S’il y eut bien une chose qui surprit Eddie lors du voyage vers Calla Bryn Sturgis, c’est le naturel et la facilité avec lesquels il se mit au cheval. À la différence de Susannah et de Jake, qui avaient tous les deux pratiqué l’équitation en colonie de vacances, Eddie n’avait même jamais caressé un cheval. Lorsque, le matin suivant ce qu’il appela le Vaadasch Numéro Deux, il avait entendu le martèlement sourd des sabots, il avait senti son cœur se serrer de terreur. Ce n’était pas le fait de monter qui lui faisait peur, ni l’animal lui-même. C’était la possibilité — ou plutôt, la probabilité — d’avoir l’air parfaitement ridicule. Quel genre de pistolero pouvait se vanter de n’être jamais monté en selle ?
Pourtant Eddie trouva même le moyen de glisser un mot à Roland avant leur arrivée.
— Ce n’était pas pareil, la nuit dernière.
Roland haussa les sourcils.
— La nuit dernière, ça n’était pas dix-neuf.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne sais pas ce que je veux dire.
— Moi non plus, je ne sais pas, fit Jake. Mais il a raison. La nuit dernière, New York ressemblait au vrai New York, on se serait cru dans le réel. Je veux dire, je sais qu’on était vaadasch, mais il n’empêche…
— C’était réel, répéta Roland d’un air pensif.
— Aussi réel que le sont les roses, fit Jake en souriant.
C’étaient les Slightman qui menaient l’expédition de La Calla, cette fois-ci, et ils tenaient chacun une paire de chevaux au bout d’une longe. Les montures de Calla Bryn Sturgis n’avaient rien de franchement intimidant en soi, et elles n’avaient certes rien à voir avec les fiers destriers qu’Eddie avaient imaginés galopant au bord de l’Aplomb, d’après les histoires du Mejis d’antan que leur avait racontées Roland. Il vit arriver des créatures courtaudes, aux jambes musclées, au poil hirsute et aux grands yeux intelligents. Plus grands que des poneys Shetland, ils restaient très différents des fougueux étalons auxquels Eddie s’était attendu. Non seulement ceux-là étaient sellés, mais en plus, un tapis de couchage digne de ce nom avait été roulé sur chaque selle.
En se dirigeant vers son cheval (il n’avait pas eu besoin qu’on lui indique lequel était le sien, c’était le rouan), Eddie vit tous ses doutes et toutes ses craintes s’envoler. Il se contenta de se tourner vers Ben Slightman le Jeune et, après avoir examiné les étriers, de lui poser une simple et unique question.
— Ils vont être un peu courts pour moi, Ben… vous pouvez me montrer comment les rallonger ?
Lorsque le garçon fit mine de descendre pour le faire lui-même, Eddie secoua la tête.
— Ce serait mieux si je pouvais apprendre à le faire, dit-il sans aucune trace d’embarras.
Ben lui indiqua donc la marche à suivre, et Eddie se rendit compte qu’il n’avait pas vraiment besoin d’un cours. Aussitôt que Ben posa la main sur le passant de l’étrier, il comprit comment marchait le système. Ce n’était pas comme un savoir inconscient et camouflé, et pourtant ça ne lui parut pas surnaturel non plus. C’était juste que, face au cheval réel et bien vivant, il comprenait comment les choses étaient faites. Depuis son arrivée dans l’Entre-Deux-Mondes, il n’avait eu qu’une seule expérience de ce type. La première fois qu’il avait fixé l’un des pistolets de Roland autour de sa taille.
— Besoin d’aide, trésor ? demanda Susannah.
— Rattrape-moi juste si je bascule de l’autre côté, grogna-t-il — ce qui bien sûr n’arriva pas.
Le cheval se tint bien droit et oscilla à peine lorsque Eddie mit le pied à l’étrier et se hissa sur la selle noire sans fioritures.
Jake demanda à Benny s’il avait un poncho. Le fils du contremaître jeta un œil dubitatif en direction du ciel nuageux.
— Je ne crois pas qu’il va pleuvoir. Ça peut durer comme ça pendant des jours, au moment de la Moisson…
— C’est pour Ote que j’en cherche un.
D’un ton parfaitement calme et parfaitement assuré.
Il ressent exactement la même chose que moi, constata Eddie. Comme s’il avait fait ça toute sa vie.
Le garçon attrapa un poncho roulé dans une des sacoches de sa selle et le tendit à Jake. Lequel le remercia, enfila le vêtement puis logea Ote dans la grande poche ventrale qui rappelait celle d’un kangourou. Le bafouilleux n’émit pas une protestation.
Si j’avais dit à Jake que je croyais qu’Ote allait nous suivre en trottinant comme un chien de berger, m’aurait-il répondu « Je le transporte toujours comme ça, à cheval » ? se demanda Eddie. Non… mais c’est ce qu’il aurait pensé.
Ils se mirent en route, et Eddie comprit ce que tout cela lui rappelait : ces histoires de réincarnation qu’il avait entendues. Il avait tenté d’écarter cette idée, de se comporter comme ce petit dur de Brooklyn qui avait grandi dans l’ombre d’Henry Dean, mais il n’y parvint pas complètement. Cette idée de réincarnation aurait été moins dérangeante si elle lui était venue directement, mais ce n’était pas le cas. Ce qu’il se disait, c’est qu’il ne pouvait pas faire partie de la lignée de Roland, que c’était tout bonnement impossible. Sauf si Arthur l’Aîné avait fait un petit tour par Coop City, bien sûr. Pour se taper un hot-dog et un beignet de chez Dahlie Lundgren. C’était grotesque de sa part, de tirer de telles conclusions du simple fait de savoir monter un cheval doux comme un agneau sans avoir besoin d’un moniteur. Pourtant l’idée lui revint plusieurs fois au cours de la journée, par surprise, et elle le suivit même dans son sommeil : l’Eld. La lignée de l’Eld.
Ils déjeunèrent sans démonter, et tout en mangeant des popkins et en buvant du café froid, Jake rapprocha sa monture de celle de Roland. Depuis la poche kangourou du poncho, Ote lança au Pistolero un regard brillant. Jake donnait au bafouilleux de petits morceaux de son popkin et Ote avait des miettes dans les moustaches.
— Roland, puis-je te parler, en tant que notre dinh ? demanda Jake, d’un air légèrement embarrassé.
— Bien sûr, répondit Roland.
Il prit une gorgée de café et leva un visage intéressé vers le garçon, sans interrompre le mouvement de balancier sur sa selle.
— Ben — enfin, les deux Slightman mais surtout le gamin — m’a demandé si j’habiterais chez eux. Au Rocking B.
— Est-ce que tu le veux ? demanda Roland.
Les joues du garçon se couvrirent d’un voile rouge.
— Je me disais que si vous étiez en ville avec le Vieux, et que moi j’étais dans la campagne — au sud, tu intuites —, eh bien ça nous ferait deux angles différents sur la situation. Mon père dit qu’on n’a pas une vision claire des choses si on s’en tient à un seul point de vue.
— C’est assez vrai, dit Roland, en espérant que ni sa voix ni l’expression de son visage ne trahissaient le chagrin et le regret qu’il ressentit soudain.
Il se trouvait en face d’un jeune garçon qui avait honte d’être un jeune garçon. Il s’était fait un ami, et cet ami l’avait invité chez lui, comme le font parfois les amis. Benny avait sans doute promis à Jake qu’il pourrait l’aider à nourrir le bétail, et peut-être tirer avec son arc (ou son bah, s’il tirait des bolts au lieu de flèches). Benny aurait envie de lui faire partager des endroits, des endroits secrets où il était peut-être allé avec sa jumelle, en d’autres temps. Une cabane dans un arbre, ou peut-être un étang entre les joncs qui lui serait cher, ou bien un banc de rive où l’on raconterait que des pirates d’Eld auraient enterré de l’or et des bijoux. Tous ces endroits où vont les garçons. Mais une bonne partie de Jake Chambers avait désormais honte d’avoir envie d’y aller. C’était la partie qu’avaient pillée le Gardien de la porte de Dutch Hill, Gasher, l’Homme Tic-Tac. Et Roland lui-même, évidemment. S’il décidait de répondre par la négative à la requête de Jake, il était fort probable que le garçon ne le demanderait plus jamais. Et il n’en voudrait même pas à Roland, ce qui était pour lui encore pire. S’il disait oui de façon inadéquate — avec par exemple une toute petite pointe de complaisance dans la voix — le garçon changerait d’avis.
Le garçon. Le Pistolero mesura soudain combien il désirait pouvoir encore appeler Jake de cette manière, et combien le temps lui était vraisemblablement compté. Il avait un mauvais pressentiment, concernant Calla Bryn Sturgis.
— Vas-y, et grand bien t’en fasse, comme on dit par ici.
— Tu es sûr ? Parce que si tu penses avoir besoin de moi…
— C’est un bon dicton que celui de ton père. Mon vieux professeur…
— Cort ou Vannay ?
— Cort. Il disait souvent qu’un borgne ne voit pas en relief. Il faut deux yeux, légèrement séparés l’un de l’autre, pour voir les choses telles qu’elles sont vraiment. Si fait, donc. Va avec eux. Deviens ami avec ce garçon, si ça t’est naturel. Il a l’air d’accord.
Jake répondit par un « ouais » bref, mais la couleur gagna de nouveau ses joues, ce qui ravit Roland.
— Passe la journée de demain avec lui. Et ses amis, s’il a une bande avec laquelle il sort.
Jake secoua la tête.
— C’est très retiré, dans les terres. Ben dit qu’Eisenhart a plein de main-d’œuvre, qu’il y a des gosses de son âge, mais qu’il n’a pas le droit de jouer avec eux. Parce qu’il est le fils du contremaître, j’imagine.
Roland acquiesça. Voilà qui ne le surprenait pas.
— Ce soir, on t’offrira du graf, au Pavillon. Dois-je te rappeler que, passé le premier toast, c’est thé glacé à chaque tournée ?
Jake secoua la tête.
Roland se toucha la tempe, les lèvres, le coin de l’œil, puis de nouveau la bouche.
— Tête claire. Bouche cousue. En voir beaucoup. En dire peu.
Jake eut un sourire fugace et dressa le pouce en signe d’assentiment.
— Et toi ?
— Nous dormirons tous les trois chez le prêtre, cette nuit. J’espère que demain il sera en mesure de nous raconter son histoire.
— Et de vous montrer… — il était un peu en retrait des autres, mais Jake n’en baissa pas moins la voix — et de vous montrer ce dont il nous a parlé ?
— Ça, je ne sais pas, répondit Roland. Après-demain, nous irons tous les trois à cheval jusqu’au Rocking B. Nous déjeunerons peut-être avec sai Eisenhart et nous palabrerons un peu. Puis, dans les jours qui suivront, nous ferons le tour de la ville, et des environs, aussi, à quatre. Si tout se passe bien pour toi au ranch, Jake, j’aimerais que tu y restes aussi longtemps que tu le voudras, et qu’on te le proposera, bien sûr.
— C’est vrai ?
Il eut beau sauver la face (comme disait l’expression), le Pistolero constata que Jake était très heureux.
— Si fait. D’après ce que j’ai compris — ce que j’intuite — il y a trois gros poissons, à Calla Bryn Sturgis. Overholser. Took, l’épicier. Et le troisième, Eisenhart. Je serais très curieux d’entendre ce que tu auras pu découvrir à son sujet.
— Tu sauras tout, fit Jake. Et grand merci-sai.
Il se toucha la gorge trois fois. Puis son sérieux s’effaça, remplacé par un grand sourire. Le sourire d’un jeune garçon. Il lança son cheval au petit trot, pour aller annoncer à son nouvel ami qu’il avait l’autorisation de venir coucher et jouer chez lui.
— Nom d’un chien, fit Eddie.
Les mots sortirent lentement, à voix basse, comme l’exclamation d’un personnage de dessin animé frappé par la foudre. Mais au bout de presque deux mois passés dans les bois, le spectacle valait bien une exclamation. Et puis l’effet de surprise avait joué. Ils étaient tranquillement en train de trotter le long du sentier forestier, par deux (seuls Overholser et Roland faisaient cavalier seul, le premier en tête du convoi, le second fermant la marche). Une seconde plus tard, les arbres avaient disparu et la terre elle-même semblait plonger au nord, au sud et à l’est. Ils se retrouvèrent donc soudain face à une vue à couper le souffle, une vue époustouflante de la ville dont ils étaient censés sauver les enfants.
Pourtant, au début, Eddie ne concentra pas du tout son regard sur ce qui s’étendait directement à ses pieds et lorsqu’il jeta un œil vers Susannah et Jake, il constata qu’eux aussi regardaient au-delà de La Calla. Eddie n’eut pas besoin de se tourner vers Roland pour savoir que son regard à lui aussi portait plus loin. Définition du vagabond : c’est un type qui regarde toujours au-delà.
— Si fait, quelle vue, grand merci aux dieux, fit Overholser avec complaisance ; puis, avec un coup d’œil vers Callahan : et l’Homme Jésus aussi, bien sûr, tous les dieux n’font qu’un dès qu’il s’agit de dire merci, c’est ce que j’ai entendu dire, et ça me paraît juste.
Il aurait pu jacasser. Il le fit probablement ; quand on était le gros fermier du coin, il fallait en général y aller de sa petite phrase, et jusqu’au bout. Eddie n’y prêta pas attention. Il se concentrait de nouveau sur la vue.
Devant eux, au-delà du village, une bande de rivière grise fuyait vers le sud. Cette branche du fleuve appelé Devar-Tete Whye, se rappela Eddie. À sa sortie de la forêt, la Devar-Tete courait entre des berges abruptes, mais qui s’abaissaient dès que le lit pénétrait dans les champs cultivés, pour finalement disparaître entièrement. Il vit quelques rangées de palmiers, verts, sans doute pas tropicaux. Derrière le village de taille moyenne, les terres à l’ouest de la rivière étaient d’un vert luxuriant, tacheté de gris. Eddie était sûr que par temps ensoleillé, ce gris deviendrait bleu vif, et que lorsque le soleil était au zénith, l’éclat était trop violent pour les yeux. Il contemplait des rizières. Ou peut-être qu’on les appelait des champs de paddy.
Au-delà des champs, à l’est du fleuve, s’étendait le désert, sur des kilomètres. Eddie aperçut des rayures métalliques parallèles zébrant le sable, et opta pour des voies ferrées.
Et au-delà du désert — ou bien en masquant le reste — il n’y avait que le noir. Érigé dans le ciel comme un mur vaporeux, tranchant dans le vif des nuages bas.
— Là-bas s’étend Tonnefoudre, sai, dit Zalia Jaffords.
Eddie acquiesça.
— La Terre des Loups. Et de Dieu sait quoi d’autre.
— Mon-salaud, fit Slightman le Jeune.
Il essayait de prendre un ton assuré et détaché, mais Eddie entendit la peur, peut-être les larmes retenues. Pourtant les Loups ne le prendraient pas lui — quand on perdait son jumeau, on devenait par défaut un singleton, non ? En tout cas, ça avait marché pour Elvis Presley, mais le King ne venait pas de Calla Bryn Sturgis, bien entendu. Ni même de Calla Lockwood, au sud.
— Nan, le King, c’était un gars du Mississippi, dit Eddie, à voix basse.
Tian se retourna sur sa selle pour lui parler.
— Je vous demande pardon, sai ?
Prenant conscience de ce qu’il avait parlé à voix haute, Eddie leva les yeux vers Tian :
— Pardon. Je me parlais à moi-même.
Andy, le Robot Messager (Nombreuses Autres Fonctions) était en train de remonter le chemin vers eux et entendit la fin de leur échange.
— Celui qui se parle à lui-même est de bien triste compagnie. C’est un vieux dicton de La Calla, sai Eddie, ne le prenez pas pour vous, je vous prie.
— Et, comme je l’ai déjà dit et comme je le dirai sans doute encore, la morve sur une veste en daim, ça part pas, mon ami. Un vieux dicton de Calla Bryn Brooklyn.
Les circuits internes d’Andy se mirent à cliqueter. Ses yeux bleus lancèrent des éclairs.
— Morve : mucus présent dans le nez. Dérivé : morveux. Se dit d’une personne qui manque d’expérience, et imbue d’elle-même. Daim : mammifère de la famille des cervidés. Sa peau est faite d’un cuir rêche qui…
— Oublie ça, Andy, dit Susannah. Mon ami fait juste l’idiot. C’est un peu une habitude, chez lui.
— Oh, oui, répondit Andy. C’est un enfant de l’hiver. Aimeriez-vous entendre votre horoscope, Susannah-sai ? Vous allez faire la rencontre d’un bel homme ! Vous aurez deux idées, une bonne et une mauvaise. Vous aurez un bé…
— Dégage de là, imbécile, lança Overholser. File en ville, en ligne droite, sans flemmarder en route. Vérifie que tout est prêt au Pavillon. Personne ne veut de tes bon Dieu d’horoscopes — mille excuses, le Vieux.
Callahan ne releva pas la remarque. Andy s’inclina, tapota trois fois sa gorge de métal et reprit le chemin de la ville, sur un sentier raide mais plutôt large. Susannah le regarda s’éloigner avec ce qui ressemblait à du soulagement.
— Vous avez été plutôt dur avec lui, non ? demanda Eddie.
— Ce n’est rien qu’une machine, fit Overholser, en détachant bien les syllabes du dernier mot, comme s’il s’adressait à un enfant.
— Et il lui arrive d’être crispant, ajouta Tian. Mais dites-moi, sais, que dites-vous de notre Calla ?
Roland glissa son cheval entre ceux d’Eddie et de Callahan.
— C’est très beau, dit-il. Quels que soient les dieux d’ici, ils ont favorisé cet endroit. Je vois du maïs, de la vive-rave, des haricots, et… des pommes de terre ? Ce sont bien des pommes de terre ?
— Si fait, des patates, acquiesça Slightman, visiblement ravi du regard de Roland.
— Et là-bas, il y a tout ce beau riz, ajouta Roland.
— Toutes les petites exploitations près du fleuve, dit Tian, là où l’eau est douce et coule lentement. Et nous savons la chance que nous avons. Quand le riz est prêt — pour la semence ou pour la récolte —, toutes les femmes se réunissent. Ça chante dans les champs, ça danse, même.
— Comme-à-commala, fit Roland — en tout cas, c’est ce que crut entendre Eddie.
Le visage de Zalia et de Tian s’éclaira lorsqu’ils reconnurent l’allusion. Les Slightman échangèrent un regard et sourirent.
— Où avez-vous entendu la Chanson du Riz ? demanda l’Aîné. Et quand ?
— Chez moi, répondit Roland. Il y a bien longtemps. Comme-à-commala, le riz nous tombe dans les bras.
Il tendit le bras en direction de l’ouest, à l’opposé du fleuve.
— C’est la plus grosse ferme, enfouie dans le blé. C’est la vôtre, sai Overholser ?
— C’est bien la mienne, grand merci à vous.
— Et au-delà, au sud, d’autres fermes… puis les ranchs. Celui-là, c’est du bétail… celui-là, des moutons… encore du bétail… des moutons…
— Comment peux-tu faire la différence, de si loin ? demanda Susannah.
— Les moutons broutent plus près du sol, dame-sai, expliqua Overholser. Par conséquent, là où vous apercevez les taches marron du sol, ce sont des pâturages à moutons. Autour, la couleur ocre comme vous diriez sans doute, c’est du bétail.
Eddie se remémora tous les westerns qu’il avait vus au Majestic : Clint Eastwood, Paul Newman, Robert Redford, Lee Van Cleef.
— Dans mon pays à moi, on raconte des histoires de guerres ancestrales entre fermiers et ranchers, parce qu’on dit les moutons broutent trop près du sol. Qu’ils arrachent même les racines, vous intuitez, et qu’alors rien ne repousse.
— C’est de l’idiotie pure, excusez mon expression, répliqua Overholser. Les moutons broutent très près du sol, si fait, mais alors on envoie les vaches l’arroser. Leur fumier est plein de semence.
— Ah, fit Eddie.
Il ne vit pas quoi ajouter. Vue sous cet angle, toute cette histoire de guerre des fermiers était d’un ridicule achevé.
— Allons-y, reprit Overholser. La lumière du jour se perd, savez-vous, et un festin nous attend au Pavillon. Toute la ville sera réunie pour vous rencontrer.
Et pour nous inspecter des pieds à la tête, par la même occasion, pensa Eddie.
— Nous vous suivons, répondit Roland. On peut y être avant la fin du jour, ou je me trompe ?
— Nan, fit Overholser.
Il donna du pied dans les flancs de son cheval et tira sur les rênes d’un geste saccadé. La simple vision de la tête du cheval propulsée vers l’avant suffit à faire grimacer Eddie. Il s’engagea sur le chemin. Les autres suivirent.
Eddie ne devait jamais oublier leur première rencontre avec les habitants de La Calla ; le souvenir qu’elle lui laissa demeura toujours frais à son esprit. Sans doute parce que tout ce qui se produisit fut plein de surprise, et que quand tout est plein de surprise, l’expérience prend des allures de rêve. Il se rappelait le changement subtil des torches, quand la palabre eut pris fin — leur lumière étrange et variée. Il se rappelait le salut inattendu d’Ote à la foule. Les visages levés vers eux et ce mélange de panique et de colère qu’il avait ressenti à l’égard de Roland. Et Susannah, se hissant sur le tabouret du piano, dans ce lieu qu’ils appelaient la musica. Oh oui, ce souvenir-là. Tu m’étonnes. Mais le souvenir le plus vivace, plus vivace encore que celui de sa bien-aimée, était celui qu’il gardait du Pistolero.
De Roland qui dansait.
Mais avant tout cela, ils avaient dû descendre à cheval la grand-rue de La Calla, et son pressentiment était revenu. Cette prémonition, comme s’il entendait le galop des jours mauvais.
Ils atteignirent la ville même une heure avant le coucher du soleil. Les nuages se séparèrent et laissèrent filtrer les derniers rayons rouges de la lumière du jour. La rue était déserte. Le sol était un tapis de crasse graisseuse. Les sabots des chevaux produisaient un bruit mat sur les ornières dures et tassées. Eddie aperçut une écurie de louage, appelée le Repos des Voyageurs, qui semblait à mi-chemin entre la pension et l’auberge, et, au bout de la rue, un large immeuble à deux étages qui ne pouvait être que la Salle du Conseil de La Calla. À droite il distinguait la lueur des torches, et il en déduisit que des gens attendaient, mais il n’y avait personne à l’entrée nord de la ville, par laquelle ils étaient arrivés.
Le silence et les trottoirs de planches déserts commencèrent à donner la chair de poule à Eddie. Il se remémora le récit que Roland leur avait fait de la dernière entrée de Susan à Mejis, à l’arrière d’un chariot, debout, les mains liées devant elle et un nœud de chanvre autour du cou. Sa route à elle était déserte, elle aussi. Au début. Puis, non loin de l’intersection entre la Grand-Route et l’ancienne voie du Silk Ranch, Susan et ses ravisseurs avaient croisé un fermier seul, un homme avec ce que Roland appelait un regard de tueur d’agneaux. Plus tard, on l’avait bombardée de légumes et de bâtons, et même de pierres, mais ce fermier-là était arrivé le premier, planté là avec sa poignée de spathes de maïs, qu’il lui avait lancée presque gentiment, au passage… vers, eh bien, vers charyou tri, la Fête de la Moisson des Grands Anciens.
Tandis qu’ils avançaient dans Calla Bryn Sturgis, Eddie s’attendait à apercevoir cet homme-là, son regard de tueur d’agneaux, et cette poignée de spathes de maïs. Car cette ville lui paraissait mauvaise. Pas malfaisante — au sens où Mejis l’avait été, la nuit de la mort de Susan —, mais mauvaise, beaucoup plus sommairement. Mauvaise comme dans « mauvaise étoile », « mauvais choix », « mauvais augure ». Mauvais ka, peut-être.
Il se pencha vers Slightman l’Aîné.
— Mais où diable est passé tout le monde, Ben ?
— Là-bas, répondit Slightman en pointant le doigt vers la lueur des flambeaux.
— Et pourquoi tout est aussi silencieux ?
— Ils ne savent pas à quoi s’attendre, dit Callahan. Nous sommes coupés de tout, ici. Les rares étrangers que nous apercevons de temps à autre sont toujours des colporteurs, des écumeurs, des joueurs… oh, et aussi les péniches-marché qui font parfois escale ici, en plein été.
— Qu’est-ce qu’une péniche-marché ? demanda Susannah.
Callahan lui fit la description d’une grosse barge à fond plat, à roue et à rames, peinte de couleurs vives et surchargée de petites échoppes. Elles descendaient lentement le cours de la Devar-Tete Whye, s’arrêtant pour proposer leurs produits aux Callas du Mi-Croissant, jusqu’à épuisement de leurs stocks. De la camelote, pour la majeure partie, précisa Callahan, mais Eddie n’était pas certain de pouvoir lui faire totalement confiance, du moins au sujet des péniches-marché ; il en parlait avec cette sorte de dégoût presque inconscient des religieux de longue date.
— Quant aux autres étrangers, ce sont ceux qui viennent leur enlever leurs enfants, conclut-il.
Il tendit le bras vers la gauche, où un long bâtiment bas, en bois, semblait occuper la moitié de la rue. Eddie dénombra non pas deux rambardes de quatre attaches, mais huit. Des longues, avec ça.
— L’Épicerie Générale de Took, grand bien vous en fasse, dit Callahan, avec dans la voix quelque chose qui ressemblait bien à du sarcasme.
Ils arrivèrent au Pavillon. En récapitulant plus tard, Eddie évalua à sept ou huit cents le nombre d’habitants présents, mais quand il les vit pour la première fois — masse de chapeaux, de bonnets, de bottes et de mains durcies par le labeur, sous la lumière rouge et étirée de cette fin de journée — la foule lui parut gigantesque, indénombrable.
C’est de la merde qu’ils vont nous balancer à la tête, pensa Eddie. Ils vont nous balancer de la merde en hurlant « Charyou tri ».
Cette idée ridicule avait pourtant une certaine force.
Les habitants de La Calla se scindèrent en deux, dégageant au centre une allée herbeuse qui menait à une estrade de bois. Le Pavillon était entouré d’un ruban de flambeaux emprisonnés dans des cages métalliques. Ils brillaient encore tous d’un éclat jaune et ordinaire. Un fort relent d’huile parvint aux narines d’Eddie.
Overholser descendit de cheval. Les autres l’imitèrent. Eddie, Susannah et Jake se tournèrent vers Roland. Lui resta assis quelques instants, légèrement penché vers l’avant, un bras appuyé sur le pommeau de sa selle, comme perdu dans ses pensées. Puis il se découvrit et tendit son chapeau vers la foule. Il se frappa trois fois la gorge. Un murmure parcourut l’assemblée. Assentiment ou surprise ? Eddie ne sut le dire. Pas de colère, cependant, il en était certain, et c’était une bonne chose. Le Pistolero passa un de ses pieds bottés par-dessus la selle et sauta prestement de son cheval. C’est avec plus de circonspection qu’Eddie, conscient de tous ces regards tournés vers lui, se sépara de sa propre monture. Il avait enfilé le harnais de Susannah un peu plus tôt et se tenait à présent près de son cheval à elle, lui tournant le dos. Elle se glissa dans le harnais avec l’aisance d’une longue expérience. De la foule s’éleva de nouveau un murmure lorsqu’ils virent qu’elle avait les jambes coupées juste au-dessus du genou.
Overholser s’engagea dans l’allée d’un pas assuré, distribuant quelques poignées de main en chemin. Callahan le suivait de près, exécutant parfois un signe de croix dans l’air. Des mains surgirent de la foule pour s’occuper des chevaux. Roland, Eddie et Jake s’avancèrent tous trois de front. Ote était toujours blotti dans la poche ventrale du poncho que Benny avait prêté à Jake, et il observait la scène avec intérêt.
Eddie se rendit compte qu’il sentait réellement la foule — la sueur, les cheveux, les peaux brunies par le soleil, et parfois un effluve de ce que les personnages des westerns appelaient (avec un mépris similaire à celui de Callahan quand il évoquait les péniches-marché) de la « cocotte ». Il sentait aussi les odeurs de nourriture : de porc et de bœuf, de pain frais, d’oignons frits, de café et de graf. Son estomac se mit à gargouiller, pourtant il n’avait pas faim. Non, ce n’était pas vraiment de la faim. Il n’arrivait pas à se débarrasser de l’idée que ce chemin sur lequel ils avançaient allait disparaître et toute cette foule, se refermer sur eux. Ils étaient tellement silencieux ! Quelque part, tout près, il entendait les premiers engoulevents pousser leur dernier cri avant la nuit.
Overholser et Callahan montèrent sur l’estrade. Eddie s’inquiéta de voir qu’aucun de ceux du groupe qui les avaient suivis n’en faisait autant. Roland, néanmoins, monta les trois larges marches de planches sans l’ombre d’une hésitation. Eddie le suivit, sentant ses genoux trembler un peu sous lui.
— Ça va ? lui murmura Susannah à l’oreille.
— Jusqu’ici, oui.
À gauche de l’estrade on avait installé une scène ronde, sur laquelle se tenaient sept hommes, vêtus d’une chemise blanche, d’un jean bleu et d’une large ceinture à nœud. Eddie reconnut les instruments qu’il tenait, et même si la vue du banjo et de la mandoline avait de quoi lui faire craindre un accompagnement musical au rabais, elle n’en restait pas moins rassurante. On n’engageait pas de groupe pour les sacrifices humains, aux dernières nouvelles ? Peut-être un tambour ou un gong, histoire de motiver les spectateurs.
Eddie se retourna pour faire face à la foule, Susannah dans son dos. Il fut consterné de constater que l’allée qui remontait tout à l’heure du bout de la grand-rue s’était effectivement refermée. Des visages se levèrent vers lui. Des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux. Des visages sans expression, aucun enfant. C’étaient des visages qui passaient le plus clair de leur temps au soleil, comme le prouvaient les crevasses. Et ce fichu pressentiment qui ne voulait pas le quitter.
Overholser s’immobilisa près d’une table de bois brut. Dessus était posée une grosse plume gonflée. Le fermier s’en empara et la brandit au-dessus de lui. La foule, déjà discrète depuis le début, tomba dans un silence dérangeant, si absolu qu’Eddie entendit les râles qui montaient d’un poumon malade, à chaque respiration.
— Pose-moi, Eddie, dit doucement Susannah.
Cela ne le réjouit pas, mais il s’exécuta.
— Je suis Wayne Overholser, de la ferme des Sept Lieues, dit-il en s’avançant tout au bord de l’estrade et en tendant la plume devant lui. Écoutez-moi, je vous prie.
— Grand merci-sai, murmura l’assemblée.
Overholser se retourna et tendit la main vers Roland et son ka-tet, debout dans leurs vêtements souillés par le voyage (Susannah n’était pas exactement debout, mais au sol, entre Eddie et Jake, tout près d’eux). Eddie ne s’était jamais senti observé de si près.
— Nous autres, hommes de La Calla, avons entendu Tian Jaffords, George Telford, Diego Adams, et tous ceux qui désiraient parler, dans cette Salle du Conseil, poursuivit Overholser. Puis j’ai parlé moi-même. Ils vont venir et enlever les enfants, j’ai dit, en parlant des Loups, bien entendu, et puis ils nous laisseront en paix pour une génération, ou à peu près. Il en est ainsi, il en a toujours été ainsi, je dis qu’il faut laisser faire. Je pense aujourd’hui que ces paroles étaient peut-être un peu hâtives.
Nouveau murmure dans la foule, léger comme une brise.
— Lors de cette même réunion, nous avons entendu le Père Callahan annoncer qu’il y avait des pistoleros, plus au nord.
Le murmure se fit un peu plus fort. Pistoleros… Entre-Deux-Mondes… Gilead.
— Nous avons convenu entre nous qu’un groupe devait aller voir. Voici les personnes que nous avons trouvées. Ils prétendent être… ce que le Père Callahan disait qu’ils étaient.
Overholser avait soudain l’air mal à l’aise. Un peu comme s’il retenait un pet. Eddie avait déjà vu cette expression auparavant, surtout à la télé, quand un homme politique se retrouvait confronté à des faits qu’il ne pouvait éluder et dont il était bien forcé de rendre compte.
— Ils prétendent venir du monde disparu. Ce qui veut dire…
Vas-y, Wayne, pensa Eddie. Faut que ça sorte. Tu peux le faire.
— … ce qui veut dire de la lignée d’Eld.
— Les dieux soient loués ! hurla une femme. Les dieux les ont envoyés pour sauver nos babés, c’est vrai !
On entendit des « chut ! ». Overholser attendit le retour au silence, un air douloureux sur le visage, puis reprit.
— Ils peuvent en rendre compte — ils le devront, d’ailleurs —, mais j’en ai vu assez pour croire qu’ils peuvent nous aider à faire face à notre problème. Ils ont de bonnes armes — comme vous le voyez — et ils savent s’en servir. J’en jurerais, par ma montre et mon billet, et grand merci.
Cette fois-ci, le murmure de la foule prit de la force et Eddie le sentit bien intentionné. Il se détendit quelque peu.
— Très bien. Qu’ils se présentent maintenant un par un, pour que vous entendiez leurs voix et que vous voyiez bien leurs visages. Voici leur dinh, dit-il en levant la main vers Roland.
Le Pistolero s’avança d’un pas. Le soleil rouge lui mettait la joue gauche en feu ; quant à la droite, la lueur des flambeaux la peignait de jaune. Il avança une jambe. Le bruit mat du talon usé de sa botte sur les planches résonna pourtant clairement dans le silence. Pour une raison inexplicable, il évoqua pour Eddie un poing frappant sur le couvercle d’un cercueil. Il s’inclina bien bas, les paumes ouvertes, tendues devant lui.
— Roland de Gilead, fils de Steven, dit-il. De la lignée d’Eld.
Soupirs.
— Puissions-nous faire ici une heureuse rencontre.
Il recula, et jeta un regard à Eddie.
Jusque-là, il pouvait le faire.
— Eddie Dean, de New York. Fils de Wendell. En tout cas, c’est ce que prétendait ma maman, pensa-t-il.
Il ajouta, sans même s’en rendre compte :
— De la lignée d’Eld. Du ka-tet de Dix-neuf.
Il recula, et Susannah s’avança jusqu’au bord de l’estrade. Le dos droit, balayant l’audience d’un regard serein, elle dit :
— Je suis Susannah Dean, épouse d’Eddie, fille de Dan, de la lignée d’Eld, du ka-tet de Dix-Neuf, puissions-nous faire ici une heureuse rencontre et grand bien nous en fasse.
Elle fit la révérence, écartant ses jupons imaginaires.
Ce qui suscita un mélange de rires et d’applaudissements.
Pendant qu’elle se présentait, Roland se baissa pour vers Jake pour lui chuchoter brièvement quelque chose à l’oreille. Jake hocha la tête et s’avança d’un pas, l’air confiant. Il paraissait très jeune et très beau, dans cette lumière de fin du jour.
Il avança un pied et s’inclina. Sous le poids d’Ote, le poncho bâilla en avant de façon comique.
— Je m’appelle Jake Chambers, fils d’Elmer, de la lignée d’Eld, du ka-tet de Quatre-Vingt-Dix et Neuf.
Quatre-vingt-dix-neuf ? Eddie lança un regard à Susannah, laquelle haussa légèrement les épaules. C’est quoi, cette merde de quatre-vingt-dix-neuf ? Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, après tout ? Il ne savait pas non plus ce qu’était le ka-tet de Dix-Neuf, pourtant il l’avait dit lui-même.
Mais Jake n’en avait pas terminé. Il extirpa Ote de la poche du poncho de Benny Slightman. La foule frissonna en le voyant apparaître. Jake adressa un regard furtif à Roland, un regard qui disait Tu es sûr ? et Roland acquiesça.
Tout d’abord, Eddie ne pensa pas que l’ami à fourrure de Jake ferait quoi que ce soit de spécial. Les habitants de La Calla — les folken — étaient redevenus totalement silencieux, tellement silencieux qu’une fois encore, le chant du soir des oiseaux fut clairement audible.
Puis Ote se dressa sur ses pattes arrière, en avança une devant lui et salua bien bas. Il vacilla mais ne perdit pas l’équilibre. Ses petites pattes noires étaient tendues, coussinets vers le haut, reproduisant le geste de Roland. On entendit des exclamations de surprise, des rires, des applaudissements. Jake paraissait totalement abasourdi.
— Ote ! fit le bafouilleux. Eld ! Grand merci !
Chaque mot était bien articulé. Il garda la pose quelques secondes de plus, puis retomba à quatre pattes et fila se réfugier aux pieds de Jake. Un tonnerre d’applaudissements éclata. En un seul coup d’éclat, simple et brillant, Roland (car qui d’autre que lui aurait pu enseigner ce tour au bafouilleux, pensa Eddie) avait fait de ces gens des amis et des admirateurs. Pour ce soir, en tout cas.
Ce fut là la première surprise : Ote saluant toute l’assemblée des folken de La Calla et se déclarant lui-même an-tet de ses compagnons de voyage. La deuxième ne fut pas longue à se manifester.
— Je ne suis pas un orateur, dit Roland, reculant de nouveau. Ma langue est plus malhabile que celle d’un ivrogne, un soir de Fête de la Moisson. Mais Eddie nous dira bien quelques mots, j’en suis certain.
Ce fut autour d’Eddie de se retrouver abasourdi. Sous eux, la foule applaudissait et tapait des pieds pour montrer son enthousiasme. On entendit crier des Grand merci-sai et des Parlez donc, ou encore des Écoutez-le, écoutez-le. Même l’orchestre s’en mêla, entonnant un petit air inégal mais enlevé.
Il eut juste le temps de lancer à Roland un regard furieux et frénétique : Qu’est-ce que c’est que cette putain d’embrouille ? Le Pistolero lui rendit un regard vide, puis croisa les bras sur sa poitrine.
Les applaudissements se turent progressivement. Tout comme sa colère. Elle céda place à la terreur. Overholser le considérait avec intérêt, les bras croisés lui aussi, en une imitation plus ou moins consciente de Roland. En dessous de lui, Eddie apercevait quelques visages sur fond de foule anonyme : les Slightman, les Jaffords aussi. Il regarda dans une autre direction et vit Callahan, ses yeux bleus rétrécis. Et au-dessus, la cicatrice cruciforme sur son front, qui semblait scintiller.
Qu’est-ce que je suis censé leur raconter ?
Vaudrait mieux dire quelque chose, Eds, lui murmura la voix d’Henry. Ils attendent.
— Mille pardons si je suis un peu lent à démarrer, dit-il. Nous avons parcouru des kilomètres et des roues, et encore des kilomètres et des roues, et vous êtes les premiers êtres humains que nous ayons vus depuis maints…
Maints quoi ? Maintes semaines ? Maints mois ? Des années ? Des décennies, peut-être ?
Eddie éclata de rire. Il se fit l’impression du plus grand imbécile de la terre, du pauvre type sur qui on ne pouvait pas compter pour se la tenir tout seul quand il allait pisser, sans parler de tenir une arme.
— Depuis maintes lunes bleues.
Ils explosèrent littéralement de rire. Certains allèrent jusqu’à applaudir. Sans même s’en rendre compte, il avait chatouillé l’humour de ces gens. Il se détendit, et se surprit à parler de façon très naturelle. Il se rappela au passage qu’il n’y avait pas si longtemps, le pistolero en armes qui se tenait en face de ces sept cents personnes remplies de crainte et d’espoir, glandait devant sa télé dans un caleçon jaunissant, à manger des chips, à se shooter à l’héroïne et à regarder des séries télé stupides.
— Nous venons de très loin, et il nous reste bien du chemin à faire. Notre séjour ici sera de courte durée, mais nous ferons tout notre possible, écoutez-moi, je vous prie.
— Continue, l’étranger ! lança quelqu’un. Tu parles juste !
Ah ouais ? pensa Eddie. Première nouvelle, mon vieux.
Quelques Si fait et Grand bien fusèrent.
— Dans la baronnie d’où je viens, les guérisseurs ont un adage, leur dit Eddie. Il dit : Commencez par ne pas faire de mal.
Il ne se rappelait pas s’il s’agissait d’une devise d’avocat ou de médecin, mais il l’avait entendue dans pas mal de films et d’émissions de télé, et elle sonnait plutôt bien.
— Nous ne voulons faire aucun mal, ici, vous intuitez, mais il est impossible de retirer une balle, ou même une écharde dans le doigt d’un enfant, sans verser un peu de sang.
L’assemblée murmura son assentiment. Néanmoins, Overholser gardait un air impassible, et Eddie aperçut dans la foule quelques signes de doute. Il en ressentit une étrange poussée de colère. Il n’avait aucun droit d’éprouver de la colère à l’égard de ces gens qui ne leur avaient fait strictement aucun mal et ne leur avaient absolument rien refusé (du moins jusqu’à présent), mais il en éprouvait quand même.
— Nous avons un autre dicton, dans la Baronnie de New York, reprit-il. « Pas d’repas gratuit pour les braves. » D’après ce que nous avons entendu, la situation est grave. Tenir tête à ces Loups sera dangereux. Mais parfois, ne rien faire rend les gens malades et affamés.
— Écoutez-le, écoutez-le ! cria toujours la même personne, au fond.
Eddie aperçut Andy le robot, et près de lui, un grand chariot dans lequel se tenaient des hommes drapés dans de volumineuses capes noires ou bleu foncé. Eddie supposa qu’il s’agissait des Manni.
— Nous allons jeter un œil aux alentours, et une fois que nous aurons cerné le problème, nous verrons ce que nous pouvons faire. Si, pour nous, la réponse est « rien », nous vous tirerons la révérence et poursuivrons notre route.
Au deuxième ou troisième rang se tenait un homme avec un vieux chapeau blanc de cow-boy. Et des sourcils broussailleux et une moustache assortis. Eddie se fit la remarque qu’il ressemblait pas mal au Pa Cartwright de ce vieux feuilleton télé, Bonanza. Mais le sosie du patriarche n’avait pas franchement l’air enchanté par ce que disait Eddie.
— Mais si nous pouvons vous aider, nous le ferons, dit-il d’une voix soudain monocorde. Mais nous ne le ferons pas tout seuls, les amis. Écoutez-moi, je vous prie. Écoutez-moi bien. Vous feriez mieux de vous préparer à vous battre pour ce que vous voulez. À vous battre pour ce que vous voulez garder.
À ces mots, il tendit un pied devant lui — son mocassin ne produisit pas le même son sourd de coup de poing sur un cercueil, mais Eddie l’avait quand même en tête — et s’inclina. S’ensuivit un silence de mort. Puis Tian Jaffords se mit à applaudir. Zalia se joignit à lui. Suivie de Benny. Son père lui donna un petit coup de coude, mais le garçon ne s’interrompit pas, et bientôt Slightman l’Aîné fit de même.
Eddie lança à Roland un regard incendiaire. Ce qui ne modifia en rien l’expression impassible de ce dernier. Susannah lui tira le bas du pantalon, et Eddie se pencha vers elle.
— Tu t’en es bien tiré, trésor.
— Pas grâce à lui, en tout cas, fit-il avec un signe de tête en direction du Pistolero.
Mais à présent qu’il en avait terminé, il se sentait étonnamment bien. Et les grands discours n’étaient vraiment pas le point fort de Roland, Eddie le savait bien. Il pouvait s’en charger s’il n’avait pas de renfort, mais il n’y tenait pas.
Maintenant tu sais quel est ton rôle, pensa-t-il. Porte-parole de Roland de Gilead.
Mais après tout, était-ce si terrible ? Cuthbert Allgood n’avait-il pas assumé cette tâche, bien longtemps avant lui ?
Callahan avança d’un pas.
— Peut-être pourrions-nous les accueillir un peu mieux que nous ne l’avons fait, mes amis — leur souhaiter la bienvenue comme on sait le faire à Calla Bryn Sturgis.
Et il se mit à applaudir. Cette fois-ci, les folken assemblés l’imitèrent immédiatement. Les applaudissements furent longs et vigoureux. Il y eut des hourras, des sifflets, des pieds martelant le sol (ce qui fut moins spectaculaire, sans un plancher pour la résonance). La petite formation musicale ne se contenta pas de jouer un seul morceau, mais toute une série. Susannah attrapa Eddie par la main, Jake lui prit l’autre. Ils saluèrent tous les quatre comme un groupe de rock à la fin d’un concert particulièrement réussi, et le public redoubla d’applaudissements.
Callahan finit par les faire taire, en levant les mains.
— Un gros travail nous attend, mes amis. Des sujets graves auxquels nous devrons réfléchir, des choses graves à faire. Mais pour l’heure, mangeons ! Et qu’ensuite on danse, on chante et on fasse la fête !
Les applaudissements fusèrent de nouveau, que Callahan apaisa.
— Assez, cria-t-il en riant. Et vous autres Manni, au fond, je sais que vous avez apporté vos propres rations, mais je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne vous joindriez pas à nous pour les manger. Joignez-vous à nous. Grand bien vous en fasse !
Grand bien nous en fasse à tous, pensa Eddie, et pourtant ce pressentiment ne le quittait pas. C’était comme un invité qui se tient à l’écart de la fête, juste sous la lueur des flambeaux. C’était comme un son, aussi. Un talon de botte sur le plancher. Un coup de poing sur le couvercle d’un cercueil.
Bien qu’il y eût des bancs et de longues tables à tréteaux, seuls les plus âgés mangèrent leur dîner assis. Et ce fut là un fameux dîner, avec un choix de deux cents plats, pour la plupart simples et délicieux.
On commença par un toast à La Calla. C’est Vaughn Eisenhart qui en fut l’instigateur, debout avec dans une main un verre plein, et dans l’autre, la plume. Eddie se dit qu’il s’agissait probablement là de l’hymne national, version Croissant.
— Puisse-t-elle toujours bien prospérer, cria le rancher, puis il avala son verre de graf cul sec, en une ample gorgée. Eddie admira la gorge de l’homme, ne serait-ce que ça ; le graf de Calla Bryn Sturgis était si fort que le simple fait de le renifler vous mettait les larmes aux yeux.
— GRAND BIEN ! s’exclamèrent en chœur les folken.
Puis ils trinquèrent et burent.
Au même moment, les torches du Pavillon prirent la teinte rouge vermillon du soleil qui venait de se coucher. La foule y alla de ses « Ooh » et de ses « Aah », suivis d’applaudissements. D’un point de vue technologique, Eddie ne vit là rien d’extraordinaire — comparé à Blaine le Mono ou aux ordinateurs dipolaires qui menaient Lud —, mais cela projetait sur l’assemblée une lumière charmante, et ça ne paraissait pas toxique. Il se mit lui aussi à applaudir. Susannah en fit autant. Andy lui avait apporté son fauteuil roulant et l’avait déplié en la félicitant (il avait aussi proposé de tout lui dire de ce bel inconnu qu’elle allait bientôt rencontrer). À présent, elle déambulait parmi les petites grappes de gens, une assiette de nourriture sur les genoux, discutant à droite, avançant un peu, discutant à gauche, poursuivant sa route. Eddie put en déduire qu’elle avait eu sa part de cocktails et de fêtes dans le genre de celle-ci, et il se sentit un peu jaloux de son aisance.
Eddie remarqua des enfants dans la foule. Les folken avaient visiblement conclu que leurs visiteurs n’allaient pas se mettre à tirer dans le tas et faire un carnage. Les enfants les plus âgés avaient le droit de se promener où bon leur semblait. Ils se déplaçaient par petites meutes protectrices, celles qu’Eddie se rappelait de sa propre enfance, prélevant des quantités gigantesques de nourriture sur les tables (pourtant, même les appétits voraces d’une bande d’adolescents n’auraient pas suffi à entamer sérieusement un tel butin). Ils observaient les nouveaux venus, sans toutefois oser les approcher.
Les plus jeunes restaient aux côtés de leurs parents. Les malheureux pris dans l’âge ingrat de la préadolescence s’agglutinaient autour du toboggan, des balançoires et d’une cage à écureuils élaborée, tout au bout du Pavillon. Un petit nombre s’en servaient vraiment, les autres se contentant de regarder la fête avec ce regard perplexe de ceux qui ne se sentent pas à leur place. C’est vers eux que le cœur d’Eddie le portait. Il pouvait compter le nombre de paires — ça donnait le frisson — et il se dit que c’étaient ceux-là, ces enfants perplexes, juste un peu trop vieux pour jouer gaiement à la balançoire, qui seraient la cible privilégiée des Loups… si on les laissait faire, bien sûr. Il n’aperçut aucun des « crânés », et il se dit qu’on les avait écartés sciemment, pour ne pas jeter une ombre sur les réjouissances. Eddie comprenait cette attitude, mais il espérait qu’eux aussi faisaient la fête de leur côté, quelque part. (Plus tard, il apprit que tel avait été le cas — biscuits et crème glacée derrière l’église de Callahan). Jake aurait eu tout à fait sa place dans le groupe intermédiaire, s’il avait vécu à La Calla, ce qui bien sûr n’était pas le cas. Et il s’était fait un ami qui lui convenait parfaitement : plus vieux par l’âge, plus jeune par l’expérience. Ils allaient de table en table, grignotant au hasard. Ote trottinait sur les talons de Jake, l’air plutôt satisfait, balançant la tête de droite à gauche. Eddie n’avait cependant aucun doute sur le fait que, si quelqu’un se montrait agressif envers Jake de New York (ou envers son nouvel ami, Benny de La Calla), ce quelqu’un se retrouverait avec un ou deux doigts en moins. À un moment, Eddie vit les deux garçons échanger un regard et, sans même se dire un mot, éclater de rire exactement au même instant. Et la scène lui rappela sa propre enfance avec une telle vivacité qu’il en eut mal.
Non pas qu’Eddie eût beaucoup de temps pour l’introspection. Il avait appris des histoires de Roland (et aussi des actions de Roland, à diverses reprises), que les pistoleros de Gilead avaient été bien plus que des agents de la paix. Ils avaient aussi joué les messagers, les comptables, parfois même les espions, plus rarement encore les bourreaux. Mais surtout, ils étaient avant tout des diplomates. Eddie, élevé par son frère et ses amis selon des principes de sagesse du genre Pourquoi tu me broutes pas comme ta sœur ou J’ai niqué ta mère et je peux te dire que ça lui a plu, sans oublier le grand succès du siècle, Je la fermerai pas t’es pas mon père, quand je vois ta tête je gerbe par terre, ne s’était jamais considéré comme un diplomate, mais l’un dans l’autre il pouvait dire qu’il ne s’en tirait pas mal. Telford avait été coriace, mais le groupe l’avait fait taire, grand merci à tous.
Dieu sait que c’était pourtant quitte ou double : les habitants de La Calla craignaient peut-être les Loups, mais ils ne se gênaient pas pour demander au ka-tet de montrer patte blanche. Eddie comprit que Roland lui avait fait une grande faveur, en le poussant à parler devant toute l’assemblée. Ça l’avait même échauffé pour la suite.
Il leur dit à tous la même chose, sans relâche. Qu’il leur serait impossible de parler stratégie tant qu’ils n’auraient pas inspecté la ville et ses alentours. Impossible de dire combien d’hommes de La Calla devraient les rejoindre. C’est le temps qui le dirait. Ils jetteraient un coup d’œil à la lumière du jour. Il y aurait de l’eau, si Dieu le voulait. Plus tous les autres clichés qui lui vinrent à l’esprit (il fut même à deux doigts de leur promettre un poulet dans chaque marmite, une fois qu’ils auraient vaincu les Loups, mais Dieu merci il réussit à tenir sa langue). Un petit fermier du nom de Jorge Estrada voulut savoir ce qu’ils feraient si les Loups décidaient de mettre le feu au village. Un autre, Garren Strong, demanda à Eddie où seraient cachés les enfants, pendant l’attaque des Loups.
— Parce qu’on peut pas les laisser ici, vous devez bien l’intuiter, dit-il.
Eddie, qui se rendait compte qu’il n’intuitait pas grand-chose, se contenta de prendre une gorgée de graf et de rester dans le vague. Un type nommé Neil Faraday (Eddie ne sut dire s’il s’agissait d’un petit fermier ou d’un ouvrier agricole) s’approcha de lui pour lui dire que les choses étaient allées beaucoup trop loin.
— Ils n’emmènent jamais tous les enfants, vous savez.
Eddie songea un instant à lui demander ce qu’il fallait penser d’un type qui dirait : « Oh, vous savez, ils n’ont été que deux à violer ma femme », mais se ravisa.
Un moustachu au teint très mat du nom de Louis Haycox vint se présenter et annonça à Eddie qu’il avait décidé que Tian Jaffords avait raison. Il avait passé pas mal de nuits blanches depuis la réunion, à réfléchir à tout ça, et pour finir, il avait décidé de tenir bon et de se battre. S’ils voulaient bien de lui, bien entendu. Le mélange de sincérité et de terreur qu’Eddie lut sur le visage de cet homme le toucha profondément. Il ne s’agissait pas d’un gamin qui avait pris un coup de sang et ne savait pas bien dans quoi il s’engageait, mais d’un homme mûr qui ne le savait sans doute que trop bien.
Ils venaient donc avec leurs questions, et repartaient sans véritables réponses, mais l’air plus satisfait. Eddie parla jusqu’à s’en dessécher la bouche, puis troqua sa coupe de graf en bois contre du thé froid, ne voulant pas finir soûl. Il ne voulait plus rien manger, non plus ; il était plein à craquer. Mais il en venait toujours plus. Cash et Estrada. Strong et Echeverria. Winkler et Spalter (des cousins d’Overholser, à ce qu’il comprit). Freddy Rosario et Farren Posella… ou bien était-ce Freddy Posella et Farren Rosario ?
Toutes les dix à quinze minutes, les flambeaux changeaient de couleur. Du rouge au vert, du vert à l’orange, de l’orange au bleu. Les pichets de graf allaient et venaient. Les conversations se faisaient plus sonores. Les rires aussi. Eddie entendit de plus en plus distinctement les Mon-salaud et aussi ce qui ressemblait à plonge-bas ! toujours suivi d’éclats de rire.
Il vit Roland en grande discussion avec un vieillard en cape bleu. Ce vieil homme avait la barbe la plus blanche, la plus longue et la plus épaisse qu’Eddie ait vue de sa vie — en dehors d’une série-fleuve sur la Bible, à la télé. Il parlait avec ferveur, regardant le visage buriné de Roland bien en face. Il toucha même le bras du Pistolero, tira un peu sur sa manche. Roland l’écoutait, hochait la tête et ne disait rien — du moins, tout le temps qu’Eddie passa à l’observer. Mais ça l’intéresse, pensa Eddie. Oh que ouais — ce bon grand vieux tout moche entend des choses qui l’intéressent au plus haut point.
Les musiciens se réunissaient de nouveau dans leur kiosque, quand Eddie vit quelqu’un s’approcher de lui. C’était le type qui lui rappelait Pa Cartwright.
— George Telford, annonça-t-il. Bienvenue, Eddie de New York, fit-il en se touchant le front du côté du poing, sans grand enthousiasme. Puis il ouvrit la main et la tendit à Eddie. Il portait un chapeau de cow-boy — et non pas un sombrero de fermier —, mais la paume de sa main était étonnamment douce, à l’exception d’une ligne calleuse qui courait à la base de ses doigts. C’est la marque des rênes, pensa Eddie, c’est en ça que doit consister l’essentiel de son travail : tenir les rênes.
Eddie s’inclina légèrement.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, sai Telford.
L’espace d’un instant, il voulut demander si Adam, Hoss et Little Joe étaient revenus à La Ponderosa, mais, une fois encore, il décida de garder pour lui cette saillie extraordinaire.
— Et le double du compte pour vous, fiston, le double.
Ses yeux se posèrent sur le pistolet en appui sur la hanche d’Eddie, puis remontèrent vers son visage. Il avait un regard perçant et pas particulièrement amical.
— C’est votre dinh qui porte son frère jumeau, j’intuite.
Eddie sourit, mais ne dit rien.
— Wayne Overholser dit que votre jeune ka-babé leur a fait un sacré numéro, avec son arme à lui. C’est votre femme qui le porte ce soir, non ?
— Il me semble, oui, répondit Eddie, peu enchanté par cette histoire de ka-babé.
Il savait pertinemment que c’était Susannah qui portait le Ruger. Roland avait décidé qu’il serait plus acceptable que Jake n’arrivât pas armé au Rocking B d’Eisenhart.
— À quatre contre quarante, ça ferait un beau carton, pas vrai ? demanda Telford. Moi je dis : un sacré carton. Ou peut-être bien qu’ils vont venir à soixante, parce que plus personne n’est sûr du nombre, d’ailleurs c’est normal. Vingt-trois ans, ça fait un bail, vingt-trois ans de paix, si fait et grand merci aux dieux et à l’Homme Jésus.
Eddie sourit et persista à ne rien dire, espérant que Telford allait changer de sujet. Espérant que Telford allait changer d’interlocuteur, en fait.
Pas de chance. Les poivrots, il faut toujours que ça vous colle : c’était quasiment une loi de la Nature.
— Bien sûr, à quatre, armés, contre quarante… ou soixante… ce serait bien mieux que trois armés et le quatrième qui reste là à boire à votre santé. Surtout quatre armés de durs calibres, vous voyez ce que je veux dire.
— Je vois très bien, oui, fit Eddie.
Sur l’estrade où ils s’étaient présentés, Zalia Jaffords était en train de parler à Susannah. Eddie se fit la remarque que Suze avait l’air intéressée, elle aussi. Elle se met la femme du fermier dans la poche, Roland se récupère ce foutu Seigneur des Anneaux de mes deux, Jake se fait un ami, et moi, qu’est-ce que j’ai ? Un type qui ressemble à Pa Cartwright et qui me fait un contre-interrogatoire à la Perry Mason.
— Bon, vous avez d’autres armes ou pas ? demanda Telford. Vous en avez forcément d’autres, si vous avez vraiment l’intention d’affronter les Loups. Pour ma part, je pense que c’est de la folie pure et simple ; je ne l’ai jamais caché. Vaughn Eisenhart est du même avis…
— Overholser était de cet avis, et il en a changé, fit Eddie sur un ton détaché, dans le genre on-discute-pour-passer-le-temps.
Il sirota son thé et jeta un œil à Telford par-dessus le rebord de sa tasse, espérant lui voir froncer les sourcils. Ou bien lancer un bref regard exaspéré. Il ne vit ni l’un ni l’autre.
— Wayne la Girouette humaine, lâcha Telford, avant de glousser. Oui-là, oui-là, il penche d’un côté, puis de l’autre. Je me fierais pas trop à lui, jeune sai.
Eddie faillit répliquer, Si tu crois être tombé en pleine campagne électorale, tu te mets le doigt dans l’œil. Mais il n’en fit rien. Bouche cousue, en voir beaucoup, en dire peu.
— Z’avez des rapides, p’têt’ bien ? demanda Telford. Ou des grenades ?
— Oh, eh bien, fit Eddie, ça se pourrait bien.
— J’ai jamais entendu parler d’une femme pistolero.
— Ah non ?
— Ni d’un gamin pistolero, pendant qu’on y est. Ni même d’un apprenti. Comment on peut savoir que vous être bien ce que vous prétendez être ? Dites-le-moi, je vous prie.
— Eh bien ! en voilà, une colle, fit Eddie.
Il s’était pris d’une antipathie farouche pour Telford, qui lui paraissait trop vieux pour avoir des enfants en danger.
— Parce que les gens vont vouloir savoir, poursuivit Telford. Sûrement avant de déclencher la foudre.
Eddie se remémora cet adage de Roland, nous sommes peut-être en errance, mais personne ne nous fera reculer. Il paraissait clair qu’ils n’avaient pas encore compris ça. En tout cas Telford. Bien sûr, il demeurait des questions, des questions auxquelles il faudrait répondre par oui. Callahan en avait fait mention, et Roland l’avait confirmé. Trois choses. La première concernait l’assistance et le secours. Eddie n’avait pas le sentiment que ces questions-là avaient été posées, encore, il ne voyait pas comment elles auraient pu l’être, mais il ne croyait pas qu’elles seraient posées dans la Salle du Conseil de toute façon, une fois l’heure venue. Les réponses seraient peut-être données par des petites gens comme Posella et Rosario, qui ne savaient même pas de quoi ils parlaient. Par des gens qui avaient des enfants en danger, eux.
— Qui êtes-vous vraiment ? demanda Telford. Dites-le-moi, je vous prie.
— Eddie Dean, de New York. J’espère que vous ne mettez pas ma franchise en question. Par le Christ, j’espère que telle n’est pas votre intention.
Telford recula d’un pas, subitement sur ses gardes. Eddie en éprouva une farouche satisfaction. La peur ne valait peut-être pas le respect, mais bon sang, c’était mieux que rien.
— Non pas, pas du tout, mon ami ! Je vous en prie ! Mais dites-moi une chose. Vous êtes-vous déjà servi de l’arme que vous portez ? Dites-le-moi, je vous prie.
