en général, il faut beaucoup de monde, pour préparer une bonne surprise.
— Pour les Loups, la plus grande surprise, ce serait le fait qu’on ose se battre, dit Tian.
— Et si vous concluez que La Calla ne peut pas être défendue ? demanda Overholser. Dites-moi ce qui se passera, je vous prie.
— Eh bien, mes amis et moi, nous vous remercierons pour votre hospitalité, et nous reprendrons la route, répondit Roland, car nous avons à faire, plus loin sur le Sentier du Rayon.
Il observa le visage déconfit de Tian et Zalia pendant quelques secondes, puis reprit :
— Mais ça m’étonnerait, vous savez. On trouve toujours un moyen.
— Espérons que ce conseil recevra un jugement favorable de votre part, fit Overholser.
Roland hésita. C’était le moment pour lui d’asséner la vérité, s’il le désirait. Si ces gens persistaient à croire qu’un conseil de fermiers et de ranchers était en mesure de contraindre à l’action un tet de pistoleros, c’est qu’ils avaient réellement perdu le sens de ce que ce monde avait été. Mais était-ce si grave ? Pour finir, tout ça rentrerait dans le grand flot de sa longue histoire. Ou pas. Dans ce cas, Roland achèverait sa longue histoire et sa quête à Calla Bryn Sturgis, à moisir sous une pierre. Peut-être même pas ; peut-être finirait-il entassé quelque part à l’est de la ville, avec ses amis, autant de viande pourrie livrée aux becs des corbeaux et aux rouilleaux. C’est le ka qui en déciderait. Comme toujours.
En attendant, ils avaient tous le regard fixé sur lui.
Roland se leva, et grimaça quand la douleur dans sa hanche droite se rappela violemment à lui. Calquant leur comportement sur le sien, Eddie, Susannah et Jake se levèrent à leur tour.
— Quelle heureuse rencontre que la nôtre, conclut Roland. Quant à la suite, il y aura de l’eau, si Dieu le veut.
— Amen, répondit Callahan.
— Des chevaux gris, fit Eddie.
— Si fait, acquiesça Roland.
— Cinquante ou soixante, tous sur des chevaux gris.
— Si fait, c’est ce qu’ils ont dit.
— Et ça ne leur a pas paru bizarre une seule seconde ? se demanda Eddie, perplexe.
— Non, il faut croire que non.
— Mais c’est bizarre, non ?
— Cinquante ou soixante chevaux, tous de la même couleur ? Je dirais que oui.
— Ces gens de La Calla, ils élèvent des chevaux, non ?
— Si fait.
— Ils en ont amené pour nous.
Eddie, qui n’avait jamais monté un cheval de sa vie, était reconnaissant que la question ait été remise à plus tard, mais il n’en dit rien.
— Si fait, ils sont attachés derrière la colline.
— Tu es sûr de ça ?
— Je les ai sentis. J’imagine que c’est le robot qui les gardait.
— Pourquoi ces types prendraient cinquante ou soixante chevaux, forcément tous de la même couleur ?
— Parce qu’ils ne pensent pas aux Loups ou à ce qui les concerne, ils sont trop occupés à avoir peur, je suppose, répondit Roland. Eddie sifflota, cinq notes qui ne firent pas vraiment une mélodie. Puis il répéta :
— Des chevaux gris.
Roland hocha la tête.
— Des chevaux gris.
Ils se regardèrent pendant quelques secondes, puis éclatèrent de rire. Eddie adorait entendre Roland rire. C’était un son sec, aussi désagréable que les cris poussés par ces grands merles appelés rouilleaux… mais il adorait ça. Peut-être parce que Roland riait tellement rarement…
C’était la fin de l’après-midi. Au-dessus d’eux, les nuages s’étaient dilués dans le ciel, au point d’en prendre presque la teinte bleu pâle. La troupe d’Overholser avait regagné son campement. Susannah et Jake étaient retournés aux abords de la forêt pour cueillir d’autres boulrèves. Après le gros repas qu’ils avaient avalé, ils n’en auraient pas supporté plus. Eddie était assis sur un tronc d’arbre, à tailler un morceau de bois au couteau. À côté de lui, Roland était installé face à leurs armes, toutes démontées et étalées en pièces détachées sur une peau de cerf. Il graissait les pièces une par une, brandissant chaque culasse et chaque barillet dans la lumière du jour pour un dernier coup d’œil avant de tout remonter.
— Tu leur as dit que ça les dépassait, fit Eddie, mais ils n’ont pas cherché à comprendre, pas plus que cette histoire de chevaux gris. Et tu n’as pas insisté.
— Ça n’aurait fait que les abattre un peu plus, répondit Roland. À Gilead, il y avait ce proverbe qui disait : Laisse le mal choisir son jour.
— Hein-hein. Et il y en avait un autre, à Brooklyn : La morve sur une veste en daim, ça part pas.
Il exhiba l’objet qu’il était en train de tailler. C’était un calot, un jouet pour bébé, se dit Roland. Et une fois de plus, il se demanda ce qu’Eddie savait exactement de la femme à côté de laquelle il dormait toutes les nuits. Les femmes. Elles ne venaient pas en tête de ses préoccupations, mais juste en dessous.
— Si on décide qu’on peut les aider, alors on devra les aider, c’est à ça que ça revient, la Voie d’Eld, pas vrai ?
— Oui.
— Et si on n’arrive pas à les convaincre de se battre, on se battra tout seuls ?
— Oh, je ne m’inquiète pas pour ça, dit Roland.
Devant lui était posée une soucoupe remplie d’huile claire. Il trempa le coin d’une peau de chamois dans le liquide, saisit le chargeur du Ruger de Jake et se mit à le nettoyer.
— Tian Jaffords sera de notre côté. Et il a sûrement un ou deux amis qui en feraient autant, quelle que soit la décision du conseil. Il y a sa femme, à la limite.
— Et si on les fait tuer tous les deux, que deviendront leurs gosses ? Ils en ont cinq. Et puis, il me semble qu’on a aussi un vieux, dans l’histoire. Le pépé d’un des deux. Ils s’occupent probablement de lui, aussi.
Roland haussa les épaules. Quelques mois plus tôt, Eddie se serait trompé sur la signification de ce geste — et sur l’impassibilité du Pistolero —, et aurait pris cela pour de l’indifférence. Aujourd’hui, il avait compris que Roland était prisonnier de ses règles et de ses traditions comme Eddie l’avait été de l’héroïne.
— Et si nous, à glander avec ces Loups, là, on se fait tuer dans cette charmante bourgade ? demanda Eddie. Tu crois pas que ta dernière pensée sera du genre : « Quel couillon je fais, je peux pas y croire, j’ai bousillé mes chances d’arriver à la Tour Sombre pour aider une bande de sales morveux. » En gros.
— À moins de faire preuve de droiture, nous n’arriverons jamais à moins de cent cinquante kilomètres de la Tour Sombre, répliqua Roland. Tu oserais me dire que ce n’est pas ce que tu ressens ?
Eddie ne pouvait dire une chose pareille, car il était d’accord avec Roland. Et il ressentait aussi autre chose : une sorte d’impatience sanguinaire. Il voulait se battre à nouveau. Il voulait tenir quelques-uns de ces Loups en joue avec l’un des gros revolvers de Roland. Pas la peine d’essayer de se leurrer : il avait besoin de s’offrir deux ou trois scalps.
Ou quelques masques de loups.
— Qu’est-ce qui te tracasse vraiment, Eddie ? Maintenant qu’on est tous les deux, je vais te faire parler.
La bouche du Pistolero se fendit en un petit sourire oblique.
— S’il te sied, je te prie.
— Ça se voit tant que ça ?
Roland haussa les épaules et attendit.
Eddie réfléchit à la question. C’était une grande question. À se la poser, il se sentait désespéré et inadapté, comme quand il avait fallu qu’il taille la clef qui permettrait à Jake Chambers de revenir dans leur monde. Sauf qu’alors, il avait pu s’en prendre au fantôme de son grand frère, Henry, qui lui chuchotait directement dans le cerveau qu’il n’était qu’un bon à rien, qu’il avait toujours été et serait toujours un bon à rien. Mais là, c’était juste l’énormité de ce que Roland demandait. Car tout le tracassait, tout allait de travers. Tout. De travers n’était peut-être pas l’expression adéquate, loin de là. Parce que, d’un autre côté, tout allait trop bien, tout était trop parfait, trop…
— Arrrggghh, fit Eddie.
Il saisit une touffe de cheveux de chaque côté de sa tête et se mit à tirer dessus.
— Je ne sais pas par où commencer.
— Alors dis la première chose qui te vient à l’esprit, n’hésite pas.
— Dix-neuf, lâcha Eddie. Tout est en train de virer au dix-neuf.
Il se laissa basculer en arrière sur la terre odorante de la forêt, se recouvrit les yeux de ses mains, et se mit à taper des pieds comme un gosse qui pique une colère.
Peut-être que si je tue quelques Loups, ça me remettra les idées en place. Peut-être que c’est tout ce qu’il faut, se dit-il.
Roland lui laissa une pleine minute, puis finit par dire :
— Tu te sens mieux ?
Eddie se rassit.
— En fait, oui.
Roland hocha la tête, un petit sourire aux lèvres.
— Alors tu peux peut-être m’en dire un peu plus ? Si tu ne peux pas, tant pis, mais j’en suis venu à respecter tes sentiments, Eddie — beaucoup plus que tu ne l’imagines — et si tu souhaites parler, j’écouterai bien volontiers.
Il disait vrai. De prime abord, les sentiments du Pistolero à l’égard d’Eddie avaient balancé entre la prudence et un certain mépris pour ce que Roland considérait comme ses faiblesses de caractère. Le respect avait mis plus longtemps à s’imposer. Il était venu dans le bureau de Balazar, quand Eddie s’était battu nu. Parmi les hommes que Roland avait connus, très peu en auraient été capables. Puis le respect s’était renforcé quand il avait mesuré combien Eddie ressemblait à Cuthbert. Puis, à bord du monorail, Eddie avait fait preuve d’une créativité désespérée que Roland admirait, mais ne pourrait égaler. Comme Cuthbert Allgood, Eddie Dean possédait ce sens déconcertant (et parfois exaspérant) du ridicule. Il possédait aussi les incroyables éclairs d’intuition d’Alain Johns. Pourtant, Eddie ne ressemblait vraiment à aucun des vieux amis de Roland. Il lui arrivait de se montrer faible ou égocentrique, mais il disposait d’énormes réserves de courage, et aussi du petit frère du courage, ce qu’Eddie lui-même appelait parfois « du cœur ».
Mais c’était son intuition que Roland voulait sonder, pour l’instant.
— D’accord, allons-y, fit Eddie. Ne m’interromps pas. Ne me pose pas de questions. Écoute, c’est tout.
Roland fit oui de la tête. Et espéra que Susannah et Jake n’allaient pas réapparaître tout de suite.
— Si je regarde dans le ciel — là-haut, où les nuages se dissipent en ce moment même — je vois le nombre dix-neuf écrit en bleu.
Roland leva les yeux. Et oui, il était bien là. Il le voyait, lui aussi. Mais il voyait également un nuage en forme de tortue, et une autre trouée lui fit penser à un chariot couvert.
— Je regarde dans les arbres et je vois ce dix-neuf. Dans le feu, dix-neuf encore. Les noms font dix-neuf, comme Overholser et Callahan. Ça, c’est pour ce que je peux dire, ce que je vois, ce que j’arrive à définir.
Eddie parlait à toute vitesse, avec une sorte d’urgence, en regardant Roland droit dans les yeux.