Eddie vit que Telford, bien que le craignant, ne le croyait pas vraiment. Peut-être avait-il trop gardé de l’ancien Eddie Dean — celui qui venait réellement de New York — dans sa façon d’être et dans ses expressions pour être cru de ce rancher-sai, mais Eddie pensait que le problème ne venait pas de là. Pas le fond du problème, du moins. Il avait devant lui un gars qui s’apprêtait à rester les bras croisés à regarder des créatures venues de Tonnefoudre emmener les enfants de ses voisins, et peut-être qu’un gars de ce genre ne croyait tout bonnement pas aux réponses simples et définitives que procurait une arme. Cependant, Eddie, lui, avait appris à connaître ces réponses-là. Et même à les aimer. Il se rappelait leur unique et terrible journée à Lud, à courir derrière Susannah dans son fauteuil roulant, sous un ciel plombé, tandis que résonnaient les tam-tams rituels. Il se rappelait Frank et Luster et Topsy le Marin. Et cette femme du nom de Maud, s’agenouillant pour embrasser un de ces fous qu’Eddie venait d’abattre. Qu’avait-elle dit ? Vous n’auriez pas dû tuer Winston, c’était son anniversaire. Un truc de ce genre.
— Je me suis servi de celui-ci, de l’autre, et aussi du Ruger. Et ne vous avisez plus jamais de me parler de la sorte, l’ami, comme si on était tous les deux en train de plaisanter gaiement.
— Si je vous ai offensé, pistolero, j’implore votre pardon.
Eddie se détendit quelque peu. Pistolero. Ce salopard à cheveux gris avait au moins eu la présence d’esprit de le dire, même s’il n’en croyait pas un mot.
L’orchestre se lança dans un nouveau morceau. Le chanteur se passa la sangle de sa guitare autour du cou et lança :
— Allez, tout le monde ! Assez bâfré ! Il est temps de dépenser tout ça, je veux vous voir suer !
Il y eut des hourras et des youpis. On entendit également une pétarade et Eddie abaissa immédiatement la main, comme il l’avait vu maintes fois faire à Roland, pour s’emparer de son pistolet.
— Tout doux, l’ami, fit Telford. Rien que des petits pétards. Des gosses qui font claquer des pétards, vous intuitez.
— Bien sûr. J’implore votre pardon.
— Pas de quoi, fit Telford avec un sourire.
C’était là un beau sourire de Pa Cartwright, et Eddie y vit au moins une chose avec certitude : cet homme-là ne se joindrait jamais à eux.
Pas tant que le dernier Loup de Tonnefoudre ne serait pas étendu raide mort dans ce Pavillon même, prêt pour l’inspection de toute la ville. Là, il prétendrait avoir été dans leur camp depuis le premier jour.
Les réjouissances se poursuivirent jusqu’au lever de lune, et cette nuit-là, la lune brillait haut et fort. Eddie dansa avec plusieurs dames de la ville. Il valsa deux fois avec Susannah dans ses bras, et quand vint l’heure des carrés, elle tourna et croisa — allemande à droite, allemande à gauche — dans son fauteuil roulant avec une précision ravissante. Sous la lumière changeante des flambeaux, son visage humide de sueur exprimait le ravissement. Roland dansa lui aussi, avec une certaine grâce, mais (à ce qu’en vit Eddie) sans style ni joie réels. Rien ne les préparait en tout cas à ce que réservait la fin de la soirée. Jake et Benny Slightman étaient allés rôder de leur côté, mais Eddie les aperçut agenouillés au pied d’un arbre, en train de jouer à planter leurs couteaux dans le sol.
Quand la danse prit fin, on chanta. D’abord l’orchestre lui-même, qui entama par une ballade romantique pleine de mélancolie, puis une spécialité locale très enlevée, dans un patois de La Calla dont Eddie ne réussit pas à suivre les paroles. Mais il comprit sans peine que c’était au mieux légèrement grivois ; il y eut des cris et des rires chez les hommes, et des piaillements de jubilation chez les femmes. Quelques-unes, plus âgées, se couvrirent les oreilles de leurs mains.
À la suite de ces deux premiers airs, plusieurs personnes montèrent dans le kiosque pour chanter. Eddie se fit la remarque qu’aucune d’entre elles n’avait l’étoffe d’une star, mais toutes furent accueillies avec enthousiasme quand elles s’avancèrent à tour de rôle devant le groupe, et raccompagnées par une débauche de bravos (ou, dans le cas d’une jeune et jolie demoiselle, par des « encore » lascifs) lorsqu’elles quittèrent la scène. Deux petites filles d’environ neuf ans (des vraies jumelles, de toute évidence), chantèrent une ballade appelée « Les Rues de Campara », dans une harmonie parfaite et douloureuse, accompagnées par l’une d’elles à la guitare. Eddie fut frappé par le silence presque religieux dans lequel les folken les écoutèrent. Presque tous les hommes avaient beau être salement éméchés, pas un ne vint troubler l’instant. Aucun pétard n’éclata. Nombreux furent ceux (et parmi eux, le nommé Haycox) qui écoutèrent avec le visage baigné de larmes. Si on lui avait posé la question un peu plus tôt, Eddie aurait répondu que bien sûr, il mesurait la pression émotionnelle à laquelle était soumise cette ville. Mais le fait est qu’il ne l’avait pas mesurée. Et qu’il la mesurait, maintenant.
Quand la chanson de la femme kidnappée et du cow-boy mourant prit fin, il y eut un instant de silence total — même les oiseaux de nuit s’étaient tus. Un tonnerre d’applaudissements éclata ensuite. Si on leur demandait maintenant de voter à main levée au sujet des Loups, même Pa Cartwright n’oserait pas s’opposer à la contre-attaque.
Les fillettes firent la révérence et sautèrent lestement sur l’herbe. Eddie pensait que ce serait tout pour la soirée, mais c’est alors qu’à sa grande surprise, Callahan grimpa sur scène et dit :
— Voici une chanson encore plus triste, que m’a apprise ma mère.
Et il se lança aussitôt dans une chansonnette irlandaise trépidante, « Offre-moi une autre tournée, espèce de sagouin ». Elle était au moins aussi cochonne que celle jouée par l’orchestre, mais cette fois-ci, Eddie comprit la plupart des paroles. Il se joignit gaiement au reste des habitants pour entonner le dernier vers de chaque couplet : Avant qu’on m’mette en terre, offre-moi une autre tournée, espèce de sagouin.
Susannah fit rouler son fauteuil jusqu’au belvédère et on la fit monter sur l’estrade pendant la salve d’applaudissements qui accueillit la chanson du Vieux. Elle dit quelques mots aux trois guitaristes et leur fit une démonstration sur l’un des instruments. Ils acquiescèrent tous les trois. Eddie se dit qu’ils devaient connaître au moins une version de la chanson.
La foule attendait, toute ouïe, et au premier rang, le mari de la dame en question. Il fut ravi, mais pas complètement étonné, de l’entendre attaquer « Maid of Constant Sorrow[3] », qu’il lui était arrivé de chanter, en chemin. Susannah n’était pas Joan Baez, mais sa voix avait un timbre juste, plein d’émotion. Et alors ? C’était la chanson d’une femme qui avait quitté son foyer pour un lieu étrange. Quand elle eut fini, il n’y eut pas de moment de silence comme après la prestation des fillettes, mais une série d’applaudissements sincères et enthousiastes, ponctués par des oui-là ! et des Encore ! La suite ! Susannah ne connaissait pas de suite, aussi leur fit-elle une profonde révérence, en échange. Eddie applaudit à s’en faire mal aux mains, puis il se mit à siffler avec les doigts dans la bouche.
Et c’est à ce moment précis — comme si les merveilles de cette soirée ne devaient jamais finir —, tandis qu’on faisait redescendre Susannah avec précaution, qu’ils virent Roland en personne monter sur l’estrade. Jake et son nouveau copain avaient rejoint Eddie. C’est Benny Slightman qui portait Ote dans ses bras. Jusqu’à ce soir, Eddie aurait juré que le bafouilleux aurait mordu quiconque aurait pris cette liberté, hors du ka-tet de Jake.
— Il sait chanter ? demanda Jake.
— Si c’est le cas, je suis le dernier à le savoir, gamin, fit Eddie. C’est ce qu’on va voir tout de suite.
Il ne savait pas du tout à quoi s’attendre, et il fut surpris de constater combien son cœur battait fort.
Roland retira l’étui de son pistolet et son ceinturon. Il les tendit à Susannah, qui les saisit et se les accrocha autour de la taille. Ce faisant, elle tira sur le tissu de son chemisier et l’espace d’un instant, il sembla à Eddie que ses seins avaient grossi. Mais il imputa cette impression à une illusion d’optique et n’en tint pas compte.
Les flambeaux diffusaient une lueur orange. Roland se tenait dans leur lumière, désarmé et aussi mince qu’un jeune homme. Pendant un temps, il se contenta de contempler les visages silencieux et attentifs et Eddie sentit la petite main froide de Jake se glisser dans la sienne. Pas besoin de demander au garçon ce qu’il ressentait, car Eddie ressentait exactement la même chose. Jamais il n’avait vu un homme à l’air si seul, si détaché du cours de la vie des hommes, avec sa chaleur et sa camaraderie. Le voir ici, en ce lieu de fiesta (car c’était bien là une fiesta, quel que fût le désespoir qui l’avait suscitée) ne faisait que souligner ce qu’il était vraiment, au fond : il était le dernier. Il n’y en avait d’autre que lui. Si Eddie, Jake, Susannah et Ote étaient effectivement de sa lignée, ils n’étaient que des ramifications secondaires, éloignées du tronc. Une poussée de sève tardive, en quelque sorte. Tandis que Roland… Roland…
Chut, s’admonesta Eddie. Ne pense pas à ces choses-là. Pas ce soir.
Lentement, Roland croisa les bras sur son torse fin et étroit et amena la paume de sa main droite contre sa joue gauche, et la paume de sa main gauche contre sa joue droite. Ce qui pour Eddie voulait dire que dalle ; en revanche, la réaction des sept cents spectateurs de La Calla fut immédiate : un grondement de joie et d’approbation monta de l’assemblée, bien plus puissant que des applaudissements. Eddie se remémora ce concert des Rolling Stones auquel il avait assisté. C’est exactement le son qu’avait produit le public quand le batteur des Stones, Charlie Watts, s’était mis à cogner sur sa cloche sur un rythme syncopé, qui ne pouvait être que l’intro de « Honky Tonk Woman ».
Roland demeura dans cette position, les bras croisés, les paumes contre les joues, attendant le silence.
— Quelle heureuse rencontre que la nôtre, à La Calla, dit-il enfin. Écoutez-moi, je vous prie.
— Nous disons grand merci ! grondèrent-ils tous. Puis : Nous vous écoutons de tout cœur !
Roland hocha la tête et sourit.
— Mais mes amis et moi avons beaucoup voyagé, et il nous reste beaucoup à faire et à voir. Aussi, tant que nous demeurerons parmi vous, nous ouvrirez-vous votre cœur comme nous vous ouvrons le nôtre ?
Eddie sentit un frisson glacé le parcourir. Il sentit la main de Jake serrer plus fort la sienne. C’est la première de toutes les questions, songea-t-il.
Avant même qu’il eût achevé sa pensée, leur réponse monta comme une vague.
— Si fait, et grand merci !
— Nous considérez-vous pour ce que nous sommes, et acceptez-vous ce que nous faisons ?
Et voici la deuxième, pensa Eddie, et ce fut son tour de serrer la main de Jake. Il vit Telford et le dénommé Diego Adams échanger un regard consterné, lourd de sous-entendus. Ce regard des hommes qui comprennent subitement que le marché est en train de leur passer sous le nez et qui n’y peuvent strictement rien. Trop tard, les gars, pensa Eddie.
— Des pistoleros ! cria une voix. Des pistoleros, droits et intègres, grand merci ! Grand merci, au nom de Dieu !
Les grondements d’approbation redoublèrent. Tonnerre d’applaudissements et de cris, les Si fait ! grand merci ! et même quelques Mon-salaud.
Le silence revint, et Eddie attendit qu’il pose la troisième question, la plus importante : Demandez-vous assistance et secours ?
Mais Roland ne la posa pas. Il se contenta de dire :
— Pour ce soir, nous allons nous retirer et reposer notre tête, car nous sommes fatigués. Mais auparavant, je vais vous offrir une dernière chanson et quelques pas de danse, avec plaisir, même, car je crois que vous connaissez les deux.
Un grondement de liesse accueillit sa proposition. Pour les connaître, ils les connaissaient.
— Je la connais moi-même, et je l’aime beaucoup, reprit Roland de Gilead. Je la connais depuis bien longtemps, et je ne m’attendais pas à devoir entendre à nouveau la « Chanson du Riz », surtout pas dans ma propre bouche. Je suis plus âgé à présent, et plus aussi souple qu’autrefois. J’implore votre pardon si mes pieds me trahissent…
— Pistolero, grand merci à vous ! cria une femme. Quelle joie pour nous, si fait !
— Et pour moi donc ! répondit le Pistolero d’une voix douce. Ne suis-je pas en train de vous donner la joie née de ma joie, et l’eau que je porte par la seule force de mon bras et de mon cœur ?
— Reçois les fruits de la première récolte, clamèrent-ils tous en chœur, et Eddie sentit des frissons le parcourir et les larmes lui monter aux yeux.
— Oh mon Dieu, soupira Jake. Il sait tellement de choses…
— Recevez la joie du riz, dit Roland.
Il resta debout quelques instants dans la lueur orange, comme s’il reprenait des forces, puis il se mit à exécuter une danse qui tenait autant de la gigue que du numéro de claquettes. Il commença doucement, très doucement, alternant talon et bout du pied, talon et bout du pied. Ses bottes répétaient sans arrêt ce coup de poing sur un cercueil, mais avec un rythme bien particulier. Juste un tempo, pour commencer. Puis, à mesure que les pieds du Pistolero gagnaient en vitesse, ce fut plus qu’un simple tempo : ce fut une sorte de swing. C’est le seul mot qui vînt à l’esprit d’Eddie, le seul qui lui parût approprié.
Susannah s’approcha d’eux dans son fauteuil. Elle avait les yeux écarquillés et un sourire ébahi sur les lèvres. Elle se tenait, les mains serrées sous la poitrine.
— Oh Eddie, soupira-t-elle. Tu savais qu’il était capable de faire ça ? Tu en avais la moindre idée ?
— Non, répondit Eddie. Pas la moindre.
Les pieds du Pistolero dansaient de plus en plus vite, dans ses vieilles bottes élimées. Plus vite. Le rythme se faisait de plus en plus limpide, et Jake se rendit soudain compte qu’il connaissait ce rythme. Qu’il l’avait entendu lors du premier vaadasch à New York. Avant de retrouver Eddie, un Noir avec un baladeur sur les oreilles était passé devant lui, battant la mesure avec ses sandales, et lâchant un « Cha-da-ba, cha-da-bow ! » à voix basse. Et c’était ce même rythme que Roland reproduisait sur les planches du kiosque, chaque bow ! marqué par un coup de pied avant et un frappé du talon sur le bois.
Autour d’eux, les gens se mirent à taper des mains, non pas en rythme, mais sur les temps faibles. Ils commençaient aussi à se balancer. Les femmes qui portaient des jupes les tirèrent devant elles et les firent tourner. Jake contemplait les visages, des plus jeunes aux plus vieux, et il y lut la même expression : celle de la joie à l’état pur. Pas seulement, se dit-il, et il se rappela une expression que son professeur d’anglais avait employée, pour décrire l’état dans lequel peut plonger la lecture de certains livres : l’extase de l’adéquation parfaite.
Le visage de Roland miroita bientôt de sueur. Il décroisa les bras et se mit à taper des mains. À ce signal, les habitants de La Calla commencèrent à scander un mot en rythme : Comme !… Comme !… Comme !… Jake se rappela soudain que c’était le mot que certains gosses utilisaient pour désigner le sperme, et il eut du mal à croire qu’il s’agissait là d’une simple coïncidence.
Bien sûr que non. C’est comme pour ce Noir qui battait le rythme du pied. Tout ça, c’est le Rayon, tout ça, c’est dix-neuf.
Comme !… Comme !… Comme !…
Eddie et Susannah s’étaient joints à la chanson. Benny aussi. Jake coupa court à ses réflexions et les rejoignit à son tour.
Sur la fin, Eddie fut bien incapable de retracer les paroles de la « Chanson du Riz ». Pas à cause du dialecte, pas du fait de Roland, mais parce qu’elles allaient beaucoup trop vite pour qu’il pût les suivre. Une fois, à la télé, il avait vu un commissaire-priseur dans les ventes aux enchères de tabac, en Caroline du sud. C’était exactement pareil. Il y avait des rimes fortes, des rimes faibles, des rimes décalées, et même des rimes brisées — des mots qui ne rimaient pas du tout mais qu’on plaçait de force en marge de la chanson, à des moments précis. Mais ça n’était pas une chanson, pas vraiment ; c’était comme une incantation, ou un hip-hop déchaîné au coin d’une rue. C’étaient les comparaisons les plus parlantes qu’Eddie pût trouver. Et tout le long, les pieds de Roland martelaient leur rythme enchanteur sur le plancher de l’estrade, tout le long, la foule tapait des mains et scandait Comme, comme, comme, comme.
Voici ce qu’Eddie réussit tout de même à comprendre :
Comme-à-commala
Le Riz nous tombe dans les bras
Tit’ sœur, sors l’ombrelle-ah,
Viens commala
Le Riz nous tombe dans les bras
Et coule la rivière, oui-la
Or-i-za nous appell’là
Pour voir le riz n’veau
Tout n’veau, tout beau,
Comme-à-commala !
Comme-à-commala
Le Riz nous tombe dans les bras
Dans nos poches tout droit
Viens commala
Les herb’ poussent haut
Mam’zelle et son dam’zeau
Couchés dans les roseaux
Volez, p’tits zoziaux
Dans l’ciel si haut
Comme-à-commala
Le Riz nous tombe dans les bras !
Trois couplets au moins venaient à la suite de ces deux-là. Même si Eddie avait perdu le fil depuis longtemps, il pensait en avoir saisi l’esprit : un jeune homme et une jeune femme, plantant à la fois du riz et des enfants pour le printemps à venir. Le tempo de la chanson, rapide à l’extrême au début, ne cessait d’accélérer jusqu’à ce que les paroles ne soient plus qu’un flot de charabia et que la foule applaudisse si vite que les mains se mélangeaient en une vague de chair floue. Et les talons des bottes de Roland avaient complètement disparu. Eddie aurait dit qu’il était impossible à quiconque de danser à une telle allure, surtout après avoir consommé un repas de cette richesse.
Ralentis, Roland, se surprit-il à penser. Là on ne peut pas t’appeler les pompiers si tu nous pètes une soupape.
Et soudain, à un signal que ni Eddie, ni Susannah, ni Jake ne perçurent, Roland et les folken de La Calla s’interrompirent au beau milieu d’un couplet, levèrent les bras au ciel, donnèrent un violent coup de hanche vers l’avant, comme en plein coït.
— COMMALA ! hurlèrent-ils en chœur, et tout s’arrêta net.
Roland vacilla, les joues et le front tout ruisselants de sueur… et il bascula de la scène, s’effondrant dans la foule.
Le cœur d’Eddie fit un bond monumental dans sa poitrine. Susannah poussa un cri et se précipita en avant avec son fauteuil. Jake l’arrêta en saisissant une des poignées latérales.
— Je pense que ça fait partie du spectacle !
— Oui, moi j’en suis presque certain, renchérit Benny Slightman.
La foule poussa des hourras et se mit à applaudir à tout rompre.
On fit passer Roland de bras en bras au-dessus du public. Lui levait les bras vers les étoiles. Sa poitrine se soulevait comme un soufflet. Eddie considéra le Pistolero avec une sorte d’incrédulité hilare, le voyant rouler comme sur la crête d’une vague.
— Roland qui chante, Roland qui danse, et, pour couronner le tout, Roland qui nous fait une impro à la Joey Ramone.
— De quoi tu parles, trésor ? demanda Susannah.
Eddie secoua la tête.
— Aucune importance. Mais il ne peut plus rien arriver de mieux. C’est forcément la fin de la fête.
Et c’était bien le cas.
Une demi-heure plus tard, quatre cavaliers descendirent lentement la grand-rue de Calla Bryn Sturgis. L’un d’eux était drapé dans un épais salide. À chaque expiration, des panaches de vapeur s’échappaient de leurs bouches et de celles de leurs montures. Le ciel était constellé d’un semis glacial d’éclats de diamants, les plus brillants d’entre tous étant Le Vieil Astre et la Vieille Mère. Jake était déjà parti avec les Slightman, en direction du Rocking B d’Eisenhart. Callahan menait les trois autres voyageurs, les devançant de quelques pas. Mais avant de les conduire où que ce soit, il avait insisté pour enrouler le Pistolero dans la grosse couverture.
— Mais vous dites que nous sommes à moins de deux kilomètres de chez vous, avait commencé à argumenter Roland.
— Oubliez votre bla-bla, avait répliqué Callahan. Les nuages ont bougé, la nuit est presque assez froide pour qu’il neige, et vous avez dansé un commala comme jamais je n’en ai vu depuis que je suis ici.
— Et depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda Roland.
Callahan secoua la tête.
— Je n’en sais plus rien. Vraiment, Pistolero. Je me rappelle assez bien comment je suis arrivé ici — c’était pendant l’hiver 1983, neuf ans après mon départ de la ville de Jerusalem’s Lot. Neuf ans après que j’aie récolté ça.
Il leva brièvement sa main avec la cicatrice.
— On dirait une brûlure, fit remarquer Eddie.
Callahan acquiesça, mais n’en dit pas plus.
— Quoi qu’il en soit, ici le temps est différent, comme vous avez dû vous en rendre compte.
— Il dérive, dit Susannah. Comme les points cardinaux sur la boussole.
Roland, alors qu’on l’avait déjà enveloppé dans sa couverture, avait glissé un mot à Jake en lui disant au revoir… un mot, entre autres. Eddie avait entendu un cliquetis métallique, au moment où un objet passait de la main du Pistolero à celle de l’apprenti. Un peu d’argent, peut-être.
Jake et Benny Slightman étaient partis, chevauchant côté à côte vers l’obscurité. Quand Jake s’était retourné pour un dernier signe de la main, Eddie lui avait répondu avec un pincement au cœur qui l’avait pris par surprise. Bon Dieu, tu n’es pas son père, s’était-il dit. Ce qui était vrai. Mais ça ne fit pas disparaître le pincement pour autant.
— Est-ce que tout va bien se passer, pour lui, Roland ?
Eddie s’attendait à un « oui », forcément, tout ce qu’il demandait, c’était un peu de baume à mettre sur son cœur. C’est pourquoi le long silence du Pistolero l’alarma.
Roland finit par répondre :
— Il faut espérer.
Et sur le sujet Jake Chambers, il ne voulut plus dire un mot.
Et voilà que se détachait devant eux l’église de Callahan, un bâtiment bas et sans fioritures, avec une croix surmontant la porte.
— Comment dites-vous qu’elle s’appelle, Père ? demanda Roland.
— Notre-Dame de la Sérénité.
Roland hocha la tête.
— Pas mal.
— Vous sentez ? demanda Callahan. Est-ce que l’un d’entre vous sent ?
Il n’eut pas besoin de préciser de quoi il parlait.
Roland, Eddie et Susannah restèrent immobiles pendant une bonne minute, en silence. Roland finit par secouer la tête.
Satisfait, Callahan hocha la tête.
— Elle dort — puis, après une pause — Vous pouvez remercier Dieu.
— Pourtant il y a quelque chose, là, fit Eddie, en désignant l’église d’un signe de tête. On dirait un… je ne sais pas… un poids, je dirais.
— Oui, confirma Callahan. Comme un poids. C’est affreux. Mais ce soir elle est endormie. Dieu soit loué.
Et il traça un signe de croix dans l’air glacial.
Plus bas, le long d’un sentier de terre (mais tout plat et bordé de haies soigneusement entretenues), se dressait un autre bâtiment en rondins de bois. La maison de Callahan, qu’il appelait le presbytère.
— Nous raconterez-vous votre histoire ce soir ? fit Roland.
Callahan se tourna vers le visage fin et épuisé du Pistolero et secoua la tête.
— Pas un mot, sai. Pas même si vous étiez en forme. Mon histoire ne se raconte pas sous les étoiles. Demain au petit déjeuner, avant que vos amis et vous ne partiez inspecter les alentours — ça vous conviendrait ?
— Si fait, dit Roland.
— Et si elle se réveille pendant la nuit ? demanda Susannah, en inclinant la tête en direction de l’église.
— Alors on ira, fit Roland.
— Tu sais ce qu’il faut en faire, pas vrai ? demanda Eddie.
— Peut-être bien, acquiesça Roland.
Ils s’engagèrent sur le chemin qui menait à la maison, incluant très naturellement Callahan à leur petit groupe.
— Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec ta discussion avec ce vieux Manni ? demanda Eddie.
— Peut-être bien, répéta Roland.
Il jeta un regard à Callahan.
— Dites-moi, Père, vous a-t-elle jamais envoyé vaadasch ? Vous connaissez ce terme, n’est-ce pas ?
— Je le connais, oui. Deux fois. La première, au Mexique. Dans une petite ville du nom de Los Zapatos. Et la seconde… laissez-moi réfléchir… au Château du Roi. Je pense que j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir revenir, cette fois-là.
— De quel roi parlez-vous ? demanda Susannah. D’Arthur l’Aîné ?
Callahan fit non de la tête. Sur son front, la cicatrice scintillait à la lumière des étoiles.
— Mieux vaut ne pas en parler pour l’instant. Pas la nuit.
Il adressa à Eddie un regard triste.
— Les Loups arrivent. C’est déjà assez préoccupant. Et voilà que débarque un jeune homme qui m’annonce que les Red Sox ont encore perdu le championnat… et contre les Mets ?
— J’en ai bien peur, acquiesça Eddie.
Et sa description de la dernière partie — une partie qui ne dit pas grand-chose à Roland, même si certains détails lui rappelaient le jeu de Points, aussi appelé Guichets — les accompagna jusqu’à la maison. Callahan avait une gouvernante. Ils ne la virent pas dans les parages, mais elle avait laissé un pot de chocolat chaud sur le poêle.
Tandis qu’ils buvaient, Susannah se tourna vers le Pistolero.
— Zalia m’a dit quelque chose qui devrait t’intéresser, Roland.
Ce dernier haussa les sourcils.
— Le grand-père de son mari habite chez eux. Il est réputé pour être le doyen de Calla Bryn Sturgis. Tian et le vieillard ne sont plus en bons termes depuis des années — Zalia ne sait même plus pourquoi ils se sont brouillés, c’est de l’histoire tellement ancienne —, mais elle s’entend très bien avec lui. Elle dit qu’au cours des deux ou trois dernières années, il est devenu vraiment gâteux, mais qu’il a encore des accès de lucidité. Et il prétend avoir vu un de ces Loups. Mort — elle marqua une pause. — Il prétend l’avoir tué lui-même.
— Par mon âme ! s’exclama Callahan. Que dites-vous là ?
— C’est pourtant vrai. En tout cas, c’est ce que dit Zalia.
— Voilà une histoire qui vaudrait la peine d’être entendue, dit Roland. Est-ce que c’était lors de la dernière visite des Loups ?
— Non. Et pas la fois précédente non plus. C’était à l’époque où même Overholser étaient encore dans ses lenges. La fois d’avant.
— S’ils viennent bien tous les vingt-trois ans, calcula Eddie, ça fait ça fait pas loin de soixante-dix ans.
Susannah acquiesça.
— Mais il était déjà adulte, même à l’époque. Il a raconté à Zalia qu’une piche d’entre eux était allée se poster sur la Route de l’Ouest pour attendre les Loups. Je ne sais pas ce que représente une piche…
— Cinq ou six hommes, dit Roland en hochant la tête au-dessus de sa tasse de chocolat.
— Bref, le Gran-Pere de Tian était de la partie. Et ils ont tué un des Loups.
— Et qu’est-ce que c’était ? À quoi ça ressemblait, sans son masque ? demanda Eddie.
— Ça, elle ne me l’a pas dit. Je ne crois pas qu’il lui ait raconté lui-même. Mais nous devrions…
Un ronflement résonna soudain, franc et sonore. Eddie et Susannah sursautèrent, puis se retournèrent. Le Pistolero s’était endormi. Son menton reposait sur son torse. Il avait les bras croisés, comme s’il avait sombré dans le sommeil en pensant toujours à sa petite danse. Et au riz.
Il n’y avait qu’une chambre d’amis, aussi Roland dormit-il avec Callahan. Eddie et Susannah se virent donc accorder une sorte de lune de miel à la dure : leur première nuit à deux, dans un lit et sous un toit. Ils n’étaient pas trop fatigués pour en tirer profit. Après quoi, Susannah s’endormit immédiatement. Eddie resta éveillé un peu plus longtemps. Avec quelque réticence, il porta ses pensées vers la petite église proprette de Callahan, essayant d’entrer en contact avec cette chose qui dormait dessous. Une mauvaise idée, à n’en pas douter, mais il ne résista pas à l’envie d’essayer. Il n’y avait rien. Ou plutôt, un rien en face de quelque chose.
Je pourrais la réveiller, pensa Eddie. Je crois vraiment que je pourrais.
Oui, et si j’avais une dent infectée, je pourrais me donner un coup de marteau dessus, mais dans quel but ?
Il faudra bien qu’on finisse par la réveiller. Je pense qu’on va en avoir besoin.
Peut-être, mais pas aujourd’hui. Il était temps de laisser aujourd’hui s’évanouir.
Pourtant, pendant un bon moment, Eddie en fut incapable. Les images surgissaient dans son esprit, comme des éclats de miroir brisé dans la lumière du soleil. De La Calla, qui s’étendait sous le ciel nuageux, avec la Devar-Tete Whye comme un ruban gris. Et les bandes vertes au bord : le riz nous tombe dans les bras. Jake et Benny Slightman se regardant et éclatant de rire sans même avoir échangé un mot. L’allée d’herbe verte entre la grand-rue et le pavillon. Les flambeaux qui changeaient de couleur. Ote, qui saluait et parlait (Eld ! Grand merci !), avec une clarté parfaite. Susannah qui chantait : « Toute ma vie, je n’ai connu que des chagrins. »
Cependant, ce qu’il se rappelait le plus clairement, c’était la silhouette mince et désarmée de Roland sur l’estrade, les bras croisés sur le torse et les mains appuyées sur les joues. Et ses yeux bleus délavés, qui regardaient les folken. Roland posant des questions, deux questions sur les trois. Et puis le son de ses bottes sur le plancher, lent d’abord, puis prenant de la vitesse. De plus en plus vite, jusqu’à ne plus être qu’une ligne floue à la lueur des torches. Tapant des mains. Transpirant. Souriant. Pourtant ses yeux ne souriaient pas, pas ses yeux bleus de bombardier ; ses yeux froids, comme toujours.
Pourtant, comme il avait dansé ! Doux Jésus, comme il avait dansé à la lueur des flambeaux.
Comme-à-commala, le Riz nous tombe dans les bras, pensa Eddie.
À côté de lui, Susannah gémit dans son rêve.
Eddie se tourna vers elle. Il glissa la main sous son bras, pour pouvoir la poser sur son sein. Sa dernière pensée fut pour Jake. Ils avaient intérêt à prendre soin de lui, au ranch. Dans le cas contraire, cette bande de cow-boys mal embouchés allait le regretter.
Eddie dormit. Il ne rêva pas. Et sous eux, tandis qu’avançait la nuit et que la lune se couchait, ce monde limitrophe tournait comme une horloge mourante.
Une heure avant l’aube, Roland s’éveilla de l’un de ses rêves ignobles de Jéricho Hill. Le cor. Il y avait quelque chose au sujet du cor d’Arthur l’Aîné. À ses côtés, dans le grand lit, le Vieux dormait les sourcils froncés, comme au milieu d’un cauchemar. Son front bruni était marqué d’un pli en zigzag qui brisait les bras en croix de sa cicatrice.
C’est la douleur qui avait réveillé Roland, et non son rêve dans lequel le cor glissait des mains de son ami Cuthbert, au moment de sa chute. Le Pistolero se sentait pris dans un étau, des hanches jusqu’aux chevilles. Il arrivait à visualiser la douleur comme une série de disques brillants et brûlants. C’était le prix à payer pour son extravagante prestation de la veille. S’il n’y avait que ça, ç’aurait été parfait, mais il savait que ce n’était pas dû seulement au fait d’avoir dansé le commala de manière un peu trop enthousiaste. Il ne s’agissait pas non plus de rhumatiz, comme il avait essayé de s’en convaincre depuis quelques semaines, la période nécessaire pendant laquelle son corps devait s’adapter au climat humide de l’automne. Il n’avait manqué de remarquer que ses chevilles, notamment la droite, s’étaient mises à enfler. Il avait observé une enflure similaire des genoux, et même si ses hanches avaient encore l’air bien, s’il posait les mains dessus, il sentait la droite bouger sous la peau. Non, rien à voir avec le rhumatiz qui avait affecté si tristement Cort dans sa dernière année, l’obligeant à rester cloîtré près du feu, les jours de pluie. C’était pire. De l’arthrite, et le genre grave : l’arthrite sèche. Elle ne tarderait pas à s’attaquer à ses mains. C’est bien volontiers que Roland aurait livré sa main droite en pâture à la maladie, si elle avait pu lui suffire. Il avait appris plus d’un tour à cette main, depuis qu’elle avait été amputée de deux doigts par les homarstruosités, mais elle n’avait plus jamais été la même. Seulement, ça ne se passait pas comme ça, avec les maladies, pas vrai ? On ne pouvait pas les calmer à coups de sacrifices. L’arthrite viendrait quand bon lui semblerait, et elle s’acharnerait où elle voudrait.
J’ai sûrement un an devant moi, se dit-il, allongé à côté du religieux endormi, venu du monde d’Eddie, de Susannah et de Jake. Peut-être même deux.
Non, pas deux. Peut-être même pas une année entière. Comment disait Eddie, déjà ? Arrête de te raconter des craques. Eddie avait tout un stock d’expressions de son monde, mais celle-là était particulièrement bonne. Particulièrement pertinente.
Il n’allait pas laisser tomber la Tour si Papy-le-Tordu restait capable de tirer, de seller un cheval, de découper une lanière de cuir, voire de découper du bois pour le feu, des tâches aussi simples que celles-là. Dans ce cas, il serait de la partie jusqu’à la fin. Mais il n’était pas enchanté à l’idée de devoir chevaucher derrière les autres, en dépendant d’eux, peut-être attaché à sa selle avec les rênes parce qu’il ne pourrait plus s’accrocher au pommeau. Un boulet, en somme. Un boulet qu’ils ne réussiraient pas à tirer quand il faudrait accélérer la cadence.
Si on en arrive là, je me tuerai.
Mais il ne le ferait pas. C’était la vérité. Arrête de te raconter des craques.
Ce qui le ramena à Eddie. Il fallait qu’il lui parle de Susannah, le plus vite possible. Il s’était réveillé avec cette certitude, et elle était presque aussi déplaisante que la douleur elle-même. Ce ne serait pas une partie de plaisir, mais il fallait en passer par là. Il était temps qu’Eddie soit au courant, pour Mia. Elle aurait plus de mal à s’éclipser maintenant qu’ils étaient en ville — et sous un toit —, mais il le faudrait, de toute façon. Elle ne pouvait pas plus composer avec les besoins de son bébé et ses envies à elle que Roland ne pouvait composer avec les cercles brillants de douleur qui lui enserraient la hanche et le genou droits, ainsi que les chevilles — tout en épargnant ses mains surdouées, jusqu’ici. S’il ne prévenait pas Eddie, il pourrait s’ensuivre de terribles ennuis. Et ils avaient besoin de tout sauf d’ennuis supplémentaires, en ce moment. Ils ne s’en relèveraient pas.
Ainsi allongé dans le lit, Roland luttait contre les élancements, en regardant le ciel s’éclaircir. Il fut stupéfié de constater que la lumière ne venait plus du plein est ; elle avait maintenant légèrement dérivé vers le sud.
Le lever du soleil dérivait, lui aussi.
La gouvernante, âgée d’environ quarante ans, était une belle femme. Elle s’appelait Rosalita Munoz, et quand elle vit la démarche de Roland qui s’approchait de la table, elle lui dit :
— Vous, c’est une tasse de café, et vous venez avec moi.
Tandis qu’elle allait prendre la cafetière sur le poêle, Callahan pencha la tête vers Roland avec un air interrogateur. Eddie et Susannah n’étaient pas encore levés. Ils avaient donc la cuisine pour eux tout seuls.
— Quelle est l’ampleur des dégâts, monsieur ? demanda-t-il.
— Des rhumatiz, rien de plus, fit Roland. C’est de famille, du côté paternel, nous en souffrons tous. À midi il n’y paraîtra plus, grâce au soleil et à l’air sec.
— Je connais les rhumatiz, dit Callahan. Remerciez Dieu que ce ne soit rien de pire.
— C’est ce que je fais.
Il se tourna vers Rosalita, qui apportait des tasses de café fumant.
— À vous aussi, je vous dis grand merci.
Elle posa les tasses, fit la révérence puis scruta son visage d’un air timide et grave.
— Jamais je n’ai vu une Danse du Riz aussi réussie, sai.
Roland lui adressa un sourire de travers.
— Je le paie ce matin.
— Je vais vous remettre d’aplomb. J’ai une huile-de-chat, une de mes recettes spéciales. D’abord elle va faire disparaître la douleur, et ensuite vous ne boiterez plus. Demandez à Père.
Roland se tourna vers Callahan, qui hocha la tête.
— Alors je vous prends au mot. Grand merci-sai.
Elle s’inclina de nouveau, puis prit congé.
— J’ai besoin d’une carte de La Calla, dit Roland quand elle eut quitté la pièce. Pas besoin d’une œuvre d’art, il faut juste qu’elle soit précise, et que les distances soient fiables. Vous pourriez m’en dessiner une ?
— Pas du tout. Je fais un peu de caricature, mais je ne pourrais pas vous dessiner une carte qui vous mène jusqu’au fleuve, même avec un pistolet sur la tempe. C’est seulement que je n’ai pas ce talent. Mais j’en connais deux qui pourraient vous être utiles — il éleva la voix — Rosalita ! Rosie ! Venez une minute, vous voulez bien ?
Vingt minutes plus tard, Rosalita prenait Roland par la main, de sa poigne ferme et sèche. Elle le conduisit jusqu’à l’office et ferma la porte.
— Retirez votre pantalon, je vous prie. Ne faites pas le timide, car je ne pense pas avoir de grosse surprise, à moins que les hommes soient bâtis autrement à Gilead que dans l’Intérieur.
— Je ne crois pas, non, répondit Roland en laissant choir son pantalon.
À présent le soleil était levé, à la différence d’Eddie et Susannah. Roland n’était pas pressé de les réveiller. Beaucoup de réveils matinaux les attendaient — beaucoup de nuits de veille aussi, à n’en pas douter — aussi avait-il décidé ce matin de les laisser profiter de la paix d’un toit au-dessus de leur tête, du confort d’un matelas sous leur dos et de cette exquise intimité offerte par une porte dressée entre leurs secrets et le reste du monde.
Une bouteille de liquide pâle et huileux à la main, Rosalita émit un sifflement avec sa lèvre inférieure charnue. Elle observa le genou droit de Roland, puis toucha sa hanche droite de la main gauche. Il eut un léger mouvement de recul à son contact, bien qu’elle fût la douceur incarnée.
Elle leva les yeux vers lui. Ils étaient si sombres qu’on aurait pu les croire noirs.
— Ce ne sont pas des rhumatiz. C’est de l’arthrite. Du genre qui se propage rapidement.
— Si fait. Là d’où je viens, on l’appelle parfois l’arthrite sèche, dit-il. Pas un mot à Père, ou à mes amis.
Elle le fixa attentivement de ses yeux sombres.
— Vous ne pourrez pas garder le secret très longtemps.
— Je vous entends très bien. Cependant, tant que je le pourrai, je garderai le secret. Et vous m’y aiderez.
— Si fait. Aucune crainte. Je vous suivrai.
— Grand merci. Est-ce que ça va m’aider ?
Elle baissa les yeux sur la bouteille et sourit.
— Si fait. C’est un mélange de menthe et de gomme des marais. Mais l’ingrédient secret, c’est de la bile de chat que je rajoute — rien que trois gouttes par bouteille, vous intuitez. Ce sont les chats-des-roches, ils viennent du désert, de la grande pénombre.
Elle inclina la bouteille et se versa un peu d’huile dans la paume. L’odeur de menthe monta immédiatement aux narines de Roland. Suivie par une odeur mineure, beaucoup moins plaisante. Oui, il voulait bien croire que c’était celle de la bile d’un puma ou d’un couguar, ou bien de n’importe quelle bestiole qu’on appelait chat-des-roches, dans le coin.
Elle se baissa pour faire pénétrer le mélange dans les rotules du Pistolero, et il ressentit une chaleur immédiate et intense, presque insupportable. Puis elle s’apaisa un peu, et il éprouva un soulagement qu’il n’aurait pas osé espérer.
Quand elle eut fini de l’oindre, elle demanda :
— Comment va votre corps, à présent, pistolero-sai ?
Plutôt que de répondre par des mots, il la pressa contre son corps mince et nu, et la serra très fort. Elle lui rendit son étreinte sans honte et avec beaucoup de naturel, et lui murmura à l’oreille :
— Si vous êtes bien ce que vous dites, vous devez les empêcher de prendre les babés. Non, pas un seul. Peu importe ce que peuvent raconter les gros bonnets comme Eisenhart et Telford.
— Nous ferons de notre mieux.
— Bien. Grand merci.
Elle s’écarta et regarda le sol.
— Il y a une partie de votre corps qui ne souffre pas d’arthrite, ni de rhumatisme, d’ailleurs. Elle m’a l’air très vivace. Peut-être une dame contemplera-t-elle la lune ce soir, pistolero, se languissant d’un peu de compagnie.
— Et peut-être en trouvera-t-elle, répondit Roland. Accepteriez-vous de me donner une bouteille de ce truc pour mes déplacements autour de La Calla, ou bien il vous est trop précieux ?
— Non, pas trop précieux — le sourire qui avait accompagné ses sous-entendus avait disparu, remplacé par un air grave. C’est seulement qu’il ne vous soulagera plus très longtemps.
— Je sais, fit Roland. Et peu importe. On passe le temps comme on peut, mais pour finir, le monde nous reprend tout.
— Si fait, acquiesça-t-elle. Il nous reprend tout.
Lorsqu’il ressortit de l’office, en train de boucler sa ceinture, il entendit enfin bouger dans la chambre. Un murmure d’Eddie, suivi d’une cascade de rire féminin, encore endormi.
Callahan se tenait près du poêle, se servant une tasse de café frais. Roland le rejoignit et lui dit, de manière un peu précipitée :
— Il m’a semblé voir des maquereines, sur la gauche du chemin, entre ici et l’église.
— C’est exact, et elles sont mûres. Vous avez l’œil, dites-moi.
— Si on veut, oui. J’aimerais aller en remplir mon chapeau. Et je voudrais qu’Eddie me rejoigne, pendant que sa femme se fait des œufs brouillés, mettons. Vous pouvez m’arranger ça ?
— Je pense, oui. Mais…
— Parfait, dit Roland, et il sortit.
En attendant Eddie, Roland avait déjà rempli la moitié de son chapeau de baies orange, et il en avait même avalé quelques bonnes poignées. Ses douleurs aux jambes et aux hanches s’étaient réduites avec une rapidité confondante. Tout en cueillant, il se demandait combien Cort aurait été prêt à débourser pour une seule bouteille de l’huile-de-chat de Rosalita Munoz.
— Mon vieux, ces trucs me rappellent les fruits en cire que ma mère posait sur un napperon, pour Thanksgiving, fit Eddie. Ça se mange vraiment ?
Roland attrapa une maquereine presque aussi grosse que le bout de son doigt et la fit sauter dans la bouche d’Eddie.
— Alors, est-ce qu’elles ont aussi le goût de la cire, Eddie ?
Les yeux d’Eddie, d’abord prudents, s’élargirent soudain. Il avala, fit un grand sourire, et en cueillit lui-même une pleine poignée.
— On dirait des canneberges, mais en plus sucré. Je me demande si Suze sait faire les muffins. Même si elle ne sait pas, je parie que la gouvernante de Callahan…
— Écoute-moi, Eddie. Écoute-moi attentivement et garde le contrôle de tes émotions, au nom de ton père.
Eddie tendait la main vers un buisson particulièrement chargé de maquereines. Il s’immobilisa et se contenta de fixer Roland d’un air impassible. Dans cette lumière matinale, Roland fut frappé de constater combien il paraissait plus vieux. Il avait grandi de manière extraordinaire.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Roland, qui avait gardé ce secret pour lui, tant et si bien qu’il en était devenu plus complexe qu’il ne l’était vraiment, fut surpris de la facilité et de la rapidité avec lesquelles il le révéla. Et il vit qu’il ne prenait pas Eddie totalement au dépourvu.
— Depuis combien de temps es-tu au courant ?
Roland s’attendait à une note accusatrice dans cette question, mais il n’en entendit aucune.
— Avec certitude ? Depuis sa première escapade dans les bois. Je l’ai vue manger… — Roland marqua un temps d’arrêt — … ce qu’elle mangeait. Je l’ai entendue parler avec des gens imaginaires. Mais je le soupçonne depuis bien plus longtemps. Depuis Lud.
— Et tu ne m’as rien dit.
— Non.
Et allaient suivre les accusations, arrosées d’une bonne rasade de sarcasmes à la Eddie. Mais rien ne vint.
— Tu veux savoir si je suis furax, c’est ça ? Si je vais faire des problèmes.
— C’est le cas ?
— Non. Je ne suis pas en colère, Roland. Exaspéré, peut-être, et j’ai une trouille effroyable pour Suze, mais pourquoi je serais en colère contre toi ? N’es-tu pas le dinh ?
Ce fut au tour d’Eddie de marquer une pause. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut pour se montrer plus spécifique. Ce ne fut pas facile pour lui, mais il y parvint.
— N’es-tu pas mon dinh ?
— Si, répondit Roland.
Il tendit la main et toucha le bras d’Eddie. Il était stupéfait par le désir — presque le besoin — qu’il ressentait d’expliquer. Il résista. Si Eddie pouvait aller jusqu’à l’appeler non seulement dinh, mais son dinh, il lui fallait se comporter comme tel. Il dit seulement :
— La nouvelle n’a pas l’air de t’abasourdir.
— Oh si, je suis surpris, fit Eddie. Peut-être pas abasourdi, mais… eh bien… — il cueillit quelques baies, qu’il laissa tomber dans le chapeau de Roland — mais j’ai remarqué deux ou trois détails, OK ? Parfois elle est trop pâle. Parfois elle grimace et elle s’attrape le ventre, mais quand on lui demande, elle dit que ce sont seulement des gaz. Et ses seins ont grossi. J’en suis sûr. Mais Roland, elle a toujours ses règles ! Il y a un mois environ, je l’ai vue enterrer les chiffons, et il y avait du sang dessus. Beaucoup de sang. Comment c’est possible ? Si elle est tombée enceinte en ramenant Jake — pendant qu’elle occupait le démon de l’anneau — c’était il y a au moins quatre mois, peut-être même cinq. Même en tenant compte du fait que le temps passe bizarrement, ça fait forcément aussi longtemps.
Roland hocha la tête.
— Je sais qu’elle a toujours ses règles. Et ça prouve de manière irréfutable que ce bébé n’est pas de toi. La chose qu’elle porte méprise son sang de femme.
Roland revit Susannah en train de faire éclater la grenouille dans son poing. En train de boire sa bile noire. S’en pourléchant les doigts et les babines comme si c’était du sirop.
— Est-ce que…
Eddie fit mine de manger une maquereine, puis se ravisa et la replaça dans le chapeau de Roland. Ce dernier se dit qu’il faudrait beaucoup de temps à Eddie pour retrouver un véritable appétit.
— Roland, est-ce que ça aura au moins l’air humain ?
— Non, c’est quasiment certain.
— À quoi ça ressemblera, alors ?
Avant qu’il ait pu y réfléchir, les mots sortirent tout seuls.
— Quand on parle du diable…
Eddie fit la grimace. Son visage déjà pâle vira au blanc mortuaire.
— Eddie, ça va ?
— Non. Ça ne va pas du tout. Mais je ne vais pas m’évanouir comme une fille à un concert des Beatles, si c’est ce qui t’inquiète. Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Pour l’instant, rien du tout. On a déjà trop à faire.
— Évidemment, fit Eddie. Les Loups vont débarquer dans les parages dans vingt-quatre jours, si mes calculs sont bons. Et là-bas, à New York, on est, quoi ? Le 6 juin ? Le 10 ? On se rapproche chaque jour un peu plus du 15 juillet, c’est sûr. Mais Roland — si ce qu’elle a dans le ventre n’est pas humain, rien ne nous dit que sa grossesse va durer neuf mois. Elle peut très bien accoucher au bout de six mois. Bon sang, elle pourrait même accoucher demain matin.
Roland acquiesça, et attendit. Eddie en était arrivé à ce stade de la réflexion. Il allait sans aucun doute arriver tout seul à la conclusion.
C’est ce qu’il fit.
— On est coincé, pas vrai ?
— Oui. On peut la surveiller, mais c’est à peu près tout. On ne peut même pas lui faire miroiter l’espoir de tout ralentir, parce qu’elle devinera tout de suite pourquoi on le fait. Et puis, on a besoin d’elle. Pour faire feu quand l’heure viendra, et avant ça, il nous faudra former quelques-uns de ces gens, avec les armes qu’on pourra trouver. Probablement des arcs.
Roland fit la moue. Au bout du compte, il avait fini par toucher sa cible dans le Champ du Nord avec le nombre de flèches requis par Cort, mais il n’avait jamais aimé les arcs et les flèches, ni les bahs et les bolts. C’était le choix d’armes d’un James de Curry. Pas le sien.
— On va vraiment devoir attaquer, pas vrai ?
— Oh oui.
Et Eddie sourit. Il sourit malgré lui. Il était ce qu’il était. Roland le vit et s’en réjouit intérieurement.
Sur le chemin du presbytère, Eddie demanda au Pistolero :
— Tu as été franc avec moi, Roland, pourquoi n’en fais-tu pas autant avec elle ?
— Je ne suis pas sûr de comprendre.
— Oh, moi je crois que si.
— D’accord, mais la réponse ne va pas te plaire.
— J’ai entendu toutes sortes de réponses, de ta part, et je crois pouvoir dire que si j’en ai aimé une sur cinq, c’est le maximum. (Puis, après une courte réflexion.) Nan, c’est encore trop généreux. Disons une sur cinquante.
— Celle qui se fait appeler Mia — ce qui signifie mère, en Haut Parler — intuite qu’elle porte un enfant, bien que je doute qu’elle intuite quel genre d’enfant.
Eddie accueillit l’information en silence.
— Quoi que ce soit, Mia le considère comme son bébé, et elle le protégera jusqu’à ses dernières forces. Si ça veut dire prendre le contrôle du corps de Susannah — de la même façon que Detta Walker avec celui d’Odetta Holmes — elle le fera sans hésiter.
— Et elle en a sans doute les moyens, compléta Eddie d’un ton lugubre ; puis, se tournant vers Roland : Donc, si je comprends bien ce que tu dis — arrête-moi si je me trompe —, tu ne veux pas dire à Suze qu’elle est peut-être en train de couver un monstre parce que ça pourrait nuire à son efficacité.
Roland aurait pu ergoter sur la sévérité de ce jugement, mais il n’en fit rien. Le fait est qu’Eddie avait raison.
Comme toujours quand il était en colère, l’accent des rues d’Eddie se fit plus prononcé. On aurait dit qu’il se mettait à parler par le nez, non plus par la bouche.
— Et si les choses changent d’ici un mois — si les contractions commencent et qu’elle nous sort la Créature du Lagon Noir, par exemple — ça va lui tomber dessus comme ça. Sans qu’elle ait rien vu venir.
Roland s’immobilisa à environ cinq mètres du presbytère. Par la fenêtre, il apercevait Callahan, en discussion avec deux jeunes gens, un garçon et une fille. Même d’ici, il voyait qu’il s’agissait de jumeaux.
— Roland ?
— Tu dis vrai, Eddie. Est-ce que tout ça a un sens ? Si c’est le cas, je te souhaite de le trouver. Le temps n’est plus un visage qui se reflète sur l’eau, comme tu l’as fait remarquer toi-même. C’est devenu une denrée très précieuse.
Il s’attendait de nouveau à une explosion à la Eddie, accompagnée d’une phrase du genre Va chier, ou Ras le bol de ces conneries, mais là encore, rien ne vint. Eddie le fixait, c’est tout. Un regard soutenu et empreint de tristesse. De tristesse pour Susannah, bien sûr, mais aussi pour eux deux. Eux deux, debout à conspirer contre un membre de leur tet.
— Je te suivrai, finit par dire Eddie, mais pas parce que tu es le dinh, et pas non plus parce que l’un de ces deux-là risque de revenir bousillé de Tonnefoudre — il désigna de la main les gamins avec lesquels le Vieux discutait dans son salon. J’échangerais les gosses de cette ville jusqu’au dernier contre celui que porte Suze. Si c’était le mien. Mon gosse.
— Je le sais bien, répondit Roland.
— C’est la rose qui m’intéresse. C’est la seule chose qui mérite qu’on puisse mettre Suze en danger. Mais même, il faut me promettre que, si les choses tournent mal — si elle a des contractions, ou si cette poule de Mia prend le contrôle — il faut me promettre qu’on fera tout notre possible pour la sauver.
— Telle a toujours été mon intention, dit Roland.
Et c’est alors que lui revint une image de cauchemar, brève mais extrêmement précise, celle de Jake suspendu au-dessus du gouffre, dans la montagne.
— Tu me le jures ? demanda Eddie.
— Oui.
Le regard de Roland croisa celui du jeune homme. Mais en esprit, il revit Jake sombrer dans l’abîme.
Ils arrivèrent à la porte du presbytère au moment où Callahan raccompagnait ses deux jeunes visiteurs. C’étaient sans doute les plus beaux enfants que Roland avait vus de sa vie. Ils avaient des cheveux noirs de jais, qui tombaient aux épaules du garçon, et jusqu’en bas du dos de la fille, qui les avait noués avec un ruban blanc. Leurs yeux étaient d’un bleu sombre et parfait. Leur peau laiteuse, leurs lèvres d’un incroyable rouge vif et sensuel. Quelques taches de rousseur pâles étaient posées sur leurs joues. Jusque dans la répartition de ces taches de son, Roland constata que les enfants étaient purement identiques. Leur regard passa de Roland à Eddie, puis revint se poser sur Susannah, qui se tenait appuyée dans l’embrasure de la porte de la cuisine, un torchon dans une main, une tasse de café dans l’autre. Leur visage à tous deux exprimait un mélange d’émerveillement et de curiosité. Il y avait là de la prudence, mais aucune peur.
— Roland, Eddie, je vous présente les jumeaux Tavery, Frank et Francine. C’est Rosalita qui les a fait venir — les Tavery habitent à moins de deux kilomètres d’ici. Vous aurez votre carte cet après-midi, et je doute que vous en trouviez une plus réussie de toute votre vie. C’est l’un des talents qu’ils possèdent.
Les jumeaux Tavery saluèrent, Frank en s’inclinant, et Francine par une révérence.
— Grand bien nous faites et nous disons grand merci, leur dit Roland.
Une rougeur identique gagna leurs deux visages incroyablement blancs. Ils murmurèrent des remerciements et s’apprêtèrent à se sauver. C’est alors que Roland passa le bras autour de l’épaule étroite de chacun d’eux et les reconduisit un peu sur le sentier. Il était moins saisi par leur beauté époustouflante que par la vive intelligence qu’il devinait dans leurs yeux bleus. Il était certain qu’ils allaient lui faire une carte ; et il ne doutait pas non plus que, si Callahan les avait envoyés chercher par Rosalita, c’était pour en faire une sorte d’exemple, s’il était besoin : si rien ne venait l’empêcher, d’ici un mois, l’un d’entre eux serait devenu un idiot pleurnichard.
— Sai ? demanda Frank, cette fois avec un indéniable soupçon d’angoisse dans la voix.
— Ne me craignez pas, dit Roland, mais écoutez-moi bien.
Callahan et Eddie regardèrent Roland raccompagner les jumeaux Tavery le long du chemin dallé du presbytère, jusqu’au sentier poussiéreux. Tous deux partageaient la même pensée : Roland ressemblait à un Gran-Pere bienveillant.
Susannah se joignit à eux, observa à son tour, puis attrapa Eddie par le bas de sa chemise.
— Viens avec moi, une minute.
Il la suivit dans la cuisine. Rosalita était partie, ils avaient donc la pièce pour eux. Susannah avait les yeux énormes, et brillants.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Eddie.
— Prends-moi dans tes bras.
Il s’exécuta.
— Et maintenant embrasse-moi, tant que tu en as l’occasion.
— C’est tout ce que tu veux ?
— Ça ne suffit pas ? Ça vaudrait mieux, Monsieur Dean.
Il l’embrassa de bon cœur, mais il ne put s’empêcher de remarquer combien ses seins avaient grossi, quand elle les pressa contre lui. Lorsqu’il se détacha d’elle, il se surprit à scruter son visage, en quête d’une trace de l’autre. Celle qui se faisait appeler Mère en Haut Parler. Il ne vit que Susannah, mais il se dit aussi que désormais, il serait condamné à rester sur ses gardes. Et il faisait des efforts surhumains pour éviter de fixer son ventre. On aurait dit que ses yeux étaient aimantés. Il se demanda ce qui allait changer entre eux, maintenant. Ce n’était pas là une spéculation très agréable.
— C’est mieux, comme ça ? demanda-t-il.
— Beaucoup mieux.
Un petit sourire se dessina sur ses lèvres, puis s’évanouit.
— Eddie ? Quelque chose ne va pas ?
Il sourit et l’embrassa une nouvelle fois.
— Tu veux dire, en dehors du fait qu’on va sans doute tous mourir ici ? Nan. Rien du tout.
Lui avait-il déjà menti ? Il n’en avait pas le souvenir, en tout cas il ne le croyait pas. Et même s’il lui avait menti, ça n’avait jamais été avec autant d’aplomb. Avec autant de calcul.
C’était mal.
Dix minutes plus tard, armés de tasses de café frais (et d’un bol de maquereines), ils allèrent s’installer dans la petite arrière-cour du presbytère. Le Pistolero exposa son visage aux rayons du soleil pendant un moment, savourant le poids et la chaleur des rayons sur sa peau. Puis il se tourna vers Callahan.
— Nous aimerions tous les trois entendre votre histoire, Père, si vous voulez bien la raconter. Et puis pourquoi pas, pousser jusqu’à votre église, pour voir ce qui s’y cache.
— Je veux que vous la preniez. Elle n’a pas désacralisé l’église, comment le pourrait-elle, puisque Notre-Dame de la Sérénité n’a jamais été consacrée ? Mais tout s’est détérioré. Même quand l’église était encore en voie de construction, je sentais que l’esprit de Dieu y résidait. Plus maintenant. Cette chose l’a chassé. Je veux que vous la preniez.
Roland s’apprêtait à faire une réponse pour la forme, mais Susannah le devança.
— Roland ? Tu vas bien ?
Il se tourna vers elle.
— Eh bien, oui. Pourquoi cette question ?
— Tu te frottes la hanche sans arrêt.
Vraiment ? Oui, effectivement. La douleur revenait déjà en rampant, malgré la chaleur du soleil, malgré l’huile-de-chat de Rosalita. L’arthrite sèche.
— Ce n’est rien, répondit-il. Rien qu’un peu de rhumatiz.
Elle lui lança un regard suspicieux, puis parut accepter sa réponse.
On ne peut pas rêver plus mauvais départ, avec deux d’entre nous qui font des secrets, pensa Roland. On ne peut pas continuer. Ça ne durera pas très longtemps.
Il reporta son attention sur Callahan.
— Racontez-nous votre histoire. Comment vous avez récolté ces cicatrices, comment vous êtes arrivé ici, comment vous vous êtes retrouvé en possession de la Treizième Noire. Nous voulons tout entendre, dans les moindres détails.
— Oui, murmura Eddie.
— Dans les moindres détails, renchérit Susannah.
Ils fixaient tous les trois Callahan — le Vieux, ce religieux qui se faisait appeler Père en ne se disant pas prêtre. Il porta sa main droite tordue à son front et frotta sa cicatrice.
— C’était à cause de l’alcool, finit-il par dire. C’est ce que je crois, aujourd’hui. Ni Dieu, ni démons, ni prédestination, pas même la compagnie des saints. L’alcool.
Songeur, il se tut quelques instants. Puis il leur sourit. Roland eut une réminiscence de Nort, le mangeur d’herbe de Tull, que l’homme en noir avait ramené d’outre-tombe. Nort avait ce sourire-là.
— Mais si c’est Dieu qui a créé le monde, c’est aussi Dieu qui a créé l’alcool. Et c’était aussi Sa volonté.
Le ka, pensa Roland.
Callahan resta là, assis et silencieux, frottant le crucifix imprimé sur son front, rassemblant ses esprits. Puis il commença le récit de son histoire.
C’était l’alcool, c’est la conclusion à laquelle il était arrivé quand il avait décroché, et qu’il avait recouvré sa clarté d’esprit. Ni Dieu, Ni Satan, ni quelque obscure bataille psycho-sexuelle entre sa sainte maman et son saint papa. L’alcool, point. Et qu’y avait-il de surprenant dans le fait que le whisky se fût emparé de lui ? Il était irlandais, prêtre avec ça, à quoi bon lutter ?
Après son séminaire à Boston, il avait obtenu une paroisse en ville, à Lowell, dans le Massachusetts. Il était très aimé de ses ouailles (il ne les appelait pas son troupeau, c’était un terme qu’on employait plutôt pour désigner les rats qui infestaient la décharge de la ville), mais après sept ans passés à Lowell, il avait commencé à se sentir mal à l’aise. Dans le bureau de Monseigneur Dugan, l’évêque, il avait décrit ce malaise avec tous les mots à la mode : anonymat, mal-être urbain, manque croissant d’empathie, perte du lien avec la vie de l’esprit. Avant son rendez-vous, il avait pris une petite goutte aux toilettes (suivie de quelques bonbons à la menthe, quand même, pour faire bonne mesure) et il s’était montré particulièrement éloquent. L’éloquence ne découle pas toujours de la croyance, mais elle coule souvent de la bouteille. Et ce n’était pas un menteur. Il croyait réellement ce qu’il avait raconté ce jour-là, dans le bureau de Dugan. Mot pour mot. Aussi vrai qu’il croyait en Freud, à l’avenir de la messe en langue vernaculaire, à la noblesse de La Guerre contre la Pauvreté, de Lyndon Johnson, et à la stupidité de la guerre au Viêt-Nam : ils étaient embourbés jusqu’à la taille, et ce grand crétin qui voulait persévérer. Il croyait surtout en ces idées (s’il s’agissait bien d’idées, et non de banalité débitées dans les cocktails) parce qu’elles faisaient fureur dans le gratin intellectuel. La Conscience Sociale est montée de deux points, le Foyer a perdu un quart, mais on s’y retrouve sur son investissement de départ. Ensuite, tout s’était simplifié. Ensuite il avait compris que s’il buvait trop, ce n’était pas parce qu’il se sentait déconnecté de sa vie spirituelle. Mais qu’il se sentait déconnecté de sa vie spirituelle parce qu’il buvait trop. On avait envie de protester, de dire que ça ne pouvait pas être simpliste à ce point. Pourtant ça l’était bel et bien. La voix de Dieu est faible et constante, c’est la voix d’un moineau au milieu du cyclone, comme dit le prophète Isaïe, et grand merci. Il est encore plus difficile d’entendre une petite voix si les trois quarts du temps, on est bourré comme un coing. Callahan avait quitté l’Amérique pour le monde de Roland avant la révolution informatique et l’ère du tout-jetable, mais il avait largement eu le temps d’entendre un type lors d’une réunion des AA qui disait que si on mettait un trou du cul dans l’avion à San Francisco en direction de la Côte Est, c’était le même trou du cul qui allait atterrir à Boston. Avec en général quatre ou cinq verres de plus derrière la cravate. Mais ça, c’était plus tard. En 1964, il avait cru en ce qu’il avait pu, et plein de gens s’étaient montrés soucieux de l’aider à trouver sa voie. De Lowell, il était parti pour Spofford, dans l’Ohio, dans la banlieue de Dayton. Il y était resté cinq ans, puis il avait de nouveau été pris de bougeotte. De ce fait, il avait refait le coup du grand discours. Le genre que pouvait entendre le Bureau Diocésain. Le genre qui vous faisait muter un peu plus bas. Anonymat. Perte du lien spirituel (cette fois, avec ses paroissiens de la ville). Oui, ils l’aimaient tous (et il les aimait, lui aussi), pourtant quelque chose clochait. Et quelque chose clochait effectivement, surtout dans le bar discret au coin de la rue (où, là aussi, tout le monde l’aimait bien), et dans le meuble où il rangeait ses bouteilles, dans le salon du presbytère. À part à petite dose, l’alcool devient vite toxique, et Callahan s’empoisonnait, nuit après nuit. C’était le poison dans son organisme, et non l’état du monde ou même celui de son âme, qui le faisait sombrer. Les choses avaient-elles toujours été si évidentes ? Plus tard (lors d’une autre réunion des AA), il avait entendu un type parler de l’alcoolisme et de la dépendance comme d’un éléphant au milieu du salon : on ne pouvait pas le rater. Callahan n’avait rien dit à l’époque, il n’en était qu’à ses quatre-vingt-dix premiers jours de sobriété, ce qui signifiait qu’on attendait de lui qu’il reste assis là à se taire (« Retire-toi le coton que tu as dans les oreilles et fourre-le toi dans la bouche » disaient les vieux de la vieille, grand merci), mais il aurait pu dire : si, on peut le rater. On pouvait rater l’éléphant au milieu du salon, si c’était un éléphant magique, si — comme L’Ombre — il avait le pouvoir d’obscurcir l’esprit des hommes. Le pouvoir de vous faire croire dur comme fer que vos problèmes étaient d’ordre mental et spirituel, mais en aucun cas dus à la picole. Doux Jésus, rien que la perte du sommeil paradoxal dû à l’abus d’alcool avait de quoi vous foutre en l’air dans les grandes largeurs, mais on n’y pensait pas vraiment, tant qu’on restait actif. L’alcool transformait le processus de pensée en quelque chose qui ressemblait à ce numéro de cirque, quand tous les clowns s’entassent dans la petite voiture. Quand, une fois sobre, on regardait en arrière, on était dégoûté par ce qu’on avait pu dire ou faire (« Je restais assis dans ce bar, à résoudre les problèmes du monde entier, et ensuite j’étais incapable de retrouver ma voiture au parking », avait raconté un autre type, pendant une réunion, et nous disons tous grand merci). Quant aux choses qu’on pensait, c’était encore pire. Comment pouvait-on passer la matinée à vomir, et l’après-midi à croire qu’on traversait une crise spirituelle ? C’était pourtant ce qu’il avait fait. Et aussi ce qu’avaient fait ses supérieurs, sans doute parce que bon nombre d’entre eux étaient aussi aux prises avec l’éléphant magique. Callahan avait commencé à penser qu’une église plus petite, une paroisse rurale, lui permettrait de renouer le contact avec Dieu et avec lui-même. C’est ainsi qu’au printemps 1969, il s’était à nouveau retrouvé en Nouvelle-Angleterre. La Nouvelle-Angleterre du nord, cette fois-ci. Il avait planté boutique — sacs et bagages, crucifix et chasuble — dans la charmante bourgade de Jerusalem’s Lot, dans le Maine. C’est là qu’il avait fini par rencontrer le mal à l’état pur. Là qu’il l’avait regardé droit dans les yeux.
Et qu’il avait cédé.
— Un écrivain est venu me trouver, raconta-t-il. Un dénommé Ben Mears.
— Il me semble avoir lu un livre de lui, fit Eddie. La Danse de l’air, ça s’appelait. C’est l’histoire d’un homme qui se fait pincer pour un meurtre que son frère a commis.
Callahan opina du chef.
— C’est bien lui. Il y avait aussi un professeur, Matthew Burke, et tous deux croyaient qu’un vampire sévissait à ’Salem’s Lot, du genre qui fabrique d’autres vampires.
— Pourquoi, il en existe d’autres ? demanda Eddie, en se remémorant la centaine de films qu’il avait vus au Majestic, et le millier au moins de bandes dessinées qu’il avait achetées (parfois même volées) chez Dahlie.
— Oui, et c’est là que je veux en venir, mais peu importe pour l’instant. Il y avait surtout ce garçon, il y croyait fermement. Il devait avoir l’âge de votre Jake. Ils n’ont pas réussi à me convaincre — du moins, pas au début —, mais eux étaient bien convaincus, et il était difficile de ne pas les suivre. Et puis, il faut dire qu’il se passait, vraiment quelque chose à Salem, il n’y avait aucun doute à ce sujet. Des gens qui disparaissaient. Une atmosphère de terreur sur toute la ville. Assis là au soleil, c’est impossible à décrire, pourtant c’était là. Je devais officier aux funérailles d’un autre garçon. Il s’appelait Daniel Glick. Je doute qu’il ait vraiment été la première victime de ce vampire à ’Salem’s Lot, mais je sais qu’il n’a pas été la dernière. C’est en tout cas le premier qu’on a retrouvé mort. Le jour de l’enterrement de Danny Glick, toujours est-il que ma vie a basculé. Et je ne parle plus de mon quart de whisky quotidien, non plus. Quelque chose a changé, dans ma tête. Je l’ai senti. Comme un verrou qui tourne. Et bien que je n’aie plus bu une goutte depuis des années, ce verrou est toujours tourné.
Susannah pensa : Vous êtes allé vaadasch, Père Callahan.
Eddie pensa : C’est quand tu as viré dix-neuf, mon pote. Ou peut-être bien quatre-vingt-dix-neuf. Ou peut-être les deux, qui sait.
Roland se contenta d’écouter. Il avait éradiqué de son esprit toute réflexion, il n’était plus qu’un parfait récepteur.
— L’écrivain, Mears, était tombé amoureux d’une fille de la ville, Susan Norton. Le vampire l’a enlevée. Je pense qu’il l’a fait en partie parce qu’il en a eu l’occasion, mais aussi pour punir Mears d’avoir osé former un groupe — un ka-tet — pour essayer de le chasser. Nous nous sommes rendus dans la propriété qu’avait achetée le vampire, une ruine appelée Marsten House. La chose qui habitait là-bas se faisait appeler Barlow.
Callahan sembla réfléchir quelques instants, son regard tourné vers le passé semblant glisser à travers eux. Il finit par reprendre la parole.
— Barlow n’était plus là, mais il avait laissé la femme. Ainsi qu’une lettre. Elle nous était adressée à tous, mais surtout à moi. Dès la seconde où je l’ai vue là, allongée sur le sol de la cave de Marsten House, j’ai compris qu’ils avaient dit vrai. Le médecin qui nous avait accompagnés l’a auscultée et a pris sa tension, histoire d’être certain. Pas de pouls. Tension à zéro. Mais quand Ben lui a planté le pieu dans le cœur, elle est revenue à la vie. Le sang a giclé. Elle s’est mise à hurler. Et ses mains… je me rappelle l’ombre de ses mains sur le mur…
Eddie attrapa la main de Susannah. Ils écoutaient ce récit dans un état second, comme suspendu dans l’horreur, sans savoir quoi croire. Il ne s’agissait pas là d’un train parlant, actionné par des circuits informatiques déficients, ni d’hommes et de femmes retournés à l’état sauvage. Cette chose était comparable au démon invisible qui hantait le lieu où ils avaient récupéré Jake. Ou bien au Gardien de la porte de Dutch Hill.
— Et dans cette lettre qui vous était adressée, que vous disait ce Barlow ? demanda Roland.
Que ma foi était affaiblie et que j’allais me déliter. Il avait raison, bien entendu. À l’époque, la seule chose en laquelle je croyais, c’était le Bushmills. Seulement, je ne le savais pas. Lui le savait, néanmoins. L’alcool est un vampire lui aussi, et peut-être qu’ils se reconnaissent entre eux. Le garçon qui nous accompagnait finit par se convaincre que ses parents étaient les prochains sur la liste du prince des vampires. En guise de vengeance. Ce garçon avait été fait prisonnier, voyez-vous, mais il avait réussi à s’échapper, en tuant le complice du vampire, un demi-humain nommé Straker.
Roland hocha la tête, se disant intérieurement que ce garçon lui rappelait de plus en plus Jake.
— Comment s’appelait-il ?
— Mark Petrie. Je l’ai raccompagné chez lui, sans oublier d’emporter le pouvoir considérable offert par les attributs de mon église : la croix, l’étole, l’eau bénite et, bien sûr, la Bible. Mais j’en étais venu à les considérer surtout comme des symboles, et c’était mon tendon d’Achille. Barlow était chez Petrie. Il tenait ses parents. Puis il a réussi à prendre l’enfant. J’ai brandi ma croix. Elle s’est mise à flamboyer. Il avait mal. Il a hurlé — Callahan sourit en se remémorant ce cri de souffrance, ce qui glaça le cœur d’Eddie. Je lui ai dit que s’il faisait du mal à Mark, je le détruirais, et en cet instant, j’en aurais été capable. Et il le savait. Il m’a répondu qu’il ne m’en laisserait pas le temps, et qu’il trancherait la gorge du petit avant. Et lui aussi, il en aurait été capable.
— L’impasse, quoi, murmura Eddie en se rappelant ce jour, au bord de la Mer Occidentale, où il s’était retrouvé dans une situation étrangement similaire, face à Roland. L’impasse totale, bébé.
— Et que s’est-il passé ? demanda Susannah.
Le sourire de Callahan s’évanouit. Il se frottait la main droite comme Roland sa hanche, apparemment sans s’en rendre compte.
— Le vampire m’a proposé un marché. Il laissait le gamin partir si je jetais le crucifix que j’avais entre les mains. Nous nous retrouverions face à face, désarmés. Sa foi contre la mienne. J’ai accepté. Dieu du ciel, j’ai accepté. Le garçon…
Le garçon a disparu, comme un tourbillon dans l’eau sombre.
Barlow semble grandir. Ses cheveux, qu’il porte tirés en arrière à la mode européenne, semblent flotter autour de son crâne. Il est vêtu d’un costume sombre et d’une cravate rouge vif, au nœud impeccable, et aux yeux de Callahan, il semble participer de l’obscurité qui l’entoure. Les parents de Mark Petrie sont étendus à ses pieds, le crâne broyé.
— Remplis ta part du contrat, chaman.
Mais pourquoi devrait-il le faire ? Pourquoi ne pas le chasser, s’en tenir à un match nul, pour ce soir ? Mais cette idée a quelque chose de malsain, d’horriblement malsain, mais il n’arrive pas à voir quoi. Et ces mots fétiches qui l’ont aidé dans ses moments de crise passés semblent devenus totalement inefficaces. Il ne s’agit pas d’anonymat, de manque d’empathie, ou du fameux malaise existentiel du XXe siècle ; il s’agit d’un vampire. Et…
Et sa croix, qui rougeoyait furieusement, se met soudain à noircir.
La peur lui noue l’estomac comme un entrelacs de fils électriques brûlants. Barlow s’avance vers lui, il traverse la cuisine des Petrie, et Callahan voit distinctement les crocs de la chose, parce que Barlow sourit. Et c’est du sourire du vainqueur.
Callahan recule d’un pas. Puis de deux. Puis des fesses il touche le rebord de la table, et la table à son tour heurte le mur, et alors il n’y a plus nulle part où aller.
— C’est triste de voir la foi d’un homme échouer, dit Barlow en tendant le bras.
Et pourquoi n’essaierait-il pas de l’attraper, après tout ? La croix que tient Callahan est à présent complètement noire. Elle n’est plus rien qu’un morceau de plâtre, un bibelot de pacotille acheté par sa mère dans une boutique de souvenirs de Dublin, probablement à prix d’or. Cette force qu’il avait sentie dans tout son bras, comme un voltage spirituel assez puissant pour faire exploser des murs de pierre, cette force a disparu.
Barlow la lui prend des mains. Callahan pousse un cri de désespoir, le cri d’un enfant qui comprend tout à coup que le vilain croque-mitaine existe vraiment, qu’il a toujours existé, tapi dans un placard en attendant son heure. Et alors il entend un son qui va le hanter jusqu’à la fin de ses jours, de New York et des autoroutes occultes de l’Amérique jusqu’aux réunions de AA de Topeka où il finira par devenir sobre, jusqu’à son étape ultime à Détroit et à sa vie ici, à Calla Bryn Sturgis. Il se rappellera ce son quand il se retrouvera le front barré d’une cicatrice, à deux doigts de se faire tuer. Il se le rappellera quand il se fera tuer pour de bon. Ces deux craquements secs au moment où Barlow brise les bras de la croix, et le bruit mat, insignifiant lorsqu’il en jette les restes par terre. Et il se rappellera aussi la pensée d’un ridicule cosmique qui lui vient au moment où Barlow s’empare de lui : Mon Dieu, j’ai besoin d’un verre.
Le Père regarda Roland, Eddie et Susannah avec l’air d’un homme qui se remémore soudain le moment le plus effroyable de toute son existence.
— Chez les Alcooliques Anonymes, on entend toutes sortes d’adages et de slogans. Il y en a un qui me revient quand je repense à cette nuit-là. Quand Barlow m’a attrapé par les épaules.
— Lequel ? demanda Eddie.
— Prenez garde à ce pour quoi vous priez, répondit Callahan, parce que vous pourriez bien l’obtenir.
— Vous avez eu votre verre, en conclut Roland.
— Oh oui, fit Callahan. J’ai eu mon verre.
Les mains de Barlow sont puissantes, implacables. Et tandis que Callahan est repoussé en arrière, il comprend soudain ce qui va se passer. Pas la mort. La mort serait une douceur, comparée à ça.
Non, je vous en prie, essaie-t-il d’articuler, mais aucun son ne sort de sa bouche hormis un faible gémissement enroué.
— Maintenant, prêtre, chuchote le vampire.
Callahan sent qu’on appuie sa bouche contre la chair puante et glacée de la gorge du vampire. Il n’y a ni anonymat, ni dysfonctionnement social, ni implications éthiques ou raciales. Rien que la piqûre de la mort et une veine ouverte, battant sous les assauts du sang mort et infecté de Barlow. Aucun sentiment de deuil existentiel, aucun chagrin postmoderne devant la faillite du système de valeurs américain, pas même le sentiment de culpabilité religiopsychologique de l’homme occidental. Rien d’autre que l’effort, tenter de retenir son souffle éternellement, ou de détourner la tête, ou les deux. Il n’y parvient pas. Il tient le coup pendant ce qui lui paraît une éternité, se badigeonnant les joues, le front et le menton de sang, comme si c’était de la peinture. En vain. À la fin, il fait ce que font tous les alcooliques quand l’alcool les tient : il boit.
À quoi bon lutter. Tu es foutu.
— Le garçon s’en était tiré. C’était déjà ça. Et Barlow m’a relâché. Me tuer n’aurait même pas été drôle. Non, le plus drôle, c’était de me laisser en vie. J’ai erré pendant une heure, peut-être plus, à travers une ville de moins en moins présente. Il y a peu de vampires de Type Un, et Dieu soit loué, parce qu’un Type Un peut causer un maximum de dégâts en un laps de temps extrêmement restreint. La ville était déjà à moitié infectée, mais j’étais trop aveugle — trop sous le choc — pour m’en rendre compte. Et aucun des nouveaux vampires ne m’a approché. Barlow avait apposé sa marque sur moi aussi sûrement que Dieu avait apposé le Sienne sur Caïn, avant de l’envoyer dans le Pays de Nod. Par sa montre et son billet, comme vous diriez, Roland. Il y avait une fontaine publique, dans la ruelle qui longeait la pharmacie Spencer, le genre de choses qu’aucun Ministère de la Santé n’aurait autorisé à peine quelques années plus tard, mais à l’époque il en restait une ou deux dans chaque petite ville. J’ai nettoyé le sang de Barlow de mon visage et de mon cou. J’ai aussi essayé de le retirer de mes cheveux. Et puis je suis rentré à St. Andrews, mon église. J’avais décidé de prier pour obtenir une seconde chance. Non pas auprès du Dieu des théologiens qui croient que tout le sacré et le profane viennent finalement de l’intérieur de nous, mais à l’ancien Dieu. Celui qui avait déclaré à Moïse qu’il ne devait pas souffrir de laisser une sorcière en vie, et qui avait transmis à Son fils le pouvoir de ressusciter les morts. Une seconde chance, c’est tout ce que je demandais. J’aurais donné ma vie pour ça. Quand je suis arrivé à St. Andrews, je courais presque. Il y avait trois portes d’entrée. J’ai foncé sur celle du milieu. Quelque part, une voiture a pétaradé, et quelqu’un a éclaté de rire. Je me rappelle très distinctement ces sons. Comme s’ils marquaient la fin de ma vie en tant que prêtre de la Sainte Église Romaine Catholique.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé, trésor ? demanda Susannah.
— La porte m’a rejeté. Elle avait une poignée en métal, et dès que je l’ai touchée, le feu en a jailli, comme un éclair à l’envers. Je me suis retrouvé projeté tout en bas des marches, sur le parvis en ciment. Avec ça.
Il leva sa main balafrée.
— Et ça ? demanda Eddie en désignant la cicatrice sur son front.
— Non. C’est venu plus tard. Je me suis ressaisi, et j’ai marché encore. Je suis retourné au coin de chez Spencer. Sauf que je suis rentré. Je me suis acheté une bande pour ma main. Et alors que je payais, j’ai aperçu le panneau. Montez à bord du Grand Chien Gris.
— Il veut dire Greyhounds[4], mon chou, dit Susannah à Roland. C’est une compagnie de bus qui traverse le pays. Son emblème est un lévrier.
Roland hocha la tête et dessina des moulinets avec son doigt, qui signifiaient « continuez ».
— Mlle Coogan m’a dit que le prochain bus partait pour New York, alors je me suis acheté un billet. Elle aurait pu me dire qu’il allait à Jacksonville ou à Nome ou encore à Hot Burgoo, dans le Dakota du sud, j’y serais parti tout aussi sec. Tout ce que je voulais, c’était quitter cette ville. Je me moquais de savoir que des gens rencontraient la mort, ou pire encore que la mort, je me moquais que certains d’entre eux fussent mes amis, d’autres mes paroissiens. Je voulais juste partir. Vous pouvez comprendre cela ?
— Oui, dit Roland sans l’ombre d’une hésitation. Très bien.
Callahan le regarda droit dans les yeux, et ce qu’il y vit parut le rassurer quelque peu. Lorsqu’il poursuivit son récit, il avait l’air plus calme.
— Loretta Coogan était l’une des vieilles filles de la ville. J’ai dû lui faire peur, car elle m’a demandé d’attendre le bus dehors. Je suis sorti. Le bus a fini par arriver. Je suis monté, j’ai tendu mon billet au chauffeur. Il l’a déchiré en deux, il m’en a rendu la moitié et a gardé l’autre. Je me suis assis. Le bus a démarré. Nous sommes passés sous le feu clignotant jaune du centre-ville, et j’ai su qu’on avait parcouru le premier kilomètre. Le premier kilomètre de la route qui m’a mené ici. Plus tard — vers quatre heures et demie du matin, il faisait toujours nuit, dehors — le bus s’est arrêté à
— Hartford, annonce le chauffeur de bus. On est à Hartford, mon pote. On fait une pause de vingt minutes. Vous voulez aller vous chercher un sandwich, ou quelque chose ?
Callahan extirpe tant bien que mal son portefeuille de sa poche avec sa main bandée, et manque de le lâcher. Il a dans la bouche le goût de la mort, un goût persistant, farineux, un goût de pomme pourrie. Il lui faut quelque chose pour chasser ce goût, au pire pour le changer, et si rien n’y fait, essayer au moins de le recouvrir, comme on recouvrirait une gouge dans un parquet sous un morceau de moquette bon marché.
Il tend un billet de vingt au chauffeur en lui disant :
— Vous pouvez aller me chercher une bouteille ?
— Monsieur, on a un règlement…
— Et gardez la monnaie, bien sûr. Une pinte fera l’affaire.
— Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui fasse le zouave dans mon bus. Dans deux heures, on sera à New York. Vous trouverez tout ce que vous voulez, là-bas — le chauffeur essaie d’esquisser un sourire. C’est la Ville de tous les Plaisirs, vous savez.
Callahan — il n’y a plus de Père Callahan, l’éclair de feu dans la poignée aura au moins répondu à cette question-là — ajoute un billet de dix. À présent, c’est trente dollars qu’il lui tend. Il répète au chauffeur qu’une pinte fera l’affaire, et qu’il n’attend pas de monnaie en retour. Cette fois-ci, le chauffeur, qui n’est pas un imbécile, prend l’argent.
— Mais ne venez pas faire le zouave avec moi, répète-t-il. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui fasse le zouave dans mon bus.
Callahan hoche la tête. On ne fait pas le zouave, on est d’accord là-dessus. Le chauffeur se rend dans la baraque qui fait épicerie-vente d’alcool-restauration rapide, à l’entrée de Hartford, à l’orée du matin, sous des projecteurs jaunes. Il y a en Amérique des autoroutes secrètes, des autoroutes qui se cachent. Cet endroit est situé sur l’une des bretelles de ralentissement qui mènent dans le réseau des routes de l’ombre, et Callahan le sent bien. Il le voit à la manière dont les gobelets en polystyrène et les paquets de cigarettes froissés tourbillonnent sur le macadam, dans le vent de l’aube naissante. Il l’entend dans ce murmure qui monte du panneau de la pompe à essence, le panneau qui dit : APRÈS LE COUCHER DU SOLEIL, ON PAIE D’AVANCE. Il le voit dans cet adolescent de l’autre côté de la rue, assis sous la véranda à quatre heures et demie du matin, la tête dans ses bras repliés, figure silencieuse de la douleur. Les autoroutes secrètes sont toutes proches, et elles murmurent à son oreille. « Viens, mon vieux, elles disent. C’est ici que tu pourras tout oublier, même ce nom qu’on t’a collé comme une pancarte alors que tu étais nu et sans défense, un bébé encore souillé du sang de sa mère. On t’a attaché une étiquette autour du cou comme une boîte de conserve à la queue d’un chien, pas vrai ? Mais tu n’es pas forcé de l’emmener avec toi, là-bas. Viens. Allez, viens. » Mais il ne va nulle part. Il attend le chauffeur du bus, et le voilà qui revient, avec un demi-litre de Old Log Cabin dans un sac en papier kraft. C’est une marque que Callahan connaît bien, et une bouteille de ce format doit coûter dans les deux dollars vingt-cinq, dans ce bled, ce qui signifie que le chauffeur vient de gagner un pourboire de vingt-huit dollars, plus ou moins. Pas mal. Mais c’est ça, la méthode américaine, pas vrai ? On donne beaucoup pour recevoir peu. Et si le Log Cabin réussit à effacer ce goût monstrueux de sa bouche — ce goût mille fois pire que l’élancement de la brûlure sur sa main —, alors ça vaudra jusqu’au dernier cent des trente dollars déboursés. Bon Dieu, ça vaudrait même un billet de cent. « Pas de bêtises, dit le chauffeur. Si vous commencez à faire le zouave, je vous lâche au beau milieu de la voie express du Bronx. Je jure que je le fais. »
À l’arrivée à Port Authority, Don Callahan est soûl. Mais il ne fait pas le zouave. Il reste assis bien gentiment jusqu’au moment de descendre du bus, pour se joindre au flot humain de six heures, sous la lumière froide des néons : les camés, les chauffeurs de taxi, les petits cireurs de chaussures, les filles qui sucent pour dix dollars, les garçons habillés en filles qui le font pour cinq, les flics qui font tourner leur matraque, les dealers avec leur sound machine sur l’épaule, les cols bleus fraîchement débarqués du New Jersey. Callahan se joint à eux, soûl mais silencieux ; les flics à matraque ne le remarquent pas plus que ça. L’air de Port Authority sent la cigarette, les manettes de jeu et les gaz d’échappement. Les bus garés grondent. Ici, tout le monde a l’air décalé. Sous les néons blêmes et froids, ils ont tous l’air mort.
Non, se dit-il en passant sous un panneau indiquant VERS LA RUE. Pas mort, justement. Mort-vivant.
— Eh ben ! fit Eddie, vous en avez vu de toutes les couleurs, pas vrai ? Du vert, du rouge et du bleu.
Quand le Vieux avait commencé son récit, Eddie espérait qu’il bâclerait les choses et qu’ils pourraient aller faire un tour à l’église et jeter un coup d’œil à ce qui s’y planquait. Il ne pensait pas être touché, encore moins secoué, pourtant c’était le cas. Callahan ressentait des choses dont Eddie pensait que personne d’autre que lui ne les percevait : la mélancolie des gobelets en polystyrène qui roulent sur le trottoir, le désespoir rouillé de ce panneau de station-service, l’œil qui rôde dans l’heure qui précède l’aube.
Et surtout, le fait qu’il fallait parfois encaisser.
— De toutes les couleurs ? Je n’en sais rien, fit Callahan, avant de soupirer et de hocher la tête. Oui, je suppose. J’ai passé ma première journée dans les salles de cinéma et ma première nuit dans le parc de Washington Square. J’ai vu que les sans-abri se protégeaient du froid avec du papier journal, alors j’en ai fait autant. Et c’est là la preuve que la vie — la qualité de vie, la texture de la vie — avait changé pour moi, depuis l’enterrement de Danny Glick. Ça ne vous paraît peut-être pas clair pour l’instant, mais prenez patience.
Il regarda Eddie et lui sourit.
— Et ne vous inquiétez pas, fiston, je ne vais pas passer la journée à parler. Ni même la matinée.
— Allez-y, parlez comme bon vous semblera, fit Eddie.
Callahan éclata de rire.
— Grand merci ! Si fait, grand merci beaucoup ! Ce que je m’apprêtais à vous dire, c’est que je m’étais recouvert le haut du corps avec le Daily News, et que la manchette disait : LES FRÈRES HITLER FRAPPENT DANS LE QUEENS.
— Oh mon Dieu, les frères Hitler ! s’exclama Eddie. Je me souviens d’eux. De vrais crétins. Ils tabassaient… d’ailleurs, c’étaient les juifs, ou les Noirs ?
— Les deux, répondit Callahan. Et ils leur faisaient des croix gammées sur le front, au couteau. Ils n’ont pas eu l’occasion de finir la mienne. Un vrai coup de chance, parce qu’après ça, ils avaient plein de projets en tête, qui allaient bien au-delà d’un passage à tabac. Et c’était des années plus tard, quand je suis revenu à New York.
— Une croix gammée, dit Roland. Le sigleu peint sur l’avion que nous avons trouvé près de River Crossing ? Celui avec David Quick à l’intérieur ?
— Hein-hein, fit Eddie en en dessinant une dans l’herbe, du bout de sa botte.
Les brins d’herbe se redressèrent presque instantanément, mais Roland eut le temps de constater que oui, la marque sur le front de Callahan aurait pu se transformer en croix gammée. Si on l’avait terminée.
— Ce jour-là, à la fin d’octobre 1975, reprit Callahan, les frères Hitler n’étaient rien d’autre qu’un gros titre qui me servait de couverture. Une partie de moi avait envie de se battre, pour ne pas boire. Pour essayer d’expier. En même temps, je sentais le sang de Barlow circuler dans mes veines, s’enfoncer de plus en plus loin en moi. Le monde n’avait plus la même odeur, il commençait à sentir mauvais. Le monde avait même l’air différent, tout se dégradait. Et ce goût, son goût, qui revenait se glisser dans ma bouche, un goût de poisson mort ou de vin pourri. Je n’avais aucun espoir de salut. Ne croyez pas cela. Mais l’expiation n’a rien à voir avec le salut, de toute façon. Rien à voir avec le Paradis. Il s’agit de laver sa conscience, ici, sur terre. Et ça ne se fait pas soûl. Je ne me considérais pas comme un alcoolique, pas même à cette époque, en revanche je me demandais s’il m’avait bel et bien transformé en vampire. Si le soleil allait me brûler la peau, ou si j’allais me mettre à regarder le cou des femmes — il haussa les épaules et eut un petit rire — ou même celui des hommes. Vous savez ce qu’on dit de la prêtrise : que nous ne sommes qu’une bande de pédales qui passent leur temps à agiter la croix sous le nez des gens.
— Mais vous n’étiez pas devenu un vampire, conclut Eddie.
— Pas même un vampire de Type Trois. J’étais juste souillé. À l’écart de tout. Rejeté. À sentir en permanence sa pestilence et à voir le monde comme doivent le voir les créatures comme lui, dans les tons gris et rouge. Le rouge est la seule couleur vive que j’aie pu voir, pendant des années. Tout le reste n’était qu’un murmure. Il me semble que je cherchais une agence Manpower — vous savez, le travail par intérim ? J’étais encore plutôt acharné, à ce moment-là, et il faut dire que j’étais beaucoup plus jeune, aussi. Je n’ai pas trouvé l’agence. En revanche, j’ai trouvé mon Foyer. Au coin de la 1re Avenue et de la 47e Rue, non loin des Nations unies.
Roland, Eddie et Susannah échangèrent un regard. Quel que fût ce Foyer, il se situait à quelques mètres à peine du terrain vague. Sauf qu’à l’époque, ça n’était pas un terrain vague, pensa Eddie. Pas en 1975. En 1975, c’était probablement Tom et Gerry — Charcuterie fine et artistique, Spécialistes en réceptions. Il se surprit à regretter l’absence de Jake. Eddie se disait qu’il sauterait dans tous les sens, s’il entendait une chose pareille.
— Ce Foyer, c’était quel genre de boutique ? demanda Roland.
— Ce n’était pas du tout une boutique, mais un refuge, un centre. Un centre alcoolisé. Je ne peux pas vous assurer que c’était le seul de Manhattan, mais en tout cas ils n’étaient pas légion. À l’époque, je ne savais pas grand-chose des foyers de ce genre — seulement quelques informations, du temps de ma première paroisse — mais, au fil du temps, j’ai appris beaucoup. J’ai vu les deux facettes du système. À certains moments, j’étais ce type qui sert des bols de soupe à six heures du soir, et qui distribue des couvertures à neuf ; à d’autres, j’étais celui qui buvait la soupe et qui dormait sous les couvertures. Après l’inspection antipoux, évidemment.
Il y a des foyers qui ne vous acceptent pas si vous empestez l’alcool. Et il y en a d’autres où on vous accepte si vous affirmez que vous n’avez rien bu depuis au moins deux heures. Et il y a quelques endroits — très peu — qui vous laissent entrer raide bourré, du moment qu’on peut vous fouiller à la porte et vous dépouiller de toute votre gnôle. Une fois cette formalité passée, on vous met dans une pièce verrouillée, avec les autres types qui ont touché le fond. Vous ne pouvez pas vous défiler pour boire un verre en cachette, si l’envie vous en prend, et vous ne risquez pas d’affoler vos compagnons de cellule moins imbibés si vous êtes pris de delirium tremens ou que vous commencez à voir des insectes sortir des murs. Pas de femmes dans la cellule ; trop de risques qu’elles se fassent violer. Ce qui explique en partie pourquoi il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes qui meurent dans la rue. C’est ce que Lupe disait souvent.
— Lupe ? demanda Eddie.
— J’y arrive, mais pour l’instant je me contenterai de dire que c’était l’architecte de la discipline liée à l’alcool, au Foyer. Au Foyer, c’est l’alcool qui était sous clef, pas les poivrots. On pouvait en prendre une gorgée si on en avait besoin, et à condition de promettre de rester calme. Avec un sédatif pour faire passer. Ce n’est pas recommandé d’un point de vue médical — je ne suis même pas certain que c’était légal, puisque ni Lupe, ni Rowan Magruder n’étaient médecins —, mais ça avait l’air de marcher. Un soir d’affluence, je suis arrivé sobre au foyer et Lupe m’a mis au travail. J’ai travaillé bénévolement pendant deux ou trois jours, puis Rowan m’a convoqué dans son bureau, qui n’était en fait pas plus grand qu’un placard à balais. Il m’a demandé si j’étais alcoolique. J’ai dit que non. Il a voulu savoir si j’étais recherché par la police. J’ai répondu que non. Il m’a ensuite demandé si je fuyais quelque chose. Là j’ai répondu que oui, je me fuyais moi-même. Il m’a demandé si je voulais travailler, et là j’ai fondu en larmes. Il a pris ça pour un oui.
J’ai passé les neuf mois qui ont suivi — jusqu’en juin 1976 — à travailler pour le Foyer. Je faisais les lits, je m’activais en cuisine, j’accompagnais Lupe, ou parfois Rowan, dans leurs tournées de levée de fonds, j’emmenais des ivrognes aux réunions des AA dans la camionnette du Foyer, je donnais une goutte à des types qui tremblaient trop violemment pour tenir leur verre tout seuls. J’ai repris la comptabilité, parce que dans ce domaine j’étais plus doué que Magruder, Lupe ou les autres types qui travaillaient là-bas. Ce ne furent pas les jours les plus heureux de ma vie, jamais je n’irais jusqu’à dire ça, et le goût du sang de Barlow ne quitta pas ma bouche une seconde, mais ce furent des jours de grâce. Je ne réfléchissais pas beaucoup. Je me contentais de baisser la tête et de faire ce qu’on me demandait. Je commençais à guérir.
Au cours de l’hiver, je me suis rendu compte que je me mettais à changer. C’est comme si j’avais développé une sorte de sixième sens. Parfois j’entendais des volées de cloches. C’était horrible, et pourtant doux à la fois. Parfois, dans la rue, je me sentais entouré d’une grande obscurité, alors que le soleil brillait. Je me rappelle avoir baissé les yeux pour vérifier que mon ombre était toujours là. J’étais certain qu’elle aurait disparu, pourtant elle était bien là, à chaque fois.
Le ka-tet de Roland échangea un regard.
— Parfois, un élément olfactif se trouvait associé à ces fugues. C’était une odeur amère, comme des oignons forts mélangés à du métal en fusion. J’ai commencé à craindre d’être atteint d’une forme d’épilepsie.
— Vous êtes allé voir un médecin ? demanda Susannah.
— Non. J’avais peur de ce qu’il pourrait découvrir d’autre. Le plus probable me paraissait une tumeur au cerveau. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai gardé la tête baissée, et j’ai continué à travailler. Et puis un soir, je suis allé au cinéma, à Times Square. Ils reprenaient deux westerns de Clint Eastwood. C’est ce qu’on appelait des westerns spaghetti ?
— Ouais, fit Eddie.
— Soudain j’ai entendu les cloches. Le carillon. Et j’ai senti cette odeur, plus forte que jamais. Et le tout provenait d’en face de moi, sur la gauche. J’ai regardé, et j’ai vu deux hommes, le premier plutôt âgé, et le second plus jeune. Je n’ai pas eu de mal à les repérer, parce que les trois quarts des sièges étaient inoccupés. Le jeune homme se tenait tout près de l’autre. Lequel ne quittait pas l’écran des yeux, mais avait passé le bras autour de l’épaule de son voisin. Un autre soir, j’aurais su quelle conclusion tirer de ce genre de scène. Mais pas ce soir-là. Je les ai observés. Et j’ai vu une espèce de lumière bleu foncé, d’abord comme un halo autour du jeune homme, puis les englobant tous les deux. Ça ne ressemblait à aucune autre lumière que j’avais pu voir jusqu’alors. C’était comme l’obscurité que je sentais parfois dans la rue, quand les cloches se mettaient à sonner dans ma tête. Comme cette odeur. J’avais beau savoir que ces choses n’étaient pas là, pourtant elles y étaient bel et bien. Et puis j’ai compris. Je ne l’ai pas accepté — ce n’est venu que plus tard — mais j’ai compris. Le jeune homme était un vampire.
Il s’interrompit, cherchant comment poursuivre son récit. Comment en venir à bout.
— Je crois qu’il existe au moins trois catégories de vampires, dans notre monde. Je les appelle Type Un, Deux et Trois. Les Type Un sont rares. Barlow était un Type Un. Ils vivent très longtemps et il leur arrive de passer de longues périodes — quinze, cent, parfois deux cents ans — en hibernation profonde. Lorsqu’ils sont actifs, ils sont capables de créer de nouveaux vampires, ce que nous appelons les morts-vivants. Ces morts-vivants sont des Type Deux. Eux aussi pouvant créer d’autres vampires, mais ils ne sont pas rusés.
Il se tourna vers Eddie et Susannah.
— Vous avez vu La Nuit des morts-vivants ?
Susannah fit non de la tête, Eddie acquiesça.
— Dans ce film, les morts-vivants sont des zombies, visiblement décérébrés. Les vampires de Type Deux sont plus intelligents que ça, mais pas tellement. Ils ne peuvent pas sortir à la lumière du jour. S’ils essaient, ils sont aveuglés, brûlés, voire tués. Je ne peux pas l’affirmer catégoriquement, mais je crois qu’ils ont une espérance de vie plutôt courte. Non pas que le passage d’humain vivant à vampire mort vivant raccourcisse la durée de vie, mais les expériences que vivent les vampires de Type Deux sont en général très périlleuses.
Dans la plupart des cas — c’est ce que je pense, mais je n’en ai pas la preuve —, les vampires de Type Deux créent d’autres vampires de Type Deux, et ce dans un périmètre assez restreint. Lorsqu’il atteint cette phase de la maladie — car il s’agit bien d’une maladie — le vampire de Type Un, le roi des vampires, a en général déjà changé de décor. À ’Salem’s Lot, ils ont tué un véritable salopard, un des quelque douze que le monde doit compter.
Dans d’autres cas, les Type Deux créent des Types Trois. Les Types Trois sont comme des moustiques. Ils ne peuvent pas créer d’autres vampires, mais ils peuvent se nourrir. De sang. Ils se nourrissent. Encore et encore.
— Est-ce qu’ils peuvent attraper le sida ? demanda Eddie. Je veux dire, vous savez ce que c’est, pas vrai ?
— Oui, je le sais, bien que je n’aie jamais entendu le terme avant le printemps 1983, quand je travaillais au Centre du Phare, à Détroit. Mes jours en Amérique étaient comptés. Bien sûr, depuis dix ans, on savait qu’il y avait quelque chose. En 1982, on a commencé à lire des articles sur ce qu’ils appelaient « le cancer des homosexuels », et on émettait la possibilité qu’il soit contagieux. Dans la rue, les hommes l’appelaient « maladie de la baise », à cause des plaies qu’elle engendrait. Je ne crois pas que les vampires en meurent, ou même qu’ils tombent malades. Mais ils peuvent être porteurs. Et ils peuvent le transmettre. Oh oui, j’ai d’excellentes raisons de le penser.
Les lèvres de Callahan tremblèrent un instant, puis il se ressaisit.
— En vous faisant boire son sang, ce démon de vampire vous a transmis le pouvoir de voir ces choses, dit Roland.
— Oui.
— Toutes, ou seulement les Trois ? Les petits ?
— Les petits, répondit Callahan après réflexion, puis il lâcha un rire bref et dénué de joie. Oui. J’aime ça. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais rien vu d’autre que des Trois, du moins depuis que j’ai quitté Jerusalem’s Lot. Mais il faut dire que les Type Un du genre de Barlow sont extrêmement rares, et que les Deux ne font pas long feu. C’est leur faim même qui les conduit à leur perte. Ils sont d’une voracité incroyable. Les Type Trois, quant à eux, peuvent sortir à la lumière du jour. Et ils se nourrissent essentiellement comme nous.
— Et qu’avez-vous fait, ce soir-là ? Dans le cinéma ? demanda Susannah.
— Rien. Tout le temps de mon séjour à New York — mon premier séjour à New York —, je n’ai rien fait avant avril. Je n’étais pas sûr, vous comprenez. Ce que je veux dire, c’est que dans mon cœur, j’étais sûr, mais que ma tête refusait de suivre. Et n’oublions pas que, tout le long, il subsistait ce petit détail : j’étais un alcoolique sobre. Et l’alcoolique est une sorte de vampire, lui-même, et cette partie de moi avait de plus en plus soif, tandis que j’essayais de toutes mes forces de renier ma propre nature. Alors je me suis convaincu que ce que j’avais vu, c’était un couple d’homosexuels en train de se faire des mamours dans une salle obscure, rien de plus. Et pour le reste — les cloches, l’odeur, le halo bleu foncé autour du jeune homme — je me suis dit que c’était dû à l’épilepsie, ou bien le contrecoup de ce que Barlow m’avait fait, ou bien les deux. Et pour ce qui est de Barlow, j’avais raison, évidemment. Son sang se réveillait en moi. Son sang voyait.
— Il n’y avait pas que ça, suggéra Roland.
Callahan se tourna vers lui.
— Vous êtes allé vaadasch, Père. Vous avez été appelé, depuis ce monde-ci. Par cette chose dans votre église, je pense. Sauf qu’à l’époque elle ne se trouvait pas dans votre église.
— Non, en effet, répondit Callahan, en considérant Roland avec un respect prudent. Comment le savez-vous ? Dites-le-moi, je vous prie.
Mais Roland n’en fit rien.
— Continuez. Que s’est-il passé ensuite ?
— Lupe, fit Callahan.
Son nom de famille était Delgado.
Roland ne manifesta qu’un instant de surprise — ses yeux s’élargirent —, mais Eddie et Susannah connaissaient suffisamment le Pistolero pour savoir qu’il s’agissait là de quelque chose d’extraordinaire. En même temps, ils avaient pris l’habitude de ces coïncidences qui ne pouvaient pas en être, à ce sentiment que chacune n’était qu’un rouage de quelque grand mécanisme en mouvement.
Lupe Delgado avait trente-deux ans, ancien alcoolique, il était sobre depuis cinq ans, cinq années vécues « vingt-quatre heures à la fois », et il travaillait au Foyer depuis 1974. C’était Magruder qui avait fondé le centre, mais c’était Lupe Delgado qui lui avait réellement donné vie et sens. Pendant la journée, il travaillait au service de maintenance de l’Hôtel Plaza, sur la 5e Avenue. La nuit, il travaillait au foyer. Il avait grandement contribué à l’élaboration de la politique de la « petite goutte », et c’était lui qui avait accueilli Callahan à son arrivée, la première fois.
— La première fois, je suis resté à New York un peu plus d’un an. Mais en mars 1976, je me suis rendu compte que…
Il s’interrompit, cherchant désespérément les mots pour exprimer ce qu’ils lisaient tous les trois sur son visage. Il était devenu tout rouge, à l’exception de sa cicatrice qui, en comparaison, semblait luire d’un éclat presque surnaturel.
— Bon, d’accord, disons qu’en substance, je me suis rendu compte que j’étais amoureux de lui. Est-ce que pour autant ça fait de moi un pédé ? Une tantouze ? Je ne sais pas. Il paraît qu’on a tous ça en nous, à ce qu’on dit. C’est vrai pour certains, en tout cas. Et après ? Tous les deux ou trois mois, on tombait sur un article dans le journal qui dénonçait la propension d’un prêtre à glisser la main sous la robe des enfants de chœur. Pour ce qui me concerne, je n’avais aucune raison de me considérer comme un homosexuel. Dieu sait que je n’étais pas immunisé contre un beau mollet de femme bien galbé, un prêtre reste un homme, et il ne m’est jamais venu à l’esprit de harceler mes enfants de chœur. De même qu’il ne s’est jamais rien passé de physique entre Lupe et moi. Mais je l’aimais, et je ne parle pas seulement là de ses idées, de son dévouement ou de ses ambitions pour le Foyer. Ce n’était pas uniquement parce qu’il avait choisi de faire son vrai travail parmi les pauvres, comme le Christ. Je ressentais également une attirance physique.
Callahan se tut de nouveau, sembla lutter, puis s’exclama :
— Mon Dieu, qu’il était beau. Mais beau !
— Qu’est-il devenu ? demanda Roland.
— Un soir de la fin mars, il neigeait, il est arrivé au Foyer. On était bondé, et les pensionnaires étaient agités. Il y avait déjà eu une bagarre au poing, et on était en train de réparer les dégâts. On avait un type en pleine crise de delirium tremens, et Rowan Magruder l’avait emmené dans son bureau, où il lui servait du café coupé au whisky. Comme je crois vous l’avoir déjà dit, il n’y avait pas de cellule de dégrisement, au Foyer. Le dîner était terminé depuis une demi-heure, et trois de nos volontaires n’avaient pas pu venir, à cause des intempéries. On avait mis la radio et deux femmes dansaient. « C’est l’heure où les grands fauves vont boire, même au zoo », disait Lupe.
J’ai retiré mon manteau, je me suis dirigé vers les cuisines… je me suis fait alpaguer par un dénommé Frank Spinelli… j’avais promis de lui faire une lettre de recommandation, et il s’impatientait… et il y avait cette femme, Lisa je ne sais plus quoi, qui avait besoin d’aide, elle avait du mal à faire cette liste qui fait partie du programme AA, la liste de tous ceux à qui on a fait du tort… il y avait aussi un jeune homme qui n’arrivait pas à remplir un formulaire de candidature pour un travail, il savait un peu lire mais pas écrire… et puis j’ai senti comme une odeur de brûlé… ç’a été la confusion totale. Et ça m’a plu. La confusion balaie tout, elle vous emporte. Mais en plein milieu, je me suis arrêté net. Il n’y avait ni carillon, et la seule odeur était celle de la nourriture brûlée… mais la lumière était là, autour du cou de Lupe, comme un col. Et j’ai aperçu les traces. Des morsures, pas plus grosses que des têtes d’épingle. Je me suis immobilisé, et j’ai dû vaciller, parce que Lupe s’est précipité vers moi. Et c’est alors que je l’ai sentie, l’odeur : d’oignons forts et de métal bouillant. Quelques secondes ont dû m’échapper, aussi, parce que quand j’ai repris conscience de ce qui se passait, nous étions tous les deux près du buffet où on rangeait l’alcool, et Lupe me demandait quand j’avais mangé pour la dernière fois. Il savait qu’il m’arrivait d’oublier.
L’odeur avait disparu. Le halo bleu autour de son cou aussi. Et les petites marques de morsure, disparues elles aussi. À moins de tomber sur un vampire qui soit un vrai goinfre, les marques disparaissent rapidement. Mais je savais. Je ne voyais pas l’intérêt de lui demander avec qui il était, quand, et où. Les vampires, même les Type Trois — surtout les Type Trois, peut-être — ont leurs techniques de protection. Les sangsues sécrètent une enzyme dans leur salive qui fait que le sang continue à circuler, pendant qu’elles le boivent. Cette enzyme anesthésie également la peau, alors à moins de voir clairement la bête sur vous, vous n’avez aucune idée de ce qui vous arrive. Avec ces vampires de Type Trois, on dirait qu’ils ont dans leur salive une substance responsable d’une amnésie courte et sélective.
J’ai trouvé une parade. J’ai dit que c’était juste un petit vertige, à cause du chaud et froid en arrivant de l’extérieur, et puis aussi tout ce bruit et toute cette lumière. Il a accepté mon explication, mais m’a aussi dit de ralentir un peu : « On a trop besoin de toi, ce serait dommage de te perdre, Don », m’a-t-il dit. Et puis il m’a embrassé. Ici.
De sa main abîmée, Callahan effleura sa joue droite.
— Il faut croire que j’ai menti, en disant qu’il ne s’était rien passé de physique entre nous, n’est-ce pas ? Il y a eu ce baiser. Je me rappelle très bien cette sensation. Même le picotis de la moustache naissante, au-dessus de sa lèvre… là.
— Je suis tellement désolée pour vous, dit Susannah.
— Merci, ma chère. Je ne sais pas si vous mesurez ce que ça représente pour moi. Combien c’est merveilleux de recevoir de la compassion de gens de son monde ? C’est comme d’être exilé et de recevoir des nouvelles de sa famille. Ou de trouver une source d’eau fraîche, après des années passées à boire de l’eau rance en bouteille. Il tendit le bras, prit la main de Susannah, et sourit. Eddie eut l’impression que ce sourire avait quelque chose de forcé, voire de faux, et il lui vint soudain une idée effroyable. Et si le Père Callahan sentait en ce moment même l’odeur d’oignon et de métal, et s’il voyait ce halo bleu, non pas comme un collier autour du cou de Susannah, mais comme une ceinture autour de son ventre ?
Eddie tourna la tête vers Roland, mais ce dernier ne lui fut d’aucun secours. Le Pistolero arborait son visage impassible.
— Il avait le sida, n’est-ce pas ? Votre ami s’était fait mordre par un Type Trois gay, qui lui avait transmis la maladie, c’est ça ?
— Gay, soupira Callahan. Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi, avec ce terme…
Il secoua la tête, abandonnant la fin de sa phrase.
— Ouais, répondit Eddie. Les Red Sox n’ont toujours pas gagné la Coupe et les homosexuels sont gays.
— Eddie ! lança Susannah.
— Hé ! répliqua Eddie. Tu crois que c’est facile d’être celui qui a quitté New York en dernier, en oubliant d’éteindre la lumière ? Parce que laisse-moi te dire que ça n’est pas facile. Et je me sens de plus en plus décalé, moi-même.
Il se tourna vers Callahan.
— Alors, c’est bien ce qui s’est passé, non ?
— Je crois, oui. Il faut que vous teniez compte du fait que j’en savais très peu moi-même, à l’époque, et que ce que je savais, je le refoulais de toutes mes forces. Avec une grande vigueur, comme aurait le Président Kennedy. J’ai vu le premier — le premier « petit » — dans cette salle de cinéma, dans la semaine entre Noël et le jour de l’an, en 1975.
Il lâcha un rire bref et rauque.
— Et maintenant que j’y repense, ce cinéma s’appelait la Gaîté. Surprenant, n’est-ce pas ?
Il marqua une pause et les regarda tous les trois avec perplexité.
— On dirait que non. Vous n’avez pas du tout l’air surpris.
— La coïncidence, ça n’existe plus, trésor, fit Susannah. Ces derniers temps, on vit plutôt dans un réel à la Charles Dickens.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Aucune importance, mon chou. Allez-y. Continuez votre histoire.
Le Vieux mit quelques secondes à retrouver le fil du récit, puis reprit.
— J’ai donc vu mon premier Type Trois à la fin décembre 1975. Et dans les trois mois, jusqu’à cette nuit au centre où j’ai vu le halo bleu autour du cou de Lupe, j’en avais croisé une bonne demi-douzaine d’autres. L’un d’eux seulement était en chasse. C’était dans une ruelle dans l’East Village, il y avait un type avec lui. Et lui — le vampire —, il se tenait comme ça — Callahan se leva, étendit les bras, comme s’il appuyait les paumes de ses mains contre un mur invisible. Et l’autre — la victime — était debout entre les bras tendus de l’autre, face à lui, comme s’ils étaient en train de discuter. Ou de s’embrasser. Mais je savais — je le savais — que ce n’était pas le cas.
Quant aux autres, j’en ai vu deux dans un restaurant, qui mangeaient tout seuls. Je voyais le halo autour de leurs mains et de leur visage — jusque sur leurs lèvres, comme… comme du jus de myrtille électrique — … et cette odeur d’oignon brûlé qui flottait autour d’eux, comme une sorte de parfum.
Callahan eut un sourire furtif.
— Je me rends bien compte que toutes les descriptions que j’en fais se ressemblent. C’est que, je n’essaie pas seulement de les décrire, j’essaie de les comprendre. J’essaie encore. De comprendre comment ce monde parallèle a pu exister, ce monde secret, depuis la nuit des temps, à côté de celui que j’avais toujours connu.
Roland a raison, pensa Eddie. C’est le vaadasch, c’est forcément le vaadasch. Il ne le sait pas, mais c’est bien ça. Est-ce qu’il est l’un des nôtres pour autant ? Un membre de notre ka-tet ?
— J’en ai vu un faire la queue à la Marine Midland Bank, reprit Callahan. C’était à la mi-journée, j’étais moi-même dans la file réservée aux dépôts, et elle dans celle des retraits. Elle était baignée de lumière. Elle a vu que je la regardais et elle m’a souri. Pas une ombre de peur dans le regard — il marqua une courte pause — elle draguait.
— Vous les reconnaissez, à cause du sang de ce démon-vampire qui coule dans vos veines, résuma Roland. Mais eux, vous voient-ils ?
— Non, répondit précipitamment Callahan. S’ils avaient été capables de me distinguer dans une foule, je n’aurais pas donné cher de ma vie. Quoi qu’il en soit, ils ont fini par entendre parler de moi. Mais c’était plus tard.
Ce que je veux dire, c’est que je les voyais. Je savais qu’ils étaient là. Et quand j’ai vu ce qui était arrivé à Lupe, j’ai su ce qui s’en était pris à lui. Ils le voient, eux aussi. Ils le sentent. Peut-être même qu’ils entendent le carillon. Leurs victimes sont marquées, et ensuite il en vient de plus en plus, comme des papillons de nuit autour d’un réverbère. Ou des chiens, qui veulent tous pisser contre le même poteau.
Cette nuit de mars, je suis sûr que c’était la première fois que Lupe se faisait mordre, parce que je n’avais jamais vu cette lueur autour de lui, auparavant… ou ces marques dans son cou, presque comme des coupures faites par le rasoir. Mais ça s’est reproduit de nombreuses fois, ensuite. C’était lié à la nature même de notre travail, toujours parmi des gens de passage. Peut-être que pour les vampires, boire du sang mêlé à de l’alcool, c’est l’extase à bas prix. Qui sait ?
Quoi qu’il en soit, c’est à cause de Lupe que j’ai tué pour la première fois. La première d’une longue série. C’était en avril…
On est en avril et le fond de l’air s’est enfin décidé à prendre les odeurs et la douceur du printemps. Callahan est au Foyer depuis cinq heures, il a commencé par faire des chèques pour les factures de fin de mois, puis il s’est attelé à sa spécialité culinaire, qu’il appelle Ragoût de crapauds aux boulettes. En fait, il s’agit de bœuf en daube, mais cette appellation pittoresque l’amuse.
Tout en surveillant la cuisson, il nettoie les grandes casseroles en inox, non pas parce qu’il en a besoin (l’une des rares choses dont le Foyer ne manque pas, c’est bien d’ustensiles de cuisine), mais parce que c’est comme ça que sa mère lui a appris à faire, en cuisine : nettoyer au fur et à mesure.
Il prend une des marmites et se dirige vers la porte arrière ; là, il la maintient contre sa hanche, pendant que de l’autre main il tourne la poignée. Il sort dans la ruelle, dans le but de jeter l’eau savonneuse dans la grille d’égouts, et il s’arrête net. Devant lui se déroule une scène qu’il a déjà vue, dans le Village, mais ce jour-là, les deux hommes — tant celui appuyé contre le mur que celui penché en avant, les mains posées sur les briques — n’étaient que des ombres. Alors que ces deux-là, il les voit clairement, dans la lumière qui s’échappe de la cuisine. Et celui appuyé contre le mur, qui a l’air endormi, la tête penchée sur le côté, le cou offert, n’est pas un inconnu pour Callahan.
C’est Lupe.
Bien que la lumière expose cette partie de la ruelle, et que Callahan n’ait pas cherché à se montrer particulièrement discret — vu qu’il chantait une chanson de Lou Reed, « Take a Walk on the Wild Side » — aucun des deux hommes ne l’a remarqué. Ils sont en transe. Celui qui fait face à Lupe a l’air âgé d’une cinquantaine d’années, il porte un costume bien coupé et une cravate. À ses pieds, une mallette coûteuse Mark Cross est posée sur les pavés. L’homme est penché vers l’avant, la tête inclinée. Ses lèvres entrouvertes sont soudées au cou de Lupe, sur le côté droit. Qu’est-ce qu’il y a, là ? La jugulaire ? La carotide ? Callahan ne se souvient pas, et peu importe. Cette fois-ci, il n’entend pas le carillon, mais l’odeur est étouffante, tellement fétide qu’elle lui fait monter les larmes aux yeux et que son nez se met immédiatement à couler. Les deux hommes sont auréolés de cette lumière bleu sombre, et Callahan la voit battre régulièrement, comme un pouls. C’est leur respiration, se dit-il. C’est leur respiration qui remue toute cette merde. Ce qui signifie que c’est bien réel.
Callahan entend un bruit, très faible, un bruit de succion liquide. Le genre de bruit qu’on entend dans un film, quand un couple s’embrasse fougueusement, avec passion.
Il ne prend pas le temps de réfléchir. Il pose la marmite remplie d’eau grasse et savonneuse. Le choc métallique sur la pierre du sol n’interrompt pas les deux hommes ; ils restent perdus dans leur rêve. Callahan se dirige vers la cuisine, à reculons. Sur le comptoir, il aperçoit le couperet avec lequel il a découpé le bœuf. La lame scintille dans la lumière. Il voit son visage qui s’y reflète, et il se dit : eh bien, moi au moins, je n’en suis pas un ; je vois toujours mon reflet. Puis il referme la main sur le manche en caoutchouc. Il retourne dans la ruelle. Il enjambe la marmite d’eau sale. L’air et doux et humide. On entend de l’eau goutter, quelque part. Une radio beugle « Someone Saved My Life Tonight[5] ». L’humidité dans l’air dessine un halo autour du réverbère au bout de la ruelle. C’est le mois d’avril à New York, et à trois mètres de l’endroit où se tient Callahan — qui récemment encore était un prêtre de l’Église Catholique Romaine — un vampire est en train de boire le sang de sa proie. De l’homme duquel Donald Callahan est tombé amoureux.
« Tu avais presque planté tes griffes en moi, chérie », chante Elton John, et Callahan fait un pas en avant, brandissant le couperet. Il l’abat brutalement et il s’enfonce profondément dans le crâne du vampire. Son visage semble enfler sur les côtés. Il relève brusquement la tête, comme un prédateur à l’approche d’une bête plus grosse et plus dangereuse que lui. Alors il se baisse, faisant mine de ramasser sa mallette, puis semble se raviser, décidant de s’en passer. Il se retourne et se dirige lentement vers le bout de la ruelle, en direction de la musique. Elton John en est à « Quelqu’un m’a, quelqu’un m’a, quelqu’un m’a sauvé la viiiiie ce sooooooiiiiir ». La chose a toujours le couperet planté dans le crâne. Le manche se balance d’avant en arrière au rythme de ses pas, comme une petite queue. Callahan voit du sang, mais pas l’océan auquel il s’attendait. Mais sur le coup, il est trop sous le choc pour se poser cette question, mais plus tard, il se dira qu’il n’y a que peu de sang liquide et précieux dans le corps de ces êtres ; quelle que soit la nature de ce qui les maintient en vie, c’est encore plus magique que le miracle du sang. La plus grande partie de ce qui constituait autrefois leur sang a coagulé comme le jaune d’un œuf dur.