— Autre chose : c’est lié au vaadasch. Je sais que tous les trois, vous vous dites parfois que tout me rappelle mon état quand j’étais défoncé, et vous avez peut-être raison. Mais Roland, le vaadasch, c’est vraiment comme être défoncé.
Eddie parlait toujours de ces choses-là comme si, de toute sa vie, Roland ne s’était jamais rien fourré de plus fort dans le cerveau ou dans les narines que du graf — ce qui était loin d’être le cas. À l’occasion, il le rappellerait à Eddie, mais pas maintenant.
— Être là, dans ton monde, c’est comme être vaadasch. Parce que… ah, mon vieux, c’est dur… Roland, tout ici est réel, mais ne l’est pas.
L’espace d’une seconde, Roland faillit rappeler à Eddie qu’il ne s’agissait pas de son monde, plus maintenant — pour lui, la cité de Lud avait marqué la fin de l’Entre-Deux-Mondes et le commencement de tous les mystères qui les attendaient au-delà —, mais, une fois de plus, il garda le silence.
Eddie saisit une poignée d’humus, serrant les aiguilles odorantes entre ses doigts et laissant sur le sol de la forêt une marque noire en forme de main.
— C’est réel, je le sens et je le respire.
Il porta la poignée d’aiguilles à sa bouche et les toucha du bout de la langue.
— Ça a un goût. Et pourtant, c’est aussi irréel que ce dix-neuf que je vois dans le feu, ou que ce nuage dans le ciel qui ressemble à une tortue. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Je comprends très bien, murmura Roland.
— Les gens sont réels. Toi… Susannah… Jake… ce type, Gasher, qui avait enlevé Jake… Overholser et les Slightman. Mais cette façon qu’ont les choses de mon monde de surgir ici, ça n’est pas réel. Ce n’est ni logique, ni sensé d’ailleurs, mais ça c’est autre chose. Ça n’a rien de réel. Pourquoi les gens d’ici chantent-ils « Hey Jude » ? Je ne sais pas. Cet ours cyborg, Shardik — d’où je connais son nom ? Pourquoi il me fait penser à des lapins ? Et toutes ces conneries genre Magicien d’Oz, Roland — tout ça nous est bel et bien arrivé, je n’ai aucun doute là-dessus, mais en même temps ça ne me paraît pas réel. Ça ressemble au vaadasch. Au dix-neuf. Et après le Palais Vert, qu’est-ce qui se passe ? Je veux dire, on marche dans les bois, comme Hansel et Gretel. On suit une route. On tombe sur des boulrèves. La civilisation est morte. Tout se défait. C’est toi qui nous l’as dit. On l’a vu de nos yeux, à Lud. Sauf que, tu sais quoi ? Bingo, bande de cons, vous vous êtes encore fait rouler !
Eddie eut un petit rire, perçant et malsain. Lorsqu’il se passa la main dans les cheveux pour les mettre en arrière, il laissa une traînée noire de terre sur son front.
— Le plus drôle, c’est qu’ici, au beau milieu de nulle part, on tombe sur une ville sortie d’un bouquin. Civilisée. Honnête. Le genre de gens qu’on a l’impression de connaître. On ne les aime peut-être pas tous — Overholser est un peu dur à encaisser — mais on a l’impression de les connaître.
Une fois encore, Eddie avait raison. Roland n’avait pas encore vu Calla Bryn Sturgis, pourtant la ville lui rappelait déjà Mejis. Pour des raisons tout à fait rationnelles — les villes de fermiers et de ranchers du monde entier avaient des points communs —, mais aussi pour d’autres raisons plus dérangeantes. Sacrément dérangeantes. Par exemple, ce sombrero que portait Slightman. Était-il possible, qu’à des milliers de kilomètres de Mejis, les hommes portent des chapeaux semblables ? Sans doute, supposa-t-il. Mais quel sens voir dans le fait que le chapeau de Slightman lui rappelle tellement celui que portait Miguel, le vieux mozo de Front de Mer, à Mejis, tant d’années auparavant ? Ou bien était-ce son imagination ?
Pour ce qui est de ça, d’après Eddie, je n’en ai pas, pensa Roland.
— La ville sortie d’un bouquin a un problème genre conte de fées, poursuivit Eddie. Alors les types du bouquin font appel à des héros de cinéma pour les sauver des méchants de conte de fées. Je sais que c’est réel — que des gens vont mourir, c’est sûr, et que le sang sera réel, que les hurlements seront bien réels, que les pleurs ensuite seront réels eux aussi — mais, en même temps, ça a quelque chose d’aussi irréel qu’un décor de théâtre.
— Et New York ? demanda Roland. Comment t’a paru New York ?
— Comme avant, répondit Eddie. Je veux dire, pense à un truc. Il restait dix-neuf livres sur la table, une fois que Jake a pris Charlie le Tchou-tchou et le livre de devinettes… et puis tout à coup, qui est-ce qui débarque en plein New York ? Balazar ! Ce connard !
— Eh, oh, là-bas ! lança Susannah derrière eux, d’un air joyeux. Pas d’obscénités, les garçons !
Jake la poussait sur la route, et elle avait sur les genoux des tas de boulrèves. Ils avaient l’air tous deux heureux. Roland se dit que le bon repas qu’ils avaient fait devait y être pour quelque chose.
— Parfois, ce sentiment d’irréalité s’estompe, pas vrai ?
— Ça n’est pas exactement un sentiment d’irréalité, Roland. C’est…
— On ne va pas découper les clous pour en faire des punaises. Parfois ça s’estompe, pas vrai ?
— Oui, admit Eddie. Quand je suis avec elle.
Il alla vers elle. Se pencha. L’embrassa.
Et Roland les regardait, troublé.
La lumière du jour se retirait. Ils s’assirent autour du feu et la laissèrent partir. Le peu d’appétit qui leur était revenu avait été facilement contenté par les boulrèves rapportées par Susannah et Jake. Roland méditait sur une chose que Slightman avait dite, sans doute plus que de raison. Il décida de laisser sa réflexion en plan, pour la reprendre plus tard.
— Rendez-vous plus tard cette nuit, à New York. À plusieurs ou tous ensemble, dit Roland.
— J’espère juste que j’irai quelque part, ce coup-ci, répondit Susannah.
— C’est le ka qui en décidera, fit Roland, imperturbable. L’important, c’est que vous restiez groupés. Si l’un de vous se retrouve à faire le voyage tout seul, je pense que ce sera vraisemblablement toi, Eddie. Donc, si l’un de vous se retrouve seul, il faudra qu’il reste exactement là où il… ou bien elle… arrivera, jusqu’à ce que le carillon résonne de nouveau.
— Le kammen, c’est comme ça qu’Andy l’appelle.
— Vous avez tous bien compris ?
Ils acquiescèrent et en regardant leurs visages, Roland comprit que chacun d’entre eux se réservait le droit de choisir ce qu’il allait faire, le moment venu. Ce qui était parfait. Après tout, on était pistolero ou on ne l’était pas.
Il se surprit à lâcher un petit rire de gorge.
— Qu’est-ce que ça a de si drôle ? demanda Jake.
— J’étais juste en train de me dire que la vie vous amène de bien étranges compagnons, dit Roland.
— Si c’est de nous que tu parles, fit Eddie, laisse-moi te dire une bonne chose, Roland — t’es pas franchement le mec normal par excellence, toi non plus.
— Sans doute. Si c’est un groupe qui passe — disons deux, un trio, voire nous tous — alors il faudra se donner tous la main, au moment du carillon.
— Andy a dit qu’il fallait se concentrer les uns sur les autres, rappela Eddie. Pour éviter de se perdre.
Susannah provoqua la surprise générale en se mettant à chanter. Seulement, pour Roland, ce chant ressemblait plus à un chant de galérien — à scander une phrase à la fois — qu’à une véritable chanson. Pourtant, même sans vraie mélodie, sa voix était harmonieuse.
Enfants, quand vous entendrez le chant de la clarinette… Enfants, quand vous entendrez le chant de la flûte ! Enfants, quand vous entendrez le chant du tam-bou-rin… vous devrez vous incliner et vénérer l’iiiii-DOLE !
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un chant d’esclaves. Le genre de truc que mes grands-parents et mes arrière-grands-parents devaient chanter en ramassant le coton d’oie massa. Mais les temps changent.
Elle sourit.
— Je l’ai entendu pour la première fois dans un café de Greenwich Village, en 1962. Et le type qui la chantait était un brailleur de blues blanc du nom de Dave Van Ronk.
— Je parie qu’Aaron Deepneau était là, lui aussi, soupira Jake. Bon sang, je parie qu’il était assis à la table d’à côté.
Susannah se tourna vers lui, surprise et perplexe.
— Pourquoi dis-tu ça, mon chou ?
Ce fut Eddie qui répondit.
— Parce qu’il a entendu Calvin Tower dire que ce Deepneau traînait dans le Village depuis… qu’est-ce qu’il a dit, Jake ?
— Pas dans le Village, dans Bleecker Street, reprit Jake, en riant un peu. M. Tower a dit que M. Deepneau traînait déjà à Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à tirer un accord de sa Hohner. Ça doit être un harmonica.
— Oui, c’est ça, fit Eddie. Et bien que je ne miserais pas la ferme sur ce que dit Jake, je parierais bien plus que mes fonds de poche. C’est sûr, Deepneau y était. Je ne serais même pas surpris de découvrir que c’est Jack Andolini qui tenait le bar. Parce que c’est comme ça que ça se passe, au Pays de Dix-neuf.
— Quoi qu’il en soit, dit Roland, ceux d’entre nous qui traverseront devront rester ensemble. Et quand je dis ensemble, je veux dire à moins d’un mètre, tout le long.
— Je ne crois pas que j’y serai, dit Jake.
— Pourquoi dis-tu ça, Jake ? demanda le Pistolero, surpris.
— Parce que je n’arriverai jamais à m’endormir. Je suis bien trop excité.
Mais ils finirent tous par s’endormir.
Il sait que ce n’est qu’un rêve, suscité par une vague remarque de Slightman, et pourtant il ne pouvait pas y échapper. Cherche toujours une porte arrière, lui répétait Cort, mais s’il y avait une porte de sortie dans ce rêve, Roland ne parvenait pas à la trouver. J’ai entendu parler de Jéricho Hill, et tous ces récits à sensation, voilà ce qu’avait dit le contremaître d’Eisenhart, seulement Jéricho Hill était bien réel, pour Roland. Et comment en aurait-il été autrement ? Il y était allé. Pour leur perte. La fin de tout un monde.
Il fait une chaleur suffocante ; le soleil atteint son zénith, semble s’y plaire et reste là, comme si les heures étaient suspendues. En contrebas s’étend un long champ en pente, rempli de visages de pierre gris-noir, des statues érodées abandonnées là par des gens disparus depuis longtemps, et les hommes de Grissom avancent implacablement sur eux, tandis que Roland et ses tout derniers compagnons battent en retraite, toujours plus haut, sans cesser de tirer. La fusillade est sans fin, le sifflement des balles le long des visages de pierre leur sonne aux oreilles en une plainte stridente, qui leur vrille le cerveau comme la plainte assoiffée de sang des moustiques. Jamie de Curry s’est fait tuer par un tireur embusqué, peut-être le fils de Grissom, avec son œil de lynx, ou bien Grissom lui-même. Pour Alain, la fin a été bien pire ; il a été tué dans le noir la veille de la bataille finale, par ses deux meilleurs amis, une erreur stupide, une mort horrible. Ils n’ont rien pu faire. La colonne de DeMullet a essuyé une embuscade et s’est fait massacrer à Rimrocks et Alain est revenu en pleine nuit le leur dire, à lui et à Cuthbert… le tir de leurs armes… et, horreur, Alain qui criait leurs noms…
Et maintenant, les voilà au sommet, et ils n’ont plus nulle part où s’enfuir. Derrière eux, vers l’est, un précipice argileux et friable, qui descend vers le Sel — les huit cents kilomètres au sud s’appellent la Mer Limpide. À l’ouest, c’est la colline aux visages de pierre, et les troupes de Grissom, qui hurlent et avancent toujours. Roland et ses hommes en ont tué des centaines, mais il en reste deux mille, au minimum. Deux mille hommes, le visage mugissant et peint en bleu, certains armés de fusils, et parfois même de bolts — contre une douzaine. C’est tout ce qu’il reste d’eux, au sommet de Jéricho Hill, sous ce ciel en feu. Jamie : mort ; Alain : tombé sous les balles de ses meilleurs amis — l’impassible et fiable Alain, qui aurait pu se mettre à l’abri, mais qui en avait décidé autrement — et Cuthbert, qui a pris des balles. Combien ? Cinq ? Six ? Sa chemise écarlate lui colle à la peau. Il a la moitié du visage baignée de sang. Son œil, aveugle, pend sur sa joue. Et pourtant il tient toujours le cor de Roland, celui que faisait sonner Arthur l’Aîné, à en croire les histoires qu’on raconte. Il ne le rendra pas. « Car j’en joue avec plus de grâce que toi, dit-il à Roland, en riant. Tu pourras le récupérer quand je serai mort. N’oublie pas de me l’arracher, Roland, car il t’appartient. »
Cuthbert Allgood, qui un jour est entré à cheval dans Mejis avec un crâne de corbeau accroché au pommeau de sa selle. « La vigie », comme il l’avait appelé, et il lui parlait comme s’il était vivant, parce que tel était son bon plaisir, et parfois il rendait Roland fou avec ses enfantillages, et le voilà, sous ce soleil de plomb, avançant vers lui en titubant, avec dans une main un revolver fumant et dans l’autre le Cor d’Eld, et il est couvert de sang, à demi-aveugle et mourant… mais toujours en riant. Ah, grands dieux, riant encore et encore.
« Roland ! crie-t-il. On nous a trahis ! On est débordés ! On tourne le dos à la mer ! Ce qui veut dire qu’on les prend où on veut ! Est-ce qu’on charge ? »
Et Roland comprend qu’il a raison. Si leur quête de la Tour Sombre doit vraiment s’achever ici, à Jéricho Hill — trahis par l’un des leurs puis débordés par ces vestiges barbares de l’armée de John Farson — alors que cette fin soit splendide.
« Si fait ! hurle-t-il. Si fait, très bien. Vous autres, du château, à moi ! Pistoleros, à moi ! À moi, vous dis-je !
— Pour les pistoleros, Roland, dit Cuthbert, je suis là. Et nous sommes les derniers. »
Roland le regarde, puis le prend dans ses bras, sous ce ciel ignoble. Il sent le corps brûlant de Cuthbert, cette maigreur et ces tremblements suicidaires. Et pourtant il rit toujours. Bert rit toujours.
« Très bien, dit Roland d’une voix rauque, balayant du regard les quelques hommes qu’il lui reste. On fonce. Pas de quartier.
— Non, pas de quartier, absolument, confirme Roland.
— Pas question d’accepter qu’ils se rendent.
— Pas question ! renchérit Cuthbert, riant plus fort que jamais. Pas même si les deux mille déposent les armes.
— Alors fais sonner ce putain de cor. »
Cuthbert porte le cor à ses lèvres en sang et souffle de toutes ses forces — la dernière sonnerie, car lorsque le cor lui glisse des doigts une minute plus tard (ou peut-être cinq, ou dix, le temps n’a plus de sens dans cette bataille ultime), Roland le laisse gésir dans la poussière. Noyé dans son chagrin et dans sa folie meurtrière, il oublie le Cor d’Eld.
« À présent, mes amis — Aïle !
— Aïle ! » hurle la dernière douzaine d’hommes sous le soleil flamboyant. C’est la fin pour eux, la fin de Gilead, la fin de toutes choses, et plus rien n’a d’importance pour lui. La vieille fureur, aveugle et écarlate, âpre et horripilante, s’insinue dans son esprit, noyant toute pensée. Une dernière fois, alors, se dit-il. Ainsi soit-il.
« À moi ! » hurle Roland de Gilead. En avant ! Pour la Tour !
— La Tour ! » crie Cuthbert à ses côtés, chancelant. D’une main il brandit le Cor d’Eld vers le ciel. De l’autre, il tient son revolver.
« Pas de prisonniers ! hurle Roland. PAS DE PRISONNIERS ! »
Ils se précipitent en avant, dévalant la pente vers la horde de visages bleus de Grissom, lui et Cuthbert en tête, et tandis qu’ils dépassent les premiers visages de pierre gris-noir gisant dans l’herbe haute, que les lances, les bolts et les balles volent tout autour d’eux, le carillon se met à résonner. Une mélodie bien au-delà de toute beauté ; qui par son insoutenable pureté menace de le réduire en lambeaux.
Pas maintenant, se dit-il, ah, grands dieux, pas maintenant — laissez-moi en finir. Laissez-moi finir avec mes amis à mes côtés, que j’aille enfin en paix. Par pitié.
Il tend la main vers celle de Cuthbert. L’espace d’un instant, il sent entre les siens les doigts gluants de sang de son ami, là, à Jéricho Hill, où son existence riante et valeureuse s’éteint… puis le contact de ses doigts disparaît. Ou plutôt, ses doigts à lui sont passés à travers ceux de Bert. Il tombe, il tombe, le monde s’obscurcit, il tombe, le carillon résonne, le kammen résonne (« Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? ») et il tombe, Jéricho Hill disparaît, le Cor d’Eld disparaît, il n’y a que les ténèbres, et ces lettres rouges dans les ténèbres, certaines sont des Grandes Lettres, assez grandes pour qu’il puisse déchiffrer les mots, ces mots qui disent…
Ils disaient ATTENDEZ PIÉTONS. Pourtant, Roland vit les gens traverser la rue, malgré le feu. Ils jetaient un regard furtif en direction du flot de véhicules, et puis ils y allaient. Un type traversa sous le nez d’un Tac-scie jaune. Le Tac-scie fit une embardée et klaxonna. Sans se laisser impressionner, le type se mit à brailler et brandit le majeur de sa main droite en direction du véhicule qui s’éloignait. Roland supposa vaguement que le sens de ce geste ne devait pas être « que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes ».
Il faisait nuit sur New York, et bien qu’il y eût des gens partout, il ne vit aucun membre de son ka-tet. Roland devait bien admettre qu’il se retrouvait face à une éventualité qu’il n’avait pas envisagée : que la seule personne à traverser pût être lui. Pas Eddie, lui. Au nom de tous les dieux, où diable était-il censé aller ? Et une fois là-bas, qu’était-il censé y faire ?
Rappelle-toi le conseil que tu as donné toi-même, se dit-il. « Si l’un de vous se retrouve tout seul, qu’il reste exactement où il est. »
Mais est-ce que ça signifiait glander là… il leva les yeux vers le feu… au coin de la 2e Avenue et de la 54e Rue, planté là à regarder un feu passer d’un ATTENDEZ PIÉTONS rouge à un PASSEZ PIÉTONS blanc ?
Tandis qu’il essayait de trancher, il s’entendit appeler, par une voix aiguë et folle de joie.
— Roland ! Trésor ! Retourne-toi ! Regarde-moi ! Regarde-moi bien !
Roland se retourna, sachant déjà ce qu’il allait voir, mais ne pouvant s’empêcher de sourire. Quelle horreur d’avoir dû revivre cette journée à Jéricho Hill, mais quel antidote merveilleux que celui-ci — Susannah Dean, descendant la 54e Rue pour venir à sa rencontre, riant et pleurant de joie à la fois, les bras tendus vers lui.
— Mes jambes ! hurlait-elle à pleins poumons. Mes jambes ! J’ai retrouvé mes jambes ! Oh Roland, mon chou, gloire à l’Homme Jésus, J’AI RETROUVÉ MES JAMBES !
Elle se jeta dans ses bras, l’embrassa sur la joue, dans le cou, sur le front, sur le nez, sur les lèvres, répétant sans cesse :
— Mes jambes, oh Roland, tu vois ça, je peux marcher, je peux courir, j’ai retrouvé mes jambes, gloire à Dieu et à tous les saints, j’ai retrouvé mes jambes.
— Que cela te soit doux, mon cœur, répondit Roland.
Adopter le patois du lieu dans lequel il se trouvait était un de ses vieux tours — ou la force de l’habitude, peut-être. Dans le cas présent, c’était le parler de La Calla. Il se dit que, s’il passait plus de temps à New York, il ne tarderait pas à brandir son majeur aux Tac-scies.
Mais je resterai toujours un étranger. Je ne sais même pas dire « aspirine ». Chaque fois que j’essaie, ça sort de travers.
Elle lui prit la main, la tira vers le bas avec une force surprenante, et la posa sur son tibia.
— Tu sens ? dit-elle d’une voix impérieuse. Je veux dire, ça n’est pas dans mon imagination, pas vrai ?
Roland éclata de rire.
— Est-ce que tu n’es pas venue vers moi en courant, comme si tu avais des ailes accrochées aux jambes, comme Hermès ? Oui, Susannah, dit-il en posant sa main gauche (celle intacte) sur sa jambe gauche à elle, une jambe, deux jambes, avec un pied au bout de chacune.
Il fronça les sourcils.
— Il va falloir qu’on te trouve des chaussures, au fait.
— Pourquoi ? C’est un rêve. C’est forcément un rêve.
Il la regarda sans ciller, et doucement, il vit son sourire s’effacer.
— Non ? Tu es sérieux ?
— On est allé vaadasch. On est vraiment ici. Si tu te fais une coupure au pied, Mia, tu l’auras demain matin au réveil, près du feu de camp.
Ce nom lui était venu presque par inadvertance — presque. À présent, tous les muscles contractés, il attendit de voir si elle allait relever l’erreur. Si oui, il s’excuserait et dirait qu’il était passé directement au vaadasch après un rêve dans lequel apparaissait quelqu’un qu’il avait connu longtemps auparavant (bien qu’il n’y eût qu’une seule femme d’importance dans son passé après Susan Delgado, et que son nom ne fût pas Mia).
Mais le fait est qu’elle ne remarqua pas son lapsus, ce qui ne surprit pas beaucoup Roland.
Parce qu’elle s’apprêtait à se lancer dans une de ses expéditions de chasse — en tant que Mia — quand le kammen avait résonné. À la différence de Susannah, Mia avait des jambes. Elle se repaît de mets succulents dans une salle de banquet, elle discute avec tous ses amis, elle n’est allée ni à Morehouse ni dans aucune autre maison, et elle a des jambes. Alors celle-ci a des jambes. Celle-ci est ces deux femmes à la fois, bien qu’elle ne le sache pas.
Soudain, Roland se surprit à espérer qu’ils ne rencontreraient pas Eddie. Car si Susannah ne sentait pas forcément la différence, lui la sentirait sans doute. Et ce serait de mauvais augure. Si Roland avait pu faire trois vœux, comme le petit prince dans un conte pour enfants, en cet instant, ses trois vœux se résumeraient à un seul : régler cette affaire à Calla Bryn Sturgis avant que la grossesse de Susannah — la grossesse de Mia — ne devienne flagrante. Faire face aux deux fronts en même temps serait délicat.
Pour ne pas dire impossible.
Elle le fixait d’un air interrogateur, les yeux ronds. Non pas parce qu’il l’avait appelée par un nom qui n’était pas le sien, mais parce qu’elle attendait ses consignes.
— C’est ta ville, dit-il. Je voudrais voir la librairie. Et le terrain vague.