Il fait encore quelques pas, puis s’immobilise. Ses épaules s’affaissent. Sa tête pique vers l’avant et Callahan la perd de vue. Et soudain, ses vêtements se ratatinent sur eux-mêmes et glissent sur le pavé luisant d’humidité.
Comme en rêve, Callahan s’approche de la dépouille. Lupe Delgado est appuyé contre le mur, la tête en arrière, les yeux fermés, toujours prisonnier du sort que lui a jeté ce vampire. Le sang perle à son cou et coule en petits filets.
Callahan regarde les vêtements. La cravate est toujours nouée. La chemise, toujours sous la veste, et glissée dans la ceinture du pantalon. Il sait que, s’il faisait glisser la fermeture éclair du pantalon, il trouverait les sous-vêtements, en dessous. Il saisit une des manches de la veste, surtout pour vérifier qu’elle est bien vide, non seulement à la vue, mais au toucher, et la montre du vampire dégringole sur le pavé dans un cliquetis métallique, à côté de ce qui ressemble à une bague d’université.
Il y a des cheveux. Des dents, certaines plombées. Mais pour ce qui est de M. Mallette Mark Cross, rien d’autre.
Callahan ramasse les vêtements. Elton John n’en finit pas de chanter qu’on lui a sauvé la vie ce soir, mais il faut dire qu’il n’y a rien d’étonnant à ça. C’est une chanson plutôt longue, du genre plus de quatre minutes. Callahan se passe la montre au poignet et la bague au doigt, en attendant. Il emporte les vêtements à l’intérieur et, ce faisant, il passe devant Lupe. Il est toujours perdu dans son rêve. Et les trous dans son cou, devenus un peu plus gros que des têtes d’épingle, disparaissent progressivement.
Par miracle, la cuisine est vide. Au fond, à gauche, se dresse une porte sur laquelle est écrit RÉSERVE. Derrière, une petite pièce remplie d’étagères, de part et d’autre. À l’entrée, une portière de grillage épais, verrouillée, pour décourager le chapardage. Les boîtes de conserve d’un côté, de l’autre, l’épicerie. Puis les vêtements. Les chemises dans un casier, les pantalons dans un autre. Puis les robes et les jupes. Les manteaux. Tout au fond de la pièce, se trouve l’armoire marquée DIVERS. Callahan trouve le portefeuille du vampire et le glisse dans sa propre poche, par-dessus le sien. Puis il déverrouille l’armoire et jette dedans les vêtements du vampire. C’est plus simple que de faire le tri, même s’il se doute que, quand on découvrira les sous-vêtements à l’intérieur du pantalon, ça va ronchonner. Au Foyer, on n’accepte pas les sous-vêtements déjà portés. « On s’adresse peut-être à des gens venus du caniveau, lui avait dit Rowan Magruder, mais ça n’est pas une raison pour oublier ses principes. »
Peu importent les principes, pour l’instant. Il faut encore s’occuper des cheveux et des dents du vampire. Sa montre, sa bague, son portefeuille… et mon Dieu, sa mallette et ses chaussures ! Elles doivent toujours être dehors !
Arrête un peu de te plaindre, se dit-il intérieurement. Quand 95 % ont disparu, disparu sans poser le moindre problème, comme le monstre à la fin du film d’horreur. Jusqu’ici, Dieu est de ton côté — enfin, je dirais que c’est Dieu — alors arrête un peu de te plaindre.
D’ailleurs il ne se plaint pas. Il ramasse les cheveux, les dents et la mallette, et il les emporte au bout de la ruelle, en faisant gicler les flaques d’eau, puis il balance tout par-dessus la palissade. Après réflexion, il jette aussi la montre, le portefeuille et la bague. Pendant quelques secondes, la bague s’accroche à son doigt et il panique, mais elle finit par lâcher et s’envole « plink ». Il y aura bien quelqu’un pour récupérer tout ça. On est à New York, après tout. Il retourne auprès de Lupe et c’est là qu’il voit les chaussures. Elles sont de trop bonne qualité pour être jetées : elles pourraient encore être portées des années. Il les ramasse et les rapporte dans la cuisine, en les portant entre le pouce et l’index, par les lacets. Et il est là, debout près de la cuisinière, les chaussures à la main, quand Lupe passe la porte. « Don ? » dit-il. Il a la voix un peu pâteuse, la voix de quelqu’un qui vient de sortir d’un sommeil très profond. Il y a aussi une pointe d’amusement. Il désigne les chaussures que Callahan tient du bout des doigts. « Tu t’apprêtais à les mettre dans le ragoût ?
— Ça donnerait sans doute du goût, mais non, j’allais les ranger dans la réserve », répond Callahan. Il est étonné par le calme de sa propre voix. Et son cœur ! Il bat gentiment à soixante ou soixante-dix pulsations à la minute. « Quelqu’un les a laissées, derrière. Et toi, tu faisais quoi ? » Lupe lui sourit, et quand il sourit, il est plus beau que jamais. « J’étais juste dehors, à fumer une cigarette. Il faisait trop doux pour rester à l’intérieur. Tu ne m’as pas vu, dehors ?
— En fait, si, répond Callahan. Tu avais l’air perdu dans ton monde, et je n’ai pas voulu te déranger. Tu veux bien m’ouvrir la grille de la réserve, s’il te plaît ? »
Lupe s’exécute. « Elles ont l’air en bon état. Des Bally. Qu’est-ce qui lui a pris, de laisser une paire de Bally à des poivrots ?
— Il a dû changer d’avis sur la couleur », suggère Callahan. Il entend les cloches, cette douce mélodie empoisonnée, et il grince des dents. L’espace d’une seconde, le monde paraît miroiter. Pas maintenant, se dit-il. Ah, pas maintenant, par pitié.
Ce n’est pas une prière, il ne prie plus beaucoup, ces temps-ci, mais peut-être que quelque part, quelque chose l’entend, parce que le carillon s’évanouit. Le monde retrouve sa stabilité. Dans la pièce à côté, quelqu’un braille qu’il a faim. Quelqu’un d’autre jure. Toujours la même histoire. Et il veut un verre. Comme d’habitude, sauf que la pulsion est plus insatiable que jamais. Il n’arrête pas de repenser au contact du manche au caoutchouc, dans sa main. Et au poids du couperet. Le bruit. Et le goût qui lui revient dans la bouche. Le goût de mort du sang de Barlow. Ça aussi. Qu’est-ce qu’il avait dit, déjà, dans la cuisine des Petrie, après avoir brisé le crucifix que lui avait donné sa mère ? Que c’était triste, de voir la foi d’un homme échouer.
Ce soir, j’assisterai à la séance des AA, se dit-il, en mettant un élastique autour de la paire de mocassins. Puis il les envoie sur le tas de chaussures. Parfois, les réunions lui sont utiles. Il ne dit jamais « je m’appelle Don, et je suis alcoolique », mais parfois, c’est utile.
Lupe s’est rapproché si près que lorsque Callahan se retourne, il sursaute.
« Tout doux, mon grand », dit Lupe en riant. Il se gratte négligemment la gorge. Les marques sont toujours là, mais au matin elles auront disparu. Pourtant, Callahan sait que les vampires voient quelque chose. Ou qu’ils le sentent. Ou Dieu seul sait quoi encore.
« Écoute, propose-t-il à Lupe. Je pensais quitter la ville, une semaine ou deux. Prendre un peu le large. Pourquoi tu ne m’accompagnerais pas ? On pourrait aller dans les terres. Pêcher.
— Impossible, répond Lupe. Je n’ai plus de vacances à l’hôtel avant juin, et en plus, on est à court de main-d’œuvre, ici. Mais si toi tu veux y aller, j’arrangerai ça avec Rowan. Pas de problème. »
Lupe le regarda attentivement.
« Un peu de repos ne te ferait pas de mal. Tu as l’air épuisé. Et nerveux.
— Nan, c’était juste une idée comme ça », répond Callahan. Et bien sûr, il ne va nulle part. En restant, il pourra peut-être veiller sur Lupe. Et à présent il sait une chose. Les tuer n’est pas plus difficile que d’écraser un insecte sur le mur. Et ils ne sont pas encombrants, une fois morts. Monsieur Propre est là, comme ils disent dans cette pub à la télé. Lupe ira bien. Apparemment, les Type Trois du genre de ce M. Mallette Mark Cross ne tuent pas leurs proies, ils ne les modifient même pas. En tout cas, pas à sa connaissance, pas à court terme. Mais il sera là pour surveiller, c’est le moins qu’il puisse faire. Il va monter la garde. Ce sera un petit acte d’expiation, pour Jerusalem’s Lot. Et tout ira bien pour Lupe
— Sauf que tout n’est pas allé bien, devina Roland.
Il se roulait une cigarette avec précaution, en récupérant les quelques miettes au fond de son sac. Le papier était cassant, et le tabac même n’était plus que de la poussière.
— Non, en effet, acquiesça Callahan. Roland, je n’ai pas de papier à cigarette, mais je peux vous avoir quelque chose de mieux que ça. Il y a du bon tabac à la maison, du tabac du sud. Moi je n’en ai pas l’usage, mais Rosalita aime bien fumer une petite pipe, le soir.
— Ce n’est pas de refus, je vous dis grand merci, mais plus tard, répondit le Pistolero. Le tabac ne me manque pas autant que le café, mais presque. Finissez votre histoire. N’omettez aucun détail, il me semble qu’il est important que nous sachions tout, mais…
— Mais le temps manque, je sais.
— Oui, confirma Roland. Le temps manque.
— Alors, pour résumer, disons que mon ami a attrapé cette maladie — on l’a finalement appelé sida, c’est ça ?
Il regardait Eddie, qui fit oui de la tête.
— D’accord. Celui-là ou un autre… même s’il me fait plutôt penser à un bonbon allégé en sucre. Vous savez peut-être que la maladie ne se déclare pas toujours rapidement, mais dans le cas de mon ami, elle a démarré comme un feu dans une meule de foin. À la mi-mai 1976, Lupe Delgado était tombé très malade. Il avait perdu ses couleurs. La plupart du temps, il était brûlant de fièvre. Il lui arrivait de passer toute la nuit aux toilettes, à vomir. Rowan l’aurait banni de la cuisine, si Lupe ne s’en était pas banni lui-même. Et puis les taches ont commencé à apparaître.
— On les appelle sarcome de Kaposi, je crois, précisa Eddie. C’est une maladie de peau. Qui défigure.
Callahan hocha la tête.
— Trois semaines après l’apparition des taches, Lupe était hospitalisé au New York General. Rowan Magruder et moi, nous sommes allées le voir, un soir, vers la fin juin. Jusque-là, nous nous disions que tout finirait bien, qu’il s’en sortirait plus fort que jamais, qu’il était jeune et robuste, bon sang ! Mais ce soir-là, à la minute où on a pénétré dans la chambre, on a su que c’était terminé. On l’avait placé dans une tente à oxygène. Il avait des perfusions dans les bras. Il souffrait effroyablement. Il ne voulait pas qu’on s’approche de lui. Il disait que c’était peut-être contagieux. En réalité, personne ne semblait savoir grand-chose.
— Ce qui était d’autant plus effrayant, dit Susannah.
— Oui. Il nous a dit que les médecins pensaient qu’il s’agissait d’une maladie du sang transmise par les rapports homosexuels, ou par le partage des seringues. Et il voulait absolument qu’on sache et il n’arrêtait pas de le répéter, qu’il était clean, que toutes les analyses étaient revenues négatives. « Je n’ai rien touché depuis 1970. Pas même une bouffée sur un joint. Je le jure devant Dieu. » Nous avons répondu que nous savions qu’il était clean. Nous nous sommes assis de chaque côté du lit, et il nous a pris la main.
Callahan déglutit. On entendit très distinctement un « clic » dans sa gorge.
— Nos mains… il nous les a fait laver avant de partir. Au cas où, il a dit. Et puis il nous a remerciés d’être venus. Il a dit à Rowan que le Foyer était la meilleure chose qui lui soit arrivée. Et qu’en tout cas, pour lui, c’était vraiment son foyer.
Jamais je n’ai eu autant besoin d’un verre que cette nuit-là, en quittant l’hôpital. Je suis resté tout près de Rowan, et tous les deux, nous sommes passés devant les bars, un à un. Cette nuit-là, je me suis couché sobre, mais allongé là, je savais que ce n’était qu’une question de temps. C’est le premier verre qui vous rend ivre, c’est ce qu’on dit aux Alcooliques Anonymes, et je savais que le mien n’était plus très loin. Quelque part, un barman attendait que je franchisse la porte pour pouvoir m’en servir un double.
Deux jours plus tard, Lupe est mort.
On devait être trois cents, aux obsèques, pour la plupart des gens qui étaient passés par le Foyer. On pleura beaucoup, des choses merveilleuses furent dites, certaines par des gens qui n’auraient pas pu marcher sur une ligne droite. À la fin de la cérémonie, Rowan Magruder est venu me prendre par le bras et il m’a dit : « Je ne sais pas qui tu es, Don, mais je sais ce que tu es — un sacré type bien, et un foutu poivrot, sobre depuis… quand, déjà ? »
J’ai songé à continuer la comédie, mais tout à coup ça m’a paru trop dur. « Depuis octobre de l’année dernière », ai-je répondu. « Et tu en voudrais un, là, c’est écrit sur ta tête. Alors je vais te dire : si tu penses que prendre un verre va nous ramener Lupe, tu as ma permission. En fait, viens carrément me chercher, on ira ensemble au Blarney Stone, et on commencera par vider mon portefeuille. Okay ? » « Okay », j’ai dit. Et alors il a ajouté : « Si tu te saoules aujourd’hui, c’est vraiment le pire hommage à rendre à Lupe. Ce serait comme aller pisser sur son visage mort. »
Il avait raison, et je le savais. J’ai passé le reste de cette journée comme j’avais passé mon deuxième jour à New York, à déambuler, à lutter contre ce goût dans ma bouche, à lutter contre la pulsion de m’acheter une bouteille et de me trouver un banc dans un parc. Je me revois sur Broadway, puis sur la 10e Avenue, puis je suis redescendu jusqu’au croisement de Park Avenue et de la 30e Rue. Mais alors la nuit est tombée, dans les deux sens les voitures avaient allumé leurs phares. À l’ouest, le ciel était tout orange et rose, et les rues étaient baignées de cette splendide lumière longiligne.
Un sentiment de paix m’a soudain envahi, et je me suis dit : « Je vais gagner. Ce soir, au moins, je vais gagner. » Et c’est alors que le carillon s’est mis à résonner. Plus fort que jamais. J’avais l’impression que ma tête allait éclater. Park Avenue s’étendait en scintillant devant moi, et je me suis dit : Rien de tout ça n’est réel. Ni Park Avenue, ni quoi que ce soit d’autre. Ce n’est rien d’autre qu’un gigantesque morceau de toile. New York n’est rien d’autre qu’un décor peint sur cette toile, et qu’est-ce qu’il y a derrière ? Eh bien, rien. Rien du tout. Rien que le noir.
— Puis les choses sont redevenues stables. Le carillon s’est affaibli… puis il a disparu. Je me suis remis en marche, très lentement. Comme quelqu’un qui se déplacerait sur une fine couche de glace. Je craignais, si j’avançais trop pesamment, de plonger et de me retrouver hors du monde, dans le noir derrière. Je sais que ça n’a absolument aucun sens — bon Dieu, même à l’époque, je le savais —, mais savoir n’est pas toujours d’un grand secours. Pas vrai ?
— En effet, répondit Eddie, en repensant aux jours où ils sniffaient de l’héroïne, avec Henry.
— C’est vrai, dit Susannah.
— Exact, fit Roland, se remémorant Jéricho Hill. Et le cor perdu.
— J’ai fait quelques mètres, puis dix, puis vingt. J’ai commencé à me dire que ça allait bien se passer. Enfin, il y aurait sans doute toujours l’odeur, et je verrais deux ou trois Type Trois, mais je savais faire face à ces choses-là. D’autant plus que les Type Trois ne semblaient pas me remarquer. Les observer, c’était comme assister à un défilé de suspects à travers une glace sans tain, dans un commissariat. Mais cette nuit-là, j’ai vu autre chose, quelque chose de bien pire qu’une bande de vampires.
— Vous avez vu quelqu’un qui était mort, fit Susannah.
Callahan se tourna vers elle avec un air totalement sidéré.
— Comment… comment avez-vous…
— Je le sais parce que moi aussi, j’ai été vaadasch à New York. Nous l’avons tous été. Roland dit qu’il s’agit de gens qui ne savent pas qu’ils sont morts, ou bien qui refusent de l’accepter. Ils sont… comment tu dis, Roland ?
— Des morts errants, répondit le Pistolero. Ils ne sont pas très nombreux.
— Ils sont bien assez nombreux comme ça, répliqua Callahan, et eux me voyaient tel que j’étais. Des estropiés sur Park Avenue, dont un homme qui n’avait plus d’yeux, une femme à qui il manquait le bras et la jambe droits et brûlée sur tout le corps, et tous les deux qui me regardaient moi, comme si je pouvais… les réparer, en quelque sorte.
J’ai couru. Et j’ai dû courir fichtrement loin, parce que quand j’ai recouvré un semblant de santé mentale, j’étais assis sur le trottoir, au coin de la 2e Avenue et de la 19e Rue, la tête baissée, soufflant comme une locomotive.
Un vieux bonhomme est venu me demander si ça allait. J’avais suffisamment repris mon souffle pour lui répondre que oui. Il m’a dit que dans ce cas-là, je ferais mieux de bouger, parce qu’il avait vu une voiture de patrouille, et qu’elle venait justement dans notre direction. Ils me feraient déguerpir, peut-être même qu’ils m’embarqueraient. J’ai regardé le vieillard dans les yeux et je lui ai dit : « J’ai vu des vampires. J’en ai même tué un. Et j’ai vu des morts-vivants. Tu crois vraiment que je vais avoir peur d’une voiture de patrouille ? »
Il a reculé. M’a dit de ne pas l’approcher. Que j’avais l’air correct, et qu’il avait voulu rendre service. Et qu’il était bien mal récompensé. « À New York, toute bonne action est punie », a-t-il lancé avant de s’éloigner en piétinant, comme un gamin qui pique une colère.
J’ai éclaté de rire. Je suis descendu du trottoir et je me suis regardé. Ma chemise était sortie de mon pantalon, j’avais des saletés partout sur les jambes (j’avais dû courir dans quelque chose, mais impossible de me rappeler quoi). J’ai jeté un œil autour de moi et là, par Dieu et tous les saints, j’ai aperçu l’Americano Bar. J’ai appris plus tard qu’il y en avait plusieurs dans New York, mais ce jour-là j’ai cru que celui de la 40e et quelques avait déménagé rien que pour moi. Je suis entré, j’ai grimpé sur le tabouret au bout du bar, et quand le barman s’est approché, je lui ai dit : « Vous m’avez mis quelque chose de côté.
— C’est vrai, mon pote ?
— Oui, j’ai répondu.
— Eh bien, si tu me disais plutôt ce que c’est, que je te le serve.
— C’est du Bushmills, et vu que tu me le gardes depuis octobre, pourquoi tu n’ajouterais pas les intérêts, en m’en servant un double ? »
Eddie grimaça.
— Mauvaise idée, l’ami.
— À l’époque, ça m’a semblé la meilleure idée qui ait jamais germé dans l’esprit d’un homme. Je ne penserais plus à Lupe, j’arrêterais de voir des morts, peut-être même des vampires… les moustiques, comme je les appelais pour moi-même.
À huit heures, j’étais soûl. À neuf heures, j’étais fin soûl. À dix heures, j’avais pris la cuite de ma vie. Je me rappelle vaguement le barman en train de me mettre dehors. Je me rappelle un peu mieux le réveil, le lendemain matin, dans le parc, sous une couverture de papier journal.
— Retour à la case départ, murmura Susannah.
— Si fait, jeune dame, retour à la case départ, vous dites vrai, grand merci à vous. Je me suis redressé. J’ai cru que ma tête allait exploser. Je me la suis calée entre les genoux et quand j’ai constaté qu’elle n’explosait pas, je l’ai relevée. Il y avait une vieille femme assise sur un banc, à une quinzaine de mètres de moi, juste une vieille femme avec un fichu sur la tête, avec entre les mains un sachet en papier rempli de noix, qu’elle donnait à manger aux écureuils. Sauf que de la lumière bleue lui baignait les joues et le front, et qu’elle entrait et sortait de sa bouche, à chaque respiration. Elle était des leurs. Un moustique. Les morts-vivants avaient disparu, mais je voyais toujours les Type Trois.
Me saouler une nouvelle fois m’est apparu comme la solution logique, mais il y avait comme un petit problème : je n’avais pas d’argent. On m’avait apparemment dépouillé pendant que je cuvais sous mes journaux, et l’affaire était réglée.
Callahan sourit. Pas d’un sourire aimable.
Ce jour-là, je l’ai trouvée, l’agence Manpower. Le lendemain aussi, et le surlendemain. Et puis je me suis saoulé. C’est devenu ma routine, l’été de la Course des Grands Voiliers : travailler trois jours en restant sobre — la plupart du temps, ça signifiait pousser une brouette sur un chantier ou bien hisser d’énormes cartons pour des sociétés de déménageurs —, puis passer la quatrième nuit à prendre la cuite du siècle, et le lendemain à récupérer. Et ainsi de suite. Repos le dimanche. Ce fut ma vie à New York, cet été-là. Et où que j’aille, j’entendais partout cette chanson d’Elton John, « Someone Saved My Life Tonight ». Je ne sais pas si c’était l’été de sa sortie. Mais ce que je sais, c’est que je l’entendais partout. Une fois, j’ai travaillé cinq jours de suite pour les Déménageurs Covay. L’Équipe des Frangins, ils se faisaient appeler. En termes de sobriété, ç’a été ma meilleure performance, de tout le mois de juillet. Le responsable est venu me voir le cinquième jour, et il m’a proposé de m’engager à plein temps.
— Je ne peux pas, ai-je répondu. Les contrats d’intérim nous interdisent clairement d’accepter un travail avec une compagnie extérieure pendant un mois.
— Ah, laisse tomber ces conneries, tout le monde s’en fout. Qu’est-ce que t’en dis, Donnie ? Tu es un type bien. Et je sais pas pourquoi, j’ai l’impression que tu pourrais faire un peu plus que charger des meubles dans le camion. Tu veux y réfléchir ce soir ?
J’y ai réfléchi, mais la réflexion m’a mené à la boisson, comme à chaque fois, cet été-là. Comme à chaque fois, pour ceux qui ont besoin de l’alcool pour agir. Et me voilà assis dans un petit bar en face de l’Empire State Building, à écouter Elton John sur le juke-box. « Tu m’avais presque planté tes griffes dans la peau… » Et quand je suis retourné travailler, je me suis inscrit dans une autre agence d’intérim, une qui n’avait jamais entendu parler de cette putain d’Équipe des Frangins.
Callahan avait craché le mot putain avec une sorte de hargne désespérée, comme le font les hommes pour qui la vulgarité est devenue le dernier recours linguistique.
— Vous buviez, vous vous laissiez aller, puis vous travailliez, résuma Roland. Mais un autre boulot vous attendait aussi, cet été-là, n’est-ce pas ?
— Non. Mais il m’a fallu un petit moment pour m’y mettre. J’en ai vu plusieurs — la femme aux écureuils dans le parc était la première —, mais ils ne faisaient rien. Enfin, je savais ce qu’ils étaient, mais j’avais du mal à envisager de les tuer de sang-froid. Et puis une nuit, dans Battery Park, j’en ai vu un en train de se nourrir. Je m’étais équipé d’un cran d’arrêt, je l’avais en permanence dans ma poche. Je me suis approché de lui par-derrière et je l’ai poignardé quatre fois : une fois dans les reins, une fois entre les côtes, une fois dans le haut du dos, et aussi dans le cou. J’ai mis toutes mes forces dans le dernier coup. La lame est ressortie de l’autre côté, elle s’était plantée dans la pomme d’Adam de la chose comme un shish kebab dans un morceau de viande. Le tout avec comme un bruit de déchirure.
Callahan décrivait la scène d’un ton neutre, mais il était devenu très pâle.
— Il s’est reproduit la même chose que dans la ruelle du Foyer — le type a disparu, ne laissant que ses vêtements. Je m’y attendais, mais je ne pouvais pas être certain avant d’en avoir revu un faire pareil.
— Une hirondelle ne fait pas le printemps, fit Susannah.
Callahan acquiesça.
— La victime était un gamin d’une quinzaine d’années, il avait l’air portoricain, ou dominicain. Il avait une sound machine posée à ses pieds. Je ne me rappelle pas ce qu’il jouait, c’est ce que ça ne devait pas être « Someone Saved My Life Tonight ». Il s’est passé cinq minutes. Je m’apprêtais à lui tapoter les joues quand il a cligné des paupières, puis il a titubé et secoué la tête, et il est revenu à lui. Il m’a vu debout là, en face de lui, et son premier réflexe a été d’empoigner sa sound machine. Il l’a serré contre sa poitrine, comme un bébé. Puis il a dit : « Qu’est-c’tu veux, mec ? » Je n’ai rien répondu, pas un mot, mais il n’empêche que j’étais très curieux, au sujet des vêtements. Le gamin a posé les yeux dessus, puis il s’est accroupi et il a commencé à fouiller les poches. Je me suis dit qu’il avait trouvé de quoi s’occuper, et je suis parti. Et voilà pour le deuxième. Pour le troisième, ç’a été plus facile. Pour le quatrième, encore plus. À la fin août, j’en avais eu une demi-douzaine. Le sixième, c’était la femme que j’avais aperçue dans la file d’attente, à la banque. Le monde est petit, pas vrai ?
Régulièrement, j’allais au coin de la 1re Avenue et de la 47e Rue, en face du Foyer. Parfois, en fin d’après-midi, je me retrouvais à épier les poivrots et les sans-abri qui rentraient pour dîner. Parfois Rowan sortait leur parler. Il ne fumait pas, mais il avait toujours des cigarettes sur lui, un ou deux paquets, et il les distribuait. Je n’ai jamais fait d’effort particulier pour me dissimuler, mais s’il m’a aperçu un jour, il n’en a rien montré.
— Vous aviez probablement changé, à l’époque, dit Eddie.
Callahan hocha la tête.
— Les cheveux m’arrivaient aux épaules, et ils commençaient à grisonner. La barbe. Et bien sûr, je ne prenais plus aucun soin de mes vêtements. La moitié de ce que je portais alors, je l’avais récupéré sur les vampires que j’avais tués. L’un d’eux était coursier, et il avait une paire de bottes de moto super. Pas des mocassins Bally, mais presque neuves, et à ma taille. Ces trucs-là durent une éternité. Je les ai toujours.
Il désigna la maison d’un signe de tête.
— Mais je ne crois pas que tout ça ait joué, dans le fait qu’il ne m’ait pas reconnu. Dans la branche de Magruder, où on travaille au milieu d’ivrognes, de sans-abri et de toxicos qui ont un pied dans la réalité et l’autre dans la Quatrième Dimension, on est habitué à voir les gens changer du tout au tout, et en général, pas en bien. On s’entraîne à reconnaître les visages, sous les nouveaux bleus et les couches de crasse. Je crois plutôt que j’étais devenu un de ceux que vous appelez les morts errants, Roland. Invisible pour le reste du monde. Mais je pense que ces personnes — ces anciennes personnes — restent liées à New York…
— Elles ne vont jamais bien loin, acquiesça Roland.
Il avait fini sa cigarette. Le papier sec et les miettes de tabac avaient disparu entre ses doigts en deux bouffées.
— Les fantômes hantent toujours la même maison.
— Bien sûr, les pauvres. Et moi je voulais partir. Chaque jour, le soleil se levait un peu plus tôt, et chaque jour je ressentais un peu plus fort l’appel de ces routes, de ces autoroutes occultes. C’était sans doute dû en partie à cette légendaire thérapie géographique, à laquelle je crois avoir déjà fait allusion. Il s’agit de cette croyance très solide et pourtant totalement irrationnelle que tout va changer sous prétexte qu’on change de lieu ; que la pulsion d’autodestruction va disparaître, comme par magie. Il y avait indéniablement cet espoir que, dans un lieu plus vaste, je n’aurais plus à faire face aux vampires ou aux morts-vivants. Mais il n’y avait pas que ça. Le problème… le problème était de taille.
Callahan sourit, une fine ligne qui ne fit que lui découvrir le bout des dents.
— On m’avait pris en chasse.
— Les vampires, suggéra Eddie.
— Hein-hein.
Callahan se mordit la lèvre, puis reprit, avec un peu plus de conviction.
— Oui. Mais pas que les vampires. Je sais bien que c’était l’hypothèse la plus logique, pourtant il n’y avait pas que ça. Je savais au moins que ce n’était pas non plus les morts ; ils me voyaient, mais je leur étais totalement indifférent, sauf peut-être à ceux qui espéraient encore que je pourrais les réparer, ou mettre fin à leurs souffrances. Mais comme je vous l’ai dit, les Type Trois ne pouvaient pas me voir — pas comme un prédateur pour eux, en tout cas. Et ils ont des cycles d’attention courts, comme si, dans une certaine mesure, ils étaient atteints par l’amnésie qu’ils transmettaient à leurs victimes.
Je me suis rendu compte que j’avais des ennuis à Washington Square Park, un soir, peu de temps après avoir tué la femme de la banque. Ce parc était devenu un de mes repaires, mais Dieu sait que ce n’était pas le seul. L’été, il prenait régulièrement des allures de dortoir à ciel ouvert. J’avais même mon banc préféré, même s’il n’était pas libre tous les soirs… il faut dire que je n’y allais même pas tous les soirs.
Cette nuit-là — une nuit d’orage, étouffante — j’y suis arrivé vers huit heures. J’avais ma bouteille dans mon sac en papier, et un recueil de « cantos » d’Ezra Pound. Je me suis approché du banc et là, sur un autre banc près du mien, j’ai vu un graffiti peint à la bombe, qui disait : IL VIENT ICI. IL A UNE BRÛLURE À LA MAIN.
— Oh Dieu du ciel, dit Susannah en portant la main à sa gorge.
— J’ai immédiatement quitté le parc, et j’ai dormi dans une impasse, à cinq cents mètres de là. Il n’y avait aucun doute dans mon esprit, j’étais l’objet désigné par le graffiti. Deux jours plus tard, un soir, j’en ai vu un autre sur le trottoir, devant un bar sur Lexington Avenue, où j’aimais prendre un verre et parfois un sandwich, quand j’étais en fonds, comme on dit. Il avait été dessiné à la craie, et sous l’effet des pas répétés, n’était plus qu’une ombre, mais il demeurait lisible : IL VIENT ICI. IL A UNE BRÛLURE À LA MAIN. On avait dessiné des comètes et des étoiles autour du message, comme si son auteur avait essayé de le déguiser. Vingt mètres plus bas, peint sur un panneau d’interdiction de stationner, le message suivant : SES CHEVEUX SONT PRESQUE BLANCS MAINTENANT. Le lendemain matin, sur le flanc d’un bus : SON NOM EST PEUT-ÊTRE COLLINGWOOD. Deux ou trois jours plus tard, j’ai commencé à voir des affichettes d’animaux perdus, dans tous les coins que je fréquentais — Needle Park, l’entrée ouest de Central Park, le bar City Lights sur Lex, quelques clubs de musique folklorique et de poésie, dans le Village.
— Des affichettes d’animaux, fit Eddie, d’un air songeur. En fait, c’est magistral, en un sens.
— Elles étaient toutes identiques, précisa Callahan. AVEZ-VOUS VU NOTRE SETTER IRLANDAIS ? IL EST VIEUX ET BÊTE, MAIS NOUS L’AIMONS.
PATTE AVANT DROITE BRÛLÉE. IL RÉPOND AU NOM DE KELLY, OU ENCORE COLLINS ET COLLINGWOOD. GROSSE RÉCOMPENSE. Le tout suivi d’une série de dollars dessinés.
— À qui pouvaient s’adresser des affiches de ce genre ? demanda Susannah.
Callahan haussa les épaules.
— Je n’en sais rien, en fait. Aux vampires, peut-être.
Eddie se frotta le visage avec lassitude.
— Bon, récapitulons. Nous avons des vampires de Type Trois… et les morts errants… et voilà qu’entre en scène un troisième groupe. Des types qui se baladent en posant des affichettes qui n’ont rien à voir avec des animaux perdus et qui taguent sur les édifices et sur les trottoirs. De qui s’agit-il ?
— Des ignobles, répondit Callahan. C’est comme ça qu’ils se font appeler bien qu’il y ait aussi des femmes parmi eux. Ils se surnomment aussi les régulateurs. Pour la plupart, ils portent de longs manteaux jaunes… mais pas tous. Beaucoup ont aussi des cercueils bleus tatoués sur les mains… mais pas tous.
— Les Grands Chasseurs du Cercueil, Roland, murmura Eddie.
Roland acquiesça, mais sans quitter Callahan des yeux.
— Laisse-le parler, Eddie.
— Ce qu’ils sont — ce qu’ils sont vraiment — ce sont des soldats du Roi Cramoisi, dit Callahan.
Et il se signa.
Eddie sursauta. La main de Susannah se porta de nouveau à son ventre, qu’elle se mit à caresser. Quant à Roland, il se prit à repenser à leur promenade dans Gage Park, après avoir échappé à Blaine. Les animaux morts, au zoo. La roseraie. Le manège et le train miniature. Puis la route de métal menant à cette autre route de métal plus grande encore, qu’Eddie, Susannah et Jake appelaient une autoroute. Là, sur un panneau routier, quelqu’un avait gravé au couteau ATTENTION AU MARCHEUR. Et sur un autre panneau, orné du dessin grossier d’un œil, ce message : VIVE LE ROI CRAMOISI !
— Je vois que vous avez entendu parler du monsieur, fit Callahan d’un ton sec.
— Disons qu’il a fait en sorte de laisser sa marque afin que nous la trouvions, précisa Susannah.
Callahan inclina la tête en direction de Tonne foudre.
— Si votre quête vous mène là-bas, dit-il, vous verrez beaucoup plus que quelques messages peinturlurés sur les murs.
— Et vous ? demanda Eddie. Qu’avez-vous fait ?
— Pour commencer, je me suis assis et j’ai réfléchi à la situation. Et j’ai décidé que, quelque fantastique et paranoïaque que cela pût paraître, j’étais réellement traqué, et pas nécessairement par des vampires de Type Trois. Même si bien entendu, je ne mesurais pas à l’époque que ceux qui laissaient des graffitis et des affiches n’auraient aucun scrupule à utiliser les vampires contre moi.
Rappelez-vous qu’à l’époque, je n’avais aucune idée de l’identité de ce mystérieux groupe. À Jerusalem’s Lot, Barlow avait emménagé dans une maison dans laquelle s’étaient déroulées des scènes de violence terrible, et qui était réputée pour être hantée. Mears, l’écrivain, disait que la maison du mal avait attiré l’homme du mal. C’est à cette conclusion que m’a ramenée ma réflexion la plus productive, à New York. J’ai commencé à croire que j’avais attiré un autre roi vampire, un autre Type Un, tout comme Marsten House avait attiré Barlow. Que l’idée fût sensée ou pas (elle ne l’était pas, en l’occurrence), j’ai été rassuré de constater que mon cerveau, imbibé ou pas, était encore capable de fonctionner avec logique.
La première décision à prendre pour moi, c’était de rester à New York ou de m’enfuir. Je savais que, si je ne fuyais pas, ils me rattraperaient tôt ou tard, probablement tôt. Ils avaient une description de moi, avec un indice de taille — Callahan leva sa main mutilée —, ils avaient presque mon nom ; d’ici une semaine ou deux, ils le connaîtraient avec certitude. Ils identifieraient tous mes points de chute, tous les endroits où mon odeur était restée. Ils trouveraient des gens qui m’auraient parlé, avec qui j’avais traîné, ou joué aux cartes et aux dames. Des collègues de mes missions pour Manpower ou Brawny Man.
Ce qui m’a conduit à une conclusion à laquelle j’aurais dû arriver bien plus tôt, même après un mois de saouleries ininterrompues. J’ai compris qu’ils finiraient par trouver Rowan Magruder, le Foyer et des tas d’autres gens qui m’avaient connu là-bas. Des travailleurs intérimaires, des bénévoles, des dizaines d’habitués. Mon Dieu, des centaines d’habitués, au bout de neuf mois.
Et pour couronner tout ça, il y avait l’appel de ces routes.
Il se tourna vers Eddie et Susannah.
— Vous savez qu’il y a une passerelle vers le New Jersey, au-dessus de l’Hudson ? Elle se trouve quasiment dans l’ombre du pont George-Washington, une passerelle de planches, le long de laquelle il reste quelques abreuvoirs pour les vaches et les chevaux, sur l’un des côtés.
Eddie éclata de rire comme un homme dont on secouerait vivement les appendices du bas.
— Désolé, mon père, mais c’est impossible. J’ai dû aller sur le Pont George Washington environ cinq cents fois dans ma vie. Henry et moi, on allait sans arrêt à Palisades Park. Il n’y a pas de passerelle de planches.
— Pourtant, si, répondit Callahan d’un ton calme. Elle remonte au début du XIXe siècle, je dirais, même si elle a été retapée plusieurs fois, depuis. En fait, vers le milieu, il y a un panneau qui indique RESTAURATIONS DU BICENTENAIRE EFFECTUÉES PAR LES INDUSTRIES LAMERK. Je me suis rappelé ce nom, la première fois que j’ai vu Andy le Robot. Si on en croit la plaque sur sa poitrine, c’est la compagnie qui l’a fabriqué, lui aussi.
— Nous aussi, nous avons déjà vu ce nom, dit Eddie. Dans la cité de Lud. Sauf que là-bas, il s’agissait de la fonderie LaMerk.
— Probablement différents départements d’une même compagnie, suggéra Susannah.
Roland ne dit rien, mais se contenta de faire ce petit geste d’impatience, en faisant de petits moulinets avec les deux doigts qui lui restaient à la main droite : dépêchons, dépêchons.
— Elle est bien là, mais elle est difficile à voir, fit Callahan. Elle est cachée. Et ce n’est que la première des autoroutes occultes. Elles rayonnent autour de New York comme une toile d’araignée.
— Des autoroutes vaadasch, murmura Eddie. Mettez-vous bien ça dans le crâne.
— Je ne sais pas si c’est bien ça, reprit Callahan, tout ce que je sais, c’est que j’ai vu des choses extraordinaires, lors de mes pérégrinations, dans les années qui ont suivi. Et j’ai aussi rencontré beaucoup de gens bien. Il pourrait paraître insultant de les appeler des gens normaux, ou des gens ordinaires, mais ils étaient les deux. Et de ce fait, ils donnent aux termes « normal » et « ordinaire » une certaine noblesse, à mes yeux.
Je ne voulais pas quitter New York sans revoir Rowan Magruder. Je voulais lui dire que, même si j’avais pissé au visage de Lupe — je m’étais saoulé, je ne pouvais pas dire le contraire —, je n’avais pas complètement baissé mon pantalon et fait le reste. Ce qui signifie, avec ma façon maladroite de dire les choses, que je n’avais renoncé. Et que j’étais bien décidé à ne pas m’enfuir désespérément, comme un lapin pris dans les phares d’une voiture.
Callahan s’était remis à sangloter. De sa manche de chemise, il s’essuya les yeux.
— J’imagine que je voulais aussi dire au revoir à quelqu’un, et que quelqu’un me dise au revoir. Ces au revoir, ceux qu’on dit et ceux qu’on entend, ce sont les preuves que l’on est encore en vie, après tout. Je voulais le prendre dans mes bras et lui faire passer le baiser que Lupe m’avait donné. Avec le même message : « Tu es trop précieux pour qu’on te perde. » Je…
Il aperçut Rosalita qui descendait l’allée en se pressant, avec sa jupe qui balançait, et il s’interrompit. Elle lui tendit un morceau d’ardoise sur lequel on avait écrit quelque chose à la craie. L’espace d’une seconde, Eddie s’imagina qu’il s’agissait d’un message décoré de lunes et d’étoiles, du genre : PERDU ! CHIEN ERRANT, PATTE AVANT MUTILÉE. RÉPOND AU NOM DE ROLAND ! MAUVAIS CARACTÈRE, TENDANCE À MORDRE, MAIS ON L’AIME QUAND MÊME !!!
— Ça vient d’Eisenhart, leur dit Callahan en relevant la tête. Dans le coin, on peut dire qu’Overholser est le gros fermier, qu’Eben Took est le gros homme d’affaires, et qu’Eisenhart est le gros rancher. Il nous donne rendez-vous, avec les Slightman père et fils et votre Jake, quand les cloches de Notre-Dame sonneront midi, si cela vous sied. On ne sait pas toujours ce qu’il a derrière la tête, mais il doit vouloir vous faire faire le tour des fermes, des ranchs et des petites exploitations sur le chemin du retour vers le Rocking B, où vous passeriez la nuit. Est-ce que cela vous sied ?
— Pas vraiment, répondit Roland. J’aurais voulu avoir ma carte, avant d’aller voir les environs.
Callahan réfléchit un instant, puis se tourna vers Rosalita. Eddie comprit que cette femme devait être bien plus qu’une simple gouvernante. Elle s’était retirée à une distance respectueuse, sans retourner jusqu’à la maison. Comme une bonne secrétaire, se dit-il. Le Vieux n’eut pas à lui faire signe ; elle approcha dès qu’elle vit son regard. Ils échangèrent quelques mots, puis Rosalita s’éloigna.
— Je suggère que nous déjeunions sur la pelouse de l’église, proposa Callahan. Il y a là un vieil arbre de fer qui nous fera une ombre agréable. Le temps que nous mangions, je suis sûr que les jumeaux Tavery auront quelque chose pour vous.
Roland acquiesça, satisfait.
Callahan se leva en grimaçant, porta les mains à ses reins et s’étira.
— Quant à moi, j’ai quelque chose à vous montrer maintenant.
— Vous n’avez pas fini votre histoire, lui fit remarquer Susannah.
— C’est vrai, répondit Callahan, mais le temps presse. Je peux marcher et parler en même temps, si vous autres vous pouvez marcher et écouter en même temps.
— C’est possible, dit Roland, en se levant lui-même.
Il souffrait, mais la douleur était supportable. L’huile-de-chat de Rosalita valait vraiment le détour.
— Avant que nous y allions, je voudrais que vous me disiez deux choses.
— Si je le peux, pistolero, grand bien.
— Les auteurs des messages, vous les avez rencontrés, lors de vos voyages ?
Callahan hocha lentement la tête.
— Si fait, pistolero, je les ai rencontrés — puis, avec un regard vers Eddie et Susannah —, vous avez déjà vu des photos couleur, prises avec un flash, où tout le monde a les yeux rouges ?
— Ouais, fit Eddie.
— Leurs yeux sont comme ça. Des yeux cramoisis. Et cette seconde question, Roland ?
— Sont-ils les Loups, mon père ? Ces ignobles ? Ces soldats du Roi Cramoisi ? Sont-ils les Loups ?
Callahan hésita un long moment, avant de répondre.
— Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, finit-il par dire. Pas à 100 %, intuitez-le. Mais je ne le pense pas. Ce sont des ravisseurs, c’est certain, même s’ils ne s’en prennent pas qu’aux enfants.
Il réfléchit un moment à ce qu’il venait de dire.
— Ce sont des loups, en un sens.
Il hésita, réfléchit encore, puis conclut :
— Si fait, ce sont des loups.
Le trajet depuis l’arrière-cour du presbytère jusqu’à la porte principale de Notre-Dame de la Sérénité n’était pas bien long, et il ne leur prit pas plus de cinq minutes. Elles ne suffirent pas au Vieux pour faire le récit des années passées à vivre comme un clochard, jusqu’au jour où il avait lu un article dans L’Abeille de Sacramento, qui l’avait ramené à New York, en 1981. Pourtant, les trois pistoleros entendirent toute l’histoire. Roland pensait qu’Eddie et Susannah comprenaient aussi bien que lui ce que cela signifiait : quand ils quitteraient Calla Bryn Sturgis — à condition qu’ils n’y meurent pas —, il était fort probable que Donald Callahan partirait avec eux. Il ne s’agissait pas seulement de raconter son histoire, il s’agissait du khef, le partage de l’eau. Et si on laissait de côté le shirting, qui était une tout autre histoire, le khef ne pouvait se partager qu’entre ceux que le destin avait réunis, pour le meilleur et pour le pire. Par les membres d’un même ka-tet.
— Vous connaissez cette expression : « Tu n’es plus au Kansas, Toto » ? demanda Callahan.
— Disons que cette expression nous dit vaguement quelque chose, trésor, répondit Susannah d’un ton sec.
— Vraiment ? Oui, je vois que c’est le cas, rien qu’à la tête que vous faites. Peut-être un jour me raconterez-vous votre histoire, vous aussi. J’ai comme l’idée que la mienne me ferait honte, à côté. Quoi qu’il en soit, je savais que je n’étais plus au Kansas, en approchant du bout de la passerelle. Et il me semblait que je n’entrais pas au New Jersey, non plus. Du moins pas celui que je m’attendais à trouver sur l’autre rive de l’Hudson. Il y avait un journal chiffonné, contre la
rambarde du pont — qui semble complètement désert, en dehors de sa présence à lui, alors qu’à sa gauche, la circulation sur le grand pont suspendu est chargée et continue — et Callahan se baisse pour le ramasser. Le vent tiède qui souffle sur le fleuve fait voleter autour de ses épaules ses cheveux poivre et sel.
Il n’y a qu’une seule page, pliée ; il voit qu’il s’agit de la première page du Registre de Leabrook. Callahan n’a jamais entendu parler de Leabrook. D’ailleurs ça s’explique, il n’est pas spécialiste du New Jersey, il n’y a même pas mis les pieds depuis son arrivée à Manhattan, un an auparavant, mais il a toujours cru que la ville de l’autre côté du pont George-Washington s’appelait Fort Lee.
Et son esprit se laisse absorber par les gros titres. Le premier lui paraît rassurant : À MIAMI, LES TENSIONS RACISTES S’APAISENT. Depuis quelques jours, les journaux new-yorkais ne parlent plus que de ces affrontements. Mais que doit-il penser de cette manchette : La GUERRE DES CERFS-VOLANTS SE POURSUIT À TEANECK, AU HACKENSACK, accompagnée d’une photo d’un immeuble en feu ? On voit aussi des pompiers arriver sur un camion, mais ils sont tous hilares ! Et cet autre titre : LE PRÉSIDENT AGNEW SOUTIENT LE PROJET TERRAFORM DE LA NASA ? Et cet article en bas de page, écrit en cyrillique ?
Qu’est-ce qui m’arrive ? se demande Callahan. Durant toute cette histoire de vampires et de morts-vivants — et même avec l’apparition de ces affiches qui font clairement allusion à lui — il n’a jamais remis sa santé mentale en question. Mais à présent, planté sur cette humble (et ô combien remarquable !) passerelle — cette passerelle que personne à part lui n’emprunte-il finit par le faire. L’idée même que Spiro Agnew[6] soit président était déjà assez incroyable en soi pour que n’importe quel individu possédant un minimum de sens politique en vienne à mettre en doute sa propre santé mentale. Cet homme tombé en disgrâce des années auparavant, avant même son patron.
Que m’arrive-t-il ? se demande-t-il, mais si la réponse, c’est qu’il est devenu fou furieux et qu’il est en train d’inventer tout ça, il n’a pas très envie de savoir, finalement.
« Bon vent », dit-il en envoyant les quatre pages restantes du Registre de Leabrook par-dessus la rambarde du pont. La brise l’emporte vers le pont George-Washington. Le voilà, le réel, se dit-il. Juste là. Ces voitures, ces camions, ces bus charter Peter Pan. Mais là, au milieu, il voit un véhicule rouge qui semble avancer sur des chenilles. Au-dessus du corps du véhicule — gros comme un bus scolaire de taille moyenne — un cylindre cramoisi tourne sur lui-même. BANDY est écrit d’un côté. BROOKS apparaît sur l’autre. BANDY BROOKS. OU BANDYBROOKS. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Il n’en a aucune idée. Il n’a jamais vu non plus un engin pareil de toute sa vie. Et jamais il n’aurait cru possible — non mais regardez-moi un peu ces chenilles, au nom du ciel — qu’on le laisse circuler sur la voie publique.
Donc on n’est plus en sécurité non plus sur le pont George-Washington.
Callahan empoigne la rambarde de la passerelle et s’y accroche fermement tandis qu’un vertige le traverse, faisant se dérober ses pieds sous lui et menaçant son équilibre. Au toucher, cette rambarde a l’air bien réelle, du bois chauffé par le soleil et gravé de milliers de messages et d’initiales imbriquées. Il lit DK À MB à l’intérieur d’un cœur. Il lit FREDDY + HELENA = AMOUR ÉTERNEL. Il voit aussi À MORT TOUT LES LATINO ET LES NAIGRES, le tout décoré de swastikas. Il s’interroge sur cette misère orthographique qui fait que la victime n’a même pas le droit de voir son surnom favori épelé correctement. Des messages de haine, des messages d’amour, tous aussi réels qu’un battement de son cœur emballé, ou que le poids des quelques billets et pièces de monnaie dans la poche avant droite de son jean. Il inspire à fond, et la brise est réelle, elle aussi, jusqu’à ses relents de gasoil.
Ça m’arrive vraiment, je le sais, se dit-il. Je ne suis pas dans la salle numéro 9 d’un quelconque hôpital psychiatrique. C’est bien moi, je suis bien ici, et je suis même sobre — et j’ai New York dans le dos. Tout comme la ville de Jerusalem’s Lot, dans le Maine, avec ses morts agités. Devant moi s’étend tout le poids de l’Amérique, et celui de tous ses possibles.
Cette pensée lui remonte un peu le moral, et la suivante encore plus : pas seulement une Amérique, mais une douzaine… un millier… un million. Si c’est bien Leabrook, là-bas, et non Fort Lee, peut-être y a-t-il un autre New Jersey, où la ville sur l’autre rive de l’Hudson s’appelle Leeman, ou Leigh-man, ou Lee Bluffs, ou encore Lee Palisades ou Leghorn Village. Peut-être qu’il n’y a plus quarante-deux États de l’autre côté de l’Hudson, mais quarante-deux mille, tous éparpillés en une géographie verticale et aléatoire.
Et il comprend instinctivement que c’est presque certainement vrai. Il vient de buter sur un confluent gigantesque, voire infini, de mondes. Tous sont l’Amérique, mais tous sont différents. Ils sont traversés par des autoroutes, et il les voit.
Il se dirige d’un bon pas vers le bout du pont, côté Leabrook, puis il s’arrête de nouveau. Et si je ne retrouve pas mon chemin ? se demande-t-il. Si je me perds, et que j’erre, sans jamais pouvoir retrouver le chemin de cette Amérique où Port Lee est à l’extrémité ouest du pont George-Washington, et où Gerald Ford (qui l’eût cru !) est président des États-Unis ?
Et alors il se dit : Et alors ? Putain, et alors ?
En descendant de la passerelle, du côté du New Jersey, il sourit de toutes ses dents, le cœur léger pour la première fois depuis les obsèques du jeune Danny Glick, dans la ville de Jerusalem’s Lot. Deux gosses avec des cannes à pêche s’avancent vers lui. « L’un de vous aurait-il la bonté de me souhaiter la bienvenue au New Jersey, jeunes gens ? demande Callahan en souriant plus que jamais.
— Bienvenue dans le NJ, mec », répond l’un d’eux, sans se faire prier, mais tous deux le dévisagent d’un air prudent et prennent bien garde à ne pas le croiser. Il ne leur jette pas la pierre, mais ça n’entame pas sa charmante humeur du moment. Il se sent comme un homme qu’on vient de libérer d’une prison grise et maussade, un jour de grand soleil. Il accélère l’allure, sans un dernier regard vers Manhattan. Pourquoi le ferait-il ? Manhattan, c’est du passé. Les Amériques multiples qui s’étendent devant lui, voilà l’avenir.
Il entre dans Leabrook. Il n’entend pas de carillon. Plus tard, il y aura des cloches et des vampires ; plus tard viendront d’autres messages tracés à la craie sur des trottoirs, ou peints à la bombe sur des murs de briques (pas tous adressés à lui, d’ailleurs). Plus tard il verra les ignobles dans leurs Cadillacs rouges, leurs Lincoln vertes et leurs Mercedes-Benz violettes criardes, des ignobles aux yeux rouges comme des flashs, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui le soleil brille sur une nouvelle Amérique sur la rive ouest de l’Hudson, au bout d’une passerelle restaurée.
Dans la rue principale, il s’arrête devant le restaurant « Le Leabrook (cuisine familiale) » et dans la vitrine il voit un panonceau qui dit : RECHERCHE CUISINIER/ÈRE POUR RESTAURATION RAPIDE. Don Callahan a fait de la restauration rapide pendant tout son séminaire, et bien plus que son compte au Foyer, dans l’East Side, à Manhattan. Il se dit qu’il serait sans doute parfaitement à sa place ici, au Leabrook (Cuisine Familiale). Et il se trouve qu’il a raison, même s’il lui faut trois services pour retrouver complètement la main, et réussir à casser deux œufs d’une main au-dessus du grill. Le propriétaire, une espèce de grande asperge nommée Dicky Rudebacher, demande à Callahan s’il souffre de problèmes médicaux — « des trucs qui s’attrapent », comme il dit — et se contente de répondre par un signe de tête quand Callahan lui dit que non. Il ne lui demande ni ses papiers d’identité, ni même son numéro de Sécurité Sociale. Il veut payer son nouveau cuistot de la main à la main, si ça lui va. Callahan lui assure que oui.
« Une dernière petite chose », lance Dicky Rudebacher, et Callahan attend le coup de grâce. Plus rien ne peut le surprendre, mais tout ce que dit Rudebacher, c’est : « Tu m’as l’air d’un type qui fréquente la bouteille. » Callahan reconnaît qu’il a rarement refusé un verre. « Pareil pour moi, répond Rudebacher. Dans ce métier, c’est le seul moyen de pas virer maboul. Je vais pas te renifler l’haleine quand tu arrives… du moment que tu arrives à l’heure. Débarque en retard deux fois, et alors c’est la porte. Je te le redirai pas. »
Callahan fait donc le cuistot au Leabrook (cuisine familiale) pendant trois semaines, et réside vingt mètres plus bas, au motel Le Coucher de Soleil. Sauf que ça n’est pas toujours le Leabrook, et pas toujours le Coucher de Soleil. Lors de son quatrième jour en ville, il se réveille au Lever de Soleil, et le Leabrook (cuisine familiale) est devenu le Fort Lee (cuisine familiale). Le Registre de Leabrook que les gens laissent sur le comptoir devient le Registre-Edition américaine de Fort Lee. Et il n’est pas spécialement rassuré de constater que Gerald Ford est de retour à la présidence.
Quand Rudebacher le paie en fin de semaine — à Fort Lee — le Général Grant est sur les billets de cinquante dollars, Jackson sur ceux de vingt et Alexander Hamilton sur celui de dix, le tout dans une enveloppe. À la fin de la deuxième semaine — à Leabrook — c’est Abraham Lincoln qui est sur les billets de cinquante, et un certain Chadbourne sur celui de dix. C’est toujours l’effigie d’Andrew Jackson qui trône sur les billets de vingt, ce qui le soulage un peu, quelque part. Dans la chambre d’hôtel de Callahan, le couvre-lit est rose à Leabrook, et orange à Fort Lee. C’est pratique. Dès son réveil, il sait ainsi dans quel New Jersey il se trouve.
Il se saoule deux fois. La seconde, après la fermeture, Dicky Rudebacher se joint à lui et lui rend verre pour verre. « C’était un grand pays », geint Rudebacher, et Callahan se dit que c’est incroyable, comme certaines choses ne changent pas, fondamentalement : le temps passe, les jérémiades restent.
Mais chaque jour, la menace se rapproche. Il a vu son premier Type Trois dans la file d’attente du cinéma Le Jumeau de Leabrook, alors un jour il donne sa démission.
« Je croyais que tu disais que tu n’avais rien, lui dit Rudebacher.
— Je vous demande pardon ?
— Tu as une saleté de maladie de la bougeotte, mon ami. En général, ça marche… avec le reste. » D’une main rougie par l’eau de vaisselle, Rudebacher fait mine d’empoigner une bouteille et de la boire. « Quand un homme attrape la bougeotte passé la première jeunesse, souvent c’est incurable. Je vais te dire, j’aurais pas une femme encore douée au lit et deux gosses à l’université, je ferais mon baloche et je te suivrais.
— Ah ouais ? demande Callahan, fasciné.
— Septembre et octobre, c’est toujours les deux mois les pires, fait Rudebacher d’un air pensif. On entend l’appel. Les oiseaux aussi l’entendent, et ils s’en vont.
— Entendent quoi ? »
Rudebacher lui lance un regard qui veut dire « fais pas l’innocent ».
« Pour eux, c’est le ciel. Pour des gars comme nous, c’est la route. L’appel de cette foutue route de la liberté. Les types comme moi, avec deux gamins à l’école et une femme qui fait pas ça que le samedi, ils mettent la radio un peu plus fort, en attendant que ça passe. Mais c’est pas ce que tu vas faire. » Il s’interrompt et jette à Callahan un regard perspicace. « Tu veux rester une semaine de plus ? Je te ferai une rallonge de vingt-cinq billets. Tu fais un sacré bon Monte Cristo. »
Callahan réfléchit, puis il secoue la tête. Si Rudebacher disait vrai, s’il ne s’agissait que de l’appel de la route, peut-être qu’il resterait une semaine de plus… puis encore une… puis encore une. Mais il n’y en a pas qu’une. Il y a toutes ces autoroutes occultes, et soudain il se rappelle le titre de son livre de lecture, c’était Des Routes vers le monde entier. Et il éclate de rire.
« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? lui lance Rudebacher, vexé.
— Rien, répond Callahan. Tout. » Il donne une tape sur l’épaule de son patron. « Vous êtes un homme bien Dicky. Si je repasse par ici, je viendrai vous saluer.
— Tu ne repasseras pas par ici », dit Dicky Rudebacher, et il a raison, bien entendu.
— J’ai passé cinq ans sur la route, à peu de chose près, leur dit Callahan tandis qu’ils approchaient de l’église.
Et en somme, c’est tout ce qu’il dit sur le sujet. Pourtant, ils entendirent autre chose. Et plus tard, ils ne furent pas surpris d’apprendre que Jake, en chemin vers la ville avec Eisenhart et les Slightman, en avait entendu une partie, aussi. Après tout, c’était Jake qui était le plus doué pour le shining.
Cinq ans sur la route, rien de plus.
Et tout le reste, vous l’intuitez : un millier de mondes perdus de la rose.
Il passe cinq ans sur la route, à peu de chose près, seulement des routes, il n’y en a pas qu’une, et peut-être que, dans les bonnes circonstances, cinq ans c’est une éternité.
Il y a la Route 71, qui traverse le Delaware, et les pommes à cueillir. Il y a ce petit garçon du nom de Lars, avec sa radio cassée. Callahan la lui répare et la mère de Lars lui donne un fabuleux déjeuner à emporter, et ce déjeuner semble lui durer des jours. Il y a la Route 317 qui traverse le Kentucky rural, et ce boulot qu’il fait, creuser des tombes avec un type du nom de Pete Petacki, qui ne veut pas la fermer une seconde. Une fille vient les regarder, une jolie fille d’environ dix-sept ans, assise sur un muret de pierre, avec les feuilles jaunes qui tombent en pluie autour d’elle, et Pete Petacki essaie d’imaginer l’effet que ça ferait de lui arracher son pantalon de velours et de s’enrouler ses longues cuisses autour du cou, l’effet que ça ferait de se retrouver un pied en taule. Pete Petacki ne voit pas cette lumière bleue autour d’elle, et il voit encore moins ses vêtements glisser à terre comme des plumes, un peu plus tard, quand Callahan s’assied à côté d’elle et l’attire contre lui, tandis qu’elle lui caresse la jambe et colle sa bouche contre sa gorge, et qu’alors il sort son couteau et qu’il le plonge sans hésiter dans le nœud de chair, de nerfs et d’os sur sa nuque. Il est devenu très bon, à ce coup-là.
Il y a la Route 19 qui traverse la Virginie de l’ouest, et cette petite fête foraine poussiéreuse qui recherche quelqu’un pour s’occuper des chevaux et nourrir les animaux. « Et inversement », lui dit Greg Chumm, le propriétaire forain aux cheveux gras. « Vous voyez, nourrir les canassons et s’occuper des animaux. Comme ça vous branche le mieux. » Et pendant un temps, quand une épidémie d’angine laisse le forain à court de main-d’œuvre (ils se dirigent alors vers le sud, cahin-caha, essayant de devancer l’hiver), il fait aussi Menso le médium, et ce avec un succès étonnant. C’est dans la peau de Menso qu’ils les voit, eux, pour la première fois, ni des vampires, ni des morts-vivants perdus, mais des hommes grands, avec des visages pâles et attentifs à demi dissimulés sous des chapeaux démodés à rebords ou des casquettes à la mode à très longue visière. Dans l’ombre de ces chapeaux, leurs yeux brûlent d’un rouge cendré, comme des yeux de raton laveur ou de putois surpris dans le faisceau d’une lampe torche, en train de saccager les poubelles. Et eux, le voient-ils ? Les vampires (du moins, les Type Trois) ne le voient pas. Les morts, si. Et ces hommes, les mains dans les poches de leurs longs manteaux jaunes, et leurs visages durs cachés sous ces chapeaux, et qui observent ? Voient-ils ? Callahan n’a aucun moyen d’en être certain, mais il décide de ne pas prendre de risques. Trois jours plus tard, dans la ville de Yazoo City, dans le Mississippi, il raccroche son chapeau haut-de-forme noir de Menso, laisse sa salopette graisseuse dans un des camions de matériel et il plante là le Fabuleux Spectacle Ambulant de Chumm, sans s’embarrasser de la formalité de son dernier chèque. En quittant la ville, il croise un certain nombre d’affichettes, clouées sur des poteaux téléphoniques. Des affichettes de ce genre :
Qui est Ruta ? Callahan n’en sait rien. Tout ce qu’il sait, c’est qu’elle est BRUYANTE mais TRÈS RIGOLOTE. Sera-t-elle toujours bruyante, quand les ignobles la rattraperont ? Sera-t-elle toujours aussi rigolote ?