Il marqua une pause.
— Et la rose. Tu peux m’y emmener ?
— Eh bien, répondit-elle en balayant les alentours du regard, c’est ma ville, aucun doute là-dessus, mais la 2e Avenue ne ressemble vraiment pas à ce qu’elle était, du temps où Detta prenait son pied à faire ses courses chez Macy’s.
— Ça signifie que tu ne saurais pas retrouver la librairie et le terrain vague ?
Roland était déçu, mais pas désespéré, loin de là. Ils trouveraient une solution. Il y avait toujours une…
— Oh, de ce côté-là, pas de problème. Les rues n’ont pas changé. New York est une sorte de grillage, Roland, avec les avenues qui courent dans un sens et les rues dans l’autre. C’est du gâteau. Suis-moi.
Le feu était repassé sur ATTENDEZ PIÉTONS, mais après un bref coup d’œil, Susannah prit Roland par le bras et ils traversèrent la 54e. Malgré ses pieds nus, Susannah avançait courageusement. Les bâtiments étaient étroits, et bourrés de boutiques exotiques. Roland ne pouvait s’empêcher d’écarquiller les yeux, mais son manque d’attention ne lui faisait guère courir de grands risques : les trottoirs avaient beau être bondés, personne ne leur rentrait dedans. Cependant, Roland entendait les talons claquer et voyait les ombres projetées par les silhouettes passant devant les vitrines éclairées.
On y est presque, se dit-il. Si la force qui nous a amenés ici était un peu plus puissante, on y serait déjà.
Et il comprit soudain que cette force allait peut-être grandir, si Callahan disait vrai au sujet de cette chose cachée sous le plancher de son église. À mesure qu’ils approcheraient de cette ville et de la source de la chose qui faisait ça…
Susannah lui pinça le bras. Roland s’immobilisa immédiatement.
— C’est à cause de tes pieds ? demanda-t-il.
— Non, répondit-elle, et Roland lut la peur dans son regard. Pourquoi fait-il si noir ?
— Susannah, c’est la nuit.
Elle lui secoua le bras avec impatience.
— Je le sais bien, je ne suis pas aveugle. Tu ne… — elle hésita — tu ne le sens donc pas ?
Roland se rendit compte que si. Pour commencer, l’obscurité sur la 2e Avenue n’était pas une obscurité complète. Le Pistolero ne comprenait toujours pas la prodigalité avec laquelle ces gens de New York dilapidaient ce qui était considéré comme extrêmement précieux, à Gilead. Le papier, l’eau, l’huile raffinée, la lumière artificielle. Notamment la lumière, elle était partout. Il y avait la lueur des vitrines (bien que la plupart des boutiques fussent fermées, les devantures restaient allumées), l’éclat plus dur encore d’un vendeur de popkins du nom de Blimpie’s, et pour couronner tout ça, ces étranges lampes électriques orange qui semblaient inonder l’air même de lumière. Pourtant, Susannah avait raison. L’air était imprégné d’une noirceur, en dépit des réverbères orange. Elle paraissait envelopper les gens qui passaient dans la rue. Ce qui lui fit repenser à ce qu’Eddie avait dit, un peu plus tôt : Tout est en train de virer au dix-neuf.
Mais cette obscurité, qu’ils sentaient plus qu’ils ne la voyaient, n’avait rien à voir avec le dix-neuf. Il fallait soustraire six, pour comprendre ce qui se passait ici. Et pour la première fois, Roland crut ce que lui avait dit Callahan.
— La Treizième Noire, dit-il.
— Quoi ?
— C’est elle qui nous a amenés ici, qui nous a envoyés vaadasch, et on la sent, tout autour de nous. Ce n’est pas pareil que quand j’ai volé dans le pomélo, mais ça y ressemble.
— Ça me paraît mauvais, dit-elle à voix basse.
— C’est mauvais. La Treizième Noire est sans doute l’objet le plus terrifiant de l’époque d’Eld qui ait subsisté jusqu’à nos jours. Non pas que l’Arc-en-Ciel date de ce temps-là ; je suis sûr qu’il existait bien avant que…
— Roland ! Hé, Roland ! Suze !
Ils levèrent la tête et, contrairement à l’inquiétude qu’il avait ressentie quelques minutes auparavant, Roland se sentit immensément soulagé de voir apparaître non seulement Eddie, mais aussi Jake et Ote. Ils se trouvaient à une trentaine de mètres environ. Eddie faisait signe de la main. Susannah se mit à son tour à faire des signes surexcités. Avant qu’elle se précipite en courant, Roland la retint par le bras.
— Fais attention à tes pieds. Ça n’est pas le moment d’attraper une infection que tu rapporterais de l’autre côté.
Ils optèrent pour un compromis et avancèrent d’un pas rapide. Eddie et Jake, ayant tous deux des chaussures, vinrent à eux en courant. Les passants s’écartaient de leur chemin sans les voir, sans même interrompre leurs conversations, constata Roland ; puis il vit que ce n’était pas tout à fait le cas. Il aperçut un petit garçon, de trois ans tout au plus, marchant d’un air déterminé aux côtés de sa mère. La femme semblait n’avoir rien remarqué, mais au moment où Eddie et Jake passèrent près d’eux en coup de vent, le petit garçon ouvrit de grands yeux ébahis… puis il tendit la main, comme pour caresser Ote au passage.
Eddie dépassa Jake et les rejoignit le premier. Il tint Susannah à bout de bras et la contempla. Roland se dit que son expression rappelait à s’y méprendre celle du bambin.
— Alors ? Qu’est-ce que tu en dis, trésor ? demanda Susannah d’une voix nerveuse, comme une femme qui rentrerait un soir auprès de son mari avec une nouvelle coiffure complètement démentielle.
— Il y a du progrès, aucun doute, fit Eddie. Je t’aime même sans elles, mais elles sont plutôt pas mal, je dirais même superbes. Doux Jésus, maintenant tu me dépasses de cinq centimètres !
Constatant qu’il disait vrai, Susannah éclata de rire. Ote se mit à renifler cette cheville qui n’était pas là la dernière fois qu’il avait vu cette femme, puis il rit à son tour. C’était un drôle de son, assez proche de l’aboiement, mais très nettement un rire.
— J’aime bien tes jambes, Suze, fit Jake, et la dimension artificielle du compliment fit de nouveau rire Susannah.
Le garçon ne le remarqua pas, car déjà il interrogeait Roland.
— Tu veux voir la librairie ?
— Il y a quelque chose à voir ?
Le visage de Jake s’assombrit.
— En fait, pas vraiment. Elle est fermée.
— J’aimerais voir le terrain vague, si on a le temps avant d’être renvoyés, dit Roland. Et la rose.
— Ça fait mal ? demanda Eddie à Susannah, en l’observant très attentivement.
— Pas du tout, je me sens bien, dit-elle en riant. Très bien.
— Tu as l’air différente.
— Tu m’étonnes ! lança-t-elle en exécutant un petit pas de gigue, pieds nus. Cela faisait des lunes et des lunes qu’elle n’avait plus dansé, mais l’extase parfaite qu’elle ressentait compensait un éventuel manque de grâce. Une femme, vêtue d’un tailleur et balançant une mallette, fonça droit sur leur petit groupe de vagabonds en haillons, avant de virer subitement de bord, descendant même sur la chaussée pour les éviter.
— Tu m’étonnes que je suis différente ! J’ai des jambes !
— Comme dirait la chanson, fit Eddie.
— Hein ?
— Peu importe, dit-il en lui passant le bras autour de la taille.
Mais Roland vit qu’il lui adressait de nouveau ce regard interrogateur et perspicace.
Mais avec un peu de chance, il va laisser couler, espéra Roland.
Et c’est ce que fit Eddie. Il embrassa Susannah sur le coin de la bouche et se tourna vers Roland.
— Alors, il paraît que tu veux voir ce fameux terrain vague et cette rose encore plus fameuse ? Eh bien, moi aussi. Après toi, Jake.
Jake leur fit descendre la 2e Avenue, s’arrêtant juste une seconde pour qu’ils jettent un œil à l’intérieur du Restaurant Spirituel de Manhattan. Dans cette boutique-là, point de gaspillage de lumière. Et pas grand-chose à voir non plus, de toute façon. Roland espérait pouvoir apercevoir la pancarte de menu, mais on l’avait retirée.
Lisant dans son esprit avec cette simplicité qu’ont les gens qui partagent un khef, Jake lui dit :
— Il la change probablement tous les jours.
— Peut-être, acquiesça Roland.
Il resta quelques instants à scruter l’intérieur, à travers la vitrine, et ne vit que des étagères dans l’ombre, quelques tables et le comptoir qu’avait mentionné Jake — celui derrière lequel les vieux types buvaient leur café, en jouant à l’équivalent dans ce monde des Castels de celui de Roland. Rien à voir, mais quelque chose à ressentir, même à travers la vitre : le désespoir et le deuil. Si ç’avait été une odeur, elle aurait été amère, un peu rance. L’odeur de l’échec. Ou peut-être celle des rêves jamais réalisés. Ce qui était le parfait détonateur pour un homme comme Enrico « Il Roche » Balazar.
— Tu en as assez vu ? demanda Jake.
— Oui. On y va.
Pour Roland, le trajet du coin de la 2e Avenue et de la 54e Rue au croisement de la 56e fut comme un voyage en pays inconnu, un pays auquel il n’avait qu’à moitié cru, jusqu’à présent. Et comme ce doit être plus étrange encore, pour Jake, se dit-il. Le clochard qui avait demandé un quarter à Jake avait disparu, mais le restaurant près duquel il s’était assis était toujours là : Marna Chow-Chow. Il se trouvait au coin de la 52e. Quelques mètres plus loin se trouvait le disquaire, Tower of Power. Il était toujours ouvert — selon une horloge suspendue qui donnait l’heure en gros points lumineux, il était huit heures quatorze du soir. Un fracas se déversait dehors, par la porte ouverte. De la guitare et de la batterie. De la musique de ce monde. Elle lui rappela la musique sacrificielle jouée par les Gris, dans la cité de Lud, et quoi d’étonnant à ça ? Cette ville était Lud, sous une forme tordue, d’un autre où et d’un autre quand, mais Lud tout de même. Il en était certain.
— C’est les Rolling Stones, dit Jake. Mais pas le même morceau que le jour où j’ai vu la rose. Ce jour-là, c’était « Paint in Black ».
— Et celle-là, tu ne la reconnais pas ? demanda Eddie.
— Si, mais impossible de me souvenir du titre.
— Oh, tu devrais, pourtant. C’est « Nineteenth Nervous Break-down[2] ».
Susannah s’immobilisa, regarda autour d’elle.
— Jake ?
Le garçon acquiesça.
— Il a raison.
Pendant ce temps, Eddie avait repêché un morceau de journal près de la barrière de sécurité devant la porte de Tower of Power. Une page du New York Times, pour être précis.
— Mon chou, ta maman ne t’a jamais appris que se rouler dans le caniveau n’est pas l’occupation préférée des gens comme il faut ? demanda Susannah.
Eddie ignora la remarque.
— Regardez ça. Regardez !
Roland se pencha le plus près possible, s’attendant presque à apprendre l’arrivée d’un nouveau fléau, mais il n’y avait là rien d’aussi monstrueux. Enfin, à première vue.
— Lis-moi ce que ça dit, demanda Roland. Les lettres n’arrêtent pas de danser. Je pense que c’est parce qu’on est vaadasch — pris entre…
LES FORCES RHODÉSIENNES MAINTIENNENT LEUR EMPRISE SUR LES VILLAGES DU MOZAMBIQUE, lut Jake. DEUX ATTACHÉS DE CARTER ANNONCENT UNE ÉCONOMIE DE PLUSIEURS MILLIARDS SUR LE PLAN D’AIDE.