Callahan en doute.
Mais il a bien assez de ses problèmes, et tout ce qu’il peut faire, c’est prier Dieu, auquel il ne croit plus, au sens strict du terme, que les hommes en manteaux jaunes ne la rattrapent pas.
Plus tard dans la journée, alors qu’il fait du stop au bord de la Route 3, dans le comté d’Issaquena sous un ciel vert-de-gris qui n’a jamais entendu parler de décembre et de Noël, il entend de nouveau les cloches. Elles lui remplissent la tête, menacent de lui faire exploser les tympans et font perler des ruisselets de sang sur toute la surface de son cerveau. Alors qu’elles s’éloignent, Callahan se sent saisi d’une effroyable certitude : ils arrivent. Les hommes aux yeux rouges, aux grands chapeaux et aux longs manteaux jaunes sont en route.
Callahan bondit du bord de la route comme un fugitif échappé d’une chaîne de forçats, et franchit le fossé mousseux comme Superman, d’un seul bond. Derrière, il trouve une clôture en bois envahie de kutzu et de ce qui ressemble à du sumac vénéneux. Il se fiche que ce soit du sumac vénéneux ou pas. Il plonge par-dessus la clôture, il roule dans les hautes herbes et la bardane et il scrute l’autoroute à travers un trou dans le feuillage.
Pendant quelques instants, rien ne se passe. Puis une Cadillac rouge zébrée d’une large bande blanche déboule à toute vitesse sur l’Autoroute 3, en provenance de Yazoo City. Elle va au moins à cent à l’heure, et le trou de serrure de Callahan est petit, pourtant il les voit avec une clarté surnaturelle : trois hommes, dont deux dans des coupe-vent jaunes, et le troisième portant un blouson d’aviateur. Tous trois fument. L’habitacle clos de la Cadillac fume lui aussi.
Ils vont me voir ils vont m’entendre ils vont me sentir, martèle une petite voix dans la tête de Callahan, et il la chasse de force, il chasse cette satanée certitude teintée de panique, il se l’arrache d’un coup sec. Il se force à penser à cette chanson d’Elton John — « quelqu’un m’a sauvé, quelqu’un m’a sauvé, quelqu’un m’a sauvé la viiiiiiiie ce soir »… et ça a l’air de marcher. L’espace d’une seconde intolérable, il a l’impression que la Cadillac ralentit — une seconde assez longue pour les imaginer en train de le traquer à travers ce champ à l’abandon, l’attrapant, le traînant jusque dans un appentis ou une grange désertée — et alors la Cadillac passe la colline en grondant, peut-être en direction de Natchez. Ou de Copiah. Callahan attend là encore dix minutes. « Assure-toi bien qu’ils ne sont pas en train de te faire une feinte, mon vieux », lui aurait dit Lupe. Mais même là, en train d’attendre, il sait qu’il ne s’agit que d’une simple formalité. Ils ne lui font pas une feinte ; ils l’ont loupé, tout bonnement. Comment ? Pourquoi ?
La réponse s’impose doucement à son esprit — une réponse, du moins, et il veut bien être pendu si ça n’est pas la bonne. Ils l’ont raté parce qu’il a su se glisser dans une autre version de l’Amérique, dans ce bouquet de kutzu et de sumac, en train de scruter la Route 3. Peut-être n’y a-t-il que d’infimes différences — Lincoln sur les billets de un dollar et Washington sur ceux de cinq, au lieu de l’inverse, disons —, mais ça a suffi. Tout juste. Et c’est une bonne nouvelle, parce que ces types ne sont pas anesthésiés comme ces morts, et ils le voient, à la différence de ces bons vieux suceurs de sang. Ces gens, qui qu’ils soient, sont les plus dangereux de tous.
Callahan finit par retourner vers la route. Au bout d’un moment, apparaît une vieille Ford défoncée avec au volant un Noir avec un chapeau de paille et une salopette. Il rappelle tellement le fermier noir dans un film des années 1930 que Callahan s’attend presque à le voir éclater de rire, se frapper la cuisse et s’exclamer : « Si si, pat’on ! C’est la vé’ité toute nue ! » Au lieu de quoi, le Noir se lance dans une discussion sur la politique, provoquée par une émission qu’il écoute, sur la Radio Publique Nationale. Et quand Callahan le quitte, à Shady Grove, le Noir lui donne cinq dollars et une casquette de base-ball.
« J’ai de l’argent, dit Callahan, essayant de lui rendre ses cinq dollars.
— Un homme qui fuit n’en a jamais assez, répond l’autre. Et, s’il vous plaît, ne me dites pas que vous n’êtes pas en fuite. Ne faites pas injure à mon intelligence.
— Je vous remercie, dit Callahan.
— De nada, répond le Noir. Où allez-vous ? Grosso modo ?
— Je n’en ai aucune idée », répond Callahan. Puis, avec un sourire : « Grosso modo. »
Cueillir des oranges en Floride. Pousser un balai à la Nouvelle-Orléans. Curer des box de chevaux à Lufkin, au Texas. Distribuer des brochures d’agences immobilières à Phœnix, en Arizona. Des boulots qui paient en liquide. Observer les visages sur les billets, qui changent sans arrêt. Noter les noms différents, dans les journaux. Jimmy Carter est élu Président, mais c’est aussi le cas pour Ernest « Fritz » Hollings et Ronald Reagan. George Bush est lui aussi élu Président. Gerald Ford décide de se représenter, et c’est lui qui est élu. Les noms dans les journaux n’ont pas d’importance (ce sont ceux des célébrités qui changent le plus souvent, et il n’a jamais entendu parler de la plupart d’entre elles). Les visages sur les billets n’ont pas d’importance. Ce qui importe, c’est la vision d’une girouette qui se détache sur un violent coucher de soleil rose, le bruit de ses talons sur une route déserte d’Utah, le souffle du vent dans le désert du Nouveau-Mexique, la vision d’une enfant sautant à la corde près d’une Chevrolet Caprice à la casse, à Fossil, dans l’Oregon. Ce qui importe, c’est le gémissement des lignes à haute tension le long de l’Autoroute 50, à l’ouest d’Elko, dans le Nevada, et un corbeau mort dans un fossé à la sortie de Rainbarrel Springs. Parfois il est sobre, et parfois il se saoule. Une fois, il s’installe dans un hangar désaffecté — juste au-dessus de la frontière entre la Californie et le Nevada — et il boit pendant quatre jours d’affilée. Qui se terminent par sept heures passées à vomir. Pendant la première heure, les nausées sont si violentes et si continues qu’il est certain qu’il va en mourir. Plus tard, il regrette que ce ne soit pas le cas. Et quand c’est terminé, il se jure qu’il ne boira plus jamais, qu’il a enfin retenu la leçon et une semaine plus tard il remet ça et il se retrouve à regarder les étoiles bizarres dans le ciel, derrière le restaurant où il s’est fait engager pour faire la plonge. Il est un animal en cage et il s’en moque. Parfois il y a des vampires et parfois il les tue. Mais la plupart du temps il les laisse en vie, parce qu’il a peur d’attirer l’attention — l’attention des ignobles. Il lui arrive de se demander ce qu’il fait de sa rie, où il va, et c’est le genre de questions qui le font se jeter sur la première bouteille qui passe. Parce que le fait est qu’il ne va nulle part. Il ne fait que suivre les autoroutes occultes et refermer le piège autour de lui, il se contente d’écouter l’appel de ces routes, et il va de l’une à l’autre. Piégé ou pas, il lui arrive d’être heureux, parfois il chante malgré ses chaînes, il chante comme la mer. Il veut voir la prochaine girouette qui se détachera sur le prochain coucher de soleil rose. Il veut voir le prochain silo en ruine au bout du champ abandonné depuis longtemps par feu son propriétaire, le prochain camion vrombissant avec l’inscription GRAVIER TONOPAH ou CONSTRUCTIONS INDUSTRIELLES ASPLUNDH. Il est au paradis des clochards, perdu au milieu des personnalités schizophréniques de l’Amérique. Il veut entendre le chant du vent dans les canyons et savoir qu’il est le seul à l’entendre. Il a envie de hurler et d’entendre les échos se répercuter. Quand le goût du sang de Barlow se fait trop prégnant dans sa bouche, il faut qu’il boive. Et, bien sûr, quand il croise des affichettes pour des animaux perdus, ou des messages dessinés à la craie sur le trottoir, il faut qu’il change de décor. Plus à l’ouest, il en voit moins, et ils ne correspondent ni à son nom ni à sa description. De temps en temps il croise des vampires en goguette — donnez-leur aujourd’hui leur sang quotidien —, mais il ne les délivre pas du mal. Ce ne sont que des moustiques, après tout, rien de plus.
Au printemps 1981, il se retrouve à l’entrée de la ville de Sacramento, à l’arrière de ce qui doit être le plus vieux camion International Harvester à rouler encore sur les routes de Californie. Il s’est entassé là avec trois bonnes douzaines de clandestins mexicains, il y a de la mescal, de la tequila et de l’herbe qui tournent, plusieurs bouteilles de vin aussi. Ils sont tous fracassés et soûls, et Callahan est sans doute le plus soûl de tous. Les noms de ses compagnons lui reviennent des années plus tard, comme des noms entendus à travers le brouillard de la fièvre :
Escobar… Estrada… Javier… Esteban… Rosario… Echevarria… Caverra. Sont-ils tous des noms qu’il entendra ensuite à La Calla, ou bien est-ce une hallucination causée par l’alcool ? Et d’ailleurs, que doit-il penser de son propre nom, si proche de celui du lieu où il finit par atterrir ? Calla, Callahan. Calla, Callahan. Parfois, quand le sommeil est long à venir dans son charmant petit lit au presbytère, les deux noms se font la course dans sa tête, comme les tigres dans Little Black Sambo[7].
Il lui revient parfois un vers d’un poème, une paraphrase tirée (lui semble-t-il) d’un poème d’Archibald MacLeish[8] : « Ce n’était pas la voix de Dieu mais seulement le tonnerre. » Elle n’est pas exacte, mais c’est ainsi qu’il se la rappelle. Pas Dieu, mais le tonnerre. Ou bien est-ce juste ce qu’il veut croire ? Combien de fois Dieu s’est-Il fait ainsi renier ?
Quoi qu’il en soit, tout cela ne vient que plus tard. Quand il déboule dans Sacramento, il est ivre et heureux. Aucune question ne lui encombre l’esprit. Le lendemain, il est même à moitié heureux, malgré la gueule de bois et tout le reste. Il trouve facilement du travail. Il y en a partout, à ce qu’on dirait, on n’a qu’à se baisser pour le ramasser, comme les pommes dans le verger après une tempête. Du moment qu’on ne répugne pas à se salir les mains, ou à se brûler à l’eau de vaisselle, ou à se faire des ampoules avec le manche d’une hache ou d’une pelle. Mais pendant ces années sur la route, on ne lui a jamais offert un boulot de courtier en Bourse.
À Sacramento, il décharge des camions pour un énorme détaillant de literie, John La Roupille. John La Roupille prépare sa foire annuelle, « Ma$$acre au Matela$$ », et toute la matinée, au milieu d’une équipe de cinq autres types, Callahan hisse des sommiers et des matelas simples, doubles, king size. En comparaison de certains boulots qu’il a subis ces dernières années, celui-ci, c’est l’extase.
À la pause déjeuner, Callahan s’assied avec le reste des gars à l’ombre des hangars. Pour autant qu’il puisse en juger, personne dans l’équipe ne fait partie de International Harvester, mais il ne pourrait pas en jurer ; il était fait comme une queue de pelle. Ce dont il est sûr, c’est qu’il est le seul dans le coin à avoir la peau blanche. Ils mangent tous des enchiladas achetées chez Mary La Folle, plus bas sur la route. Posée sur une pile de cageots, une vieille sound machine sale joue de la salsa. Deux des jeunes dansent un tango ensemble tandis que les autres — y compris Callahan — posent leur sandwich pour pouvoir taper dans les mains.
Une jeune femme en jupe et chemisier apparaît, regarde les hommes danser d’un air désapprobateur, puis se tourne vers Callahan. « Vous êtes anglo-américain, pas vrai ? demande-t-elle.
— On ne peut plus anglo-américain, confirme Callahan.
— Alors peut-être que ça vous intéresse. En tout cas je vois pas ce qu’eux en feraient. » Elle lui tend un journal — L’Abeille de Sacramento — puis se concentre de nouveau sur les Mexicains en train de danser. « Des bouffeurs de fayots », dit-elle, et le sous-titre est évident dans le ton qu’elle emploie : « Qu’est-ce que vous voulez, c’est comme ça. »
Callahan pense à se lever et à lui mettre son pied dans son petit cul anglo-américain coincé, mais il est midi, ce qui veut dire qu’il ne retrouvera pas un boulot pour la journée s’il perd celui-là. Et même s’il ne finit pas au calabozo pour voies de fait, il n’aura pas son chèque. Il opte pour un doigt d’honneur, une fois qu’elle a le dos tourné, et il rit quand plusieurs des types se mettent à applaudir. La jeune femme fait volte-face, les regarde d’un air suspicieux, puis retourne à l’intérieur. Le sourire toujours aux lèvres, Callahan secoue le journal pour l’ouvrir. Il garde le sourire jusqu’au moment où il arrive à la page « Faits divers », et alors tout bascule. Entre un déraillement de train dans le Vermont et une attaque de banque dans le Missouri, il trouve un article :
NEW YORK (AP). Rowan R. Magruder, le propriétaire et principal responsable de ce qui est sans doute le foyer pour sans-abri, alcooliques et drogués le plus admiré de toute l’Amérique, se trouve actuellement à l’hôpital dans un état critique, après une agression par les délinquants qui se font appeler les Frères Hitler. Les Frères Hitler opèrent dans les cinq quartiers de New York depuis au moins huit ans. Selon des sources policières, ils sont soupçonnés d’être responsables de plus de trente-cinq agressions, dont deux ayant entraîné la mort. Contrairement à leurs victimes habituelles, Rowan Magruder n’est ni noir, ni juif, mais on l’a retrouvé sous une porte cochère non loin du Foyer, le refuge qu’il a fondé en 1968, avec, taillée au couteau sur le front, la marque de fabrique des Frères Hitler, un swastika. Magruder a en outre reçu de nombreux coups de couteau. Le Foyer avait gagné la reconnaissance de la communauté internationale en 1977, lorsque Mère Teresa s’y était rendue, avait aidé à servir le repas et prié avec les pensionnaires. Magruder lui-même avait fait la couverture du magazine Newsweek en 1980, l’année où celui qu’on appelle « l’Ange des rues » de l’East Side avait été nommé Homme de Manhattan de l’Année par le maire, Eddie Koch.
Un des médecins chargé du suivi de Magruder a déclaré que les chances de Magruder d’en réchapper ne sont « pas supérieures à 30 % ». Il précise qu’en plus de la mutilation, Magruder s’est fait crever les yeux par ses agresseurs. « Je me considère généralement comme un homme bienveillant, a ajouté le médecin, mais à mon avis, des hommes capables d’une telle horreur devraient être décapités. »
Callahan relit l’article, se demandant s’il s’agit bien de « son » Rowan Magruder, ou d’un autre — un Rowan Magruder issu d’un monde où on trouve sur les billets la tête d’un certain Chadbourne, disons. Au fond, il est sûr que c’est bien le sien, et que c’est le destin qui lui a mis cet article entre les mains. À n’en pas douter, il se trouve en ce moment dans ce qu’il appelle « le monde réel », comme l’atteste le manque d’épaisseur de son portefeuille. Mais il n’y a pas que ça. C’est une question d’impression, comme une tonalité ambiante. Une vérité. Si c’est le cas (et c’est le cas, il le sait), il mesure tout ce qu’il a raté, ici, sur les autoroutes occultes. Mère Teresa est venue au Foyer ! Elle a servi la soupe ! Bon Dieu, elle a peut-être même préparé une grosse marmite de Ragoût de crapaud aux boulettes ! Ça n’est pas impossible ; la recette était restée là-bas, scotchée au mur, à côté de la cuisinière. Et ce prix ! Et cette couverture de Newsweek ! Il en est malade d’avoir raté ça, mais on ne voit pas les couvertures des magazines tous les jours, quand on voyage avec une ménagerie ambulante, qu’on répare les Monte Cristo ou encore qu’on récure les box derrière le rodéo d’Enid, en Oklahoma.
Il a tellement honte qu’il ne sait même pas qu’il a honte. Pas même quand Juan Castillo lui dit : « Poulquoi tou pleules, Donnie ?
— Je pleure ? » demande-t-il en s’essuyant les yeux, et il se rend compte que oui, il pleure. Mais il ne sait pas que c’est de honte, pas encore. Il se dit que c’est dû au choc, et c’est sans doute vrai, en partie. « En effet, on dirait bien.
— Où tou vas ? s’entête Juan. La pause est bientôt finie, mec.
— Je dois m’en aller, répond Callahan. Je dois retourner dans l’Est.
— Si tou pals, ils né té pailont pas.
— Je sais. C’est pas grave. »
Et quel mensonge il fait là. Car c’est grave.
Très grave.
— Il me restait environ deux cents dollars, cousus au fond de mon sac à dos, expliqua Callahan.
À présent, ils s’étaient tous assis sur les marches de l’église, en plein soleil.
— J’ai acheté un billet d’avion pour New York. Il y avait une question de rapidité, bien sûr, mais l’essentiel n’était pas là. Il fallait que je quitte ces autoroutes occultes — il adressa un petit signe de tête à Eddie. Ces routes vaadasch. C’est une drogue, autant que l’alcool…
— Pire, précisa Roland.
Il aperçut trois silhouettes qui s’avançaient vers eux : Rosalita, qui menait les jumeaux Tavery, Frank et Francine. La jeune fille portait une grande feuille de papier entre les mains, la tenant devant elle avec un air de révérence presque comique.
— L’errance, c’est la drogue la plus redoutable qui existe, il me semble, et chaque route occulte mène à une dizaine d’autres.
— Vous dites vrai, grand merci à vous, répondit Callahan.
Il avait l’air triste et morose et, se dit Roland, un peu égaré.
— Père, nous aimerions entendre la fin de votre récit, mais que vous nous le racontiez plutôt ce soir. Ou demain soir, si nous ne revenons pas avant. Notre jeune ami Jake ne va pas tarder…
— Vous savez ça, n’est-ce pas ? demanda Callahan, intéressé mais sans aucune trace d’incrédulité.
— Si fait, répondit Susannah.
— Je voudrais voir ce qu’il y a là-dedans avant qu’il arrive, reprit Roland. Les circonstances qui vous ont amené à trouver cette chose font partie de votre histoire, je pense…
— Oui, acquiesça Callahan. C’en est même le point d’orgue.
— Chaque chose en son temps. Pour l’instant, les choses sont en train de s’entasser.
— Elles ont tendance à faire ça, dit Callahan. Pendant des mois — parfois même des années, comme j’essayais de vous l’expliquer — le temps n’a pas l’air d’exister vraiment. Et puis soudain, tout arrive d’un seul coup.
— Vous dites vrai, répondit Roland. Eddie, viens avec moi voir les jumeaux. J’ai l’impression que cette jeune fille te regarde avec insistance.
— Elle peut regarder autant qu’elle veut, répliqua Susannah avec bonne humeur. C’est gratuit. Je vais peut-être rester un peu au soleil, Roland, si ça ne te dérange pas. Je n’avais plus monté depuis longtemps, et je ne te cache pas que la selle m’a fait mal. Le fait de ne pas avoir de guibolles semble mettre tout le reste en vrac.
— Fais comme tu veux, dit Roland.
Mais il ne le pensait pas, et Eddie s’en rendit compte. Le Pistolero voulait que Susannah reste exactement là où elle se trouvait, pour l’instant. Tout ce qu’il espérait, c’était que Susannah ne captait pas la même vibration.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers Rosalita et les enfants, Roland s’adressa à Eddie, à voix basse et en allant droit au but.
— Je vais dans l’église avec lui, tout seul. Je voulais que tu saches que je ne vous tiens pas tous les deux à l’écart de ce qui s’y trouve. Mais si c’est bien la Treizième Noire, il vaut mieux qu’elle ne s’en approche pas.
— Vu son état, tu veux dire. Roland, je pensais qu’une fausse couche de Susannah était quasiment ce que tu souhaitais.
— Ce n’est pas une éventuelle fausse couche qui m’inquiète. Je crains plutôt que la Treizième Noire rende encore plus forte la chose qu’elle porte en elle (il s’interrompit quelques instants). Les deux, peut-être. Le bébé et le gardien du bébé.
— Mia.
— Oui, Mia.
Puis il adressa un sourire aux jumeaux Tavery. En retour, Francine lui offrit un sourire superficiel, se réservant pour celui d’Eddie.
— Montrez-moi ce que vous avez là, si vous le voulez bien, dit Roland.
— Nous espérons que ça ira, répondit Frank Tavery. Peut-être pas. Nous avions peur, savez-vous. C’est un morceau de papier tellement magnifique que nous a donné la dame, nous avions peur.
— Nous l’avons d’abord dessinée par terre, ajouta Francine. Puis au thé clair. C’est Frank qui a terminé, parce que j’avais les mains toutes tremblantes.
— N’ayez aucune crainte, les rassura Roland.
Eddie s’approcha et jeta un œil par-dessus l’épaule du Pistolero. La carte était un prodige de détails, avec en son centre la Salle du Conseil et le terrain communal autour, et la Grande Rivière/Devar-Tete coulant sur la moitié gauche de la feuille, qui pour Eddie ressemblait à n’importe quel papier pour imprimante. Le genre qu’on achète en ramette chez n’importe quel papetier d’Amérique.
— Les gars, c’est absolument génial, fit Eddie, et l’espace d’une seconde, il crut que Francine allait tout bonnement s’évanouir.
— Si fait, dit Roland. Vous nous avez rendu un fier service. Et ce que je vais faire maintenant va sans doute vous paraître un vrai blasphème. Vous connaissez ce mot ?
— Oui, dit Frank. Nous sommes chrétiens. « Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur ou de son fils, l’Homme Jésus. » Mais le blasphème, c’est aussi de commettre un acte violent à l’égard de la beauté.
Il parlait d’un ton grave, mais il semblait curieux de voir quel blasphème cet habitant du Monde de l’Extérieur s’apprêtait à commettre. Sa sœur aussi.
Roland plia en deux cette feuille de papier qu’eux avaient à peine osé toucher, en dépit de leur talent évident. Les enfants eurent comme un sursaut. Rosalita Munoz aussi, mais plus discret.
— Ce n’est pas un blasphème de la traiter ainsi, parce qu’il ne s’agit plus d’une simple feuille de papier, dit Roland. Maintenant c’est un instrument, et il faut protéger les instruments. Vous intuitez ?
— Oui, dirent-ils, mais sans grande conviction.
Mais leur confiance fut en partie rétablie par le soin avec lequel Roland glissa la carte dans son sac.
— Grand merci beaucoup-beaucoup, dit-il en prenant la main de Francine dans sa main gauche, et celle de Frank dans ce qu’il restait de sa main droite. Vous avez peut-être sauvé des vies, grâce à vos yeux et à vos mains.
Francine éclata en sanglots. Frank retint les siens jusqu’à la torture. Puis ils débordèrent et roulèrent sur ses joues constellées de taches de rousseur.
Tandis qu’ils retournaient vers le perron de l’église, Eddie se tourna vers Roland.
— De chouettes gosses. Doués, avec ça. Roland acquiesça.
— Tu imagines l’un d’eux revenir de Tonnefoudre complètement décérébré ?
Roland, qui ne l’imaginait que trop bien, ne répondit rien.
Susannah accepta sans ciller la décision de Roland, qui voulait qu’elle et Eddie restent à l’extérieur de l’église, et le Pistolero se remémora la réticence de la jeune femme à entrer dans le terrain vague. Il se demanda si une partie d’elle-même avait peur de la même chose que lui. Si tel était le cas, la bataille — sa bataille à elle — avait déjà commencé.
— Dans combien de temps je rentre de force pour vous sortir de là ? demanda Eddie.
— Nous rentrons de force pour vous sortir de là ? le corrigea Susannah.
Roland réfléchit quelques secondes. C’était une bonne question. Il regarda Callahan, debout sur la première marche, vêtu d’un jean et d’une chemise écossaise roulée aux manches. Il tenait ses mains croisées devant lui. Roland vit les muscles saillants de ses avant-bras.
Le Vieux haussa les épaules.
— Elle est endormie. Il ne devrait pas y avoir de problème. Mais — il leva une de ses mains noueuses en direction du pistolet de Roland, fixé à sa hanche — à votre place je planquerais ça. Peut-être qu’elle ne dort que d’un œil.
Roland défit la boucle de son ceinturon et le tendit à Eddie, qui portait la seconde arme. Puis il retira son sac et le donna à Susannah.
— Dans cinq minutes, répondit-il. S’il y a le moindre problème, je pourrai peut-être appeler.
Ou peut-être pas, omit-il d’ajouter.
— Jake sera sans doute arrivé, fit Eddie.
— S’ils arrivent, retenez-les dehors, lui demanda Roland.
— Eisenhart et les Slightman n’essaieront pas d’entrer, dit Callahan. Leur foi va à Oriza. La Dame du Riz.
Il grimaça pour indiquer ce qu’il pensait de la Dame du Riz, et tout le reste des dieux secondaires de La Calla.
— Alors allons-y, dit Roland.
Il y avait longtemps que Roland Deschain n’avait pas eu peur de cette façon superstitieuse liée à une foi religieuse. Depuis l’enfance, peut-être. Mais la peur s’abattit sur lui dès que le Père Callahan ouvrit la porte de sa petite église en bois et la maintint ouverte, faisant signe à Roland de passer en premier.
On entrait dans un vestibule, avec au sol un tapis défraîchi. Au bout du vestibule, deux portes ouvertes. Elles donnaient sur une pièce assez grande avec des bancs de chaque côté, et des prie-dieu. Au fond de la pièce se trouvait une estrade surélevée avec ce que Roland identifia comme étant un lutrin, entouré de pots de fleurs blanches. Leur parfum léger imprégnait l’air immobile. Les murs étaient percés de fenêtres étroites de verre blanc. Derrière le lutrin, sur le mur du fond, une croix de bois de fer.
Il entendait le trésor secret du Vieux, non pas avec ses oreilles, mais dans ses os. Un bourdonnement bas et continu. Tout comme la rose, cette chose véhiculait une puissance certaine, mais c’était là leur seul point commun. Ce bourdonnement était l’expression d’un vide colossal. Un vide tel que celui qu’ils avaient tous senti derrière le vernis du réel du New York vaadasch. Un vide qui pouvait devenir une voix.
Oui, c’est ça qui nous a emmenés, se dit-il. C’est cette chose qui nous a emmenés à New York — un des nombreux New York, à en croire le récit de Callahan —, mais elle aurait pu nous emmener n’importe où, n’importe quand. Elle pourrait nous y emmener… ou nous y jeter de force.
Il se rappela la conclusion de sa longue palabre avec Walter, dans le lieu des ossements. Il était allé vaadasch, alors, il le comprenait maintenant. Et il avait senti comme une croissance, une excroissance, même, jusqu’à ce qu’il se sente plus gros que la terre, que les étoiles, que l’univers lui-même. C’est cette puissance qu’il ressentait ici, dans cette pièce, et elle lui faisait peur.
Que Dieu lui accorde le sommeil, se dit-il, mais cette pensée fut suivie par une autre, plus consternante encore : tôt ou tard, il leur faudrait s’en servir pour retourner dans les quand de New York où ils devaient se rendre.
Près de la porte, il y avait un récipient rempli d’eau. Callahan y trempa le bout de ses doigts et se signa.
— Vous pouvez encore faire ça ? demanda Roland en baissant instinctivement la voix.
— Si fait, répondit Callahan. Dieu m’a repris auprès de Lui, Pistolero. Même si j’ai le sentiment que c’est plutôt une « période d’essai ». Vous intuitez ?
Roland acquiesça. Il suivit Callahan à l’intérieur de l’église, sans tremper ses doigts dans l’eau bénite.
Callahan remonta l’allée centrale, et bien qu’il se déplaçât avec confiance et agilité, Roland sentait que l’homme était aussi effrayé que lui, peut-être même plus. Le religieux voulait se débarrasser de cette chose, bien sûr, mais Roland n’en gardait pas moins une grande considération pour son courage.
Au fond à droite, Callahan emprunta un petit escalier de trois marches.
— Ce n’est pas la peine que vous veniez, Roland. Vous verrez très bien de là où vous êtes. Vous ne voulez pas l’emporter immédiatement, j’intuite ?
— Pas du tout, répondit Roland.
Et cette fois-ci, ils chuchotaient bel et bien.
— Très bien.
Callahan mit un genou en terre. On entendit nettement un craquement au niveau de l’articulation, qui les fit tous les deux sursauter.
— J’aimerais mieux ne même pas toucher la boîte, si c’est possible. Je ne l’ai pas touchée depuis que je l’ai mise ici. Dans cette planque que j’ai faite moi-même, en priant Dieu de me pardonner d’utiliser une scie dans Sa maison.
— Sortez-la, dit Roland.
Il était en état d’alerte totale, tous ses sens en éveil, attentif à la moindre variation dans ce bourdonnement sans fin. Le poids du pistolet contre sa hanche lui manquait. Les personnes qui venaient ici prier ne sentaient-elles pas la présence de cette terrible chose que le Vieux avait cachée là ? Il supposait que non, ou bien elles resteraient à l’écart. Et il se disait qu’il n’y avait pas meilleur endroit pour une pareille chose : la foi simple des paroissiens devait quelque peu la neutraliser. Peut-être même l’apaiser et faire son sommeil plus profond.
Mais elle pourrait se réveiller, pensa Roland. Se réveiller et les envoyer aux dix-neuf coins de nulle part, en un clin d’œil. C’était là une vision particulièrement horrible, et il en détourna son esprit. En tout cas, l’idée de l’utiliser comme protection pour la rose ressemblait de plus en plus à une mauvaise blague. Dans sa vie, il avait affronté à la fois des hommes et des monstres, mais jamais rien de comparable à cette chose. Le mal à l’intérieur d’elle était effroyable, presque annihilant. Et ce vide malveillant était pire, bien pire.
Callahan enfonça le pouce entre deux lames de parquet. On entendit un petit déclic et un panneau se souleva. Callahan retira les planches, découvrant un trou carré d’environ cinquante centimètres de côté. Il bascula vers l’arrière, serrant les planches en travers de sa poitrine. Le bourdonnement était à présent beaucoup plus fort. Roland eut la vision fugitive d’une gigantesque ruche avec des abeilles de la taille d’un wagon rampant mollement dessus. Il se pencha pour regarder à l’intérieur de la cache du Vieux.
La chose était enroulée dans du linge blanc, du linge fin, à vue d’œil.
— Le surplis d’un enfant de chœur, répondit Callahan à la question muette du Pistolero ; puis, voyant que ce dernier ne connaissait pas le terme : c’est un vêtement.
Puis, haussant les épaules :
— Mon cœur m’a dit de l’envelopper, alors c’est ce que j’ai fait.
— Votre cœur a sûrement dit vrai, murmura Roland.
Il repensait au sac que Jake avait déniché dans le terrain vague, celui qui portait l’inscription : RIEN QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUX-QUILLES. Ils en auraient besoin, si fait, si fait, mais l’idée de transférer la chose ne l’enchantait pas.
Alors il repoussa toute idée — toute peur, aussi — et écarta un pan de tissu. Sous le surplis, enveloppée dedans, se trouvait une boîte en bois épais. Ce sera comme toucher du métal légèrement huilé, se dit-il, et c’était le cas. Il ressentit comme un frisson érotique s’ébranler au tréfonds de lui-même. Le frisson embrassa sa peur comme un vieil amant puis disparut.
— C’est du bois de fer noir, murmura Roland. J’en ai entendu parler, mais je n’en avais jamais vu.
— Dans mes Contes d’Arthur, on l’appelle bois fantôme, répondit Callahan en chuchotant aussi.
— Si fait ? Vraiment ?
Et il était vrai que cette boîte avait quelque chose de fantomatique, comme une carcasse abandonnée qui aurait fini par s’endormir, bien que temporairement, après une longue errance. Le Pistolero aurait donné très cher pour une deuxième caresse — le bois sombre et dense appelait sa main —, mais il avait entendu le vaste bourdonnement de la chose à l’intérieur de cette boîte monter d’un cran, avant de reprendre sa tonalité initiale. L’homme avisé ne pique pas l’ours qui dort avec un bâton, se dit-il. C’était la vérité, pourtant ça ne changeait rien à ce qu’il voulait. Il toucha à nouveau le bois, légèrement, du bout des doigts, puis il les renifla. Il sentit un arôme de camphre et de feu et — il l’aurait juré — des fleurs des contrées de l’extrême nord, celles qui poussent dans la neige.
Trois signes étaient gravés sur le dessus de la boîte : une rose, une pierre et une porte. Et, en dessous de la porte, les symboles suivants :
Roland tendit de nouveau la main. Callahan fit un pas en avant, comme pour l’arrêter, puis se ravisa. Roland toucha les symboles gravés. Et de nouveau, le bourdonnement monta — le bourdonnement de la boule noire dans cette boîte.
— Dé… ? murmura-t-il, tout en passant à nouveau le gras du pouce sur les symboles. Dérobé ?
Ce n’était pas là ce qu’il lisait, mais ce que ses doigts entendaient.
— Oui, je suis certain que c’est bien ça, fit Callahan dans un souffle.
Il avait l’air content, mais il attrapa le poignet de Roland et l’écarta, cherchant à éloigner la main du Pistolero de cette boîte. Une fine couche de sueur était apparue sur son front et ses avant-bras.
— Ça se tient, en un sens. Une feuille, une pierre, une porte dérobée. Ce sont des symboles tirés d’un livre de chez moi. Il s’appelle Que l’ange regarde de ce côté.
Une feuille, une pierre, une porte, se répéta Roland. Il suffit de remplacer feuille par rose, et le tour est joué. Oui. C’est ça.
— Vous allez la prendre ? demanda Callahan.
Il avait un peu élevé la voix, il ne chuchotait plus, et le Pistolero se rendit compte qu’il le suppliait.
— Vous l’avez vue, n’est-ce pas, Père ?
— Si fait, une fois. Son horreur est au-delà du dicible. Comme l’œil poisseux d’un monstre qui aurait grandi dans l’ombre de Dieu. La prendrez-vous, pistolero ?
— Oui.
— Quand ?
Le Pistolero entendit l’écho étouffé du carillon — un son si beau et si abominable à la fois qu’il vous faisait grincer les dents. L’espace d’un instant, les murs de l’église du Père Callahan se mirent à vaciller. C’était comme si la chose dans cette boîte leur parlait : Voyez-vous comme tout cela est dérisoire ? Avec quelle aisance et quelle rapidité je peux tout vous retirer, si je le décide ? Prends garde, pistolero ! Prends garde, chamane ! L’abysse est tout autour de vous. Et c’est selon mon bon plaisir que vous flottez ou que vous coulez.
Puis le kammen se tut.
— Quand ?
Callahan se pencha au-dessus du trou ou reposait la boîte et saisit le Pistolero par la chemise.
— Quand ?
— Bientôt, répondit Roland.
Bien trop tôt, répondit son cœur.
Plus que vingt-trois, pensait Roland ce soir-là, assis à l’arrière du Rocking B d’Eisenhart, à écouter les garçons crier et Ote aboyer. Au temps de Gilead, ce genre de galerie couverte située derrière le bâtiment principal, faisant face aux granges et aux champs, s’appelait la galerienne. Vingt-trois jours avant l’arrivée des Loups. Et combien avant que Susannah mette bas ?
À ce sujet, une idée effroyable avait germé dans son esprit. Et si Mia, la nouvelle elle dans l’enveloppe corporelle de Susannah, devait donner naissance à son monstre le jour même de la venue des Loups ? Ça ne paraissait pas très probable, mais à en croire Susannah, la coïncidence ça n’existait plus. Roland lui accordait crédit, là-dessus. Certes, ils ne disposaient d’aucun moyen pour évaluer la période de gestation de cette chose. Même s’il s’était agi d’un enfant humain, la notion de neuf mois ne voulait plus dire grand-chose. Le temps s’était ramolli.
— Les garçons ! aboya Eisenhart. Au nom de l’Homme Jésus, qu’est-ce que je vais raconter à ma femme si vous vous broyez la carcasse en sautant de la grange ?
— Tout va bien ! cria Benny Slightman. Andy ne nous laissera pas nous faire mal !
Pieds nus et vêtu d’une salopette de toile, le garçon se tenait dans l’ouverture du fenil, juste au-dessus de la poutre sur laquelle étaient gravées les lettres : ROCKING B.
— À moins que… vous vouliez vraiment qu’on arrête, sai ?
Eisenhart adressa un regard à Roland, qui vit Jake debout juste derrière Benny, attendant impatiemment sa chance de se briser le cou. Jake portait lui aussi une salopette — appartenant sans doute à son nouvel ami — et la vision des deux garçons fit sourire Roland. Jake n’était pas le genre de garçon qu’on imaginait dans ce type de tenue.
— Ça m’est totalement égal, si c’est ce que vous désirez savoir, dit Roland.
— Hardi, alors ! s’écria le rancher, avant de concentrer son attention sur les éclats de quincaillerie éparpillés sur le plancher. Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’un d’entre eux au moins pourra tirer ?
Eisenhart avait sorti trois de ses armes, attendant l’inspection de Roland. La meilleure était une carabine, que le rancher avait apportée en ville, le soir du conseil convoqué par Tian Jaffords. Les deux autres étaient des pistolets, de ceux qu’enfants, Roland et ses amis appelaient des « canonniers », à cause de leurs barillets surdimensionnés, qu’il fallait faire tourner avec toute la paume, après chaque coup. Roland commença par démonter les armes, sans aucun commentaire. Une fois encore, il avait sorti son huile, mais l’avait versée dans un bol, au lieu d’une soucoupe.
— J’ai demandé…
— Je vous ai entendu, sai, dit Roland. Votre carabine est parmi ce que j’ai vu de mieux de ce côté de la grande ville. Quant aux canonniers… — il secoua la tête — celui-ci, avec le placage en nickel, il tirera peut-être. L’autre, vous pouvez aussi bien le planter dans la terre. Peut-être qu’il fera des feuilles.
— Je déteste avoir à entendre ça, fit Eisenhart. Ils me viennent de mon Pa, qui le tenait de son Pa, et ce sur un paquet de générations — il leva sept doigts et son pouce. Ça remonte à avant les Loups, vous intuitez. Jamais séparés, toujours légués par testament au fils le plus capable. Quand je les ai reçus à la place de mon frère aîné, j’étais fier, je peux vous le dire.
— Vous aviez un jumeau ? demanda Roland.
— Si fait, une jumelle. Verna.
Il avait le sourire fréquent et facile. Mais sous ses épaisses moustaches grisonnantes, son sourire était empreint de douleur — c’était le sourire d’un homme qui ne veut pas qu’on sache qu’il saigne, quelque part sous ses vêtements.
— Elle était belle comme le jour, ça oui. Elle a disparu il y a dix ans, au moins. Elle est partie très tôt, comme il arrive parfois aux crânés.
— Je suis désolé.
— Grand merci à vous.
Le soleil déclinait au sud-ouest, dans un halo rouge, jetant sur la cour un voile de sang. Sous la véranda étaient alignées des chaises à bascule, et Eisenhart était installé dans l’une d’elles. Roland était assis en tailleur sur le plancher, à nettoyer l’héritage du rancher. Le fait que ces pistolets ne feraient sans doute jamais feu n’avait aucun sens pour les mains du Pistolero, entraînées depuis des lustres à cet exercice, qui les apaisait toujours.
À présent, avec une célérité qui fit cligner le rancher des yeux, Roland assembla de nouveau les armes, en une série rapide de clics et de clacs. Il les mit de côte sur un carré de peau de mouton, s’essuya les doigts sur un chiffon, et alla s’asseoir dans le fauteuil voisin de celui d’Eisenhart. Il se dit que, par des soirées plus ordinaires, Eisenhart et sa femme devaient passer un moment ici, assis côte à côte, à regarder le soleil abandonner le jour.
Roland fourragea dans son sac en quête de sa blague à tabac, la trouva et se roula une cigarette avec le tabac frais et doux de Callahan. Rosalita y avait ajouté un cadeau personnel, un petit paquet de spathes de maïs qu’elle appelait des « presses ». Roland les trouvait aussi bonnes que n’importe quel papier à cigarette, et il prit le temps de contempler le produit fini avant d’en approcher le bout de l’allumette qu’Eisenhart avait allumée, d’un ongle de son pouce calleux. Le Pistolero tira profondément sur sa cigarette puis exhala un panache de fumée qui s’éleva lentement dans l’air du soir, un air immobile et étrangement moite pour une fin d’été.
— C’est bon, dit-il en hochant la tête.
— Si fait ? Grand bien vous fasse. Personnellement, je n’ai jamais aimé ça.
La grange était bien plus grande que la maison d’habitation, au moins cinquante mètres de long et quinze mètres de haut. La façade était ornée d’amulettes de la Moisson, en l’honneur de la saison ; des pantins avec d’énormes têtes en vives-raves montaient la garde. Au-dessus de l’ouverture du fenil, surplombant la porte principale, la poutre centrale saillait, une corde enroulée à son extrémité. En dessous, dans la cour, les garçons avaient fait une grosse meule de foin. Ote se tenait d’un côté, Andy de l’autre. Ils levaient la tête en direction de Benny Slightman ; ce dernier attrapa la corde, tira dessus d’un petit coup sec, puis recula dans la grange, disparaissant de leur champ visuel. Fou d’impatience, Ote se mit à aboyer. Une seconde plus tard, Benny déboula à toutes jambes, la corde bien serrée dans les mains, ses cheveux volant dans son cou.
— Gilead et Arthur l’Aîné, cria-t-il, et il sauta. Il se balança dans le crépuscule rougeoyant, son ombre derrière lui.
— Ben-Ben ! aboya Ote. Ben-Ben-Ben !
Le garçon lâcha la corde, vola dans le foin, disparut, puis jaillit comme un diable de sa boîte, hilare. Andy lui tendit une main métallique que Benny refusa, préférant s’affaler sur la terre dure. Ote se mit à tourner autour de lui en aboyant.
— Est-ce que c’est le cri qu’ils poussent toujours, quand ils jouent ? demanda Roland.
Eisenhart eut un rire nasal.
— Pas du tout ! En général, ils invoquent Oriza, ou l’Homme Jésus, ou bien c’est « Gloire à La Calla », ou même les trois à la fois. Votre garçon a truffé la tête de Benny de ses contes, il me semble.
Roland choisit d’ignorer la note quelque peu désapprobatrice dans la voix d’Eisenhart, et regarda Jake remonter la corde. Benny resta allongé sur le sol, faisant le mort, attendant qu’Ote vienne lui lécher le visage. Puis il se rassit en gloussant. Roland ne doutait pas une seconde que, si le garçon avait dévié de sa trajectoire, Andy l’aurait rattrapé.
Sur le côté de la grange attendait une remuda de chevaux de trait, une vingtaine en tout. Un trio de cow-boys en jambières de cuir et bottillonnes ramenait la dernière demi-douzaine de montures vers le groupe. À l’autre bout de la cour se trouvait un enclos d’abattage rempli de bœufs. Dans les semaines à venir, ils seraient mis à mort et descendraient la rivière sur les bateaux de commerce.
Jake recula dans la grange, puis déboula à son tour.
— New York ! cria-t-il. Times Square ! L’Empire State Building ! Les Tours Jumelles ! La Statue de la Liberté !
Et il se lança dans le vide, plongeant au bout de la corde. Ils le virent disparaître, en riant, dans la meule de foin.
— Il y avait une raison particulière, dans le fait d’envoyer les deux autres chez les Jaffords ? demanda Eisenhart.
Il parlait d’un ton détaché, mais Roland sentit que cette question l’intéressait au plus haut point.
— Il vaut mieux que l’on se disperse. Que l’on se montre le plus possible. On manque de temps. Il faut prendre des décisions.
Ce qui était la pure vérité, mais il ne disait pas tout, et Eisenhart devait s’en douter. Il était plus perspicace qu’Overholser. Il était aussi fermement opposé à l’idée de tenir tête aux Loups. Jusqu’ici, du moins. Ce qui n’empêchait pas Roland d’apprécier le bonhomme, carré d’épaules, honnête et doté d’un solide sens de l’humour paysan. Roland croyait qu’il pourrait se rallier à leur camp, à condition qu’on lui montrât qu’ils avaient de vraies chances de l’emporter.
Sur le trajet qui les avait menés au Rocking B, ils avaient croisé une demi-douzaine de petites exploitations le long du fleuve, où le riz était la culture principale. Eisenhart s’était prêté d’assez bon cœur au jeu des présentations. À chaque arrêt, Roland répétait les deux questions qu’il avait posées la veille, au Pavillon : Nous ouvrirez-vous votre cœur comme nous vous ouvrons le nôtre ? Nous considérez-vous pour ce que nous sommes, et acceptez-vous ce que nous faisons ? Tous avaient répondu oui. Eisenhart également. Mais Roland était trop avisé pour poser la troisième question. Ce n’était pas la peine, pas encore. Il leur restait encore plus de trois semaines.
— Nous perdurons, pistolero, dit Eisenhart. En dépit des Loups, nous perdurons. Autrefois, il y avait Gilead, et Gilead a disparu — vous le savez mieux que personne — et nous perdurons. Si on tient tête aux Loups, tout ça pourrait bien changer. Pour vous et les vôtres, peu importe ce qui peut bien se passer sur le Croissant, c’est comme si on pissait dans un violon. Si vous gagnez et que vous survivez, vous reprendrez la route. Si vous perdez et que vous mourez, on n’aura nulle part où aller.
— Mais…
Eisenhart leva la main.
— Entendez-moi, je vous prie. Vous voulez bien ?
Roland hocha la tête avec résignation. Pour lui, il n’y avait sans doute pas mieux que la discussion. Plus loin, les garçons rentraient en courant dans la grange, se préparant à un nouveau saut. Bientôt, l’obscurité viendrait mettre un terme à leurs jeux. Le Pistolero se demandait comment s’en sortaient Eddie et Susannah. Avaient-ils pu parler au Gran-Pere de Tian ? Et si tel était le cas, leur avait-il révélé des renseignements utiles ?
— Supposez qu’ils en envoient cinquante ou soixante, comme ils l’ont fait déjà, maintes et maintes fois ? Et supposez qu’on les écrase ? Et alors, supposez qu’une semaine ou un mois plus tard, après votre départ, ils nous en envoient cinq cents ?
Roland réfléchit à la question. C’est alors que Margaret Eisenhart se joignit à eux. C’était une femme mince, la quarantaine, avec une petite poitrine, vêtue d’un jean et d’une chemise de soie grise. Ses cheveux noirs, tirés en arrière en un chignon sur la nuque, étaient striés de blanc. Une de ses mains disparaissait sous son tablier.
— C’est une bonne question, dit-elle, mais ce n’est peut-être pas le bon moment pour la poser. Donne-leur une semaine, à lui et à ses amis, pour qu’ils jettent un œil aux alentours et qu’ils voient ce qu’il y a à voir.
Eisenhart adressa à sa sai un regard mi-amusé et mi-irrité.
— Est-ce que je te dis comment mener ta cuisine, femme ? Quand faire à manger et quand faire la lessive ?
— Seulement quatre fois par semaine, fit-elle.
Puis, voyant que Roland se levait pour libérer le siège près de celui de son mari, elle lui dit :
— Non, ne bougez pas, je vous en prie. Je suis restée assise pendant des heures, à éplucher des vives-raves avec Edna, la tante de ce jeune homme, dit-elle en désignant Benny d’un signe de tête. Ça fait du bien d’être debout.
Elle sourit en voyant les garçons voler dans la botte de foin, avec Ote qui tournait autour d’eux en aboyant.
— Vaughn et moi, nous n’avons jamais eu à affronter cette horreur de face, jusqu’ici, Roland. Nous avions six enfants, tous des jumeaux, mais ils avaient tous grandi dans l’intervalle. Aussi n’avons-nous peut-être pas toutes les cartes en main pour prendre la décision que vous demandez.
— Avoir de la chance ne rend pas stupide, fit Eisenhart. Au contraire, voilà ce que je pense. Un regard froid porte plus loin.
— Peut-être, répondit-elle en regardant les garçons rentrer dans la grange en courant.
Ils se donnaient des coups d’épaules en riant, faisant la course pour arriver à l’échelle en premier.
— Peut-être, si fait. Mais le cœur doit défendre ses droits, lui aussi, et celui qui n’écoute pas est un idiot. Parfois, il vaut mieux plonger au bout de la corde, même s’il fait noir et qu’on ne sait pas s’il y a une meule de foin en dessous.
Roland lui toucha la main.
— Je n’aurais pas dit mieux moi-même.
Elle lui adressa un petit sourire distrait. Au bout de quelques secondes, son attention se reporta sur les garçons, mais Roland eut le temps de voir qu’elle avait peur. Qu’elle était terrifiée, pour tout dire.
— Ben ! Jake ! appela-t-elle. Ça suffit ! Il est temps de vous laver et de rentrer ! Il y a de la tarte, pour ceux qui en voudront, avec de la crème à mettre dessus !
Benny apparut à l’entrée du fenil.
— Mon Pa a dit qu’on pouvait dormir dans ma tente, sur le promontoire, sai, si vous êtes d’accord.
Margaret Eisenhart jeta un œil vers son mari. Ce dernier acquiesça.
— D’accord, répondit-elle. Va pour la tente, amusez-vous bien. Mais en attendant, venez prendre une part de tarte. Dernier appel ! Et commencez par vous laver ! Les mains et le visage !
— Si fait, grand merci, dit Benny. Est-ce qu’Ote peut en avoir aussi ?
Margaret Eisenhart se frappa le front du plat de la main gauche, comme si elle avait une migraine subite. Roland fut surpris de constater que la droite demeurait sous son tablier.
— Si fait, dit-elle, de la tarte pour le bafouilleux aussi, vu que je suis sûre qu’en réalité, c’est Arthur l’Aîné déguisé, et qu’il me récompensera en bijoux et en or, et avec le don de guérison.
— Grand merci-sai, lança Jake. On peut juste ressauter une fois, avant ? On sera plus vite en bas.
— S’ils ne volent pas droit, je les rattraperai, Margaret-sai, dit Andy.
Ses yeux lancèrent des éclairs bleus, puis s’éteignirent. Il avait l’air de sourire. Pour Roland, ce robot avait deux personnalités, l’une un peu vieille fille, l’autre inoffensive et cozeuse. Le Pistolero n’aimait aucune des deux, et il comprenait parfaitement pourquoi. Il en était venu à se méfier des machines, de toutes les machines, mais plus particulièrement de celles qui parlaient et marchaient.
— Bien, fit Eisenhart. C’est en général à la dernière cabriole qu’on se casse une jambe, mais allez-y, s’il le faut.
Ils sautèrent, et il n’y eut pas de jambe cassée. Les deux garçons atterrirent bien au milieu du tas de foin, en ressortirent en riant ; puis ils échangèrent un regard et se précipitèrent vers la cuisine, Ote courant entre eux. Comme pour rassembler son troupeau.
— C’est merveilleux de voir à quelle vitesse les enfants se font des amis, dit Margaret Eisenhart, mais elle n’avait pas l’expression de quelqu’un qui assiste à un spectacle merveilleux. Elle avait l’air triste.
— Oui, acquiesça Roland. C’est merveilleux, en effet.
Il posa son petit sac sur ses genoux, sembla sur le point de tirer sur le nœud qui retenait les cordons, puis se ravisa.
— Avec quelle arme vos hommes se défendent-ils ? demanda-t-il à Eisenhart. Le boit ou le bah ? Parce que j’imagine que ce n’est ni à la carabine, ni au pistolet.
— Nous avons une préférence pour le bah, répondit le rancher. On ajuste le boit, on l’enroule, on vise, on tire, et le tour est joué.
Roland acquiesça. C’était bien ce qu’il pensait. Pas encourageant, sachant que le bah n’était pas précis au-delà de vingt-cinq mètres, et encore, sans vent. Par temps de brise… voire de bourrasques… grands dieux…
Mais Eisenhart observait sa femme. Il l’observait avec une sorte d’admiration réticente. Elle se tenait là, haussant les sourcils, retournant son regard à son homme. Lui retournant sa question. Quelle question ? C’était sans doute lié au manège de la main sous le tablier.
— Hardi ! Dis-lui.
Sur ces paroles, Eisenhart pointa vers Roland un doigt presque furieux, comme le canon d’un pistolet.
— Mais ça change rien. Rien du tout ! Grand merci !
Il avait lâché la dernière expression avec la lèvre supérieure retroussée, en un rictus féroce. Roland se trouva plus décontenancé que jamais, pourtant il vit une petite lueur d’espoir. Un faux espoir, peut-être, sûrement même, mais tout valait mieux que les inquiétudes, la confusion — et les douleurs — qui l’avaient assailli ces derniers temps.
— Non pas, fit Margaret avec une timidité exaspérante. Ce n’est pas à moi de le dire. Le montrer, passe encore, mais pas le dire.
Eisenhart soupira, réfléchit quelques instants, puis se tourna vers Roland.
— Vous avez fait la Danse du Riz. Alors vous connaissez Dame Oriza.
Roland acquiesça. La Dame du Riz, considérée en certains lieux comme une déesse, en d’autres comme une héroïne, parfois comme les deux.
— Et vous savez comment elle s’est débarrassée de Gray Dick, qui a tué son père ?
Roland hocha de nouveau la tête.
Selon la légende — une bonne histoire qu’il se promit de raconter à Eddie, Susannah et Jake quand (ou si) il aurait de nouveau l’occasion de leur raconter des histoires —, Dame Oriza invita Gray Dick, un illustre prince hors la loi, à un grand banquet à Waydon, son château près du fleuve Send. Elle voulait par ce geste lui exprimer qu’elle lui pardonnait le meurtre de son père, car elle avait ouvert son cœur à l’Homme Jésus et voulait se comporter selon Ses enseignements.
Vous m’attirerez chez vous et vous me tuerez, si je suis assez sot pour venir, répondit Gray Dick.
Que nenni, dit Dame Oriza, ne crois surtout pas cela. Toutes les armes seront laissées à l’extérieur du château. Et lorsque nous prendrons place à la table de banquet, il n’y aura que moi, à un bout, et toi, à l’autre.
Tu dissimuleras une dague dans ta manche ou un bola sous ta robe, dit Gray Dick. Et si tu ne le fais pas, alors je le ferai.
Que nenni, dit Dame Oriza, ne crois surtout pas cela, car nous serons tous deux nus.
À cette nouvelle, Gray Dick fut envahi par le désir, car Dame Oriza était belle femme. Il était excité à la perspective de voir sa bite se dresser à la vue de ses seins nus et de sa chatte, sans culottes pour camoufler cette flamme à ses yeux de vierge. Et il crut comprendre pourquoi elle lui faisait cette offre. C’est son cœur hautain qui le perdra, dit Dame Oriza à sa suivante (qui s’appelait Marian, et qui connut elle-même maintes aventures fantaisistes, par la suite).
La Dame avait raison. J’ai tué Messire Grenfall, le seigneur le plus rusé de toutes les baronnies du fleuve, se dit Gray Dick. Et qui d’autre reste-t-il pour le venger qu’une faible fille ? (oh, mais quelle belle fille). Ainsi elle demande la paix. Peut-être même le mariage, si en plus de la beauté elle est dotée d’audace et d’imagination.
Aussi accepta-t-il son offre. Avant son arrivée, ses hommes fouillèrent la salle de banquet de fond en comble. Ils ne trouvèrent aucune arme — ni sur la table, ni sous la table, ni derrière les tapisseries. Ce qu’aucun d’entre eux ne pouvait savoir, c’est que depuis des semaines, Lady Oriza s’entraînait à lancer une assiette lestée d’un poids bien précis. Elle faisait cela plusieurs heures par jour. Elle avait déjà une constitution athlétique, et de très bons yeux. En outre, elle haïssait Gray Dick de tout son cœur et elle était déterminée à le faire payer, et ce, à n’importe quel prix.
L’assiette n’était pas seulement lestée, mais le bord en avait été affûté. Les hommes de Dick ne remarquèrent pas ce détail, comme elle et Marian l’avaient prévu. Aussi firent-ils ripaille, et quel étrange banquet ce dut être, avec, à l’un des bouts de table, le bel usurpateur nu et riant, et à l’autre, distante de dix mètres, la jeune fille au sourire modeste mais à la beauté exquise, nue elle aussi. Ils burent à la santé l’un de l’autre avec le meilleur vin rouge de Messire Grenfall. Voir son hôte avaler ce délicieux vin de pays comme s’il s’agissait d’eau mit la dame dans un état de fureur indescriptible, tout comme de voir les gouttes écarlates rouler le long de son menton et éclabousser son torse velu, mais elle n’en montra rien. Elle se contenta de sourire avec coquetterie et de siroter son propre verre de vin. Elle sentait le poids de son regard sur ses seins. C’était comme si des insectes répugnants allaient et venaient sur sa peau.
Combien de temps dura cette comédie ? Certains conteurs rapportent qu’elle mit fin aux jours de Gray Dick après le second toast (son toast à lui : Que votre beauté aille toujours croissant. Son toast à elle : Que ton premier jour en enfer dure dix mille ans, et qu’il soit le plus court de tous). D’autres — de ceux qui aiment à faire durer le suspense — décrivent par le menu les douze plats qui furent servis avant que Dame Oriza ne s’empare de l’assiette, qu’elle la retourne, cherchant où l’agripper sans se blesser, sans cesser de regarder Gray Dick dans les yeux et de lui sourire.
Peu importe la longueur du récit, la fin est toujours la même, Dame Oriza lance l’assiette. De petits sillons avaient été taillés dessous, près du bord affûté, pour lui assurer une trajectoire droite. Et sa trajectoire fut splendide, accompagnée d’un étrange sifflement dans l’air et de l’ombre flottante projetée sur le porc et la dinde rôtis, sur les plats de légumes empilés, et sur les pyramides de fruits frais dressées sur des plats en cristal.
Elle lança l’assiette, qui s’éleva en un arc léger — elle avait encore le bras tendu, l’index et le pouce replié pointés vers l’assassin de son père, lorsque la tête de Gray Dick vola à travers la porte, roulant dans le vestibule derrière lui. Son corps resta debout quelques instants, son pénis tendu vers elle comme un doigt accusateur. Puis son sexe se ratatina, et Dick la trique s’effondra vers l’avant sur un gigantesque rôti de bœuf et une montagne de riz parfumé aux herbes.
Dame Oriza, que dans ses pérégrinations ultérieures Roland entendrait parfois appeler la Dame à l’Assiette, leva son verre et but à la santé du cadavre. Elle dit
— Que ton premier jour en enfer dure dix mille ans, murmura Roland.
Margaret acquiesça.
— Si fait, et qu’il soit le plus court de tous. C’est là une phrase terrible, mais que j’aimerais la lancer aux Loups. À chacun d’entre eux, jusqu’au dernier !
Sa main apparente se crispa. Dans la lumière rouge et déclinante, elle paraissait fébrile et malade.
— Nous avions six enfants, savez-vous. Une demi-douzaine, tout rond. Vous a-t-il dit pourquoi aucun d’eux n’est ici, à aider à préparer le parcage et l’abattage de la Moisson. Vous l’a-t-il dit, pistolero ?
— Margaret, ce n’est pas la peine, l’interrompit Eisenhart en remuant dans sa chaise, mal à l’aise.
— Ah, mais il se pourrait bien que si. On en revient à ce qu’on disait auparavant. Peut-être qu’il faut payer le prix, quand on saute dans le vide, mais parfois on paie encore plus cher en regardant en bas. Nos enfants ont grandi dans la liberté et la tranquillité, sans Loups dans les parages. J’ai mis au monde mes deux premiers, Tom et Tessa, un mois avant leur dernière visite. Les autres ont suivi, coup sur coup, se ressemblant comme deux gouttes d’eau. Les plus jeunes n’ont que quinze ans, voyez.
— Margaret…
Elle l’ignora.
— Mais ils n’auraient pas eu cette chance avec leurs propres enfants, et ils le savaient. Alors ils sont partis. Certains au nord, le long de l’Arc, d’autres au sud. À la recherche d’un endroit où les Loups ne viendraient pas.
Elle se tourna vers Eisenhart et, bien que s’adressant à Roland, c’est son mari qu’elle regardait dans les yeux.
— Un sur deux, c’est le butin des Loups. C’est ce qu’ils prennent tous les vingt et quelques années, depuis bien bien long. Sauf chez nous. Nous, ce sont tous nos enfants qu’ils ont pris. Tous-nos-enfants, épela-t-elle.
Elle se pencha vers l’avant et donna une tape vigoureuse sur la jambe de Roland, juste au-dessus du genou.
— Vois donc.
Le silence s’abattit sur la galerie. Dans leur enclos, les bouvillons condamnés poussèrent un meuglement idiot. De la cuisine monta le rire d’un garçon, en réponse à un commentaire d’Andy.
Eisenhart avait la tête baissée. Roland ne voyait plus que ses grosses moustaches broussailleuses, mais il n’avait pas besoin de voir le visage de l’homme pour savoir que ce dernier pleurait, ou bien luttait de toutes ses forces pour ne pas pleurer.
— Mon vœu n’est pas de te faire mal, pas pour tout le riz de l’Arc, dit-elle en caressant l’épaule de son mari avec une tendresse infinie. Et ils reviennent promptement, si fait, ce qui est plus que les morts peuvent faire, sauf dans nos rêves. Ils sont trop jeunes pour que leur mère ne leur manque pas, ou pour en avoir fini avec les « dis papa, comment on fait ? ». Mais ils sont partis, on n’y peut rien. Et c’est le prix de la sécurité, comme vous l’intuitez sans doute.
Elle baissa un instant les yeux vers Eisenhart, posa une main sur son épaule, gardant la deuxième sous son tablier.
— Maintenant dis combien tu m’en veux, dit-elle, que je puisse le savoir.
Eisenhart secoua la tête.
— Je ne t’en veux pas, répondit-il d’une voix étouffée.
— Est-ce que tu as changé d’avis ?
Eisenhart secoua de nouveau la tête.
— Espèce de vieux têtu, dit-elle, mais avec une affection joviale. Têtu comme une mule, si fait, et nous disons tous grand merci.
— J’y réfléchis, fit-il, toujours sans lever la tête. J’y réfléchis, et je ne croyais pas en être encore là à une date aussi avancée — en général, je me décide, un point c’est tout. Roland, j’ai cru comprendre que le jeune Jake a fait une démonstration de tir à Overholser et aux autres, dans les bois. Peut-être que nous pourrions à notre tour vous montrer quelque chose qui vous surprendrait. Maggie, va chercher ton Oriza.
— Pas la peine, dit-elle, retirant enfin la main de sous son tablier. Je l’ai apporté, le voici.
Il s’agissait d’une assiette que tant Detta que Mia aurait reconnue, une assiette bleue, avec de délicats entrelacs. Une assiette pour les grandes occasions. Roland ne tarda pas à identifier le dessin sur l’assiette : de l’oriza, des petites pousses de riz. Quand sai Eisenhart fit tinter le plat du doigt, il produisit un son clair. On aurait dit de la porcelaine, pourtant ce n’en était pas. Du verre, peut-être ? Une sorte de verre ?
Il tendit la main avec la contenance grave et solennelle de celui qui connaît et respecte les armes. Elle hésita, se mordant le coin de la lèvre. Roland porta la main à son étui, qu’il avait remis en place avant le déjeuner près de l’église, et en sortit son revolver. Il le lui tendit, crosse vers elle.
— Non pas, dit-elle après un long soupir. Vous n’avez pas à m’offrir votre pistolet en otage, Roland. J’imagine que si Vaughn vous fait assez confiance pour vous recevoir chez nous, je peux bien vous confier mon Oriza. Mais faites attention où vous mettez les doigts, parce que vous risqueriez d’en perdre un autre, et je ne pense pas que vous puissiez réellement vous le permettre, car je vois qu’il vous en manque déjà deux à la main droite.
Il suffit à Roland d’un regard sur l’assiette bleue — sur l’Oriza de la sai — pour juger combien cet avertissement était sage. En même temps, Roland ressentit comme une vive étincelle d’excitation et d’appréciation. Il y avait des années qu’il n’avait pas vu une arme de choix, et jamais il n’avait posé les yeux sur quelque chose de semblable.
L’assiette n’était pas en verre, mais en métal — un alliage léger et résistant. Elle avait la taille d’une assiette classique, un peu plus d’une trentaine de centimètres de diamètre. Les trois quarts du rebord étaient à vif, d’un tranchant meurtrier.
— On n’a pas à se demander où l’attraper, même si on est pressé, dit Margaret. Je ne sais pas si vous voyez…
— Oui, répondit Roland, béat d’admiration. Deux des pousses de riz se croisaient en formant ce qui pouvait être les deux Grandes Lettres Zn, ce qui signifiait en soi à la fois zi (l’éternité) et nant, comme dans maintenant. Au point d’intersection des deux brins (seul un œil entraîné était en mesure de les distinguer du reste du motif), le bord de l’assiette était non seulement lisse, mais légèrement plus épais. Idéal pour la prise en main.
Roland retourna le plat. Dessous, au centre, saillait une petite cosse de métal. Jake aurait sans doute dit que ça lui rappelait le taille-crayon en plastique qu’il baladait toujours dans sa poche, en primaire. Pour Roland, qui n’avait jamais vu un taille-crayon de sa vie, on aurait plutôt dit un cocon d’insecte vide.
— C’est ce qui produit le sifflement, quand l’assiette est en vol, vous intuitez, dit-elle.
Elle avait remarqué l’admiration sincère de Roland et elle ne pouvait s’empêcher de réagir, par le rosissement de ses joues et le brillant de ses yeux. Roland avait maintes fois entendu ce genre d’explications empressées, mais plus depuis longtemps.
— Ça n’a pas d’autre fonction ?
— Non. Mais il faut que ça siffle, ça fait partie de l’histoire, non ?
Roland hocha la tête. Bien sûr que oui.
Les Sœurs d’Oriza, lui apprit Margaret Eisenhart, étaient un groupe de femmes qui aimaient aider les autres…
— Et faire des ragots entre elles, grogna Eisenhart, mais avec une pointe de bonne humeur.
Elles s’occupaient des repas de fête et de deuil (c’étaient les sœurs qui avaient préparé le banquet de la veille, au Pavillon). Parfois elles organisaient des cercles de couture et des réunions de tapisserie quand une famille avait perdu ses biens dans un incendie ou quand une crue du fleuve venait inonder les petits propriétaires proches de la berge, tous les six ou huit ans. C’étaient les sœurs qui entretenaient le Pavillon et le Salle du Conseil, à l’intérieur et à l’extérieur. Elles organisaient des bals pour les plus jeunes, et faisaient les chaperons. Les plus riches louaient parfois leurs services (« Les Took, ou des gens de ce genre, vous intuitez », dit-elle), pour s’occuper de buffets de mariages, et ce genre d’occasions alimentait les potins de La Calla pendant des mois, pour sûr. Entre elles, elles aimaient effectivement les ragots, si fait, elle n’avait jamais dit le contraire. Elles jouaient aussi aux cartes, aux Points et aux Castels.
— Et c’est vous qui lancez l’assiette, suggéra Roland.
— Si fait, mais il faut bien que vous compreniez que c’est juste pour s’amuser. La chasse, c’est l’affaire des hommes, et ils s’en sortent très bien avec le bah.
Elle se remit à caresser l’épaule de son mari, mais un peu nerveusement, remarqua Roland. Il se dit aussi que, si les hommes s’en sortaient si bien avec le bah, elle n’aurait pas eu l’idée de cacher cette charmante chose meurtrière sous son tablier. Et Eisenhart ne l’y aurait pas encouragée.
Roland ouvrit sa blague à tabac, en sortit une des presses de maïs de Rosalita et l’approcha du bord tranchant de l’assiette. La feuille s’envola immédiatement, coupée proprement en deux. Juste pour s’amuser, se dit Roland, et il faillit sourire.
— Quel est ce métal ? demanda-t-il. Tu le sais ?
Elle haussa légèrement les sourcils devant la familiarité de la question du Pistolero, mais ne fit aucun commentaire.
— Andy l’appelle du titane. Il vient d’une usine très ancienne, à l’extrême nord, à Calla Sen Chre. C’est en ruine, là-bas. Je n’y suis jamais allée, mais on m’a raconté. C’est à donner la chair de poule.
Roland acquiesça.
— Et ces plats — comment les fait-on ? C’est Andy ?
Elle fit non de la tête.
— Il ne peut pas, ou il ne veut pas, je ne sais pas. Ce sont les dames de Calla Sen Chre qui les font, et qui les distribuent aux Calla environnantes. Bien que je ne croie pas qu’elles aillent au-delà de Divine, au sud.
— Ce sont les dames qui les font, répéta Roland d’un air songeur. Les dames.
— Quelque part, il reste une machine qui les fabrique, c’est tout, lâcha Eisenhart, visiblement sur la défensive, ce qui amusa Roland. Rien à faire, à part pousser un bouton, et le tour est joué, j’imagine.
Margaret le regarda avec un sourire de femme sur les lèvres et ne répondit rien. Peut-être ne savait-elle pas ce qu’il en était, mais elle savait quelle politique observer pour préserver la paix du ménage.
— Ainsi, il y a des Sœurs au nord et au sud, le long de l’Arc. Et elles lancent toutes l’assiette.
— Si fait — de Calla Sen Chre à Calla Divine, au sud. Plus loin au nord et au sud, je ne peux pas vous dire. Nous aimons nous entraider, et discuter. Une fois par mois, nous lançons l’assiette, en mémoire de Dame Oriza et de son exploit contre Gray Dick, mais peu d’entre nous sont vraiment douées.
— Et vous, vous êtes douée, sai ?
Elle garda le silence, se mordant à nouveau la lèvre.
— Montre-lui, grogna Eisenhart. Qu’on en finisse.
Ils descendirent les marches, en file indienne derrière la femme du rancher, Roland en dernier. Derrière eux, la porte de la cuisine s’ouvrit et claqua.
— Par mille dieux, M’dame Eisenhart va lancer l’assiette ! cria Benny Slightman, aux anges. Jake ! Tu vas pas en croire tes yeux !
— Renvoie-les à l’intérieur, Vaughn, dit-elle. Ce n’est pas un spectacle pour eux.
— Non pas, qu’ils regardent, répondit Eisenhart. Ça ne peut pas faire de mal à un garçon, de voir une femme qui se débrouille bien.
— Roland, dites-leur de partir, si fait ?
Elle lui adressa un regard suppliant. Elle avait les joues roses, elle était visiblement troublée, et tout à fait ravissante. Roland se dit qu’elle paraissait dix ans de moins que lorsqu’il l’avait vue dans la galerie, mais il se demanda comment elle pourrait tirer dans un état pareil. Il voulait absolument voir ça, parce que tendre une embuscade signifiait faire face à une situation brutale, précipitée et éprouvante pour les nerfs.
— Je suis d’accord avec votre mari. Je les laisserais rester.
— Comme vous voudrez, fit-elle.
Roland constata qu’en fait, elle était satisfaite ; elle voulait un public, ce qui ne fit qu’accroître ses espoirs. Il lui paraissait de plus en plus évident que cette petite femme d’âge moyen, avec ses petits seins et ses cheveux poivre et sel, avait un vrai cœur de chasseur. Pas un cœur de pistolero, mais au point où ils en étaient, il se serait contenté de quelques chasseurs — de quelques tueurs —, hommes ou femmes.
Elle avança vers la grange d’un pas décidé. Quand ils se trouvèrent à une quarantaine de mètres des pantins qui encadraient la porte de la grange, Roland lui toucha l’épaule et la fit s’arrêter.
— Non pas, on est trop loin.
— Je t’ai déjà vue tirer sur deux fois cette distance, glissa son mari, tenant bon sous le regard furieux de Margaret. C’est vrai.
— Pas avec un pistolero de la Lignée d’Eld juste à côté, ça non, dit-elle, mais sans bouger de là où elle était.
Roland se rendit à la porte de la grange et retira la tête souriante en vive-rave du pantin de gauche. Il rentra dans la grange. Une des stalles était remplie de vives-raves fraîchement cueillies, et celle d’à côté, de pommes de terre. Il prit une pomme de terre et la posa sur les épaules du pantin décapité, à la place de la vive-rave. C’était une grosse patate, pourtant le contraste était comique ; le pantin ressemblait à présent à M. Tête-d’Épingle dans un défilé de fête foraine.
— Oh, Roland, non, gémit-elle, l’air réellement choqué. Je ne pourrai jamais !
— Je ne vous crois pas, dit-il en s’écartant. Lancez, maintenant.
L’espace d’une seconde, il crut qu’elle n’oserait pas. Elle chercha son mari du regard. Si Eisenhart s’était tenu à côté d’elle, se dit Roland, elle lui aurait fourré l’assiette entre les mains sans se soucier qu’il se coupe, et elle serait retournée à la maison en courant. Mais Vaughn Eisenhart s’était réfugié au pied des marches. Les garçons se tenaient au-dessus de lui, Benny Slightman regardant la scène avec intérêt, Jake avec une attention soutenue, les sourcils froncés. Il ne souriait plus.
— Roland, je…
— Rien du tout, madame, je vous prie. Votre discours sur le saut dans le vide était très convaincant, mais maintenant je veux vous voir le faire. Lancez.
Elle eut un mouvement de recul, ses yeux s’élargirent, comme si on l’avait giflée. Puis elle se tourna vers la porte de la grange et porta la main droite au-dessus de son épaule gauche. L’assiette brillait dans la lumière du soir, qui avait tourné du rouge au rose. Elle serrait les lèvres, qui ne formaient plus qu’une fine ligne blanche. Pendant un instant, le monde entier resta en suspens.
— Riza ! cria-t-elle d’une voix suraiguë et furieuse en projetant le bras en avant. Elle ouvrit la main et pointa l’index dans la direction exacte que prendrait l’assiette. De tous ceux présents dans la cour (les cow-boys s’étaient eux aussi arrêtés pour regarder), seul Roland avait le regard assez vif pour suivre le vol du plat.
Parfait ! exulta-t-il. Parfait, plus que jamais !
L’assiette émit une sorte de mugissement plaintif en survolant la cour sale. Moins de deux secondes après l’envol de l’assiette, la pomme de terre se retrouva coupée en deux, une moitié dans la main droite gantée du pantin, l’autre dans la gauche. L’assiette elle-même s’était plantée dans le mur de la grange et vacillait légèrement.
Les garçons lancèrent un hourra. Benny leva la main comme le lui avait appris son nouvel ami, et Jake topa.
— Bien joué, sai Eisenhart ! hurla Jake.
— Beau coup ! Grand merci ! ajouta Benny.
Roland observa la femme et la vit découvrir les dents en entendant ce compliment malheureux et bien intentionné — on aurait dit un cheval qui aurait vu un serpent.
— Les garçons, je rentrerais, si j’étais vous, dit-il. Maintenant.
Benny était perplexe. Jake, en revanche, jeta un regard en direction de Margaret Eisenhart, et il comprit. Quand il fallait y aller… et il ne tarda pas à réagir.
— Viens, Ben, dit-il.
— Mais…
— Viens, je te dis.
Jake attrapa son nouvel ami par un pan de sa chemise et l’entraîna vers la porte de la cuisine.
Tout d’abord, Roland laissa la femme là où elle était, la tête baissée, tremblante. Elle avait encore le rouge aux joues, mais le reste de son visage était devenu blanc comme du lait. Il eut l’impression qu’elle luttait pour ne pas vomir.
Il se dirigea vers la porte de la grange, saisit l’assiette par le bord lisse, et tira. Il fut effaré de constater l’effort qu’il lui fallut pour déloger l’assiette. Elle joua de haut en bas puis céda. Il la rapporta et la lui tendit.
— Ton instrument.
Pendant quelques secondes, elle se contenta de contempler Roland avec un éclat de haine dans le regard, sans reprendre l’assiette.
— Pourquoi vous moquez-vous de moi, Roland ? Comment savez-vous que Vaughn est venu me chercher dans le clan Manni ? Dites-le-nous, je vous prie.
C’était la rose, bien sûr — une intuition que lui avait laissée le contact de la rose —, mais c’était aussi l’histoire racontée par son visage, comme une version féminine de celui du vieux Henchick. Mais comment il savait ce qu’il savait, ce n’était pas les affaires de cette femme, et il secoua la tête.
— Non pas. Mais je ne me moque pas de toi.
Margaret Eisenhart saisit brusquement Roland par le cou. Elle avait la main sèche et si chaude qu’on l’aurait crue frappée par la fièvre. Elle attira l’oreille de Roland vers sa bouche tremblante. Il eut l’impression d’y sentir tous les cauchemars qu’elle avait faits depuis qu’elle avait décidé de quitter son peuple pour le gros rancher de Calla Bryn Sturgis.
— Je t’ai vu parler à Henchick, hier soir, dit-elle. Vas-tu lui reparler ? Oui, n’est-ce pas ?
Roland hocha la tête, immobilisé par sa prise. Par la force de sa poigne. Par les petites bouffées d’air, près de son oreille. Est-ce qu’un malade mental se cachait vraiment à l’intérieur de tout le monde, même d’une femme telle que celle-là ? Il ne savait pas.
— Bien, grand merci. Alors dites-lui que Margaret du Clan du Sentier Rouge se débrouille très bien avec son homme impie — elle resserra son emprise — Dites-lui qu’elle ne regrette rien ! Vous ferez ça pour moi ?
Roland acquiesça.
— Si fait, ma dame, si vous le souhaitez.
Elle lui arracha l’assiette des mains, sans se soucier du bord fatal. Tenir l’objet parut l’apaiser. Elle fixa sur Roland un regard dans lequel montaient les larmes, sans couler.
— C’est de la grotte que vous avez parlé, avec mon père ? De la Grotte de la Porte ?
Roland fit oui de la tête.
— Quelle punition nous réserves-tu, homme d’arme avisé ?
Eisenhart les rejoignit. Il jeta un regard incertain en direction de sa femme, qui pour lui avait connu l’exil. Pendant un instant, elle le fixa comme si elle ne le reconnaissait pas.
— Je ne fais qu’agir selon la volonté du ka, répondit Roland.
— Le ka ! s’écria-t-elle, et sa lèvre se retroussa.
Un rictus tordit ses beaux traits, leur imprimant une laideur presque effrayante. Qui aurait effrayé les garçons, en tout cas.
— L’excuse rêvée pour tous les fauteurs de troubles ! Vous pouvez vous la fourrer où je pense !
— J’agis selon la volonté du ka, et vous ferez de même, répondit Roland.
Elle posa les yeux sur lui, semblant ne pas comprendre. Roland prit la main chaude qui lui tenait le cou dans la sienne et la serra, mais pas au point de lui faire mal.
— Et vous ferez de même.
Elle soutint son regard pendant un moment, puis baissa les yeux.
— Si fait, murmura-t-elle. Oh, si fait, nous ferons tous de même.
Elle se risqua à relever les yeux.
— Vous transmettrez mon message à Henchick ?
— Si fait, ma dame, comme je vous l’ai dit.
Hormis le cri lointain d’un rouilleau, la cour assombrie était silencieuse. Les cow-boys se tenaient toujours appuyés contre la barrière de la remuda. Roland s’approcha d’eux d’un pas tranquille.
— ’soir, messieurs.
— Grand bien à vous, lui lança l’un d’eux en se touchant le front.
— Et plus grand à vous encore, répondit Roland. La dame a lancé l’assiette, et elle l’a bien lancée, si fait ?
— Grand merci, acquiesça un autre. La dame s’est pas rouillée.
— En effet, dit Roland. Et puis-je vous dire une chose, maintenant, messieurs ? Un mot à vous mettre sous le chapeau, comme on dit ?
Ils lui adressèrent un regard méfiant.
Roland leva les yeux vers le ciel et sourit. Puis il se concentra à nouveau sur eux.
— J’en jurerais, par ma montre et par mon billet. Vous aurez envie d’en parler. De dire ce que vous avez vu.
Ils le considérèrent prudemment, réticents à admettre qu’il disait vrai.
— Parlez-en, et je vous tuerai tous, un par un, dit Roland. Vous m’avez bien compris ?
Eisenhart lui toucha l’épaule.
— Roland, vous ne…
D’un coup d’épaule, le Pistolero se dégagea, sans regarder l’homme.
— Vous m’avez compris ?
Ils hochèrent la tête.
— Et vous me croyez ?
Ils acquiescèrent de nouveau. Ils avaient l’air d’avoir peur. Roland le constata avec plaisir. Ils avaient raison d’avoir peur.
— Grand merci.
— Grand merci, sûr, répéta l’un d’entre eux, un voile de sueur sur le front.
— Si fait, fit le deuxième.
— Grand merci beaucoup-beaucoup, conclut le troisième, en crachant nerveusement un jet de jus de tabac sur le côté.
Eisenhart fit une nouvelle tentative.
— Roland, entendez-moi, je vous prie…
Mais Roland n’en fit rien. Son esprit bouillonnait d’idées. Tout à coup, la solution lui apparut avec une limpidité parfaite. La solution de ce côté, du moins.
— Où est le robot ? demanda-t-il au rancher.
— Andy ? Il est rentré à la cuisine avec les garçons, il me semble.
— Bien. Vous avez un bureau des comptes, ici ? fit-il avec un signe de tête en direction de la grange.
— Si fait.
— Allons-y, alors. Vous, moi, et votre femme.
— Je voudrais d’abord l’emmener un peu à l’intérieur, répondit Eisenhart. L’emmener n’importe où loin de vous, lut Roland dans ses yeux.
— Notre palabre ne sera pas longue, dit Roland avec une parfaite franchise — il avait déjà vu tout ce qu’il avait besoin de voir.
Le bureau des comptes ne comportait qu’une seule chaise, celle derrière la table. Margaret s’y assit. Eisenhart prit un tabouret. Roland s’accroupit sur ses talons, dos au mur, son sac ouvert devant lui. Il leur avait montré la carte des jumeaux. Eisenhart n’avait pas compris tout de suite ce que Roland avait dans la tête (peut-être même ne le comprenait-il toujours pas), mais la femme, si. Roland ne s’étonnait pas qu’elle eût été incapable de rester avec les Manni. Les Manni étaient pacifiques. Margaret Eisenhart, non. Pas dès qu’on avait gratté la surface, en tout cas.
— Il faudra garder ça pour vous, dit-il.
— Ou bien tu nous tueras, comme nos cow-boys ? demanda-t-elle.
Roland lui adressa un regard patient, qui la fit rougir.
— Pardon, Roland. Je suis contrariée. C’est le fait d’avoir lancé l’assiette sur un coup de sang.
Eisenhart lui passa le bras autour des épaules. Cette fois-ci, elle accepta le geste de bonne grâce et posa la tête sur son épaule.
— Qui d’autre dans votre groupe peut lancer aussi bien que ça ? demanda Roland. Y a-t-il quelqu’un ?
— Zalia Jaffords, répondit-elle immédiatement.
— Vous êtes sérieuse ?
Elle acquiesça vivement.
— Zalia aurait pu vous découper cette patate en deux, et de vingt pas plus loin.
— Il y en a d’autres ?
— Sarey Adams, épouse de Diego. Et Rosalita Munoz.
Roland haussa les sourcils en entendant le dernier nom.
— Si fait, confirma Margaret. Avec Zalia, c’est Rosie la meilleure — elle marqua une courte pause — et moi, je suppose.
Roland ressentit comme un énorme poids lui tomber des épaules. Il était convaincu qu’ils seraient contraints de ramener des armes de New York, ou de la rive est du fleuve. Il lui semblait à présent que ce ne serait peut-être pas nécessaire. Très bien. Ils avaient d’autres choses à faire à New York — des choses concernant Calvin Tower. Il ne voulait pas avoir à mélanger les deux, sauf cas de nécessité absolue.
— Je voudrais vous voir toutes les quatre au presbytère du Vieux. Et rien que vous quatre.
Il adressa un regard furtif à Eisenhart, puis revint sur sa sai.
— Sans vos maris.
— Eh, attendez une seconde, vous, fit Eisenhart.
Roland leva la main.
— On n’a encore rien décidé.
— Ce que je n’aime pas, c’est la façon dont on n’a encore rien décidé, précisa Eisenhart.
— Tais-toi une minute, l’interrompit Margaret. Quand voulez-vous nous voir ?
Roland se livra à un calcul rapide. Il restait vingt-trois jours, peut-être vingt-deux, et beaucoup à voir, encore. Et puis, il y avait cette chose cachée dans l’église du Vieux, et dont il fallait aussi s’occuper. Et ce vieux Manni, Henchick…
Pourtant, il savait que pour finir, le jour viendrait et les choses se précipiteraient, avec une soudaineté éprouvante. C’était toujours comme ça. Cinq minutes, dix au plus, et tout serait terminé, pour le meilleur ou pour le pire.
Le truc, c’était d’être prêt quand viendraient ces quelques minutes.
— Dans dix jours. Le soir. Vous vous mesurerez les unes aux autres, à tour de rôle.
— D’accord, dit-elle. C’est le moins qu’on puisse faire. Mais Roland… je ne lancerai pas une seule assiette et je ne lèverai pas le petit doigt contre les Loups si mon mari continue à dire non.
— Je comprends, répondit Roland, sachant qu’elle se tiendrait à ce qu’elle disait, que ça lui plaise ou non.
Le moment venu, c’est ce qu’ils feraient tous.
Il y avait une petite fenêtre dans le mur du bureau, toute sale et ornée de toiles d’araignées, mais encore assez transparente pour laisser voir la silhouette d’Andy qui traversait la cour, ses yeux électriques lançant des éclairs dans le crépuscule croissant. Il chantonnait pour lui-même.
— Selon Eddie, les robots sont programmés pour effectuer des tâches précises, dit Roland. Andy effectue les tâches que vous lui demandez ?
— Pour la plupart, oui, répondit Eisenhart. Pas toujours. Et on ne l’a pas toujours sous la main, vous l’intuitez.
— Difficile de croire qu’il ait été construit dans le seul but de chanter ces chansons idiotes et de réciter des horoscopes, fit Roland d’un air pensif.
— Peut-être que les Anciens lui ont donné des passe-temps, dit Margaret Eisenhart, et maintenant que ses tâches principales sont perdues — perdues dans le temps, vous intuitez —, il se concentre sur ces passe-temps.
— Vous pensez que ce sont les Grands Anciens qui l’ont construit ?
— Qui d’autre ? demanda Vaughn Eisenhart.
Andy avait disparu, et la cour était à nouveau vide.
— Si fait, qui d’autre, répéta Roland, toujours pensif. Qui d’autre posséderait à la fois le savoir-faire et les outils ? Mais les Grands Anciens avaient disparu deux mille ans avant la première visite des Loups à La Calla. Deux mille ans au moins. Alors, ce que j’aimerais savoir, c’est qui ou quoi a programmé Andy pour qu’il ne parle pas d’eux, sauf pour vous informer, vous autres, qu’ils arrivent. Et j’ai une autre question, moins intéressante peut-être, mais tout aussi pressante : pourquoi vous donne-t-il cette nouvelle s’il ne peut pas — ou ne veut pas — vous dire autre chose ?
Eisenhart et sa femme se regardaient, effarés. Ils n’étaient pas allés plus loin que la première partie de ce que Roland avait dit. Le Pistolero n’en fut pas surpris, mais il se sentit un peu déçu par eux. Vraiment, c’était l’évidence même, si on y réfléchissait une seconde. Mais à la décharge des Eisenhart, Jaffords et Overholser de La Calla, il ne devait pas être facile de penser clairement quand vos babés étaient en danger.
On frappa à la porte.
— Entrez ! fit Eisenhart.
C’était Ben Slightman.
— Tout le bétail est rentré, patron.
Il retira ses lunettes et les essuya avec un pan de sa chemise.
— Et les garçons sont partis avec la tente de Benny. Andy les suivait de près, alors tout va bien.
Slightman se tourna vers Roland.
— Il est un peu tôt pour les chats-des-roches, mais s’il devait s’en montrer un, Andy laisserait mon fils lui tirer dessus au moins une fois avec son bah — il est programmé pour ça, et il revient en disant « Ordre enregistré ». Et si Benny devait le rater, Andy s’interposerait entre les garçons et le félin. Il est programmé strictement pour la défense, on n’a jamais pu effacer ça, mais si la bête devait revenir à la charge…
— Andy le réduirait en morceaux, compléta Eisenhart.
Il s’exprimait avec une sorte de satisfaction morbide.
— Il est rapide, non ?
— Mon-salaud, fit Slightman. Il en a pas l’air, comme ça, avec son allure de grande perche. Mais si fait, il peut se montrer rapide comme l’éclair, quand il veut. Plus rapide que n’importe quel chat-des-roches. On pense qu’il marche sur énergie fantomique.
— C’est très probable, répondit distraitement Roland.
— Peu importe, fit Eisenhart. Mais écoute, Ben — d’après toi, pourquoi Andy ne veut pas parler des Loups ?
— Il est programmé…
— D’accord, mais comme nous l’a fait remarquer Roland juste avant que tu arrives — et on aurait dû y penser par nous-mêmes depuis longtemps — si ce sont bien les Grands Anciens qui l’ont mis en route, sachant que les Anciens sont morts, ou qu’ils ont disparu… bien longtemps avant que les Loups se montrent… tu vois le problème ?
Slightman l’Aîné hocha la tête, puis remit ses lunettes.
— Il devait y avoir quelque chose de ressemblant dans les temps reculés, non ? Qui ressemble assez aux Loups pour qu’Andy s’y trompe. Je ne vois que ça.
Vraiment ? se demanda Roland.
Il sortit la carte des jumeaux Tavery, l’ouvrit et leur désigna un arroyo dans la zone des collines, au nord de la ville. Il s’enfonçait en serpentant dans ces collines, jusqu’à l’une des anciennes mines de grenat de La Calla. Celle-là consistait en un bras de forage s’enfonçant à une dizaine de mètres de profondeur à flanc de colline, et c’était tout. Rien à voir ou presque avec Verrou Canyon à Mejis (il n’y avait pas de tramée dans l’arroyo, pour commencer), si ce n’est cette ressemblance cruciale : dans les deux cas, il s’agissait d’un cul-de-sac. Et Roland savait qu’un homme avait tendance à avoir de nouveau recours à ce qui avait déjà marché une fois. Le fait de choisir cet arroyo, cette mine en cul-de-sac pour monter une embuscade contre les Loups paraissait parfaitement logique. Aux yeux d’Eddie, de Susannah, des Eisenhart, et maintenant du contremaître de ce dernier. Ça paraîtrait tout aussi logique à Sarey Adams et à Roselita Munoz. Et au Vieux. Il dévoilerait au moins cette partie de son plan aux autres, et eux aussi trouveraient ça logique.
Et s’il omettait des détails ? Si certaines de ses paroles n’étaient que mensonges ?
Et si les Loups avaient vent de ces mensonges, et qu’ils les croyaient ?
Voilà qui serait une bonne chose, n’est-ce pas ? S’ils fonçaient droit dans la bonne direction, mais en se trompant de cible ?
Oui, mais il faudra bien que je fasse confiance à quelqu’un et que je lui révèle toute la vérité. Mais qui ?
Pas Susannah, car Susannah était à nouveau deux, et il ne faisait pas confiance à l’autre.
Pas Eddie, car Eddie pourrait révéler malgré lui un détail crucial à Susannah, et alors Mia serait au courant.
Pas Jake, car Jake était devenu le meilleur ami de Benny Slightman.
Il se retrouvait de nouveau seul, et jamais la solitude ne lui avait pesé autant.
— Écoutez, dit-il en tapotant sur la carte l’emplacement de l’arroyo. Voici un endroit qui pourrait convenir, Slightman. Facile d’y entrer, plus difficile d’en sortir. Supposez qu’on y emmène tous les enfants d’un certain âge et qu’on les laisse en sûreté dans cette petite mine ?
Il vit passer dans les yeux de Slightman un éclair de compréhension. Et autre chose, aussi. De l’espoir, peut-être.
— Quand on cache les enfants, ils savent où. C’est comme s’ils les sentaient, comme les ogres dans les contes pour enfants.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, répondit Roland. Je suggère justement que l’on pourrait se servir de ça.
— Faire d’eux un appât, vous voulez dire. Pistolero, c’est dur, comme proposition.
Roland, qui n’avait aucune intention de placer les enfants de La Calla dans cette mine de grenat abandonnée — ni même à proximité — hocha la tête. Il faut parfois faire des choix difficiles, Eisenhart.
— Grand merci, répondit Eisenhart, mais son expression était maussade.
Il toucha la carte du doigt.
— Ça pourrait marcher. Si fait, ça pourrait marcher… si vous réussissez à y faire entrer tous les Loups.
Où qu’on cache les enfants, j’aurai besoin d’aide pour les y emmener, pensa Roland. Il faudra des gens qui sachent où aller, et quoi faire. Un plan. Mais pas encore. Pour le moment, je peux me contenter de jouer ce jeu-là. C’est comme une partie de Castels. Parce que l’un d’entre nous se camoufle.
Comment le savait-il ? Il ne le savait pas.
Le sentait-il ? Si fait, il le sentait.
Maintenant, on est à vingt-trois. À vingt-trois jours des Loups.
Ça suffirait. Il le fallait.
En bon citadin pur et dur, Eddie fut presque choqué de constater combien il aimait la propriété des Jaffords, sur la Route du Fleuve. Je pourrais vivre dans un endroit comme ça, se dit-il. Ce serait chouette. Je m’en sortirais bien.
Il s’agissait d’une longue cabane en rondins, construite avec habileté et protégée contre les vents d’hiver. Sur l’un des côtés, de grandes fenêtres ouvraient sur une longue colline en pente douce, descendant jusqu’aux rizières et jusqu’au fleuve. De l’autre côté se dressait la grange, et devant, la cour intérieure, de la terre battue joliment agrémentée d’îlots de verdure et de fleurs circulaires et, à gauche du porche de derrière, un petit jardinet plutôt exotique. La moitié était occupée par une herbe jaune du nom de madrigal, que Tian espérait faire pousser en grande quantité, l’année suivante.
Susannah demanda à Zalia comment elle s’y prenait pour empêcher les poules de venir picorer, et la jeune femme se mit à rire d’un air contrit, en soufflant sur une mèche qui lui barrait le front.
— Avec de gros efforts, voilà comment, répondit-elle. Pourtant le madrigal pousse bel et bien, et là où il pousse quelque chose, il reste toujours de l’espoir.
Ce qui plaisait à Eddie, c’était cette façon que tout avait de marcher ensemble, qui faisait qu’on se sentait chez soi. Impossible de dire à quoi tenait exactement cette impression, parce qu’elle ne tenait pas à une seule chose, mais…
Bah si, il y a une chose. Et ça n’a rien à voir avec le côté cabane en bois, ou bien le potager, ou encore ces poules gourmandes et ces plates-bandes de fleurs.
C’étaient les enfants. Ils étaient si nombreux qu’au début Eddie s’en était trouvé un peu abasourdi. Ils s’étaient présentés à lui et à Suzie, alignés comme un peloton attendant l’inspection d’un général en visite. Et bon Dieu, à première vue il y en avait presque assez pour former un vrai peloton… ou une escouade, au moins.
— Ceux du bout, c’est Heddon et Hedda, fit Zalia en montrant du doigt deux enfants à la chevelure blond foncé. Ils ont dix ans. Présentez vos hommages, vous deux.
Heddon esquissa un salut, tout en frappant son front crasseux d’un poing plus crasseux encore.
Sur tous les fronts à la fois, pensa Eddie. Quant à la fille, elle fit la révérence.
— Que vos nuits soient longues et vos jours plaisants, dit Heddon.
— C’est : que vos journées soient plaisantes et vos vies longues, espèce de rigolo, chuchota Hedda en aparté, puis elle fit la révérence et répéta le compliment de ce qu’elle croyait être de manière correcte. Heddon était trop intimidé par les deux habitants du Monde de l’Extérieur pour lancer à sa je-sais-tout de sœur un regard noir, ou même la remarquer.
— Les deux plus jeunes, c’est Lyman et Lia, poursuivit Zalia.
Lyman, bouche bée et les yeux écarquillés, s’inclina si vivement qu’il en tomba presque par terre. Lia bascula bel et bien, en pleine révérence. Eddie dut produire des efforts surhumains pour ne pas broncher et Hedda ramassa sa petite sœur dans la poussière, en sifflant.
— Et celui-ci, dit-elle en embrassant le gros bébé qu’elle portait ses bras, c’est Aaron, mon petit amour.
— Votre singleton, dit Susannah.
— Si fait, ma dame, pour sûr.
Aaron se débattit, agitant les pieds et se tordant contre elle. Zalia le posa par terre. Aaron s’accrocha à sa couche et s’en alla en trottinant vers la maison, en appelant son Pa à coups de hurlements.
— Heddon, suis-le et occupe-toi de lui, ordonna Zalia.
— Man-Man, non ! lâcha-t-il en lui adressant des regards frénétiques, pour lui faire comprendre qu’il voulait rester, écouter les étrangers et les manger des yeux.
— Man-Man, si, répondit Zalia. Rentre surveiller ton frère, Heddon.
Le garçon aurait pu discuter plus longtemps, mais au même moment, Tian Jaffords apparut au coin de la maison et attrapa le petit garçon dans ses bras. Aaron se mit à gazouiller, fit tomber le chapeau de paille de son Pa et se mit à tirer les cheveux mouillés de sueur de son Pa.
Eddie et Susannah remarquèrent à peine la scène. Ils n’avaient d’yeux que pour les géants en salopette qui se tenaient derrière Tian. Ils avaient tous deux vu une douzaine de personnes extrêmement grandes, lors de leur tournée des petites exploitations, le long de la Route du Fleuve, mais toujours à distance (« La plupart sont timides avec les inconnus, vous intuitez », avait dit Eisenhart). Mais ces deux-là se tenaient à moins de trois mètres d’eux.
Homme et femme ? Garçon et fille ? Les deux à la fois, pensa Eddie. Parce que leur âge n’a aucune importance.
La fille, en nage et hilare, mesurait au moins deux mètres, avec des seins qui faisaient deux fois la tête d’Eddie. Accroché à une cordelette autour de son cou pendait un crucifix de bois. Le garçon dépassait sa belle-sœur de vingt bons centimètres. Il examinait les nouveaux venus d’un air timide, puis se mit à sucer son pouce, tout en se tenant l’entrejambe de l’autre main. Aux yeux d’Eddie, le plus remarquable chez eux n’était pas leur taille, mais leur ressemblance avec Tian et Zalia, une ressemblance à donner le frisson. C’était comme contempler le premier brouillon maladroit d’une œuvre d’art finalement réussie. Il était tellement évident qu’ils étaient arriérés, tous les deux, et tout aussi évident qu’ils étaient très proches de gens qui ne l’étaient pas, eux. Le frisson était le seul mot qui lui venait, en face d’eux.
Non, se dit-il. Le mot exact, c’est crâné.
— Voici mon frère Zalman, dit Zalia d’un ton étrangement solennel.
— Et ma sœur, Tia, ajouta Tian. Présentez vos hommages, vous deux, espèces de balourds.
Zalman se contenta d’avancer un pas, le pouce dans la bouche, la main se malaxant l’entrejambe. Quant à Tia, elle leur offrit une gigantesque révérence, en mettant les pieds en canard.
— Longues journées longues nuits longue terre ! s’écria-t-elle. ON A DES PATATES ET DE LA SAUCE !
— Très bien, dit doucement Susannah. Les patates et la sauce, c’est bon.
— LES PATATES ET LA SAUCE C’EST BON !
Tia plissa le nez, découvrant ses dents sous sa lèvre supérieure retroussée en un rictus porcin et convivial.
— DES PATATES ET DE LA SAUCE ! DES PATATES ET DE LA SAUCE ! DES PATATES ET DE LA SAUCE !
D’un geste hésitant, Hedda toucha la main de Susannah.
— Elle peut continuer comme ça toute la journée, si on ne lui dit pas de se taire, madame-sai.
— Chut, Tia, dit Susannah.
Tia lança vers le ciel un grand éclat de rire qui évoquait un braiment, croisa les bras sur sa poitrine prodigieuse et se tut.
— Zal, dit Tian, tu dois aller faire pipi, non ?
Le frère de Zalia ne répondit pas, mais continua à se pétrir l’entrejambe.
— Va faire pipi, reprit Tian. Va faire derrière la grange. Profites-en pour arroser les vives-raves, grand merci.
Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Puis Zalman se mit en branle, d’une démarche ample, en traînant les pieds.
— Quand ils étaient jeunes — commença Susannah.
— Vifs comme du vif-argent, tous les deux, répondit Zalia. Maintenant elle est affreuse, et mon frère est encore pire.
Elle porta subitement les mains à son visage. Aaron partit d’un grand éclat de rire et fit de même, pour l’imiter (« bou-bou », fit-il à travers ses doigts), mais les deux paires de jumeaux gardèrent leur expression grave. Alarmée, même.
— Qu’est-ce qu’elle a, Man-Man ? demanda Lyman en tirant sur le pantalon de son père.
Zalman, inconscient de ce qui l’entourait, poursuivit son chemin vers la grange, une main dans la bouche et l’autre entre les jambes.
— Rien, fiston. Ta Man-Man va bien.
Tian posa le bébé par terre, puis se passa le bras sur les yeux.
— Tout va bien. Pas vrai, Zee ?
— Si fait, dit-elle en baissant les mains.
Elle avait les yeux rouges, mais elle ne pleurait pas.
— Et grâce au ciel, ce qui ne va pas ira.
— De vos lèvres à l’oreille de Dieu, répondit Eddie, en regardant le géant cheminer lourdement vers la grange. De vos lèvres à l’oreille de Dieu.
— Est-ce que votre Gran-Pere est dans un bon jour ? demanda Eddie à Tian quelques minutes plus tard.
Ils avaient marché un peu, afin que Tian puisse montrer à Eddie le champ qu’il appelait Fils de Pute, laissant Zalia et Susannah s’occuper des enfants, grands et petits.
— Si c’était le cas, vous l’auriez remarqué, répondit Tian, plissant le front. Ces dernières années, il a l’esprit sacrément embrouillé, et il se fiche pas mal de moi, de toute façon. Elle, d’accord, parce qu’elle lui donne la becquée, et puis elle lui essuie la bouche quand il bave, et elle lui dit grand merci. Comme si je n’avais pas assez de deux balourds à nourrir. Il faut que je me retrouve avec ce sale caractère, en plus. Sa tête a rouillé comme un vieux gond. La moitié du temps, il ne sait même plus qui il est, alors dire quelque chose petit-petit…
Tandis qu’ils marchaient, les hautes herbes venaient bruisser doucement contre leurs jambes. À deux reprises, Eddie faillit trébucher sur des cailloux, et une fois, Tian l’attrapa par le bras pour lui faire éviter ce qui ressemblait à un brise-pattes modèle grande taille. Tu parles qu’il appelle ce champ Fils de Pute, pensa-t-il. Et pourtant, on notait çà et là des signes de culture. Difficile de croire que qui que ce soit ait réussi à planter un soc dans ce foutoir, mais on aurait dit que Tian Jaffords avait essayé.
— Si votre femme dit vrai, je pense qu’il faut que je parle au Gran-Pere. Que j’entende son histoire.
— Mon Grand-pa a des histoires, d’accord. Des milliers ! Le problème, c’est que la plupart, c’est des mensonges depuis toujours, et qu’en plus, maintenant, il les mélange. Il a toujours eu un accent lourd, et depuis trois ans, il n’a plus ses trois dernières dents. Il y a fort à parier que vous ne comprendriez pas un mot de son charabia. Je vous souhaite bien du plaisir, Eddie de New York.
— Mais que diable vous a-t-il fait, Tian ?
— C’est pas ce qu’il m’a fait, mais ce qu’il a fait à mon Pa. C’est une longue histoire, qui n’a rien à voir avec nos affaires. Laissez tomber.
— Non, vous, laissez tomber, lâcha Eddie, en s’immobilisant.
Surpris, Tian se tourna vers lui. Eddie hocha la tête, sans un sourire : tu m’as très bien entendu, disait son visage. Il avait vingt-cinq ans, un an de plus que Cuthbert Allgood quand ce dernier avait péri à Jéricho Hill, mais dans cette lumière déclinante, on aurait pu le prendre pour un homme de cinquante ans. Un homme d’une fermeté inébranlable.
— S’il a bel et bien vu un Loup mort, il faut qu’on entende ce qu’il a à dire.
— Je n’intuite pas, Eddie.
— Ouais, mais je crois que vous intuitez très bien mon but. Quoi que vous ayez contre lui, mettez-le de côté. Si on arrive à se débarrasser des Loups, vous aurez ma bénédiction pour le pousser dans la cheminée ou le pousser de votre foutu toit. Mais pour le moment, ravalez votre bile. OK ?
Tian acquiesça. Il resta debout là, les mains dans les poches, le regard perdu dans son champ de malheur, celui qu’il appelait Fils de Pute. Sur son visage on lisait une expression d’avidité inquiète.
— Vous pensez vraiment que son histoire de Loup mort, c’est du bla-bla ? Si c’est le cas, ne me faites pas perdre mon temps.
À contrecœur, Tian répondit :
— J’aurais plus tendance à croire celle-là que les autres.
— Pourquoi ça ?
— Eh bien, il la raconte depuis que je suis assez grand pour l’entendre, et c’est une des seules à n’avoir pas beaucoup changé… Et puis…
Les mots qui suivirent parurent écrasés, comme s’il parlait les dents serrées.
— Mon Gran-Pere n’a jamais manqué de courage et de panache. Si quelqu’un avait assez de cœur au ventre pour aller sur la Route de l’Est et tenir tête aux Loups — sans parler du karme pour convaincre d’autres de l’accompagner — je parierais tout mon argent sur Jamie Jaffords.
— Du karme ?
Tian réfléchit au moyen d’expliquer le terme.
— Si vous deviez mettre la tête dans la gueule d’un chat-des-roches, il faudrait du courage, pas vrai ?
Eddie pensa qu’il faudrait surtout être fêlé, mais il acquiesça.
— Eh bien, pour convaincre quelqu’un d’autre de le faire, il faudrait du karme. Votre dinh, il a du karme, pas vrai ?
Eddie se remémora certaines choses que Roland avait réussi à lui faire faire, et il hocha la tête. Roland avait du karme, ça oui. Il avait même un karme d’enfer. Et Eddie était certain que les vieux compagnons du Pistolero en auraient convenu.
— Si fait, dit Tian en reportant de nouveau le regard sur le champ. Quoi qu’il en soit, si vous voulez tirer quelque chose d’à peu près sensé du vieux, à votre place j’attendrais jusqu’après le souper. Il se ranime toujours un peu après avoir eu sa pâtée et sa demi-pinte de graf. Et faites en sorte que ma femme s’asseye juste à côté de vous, qu’il puisse la voir. J’imagine qu’il aurait bien aimé avoir bien plus que ça, s’il avait été plus jeune.
Son visage s’assombrit de nouveau.
Eddie lui donna une claque sur l’épaule.
— Eh bien, il n’est plus tout jeune. Mais vous l’êtes, vous. Alors détendez-vous, d’accord ?
— Si fait.
Tian fit visiblement un gros effort dans ce sens.
— Qu’est-ce que vous pensez de mon champ, pistolero ? Je vais planter du madrigal, l’année prochaine. Ce truc jaune que vous avez vu dans le potager.
Ce qu’Eddie en pensait, c’est que ce champ ressemblait à un désespoir imminent. Et il soupçonnait Tian de penser la même chose, au fond de lui-même. On ne baptisait pas son seul champ non cultivé Fils de Pute si on en attendait des merveilles. Mais il reconnaissait cette expression, sur le visage de Tian. C’était celle qu’il lisait sur celui d’Henry quand ils s’apprêtaient tous deux à aller se ravitailler. Chaque fois, ç’allait être un superdeal, le deal du siècle. Rien que de la Chinoise Blanche, laisse tomber cette merde mexicaine qui te fait tourner la tête et qui te met les tripes à l’envers. Ils allaient planer pendant une semaine, planer comme jamais, et après ça ils laisseraient tomber la dope pour de bon. Ça c’était l’Évangile selon saint Henry, et ç’aurait pu être Henry, à ses côtés dans ce champ, lui racontant la belle récolte de madrigal que ça ferait, et combien ceux qui lui avaient dit que rien ne pousserait aussi loin au nord allaient rire jaune, à la prochaine Moisson. Et alors il achèterait le champ de Hugh Anselm, là-bas, derrière cette crête… il prendrait un ou deux journaliers pour la moisson, parce que cette terre, ce serait de l’or à perte de vue… et puis pourquoi pas, il pourrait peut-être même arrêter complètement le riz et devenir un magnat du madrigal.
D’un signe de tête, Eddie désigna le champ, qui n’était même pas à moitié retourné.
— Pourtant, il a l’air long à semer. J’imagine qu’il faut faire sacrément attention, avec les mules.
Tian lâcha un rire bref.
— Je ne me risquerais pas à amener une mule ici, Eddie.
— Mais alors… ?
— Je harnache ma sœur.
La mâchoire d’Eddie s’ouvrit malgré lui.
— Vous vous foutez de moi !
— Pas le moins du monde. J’aurais bien harnaché Zal, aussi — il est plus grand, comme vous avez pu le voir, et encore plus fort —, mais pas aussi finaud. Ce serait beaucoup de problèmes pour pas grand-chose. J’ai essayé.
Complètement abasourdi, Eddie secoua la tête. Leurs ombres portaient loin sur la terre bosselée, avec sa récolte de mauvaises herbes et de chardons.
— Mais… mon vieux… c’est votre sœur !
— Si fait, et à quoi d’autre vous voulez qu’elle passe ses journées ? Qu’elle s’asseye devant la grange, à regarder les poules ? Qu’elle dorme de plus en plus, et qu’elle ne se réveille que pour ses patates et sa sauce ? Ça vaut mieux comme ça, croyez-moi. Elle s’en fiche. Il faut batailler dur pour qu’elle fasse des sillons droits, même quand il n’y a pas de cailloux ou de trous tous les dix pas, mais elle tire comme un beau diable et elle rigole comme une folle.
Eddie finit par se laisser convaincre par l’ardeur de cet homme. Il n’était pas sur la défensive, en tout cas Eddie n’en eut pas l’impression.
— En plus, dans dix ans elle sera sûrement morte. Qu’elle nous aide tant qu’elle le peut encore, je dis. Et Zalia est de mon avis.
— D’accord, mais pourquoi vous ne faites pas faire une partie du travail à Andy ? Je parie que ça irait plus vite qu’aujourd’hui. Vous tous, dans les petites fermes, vous pourriez vous le partager, vous avez pensé à ça ? Il pourrait labourer les champs, creuser des puits, soulever une poutre de grange à lui tout seul. Et vous feriez des économies de patates et de sauce.
De nouveau, il donna une tape sur l’épaule de Tian.
— Ça, ça devrait vous convaincre.
La bouche de Tian se tordit.
— C’est un beau rêve, je suis d’accord.
— Mais ça ne marche pas, hein ? Ou plutôt, lui ne marche pas.
— Il y a des choses qu’il veut bien faire, mais labourer les champs et creuser des puits n’en font pas partie. On lui demande, et alors c’est lui qui veut savoir votre mot de passe. Quand on n’a pas de mot de passe à lui donner, il vous propose de retenter votre chance. Et alors…
— Et alors il vous dit que vous êtes bien dans la mouise. À cause de la Directive numéro Dix-neuf.
— Si vous êtes au courant, pourquoi vous posez la question ?
— Je savais qu’il faisait ça au sujet des Loups, parce que je lui ai demandé. Je ne savais pas qu’il étendait ça à tous les sujets.
Tian acquiesça.
— Il n’est pas bon à grand-chose, et parfois il est même pénible. Si vous ne l’intuitez pas maintenant, vous le verrez si vous restez longtemps —, mais ce qu’il sait faire, c’est nous dire quand les Loups sont en route, et pour ça nous lui disons tous grand merci.
Eddie dut ravaler la question qui lui montait aux lèvres. Pourquoi le remercier, quand ses nouvelles ne servaient à rien, sauf à les rendre plus malheureux encore ? Bien sûr, ce coup-ci, ils allaient peut-être en tirer quelque chose ; ce coup-ci, les nouvelles d’Andy allaient peut-être apporter du nouveau. Était-ce ce que Monsieur Vous-allez-rencontrer-un-inconnu-intéressant avait cherché depuis le début ? Amener les folken à se redresser sur leurs pattes arrière et à se battre ? Eddie revit le sourire résolument obséquieux d’Andy et trouva un tel altruisme difficile à avaler. Juger les gens (ou même les robots) à leur façon de sourire ou de parler n’était pas juste, pourtant tout le monde le faisait.
Maintenant que j’y réfléchis, sa voix, qu’est-ce que j’en pense ? De ce petit ton suffisant qui dit « je sais tout et pas vous » ? Ou bien c’est encore une vue de l’esprit ?
Le problème, c’est qu’il n’en savait rien du tout.
C’est la voix de Susannah en train de chanter, et accompagnée par les gloussements des enfants — de tous les enfants, petits et grands — qui ramena Eddie et Tian de l’autre côté de la maison.
Zalman tenait l’extrémité de ce qui ressemblait à une corde à bétail. Tia se tenait à l’autre bout. Souriant de toutes leurs dents, ils la faisaient tourner en larges boucles paresseuses, tandis que Susannah, assise sur le sol, récitait une chansonnette qu’Eddie se rappela vaguement. Zalia et ses quatre autres enfants sautaient tous ensemble, leurs cheveux se soulevant et retombant en cadence. Le petit Aaron se tenait à côté, sa couche à présent presque aux genoux. Il arborait un grand sourire rayonnant. De son petit poing potelé, il décrivait des moulinets en même temps que la corde.
— La bergère dit l’ramoneur ! m’a rendu visite t’t’à l’heure ! Et il m’a volé mon cœur !
— Plus vite, Zalman ! Plus vite, Tia ! Allons, faites-les sauter plus fort que ça !
Tout à coup, Tia se mit à tourner son bout de corde plus vite, et une seconde plus tard, Zalman synchronisa ses mouvements sur ceux de la jeune fille. Visiblement, c’était une chose dont il était capable. Riant aux éclats, Susannah accéléra le tempo de sa chanson.
— La bergère rêve de bonheur ! Viens donc petit ramoneur ! Mais lui se moque du bonheur ! C’qu’il veut c’est faire le coureur ! Ouah, Zalia, je vois tes genoux, ma fille ! Plus vite, les gars, plus vite !
Les deux paires de jumeaux sautaient comme des volants de badminton, et Heddon s’était calé les poings sous les aisselles, et faisait le coq. À présent qu’ils avaient dépassé l’effroi qui les rendait maladroits, les deux plus jeunes sautaient avec une harmonie presque effrayante. Même leurs cheveux avaient l’air de voleter en touffes semblables. Cela rappela à Eddie les jumeaux Tavery, dont les taches de rousseur étaient parfaitement identiques.
— Mais sache… Mais sache petit ramoneur…
Puis elle s’interrompit.
— Bon sang, Eddie, je ne me rappelle plus la suite !
— Plus vite, les gars, dit Eddie aux géants qui faisaient tourner la corde.
Ils obéirent, Tia en profitant pour lâcher vers le ciel assombri un de ses braiments tonitruants. De l’œil, Eddie enregistra le rythme de la corde, se penchant d’avant en arrière sur les genoux. Il posa la main sur la crosse du revolver de Roland, pour vérifier qu’il ne s’envolerait pas.
— Eddie Dean, ça ne va pas la tête ! cria Susannah, en riant.
Mais au passage suivant de la corde, il se glissa entre Hedda et sa mère. Il se retrouva face à Zalia, dont le visage rouge étincelait de sueur, sautant avec elle en harmonie parfaite, déclamant le petit morceau de la chanson qui lui revenait en mémoire. Pour rester dans le bon rythme, il lui fallait presque débiter les paroles à la façon d’un commissaire-priseur dans une foire aux bestiaux. Ce n’est que plus tard qu’il remarqua qu’il avait changé le nom du méchant garçon, lui donnant un petit air typiquement Brooklyn.
— Mais sache petit ramoneur ! Qu’elle était tout ton bonheur ! Et qu’à trop faire le coureur ! Tu y as laissé ton cœur !
— Allez, les gars ! Tournez !
C’est ce qu’ils firent, faisant tournoyer la corde si vite qu’elle devint floue. Dans ce monde qui lui paraissait monter et descendre le long d’une grande échasse sauteuse invisible, il aperçut un vieil homme aux cheveux vaporeux et aux tempes grisonnantes, qui sortait de la galerie couverte comme un hérisson de son trou, scandant chaque pas de sa canne de bois de fer. Salut, Gran-Pere, pensa-t-il, puis il écarta momentanément le vieillard de ses pensées. Tout ce qui lui importait pour l’instant, c’était de ne pas perdre pied et de ne pas merder avec la corde. Enfant, il avait toujours adoré sauter à la corde et il avait détesté l’idée de devoir laisser ça aux filles en passant à l’école primaire Roosevelt, ou bien de passer pour la pédale de service. Plus tard, en cours de sport au lycée, il avait redécouvert brièvement les joies de la corde à sauter. Mais jamais comme ça. C’était comme s’il découvrait (ou redécouvrait) un rite magique qui rattachait sa vie et celle de Susannah à New York, à cette autre vie, et sans avoir recours à une porte ou une boule magique, ou même au vaadasch. Il riait comme un fou et se mit à bouger les pieds en ciseaux, d’avant en arrière. Un instant plus tard, Zalia Jaffords l’imitait, reproduisant ses moindres faits et gestes. C’était aussi délectable qu’une Danse du Riz. Voire meilleur, parce qu’ils dansaient tous à l’unisson.
En tout cas, il était certain que c’était pour Susannah un moment magique, et de toutes les merveilles passées et à venir, ces quelques instants chez les Jaffords devaient garder leur aura incomparable. Ils n’étaient pas deux à sauter en tandem, ni même quatre, mais six, tandis que les deux géants idiots et hilares faisaient tourner la corde aussi vite que le permettaient leurs bras gros comme des poutres.
Tian éclata de rire et se mit à battre la mesure de sa bottillonne, en s’écriant :
— Encore mieux qu’un tambour ! Pas vrai ! Mon-salaud !
Et, depuis la galerie, son grand-père lâcha un rire tellement mité que Susannah se demanda depuis combien de temps il le conservait dans la naphtaline.
Pendant encore quelques secondes, la magie persista. La corde tournait si vite qu’on la perdait des yeux et que la seule preuve de sa présence était le bruissement dans l’air, comme une aile, et le claquement régulier sur le sol. Les six personnes prises dans ce bruissement d’aile — depuis Eddie, le plus grand de tous, près de Zalman, jusqu’au grassouillet petit Lyman, du côté de Tia — toutes montaient et descendaient comme des pistons dans un moteur.
Puis la corde buta dans le talon de quelqu’un — celui d’Heddon, d’après ce que put voir Susannah, même si plus tard chacun se l’imputa à lui-même, pour que personne ne se sente responsable — et ils s’effondrèrent dans la poussière, essoufflés et riant. Eddie s’attrapa la poitrine des mains et jeta un regard en direction de sa femme.
— Je fais une attaque, mon ange, tu ferais bien d’appeler les pompiers.
Elle se hissa jusque près de lui et baissa la tête, afin qu’il pût l’embrasser.
— Ne dis pas de bêtises. C’est plutôt mon cœur que tu attaques, Eddie Dean. Je t’aime.
Il la regarda avec beaucoup de sérieux, levant les yeux de la poussière de la cour. Il savait que, quelle que fût la profondeur de son amour pour lui, il l’aimerait toujours plus en retour. Et comme toujours quand il se faisait ce genre de réflexions, il lui vint un pressentiment, celui que le ka n’était pas leur ami, et que les choses finiraient mal entre eux.
Si c’est le cas, alors ma tâche consiste à les rendre aussi belles que possible, le temps que ça durera. Sauras-tu t’acquitter de ta tâche, Eddie ?
— Avec grand plaisir, dit-il.
Elle haussa les sourcils.
— Sais-tu ? lui demanda-t-elle, ce qui en langage de La Calla signifiait je te demande pardon ?
— Oui, dit-il avec un grand sourire. Tu peux me croire, c’est oui.
Il lui passa un bras autour du cou, l’attira à lui et l’embrassa sur le front, sur le nez et pour finir, sur les lèvres. Les jumeaux éclatèrent de rire et applaudirent. Le bébé gloussa. Et sous la véranda, le vieux Jamie Jaffords en fit autant.
Après une telle dépense d’énergie, ils étaient tous affamés ; avec l’aide de Susannah dans son fauteuil, Zalia disposa un énorme repas sur la grande table à tréteaux, devant la maison.
Eddie trouva la vue géniale. Au pied de la colline poussait ce qu’il prit pour une variété particulièrement dure de riz, qui atteignait maintenant la taille d’un petit homme. Au-delà, le fleuve était illuminé par les lueurs du couchant.
— Dis donc un petit mot, Zee, si tu veux bien, suggéra Tian.
Elle eut l’air ravie de s’exécuter. Susannah apprit plus tard à Eddie que Tian n’avait jamais accordé beaucoup d’importance à la religion de sa femme, mais que les choses avaient eu l’air de changer depuis que le Père Callahan avait surpris Tian en prenant sa défense, lors de la réunion de la ville.
— Les enfants, baissez la tête.