— Et là, en bas : LA CHINE RÉVÈLE QUE LE TREMBLEMENT DE TERRE DE 1976 EST LE PIRE QUE LE PAYS AIT CONNU DEPUIS QUATRE SIÈCLES. Et puis aussi…
— Qui c’est, ce Carter ? demanda Susannah. Est-ce qu’il était président… avant Ronald Reagan ?
Elle accompagna les deux derniers mots d’un énorme clin d’œil. Jusqu’ici, Eddie n’avait pas réussi à la convaincre que Reagan avait été élu. Elle ne croyait pas Jake non plus quand il lui disait que, même si ça avait l’air dingue, ça n’était pas forcément impossible, vu qu’il avait été gouverneur de Californie. Ce à quoi Susannah avait répondu en éclatant de rire et en hochant la tête, comme si elle lui donnait une bonne note en expression écrite. Elle savait qu’Eddie avait dressé Jake pour qu’il soutienne son histoire à dormir debout, alors pas question de se laisser piéger. Elle était prête à voir Paul Newman élu président, peut-être même Henry Fonda, qui avait tout à fait le physique du rôle dans Point Limite, mais l’acteur de la série Les Jours de la Vallée de la Mort ? Plutôt mourir.
— Oublie Carter, fit Eddie. Regardez la date.
Roland essaya de la lire, mais les mots dansaient toujours. Au moment où il voyait apparaître les Grandes Lettres qu’il parvenait à lire, tout se dissolvait de nouveau en charabia.
— Alors, cette date, au nom de ton père ?
— Le 2 juin, dit Jake.
Il regarda Eddie.
— Si le temps est le même ici que de l’autre côté, est-ce qu’on ne devrait pas être le 1er juin ?
— Mais il n’est pas le même, fit Eddie avec détermination. Le temps passe plus vite, de ce côté-ci. La partie continue. Et le chrono tourne vite.
Roland réfléchit une seconde.
— Si nous revenons ici, chaque fois la date aura avancé, n’est-ce pas ?
Eddie hocha la tête.
Roland reprit, pour lui-même autant que pour les autres.
— Pour chaque minute que nous passons de l’autre côté — du côté de La Calla — c’est une minute et demie qui passe ici. Peut-être même deux.
— Non, pas deux, fit Eddie. Je suis sûr que ça ne passe pas double.
Mais le regard gêné qu’il posa sur la date du journal suggérait plutôt qu’il n’en était pas sûr du tout.
— Admettons que tu aies raison, dit Roland, tout ce qu’il nous reste à faire maintenant, c’est à avancer.
— Jusqu’au 15 juillet, ajouta Susannah. Quand Balazar et ses gorilles passeront aux choses sérieuses.
— Peut-être qu’on devrait laisser ces types de La Calla se débrouiller avec leurs affaires, suggéra Eddie. Ça ne me fait pas plaisir à dire, Roland, mais c’est peut-être ce qu’on devrait faire.
— On ne peut pas faire une chose pareille, Eddie.
— Et pourquoi ?
— Parce que Callahan a la Treizième Noire, répondit Susannah. Et notre aide et le prix à payer pour l’obtenir. Et il nous la faut.
Roland secoua la tête.
— Il la donnerait de toute façon — je croyais avoir été clair, à ce sujet. Il est terrifié.
— Ouais, confirma Eddie. C’est aussi l’impression que j’ai eue.
— Nous devons les aider car c’est la Voie d’Eld, dit Roland à Susannah. Et parce que la voie du ka est toujours la voie du devoir.
Il crut voir une étincelle tout au fond de ses yeux, comme s’il avait dit quelque chose de drôle. Il se dit que ce devait être le cas, mais ce n’était pas Susannah que cela amusait. C’était soit Detta soit Mia. La question était : laquelle des deux ? Ou bien les deux, qui sait ?
— Je déteste l’ambiance, ici, dit Susannah. Ce sentiment de noirceur.
— Ça ira mieux au terrain vague, glissa Jake.
Il reprit son chemin, et les autres le suivirent.
— La rose arrange tout. Tu vas voir.
En traversant la 50e, Jake pressa le pas. Passée la 49e, il se mit à trottiner. Au croisement de la 2e Avenue et de la 48e Rue, il courait franchement. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Il fut aidé par un feu PASSEZ PIÉTONS, mais ce dernier passa au rouge dès qu’il eut atteint le trottoir d’en face.
— Jake, attends un peu ! lui lança Eddie, mais Jake ne ralentit pas.
Peut-être ne le pouvait-il pas. Eddie sentait bien cette attraction étrange ; Roland et Susannah aussi. Il y avait comme une mélodie qui montait dans l’air, douce et assourdie. Tout le contraire de cette obscurité qui les entourait de toute sa laideur.
La petite mélodie rappela à Roland des souvenirs de Mejis et de Susan Delgado. Des souvenirs de baisers échangés sur un tapis d’herbe fraîche.
Susannah se revit petite, avec son père, grimpant sur ses genoux et posant la peau douce de sa joue contre le tissu rugueux de son pull à lui. Elle se rappela comment elle fermait les yeux et inspirait profondément cette odeur qui était la sienne, et rien que la sienne : ce mélange de tabac de pipe et de vétiver, et la pommade camphrée qu’il se frottait sur les poignets, depuis que les premières atteintes de l’arthrite l’avaient saisi à l’âge scandaleux de vingt-cinq ans. Pour elle, la signification de ces parfums mêlés était : tout va bien.
Quant à Eddie, il se remémora une escapade à Atlantic City, quand il était tout petit, cinq ou six ans tout au plus. C’était leur mère qui les avait emmenés, et dans l’après-midi, elle et Henry étaient allés acheter des glaces. Mme Dean avait montré du doigt la promenade de planches et avait dit : Tu vas poser tes fesses là-bas, Monsieur le Dur, et tu vas me faire le plaisir de ne pas bouger jusqu’à ce qu’on revienne. C’est ce qu’il avait fait. Il aurait pu rester assis là toute la journée, à contempler la plage grise qui descendait doucement jusqu’à l’océan. Les mouettes s’interpellaient, tournoyant juste au-dessus de l’écume. Chaque fois qu’une vague se retirait, elle laissait derrière elle une large bande brune et glissante, qui miroitait tellement qu’il avait du mal à la regarder sans plisser les yeux. Le bruit du ressac était assourdissant, pourtant il le berçait. Je pourrais rester ici pour toujours, s’était-il dit. Je pourrais rester ici pour toujours parce que c’est beau, paisible… on est bien. Ici tout est bien.
Et c’est ce qu’ils ressentaient le plus vivement, tous les cinq (car Ote n’était pas en reste) : le sentiment de quelque chose de beau et de merveilleusement bien.
Sans même se concerter du regard, Roland et Eddie saisirent Susannah par les coudes. Ils soulevèrent ses pieds nus du sol et la portèrent au-dessus du trottoir. Au coin de la 47e, ils allaient à contre sens de la circulation, mais Roland brandit la main dans la lumière des phares et cria : Aïle ! Arrêtez-vous, au nom de Gilead !
Et ils s’arrêtèrent. Il y eut des crissements de freins, le choc mat d’un pare-choc avant qui emboutit un pare-choc arrière, des tintements de bris de verre qui dégringolent, mais ils s’arrêtèrent. Roland et Eddie traversèrent sous les feux des phares et la cacophonie des klaxons, Susannah entre eux, ses pieds retrouvés (et déjà très sales) suspendus dix centimètres au-dessus de la chaussée. Ce sentiment de bonheur et de bien-être alla en s’accentuant lorsqu’ils approchèrent du croisement de la 2e Avenue et de la 47e Rue. Roland sentit la petite musique de la rose battre à tout rompre dans ses veines.
Oui, pensa-t-il. Par tous les dieux, oui. Nous y voilà. Peut-être pas directement à la porte vers la Tour Sombre, mais à la Tour elle-même. Grands dieux, quelle force elle a ! Cette attraction ! Cuthbert, Alain, Jamie — si vous pouviez voir ça !
Jake se tenait au croisement de la 2e Avenue et de la 46e Rue, et il contemplait une palissade de bois d’environ deux mètres de haut. Les larmes ruisselaient sur ses joues. De l’obscurité derrière la barrière montait une mélodie forte et harmonieuse. Un chœur de voix. Chantant une même note, à l’unisson. Voici le oui, disaient les voix. Voici le possible. Voici le bon tournant, l’heureuse rencontre, la fièvre qui tombe juste avant l’aube et qui vous rend votre calme. Voici le vœu exaucé et l’œil compréhensif. Voici la tendresse qu’on vous a donnée et que vous avez appris à transmettre. Voici le bon sens et la clarté que vous croyiez perdus. Ici, tout est bien.
Jake se tourna vers eux.
— Vous sentez ? demanda-t-il. Vous le sentez ?
Roland acquiesça. Ainsi qu’Eddie.
— Suze ? demanda le garçon.
— C’est presque la chose la plus merveilleuse du monde, n’est-ce pas ? répondit-elle.
Presque, pensa Roland. Elle a dit presque. Et le fait qu’elle se caressait le ventre en disant cela ne lui échappa pas non plus.
Toutes les affiches se trouvaient bien là, comme dans le souvenir de Jake — Olivia Newton-John au Radio City Music Hall, G. Gordon Liddy et les Inepties dans une salle du nom du Mercury Lounge, un film d’horreur intitulé La Guerre des zombies, INTERDICTION D’ENTRER. Mais…
— Ça, ça n’est pas pareil, dit-il en désignant un graffiti rose foncé. Il est de la même couleur, et vu la forme des lettres, on peut penser qu’il a été fait pas la même personne, mais la dernière fois que je suis venu, c’était un poème sur la Tortue. « Vois la TORTUE comme elle est ronde ! Sur son dos repose le monde ». Puis venait un truc, sur le fait de suivre le Rayon.
Eddie s’approcha et lut à haute voix :
— « Oh, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée, a garé son SEMI–CEMORQUE dans son COCHON du SUD, l’année 99 ».
Il se tourna vers Susannah.
— Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Suze ? Une idée ?
Elle secoua la tête. Elle avait les yeux écarquillés. Par la peur, se dit Roland. Mais laquelle de ces femmes avait peur ? Impossible à dire. Tout ce qu’il savait, c’est qu’Odetta Susannah Holmes était divisée depuis le début, et que « mio » ressemblait beaucoup à « Mia ». La mélodie montant de l’obscurité derrière la palissade rendait toute réflexion difficile. Il voulait se rendre à la source de cet air, tout de suite. C’était pour lui un besoin, comme pour un homme mourant de soif d’aller vers l’eau.
— Allons-y, dit Jake. On peut l’escalader facilement.
Susannah baissa les yeux vers ses pieds nus et sales et recula d’un pas.
— Pas moi. Je ne peux pas. Pas sans chaussures.
Ce qui paraissait parfaitement logique, mais Roland soupçonna qu’il y avait autre chose. Mia ne voulait pas entrer là. Mia sentait que quelque chose d’horrible pourrait se produire, si elle entrait. Pour elle et pour son bébé. L’espace d’une seconde, elle fut sur le point de forcer le destin, de laisser la rose s’occuper à la fois de la chose qui grandissait en elle et de cette nouvelle personnalité difficile et si forte que Susannah avait débarqué avec les jambes de Mia.
Non, Roland. Ç’était la voix d’Alain. Alain, lui qui avait toujours été le plus fort, avec le shining. Ce n’est ni le lieu, ni le moment.
— Je reste avec elle, dit Jake.
Dans sa voix perçait un regret immense, mais pas une once d’hésitation, et Roland ressentit de plein fouet son amour pour ce garçon qu’il avait laissé mourir. C’est de cet amour que parlait le chant de cette vaste voix ; il l’entendait bien. Parlait-il aussi du simple pardon plutôt que du chemin chaotique de l’expiation ? Oui, c’est en tout cas ce qu’il lui semblait.
— Non, dit Susannah. Vas-y, mon chou. Ça va aller — elle leur adressa un sourire à tous — C’est aussi ma ville, vous savez. Je peux me prendre en charge. De plus — elle baissa la voix, comme pour leur confier un grand secret — il me semble qu’on est comme qui dirait invisible.
Eddie la contempla une fois de plus avec cet air intrigué, comme se demandant comment elle pouvait ne pas les accompagner, pieds nus ou pas pieds nus, mais cette fois, Roland ne s’en inquiéta pas. Le secret de Mia était en sécurité, du moins pour le moment : l’appel de la rose était trop fort pour qu’Eddie réussisse à penser à quoi que ce soit d’autre. Il n’en pouvait plus d’attendre.
— On devrait rester groupés, fit Eddie avec réticence. Comme ça, on ne se perdra pas, au moment de rentrer. C’est toi-même qui l’as dit, Roland.
— Quelle distance, d’ici à la rose, Jake ? demanda Roland.
Avec cet air qui lui chantait aux oreilles comme une brise, il lui était difficile de parler. De réfléchir, aussi.
— Elle est à peu près au milieu du terrain vague. Disons cinquante mètres, peut-être moins.
— À la seconde où on entend le carillon, dit Roland, on se précipite vers la palissade, vers Susannah. Tous les trois. D’accord ?
— D’accord, fit Eddie.
— Tous les trois, avec Ote, ajouta Jake.
— Non, Ote reste avec Susannah.
Jake fronça les sourcils, visiblement peu enchanté par cette perspective. Roland s’y attendait.
— Jake, Ote aussi est pieds nus… et tu n’as pas dit qu’il y avait du verre brisé, de l’autre côté ?
— Ouais, ouais…
D’un ton réticent, en se faisant presque prier. Puis il mit un genou en terre et planta son regard dans les yeux cerclés d’or d’Ote.
— Tu restes avec Susannah, Ote.
— Ote ! Este !
Ote reste. Jake acquiesça. Il se releva, se tourna vers Roland et hocha la tête.
— Suze ? demanda Eddie. Tu es bien sûre ?
— Oui, fit-elle avec conviction, sans hésiter une seconde.
Roland était désormais presque certain que c’était Mia qui dirigeait tout, qui tirait les ficelles et qui tenait les manettes. Presque. Même maintenant il n’était pas catégorique. L’air de la rose lui rendait toute réflexion impossible, hormis cette certitude que tout — oui, tout — pourrait aller bien.
Eddie acquiesça, l’embrassa au coin de la bouche, puis s’avança vers la palissade ornée de son étrange poème : Oh, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée. Il entrelaça ses doigts pour en faire un marchepied. Jake prit appui, se souleva dans l’air, et disparut comme un souffle de vent.
— Ake ! cria Ote.
Puis il se tut et s’assit aux pieds nus de Susannah.
— À ton tour, Eddie, fit Roland.
Il entrelaça les doigts qui lui restaient, comptant faire pour Eddie ce que ce dernier avait fait pour Jake, mais Eddie attrapa simplement le rebord de la palissade et sauta par-dessus. Le camé que Roland avait rencontré pour la première fois dans un avion atterrissant à Kennedy Airport aurait été bien incapable d’une chose pareille.
— Restez où vous êtes, vous deux, dit Roland.
On aurait pu penser qu’il s’adressait à la femme et au bafouilleux, mais ses yeux étaient posés uniquement sur elle.
— On va très bien s’en sortir, répondit-elle en se penchant pour caresser la fourrure soyeuse d’Ote. Pas vrai, mon grand ?
— Ote !
— Va voir ta rose, Roland. Tant que tu le peux encore.
Roland lui adressa un regard pensif, puis attrapa à son tour le haut de la palissade. Il disparut en une seconde, laissant Susannah et Ote seuls au carrefour le plus animé et le plus vital de tout l’univers.
Il lui était arrivé d’étranges choses, pendant qu’elle attendait.
En venant, près du disquaire Tower of Power, ils étaient passés devant une grosse horloge qui donnait alternativement l’heure et la température. 8 :27, 22°, 8 :27, 22°, 8 :27, 22°. Puis, tout à coup, elle afficha 8 :34, 22°, 8 :34, 22°. Elle ne l’avait pas quittée du regard une seule seconde, elle l’aurait juré. Peut-être qu’il y avait un problème avec le mécanisme ?
Ça doit être ça, se dit-elle. Quoi d’autre, sinon ? Rien du tout. Mais pourquoi tout paraissait-il soudain différent ? Tout avait l’air différent. C’est peut-être mon mécanisme à moi qui a un problème.
Ote se mit à gémir et tendit son long cou vers elle. Et c’est alors qu’elle comprit pourquoi tout lui paraissait différent. En plus d’avoir fait disparaître sept minutes, le monde avait retrouvé son ancienne perspective, une perspective qu’elle ne connaissait que trop bien. Avec un centre de gravité plus bas. Elle était plus près d’Ote parce qu’elle était plus près du sol. Les mollets et les pieds splendides qu’elle avait découverts au bout de ses moignons en ouvrant les yeux à New York avaient disparu.
Comment était-ce arrivé ? Et quand ? Pendant ces sept minutes manquantes ?
Ote gémit de nouveau. Cette fois-ci, il s’agissait presque d’un aboiement. Il regardait derrière elle, dans le sens opposé. Elle se retourna. Une demi-douzaine de personnes traversaient la 46e Rue et s’avançaient vers eux. Cinq d’entre elles étaient normales. La sixième était une femme blanche, vêtue d’une robe tachée de mousse. Ses orbites étaient vides et noires. On aurait dit que sa bouche béante pendait jusque sur sa poitrine et, sous les yeux de Susannah, un asticot vert rampa sur la lèvre inférieure. Ceux qui l’entouraient lui faisaient de la place, comme l’avaient fait les passants de la 2e Avenue pour Roland et ses amis. Dans les deux cas, se dit Susannah, les promeneurs normaux avaient ressenti quelque chose de pas ordinaire et s’étaient écartés. Sauf que cette femme n’était pas vaadasch.
Cette femme était morte.
À mesure qu’ils avançaient tous les trois en trébuchant au milieu des déchets et des briques qui jonchaient le sol du terrain vague, la mélodie allait croissant. Comme auparavant, Jake vit des visages dans tous les recoins et les zones d’ombre. Il vit Gasher et Hoots, l’Homme Tic-Tac et Flagg ; il vit Eldred Jonas, Depape et Reynolds. Il vit son père, sa mère et Greta Shaw, la gouvernante, qui ressemblait un peu à Edith Bunker, de la télé, et qui n’oubliait jamais de couper la croûte du pain quand elle lui faisait des sandwichs. Greta Shaw, qui l’appelait parfois ’Bama, bien que ce fût un secret, rien qu’entre elle et lui.
Eddie vit des habitants de son ancien quartier : Jimmie Polio, le gamin au pied-bot, et Tommy Fredericks, qui devenait fou dès qu’il regardait les gosses jouer au base-ball dans la rue, à tel point qu’il faisait toujours des grimaces horribles et que tout le monde l’appelait Tommy Halloween. Il y avait aussi Skipper Brannigan, qui en serait venu aux mains avec Al Capone lui-même — si Al Capone avait commis la grossière erreur de se pointer dans leur quartier —, et Csaba Drabnik, ce Putain de Hongrois Fou. Dans une pile de briques cassées, il vit le visage de sa mère, et l’éclat de ses yeux, recréé par le scintillement des tessons de verre d’une bouteille de jus de fruit. Il vit son amie, Dora Bertollo (que tous les gamins du voisinage appelaient Nibards Bertollo, parce qu’elle en avait de vraiment gros, aussi gros que des putains de pastèques). Et bien sûr, il vit Henry. Henry qui se tenait au loin, dans l’ombre, à l’observer. Seulement, au lieu de ronchonner comme à son habitude, Henry souriait, et il avait l’air net. Il tendait la main et semblait dresser le pouce vers le haut, comme pour dire : continue, et c’est la voix d’Henry Dean qu’Eddie entendit murmurer : Continue, Eddie, montre-leur un peu qui tu es. Est-ce que je leur ai pas dit, à ces gars ? Quand on était derrière chez Dahlie, à fumer les cigarettes de Jimmie Polio, est-ce que je leur ai pas dit ? « Mon p’tit frérot, il serait capable de vendre un frigo à un esquimau », j’ai dit. Pas vrai ? Si. Si, il l’avait dit. Et c’est ce que j’ai toujours ressenti, murmurait la mélodie. Je t’ai toujours aimé. Il est arrivé que je te critique, mais je t’ai toujours aimé. T’étais mon p’tit bonhomme.
Eddie se mit à pleurer. Et c’étaient de bonnes larmes.
Roland, lui, vit tous les spectres de sa vie, dans ce champ de ruines jonchés de débris, depuis sa mère et son amah-de-lait, jusqu’à leurs visiteurs de Calla Bryn Sturgis. Et tandis qu’ils marchaient, cette impression que tout était bien alla en s’accentuant. Ce sentiment que toutes les décisions difficiles qu’il avait eues à prendre, toutes les douleurs, les deuils et le sang versé, que tout ça n’avait pas été en vain, au bout du compte. Qu’il y avait une raison. Qu’il y avait un but. Qu’il y avait de la vie et de l’amour. Il entendit tout ça dans la chanson de la rose, et lui aussi se mit à pleurer. Presque avec soulagement. Le voyage avait été dur, jusqu’ici. Beaucoup avaient péri en chemin. Pourtant, ici, ils étaient vivants ; ici, ils chantaient avec la rose. Sa vie n’avait pas été qu’un rêve stérile, après tout.
Ils se donnèrent la main et continuèrent d’avancer tant bien que mal, s’entraidant pour éviter les planches hérissées de clous et ces trous dans lesquels la cheville se retrouvait si facilement foulée ou cassée. Roland ne savait pas si on pouvait se casser quelque chose pendant le vaadasch, mais il n’était pas pressé de le découvrir.
— Ça vaut toutes les épreuves, dit-il d’une voix rauque.
Eddie acquiesça.
— Je ne m’arrêterai jamais, à présent. Même si je mourais, je ne m’arrêterais pas.
Jake fit une boucle avec son pouce et son index en signe d’approbation, et il éclata de rire. Le son fut doux aux oreilles de Roland. Il faisait plus sombre ici que dans la rue, mais les réverbères orange suffisaient à les éclairer. Jake désigna du doigt une pancarte entassée sur une pile de planches.
— Vous voyez ça ? C’est l’enseigne de l’épicerie. C’est moi qui l’ai sortie des mauvaises herbes. C’est pour ça qu’elle est là.
Il balaya les alentours du regard, puis pointa le doigt dans une autre direction.
— Et regardez !
Cette pancarte-là était toujours debout. Roland et Eddie se retournèrent pour la lire. Bien qu’aucun d’eux ne l’eût déjà vue, ils ressentirent néanmoins une forte impression de déjà-vu.
Comme Jake le leur avait dit, la pancarte avait l’air ancienne et avait sérieusement besoin d’être rafraîchie — ou remplacée. Jake s’était rappelé le graffiti en travers de la pancarte et Eddie se rappelait la description que Jake en avait faite, non pas pour une signification particulière, mais simplement parce qu’il était étrange. Et il était bien là, comme prévu : BANGO SKANK. La carte de visite d’un tagueur disparu depuis longtemps.