Quatre têtes s’inclinèrent — six, en comptant celles des grands enfants. Lyman et Lia fermaient les yeux tellement serrés qu’ils avaient l’air en proie à une effroyable migraine. Ils avaient croisé les mains devant eux, propres et rosies par l’eau froide de la pompe.
— Bénissez ce repas, Seigneur, et faites que nous éprouvions de la gratitude. Merci pour la compagnie que vous nous envoyez, que cette rencontre soit heureuse pour eux et pour nous. Délivrez-nous de la terreur qui vole à midi et de celle qui rampe la nuit. Grand merci.
— Grand merci, s’écrièrent les enfants — Tia d’une voix de stentor qui fit vibrer les fenêtres.
— Au nom du père et de son fils, l’Homme Jésus, fit-elle.
— L’Homme Jésus, répétèrent les enfants en chœur.
Eddie constata avec un certain amusement que le Gran-Pere, qui exhibait un crucifix presque aussi gros que celui de Zalman ou de Tia, restait assis les yeux ouverts, se curant tranquillement le nez pendant le bénédicité.
— Amen.
— Amen !
— PATATES ! cria Tia.
Tian était assis à l’une des extrémités de la longue table, et Zalia à l’autre. Les jumeaux n’avaient pas été relégués dans le ghetto de la « table des petits » (comme c’était toujours le cas pour Susannah et ses cousins lors des réunions de famille, ce qu’elle détestait au plus haut point), mais étaient assis à la file sur l’un des côtés, les deux plus jeunes flanqués des plus grands. Heddon aidait Lia ; Hedda aidait Lyman. Susannah et Eddie étaient placés côte à côte, en face des enfants, avec l’un des géants à la gauche de Susannah et l’autre à la droite d’Eddie. Le bébé était confortablement installé sur les genoux de sa mère, puis, quand il commença à s’ennuyer, passa sur ceux de son père. Le vieillard était assis à côté de Zalia, qui le servait, lui coupait sa viande tout petit-petit et lui essuyait effectivement le menton quand de la sauce coulait. Tian lançait des regards noirs dans leur direction, d’un air boudeur dont Eddie pensa qu’il n’était pas à son honneur, mais il ne dit pas un mot, sauf une fois, pour demander à son grand-père s’il voulait plus de pain.
— Si y’en veux, mon bras malche touyours, répondit le vieil homme, et il attrapa le panier de pain, pour le prouver. Il le fit avec habileté, pour un homme d’un âge canonique, puis il gâcha cette première impression en renversant le pot de confiture.
— Salopelie ! s’écria-t-il.
Les quatre enfants se regardèrent avec des yeux ronds, puis se couvrirent la bouche de leur main et pouffèrent. Tia renversa la tête en arrière et lança un de ses braiments vers le ciel. Du coude elle percuta Eddie dans les côtes et faillit bien le mettre par terre.
— J’aimerais que vous surveilliez votre langage, devant les enfants, dit Zalia en redressant le pot.
— J’implole ton paldon, fit le Gran-Pere.
Eddie se demanda s’il aurait réussi à faire preuve d’une telle humilité si c’était son petit-fils qui l’avait réprimandé de la sorte.
— Je vais vous donner un peu de ça, Gran-Pere, dit Susannah en prenant le pot des mains de Zalia.
Le vieillard se mit à la contempler d’un regard humide où pointait presque de l’adoration.
— Pas vu une vlaie femme blune d’puis, ah, au moins qualante, lui dit le Gran-Pere. Avant ê v’naient su’ les pémiches-malché, mais pus main’nant.
Dans la bouche de Gran-Pere, « péniche » sonnait comme « pet-miche ».
— J’espère que ça ne vous fait pas un trop grand choc, de découvrir qu’on est toujours dans le coin, fit Susannah, en lui décochant un petit sourire, auquel le vieillard répondit par un large rictus édenté.
La viande était dure mais savoureuse, le maïs presque aussi bon que celui du repas qu’Andy leur avait préparé, dans les bois. Le saladier de patates, bien qu’ayant la taille d’un lavabo, dut être rempli deux fois, et la saucière, à trois reprises. Mais pour Eddie, la véritable révélation vint du riz. Zalia en servit de trois sortes différentes et, de l’avis d’Eddie, chacune fut meilleure que la précédente. Les Jaffords, cependant, le mangeaient distraitement, comme les gens qui boivent de l’eau au restaurant. Le repas se termina par une tourte aux pommes, puis on envoya les enfants jouer. Le Gran-Pere mit la touche finale au festin par un rot tonitruant.
— Gland méci, dit-il à Zalia, en se touchant la gorge trois fois. Toujouye aussi bon, Zee.
— Ça me fait plaisir de vous voir manger comme ça, Papa, dit-elle.
Tian grogna, puis dit :
— Papa, nos deux invités voudraient vous parler des Loups.
— Rien qu’Eddie, si cela vous sied, s’empressa de le corriger Susannah, sans une hésitation. Moi je vais vous aider à débarrasser la table et à nettoyer les plats.
— Ne vous donnez pas cette peine, dit Zalia.
Eddie crut voir que Zalia lui envoyait un message à travers le regard — Restez, il vous aime bien —, mais ou bien Susannah ne le remarqua pas, ou bien elle décida de ne pas en tenir compte.
— Pas du tout, dit-elle en se glissant dans son fauteuil avec l’aisance conférée par l’habitude. Parlez donc à mon homme, d’accord, sai Jaffords ?
— Tout ça, c’est d’l’histoile ancienne et au fait — le vieil homme n’avait pourtant pas l’air de devoir se faire prier — pas su que je buisse. Ma tête, elle tient pôs les histoiles comme ’vant.
— Mais j’aimerais entendre ce que vous vous rappelez. Jusqu’au moindre détail, confirma Eddie.
Tia se remit à braire comme si c’était la chose la plus drôle qu’elle eût jamais entendue. Zal en fit autant, puis, d’une main grosse comme une planche à découper, il ramassa la dernière part de purée dans le saladier. Tian lui assena une petite tape énergique.
— On ne fait pas ça, espèce de gros balourd ! Combien de fois je te l’ai dit ?
— D’acco, fit le Gran-Pere. J’vais laconter un p’tit si tu veux entende, fiston. Qu’est que j’pou’ais faire d’aut’, main’nant, à pa’ja-mailler ? Aide-moi à r’toulner sous l’po’ch, pasque c’est ben plus fôcile à descende qu’à monter, c’t’es malches-lô. Et s’tu m’appoltes la pipe, ti’fille, c’est ben, pasqu’une pipe ça aide l’homme à léfléchié, ça oui.
— Bien sûr, j’y vais, dit Zalia, ignorant un nouveau regard amer de son mari. Tout de suite.
— C’était y a bien bien long, faut intuiter ça, commença le Gran-Pere, une fois que Zalia l’eut installé dans son fauteuil à bascule, avec un coussin dans le bas du dos, et que sa pipe fut allumée. J’suis pas su qu’les Loups sont venus deux ou tlois fois depuis, pasque j’avais beau êt’ âgé d’dix-neuf plintemps à l’époque, j’ai peldu le compte ent’ les deux.
Au nord-ouest, la ligne rouge du couchant avait pris une nuance vieux rose ravissante. Tian avait rejoint les bêtes dans la grange, aidé de Heddon et de Hedda. Les plus jeunes étaient à la cuisine. Tia et Zalman, les géants, se tenaient au bout de la cour, le regard perdu à l’est, sans un mot ni un geste. Ils auraient pu être des monolithes sur l’île de Pâques, photographiés par National Geographic. En les contemplant, Eddie sentit une légère chair de poule le gagner. Il s’estimait pourtant heureux. Le Gran-Pere paraissait relativement lucide et malgré son lourd accent — presque caricatural — Eddie avait suivi sans mal les paroles du vieillard, du moins jusque-là.
— Je ne pense pas que le nombre d’années ait tellement d’importance, monsieur, fit Eddie.
Le Gran-Pere haussa les sourcils. Il y alla de son rire rouillé.
— Voilà du monsieur ! Long long qu’j’avais point ’tendu ça ! Tu dois v’nir des cont’ées du nord !
— Je crois bien qu’on pourrait dire ça, oui.
Le Gran-Pere plongea dans un silence profond, absorbé par la fin du coucher du soleil. Puis il regarda de nouveau Eddie, d’un air surpris.
— On a d’ja mangé ? Les rations et les buvances ?
Eddie se sentit soudain très abattu.
— Oui, monsieur. Autour de la table, de l’autre côté de la maison.
— Si j’demande, c’est pasque si j’dois couler un b’onze, j’le fais dilect aplès souper. Et j’suis point plessé, alo’ j’demande.
— Non. On a dîné.
— Ah. Comment tu dis qu’t’appelles ?
— Eddie Dean.
— Ah.
Le vieux tira sur sa pipe. Des ronds de fumée jumeaux s’échappèrent de ses narines.
— Et la malonne, elle est à toi ?
Eddie était sur le point de demander des éclaircissements, quand le Gran-Pere précisa :
— La femme.
— Susannah. Oui, c’est ma femme.
— Ah.
— Monsieur… Gran-Pere… les Loups ?
Mais Eddie n’espérait plus pouvoir tirer le moindre renseignement du vieux bonhomme. Mais Suze, peut-être…
— Si j’m’appelle bien, quatre, qui z’étaient, finit par dire le Gran-Pere.
— Pas cinq ?
— Non pôs, non pôs, presque une piche.
Sa voix s’était faite sèche, factuelle. L’accent parut un peu moins prononcé.
— On était jeune et fou, lien à faile de moulil, faut intuiter çô… juste assez las le bol pou’décider de faile qu’qu’chose, quand les z’aut’ c’était « oui », ou « p’t-êt’ ». Y avait moi… Pokey Slidell… mon meilleur ami, qu’c’était… Et pis aussi Eamon Doolin et sa femme, Molly la rousse. Une vraie diablesse, que c’était, pour lancer le plat.
— Le plat ?
— Si fait, les Sœuls d’Oliza, a font ça. J’ui dirai de t’montrer. Z’ont des plats tout affûtés, tout autour, sauf là où elles l’attlapent, t’intuites. Mauvaises, qu’elles sont, avec ça, si fait ! À côté, un type avec un bah, l’aurait l’air ben niais. Faut qu’tu voies ça.
Eddie nota intérieurement qu’il fallait qu’il en touche deux mots à Roland. Il ne savait pas si cette histoire de lancer de plat avait le moindre intérêt pour eux, mais ce qu’il savait, c’est qu’ils étaient vraiment à court d’armes.
— La Molly qu’a tué l’Loup…
— Ce n’était pas vous ?
Cette façon qu’avaient vérité et légende de se mélanger jusqu’à en devenir inextricable laissait Eddie perplexe.
— Non pas, non pas, même si — les yeux du Gran-Pere se mirent à briller — j’ai ben pu dire qu’c’était moi, une fois ou deux, p’t-êt’ben pour faire écalter les cuisses à une d’moiselle, t’intuites ?
— Je crois, oui.
— C’est la Molly, Molly la rousse qu’a eu la bête avec son plat, la vélité, mais là j’mets la chalue avant les bœufs. On a vu le nuage de poussièl… et pis, p’têt à six roues avant la ville, i’s’est sépalé troiement.
— Qu’est-ce que c’est ? Je ne connais pas cette expression.
Le Gran-Pere leva trois doigts bandés pour indiquer que les Loups étaient partis dans trois directions différentes.
— Le plus glos gloupe — d’aplès la taille du nuage, j’intuite — l’est entré en ville, vers chez Took, et c’était pas bête, pasqu’y’en avait, i’z’avaient voulu cacher leurs babés dans la léserve, derrière. Took l’a une pièce seclète loin derrière, où il met l’argent et les bijoux et que’ques vieux fusils et aussi d’aut’ malchandises. S’appelle pas Took poul lien, c’est pas du toc, qu’il a !
Et il lâcha une nouvelle salve de gloussement rouillé.
— C’était une bonne planque, même les employés de c’te vieille bique, i’savaient pas qu’elle existait, poultant le moment venu, les Loups z’i sont allés tout doit, z’ont pris les babés et z’ont déglingué tous ceux qu’ont ’ssayé d’les en empêcher, ou même qu’ont supplié. Et pis z’ont tout rossé avec leurs lumitliques et sont paltis en blûlant tout. Tout blûlé, pour sûr, et c’t’heureux que toute la ville y a pas passé, jeune sai, pasque les flammes qu’ça fait, les lumitliques, c’est pas comme les z’aut’feux, ça non, les z’aut’y suffit d’y mett’ de l’eau. Mais va-t’en jeter d’l’eau sur ceux-là, ça les fait r’monter ! Encore plus hautes ! Plus hautes et plus chaudes ! Mon-salaud !
Il cracha par-dessus la rambarde pour donner du poids à son propos, puis jeta un regard perspicace en direction d’Eddie.
— C’que j’veux dire, c’est que même si mon p’tit-fils arrive à en convainc’ de se batt’, ou toi et ta blune, Eben Took en fia pas paltie, pour sûr. Les Took ont c’te boutique depuis la nuit des temps, et z’ont pas envie d’la voir blûler encore une fois. Une fois, ça a suffi pour ces pauv’ lâches, tu m’suis ?
— Oui.
— Les deux z’aut’ nuages de poussièl, le plus glos est allé au sud, vers les ranchs. Le plus p’tit, l’a descendu la Loute de l’Est vers les p’tites plop’iétés, et c’est là qu’on était, et c’est là qu’on les a cueillis.
Le visage du vieil homme rayonnait de l’éclat de ces souvenirs. Eddie ne put se représenter le jeune homme qu’il avait été (le Gran-Pere était trop âgé pour ça), mais il vit dans ses yeux chassieux un mélange d’excitation et de détermination, mais aussi de peur et d’inquiétude, toutes ces émotions qui avaient dû l’envahir, ce jour-là. Qui avaient dû les envahir tous. Eddie tendait vers tout ça comme un homme affamé en quête de nourriture, et le vieux dut percevoir ce sentiment sur son visage, car il parut retrouver du répondant et de la vigueur. Ce ne devait certes pas être le genre de réaction qu’il avait obtenue de son petit-fils. Tian ne manquait pas de courage, grand merci, mais ça restait un péquenaud. Alors qu’avec celui-là, avec cet Eddie de New York… il ne ferait peut-être pas de vieux os et il finirait sans doute le nez dans la poussière, mais au moins ça n’était pas un péquenaud, par ’Riza.
— Continuez, demanda Eddie.
— Si fait. Pour sûr. Ceux qui v’naient vers nous, y en a qu’ont bifulqué vers la Loute du Fleuv’, vers les p’tits riziers qu’y a là-bas — on voyait la poussièl — et pis quequ’z’aut’ ont pris Peaberry Road. J’me ’appelle, Pokey Slidell s’est toulné vers moi, l’avait son sourire triste, l’a tendu la main (pas celle qui t’nait l’bah, l’aut’) et l’a dit…
Sous ce ciel d’automne brûlant, dans le chant des derniers criquets de la saison qui s’élève des hautes herbes blanches tout autour d’eux, voilà ce que dit Pokey Slidell : « J’ai été heureux de te connaître, Jamie Jaffords, la vérité. » Il a ce sourire sur les lèvres, un sourire comme Jamie ne lui en a jamais vu, mais comme il n’a que dix-neuf ans, et qu’il vit loin d’ici, sur ce que d’aucuns appellent la Borde et d’autres le Croissant, il y a plein de choses qu’il ne connaît pas. Ou qu’il ne connaîtra jamais, à en juger par la situation présente. C’est un sourire triste, mais il n’y voit pas une once de lâcheté. Jamie se dit qu’il doit avoir le même sourire. Les voilà, sous le soleil de leurs pères, et bientôt les ténèbres les engloutiront. Leur dernière heure est venue.
Néanmoins, quand il saisit la main de Pokey, c’est d’une poigne ferme.
— Tu as encore beaucoup à connaître de moi, Pokey, lui dit-il.
— J’espère que tu dis vrai.
Le nuage de poussière fonce vers eux. Dans une minute, peut-être même moins, ils pourront voir les cavaliers. Et surtout, les cavaliers pourront les voir.
Eamon Doolin dit :
— Vous savez, je pense qu’on devrait se mettre dans le fossé — et il indique le côté droit de la route — et se faire tout petit-petit. Et puis, dès qu’ils passeront, on pourra leur sauter dessus.
Molly Doolin est vêtue d’un pantalon de soie noire ajusté et d’un chemisier de soie blanche ouvert sur le cou, et qui révèle une petite Amulette de la Moisson en argent : Oriza, le poing dressé. Dans sa main droite, Molly tient un plat affûté, en titane bleu acier, décoré d’un fin liseré de feuilles de riz. Jetée sur l’épaule, elle porte une poche en roseau, doublée de soie. Elle contient cinq autres plats, deux à elle et trois appartenant à sa mère. Sa chevelure étincelle tellement dans cette lumière éclatante qu’on croirait sa tête en feu. Et c’est ce qui arrivera bien assez tôt, vrai.
— Fais donc ce que tu veux, Eamon Doolin, dit-elle. Mais moi, je vais rester plantée là, pour qu’ils puissent me voir et je vais leur crier au visage le nom de ma sœur jumelle, pour qu’ils l’entendent bien. Ils auront beau me piétiner, j’en tuerai un ou bien je lui trancherai les jambes quand son foutu cheval me passera dessus, tu peux me croire.
Elle n’a rien le temps d’ajouter. Les Loups surgissent de la petite butte qui marque l’entrée du petit terrain d’Arra, et les quatre folken de La Calla les voient enfin arriver et plus personne ne parle de se cacher. Jamie s’attendait presque à ce qu’Eamon Doolin, avec ces manières gracieuses et son front déjà dégarni à vingt-trois ans, lâche son bah et détale dans les hautes herbes, les bras en l’air pour indiquer qu’il se rend. Au lieu de quoi, il se place aux côtés de sa femme et il arme un boit. On entend un long vrombissement au moment où il enroule la corde serrée-serrée.
Ils se tiennent en travers de la route, les bottes vissées dans le sol farineux. Ils bloquent le passage de leurs corps. C’est la chose à faire. Ils vont mourir ici, mais ce n’est pas grave. Mieux vaut mourir que de rester là les regarder emmener d’autres enfants. Chacun d’entre eux a perdu un jumeau, et Pokey — qui est de beaucoup leur aîné à tous — a vu les Loups emmener l’un après l’autre son frère et son jeune fils. C’est la chose à faire. Ils savent pertinemment que les Loups feront payer aux autres ce qu’ils font maintenant, mais ça n’a pas d’importance. C’est la chose à faire.
— Allez ! crie Jamie, en armant son propre bah — une fois, deux fois, et clic — Allez, bande de buses, venez chercher votre raclée ! De la part de La Calla ! De Calla Bryn Sturgis !
Et soudain, dans la canicule, les Loups semblent ne plus avancer, mais seulement miroiter sur place. Puis le son des sabots, jusqu’ici faible et assourdi, se fait aigu. Et on dirait que les Loups bondissent en avant, dans l’air fourmillant. Ils portent des pantalons aussi gris que la robe de leurs chevaux. Leurs capes vert sombre flottent derrière eux. Des capuches vertes surmontent les masques (ce sont forcément des masques) qui dessinent sur le visage des quatre cavaliers la tête d’un loup affamé aux babines retroussées.
— Quatre contre quatre ! hurle Jamie. Quatre contre quatre, on est quitte, défendez vos positions, bande de mauviettes ! On bougera pas !
Les quatre Loups bondissent vers eux, sur leurs chevaux gris. Les hommes lèvent leurs bahs. Molly — qu’on appelle parfois Molly la Rousse, pour son tempérament farouche autant que pour sa chevelure — brandit son plat au-dessus de son épaule gauche. À présent, elle n’a pas l’air furieuse, mais calme et concentrée.
Les deux Loups à l’extérieur sont armés de lumitriques. Ils les lèvent. Les deux du milieu reculent leur poing ganté de vert, pour lancer quelque chose. Des vifs d’argent, se dit froidement Jamie. Voilà ce qu’ils ont.
— Pas encore, les gars…, dit Pokey. Pas encore… pas encore… maintenant !
Dans un bruit de corde pincée, il fait voler son boit, juste au-dessus de la tête du deuxième Loup sur la droite. Celui d’Eamon frappe au cou celui de gauche. La bête lâche un cri, une sorte de hennissement hystérique, et chancelle au moment où les Loups franchissent les trente derniers mètres. Il s’écroule sur le cheval voisin alors qu’un des cavaliers lance l’objet qu’il tenait. C’est effectivement un vif d’argent, mais il rate sa cible de beaucoup et son système de téléguidage ne parvient pas à rectifier sa trajectoire.
Le boit de Jamie percute le troisième cavalier à la poitrine. Jamie pousse un cri de triomphe, qui meurt instantanément dans sa gorge quand il voit le boit rebondir sur le torse de la chose comme il rebondirait sur celui d’Andy, ou comme une pierre dans le champ appelé Fils de Pute.
Tu portes une armure, espèce de saloperie, tu portes une armure sous cette satanée…
L’autre vif d’argent va droit au but, et frappe Eamon Doolin en plein visage. Sa tête explose dans une gerbe de sang, d’os et de matière gris blême. Le vif d’argent parcourt encore une trentaine de grops, puis il tourne sur lui-même et revient. Jamie se baisse et l’entend cingler au-dessus de sa tête, avec ce bourdonnement grave et dur.
Molly n’a pas bougé d’un pouce, pas même lorsqu’elle a reçu sur elle le sang et la cervelle de son mari. Mais elle se met à hurler :
— ÇA C’EST POUR MINNIE ! ESPÈCES D’ENFANTS DE CATINS !
Et elle lance son plat. C’est maintenant une très courte distance qui la sépare de sa cible — si on peut même parler de distance —, pourtant elle lance fort et le plat s’envole sitôt qu’il quitte sa main.
Trop fort, ma chère, se dit Jamie en se baissant pour éviter le coup à la volée d’une lumitrique (une lumitrique qui produit ce même bourdonnement dur et atroce). Trop fort, mon salaud.
Mais le Loup que Molly a visé semble se précipiter sur le plat en vol. L’objet le cueille juste à la jonction de la capuche verte et du masque. On entend un son étouffé et étrange — tcheum ! — et la chose bascule en arrière, ses mains gantées de vert balayant l’air.
Pokey et Jamie poussent un hourra triomphal mais Molly, quant à elle, attrape froidement un autre plat dans sa poche, ils sont tous là, bien rangés, leur segment plus épais offert à sa main. Elle est en train de l’extraire lorsqu’une lumitrique lui tranche le bras net. Elle vacille, retroussant les lèvres en un rictus de douleur, et elle tombe à genoux, tandis que son chemisier prend feu. Éberlué, Jamie la voit essayer de ramasser dans sa main arrachée le plat qui a roulé dans la poussière de la route.
Les trois Loups restant les ont dépassés. Celui touché par Molly est étendu à terre, secoué d’horribles soubresauts, ses mains gantées se levant et retombant comme s’il essayait de dire : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on peut faire de ces foutus péquenauds ? »
Les trois autres font faire demi-tour à leur monture avec la grâce et l’ensemble d’un bataillon de cavalerie, et reviennent droit sur eux. Molly arrache le plat de ses propres doigts morts, puis bascule en arrière, engloutie par les flammes.
— Tiens bon, Pokey ! hurle Jamie, hystérique, tandis que la mort fonce sur eux sous ce ciel d’acier en fusion. Tiens bon, bon Dieu !
Et l’état de grâce persiste, dans l’odeur de chair brûlée des Doolin. C’est ainsi qu’ils auraient dû agir depuis longtemps, si fait, tous autant qu’ils sont, parce qu’on peut venir à bout des Loups, même s’ils ne survivront sans doute pas pour en porter témoignage, et qu’ils emmèneront avec eux leur compadre mort, afin que personne ne l’apprenne.
Nouveau son de corde pincée tandis que Pokey lance un boit, et au même instant, un vif d’argent le frappe en plein cœur et le fait exploser dans ses vêtements, les manches de sa chemise, ses manchettes et la braguette arrachée de son pantalon vomissent du sang et de la chair broyée. Jamie est de nouveau arrosé, cette fois par ce ragoût qui fut autrefois son ami. Il arme son propre bah et le projectile va labourer le flanc d’un cheval gris. Il sait qu’il est inutile de se baisser mais il se baisse quand même, et quelque chose file au-dessus de sa tête en vrombissant. Un des chevaux le percute en passant, le faisant rouler dans le fossé où Eamon voulait les voir se cacher. Son bah s’envole. Il reste allongé là, les yeux ouverts, sans bouger, il les entend faire à nouveau demi-tour et il sait qu’il n’y a plus rien d’autre à faire que de jouer le mort en espérant qu’ils ne s’en rendront pas compte. Ils s’en rendront compte, bien sûr que oui, mais c’est tout ce qui lui reste, alors il le fait, il essaie de mettre dans ses yeux ouverts le voile vitreux de la mort. Encore quelques secondes et il sait qu’il n’aura plus besoin de faire semblant. Il sent la poussière, il entend les criquets dans l’herbe, et il se raccroche à ces choses, sachant que ce sont les dernières qu’il sentira et qu’il entendra, et que la dernière qu’il verra, ce sera ces Loups, fondant sur lui avec leur éternel et abominable rictus.
Ils reviennent au triple galop.
L’un d’eux se retourne sur sa selle et envoie un vif d’argent au passage. Mais au moment où il lance de sa main gantée, son cheval enjambe le corps du Loup abattu, qui tressaute toujours en travers de la route, mais les mains à peine soulevées, à présent. Le vif d’argent passe au-dessus de Jamie, juste un peu trop haut. Il le sent presque hésiter, chercher sa proie. Puis il s’élance en flèche, à travers champ.
Les Loups galopent vers l’est, soulevant la poussière. Le vif d’argent revient comme un boomerang et repasse au-dessus de Jamie, cette fois plus haut et plus lentement. À une quarantaine de mètres à l’est, les chevaux gris font une courbe et disparaissent hors de sa vue. La dernière vision qu’il a d’eux, c’est celle de trois capes vertes, flottant presque à la perpendiculaire de leurs corps.
Dans le fossé, Jamie se redresse sur ses jambes qui menacent de céder sous lui. Le vif d’argent effectue un dernier passage, cette fois droit sur lui, mais très lentement, comme si la puissance qui l’animait s’était épuisée. Jamie rampe tant bien que mal jusqu’à la route, tombe à genoux près des restes calcinés du cadavre de Pokey, et s’empare de son bah. Cette fois-ci, il le tient par l’extrémité, comme un maillet aux Points. Le vif d’argent avance sur lui. Jamie lève le bah à hauteur d’épaule et, quand cette chose lui arrive dessus, il la frappe comme avec une batte, l’envoyant voler dans l’air comme un insecte géant. Elle tombe dans la poussière à côté d’une des bouillonnes déchiquetée de Pokey et reste là, à vibrer avec malveillance, essayant de redécoller.
— Prends ça, saloperie ! crie Jamie en envoyant de la terre à coups de pied sur le vif d’argent. Il sanglote. Prends ça, saloperie ! Prends ça ! Tiens !
La chose finit par rendre l’âme, enterrée sous un tas de poussière blanche qui tressaute et vibre une dernière fois, avant de s’immobiliser.
Sans se lever-il n’a pas encore la force de se remettre sur pied, pas encore, il a déjà du mal à croire qu’il est encore en vie — Jamie Jaffords s’avance à genoux jusqu’au corps du monstre que Molly a tué… car il est bel et bien mort, à présent, ou du moins il ne bouge plus. Il veut lui retirer son masque, et le regarder en face. Il commence par le bourrer de coups de pied, comme un enfant qui pique une colère. Le corps du Loup se balance de droite à gauche, puis s’immobilise à nouveau. Il exhale un relent âcre. Une odeur de pourriture monte du masque, qui semble en train de fondre.
Mort, pense ce garçon qui deviendra le Gran-Pere, le doyen de La Calla. Mort, si fait, aucun doute. Alors hardi, espèce de lâche ! Hardi, dé-masque-le !
C’est ce qu’il fait. Sous ce soleil brûlant d’automne, il se saisit du masque pourrissant, qui lui fait l’effet dans la main d’une sorte de treillis métallique, et il tire dessus. Et il voit…
Pendant une seconde, Eddie ne se rendit même pas compte que le vieux gars s’était tu. Il était toujours perdu dans son histoire, envoûté. Il se figurait la scène si clairement que ç’aurait pu être lui, là-bas, sur la Route de l’Est, agenouillé dans la poussière, le bah sur l’épaule comme une batte de base-ball, prêt à envoyer valser le vif d’argent dans les airs.
Puis Susannah passa en fauteuil devant la véranda, en direction de la grange, un récipient de grain sur les genoux. Elle leur lança un regard curieux, au passage. Eddie sortit de sa torpeur. Il n’était pas venu ici pour se faire divertir. Et il se disait que le fait qu’il puisse être diverti par une telle histoire en disait long sur lui.
— Et puis ? demanda Eddie au vieil homme, lorsque Susannah fut entrée dans la grange. Qu’avez-vous vu ?
— Eh ?
Le Gran-Pere lui adressa un regard tellement vide qu’Eddie sentit le désespoir le gagner.
— Qu’avez-vous vu ? En retirant le masque ?
Pendant un moment, ce regard vide persista — on voit de la lumière, mais il n’y a personne à la maison. Puis (par la seule force de la volonté, à ce qu’il parut à Eddie), le vieil homme revint à lui. Il jeta un œil à la maison, derrière lui. Il contempla la gueule noire de la grange, et la coulée de lumière au phosphore, dans ses profondeurs. Puis il balaya la cour du regard.
Il a peur, pensa Eddie. Il meurt de peur.
Eddie essaya de se convaincre qu’il ne s’agissait là que de la paranoïa d’un vieil homme, mais il ne pouvait s’empêcher de sentir un frisson le parcourir.
— Penche-toi par ici, marmonna le Gran-Pere, et quand Eddie s’exécuta : le seul à qui k’ai laconté ça c’est mon gars Luke… l’père de Tian, t’intuites. Des années et des années après ça, c’était. Il m’a dit d’jamais l’di’ à pelsonne. J’ai dit : « Mais Lukey, si ça peut aider ? Si ça peut aider pour la plochaine fois ? »
Les lèvres du Gran-Pere bougeaient à peine, mais son lourd accent avait presque complètement disparu, et désormais Eddie le comprenait parfaitement.
— Et alors i’m’a dit : « Pa, si tu dois v’aiment que savoir, ça peut aider, poulquoi tu l’as pas dit avant ? » Et j’ai rien pu lui répond’, jeune homme, pasque c’est l’intuition et rien d’aut’ qui m’a scellé la goule. En plus, quel bien ça pouvait faire ? Qu’est-ce que ça change ?
— Je ne sais pas, répondit Eddie.
Leurs visages étaient tout proches. Eddie pouvait sentir le bœuf et la sauce, dans l’haleine de Jamie.
— Comment je pourrais ? Vous ne l’avez pas dit ce que vous avez vu.
— Le Roi Rouge trouve toujours ses hommes de main, i’m’a dit, mon gars. Ce s’lait mieux si personne savait que t’étais là-bas, ce s’rait encore mieux que personne entende ce que tu as vu là-bas, de peur que ça leur levienne aux oleilles, si fait, même à Tonnefoudre. Et c’est une chose bien tliste que j’ai vue, jeune homme.
Bien que dévoré par l’impatience, Eddie jugea bon de laisser le vieil homme dérouler son récit comme il l’entendait.
— Qu’est-ce que c’était, Gran-Pere ?
— J’ai bien vu que Luke me cloyait pas complètement. I’croyait que son plop’ Pa lacontait p’têt bien des histoiles, qu’il lacontait des sornettes, qu’il était un tueul de Loup, poul s’donner des airs. Sauf que même la moitié d’un idiot vellait bien que si j’voulais inventer des sornettes, j’aurais dit que c’était moi qu’avais tué le Loup, et pas la femme d’Eamon Doolin.
Ça se tenait. Puis Eddie se rappela que le Gran-Pere avait au moins suggéré qu’il avait bel et bien prétendu être l’auteur de cet exploit, et plus qu’il était-une-fois, comme disait parfois Roland. Il ne put s’empêcher de sourire.
— Lukey, il avait peur que quelqu’un d’aut’ entende mon histoire et la croie. Que ça finirait par revenir aux oreilles des Loups et que je finirais mort pour rien, sauf inventer des histoires. Sauf que c’étaient pas des histoires.
De ses yeux chassieux, il supplia Eddie dans la pénombre croissante.
— Toi tu me crois, pas vrai ?
Eddie acquiesça.
— Je sais que vous dites vrai, Gran-Pere. Mais qui…
Eddie marqua une pause. Qui aurait pu te balancer ? c’est la question qui lui vint à l’esprit, mais le Gran-Pere ne comprendrait peut-être pas.
— Mais qui l’aurait racontée ? Qui soupçonniez-vous ?
Le Gran-Pere regarda autour de lui la cour assombrie, sembla sur le point de parler, puis se ravisa.
— Dites-le-moi, insista Eddie. Dites-moi ce que vous…
Une grosse main sèche, tremblant de vieillesse mais toujours étonnamment forte, lui attrapa la nuque et la tira vers le vieux. Des moustaches drues vinrent râper le pavillon de l’oreille d’Eddie, le faisant frissonner des pieds à la tête et lui donnant la chair de poule.
Le Gran-Pere lui murmura dix-neuf mots tandis que les dernières lueurs du jour mouraient et que la nuit tombait sur La Calla.
Les yeux d’Eddie Dean s’arrondirent comme des soucoupes. La première pensée qui lui vint, c’est qu’il comprenait, pour les chevaux — tous ces chevaux gris. La seconde fut Bien sûr. C’est parfaitement logique. On aurait dû le savoir.
Le dix-neuvième mot prononcé, le chuchotement du Gran-Pere cessa. La main qui retenait la nuque d’Eddie relâcha son emprise et retomba sur les genoux du vieillard. Eddie se tourna vers lui.
— C’est la vérité ?
— Si fait, pistolero, répondit-il. La vérité toute nue. Je peux pas dire s’ils sont tous comme ça, parce que des masques identiques peuvent cacher des visages très différents, mais…
— Non, fit Eddie, en repensant aux chevaux gris. Sans parler de tous ces pantalons gris. De ces capes vertes. C’était d’une logique implacable. Que disait cette vieille chanson que sa mère lui chantait, déjà ? Tu es dans l’armée maintenant, tu n’es pas derrière une charrue, tu ne seras jamais riche, espèce de salaud, tu es dans l’armée maintenant.
— Il va falloir que je raconte cette histoire à mon dinh, le prévint Eddie.
Le Gran-Pere hocha lentement la tête.
— Si fait, comme tu voudras. Je m’entends pas bien avec le gars, tu l’intuites. Lukey a bien essayé d’mett’ puis là où Tian a pointé l’sou’cier, t’intuites.
Eddie acquiesça comme s’il avait tout compris. Plus tard, Susannah lui traduisit la phrase : Je ne m’entends pas très bien avec le garçon, tu comprends. Lukey a bien essayé de mettre le puits là où Tian pointait la baguette de sourcier, tu vois.
— Un bâton de sourcier ? demanda Susannah, dans le noir. Elle s’était rapprochée en silence et à présent elle agitait les mains, comme si elle tenait un bréchet.
Surpris, le vieux la regarda, puis fit oui de la tête.
— L’sou’cier, oui-là. Mais faut dile, j’ai dit qu’fallait pas, mais après les Loups, quand z’ont pris sa sœur, Tia, Lukey faisait tou’c’que l’gosse disait. T’imagines, laisser un gamin qu’a pas dix-sept ans décider d’l’emplac’ment, avec ou sans l’soulcier ? Mais Lukey i’l’a mis là, et y avait de l’eau, ça j’te l’accord’, on l’a tous vu bliller, on l’a sentie avant qu’la paroi d’argil’ s’effond’ et enterre mon gamin vivant. On l’a déterré mais il était déjà dans la clairière, la gorge et les p’mons tout pleins d’argile et d’gadoue.
Lentement, très lentement, le vieil homme sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya les yeux avec.
— Avec le gars, on a pas eu une parole polie d’puis c’jour-là. Y a c’puits entre nous, vois-tu pas. Mais il a laison, il faut combatt’ les Loups, et si vous devez lui dire un message pour moi, dites-lui que son Gran-Pere le salue bien bas, avec fierté, qu’il le salue beaucoup-beaucoup, yemon-salaud ! Il a le sable de Jaffords dans son estomac, si fait ! On a t’nu bon, y a longtemps, et main’nant c’est l’sang qui parle.
Il hocha la tête, encore plus lentement, cette fois-ci.
— Hardi et va l’raconter à ton dinh, si fait ! Dans les moind’ détails ! Et si le bruit court… si les Loups soltent de Tonnefoudre en avance pour un vieux couillon desséché comme moi…
Il découvrit les rares dents qui lui restaient en un sourire qu’Eddie trouva extraordinairement épouvantable.
— Je sais toujours m’selvil d’un bah, fit-il, et quequ’chose me dit qu’on poullait applend’ à ta blune à lancer l’plat, avec des jamb’ ou sans.
Le regard du vieil homme se perdit dans le noir.
— Qu’i’viennent, dit-il d’une voix douce. Une fois poul toutes, mon-salaud. Une bonne fois poul toutes.
Mia était de retour au château, mais, cette fois-ci, c’était différent. Cette fois-ci, elle ne se déplaçait pas avec lenteur, jouant avec sa faim, sachant qu’elle serait bientôt rassasiée, totalement rassasiée, qu’elle et son p’tit gars seraient contentés. Cette fois, elle ressentait à l’intérieur d’elle-même un désespoir vorace, comme si un animal sauvage tournait en cage dans son estomac. Elle comprit que ce qu’elle avait ressenti au cours de toutes ces expéditions passées n’était pas du tout de la faim, pas de la vraie faim, mais un sain appétit. Cette fois-ci, c’était différent.
Son heure approche, se dit-elle. Il a besoin de manger plus, pour prendre des forces. Et moi aussi.
Pourtant elle avait peur — elle était terrifiée. Peur que ce ne soit pas qu’une question de quantité. Elle avait besoin de manger quelque chose de précis. Quelque chose réservé aux grandes occasions. Ce p’tit gars en avait besoin pour… eh bien, pour…
Pour achever sa métamorphose.
Oui ! Oui, c’était ça, la métamorphose ! Et elle était sûre de trouver ça dans la salle de banquet, car on trouvait de tout dans la salle de banquet — un millier de plats, tous plus succulents les uns que les autres. Elle butinerait la table, et lorsqu’elle trouverait ce qu’elle cherchait — le bon légume, ou la bonne épice, la bonne viande ou les bons œufs de poisson — ses nerfs et ses boyaux le réclameraient à grands cris et alors elle mangerait… oh elle engloutirait…
Elle pressa encore l’allure, puis se mit à courir. Elle avait vaguement conscience de ses jambes se frottant l’une contre l’autre, car elle portait un pantalon. Un jean, comme un cow-boy. Et au lieu de ses mules, elle avait des bottes.
Des bouillonnes, lui murmura une petite voix dans son esprit. Des bouillonnes, grand bien m’en fasse.
Mais tout ça n’avait aucune importance. L’important, c’était de manger, de bâfrer (oh qu’elle avait faim), et de trouver le bon aliment pour le p’tit gars. Trouver cet aliment qui allait les rendre forts tous les deux et qui déclencherait le travail.
Elle dévala le grand escalier à toute vitesse, dans le murmure régulier des turbos à transmission lente. Des bouquets délicieux auraient déjà dû l’envelopper — des odeurs de viande rôtie, de volailles grillées, de poisson aux herbes — pourtant elle n’en respirait aucun.
J’ai peut-être un rhume, se dit-elle tandis que ses bottillonnes raclaient les marches du grand escalier. Ça doit être ça, j’ai un rhume. Mes sinus sont gonflés et je ne sens rien…
Pourtant, si. Elle sentait la poussière et les années de ce lieu. Elle sentait l’eau infiltrée, avec cette petite pointe d’huile de moteur, et le salpêtre grignotant sans relâche les tapisseries et les tentures dans les chambres de la ruine.
Tout ça, mais pas de nourriture.
Elle filait sur le sol de marbre noir, en direction des doubles portes, sans avoir conscience qu’on la suivait, une fois encore — cette fois, non pas le Pistolero, mais un garçon aux cheveux ébouriffés et aux yeux écarquillés, portant une chemise et un caleçon en coton. Mia traversa le vestibule au sol à damier rouge et noir, passa devant la statue de marbre et d’acier finement entrelacés. Elle ne prit pas le temps de faire la révérence, ni même de faire un signe de tête. Cette faim impérieuse était supportable pour elle. Mais pas pour son p’tit gars. Jamais pour son p’tit gars.
Ce qui l’arrêta (et l’espace de quelques secondes seulement), ce fut son propre reflet, laiteux et imprécis, dans l’acier chromé de la statue. Au-dessus de son jean, elle vit une chemise blanche toute simple (On appelle ça un T-shirt, lui murmura la voix), avec des choses écrites dessus, et un dessin.
L’image d’un cochon.
Ne t’occupe pas de ce qu’il y a sur ta chemise, femme. C’est le p’tit gars qui compte. Tu dois nourrir le p’tit gars !
Elle surgit dans la salle à manger et s’arrêta net, bouche bée de consternation. La pièce était envahie par les ombres. Quelques flambeaux électriques brûlaient encore, mais pour la plupart ils s’étaient éteints. Sous ses yeux, le dernier encore allumé au bout de la pièce se mit à clignoter, grésilla et la lueur disparut. Les assiettes blanches pour les grandes occasions avaient été remplacées par des assiettes bleues, décorées par des motifs de tendres pousses de riz entrelacées. Les pousses formaient les Grandes Lettres Zn qui, elle le savait, signifiaient éternité, et viens (comme dans Viens, commala). Mais les assiettes n’avaient aucune importance. Leurs ornements n’avaient aucune importance. Ce qui comptait, c’est que ces assiettes et ces magnifiques verres en cristal étaient vides et flétris de poussière.
Non, tout n’était pas vide ; dans un verre, elle trouva une veuve noire morte, les pattes repliées contre le sablier rouge au centre.
Elle aperçut le goulot d’une bouteille de vin qui saillait d’un seau en argent, et son estomac émit un gémissement pressant. Elle attrapa le seau, remarquant à peine qu’il ne contenait plus d’eau, encore moins de glace. Il était complètement sec. La bouteille au moins pesait lourd, et elle entendit le liquide bouger à l’intérieur…
Mais avant que Mia ait pu poser les lèvres sur le goulot, le relent piquant du vinaigre lui fit pleurer les yeux.
— Putain de bordel ! cria-t-elle en jetant la bouteille par terre. Putain de putain !
La bouteille éclata sur le sol de pierre. Sous la table, on entendit une galopade et de petits cris de surprise.
— Ouais, cassez-vous, ça vaut mieux ! hurla-t-elle. Cassez-vous, quoi que vous soyez ! Voici Mia, fille de personne, et elle est pas de bonne humeur ! Et je vais manger, ça oui ! Oui !
C’était bien parlé, mais sur le coup, elle ne vit rien sur la table de mangeable. Il y avait bien du pain, mais le morceau qu’elle avait saisi était dur comme la pierre. Elle croyait voir des restes de poisson, mais ils avaient pourri et baignaient dans un jus verdâtre grouillant d’asticots.
Son estomac se mit à gronder, pas le moins du monde découragé par ce spectacle. Pire, quelque chose situé sous son estomac ne cessait de se retourner, de donner des coups de pied, d’exiger sa nourriture. Il ne le faisait pas de manière audible, avec sa voix, mais en déclenchant comme des boutons de commande en elle, dans la partie la plus primitive de son système nerveux. Elle sentit sa gorge devenir sèche. Elle eut une moue de dégoût, comme si elle avait bel et bien bu le vinaigre. Elle écarquilla les yeux et sa vision s’affina. La moindre pensée, le moindre sens, le moindre instinct tendaient vers cette seule et unique obsession : la nourriture.
Au-delà du bout de la table, une tapisserie représentait Arthur l’Aîné, sabre au clair, chevauchant dans les marais avec trois de ses chevaliers-pistoleros derrière lui. Enroulé autour de son cou se trouvait Saita, le grand serpent, qu’il venait probablement de mettre à mort. Encore une quête couronnée de succès ! Grand bien ! Les hommes et leurs quêtes ! Bah ! Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, à elle, cette histoire de grand serpent ? Elle avait son p’tit gars en elle, et le p’tit gars avait faim.
Lô faim, murmura dans sa tête cette voix qui ne sonnait pas comme la sienne. Lô faim.
Derrière la tenture, les doubles portes. Elle passa en les faisant claquer, toujours sans voir ce garçon, Jake, qui se tenait à l’autre bout de la salle à manger, en caleçon, et qui la regardait d’un air effrayé.
La cuisine était tout aussi vide, tout aussi poussiéreuse. Les comptoirs étaient tatoués de trous de bestioles. Les casseroles, les poêles et les portants à vaisselle étaient éparpillés sur le sol. Derrière ce fouillis, elle vit quatre éviers, dont l’un rempli d’eau stagnante sur laquelle était apparue une écume d’algues. La pièce était éclairée par des tubes sourdfeux, dont seuls quelques-uns marchaient encore correctement. La plupart clignotaient, s’allumaient et s’éteignaient, conférant à ce spectacle de dévastation un aspect surréaliste et cauchemardesque.
Elle se fraya un chemin à travers les débris, repoussant à coups de pied les récipients et les casseroles qui lui barraient le passage. Elle arriva devant quatre grands fours alignés. La porte du troisième était entrouverte. Il en sortait une vapeur diffuse, comme une petite fumée émanant de la terre quelques heures après un incendie, et une odeur qui fit de nouveau tempêter son estomac. C’était l’odeur de la viande fraîchement rôtie.
Mia ouvrit la porte. À l’intérieur, elle trouva en effet une sorte de rôti. Avec un rat de la taille d’un chat de gouttière en train de s’en délecter. Au bruit métallique, il tourna la tête vers elle, et l’observa de ses yeux noirs et sans peur. Ses moustaches, luisantes de gras, s’agitèrent. Puis il retourna à son rôti. Elle entendait le marmonnement juteux et le déchirement de la chair qu’on arrache.
Non pas, Monsieur le Rat. Ce n’est pas pour toi. C’est pour moi et mon p’tit gars.
— J’te donne une chance, l’ami ! chantonna-t-elle en se tournant vers les comptoirs et les placards derrière elle. Tu ferais mieux de partir, tant que tu peux encore ! Je t’aurais prévenu !
Mais Monsieur le Rat, l’avait faim, lui aussi.
Elle ouvrit un tiroir, dans lequel elle ne trouva que des planches à pain et un rouleau à pâtisserie. Elle envisagea une seconde d’utiliser ce dernier, mais elle ne voulait pas arroser son dîner avec plus de sang de rat que nécessaire. Elle ouvrit le bas du buffet et trouva des moules à brioches et autres matériel fantaisie pour confectionner des desserts. Elle fit un pas à gauche, ouvrit un autre tiroir, et finit par dénicher ce qu’elle cherchait.
Mia contempla les couteaux, et après réflexion, s’empara d’une broche à viande. Les deux dents d’acier mesuraient une vingtaine de centimètres. Elle se dirigea vers les fours, hésita, puis jeta un œil à l’intérieur des trois autres. Comme elle l’avait prévu, ils étaient vides. Quelque chose — un destin une providence un ka — avait laissé là de la viande fraîche, mais juste pour un. Monsieur le Rat avait fait une erreur. Elle ne le laisserait pas en faire une seconde. Pas de ce côté de la clairière, en tout cas.
Elle se pencha et une fois encore, l’odeur du porc fraîchement cuit lui chatouilla les narines. Ses lèvres s’entrouvrirent, et la bave perla aux commissures. Cette fois, Monsieur le Rat ne prit pas la peine de se retourner. Monsieur le Rat avait décidé qu’elle ne représentait aucun danger. Très bien. Elle s’inclina plus bas, retint sa respiration et empala l’animal sur la broche à viande. Kebab de rat à volonté ! Elle le tira hors du four et le tint devant elle, à hauteur de son visage. Il poussait des hurlements stridents et furieux, agitant les pattes dans le vide, secouant la tête d’avant en arrière, tandis que le sang coulait le long du manche de la broche et s’étalait en flaque sur son poing. Elle le porta, toujours frétillant, jusqu’à l’évier rempli d’eau stagnante et d’un coup de poignet, le fit glisser de la broche. La bête tomba dans le magma et disparut. Pendant une seconde, le bout de sa queue continua de remuer à la surface, puis disparut à son tour.
Elle passa devant les éviers un à un, essaya tous les robinets, et du dernier s’écoula un mince filet d’eau. Elle rinça sa main dégoulinante de sang jusqu’à épuisement de la réserve d’eau. Puis elle retourna près du four, en s’essuyant la main sur l’arrière de son pantalon. Elle ne vit pas Jake, qui se tenait à présent à l’entrée de la cuisine, bien qu’il ne fît aucun effort pour se cacher. Elle était totalement obnubilée par l’odeur de la viande. Ce n’était pas suffisant, ce n’était pas exactement ce que son p’tit gars voulait, mais ça ferait l’affaire, pour le moment.
Elle tendit la main, attrapa le plat par les côtés, le tira à elle dans un petit souffle, secouant les doigts, le sourire aux lèvres. C’était un rictus de douleur, pourtant pas totalement dénué d’humour. Ou bien Monsieur le Rat était un tantinet plus résistant à la chaleur qu’elle, ou bien il était encore plus affamé. Bien qu’il lui fût difficile de croire que quiconque pût avoir plus faim qu’elle en cet instant précis.
— Lô faim ! hurla-t-elle, riant aux éclats tandis qu’elle ouvrait puis refermait tous les tiroirs à la volée.
— La Mia, v’là une dame qu’a bien faim, ça oui, m’sieur ! Elle est pas allée à Morehouse, elle est allée dans aucune maison, mais lô faim ! Et mon p’tit gars, lô faim, lui aussi !
C’est dans le dernier tiroir (toujours la même histoire, pas vrai ?), qu’elle trouva les gants qu’elle cherchait. Elle se précipita vers le four, se baissa et sortit le plat. Sous le choc, son rire s’arrêta net… pour repartir de plus belle, plus fort et plus tonitruant que jamais. Quelle cruche elle faisait ! Quelle espèce de grosse bêtasse ! Pendant une seconde, elle avait pensé que le rôti, qu’on avait cuit juste à point pour faire craquer la peau, et que Monsieur le Rat n’avait grignoté qu’à un coin, serait le corps d’un enfant. Et, à bien y regarder, oui, un cochon, ça ressemblait un peu à un enfant… un bébé… le p’tit gars de quelqu’un… mais à présent qu’elle avait sorti le plat, qu’elle voyait les oreilles calcinées et la pomme dans la gueule de l’animal, elle n’avait plus aucun doute sur l’espèce.
Elle s’installa sur le comptoir, en repensant au reflet qu’elle avait aperçu dans le vestibule. Mais ce n’était pas la question, pour le moment. Ses boyaux n’étaient plus qu’un grondement de famine. Elle prit un couteau de boucher dans le tiroir où elle avait déjà trouvé la broche et découpa la partie entamée par Monsieur le Rat, comme un découperait le trou d’un vers dans la chair d’une pomme. Elle balança le morceau par-dessus son épaule, puis attrapa le rôti entier à pleines mains et enfouit le visage dedans.
Depuis la porte, Jake l’observait.
Quand elle eut apaisé la première vague de faim, Mia balaya la cuisine du regard, avec une expression oscillant entre calcul et désespoir. Qu’était-elle censée faire, quand elle aurait fini le rôti ? Qu’était-elle censée manger, la prochaine fois qu’une fringale aussi violente surviendrait ? Et où devait-elle aller chercher ce que le p’tit gars voulait vraiment, ce dont il avait vraiment besoin ? Elle aurait fait n’importe quoi pour identifier cette chose et s’assurer que le p’tit gars n’en manquerait pas, de cette nourriture ou de cette boisson spéciale, de cette vitamine, ou quoi que ce fût. Avec le porc, elle n’était pas tombée très loin (assez près pour lui permettre de se rendormir, que tous les dieux et l’Homme Jésus en soient remerciés), mais pas assez près.
Elle rejeta la carcasse de sai Cochonnet dans le plat, retira sa chemise par le haut et la retourna pour en voir le recto. C’était un cochon de dessin animé, écarlate et bien grillé, mais ça n’avait pas l’air de le déranger plus que ça : il arborait un sourire d’extase. Au-dessus, en lettres rustiques qui faisaient penser à un panneau de ferme, on lisait l’inscription suivante : LE COCHON DU SUD, LEX ET 61e. Et, en dessous, « LES MEILLEURES CÔTES DE BŒUF DE NEW YORK » — GOURMET MAGAZINE.
Le Cochon du Sud, pensa-t-elle. Le Cochon du Sud, ça me dit quelque chose, mais quoi ?
Elle n’en savait rien, mais elle se disait qu’elle pouvait trouver Lexington, s’il le fallait.
— Ça serait là, entre la 3e et Park Avenue. C’est ça, pas vrai ?
Le garçon, qui s’était éclipsé, mais en laissant la porte entrouverte, entendit ces paroles et hocha la tête d’un air malheureux. C’était bien là, pas de doute.
Bien-bien-bien, pensa Mia. Pour l’instant tout baigne, autant que possible, en tout cas, et comme le dit cette femme dans le livre, demain est un autre jour. À chaque jour suffit sa peine. Pas vrai ?
Si. Elle reprit le rôti et se remit à manger. Les bruits de succion qu’elle produisait n’étaient pas si différents de ceux du rat. Vraiment pas si différents.
Tian et Zalia avaient fait de leur mieux pour donner leur chambre à Eddie et Susannah. Les convaincre que leurs invités ne voulaient pas de leur chambre — qu’ils préféraient de beaucoup dormir ailleurs, qu’ils y seraient mal à l’aise — n’avait pas été une mince affaire. C’est Susannah qui avait fini par avoir raison d’eux, en disant aux Jaffords sur le ton hésitant de la confidence qu’il leur était arrivé quelque chose d’horrible dans la cité de Lud, quelque chose de tellement traumatisant qu’ils avaient désormais beaucoup de mal à dormir sous un toit. Sauf dans une grange, dont on pouvait à tout moment voir la porte ouverte sur le monde extérieur, voilà qui était beaucoup mieux.
C’était une bonne histoire, et finement tournée. Tian et Zalia l’écoutèrent avec une compassion crédule qui le fit se sentir coupable. Il leur était arrivé tout un tas de choses horribles, à Lud, c’était bien vrai, mais rien qui les rendît nerveux à l’idée de dormir à l’intérieur. Enfin, d’après lui. Depuis qu’il avait quitté son propre monde, ils n’avaient passé tous les deux qu’une seule nuit (la précédente) sous un vrai toit, dans une vraie maison.
À présent, il était assis en tailleur sur une des couvertures que Zalia leur avait données pour qu’ils les étendent sur le foin, en plus des deux autres. Il contemplait la cour, au-delà de la galerie où le Gran-Pere avait raconté son histoire, en direction du fleuve. La lune voletait derrière les nuages, apparaissant et disparaissant tour à tour, baignant la scène d’un voile d’argent, puis la laissant dans l’obscurité complète. Eddie voyait à peine ce qu’il regardait. Ses oreilles étaient tendues vers la grange en dessous d’eux, vers les stalles et les enclos. C’est là qu’elle était, quelque part, il en était certain, mais bon Dieu, elle ne faisait pas un bruit.
Et d’ailleurs, qui est-elle ? Roland dit qu’elle s’appelle Mia, mais ce n’est qu’un nom. Qui est-elle réellement ?
Mais ce n’était pas qu’un nom.
Ça signifie mère, en Haut Parler, lui avait le Pistolero.
Ça veut dire mère.
Ouais. Mais elle n’est pas la mère de mon enfant. Le p’tit gars n’est pas mon fils.
Sous lui, un bruit sourd, à peine audible, suivi par le craquement d’une latte. Eddie se raidit. Elle était en dessous, d’accord. Il commençait à avoir des doutes, mais plus maintenant.
Il s’était réveillé après environ six heures de sommeil sans rêves, pour découvrir qu’elle était partie. Il s’était approché de la porte de la grange, qu’ils avaient laissée ouverte, et il avait regardé dehors. Elle était là. Même sous le clair de lune il avait vu que ce n’était pas vraiment Susannah, dans ce fauteuil roulant. Pas sa Suze, ni Odetta Holmes, ni Detta Walker, d’ailleurs. Pourtant elle lui était vaguement familière. Elle…
Tu l’as vue à New York, seulement à l’époque, elle avait des jambes et elle savait s’en servir. Elle avait des jambes et elle ne voulait pas s’approcher de trop près de la rose. Elle avait ses raisons, et elles étaient bonnes, mais tu sais quelle était la vraie raison, selon moi ? Je crois qu’elle avait peur que la rose fasse du mal à la chose qu’elle porte dans son ventre, quelle qu’elle soit.
Pourtant il éprouvait de la compassion pour cette femme, en bas. Peu importait qui elle était, ou ce qu’elle portait en elle, c’est en sauvant Jake Chambers qu’elle s’était mise dans cette situation. Elle avait retenu le démon dans l’anneau de parole, elle l’avait piégé à l’intérieur d’elle juste le temps pour Eddie de finir de tailler la clef qu’il fabriquait.
Si tu l’avais terminée plus tôt — si tu ne t’étais pas comporté en putain de poule mouillée — peut-être qu’elle ne serait pas dans un tel pétrin, tu y as pensé, à ça ?
Eddie avait écarté cette pensée. Il y avait du vrai là-dedans, évidemment — il avait bel et bien perdu confiance, au moment de tailler la clef, et c’est pour cette raison qu’il n’avait pu la terminer à temps, au moment où la carte de Jake avait été tirée —, mais il ne voulait plus penser à ce genre de choses. Ça ne servait à rien, à part à se flageller de manière très efficace.
Le cœur d’Eddie s’était tendu vers cette femme en bas, qui qu’elle fût. Dans le silence endormi de la nuit, dans ce cache-cache d’ombre et de lumière, elle avait poussé le fauteuil de Susannah à travers la cour, puis derrière… puis à gauche… à droite, enfin. Elle lui rappelait un peu ces vieux robots dans la clairière de Shardik, ceux que Roland lui avait fait descendre. Ces créatures sont emplies de tristesse, à leur façon. Eddie va abréger leurs souffrances. Et c’est ce qu’il avait fait, après un discours persuasif : celui qui ressemblait à un serpent en kit, celui qui faisait penser au tracteur Tonka qu’il avait reçu pour son anniversaire, enfant, et ce méchant petit rat en acier. Il les avait tous abattus, à l’exception du dernier, une espèce de chauve-souris mécanique. C’est Roland qui avait eu celle-là.
Tout comme les vieux robots, la femme dans la cour voulait aller quelque part, mais ne savait pas où. Elle devait aller chercher quelque chose, mais ne savait pas quoi. La question pour lui, c’était : qu’était-il censé faire ?
Rien qu’attendre, et observer. Utiliser ce temps pour concocter d’autres bobards, au cas où l’un d’entre eux se réveillerait et la verrait dans la cour, allant et venant dans son fauteuil. Encore un syndrome post-traumatique chopé à Lud, peut-être.
— Hé, ça me va, murmura-t-il.
Mais à ce moment précis, Susannah avait pivoté et était revenue en direction de la grange, avec un but, cette fois-ci. Eddie s’était rallongé, prêt à faire semblant de dormir, mais au lieu de l’entendre remonter, il avait perçu ce bruit sourd et métallique, un grognement d’effort, puis le craquement des planches, à l’arrière du bâtiment. En imagination, il la vit s’extraire du fauteuil et ramper à toute vitesse… mais vers quoi ?
Cinq minutes de silence. Il commençait à se sentir vraiment nerveux quand il entendit un cri perçant, un seul, bref et strident. Ça ressemblait tellement au cri d’un nourrisson qu’il sentit ses couilles se faire toutes petites et la chair de poule lui recouvrir la peau. Il jeta un regard en direction de l’échelle qui descendait au rez-de-chaussée et se força à patienter encore.
C’était un cochon. Un des petits. Un porcelet, rien de plus.
Peut-être, pourtant ce qu’il avait en tête, c’était les jeunes jumeaux. La petite, surtout. Lia, ça rime avec Mia. Des bébés, c’étaient encore des bébés, et c’était grotesque d’imaginer Susannah en train de trancher la gorge à un enfant, complètement insensé, mais…
Mais ce n’est pas Susannah, en bas, et si tu commences à croire que c’est elle, tu vas souffrir, comme tu as déjà souffert.
La souffrance, bon Dieu. La mort, oui, quasiment la mort. Il avait failli se faire arracher la tête par les homarstruosités.
C’est Detta qui m’a livré aux bestioles. Et là ça n’est pas Detta.
Oui, et il avait dans l’idée — c’était plutôt une intuition, en fait — que celle-là pouvait bien être beaucoup plus supportable que Detta, mais il n’était pas assez bête pour parier sa vie là-dessus.
Ou la vie des enfants ? Des enfants de Tian et de Zalia ?
Il resta assis là, en nage, ne sachant pas quoi faire.