— J’ai l’impression que le numéro de téléphone n’est pas le même, remarqua Jake.
— Ah ouais ? demanda Eddie. C’était quoi, l’ancien ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Alors, comment tu peux être sûr qu’il est différent ?
En d’autres circonstances, ce genre de questions aurait sans doute irrité Jake. Mais à présent, apaisé par la proximité de la rose, il se contenta de sourire.
— Je ne sais pas. Je ne peux pas en être sûr. Mais il a l’air différent. Comme l’ardoise dans la vitrine de la librairie.
Roland l’entendait à peine. Il avançait parmi les piles de briques, de planches et d’éclats de verre, avec ses vieilles bottes de cow-boy, les yeux brillants, même dans l’obscurité. Il avait vu la rose. Il y avait quelque chose à côté, à l’endroit où Jake avait trouvé sa version de la clef, mais Roland n’en tint pas compte. Il ne voyait que la rose, poussant dans une touffe d’herbe tachée de peinture violette. Il tomba à genoux devant elle. Une seconde plus tard, Eddie le rejoignit à sa gauche, et Jake à sa droite.
La rose s’était enroulée sur elle-même pour la nuit. Mais au moment où ils s’agenouillèrent, les pétales s’ouvrirent lentement, comme pour leur souhaiter la bienvenue. La mélodie monta tout autour d’eux, comme un chœur d’anges.
Au début, tout se passa bien pour Susannah. Elle tint le coup, même après avoir perdu une bonne moitié d’elle-même — enfin, de la personne qui avait débarqué ici — et avoir retrouvé sa bonne vieille situation (cette situation d’odieuse soumission), à demi agenouillée et assise sur le trottoir répugnant. Elle avait le dos appuyé contre la palissade qui entourait le terrain vague. Une pensée sardonique lui traversa l’esprit — Il te manque plus qu’une petite pancarte en carton et un gobelet.
Elle tint le coup, même après avoir vu cette femme morte traverser la 46e Rue. La chanson l’avait aidée — la voix de la rose, à ce qu’elle avait compris. La présence d’Ote aussi l’avait aidée, cette chaleur contre elle. Elle caressait sa fourrure soyeuse, et la réalité de ce contact lui servait de point de repère. Elle se répétait sans cesse qu’elle n’était pas folle. Bon, d’accord, elle avait perdu sept minutes. Peut-être. Ou peut-être que cette fichue horloge avait juste eu un petit hoquet, qui lui avait remué les tripes. D’accord, elle avait vu une femme morte traverser la rue. Peut-être. Ou peut-être que c’était une camée complètement défoncée qu’elle avait vue, Dieu sait que ça courait les rues, à New York…
Une camée avec un petit asticot vert qui lui sort de la bouche ?
— Je l’ai peut-être imaginé, celui-là, dit-elle au bafouilleux. Non ?
Nerveux, Ote partageait son attention entre Susannah et les feux des phares qui défilaient, et qui devaient ressembler pour lui à de gros prédateurs aux yeux brillants. Il poussa un gémissement d’angoisse.
— Et puis les garçons seront bientôt là, de toute façon.
— Son, acquiesça le bafouilleux, de l’espoir dans la voix.
Pourquoi je ne suis pas allée avec eux, tout simplement ? Eddie m’aurait portée sur son dos, Dieu sait qu’il l’a déjà fait, avec ou sans le harnais.
— Je n’ai pas pu, murmura-t-elle. Je n’ai pas pu, c’est tout.
Parce qu’une partie d’elle avait peur de la rose. De s’approcher de la rose. Était-ce cette partie qui avait pris le dessus, pendant les sept minutes manquantes ? Susannah le craignait. Si c’était le cas, elle avait disparu, en tout cas. Elle avait repris ses jambes et elle avait tracé sa route, direction New York, autour de 1977. Mauvais signe. Mais au moins avait-elle emporté avec elle la peur de la rose, et ça c’était bon signe. Susannah ne voulait pas avoir peur d’une chose qui lui paraissait si puissante et si merveilleuse.
Une nouvelle personnalité ? Tu crois que la dame qui m’a amené ces jambes était une nouvelle personnalité ?
Une nouvelle version de Detta Walker, autrement dit ?
Cette perspective lui donna envie de hurler. Elle crut comprendre ce que devait ressentir une femme qui, cinq ans après une opération apparemment réussie de son cancer, se fait dire par son médecin que la radio montre une ombre au poumon.
— Ça ne peut pas recommencer, murmura-t-elle d’une voix frénétique tandis qu’un groupe de passants la contournait. Ils s’écartèrent tous sensiblement de la palissade, ce qui réduisit considérablement l’espace entre eux. Non, ça ne peut pas recommencer. Je suis une seule personne. Je suis… je suis réparée.
Depuis combien de temps ses amis étaient-ils partis ?
Elle tourna la tête vers l’horloge lumineuse. Elle indiquait 8 :42, mais elle n’était pas certaine de pouvoir s’y fier. Le temps lui avait paru plus long. Beaucoup plus long. Peut-être qu’elle devrait les appeler. Juste un petit bonjour. Comment ça va, chez vous ?
Non. Pas question. Tu es un pistolero, ma fille. Du moins c’est ce que lui, il dit. C’est ce qu’il pense. Et tu ne vas le faire changer d’avis en te mettant à brailler comme une gamine qui vient d’apercevoir une couleuvre dans un buisson. Tu vas rester assise là et les attendre. Tu peux le faire. Tu as Ote pour te tenir compagnie, et tu…
Et c’est alors qu’elle le vit, debout de l’autre côté de la rue. Debout près d’un kiosque à journaux. Nu. Une énorme cicatrice en Y, recousue avec des grosses agrafes noires, démarrait à la hauteur des reins, remontait et formait une fourche au niveau du sternum. De ses yeux vides, il regardait vers elle. À travers elle. À travers le monde.
L’espoir que ce ne fût qu’une hallucination s’évanouit quand Ote se mit à aboyer. Il regardait droit dans la direction du mort nu.
Susannah renonça au silence et se mit à hurler le nom d’Eddie.
Lorsque la rose s’ouvrit, révélant un brasier écarlate lové entre ses pétales et un soleil jaune en son cœur, Eddie vit tout ce qui comptait.
— Oh mon Dieu, soupira Jake derrière lui, mais il aurait aussi bien pu se trouver à mille kilomètres.
Eddie vit de grandes choses et des coups manqués de peu. Il vit Albert Einstein enfant, quasiment renversé par le camion du laitier en traversant la rue. Un jeune garçon du nom d’Albert Schweitzer, sortant de son bain et évitant de justesse le savon qui avait glissé près de la bonde. Un oberleutnant nazi brûlant un morceau de papier sur lequel étaient inscrits le lieu et la date du Débarquement. Il vit mourir d’une crise cardiaque, sur une aire d’autoroute de l’Iowa, avec un sachet de frites McDonald sur les genoux, un homme qui avait l’intention d’empoisonner toutes les réserves d’eau potable de Denver. Il vit un terroriste, bardé d’explosifs, se détourner subitement d’un restaurant bondé, dans une ville qui pouvait être Jérusalem. Il avait regardé le ciel, et il avait été frappé par l’évidence qu’il s’étendait de la même façon au-dessus des justes et des injustes. Il vit quatre hommes sauver un petit garçon attaqué par un monstre dont la tête semblait constituée d’un seul œil gigantesque.
Mais le plus important, c’était le poids extraordinaire et croissant des petites choses, des avions qui ne s’étaient pas écrasés, aux hommes et femmes qui s’étaient trouvés au bon endroit au bon moment et qui avaient fondé des dynasties. Il vit des baisers échangés sous des portes cochères, des portefeuilles rendus à leurs propriétaires, des hommes arrivés au croisement de leur vie et qui avaient pris le droit chemin. Il vit mille rencontres fortuites qui n’avaient rien de fortuit, dix mille bonnes décisions, cent mille bonnes réponses, un million d’actes de gentillesse gratuits. Il vit les vieux habitants de River Crossing s’agenouiller dans la poussière auprès de Roland, pour obtenir la bénédiction de Tantine Talitha. Il l’entendit la prononcer, avec joie et dans la liberté. Il l’entendit de nouveau confier à Roland cette croix qu’il devait poser au pied de la Tour Sombre et prononcer le nom de Talitha Unwin à l’autre bout de la terre. Dans les plis brûlants de la rose, il vit la Tour même, et l’espace d’un instant, il comprit sa raison d’être : sa façon de distribuer ses rayons de puissance vers tous les mondes, comment elle les maintenait dans la stabilité dans le grand hélix du temps. Derrière chaque brique qui s’écrasait sur le sol plutôt que sur la tête d’un gamin, derrière chaque tornade qui évitait un camping, derrière chaque missile qui n’avait pas décollé, derrière chaque main qui avait retenu un coup, se dressait la Tour.
Et la douce chanson de la rose. Cette chanson qui promettait que tout irait bien, que tout irait bien, que toutes choses trouveraient leur juste place.
Pourtant il y a quelque chose qui cloche, se dit-il.
Sous l’harmonie de la mélodie pointait une dissonance tranchante, comme des éclats de verre brisé. Dans ce cœur chaud clignotait un méchant éclat violet, une lueur froide qui n’avait rien à faire là.
— Il y a deux pivots, dans l’existence, entendit-il Roland dire. Deux !
Tout comme Jake, il aurait pu se trouver à mille kilomètres de là.
— La Tour… et la rose. Pourtant elles ne sont qu’une seule et même chose.
— Une seule et même chose, acquiesça Jake.
Son visage était zébré de lumière vive, du rouge profond au jaune brillant. Pourtant Eddie crut apercevoir aussi cette autre lueur — un reflet violet et vacillant, comme un bleu. Il dansait sur le front de Jake, la seconde d’après sur sa joue, puis il tremblotait dans le creux de son œil. Il disparaissait, pour réapparaître sur sa tempe, comme la manifestation physique d’une idée noire.
— Qu’est-ce qui cloche ? Eddie s’entendit-il demander, mais il n’obtint pas de réponse.
Ni de Roland, ni de Jake, ni même de la rose.
Jake dressa un doigt et se mit à compter. Les pétales, à ce que vit Eddie. Mais ce n’était vraiment pas la peine de les compter. Ils savaient tous combien il y en avait.
— Il nous faut ce terrain, dit Roland. Qu’on en soit propriétaire, qu’on le protège. Jusqu’à ce que les Rayons soient rétablis et la Tour à nouveau en sécurité. Parce que tant que la Tour s’affaiblit, c’est la rose qui maintient tout en place. Et elle s’affaiblit, elle aussi. Elle est malade. Vous le sentez ?
Eddie ouvrit la bouche pour dire que bien sûr, il le sentait, et c’est alors qu’il entendit le hurlement de Susannah. Une seconde après, les aboiements frénétiques d’Ote se joignirent à sa voix.
Eddie, Jake et Roland échangèrent un regard, comme des dormeurs qui s’éveillent du plus profond des rêves. Ce fut Eddie qui se retrouva sur pied le premier. Il fit volte-face et se précipita vers la palissade, criant le nom de Susannah. Jake le suivit, ne s’arrêtant que pour extirper quelque chose de l’enchevêtrement de bardane dans lequel se trouvait auparavant la clef.
Roland s’autorisa un dernier regard déchirant en direction de cette rose sauvage qui poussait si courageusement au milieu de ce chaos de briques, de planches, de mauvaises herbes et de détritus. Déjà elle repliait ses pétales, dissimulant la lumière qui rougeoyait à l’intérieur.
Je reviendrai, lui dit-il. Je le jure par tous les dieux de tous les mondes, par mon père et ma mère, par tous les amis qui-furent, je reviendrai.
Pourtant il avait peur.
Roland pivota et courut jusqu’à la palissade, se frayant un chemin au milieu des débris avec une agilité inconsciente, malgré la douleur qui lui sciait la hanche. Tout en courant, une pensée lui revint, qui lui battit l’esprit comme un cœur emballé : Deux. Les deux pivots de l’existence. La rose et la Tour. La Tour et la rose.
Tout le reste était contenu entre elles deux, et tournait dans une complexité fragile.
D’un bond, Eddie se projeta par-dessus la palissade, atterrit en s’affalant de tout son long, sauta sur ses pieds et se retrouva devant Susannah sans s’en rendre compte. Ote aboyait toujours.
— Suze ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Il chercha de la main le revolver de Roland, mais ne trouva rien. Apparemment, les armes n’allaient pas vaadasch.
— Là ! cria-t-elle en pointant la main de l’autre côté de la rue. Je t’en prie, Eddie, dis-moi que tu le vois aussi !
Eddie sentit sa température de son corps s’effondrer. Ce qu’il voyait, c’était un homme nu, qu’on avait découpé et recousu lors de ce qui ne pouvait être qu’une autopsie. Un autre homme — vivant, celui-là — s’acheta un journal au kiosque, vérifia l’état de la circulation, et traversa la 2e Avenue. Il avait beau être en train d’ouvrir son journal pour jeter un œil aux gros titres, Eddie vit qu’instinctivement, il faisait un écart pour éviter le mort. Exactement comme ils font un écart pour nous éviter, nous, remarqua Eddie.
— Il y en avait une autre, murmura Susannah. Une femme. Qui marchait. Et il y avait un asticot, aussi. J’ai vu un asticot r… ramper…
— Regarde sur ta droite, fit la voix tendue de Jake.
Il était en appui sur un genou, à caresser Ote pour essayer de le calmer. Dans son autre main, il tenait quelque chose de rose et d’écrabouillé. Il était blanc comme un linge.
Ils regardèrent vers la droite. Un enfant s’avançait doucement vers eux, en zigzaguant. Le seul élément qui permettait d’affirmer qu’il s’agissait d’une fille était la robe rouge et bleue qu’elle portait. Quand elle fut plus près, Jake comprit que le bleu était censé figurer l’océan, et que les taches rouges représentaient des petits voiliers couleur bonbon. Elle s’était fait écraser la tête dans quelque accident cruel, écrasée au point d’en être plus large que haute. Ses yeux ressemblaient à du raisin broyé. Autour d’un de ses poignets pâles, elle portait un petit sac à main en plastique blanc. Le parfait petit sac à main qui disait « je m’apprête à passer sous une voiture mais je n’en sais rien ».
Susannah inspira profondément, visiblement sur le point de hurler. Cette noirceur qu’elle avait ressentie auparavant était à présent presque visible. En tout cas, elle était palpable ; elle en sentait la pression contre elle, comme de la terre. Pourtant elle voulait hurler. Elle devait hurler. C’était ça ou devenir dingue.
— Pas un bruit, lui chuchota Roland de Gilead à l’oreille. Ne la perturbe pas, cette pauvre petite. Pour ta vie, Susannah !
Le hurlement de Susannah expira en un long soupir horrifié.
— Ils sont morts, fit Jake d’une voix fluette et maîtrisée. Tous les deux.
— Les morts errants, confirma Roland. J’en ai entendu parler par le père d’Alain Johns. Ça ne devait pas être très longtemps après notre retour de Mejis, parce qu’après, il n’est pas resté beaucoup de temps… Comment dis-tu, Susannah ? « Avant que tout tourne en eau de boudin » ? Quoi qu’il en soit, c’est Chris l’Ardent qui nous a prévenus que si on devait aller vaadasch un jour, on verrait peut-être des errants.
Il désigna du doigt le mort nu, toujours de l’autre côté de la rue.
— Des types comme celui-là, qui ou bien sont morts trop brutalement pour comprendre ce qui leur est arrivé, ou bien qui refusent tout simplement de l’accepter. Tôt ou tard, ils finissent par avancer. Je ne pense pas qu’ils soient très nombreux.
— Dieu merci, lâcha Eddie. On se croirait dans un film de zombies de George Romero.
— Susannah, qu’est-ce qui est arrivé à tes jambes ? demanda Jake.
— Je n’en sais rien. Je les avais toujours, et puis une minute plus tard, j’étais redevenue comme avant.
Elle sembla prendre soudain conscience du regard de Roland et se tourna vers lui.
— Tu trouves ça drôle, chéri ?
— On forme un ka-tet, Susannah. Dis-nous ce qui s’est réellement passé.
— On peut savoir ce que tu insinues, au juste ? lança Eddie — avant qu’il n’en dise plus, Susannah le saisit par le bras.
— Tu m’as prise sur le fait, pas vrai ? dit-elle à Roland. D’accord, je vais tout vous dire. Si on se fie à cette drôle d’horloge digitale, là, eh bien pendant que je vous attendais, j’ai perdu sept minutes. Sept minutes et mes superbes jambes toutes neuves. Si je ne voulais rien dire, c’est que…
Elle hésita un instant.
— C’est que j’avais peur d’être en train de devenir folle.
Ce n’est pas de ça que tu as peur, pensa Roland. Pas exactement.
Eddie la serra brièvement dans ses bras et l’embrassa sur la joue. Il jeta un regard nerveux en direction du cadavre sur le trottoir d’en face (la petite fille à la tête écrasée avait heureusement repris sa route le long de la 46e Rue, vers les Nations unies). Puis ses yeux se posèrent de nouveau sur le Pistolero.
— Si ce que tu as dit auparavant est vrai, Roland, cette histoire d’engrenage du temps qui s’enraye, c’est très mauvais signe. Et si, au lieu de sept minutes, ce sont trois mois qui nous échappent ? Et si la prochaine fois qu’on atterrit ici, Calvin Tower a déjà vendu le terrain ? On ne peut pas se permettre de prendre ce risque. Parce que cette rose, vieux… cette rose…
Des larmes lui perlèrent au coin des yeux.
— C’est la plus belle chose qui soit au monde, compléta Jake.
— Dans tous les mondes, ajouta Roland.
Eddie et Jake seraient-ils rassurés d’entendre que ce glissement s’était sans doute produit uniquement dans la tête de Susannah ? Que c’était Mia qui avait pris le dessus pendant sept minutes, qui avait jeté un œil au décor, puis qui avait replongé dans son trou comme la marmotte dans Un Jour sans fin ? Probablement pas. Mais en scrutant le visage défait de Susannah, il vit une chose : ou bien elle savait ce qui se passait, ou bien elle avait de gros soupçons. Ce doit être l’enfer, pour elle, se dit Roland.
— Si on veut vraiment changer les choses, il va falloir s’y prendre un peu mieux que ça, fit remarquer Jake. Parce qu’au rythme où ça va, on ne vaut pas beaucoup mieux que ces errants.
— Et il faut aussi qu’on aille en 1964, rappela Susannah. Enfin, si on réussit à mettre la main sur mon fric. Est-ce qu’on peut, Roland ? Si Callahan a bien la Treizième Noire, est-ce qu’elle peut faire office de porte ?
Une porte vers la discorde, pensa Roland. La discorde et bien pire.
Mais avant même qu’il pût répondre, le carillon du vaadasch se mit à résonner. Les piétons de la 2e Avenue ne l’entendirent pas plus qu’ils ne virent les pèlerins assemblés près de la palissade, mais le cadavre de l’autre côté de la rue leva lentement ses mains mortes et les posa sur ses oreilles mortes, et ses lèvres se tordirent en une grimace de douleur. Et alors ils purent voir à travers lui.
— Accrochez-vous les uns aux autres, ordonna Roland. Jake, plante la main dans la fourrure d’Ote, le plus profond possible. Tant pis si ça lui fait mal !
Jake obéit, la tête vrillée par les notes de musique. Belles mais si douloureuses.
— C’est comme se faire dévitaliser une dent, mais sans novocaïne, lâcha Susannah.
Elle tourna la tête et, pendant quelques instants, elle put voir à travers la palissade. Elle était devenue transparente. Et derrière se trouvait la rose, les pétales refermés mais diffusant toujours cet éclat serein et splendide. Elle sentit Eddie lui glisser le bras autour des épaules.
— Tiens bon, Suze — quoi que tu fasses, tiens bon.
Elle attrapa la main de Roland. Pendant quelques secondes encore, elle vit la 2e Avenue, puis tout disparut. Le carillon engloutit le monde entier des choses et elle se retrouva à voler dans les ténèbres aveugles, entourée par le bras d’Eddie et la main serrée par celle de Roland.
Lorsque les ténèbres se furent dissipées, ils se retrouvèrent sur la route, à plus de dix mètres de leur campement. Jake s’assit lentement, puis se tourna vers Ote.
— Ça va, mon pote ?
— Ote.
Jake tapota la tête du bafouilleux. Il chercha les autres du regard et poussa un soupir de soulagement. Ils étaient tous là.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Eddie.
Au moment où le carillon s’était mis à sonner, il avait attrapé la main de Jake. À présent, pris entre leurs doigts entremêlés, il désignait un morceau de tissu rose chiffonné. Ça ressemblait à du tissu, mais ça avait aussi la consistance du métal.
— Je ne sais pas, répondit Jake.
— Tu l’as ramassé dans le terrain vague, juste après que Susannah s’est mise à hurler, lui dit Roland. Je t’ai vu faire.
Jake hocha la tête.
— Ouais. C’est bien possible. Parce que c’est là que se trouvait la clef, avant.
— Qu’est-ce que c’est, mon chou ?
— Une sorte de sac.
Il le brandit par les bandoulières.
— Je dirais que c’était mon sac de bowling, celui dans lequel je portais ma boule. Mais ça remonte à 1977.
— Il y a écrit quelque chose, sur le côté, fit remarquer Eddie.
Mais ils ne parvinrent pas à déchiffrer l’inscription. Les nuages bouchaient de nouveau le ciel et le clair de lune ne perçait pas. Ils retournèrent ensemble jusqu’au camp, cheminant doucement, tremblant comme des infirmes, et Roland refit du feu. Puis ils regardèrent de nouveau le sac de bowling rose.
disait l’inscription.
— Ça ne colle pas, dit Jake. C’est presque ça, mais pas tout à fait. Sur mon sac, il était écrit : RIEN QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUX-QUILLES, c’est Timmy qui me l’a donné quand j’ai fait un 2-82. Il a dit que j’étais encore trop jeune pour qu’il me paye une bière.
— Un pistolero du bowling, fit Eddie en secouant la tête. On aura tout vu, pas vrai ?
Susannah prit le sac et passa la main dessus.
— Qu’est-ce que c’est, comme matière ? Au toucher, on dirait du métal. Et c’est lourd.
Roland, qui avait une petite idée de la fonction de ce sac, — sans pourtant deviner qui ou quoi l’avait placé sur leur chemin — dit :
— Mets-le dans ton sac à dos, avec tes livres, Jake. Et fais-y très attention.
— Et maintenant, que fait-on ? demanda Eddie.
— On dort, répondit Roland. Quelque chose me dit qu’on va être très occupé, pendant quelques semaines. Il faudra prendre du repos où et quand on pourra.
— Mais…
— On dort, répéta Roland en dépliant ses peaux.
Et c’est ce qu’ils finirent par faire, et ils rêvèrent tous de la rose. Tous sauf Mia, qui s’éclipsa dans les dernières heures d’obscurité et qui alla festoyer dans la grande salle de banquet. Et elle y festoya comme une reine.
Car après tout, elle mangeait pour deux.