Puis, au bout de ce qui lui parut une attente interminable, il entendit de nouveaux craquements et de nouveaux cris. Cette fois, ils venaient directement du bas de l’échelle qui menait au grenier. Eddie s’allongea de nouveau et ferma les yeux. Mais pas complètement. À travers l’écran de ses cils, il vit sa tête apparaître au-dessus de la ligne du sol. Au même moment, la lune surgit de derrière un nuage et inonda la pièce de lumière. Il vit le sang au coin de ses lèvres, aussi brun que du chocolat, et il se dit qu’il ne faudrait pas oublier de l’essuyer au matin. Il ne voulait pas qu’un membre du clan Jaffords la voie ainsi.
Ce que je veux, c’est voir les jumeaux, pensa Eddie. Les deux paires, tous les quatre, sains et saufs. Surtout Lia. Qu’est-ce que je veux d’autre ? Que Tian ressorte de la grange les sourcils froncés, qu’il nous demande si on a entendu quelque chose la nuit dernière, un renard peut-être, ou même un de ces chats-des-roches dont il nous parle. Parce que, vous voyez, il manque un des porcelets. J’espère que tu as caché les restes, Mia, ou qui que tu sois. J’espère que tu les as bien cachés.
Elle vint près de lui, s’allongea, se retourna une fois et s’endormit — il le sut au rythme de sa respiration. Eddie tourna la tête et regarda en direction de la maison endormie des Jaffords.
Elle ne s’est pas approchée de la maison.
Non, à moins d’avoir poussé son fauteuil jusqu’à la grange, aller et retour, bien sûr. D’avoir contourné le bâtiment… de s’être glissée par la fenêtre… de s’être emparée d’un des plus jeunes jumeaux… la petite… de l’avoir ramenée jusqu’à la grange… et…
Elle n’a pas fait ça. Pour commencer, elle n’en a pas eu le temps.
Peut-être pas, toujours est-il qu’il se sentirait beaucoup mieux au matin. Quand il verrait tous les enfants, au petit déjeuner. Y compris Aaron, le petit aux jambes potelées et au petit bidon bien rond. Il repensa à ce que sa mère disait parfois, quand elle croisait une jeune maman promenant son bébé dans sa poussette : Il est tellement mignon ! On en mangerait ! Ça suffit. Dors, maintenant ! Mais Eddie mit longtemps à se rendormir.
Jake s’éveilla en sursaut de son cauchemar, ne se rappelant pas où il se trouvait. Il se redressa, tremblant, s’enroulant les bras autour de la poitrine. Il ne portait rien d’autre qu’une chemise en coton toute simple — trop grande pour lui — et un caleçon en coton léger, un peu comme un short de sport, également trop grand pour lui. Qu’est-ce que… ?
Il entendit un grognement, suivi d’un pet assourdi. Jake regarda d’où provenait le bruit, vit Benny Slightman enfoui jusqu’aux yeux sous deux couvertures, et tout rentra dans l’ordre. Il portait un T-shirt et un caleçon prêtés par Benny. Ils se trouvaient dans la tente de Benny. Sur le promontoire qui surplombait le fleuve. Dehors, il y avait les berges rocheuses, avait dit Benny, bonnes à rien pour le riz, mais une aubaine pour la pêche. Avec un petit peu de chance, ils pourraient même prendre eux-mêmes leur propre petit déjeuner dans la Devar-Tete Whye. Et Benny avait beau savoir que Jake et Ote devraient retourner chez le Vieux rejoindre leur dinh et leurs ka-mis pendant un jour ou deux (peut-être plus), il se disait que Jake reviendrait peut-être, plus tard. C’était un bon coin de pêche, et un peu plus haut on pouvait se baigner, et puis il y avait les grottes, avec les murs qui scintillaient dans le noir, et puis les lézards qui scintillaient, eux aussi. Jake s’était endormi ravi à l’idée de découvrir ces merveilles. La perspective de se trouver là sans arme ne le réjouissait pas (il en avait trop vu et trop fait ces derniers temps pour se sentir complètement rassuré sans arme), mais il était certain qu’Andy gardait un œil sur eux, et il s’était laissé aller à dormir profondément.
Et puis il avait rêvé. Un rêve horrible. Susannah, dans les cuisines gigantesques et répugnantes d’un château à l’abandon. Susannah qui brandissait un rat hurlant empalé sur une broche à viande. Le brandissant devant elle, hilare, tandis que le sang ruisselait le long du manche en bois de la broche, pour lui dessiner une auréole autour du poignet.
Ce n’était pas un rêve, et tu le sais bien. Il faut que tu le racontes à Roland.
Et la pensée qui lui vint ensuite était encore plus dérangeante.
Roland est déjà au courant. Et Eddie aussi.
Les genoux remontés contre la poitrine et les bras serrés autour des tibias, Jake resta assis, plus malheureux qu’il l’avait été depuis le moment où il avait jeté un dernier regard à sa composition de fin d’année en anglais, dans la classe de Mme Avery. Qu’est-ce que la vérité ? ça s’appelait, et bien qu’il en comprît bien mieux le sens à présent — combien ce texte lui avait été inspiré par ce que Roland appelait le shining — sa première réaction avait été de la terreur à l’état pur. Maintenant, ce n’était plus vraiment de la terreur, mais plutôt… disons…
De la tristesse.
Oui. Ils étaient censés former un ka-tet, un tout constitué de plusieurs, mais à présent ils avaient perdu leur unité. Susannah était devenue quelqu’un d’autre et Roland ne voulait pas qu’elle le sache, pas avec les Loups en route, à la fois dans ce monde et dans l’autre.
Les Loups de La Calla, les Loups de New York.
Il voulait éprouver de la colère, mais il n’avait apparemment personne contre qui être en colère. Susannah était tombée enceinte en l’aidant lui, après tout, et si Roland et Eddie la tenaient à l’abri de ce secret, c’était pour la protéger.
Ouais, super, lui murmura une petite voix amère. Ils veulent aussi s’assurer qu’elle pourra donner un coup de main quand les Loups débouleront de Tonnefoudre. Ça ferait un fusil de moins, si elle devait nous faire une fausse couche ou une dépression ou quelque chose.
Il savait que ce n’était pas très juste de sa part, mais ce cauchemar l’avait drôlement secoué. C’est l’image du rat qui revenait surtout ; du rat en train de se contorsionner sur la broche. Et elle qui le brandissait. Un énorme sourire aux lèvres. Ne pas oublier ça. Ce sourire. Il avait entendu la pensée qui traversait son esprit à elle à cette seconde, cette pensée disait kebab de rat.
— Doux Jésus, murmura-t-il.
Il se dit qu’il comprenait pourquoi Roland ne disait rien à Susannah, au sujet de Mia — et du bébé, que Mia appelait le p’tit gars —, mais le Pistolero ne comprenait-il pas qu’il avait perdu quelque chose de bien plus important que ça, et qu’il le perdait un peu plus chaque jour qui passait dans le silence ?
Ils savent mieux que toi ce qu’il faut faire, ce sont des adultes.
Des conneries, pensa Jake. Si être adulte supposait réellement une connaissance supérieure, pourquoi son père continuait-il à fumer trois paquets de cigarettes sans filtre par jour et à sniffer de la cocaïne jusqu’à s’en faire saigner les narines ? Si être adulte signifiait savoir toujours quoi faire, pourquoi sa mère couchait-elle avec son masseur, qui avait des biceps énormes, mais rien dans le citron ? Pourquoi ni l’un ni l’autre n’avait remarqué, en ce printemps de 1977 qui menait doucement à l’été, que leur gosse (qu’on surnommait ’Bama — enfin, seule la gouvernante le savait) était en train de devenir complètement barjo ?
Ça n’a rien à voir.
Et si ça avait quelque chose à voir, finalement ? Et si Roland et Eddie étaient tellement le nez sur le problème qu’ils ne voyaient pas la vérité ?
C’est quoi, la vérité ? Quelle est ta vision de la vérité ?
Ils ne formaient plus un ka-tet, voilà ce que c’était, sa vision de la vérité.
Qu’avait dit Roland à Callahan, au cours de la première palabre ? Nous sommes un cercle, qui roule vers son but. C’était la vérité, alors, mais Jake pensait que tel n’était plus le cas. Il se remémora cette vieille blague qu’on disait quand on retrouvait avec un pneu à plat. Bah, y a qu’en bas qu’il est à plat. Voilà, c’était ce qui leur arrivait à eux. À plat, en bas. Non plus un vrai ka-tet — comment pourraient-ils encore en former un, quand ils avaient des secrets les uns pour les autres ? Et Mia, avec son enfant qui grandissait dans le ventre de Susannah, était-elle leur seul secret ? Jake était sûr que non. Il n’y avait pas que ça. Roland leur cachait quelque chose, pas seulement à Susannah, mais à eux tous.
Unis, on peut battre les Loups, se dit-il. En ka-tet, on le peut. Mais pas comme maintenant. Pas ici, pas à New York non plus. Je ne peux pas y croire.
Cette pensée en appela une autre, si terrible qu’il essaya d’abord de l’écarter de son esprit. Mais il ne pouvait pas faire une chose pareille. Ça ne l’enchantait guère, pourtant il lui fallait considérer cette éventualité.
Je pourrais prendre les choses en main. Décider de lui dire moi-même.
Et puis quoi ? Que dirait-il à Roland ? Comment s’expliquerait-il ?
Je ne pourrais pas. Je n’aurais aucune explication valable à donner, aucune qu’il serait prêt à écouter. La seule chose que je pourrais faire…
Il se rappela le récit de l’affrontement entre Cort et Roland. Entre la vieille fouine cabossée avec son bâton, et le jeune apprenti avec son faucon. Si lui, Jake, devait aller à l’encontre de la décision de Roland et révéler à Susannah ce que jusqu’ici on lui avait caché, cela le conduirait directement à sa propre épreuve de virilité.
Et je ne suis pas prêt. Peut-être que Roland l’était, lui — tout juste —, mais je ne suis pas lui. Personne n’est lui. Il aurait le dessus sur moi et je serais envoyé seul à l’est, à Tonne foudre. Ote essaierait bien de m’accompagner, mais je ne le laisserais pas faire. Parce que c’est la mort assurée, là-bas. Sans doute pour tout un ka-tet comme le nôtre, et avec certitude pour un gosse livré à lui-même.
Et pourtant, ces secrets que Roland gardait, c’était mal. Et alors ? Ils se retrouveraient tous ensemble, comme avant, pour entendre la fin de l’histoire de Callahan et — peut-être — s’occuper de cette chose, dans l’église du Vieux. Que faudrait-il qu’il fasse, alors ?
Parle-lui. Essaie de le persuader qu’il se trompe.
D’accord. Il pouvait faire ça. Ce serait difficile, mais il pouvait y arriver. Fallait-il aussi parler à Eddie ? Jake se dit que non. Mettre Eddie dans le coup ne ferait que compliquer encore les choses. Autant laisser Roland décider ce qu’il fallait dire à Eddie. Après tout, c’était Roland leur dinh.
Le rabat de la tente trembla et Jake porta automatiquement la main sur ¿a droite, là où le Ruger aurait été suspendu, s’il avait porté le crampon de débardeur. Pas cette fois, bien sûr. Ce n’était qu’Ote, qui avait passé la truffe sous la toile de la tente et l’avait remontée, pour essayer de rentrer la tête.
Jake tendit le bras et caressa la tête du bafouilleux. Ote lui prit délicatement la main entre les dents et se mit à tirer. Jake le suivit sans trop se faire prier. Pour lui tout sommeil était à des milliers de kilomètres.
À l’extérieur de la tente, le décor était une ébauche en noir et blanc tranchés. Une pente constellée de rochers descendait jusqu’au fleuve, large et peu profond, à cet endroit. Dans ses eaux, la lune brûlait comme une lampe. Jake s’immobilisa en apercevant deux silhouettes sur la grève rocheuse. C’est alors que la lune se cacha derrière un nuage et que le monde s’obscurcit. Les mâchoires d’Ote se refermèrent une nouvelle fois sur la main de Jake et il se mit à tirer. Jake le suivit, trouva un coin propice et se baissa à quatre pattes. Ote se trouvait ainsi juste au-dessus de lui, lui soufflant dans l’oreille comme un petit moteur.
La lune sortit de derrière son nuage. Le monde s’éclaircit de nouveau. Jake constata qu’Ote l’avait mené à une sorte de promontoire de granit qui surgissait de terre comme la proue d’un vaisseau englouti. C’était une bonne cachette. De là, il observa le fleuve.
L’une des deux silhouettes lui était familière ; sa taille et les reflets de la lune sur le métal lui suffirent pour identifier Andy le Robot messager (Nombreuses Autres Fonctions). Quant à l’autre… qui était l’autre ? Jake plissa les yeux, mais il lui fut d’abord impossible de le reconnaître. Il se situait à au moins deux cents mètres d’eux et bien que le clair de lune fût son allié, il était aussi trompeur. L’homme levait la tête vers Andy, et la lumière de la lune lui tombait droit sur le visage, mais ses traits paraissaient flous. Mais ce chapeau que le gars portait… il connaissait ce chapeau…
Tu te trompes peut-être.
Puis l’homme tourna légèrement la tête, et le clair de lune se refléta en deux éclairs jumeaux, et alors Jake en fut certain. Il y avait peut-être des tas de cow-boys à La Calla avec ce genre de chapeau rond, mais jusqu’ici Jake n’avait vu qu’un seul type avec des lunettes.
OK, c’est le Pa de Benny. Et alors ? Tous les parents ne sont pas comme les miens, certains s’inquiètent de leur gosse, surtout quand ils en ont perdu un à la manière de M. Slightman, avec la sœur jumelle de Benny. Du brûle-poumon, avait dit Benny, ce qui voulait sans doute dire une pneumonie.
Six ans plus tôt. Alors on vient faire un petit peu de camping, et M. Slightman envoie Andy nous surveiller d’un œil, et alors il se réveille au beau milieu de la nuit, et il décide de venir s’assurer par lui-même que tout va bien. Peut-être que, lui aussi, il a fait un cauchemar.
Peut-être bien, mais tout ça n’expliquait pas pourquoi Andy et M. Slightman tenaient leur palabre si loin, au bord du fleuve, si ?
Eh bien, peut-être qu’il avait peur de nous réveiller. Peut-être que maintenant il va venir faire un tour du côté de la tente — auquel cas je ferais mieux d’y retourner — ou peut-être qu’il va croire Andy sur parole quand il lui dira que tout va bien, et qu’alors il retournera au Rocking B.
La lune se cacha de nouveau et Jake jugea préférable de rester là où il était, en attendant qu’elle reparaisse. Lorsque la lumière revint, ce qu’il vit le remplit de la même perplexité que celle qu’il avait éprouvée dans son rêve, quand il suivait Mia à travers le château désert. Pendant un instant, il se raccrocha à l’espoir que ce n’était peut-être là qu’un rêve, qu’il était simplement passé de l’un à l’autre, mais la morsure des cailloux dans ses pieds et le souffle d’Ote dans son oreille étaient bien réels. Tout ça était réel, pas de doute.
M. Slightman ne remontait pas en direction de la tente des garçons, ni du Rocking B, d’ailleurs (en revanche, Andy si, à longues enjambées le long de la rive). Non, le père de Benny avançait dans la rivière. Plein est.
Il a sans doute une raison d’aller là-bas. Il a sans doute une excellente raison.
Vraiment ? Et quelle pourrait être cette excellente raison ? Là-bas, ce n’était plus La Calla, Jake savait au moins ça. Là-bas, il n’y avait rien d’autre que des étendues en friche et le désert, comme un tampon entre les terres frontalières et le royaume des morts, Tonnefoudre.
D’abord, ça s’était mis à clocher avec Susannah — son amie, Susannah. Maintenant, quelque chose clochait visiblement avec le père de son nouvel ami. Jake se rendit compte qu’il se rongeait les ongles, une habitude qui lui était venue lors de ses dernières semaines à l’École Piper, et se força à arrêter.
— C’est pas juste, tu sais, dit-il à Ote. C’est vraiment pas juste.
Ote lui lécha l’oreille. Jake se tourna vers le bafouilleux, passa les bras autour de lui et enfouit le visage dans la fourrure épaisse. Le bafouilleux se laissa faire patiemment. Au bout d’un petit moment, Jake se hissa de nouveau vers le sol plus plat où se tenait Ote. Il se sentait un peu mieux, un peu réconforté.
La lune disparut de nouveau et tout devint sombre. Jake resta où il était. Ote se mit à gémir faiblement.
— Rien qu’une minute, murmura le garçon.
La lune réapparut. Jake fixa attentivement l’endroit où Andy et Ben Slightman avaient tenu palabre, pour l’ancrer dans sa mémoire. Il y avait un gros rocher rond, poli sur le dessus. Un tronc mort s’était échoué tout contre. Jake était pratiquement certain de savoir retrouver ce coin, même sans la tente de Benny comme repère.
Vas-tu en parler à Roland ?
— Je n’en sais rien, nom de nom, murmura-t-il.
— Nom, fit Ote à côté de sa cheville, faisant sursauter légèrement le garçon.
Ou bien était-ce non ? Était-ce vraiment ce qu’avait dit le bafouilleux ?
Est-ce que tu es fou ?
Non, il ne l’était pas. Il avait cru un temps qu’il l’était bel et bien — déjà fou, ou bien y allant tout droit —, mais il ne le croyait plus, à présent. Et il arrivait qu’Ote lise réellement dans ses pensées, il le savait.
Jake se glissa dans la tente. Benny dormait toujours à poings fermés. Pendant plusieurs secondes, Jake contempla le jeune garçon — son aîné par l’âge, mais son cadet pour plein de choses importantes — en se mordant la lèvre. Il ne voulait pas créer de problèmes au père de Benny. Pas s’il pouvait l’éviter.
Jake s’allongea et remonta la couverture sous son menton. Jamais dans sa vie il ne s’était senti aussi incertain sur tant de sujets, et ça lui donnait envie de pleurer. Le jour avait commencé à poindre avant qu’il eût réussi à se rendormir.
Pendant la demi-heure qui suivit leur départ du Rocking B, Roland et Jake chevauchèrent en silence vers l’est, vers les petites exploitations, leurs chevaux avançant d’un même pas, en toute camaraderie. Roland savait que quelque chose tracassait Jake, quelque chose de sérieux ; il le voyait à son expression troublée. Pourtant le Pistolero n’en fut pas moins ahuri lorsque le jeune garçon ferma le poing, le plaça à gauche contre sa poitrine et dit :
— Roland, avant qu’Eddie et Susannah nous rejoignent, puis-je te parler dan-dinh ?
Puis-je ouvrir mon cœur et le soumettre à tes ordres ?
Mais le sens profond était bien plus complexe que ça, et plus ancien — datant de plusieurs siècles avant Arthur l’Aîné, à en croire Vannay. Il s’agissait de livrer un problème émotionnel insoluble, souvent lié à une histoire d’amour, à son dinh. Par cet acte, on s’engageait à obéir aveuglement à la décision du dinh, sur-le-champ, et sans poser la moindre question. Mais Jake Chambers n’avait certainement pas de problèmes de cœur — à moins d’être tombé amoureux de la ravissante Francine Tavery, bien sûr — et comment avait-il eu connaissance de cette expression ?
Pendant ce temps, Jake le regardait, les yeux grands ouverts, avec une gravité et une pâleur qui ne disaient rien de bon à Roland.
— Dan-dinh — où as-tu entendu ça, Jake ?
— Nulle part. J’ai dû l’inventer, je pense.
Et il s’empressa d’ajouter :
— Je ne vais pas fureter, je ne me mêle pas des affaires des autres, mais parfois, il me vient des choses. Pour la plupart, ça n’a aucune importance, mais parfois, il y a des expressions comme celle-là.
— Et tu les attrapes comme un corbeau ou un rouilleau va ramasser l’objet brillant qui lui a attiré l’œil.
— Ouais, ça doit être ça.
— Et les autres ? Dis-m’en quelques-unes.
Jake eut l’air embarrassé.
— Je ne m’en rappelle pas beaucoup. Dan-dinh, ça veut dire que je t’ouvre mon cœur et que je me plie à ce que tu diras.
C’était plus compliqué que ça, mais le garçon en avait compris l’essence. Roland acquiesça. Tandis qu’ils cheminaient, la chaleur du soleil sur son visage lui faisait du bien. La démonstration de Margaret Eisenhart avec le plat l’avait apaisé, puis plus tard il avait eu une bonne entrevue avec le père de la damerai, et il avait à peu près bien dormi, pour la première fois depuis des nuits.
— Oui.
— Voyons. Il y a aussi dis-moi-donc, qui veut dire — je crois — faire courir des bruits sur un sujet dont il ne faut pas parler. Je l’ai retenue, parce que ça ressemble à ce qu’on dit, quand on fait des potins : dis-moi donc.
Jake avait porté la main à son oreille, comme s’il écoutait quelqu’un lui chuchoter quelque chose.
Roland sourit. En fait, l’expression exacte était dimodon, mais Jake l’avait enregistrée phonétiquement, bien sûr. C’était vraiment fascinant. Roland nota qu’il faudrait qu’il dissimule habilement ses pensées les plus intimes, dans l’avenir. Heureusement, il y avait des moyens, pour ça. Dieux merci.
— Il y a aussi mage-dinh, et ça c’est une sorte de chef religieux. C’est à ça que tu penses, ce matin, à cause de… est-ce que c’est à cause de ce vieux Manni ? C’est un mage-dinh ?
Roland hocha de nouveau la tête.
— C’est tout comme, oui. Et quel est son nom, Jake ? demanda le Pistolero en se concentrant mentalement sur ce nom. Vois-tu son nom dans mon esprit ?
— Bien sûr, c’est Henchick, répondit immédiatement le garçon, puis, presque nonchalamment : tu lui as parlé… quand ? Hier soir, tard ?
— Oui.
En revanche, il ne s’était pas concentré sur ce détail-là, et il aurait préféré que Jake ne fût pas au courant. Mais l’enfant était fort au shining, et Roland le croyait, lorsqu’il disait qu’il n’était pas allé fureter. Du moins, pas exprès.
— Mme Eisenhart croit qu’elle le déteste, mais toi tu penses qu’elle en a seulement peur.
— Oui, confirma Roland. Tu es fort, avec le shining. Bien plus qu’Alain l’avait jamais été, et bien plus que tu ne l’étais auparavant. C’est à cause de la rose, n’est-ce pas ?
Jake acquiesça. La rose, oui. Ils chevauchèrent encore un peu en silence, les sabots de leurs montures soulevant de petites bouffées de poussière. Malgré le soleil, le fond de l’air était frais, annonçant pour de bon l’arrivée de l’automne.
— D’accord, Jake. Parle-moi dan-dinh si tu le souhaites, et je te remercie pour la confiance que tu places dans la sagesse dont je pourrais faire montre.
Mais durant deux bonnes minutes, Jake resta silencieux. Roland se concentra sur lui, essayant de pénétrer son esprit comme le garçon avait pénétré le sien (et avec quelle aisance), mais il n’y avait rien. Rien du t…
Mais si. Un rat… qui hurlait, empalé sur quelque chose…
— Où se trouve ce château dans lequel elle se rend ? demanda Jake. Tu le sais ?
Roland fut incapable de dissimuler sa surprise. Et son étonnement. Et il dut avouer qu’il ressentait également une pointe de culpabilité. Soudain, il comprenait… pas tout, mais une bonne partie.
— Il n’y a pas de château, il n’y en a jamais eu. C’est un endroit dans lequel elle va en imagination, qu’elle a sans doute inventé à partir des histoires qu’elle a lues et de celles que je vous ai racontées autour du feu. Elle va là-bas pour ne pas avoir à regarder ce qu’elle mange réellement. Ce que réclame son bébé.
— Je l’ai vue manger un cochon rôti, dit Jake. Seulement, avant qu’elle arrive, il y avait un rat en train de le manger. Elle l’a empalé sur une broche à viande.
— Où as-tu vu ça ?
— Dans le château. (Il marqua une pause.) Dans son rêve. J’étais dans son rêve.
— Et elle, elle t’a vu ?
Les yeux bleus du Pistolero s’étaient faits perçants, presque brûlants. Son cheval fut sensible à son changement d’attitude, car il s’arrêta net. Celui de Jake fit de même. Ils se tenaient là, sur la Route de l’Est, à moins de deux kilomètres de l’endroit où Molly Doolin, dite Molly la Rousse, avait tué un Loup de Tonnefoudre. Ils se tenaient là, face à face.
— Non, répondit Jake. Elle ne m’a pas vu.
Roland repensa à la nuit où il l’avait suivie, à travers les marécages. Il savait qu’elle s’était réfugiée dans un autre recoin de son esprit, il l’avait senti, sans savoir où, exactement. Les visions qu’il avait réussi à intercepter étaient quelque peu troubles. À présent, il savait. Et il savait autre chose : sa décision de dinh de laisser Susannah poursuivre dans cette voie mettait Jake mal à l’aise. Et peut-être avait-il raison de se sentir mal à l’aise. Mais…
— Ce n’est pas Susannah que tu as vue, Jake.
— Je sais. C’est celle qui a toujours ses jambes. Elle se fait appeler Mia. Elle est enceinte et morte de peur.
— Si tu me parles dan-dinh, répondit Roland, dis-moi tout ce que tu as vu dans ton rêve, et tout ce qui t’a gêné, au réveil. Et alors je te livrerai la sagesse de mon cœur, la sagesse dont je pourrai faire montre.
— Tu ne vas pas… Roland, tu ne vas pas me gronder ?
Cette fois, Roland fut incapable de cacher sa surprise.
— Non, Jake. Loin de là. C’est peut-être moi qui devrais te demander de ne pas me gronder.
Le garçon eut un faible sourire. Les chevaux se remirent en route, un peu plus vite cette fois, comme s’ils savaient qu’on était passé très près des ennuis, et qu’ils voulaient les laisser derrière eux.
Jake n’était pas certain que ce qu’il avait dans la tête allait sortir, jusqu’à ce qu’il se lance dans son récit. Il s’était réveillé indécis, ne sachant pas du tout quoi raconter à Roland, au sujet d’Andy et de Slightman l’Aîné. Il avait fini par se fier à ce que Roland venait de lui dire — Dis-moi tout ce que tu as vu dans ton rêve, et tout ce qui t’a gêné, au réveil — et il avait complètement laissé de côté la palabre au bord de la rivière. À dire vrai, cette partie-là lui paraissait beaucoup moins importante, ce matin.
Il raconta à Roland comment Mia avait dévalé les escaliers, sa frayeur quand elle avait vu qu’il ne restait rien dans la salle à manger, ou la salle de banquet, ou quel que soit le nom qu’elle lui donnait. Puis la cuisine. Quand elle avait trouvé le rôti, et le rat en train de bâfrer. Comment elle s’était débarrassée de la concurrence, avant de se gaver du premier prix. Et lui, qui s’était réveillé tout tremblant, en essayant de ne pas hurler.
Il hésita, puis jeta un œil en direction de Roland. Qui lui répondit par son moulinet impatient de la main, celui qui signifiait : continue, allez, la fin.
Bien, se dit-il, il m’a promis de ne pas me gronder et c’est un homme de parole.
C’était vrai, pourtant Jake se sentait toujours incapable d’avouer à Roland qu’il avait songé à vendre lui-même la mèche à Susannah. Il réussit cependant à formuler sa plus grande peur : sachant que trois d’entre eux détenaient un secret que le quatrième ignorait, leur ka-tet se trouvait brisé, au moment même où il avait besoin de toutes ses forces. Il raconta même à Roland la blague du pneu crevé, celle du gars qui disait : il n’est à plat qu’en bas. Il ne s’attendait pas à ce que Roland éclate de rire, et sur ce plan-là, le Pistolero se montra à la hauteur de ses attentes. Mais il sentit bien que, dans une certaine mesure, Roland avait honte, et Jake eut peur de ce constat. Il se disait que la honte était un sentiment réservé à ceux qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
— Et jusqu’à la nuit dernière, c’était encore pire que trois contre un, dit Jake, parce que tu essayais de me tenir à l’écart, moi aussi. N’est-ce pas ?
— Non, répondit Roland.
— Non ?
— J’ai simplement laissé les choses comme elles étaient. J’en ai parlé à Eddie parce que je craignais, maintenant qu’ils partagent la même pièce, qu’il se rende compte de ses escapades et qu’il soit tenté de la réveiller. Et j’avais peur de ce qui pourrait leur arriver à tous les deux, s’il le faisait.
— Pourquoi ne pas lui dire à elle, tout simplement ?
Roland soupira.
— Écoute-moi, Jake. Quand nous étions jeunes, c’est Cort qui était chargé de notre entraînement physique. Vannay s’occupait de la partie mentale. Ils ont essayé tous deux de nous transmettre leur conception de la morale. Mais à Gilead, c’étaient nos pères qui étaient responsables de l’enseignement du ka. Et comme chaque père était différent, chacun de nous est sorti de l’enfance avec une conception légèrement différente du ka et de son action. Tu comprends ?
Ce que je comprends, c’est que tu éludes une question très simple, se dit Jake, mais il hocha la tête.
— Mon père m’en a dit beaucoup, sur le sujet, et j’en ai oublié la plus grande partie, mais il demeure clairement une chose. Il m’a dit qu’en cas de doute, il faut laisser le ka décider.
— Alors c’est une question de ka, dit Jake, l’air déçu. Roland, ça ne nous aide pas beaucoup.
Roland entendit l’inquiétude percer dans la voix du garçon, mais c’est la déception qui le heurta le plus. Il se retourna sur sa selle, ouvrit la bouche, puis la referma quand il se rendit compte que la seule chose qui lui venait, c’était une justification superficielle. Au lieu de se justifier, il choisit de dire la vérité.
— Je ne sais pas quoi faire. Tu aurais une suggestion ?
Le visage du garçon vira au rouge vif, et Roland comprit que Jake croyait qu’il donnait dans le sarcasme, au nom des dieux. Il le croyait en colère. Une telle incompréhension était alarmante. Il a raison, se dit le Pistolero. Nous sommes brisés. Les dieux nous viennent en aide.
— Ne réagis pas ainsi, dit Roland. Écoute-moi, je te prie — écoute bien. À Calla Bryn Sturgis, les Loups arrivent. À New York, Balazar et ses « messieurs » arrivent. Tous, ils seront bientôt là. Le bébé de Susannah attendra-t-il que ces affaires soient réglées ? Je n’en sais rien.
— Ça ne se voit même pas, qu’elle est enceinte, dit Jake d’une petite voix.
La couleur avait quelque peu quitté ses joues, mais il gardait la tête baissée.
— Non, acquiesça Roland, ça ne se voit pas. Ses seins ont un peu gonflé — et ses hanches sont peut-être un peu plus larges —, mais ce sont les seuls indices. C’est pourquoi j’ai des raisons d’espérer. Je dois espérer, et toi aussi. Car, en plus des Loups et de cette histoire de rose dans ton monde, il y a aussi la question de la Treizième Noire. Je crois savoir — j’espère savoir — mais il me faut converser encore avec Henchick. Et nous devons entendre la fin de l’histoire de Père Callahan. As-tu pensé à parler de toi-même à Susannah ?
— Je…
Jake se mordit la lèvre et se tut.
— Je vois que oui. Oublie cette idée. S’il existe une menace, hormis la mort, capable de nous séparer pour de bon, ce serait de parler sans mon assentiment, Jake. Je suis votre dinh.
— Je le sais ! cria presque Jake. Tu ne vois pas que je le sais ?
— Et tu crois que ça me plaît ? demanda Roland, en criant presque, lui aussi. Ne vois-tu pas combien tout était plus facile avant que…
Il se tut, atterré par ce qu’il avait été sur le point de dire.
— Avant qu’on vienne, dit Jake, d’une voix blanche. Bonne pioche, c’est ça ? On n’a pas demandé à venir, ni les uns, ni les autres. Et je ne t’ai pas non plus demandé de me lâcher dans les ténèbres. De me tuer.
— Jake… soupira le Pistolero, levant les mains, puis les laissant retomber sur ses cuisses.
Juste devant eux, la route dessinait un coude, qui les emmenait en direction de la ferme des Jaffords, où les attendaient Eddie et Susannah.
— Tout ce que je peux faire, c’est te répéter ce que je t’ai déjà dit : si on a un doute sur le ka, il vaut mieux laisser le ka décider. Quand on interfère, on est sûr de ne pas faire ce qu’il faut.
— Ça ressemble à ce que les gens du royaume de New York appellent une pirouette, Roland. Une réponse qui n’en est pas une, juste un moyen de faire faire ce qu’on veut aux gens.
Roland réfléchit. Ses lèvres se resserrèrent.
— Tu m’as demandé de soumettre ton cœur à mes ordres.
Jake hocha la tête avec méfiance.
— Alors voici deux choses que je te dis dan-dinh. D’abord, je te dis que nous trois — toi, Eddie et moi — nous allons parler an-tet à Susannah avant l’arrivée des Loups, et lui dire tout ce que nous savons. Qu’elle est enceinte, que son enfant est très probablement celui d’un démon, et qu’elle a créé une femme du nom de Mia, pour l’enfanter. Ensuite, je propose qu’on ne parle plus de tout ça jusqu’au moment de le lui dire.
Jake réfléchit à cette proposition. Ce faisant, il sentit son visage s’illuminer de soulagement.
— Tu es sérieux ?
— Oui.
Roland essaya de ne pas montrer combien cette question l’attristait et l’irritait. Après tout, il comprenait pourquoi le garçon la posait.
— Je le promets et je tiendrai ma promesse. Cela te sied-il ?
— Oui ! Ça me sied très bien !
Roland hocha la tête.
— Si je fais ça, ce n’est pas parce que je considère que c’est la bonne solution, mais parce que toi si, Jake. Je…
— Une seconde, ouah, une seconde, là, fit Jake, et son sourire s’effaça. N’essaie pas de tout me coller sur le dos. Je n’ai jamais…
— Épargne-moi les inepties, dit Roland sur un ton sec et distant que Jake lui avait rarement entendu. Tu demandes à être partie prenante d’une décision d’homme. Je l’autorise — je dois l’autoriser — parce que le ka a décrété que tu devais faire partie des décisions importantes. Tu as ouvert cette porte, en mettant en question mon jugement. Le nierais-tu ?
Jake était passé d’une pâleur extrême à une rougeur flamboyante, pour blêmir à nouveau. Il avait l’air méchamment effrayé, et secouait la tête sans prononcer un seul mot.
Ah, par les dieux, se dit Roland, je déteste cette foutue histoire. Ça pue comme de la merde de cadavre.
Il reprit la parole, d’une voix plus posée.
— Non, tu n’as pas demandé à être amené ici. Moi non plus, je n’ai pas cherché à te voler ton enfance. Pourtant nous voilà ici, et le ka se tient sur le bord de la route et se rit de nous. Il nous faut agir selon sa volonté ou bien en payer le prix.
Jake baissa la tête et murmura deux mots d’une voix tremblante :
— Je sais.
— Tu penses que Susannah devrait être informée. Moi, de mon côté, je ne sais pas quoi faire — en la matière, j’ai perdu ma boussole. Quand l’un sait et l’autre pas, celui qui ne sait pas doit baisser la tête et celui qui sait, prendre ses responsabilités. Tu me comprends, Jake ?
— Oui, murmura le garçon, en portant son poing à son front.
— Bien, alors laissons là le sujet et grand merci. Tu es fort, au shirting.
— J’aimerais mieux pas ! explosa Jake.
— Et pourtant. Tu peux entrer en contact avec elle ?
— Oui. Je ne fouine pas — ni avec elle, ni avec aucun d’entre vous —, mais parfois j’entre en contact avec elle. Je reçois des bribes de chansons auxquelles elle pense, ou bien des souvenirs de son appartement de New York. Il lui manque. Une fois, elle a pensé : « Je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de lire ce roman d’Allen Drury que j’avais reçu du club de lecture. » J’imagine qu’Allen Drury devait être un auteur connu, dans son quand.
— Des choses superficielles, en somme.
— Oui.
— Mais tu peux aller plus loin.
— Je pourrais sans doute la voir se déshabiller, aussi, dit Jake d’un air sombre. Mais ce ne serait pas bien.
— Dans les circonstances présentes, ça l’est, Jake. Pense à elle comme à un puits où tu dois te rendre chaque jour, pour prendre juste une gorgée, et vérifier que l’eau est toujours bonne. Je veux savoir s’il se produit des changements, en elle. Ce que je veux savoir, par exemple, c’est si elle envisage alleyo.
Jake le dévisagea avec des yeux ronds.
— De s’enfuir ? S’enfuir où ?
Roland secoua la tête.
— Je ne sais pas. Où va une chatte, pour mettre bas sa portée ? Dans un placard ? Sous une grange ?
— Et si on le lui dit à elle, et que l’autre prend le dessus ? Et si c’est Mia qui va alleyo, Roland, et qu’elle entraîne Susannah avec elle ?
Roland ne répondit pas. C’était précisément ce qu’il craignait lui-même, et Jake était assez fin pour l’avoir compris.
Jake le regardait avec un ressentiment assez compréhensible… mais aussi avec approbation.
— Une fois par jour. Pas plus.
— Plus si tu sens un changement.
— D’accord, dit Jake. Je déteste faire ça, mais je t’ai demandé dan-dinh. Tu m’as eu, il faut croire.
— Ce n’est pas un bras de fer, Jake. Pas plus qu’un jeu.
— Je le sais. (Jake secoua la tête.) On dirait que tu t’es débrouillé pour tout faire reposer sur moi, mais OK.
Oui, je fais tout reposer sur toi, pensa Roland. Il se dit qu’il valait mieux qu’aucun d’entre eux ne sache combien il se sentait perdu en cet instant, combien l’intuition qui l’avait guidé tant de fois s’était évanouie. C’est ce que je fais… mais uniquement parce que je n’ai pas le choix.
— Taisons-nous, maintenant, et puis nous lui dirons avant l’arrivée des Loups, résuma Jake. Parce qu’il faudra se battre. Marché conclu ?
Roland fit oui de la tête.
— Si on doit combattre Balazar en premier — dans l’autre monde — il faudra aussi le lui dire avant. D’accord ?
— Oui, fit Roland. D’accord.
— J’ai horreur de ça, précisa Jake d’un air morose.
— Moi aussi, renchérit Roland.
Eddie était assis à tailler un morceau de bois sous la galerie des Jaffords, écoutant une histoire plutôt embrouillée du Gran-Pere, acquiesçant au hasard en espérant bien tomber, quand Roland et Jake arrivèrent à cheval. Eddie mit son couteau de côté et descendit nonchalamment les marches à leur rencontre, appelant Suze par-dessus son épaule.
Il se sentait extraordinairement bien, ce matin. Ses peurs de la nuit précédente s’étaient évanouies, comme c’est souvent le cas avec les pires de nos frayeurs nocturnes ; comme les Type Un et Type Deux du Père, ces peurs semblaient particulièrement allergiques à la lumière du jour. Pour commencer, tous les enfants Jaffords avaient répondu à l’appel, au moment du petit déjeuner. Ensuite, il manquait bel et bien un porcelet dans la grange. Tian avait demandé à Eddie et à Susannah s’ils avaient entendu quoi que ce soit pendant la nuit, et hocha la tête avec une satisfaction morose lorsqu’ils répondirent tous deux par la négative.
— Si fait. Les races mutantes se sont presque éteintes, dans notre coin, mais pas au nord. Chaque automne, des bandes de chiens sauvages descendent. Il y a deux semaines, ils étaient sûrement du côté de Calla Amity ; la semaine prochaine, on sera débarrassés d’eux et ils iront embêter Calla Lockwood. C’est silencieux, ces bêtes-là. Ça n’est pas qu’ils ne fassent pas de bruit, mais ils sont muets. Rien là-dedans, fit Tian en se tapotant la gorge. En plus, on peut pas dire qu’ils aient pas rendu service. J’ai trouvé un énorme rat. Raide mort. Un des chiens lui a quasiment arraché la tête.
— Quelle saleté, avait dit Hedda en repoussant son bol avec une grimace théâtrale.
— Tu vas me manger ta bouillie, mademoiselle, avait grondé Zalia, ça te réchauffera, pour aller étendre le linge.
— Man-Man, pourquoooooiiiii ?
Eddie avait croisé le regard de Susannah et lui avait adressé un clin d’œil. Elle le lui rendit, et tout rentra dans l’ordre. D’accord, elle était allée se balader la nuit dernière. Elle s’était fait un petit casse-croûte de minuit. Elle avait enterré les restes. Et oui, il fallait régler cette question de grossesse. Bien sûr que oui. Mais tout allait bien se passer, Eddie en était certain. Et à la lumière du jour, la perspective de voir Susannah s’en prendre à un enfant paraissait tout bonnement ridicule.
— Aïle, Roland, Jake.
Eddie se tourna vers Zalia, qui sortait de la galerie. Cette dernière fit une révérence. Roland retira son chapeau, le tendit vers elle, puis le remit sur sa tête.
— Sai, lui demanda-t-il, vous êtes du côté de votre mari, sur la question des Loups, si fait ?
Elle soupira, mais ne détourna pas les yeux.
— Oui, pistolero.
— Demandez-vous assistance et secours ?
La question avait été posée sans ostentation — presque sur le ton de la conversation, en fait — mais Eddie sentit son cœur faire un bond, et lorsque Susannah glissa sa main dans la sienne, il la serra. C’était la troisième question, la question-clé, et ce n’était pas au gros fermier, au gros éleveur ou au gros homme d’affaires de La Calla qu’elle était posée. C’était à la femme d’un péquenaud, avec son petit chignon de souris, une femme de petit exploitant, dont la peau, bien que naturellement mate, était aussi tannée et craquelée par l’excès de soleil, une femme dont la robe avait passé. Et c’était là une bonne chose, une très bonne chose. Car l’âme de Calla Bryn Sturgis, c’étaient ces quarante petites exploitations, des petites fermes comme celle-ci, comprit Eddie. Que Zalia Jaffords parle en leur nom à tous. Pourquoi pas, bon sang ?
— J’en fais la requête et grand merci, répondit-elle avec simplicité. Que Dieu et l’Homme Jésus vous bénissent, vous et les vôtres.
Roland hocha la tête, comme s’ils ne faisaient que discuter gentiment, pour tuer le temps.
— Margaret Eisenhart m’a montré quelque chose.
— Vraiment ? dit Zalia avec un petit sourire.
Tian apparut au coin de la maison et s’approcha de son pas lourd. Il avait l’air fatigué et il était en nage, alors qu’il n’était encore que neuf heures du matin. Il portait sur l’épaule un harnais usé. Il souhaita le bonjour à Roland et à Jake, puis alla se planter à côté de sa femme, lui passant la main autour de la taille et la posant sur sa hanche.
— Si fait, elle nous a raconté l’histoire de Dame Oriza et de Gray Dick.
— C’t’une belle histoire, fit-elle.
— C’est vrai, répondit Roland. Je n’irai pas par quatre chemins, dame-sai. Rejoindrez-vous les rangs avec votre plat, l’heure venue ?
Les yeux de Tian s’arrondirent. Il ouvrit la bouche, puis la referma. Il regarda sa femme comme un homme qui vient soudain de recevoir une grande révélation.
— Si fait, répondit Zalia.
Tian lâcha le harnais qu’il portait et la prit dans ses bras. Elle le serra contre elle, d’une étreinte forte et brève, puis se tourna vers Roland et ses amis.
Roland souriait. Eddie se sentait gagné par un certain sentiment d’irréalité, comme toujours quand il assistait à ce genre de phénomène.
— Bien. Et pourriez-vous en enseigner le lancer à Susannah ?
Zalia jeta un regard interrogateur en direction de Susannah.
— L’apprendrait-elle ?
— Je ne sais pas, répondit cette dernière. Je suis censé l’apprendre, non, Roland ?
— Oui.
— Quand, pistolero ? demanda Zalia.
Roland fit un calcul rapide.
— Dans trois ou quatre jours, si tout va bien. Si elle ne montre aucune aptitude, renvoyez-la-moi et on essaiera avec Jake.
Jake eut un sursaut visible.
— Mais je pense qu’elle s’en tirera très bien. Je n’ai jamais vu un pistolero qui ne se fasse pas à une nouvelle arme comme un oiseau à une nouvelle mare. Et il me faut au moins une personne capable de lancer le plat ou de tirer au bah, car nous sommes quatre, pour trois pistolets. Et j’aime bien le plat. J’aime beaucoup ça.
— Je vous montrerai tout ce que je peux, comptez là-dessus, dit Zalia en adressant un regard timide à Susannah.
— Alors, dans neuf jours, vous, Margaret, Rosalita et Sarey Adams viendrez chez le Vieux et nous verrons ce que nous verrons.
— Vous avez un plan ? demanda Tian, les yeux brûlants d’espoir.
— J’en aurai un, répondit Roland.
Ils chevauchèrent de front tous les quatre, en direction de la ville, mais lorsque la Route de l’Est en croisa une autre, qui conduisait au nord et au sud, Roland prit les devants.
— C’est là que je vous abandonne, pour un petit moment, leur dit-il en indiquant les collines, au nord. À deux heures d’ici se trouve ce que certains, parmi le Peuple en Quête appellent Manni Calla, et d’autres Manni du Sentier Rouge. Quoi qu’il en soit, c’est chez eux, une petite ville dans la grande ville. Je vais y voir Henchick.
— Leur dinh, précisa Eddie.
Roland acquiesça.
— Au-delà du village Manni, à une heure environ, se trouvent des mines à ciel ouvert et plein de grottes.
— C’est l’endroit que tu indiquais, sur la carte des jumeaux Tavery ? demanda Susannah.
— Non, mais c’est tout proche. La grotte qui m’intéresse est celle qu’ils appellent la Grotte de la Porte. On en entendra parler ce soir, quand Callahan finira son histoire.
— Tu en es certain, ou c’est de l’intuition ? hasarda Susannah.
— Je le tiens de Henchick. Il m’en a parlé, hier soir. Il a aussi parlé du Père. Je pourrais vous le répéter, mais il vaut mieux que ça vienne de Callahan lui-même. Quoi qu’il en soit, cette grotte aura de l’importance pour nous.
— C’est notre billet de retour, n’est-ce pas ? demanda Jake. Tu penses que c’est par là qu’on rentrera à New York.
— Plus encore, corrigea le Pistolero. Avec le Treizième Noire, je pense que c’est peut-être le chemin vers tous les où et tous les quand.
— Y compris la Tour Sombre ? fit Eddie, d’une voix rauque, à peine audible.
— Je ne saurais le dire, répondit Roland, mais je pense qu’Henchick me fera visiter la grotte, et alors j’en saurai un peu plus. En attendant, vous trois, vous avez du pain sur la planche, chez Took, l’épicier.
— Ah bon ? fit Jake.
— Oui.
Roland posa son sac en équilibre sur ses genoux, l’ouvrit, et se mit à fouiller au fond. Il finit par en extraire une petite bourse à lanière de cuir qu’aucun d’eux n’avait vu avant ce jour.
— C’est mon père qui me l’a donnée, dit-il d’un air distrait. C’est tout ce qui me reste de lui, aujourd’hui, à part les vestiges de mon visage de jeunesse, celui que j’arborais en entrant à Mejis avec mes kamis, il y a tant d’années.
Ils contemplèrent l’objet avec un mélange d’effroi et de fascination, traversés tous trois par la même pensée : si le Pistolero disait vrai, cette petite bourse de cuir devait être vieille de plusieurs siècles. Roland l’ouvrit, regarda à l’intérieur, puis hocha la tête.
— Susannah, tends les mains.
Ce qu’elle fit. Et dans ses paumes réunies en coupe, il déversa une dizaine de pièces d’argent, vidant complètement la bourse.
— Eddie, tends les tiennes.
— Euh, Roland, je crois qu’il n’y a plus rien dans le placard.
— Tends les mains.
Eddie haussa les épaules et s’exécuta. Roland inclina la bourse au-dessus des paumes du jeune homme et y fit glisser une douzaine de pièces d’or, vidant de nouveau le sac.
— Jake ?
Jake ne se fit pas prier et tendit les mains. Depuis la poche avant de son poncho, Ote observait la scène avec un grand intérêt. Cette fois, la bourse expulsa une demi-douzaine de pierres précieuses scintillantes. Susannah les contempla, bouche bée.
— Ce ne sont que des grenats, précisa Roland, s’excusant presque. Une bonne monnaie d’échange, par ici, à ce qu’on m’a dit. Ils n’ont pas une grande valeur marchande, mais ils suffiront aux besoins d’un garçon, j’imagine.
— Génial ! lâcha Jake avec un grand sourire. Grand merci ! Beaucoup-beaucoup !
En silence, ils regardèrent la bourse vide d’un air ébahi, ce qui fit sourire Roland.
— La plupart de la magie que je maîtrisais ou à laquelle j’avais accès a aujourd’hui disparu, mais il y a de petits restes, comme vous pouvez le voir. Comme des feuilles de thé mouillées, collées au fond de la théière.
— Il y en a encore, là-dedans ? demanda Jake.
— Non. Dans un certain temps, peut-être. C’est un sac-serre.
Roland remit la vieille bourse de cuir dans son sac, sortit en échange la réserve de tabac frais offerte par Callahan et se roula une cigarette.
— Allez au magasin. Achetez ce que vous voudrez. Quelques chemises, par exemple — dont une pour moi, si cela vous sied ; ce ne serait pas du luxe. Puis vous irez vous mettre sous la véranda, prendre vos aises, comme le font les gens de la ville. Sai Took ne va pas aimer beaucoup ça, parce que ce qui lui ferait le plus plaisir, c’est de nous voir repartir vers l’est, droit sur Tonnefoudre, mais il ne vous mettra pas dehors.
— Qu’il essaie un peu, pour voir, grommela Eddie, en touchant la crosse de l’arme de Roland.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit Roland. Le négoce suffira à le garder derrière son comptoir, occupé de son tiroir-caisse. Ça, et le climat qui règne en ville.
— Ils sont avec nous, n’est-ce pas ? demanda Susannah.
— Oui, Susannah. Si vous leur posiez directement la question, comme je l’ai fait avec sai Jaffords, ils ne vous répondraient pas, alors autant ne rien demander, pas encore. Mais oui. Ils ont l’intention de se battre. Ou de nous laisser nous battre pour eux. Nous battre pour ceux qui ne le peuvent pas, c’est là notre tâche.
Eddie fut sur le point de répéter à Roland ce que le Gran-Pere lui avait raconté, mais il se ravisa. Roland ne le lui avait pas demandé, même si c’était pour cette raison qu’il les avait envoyés chez les Jaffords. D’ailleurs, Susannah non plus ne lui avait rien demandé. Elle n’avait fait aucune allusion à sa conversation avec le vieux Jamie.
— Tu vas poser à Henchick la même question qu’à Mme Jaffords ? demanda Jake.
— Oui. À lui, je vais la poser.
— Parce que tu sais ce qu’il va répondre.
Roland acquiesça et un sourire se dessina à nouveau sur ses lèvres. Il ne s’agissait pas là d’un sourire de réconfort, mais d’un sourire aussi froid qu’un rayon de soleil sur la neige.
— Un pistolero ne pose cette question que lorsqu’il est certain de la réponse qu’on va lui faire. Nous nous retrouverons pour le repas du soir, chez le Père. Si tout se passe bien, je serai là-bas au moment où le soleil atteindra la ligne d’horizon. Tout va bien pour vous ? Eddie ? Jake ? — une légère pause — Susannah ?
Ils hochèrent tous la tête. Ote y compris.
— Alors à ce soir. Grand bien à vous, et puisse le soleil ne jamais vous aveugler.
Il donna des talons à son cheval et s’engagea dans la petite route mal entretenue qui menait au nord. Ils le regardèrent s’éloigner jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse ; et, comme toujours lorsqu’il les quittait et qu’ils se retrouvaient seuls, ils ressentirent tous trois un mélange complexe de peur, de solitude et de fierté.
Ils reprirent le chemin de la ville, leurs chevaux un peu plus proches les uns des autres.
— Ouste-là, ouste-là, t’as pas intérêt à me ram’ner cette sale bête qui cause ici, j’te l’dis ! cria Eben Took de derrière son comptoir.
Il avait une voix haut perchée, presque une voix de femme, qui vint déchirer l’atmosphère tranquille et somnolente de la boutique comme des éclats de verre. Il pointait le doigt vers Ote, qui sortait la tête du poncho de Jake. Une douzaine de clients de passage, pour la plupart des femmes vêtues simplement, se retournèrent.
Deux ouvriers agricoles en chemise marron, pantalon blanc sale et zoris, se tenaient près du comptoir. Ils reculèrent précipitamment, comme s’ils s’attendaient à voir les deux habitants du Monde de l’Extérieur dégainer sur-le-champ et faire voler sai Took jusqu’à Calla Boot Hill.
— Désolé, m’sieur, fit Jake d’une voix douce.
Il souleva Ote de sa poche et le déposa sous le porche baigné de soleil, juste devant la porte.
— Reste ici, bonhomme.
— Ote reste, répéta le bafouilleux, en enroulant sa queue tire-bouchonnée autour de ses hanches.
Jake rejoignit ses amis et ils se dispersèrent dans la boutique. Pour Susannah, l’odeur rappelait celle d’une autre boutique où elle était allée, lors de sa visite dans le Mississippi ; les arômes mêlés de la viande salée, du cuir, des épices, du café, de la naphtaline et de la vieille cozerie. À côté du comptoir se dressait un grand tonneau en bois dont le couvercle était légèrement de guingois, et une paire de pinces pendait à un clou, tout près. Le baril exhalait une odeur aigre et puissante de cornichons dans la saumure.
— Pas d’crédit ! brailla Took de la même voix stridente et exaspérante. J’ai jamais fait crédit à un étranger, c’est pas ’jourd’hui qu’j’vais commencer, pour sûr ! Ben vrai ! Grand merci !
Susannah attrapa la main d’Eddie et la pressa légèrement, pour le mettre en garde. Eddie se dégagea d’un geste impatient, mais lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voix aussi douce que celle de Jake.
— Grand merci, sai Took, nous ne demandons pas crédit.
Et, se rappelant une tournure du Père Callahan, il ajouta :
— Jamais de la vie.
Il y eut un murmure d’approbation parmi les clients. Plus aucun d’entre eux ne faisait même semblant de faire ses courses. Took piqua un fard. Susannah prit de nouveau la main d’Eddie et cette fois-ci, elle accompagna son geste d’un sourire.
Ils commencèrent par faire leurs courses en silence, mais bientôt, plusieurs personnes — toutes étaient présentes au Pavillon, l’avant-veille — vinrent les saluer (timidement) et prendre de leurs nouvelles. Ils répondirent tous les trois qu’ils allaient bien. Ils trouvèrent des chemises, dont deux pour Roland, des jeans, des débardeurs, et trois paires de bottillonnes, laides mais fonctionnelles. Jake prit un paquet de bonbons, qu’il choisit en le désignant du doigt, tandis que Took le plaçait dans un sachet d’herbe tressée avec une lenteur pleine de mauvaise volonté et d’amertume. Lorsqu’il voulut acheter un sac de tabac et du papier à rouler pour Roland, Took refusa avec un plaisir manifeste.
— Ouste-là, ouste-là, j’vendrai point d’l’herbe à fumer à un gosse. J’l’ai jamais fait.
— C’est une bonne mesure, intervint Eddie. Un pas vers l’herbe du diable, et c’est le Médecin Chef qui dit grand merci. Mais à moi, vous en vendrez, n’est-ce pas, sai ? Notre dinh apprécie sa cigarette, le soir, pendant qu’il réfléchit au meilleur moyen d’aider les gens dans le besoin.
La réponse suscita quelques gloussements. La boutique avait commencé à se remplir de façon spectaculaire. Ils jouaient à présent devant un vrai public, ce qui n’était pas pour fâcher Eddie. Took s’y prenait comme un connard, ce qui n’avait rien de surprenant. Parce que clairement, Took était un connard.
— J’ai jamais vu personne danser aussi bien le commala que lui, lui lança un homme dans l’une des allées, et il fut accueilli par des murmures d’approbation.
— Grand merci, répondit Eddie. Je lui ferai passer le message.
— Et votre dame, elle chante bien, dit un autre.
Susannah fit une révérence sans jupe. Elle termina ses courses à elle en repoussant un peu plus le couvercle du baril de cornichons, dans lequel elle alla pêcher un énorme spécimen, avec les pinces.
— Il a dû m’arriver de me sortir un truc aussi vert des narines, autrefois, mais je n’en ai aucun souvenir, lui glissa Eddie en se penchant vers elle.
— Ne sois pas grotesque, mon cher, répondit Susannah en affichant un sourire charmant tout le long.
Eddie et Jake ne furent pas mécontents de la laisser prendre la responsabilité du marchandage, ce qu’elle fit avec délectation. Took essaya de son mieux de leur faire payer un supplément pour leur gunna, mais Eddie eut comme l’impression que ce n’était pas dirigé spécifiquement contre eux, mais que ça faisait partie de ce qu’Eben Took considérait comme son travail (ou peut-être sa vocation sacrée). Il était de toute évidence assez malin pour évaluer la température de sa clientèle, car il décida de leur ficher la paix et arrêta de les harceler dès lors qu’ils eurent fini leurs courses. Ce qui ne l’empêcha pas de faire tinter leurs pièces sur un carré de métal spécial, apparemment destiné à ce seul usage, et de scruter les grenats de Jake à la lumière, pour en rejeter un (qui ressemblait à s’y méprendre aux autres, pour ce que les trois pistoleros purent en juger).
— Z’allez rester combien d’temps par là, les gars ? demanda-t-il d’une voix vaguement cordiale, quand le marchandage fut achevé.
Pourtant il gardait cette lueur habile dans le regard, et Eddie fut certain que ce qu’ils diraient arriverait aux oreilles d’Eisenhart, d’Overholser et de tout ce qui comptait en ville, et ce avant la fin du jour.
— Eh bien, ça dépendra de ce qu’on verra, répliqua Eddie. Et ce qu’on verra dépendra de ce que les gens nous montreront, vous ne croyez pas ?
— Si fait, acquiesça Took, mais il avait l’air mystifié.
Il devait y avoir une cinquantaine de personnes, à présent, dans l’épicerie spacieuse, pour la plupart des spectateurs bouche bée. On sentait comme une excitation en suspension dans l’air. Eddie aimait ça. Il ne savait pas si c’était bien ou mal, mais oui, il aimait beaucoup ça.
— Ça dépendra de ce que les gens voudront, renchérit Susannah.
— J’vais t’ie dire, moi, c’qu’i’veulent, la marronne, lança Took avec sa voix truffée d’éclats de verre. I’veulent la paix, comme toujours ! I’veulent r’trouver c’te ville toujours debout quand vous quat’…
Avec une dextérité impeccable, Susannah attrapa le pouce du type et le retourna. Jake douta que quiconque s’en soit aperçu, hormis peut-être deux ou trois folken au comptoir, mais le visage de Took vira au blanc sale et ses yeux se mirent à saillir de leurs orbites.
— Je peux tolérer ce mot dans la bouche d’un vieillard qui n’a plus toute sa tête, dit-elle, mais je ne le tolérerai pas dans la tienne. Appelle-moi marronne encore une seule fois, gros lard, et je t’arrache la langue pour te torcher le cul avec.
— J’implore vot’ pardon ! hoqueta Took, la sueur suintant sur ses joues en grosses gouttes répugnantes. J’implore vot’ pardon, ah ça oui !
— Bien, fit Susannah, relâchant son doigt. Maintenant, on va sortir et s’asseoir un peu sous votre véranda, parce que les courses, ça fatigue.
L’Épicerie Générale de Took n’était pas flanquée de Gardiens du Rayon comme Roland leur avait raconté qu’il en avait vu à Mejis, mais de fauteuils à bascule alignés tout le long de la galerie couverte, au moins deux douzaines. Et toutes les trois marches, des pantins rappelaient les fêtes à venir. En sortant du magasin, les kamis de Roland choisirent trois fauteuils au beau milieu de la galerie. Ote se coucha joyeusement entre les pieds de Jake et parut s’endormir, la truffe posée sur les pattes.
D’un revers du pouce, Eddie désigna la boutique derrière eux.
— Dommage que Detta Walker n’ait pas été là pour piquer deux ou trois trucs à ce salopard.
— Ne crois pas que je n’aie pas été tenté pour elle, répondit Susannah.
— Il y a des gens qui viennent, leur signala Jake. On dirait qu’ils veulent nous parler.
— Bien sûr que c’est ce qu’ils veulent, répliqua Eddie, c’est pour ça qu’on est là.
Il sourit, et son beau visage devint plus beau encore. À mi-voix, il ajouta :
— Venez voir les pistoleros, les amis. Comme-à-commala, la baston vous tombe dans les bras.
— Fais-moi taire ces méchancetés, fiston, dit Susannah, sans réussir à se retenir de rire.
Ils sont dingues, se dit Jake. Mais s’il faisait exception à la règle, comment se faisait-il qu’il soit en train de rire, lui aussi ?
Henchick des Manni et Roland de Gilead déjeunèrent à l’ombre d’un énorme affleurement rocheux, de poulet froid et de riz enroulés dans des tortillas, et arrosés de cidre doux, servi dans un broc qu’ils se repassaient l’un à l’autre. C’est Henchick qui ouvrit la palabre sur la Force et l’En-Delà, puis il se tut. Ce qui convenait parfaitement à Roland. Le vieil homme avait répondu si fait à la seule question que le Pistolero avait eue à poser.
Le temps qu’ils finissent leur repas, le soleil était descendu derrière les hautes falaises et les escarpements. Aussi prirent-ils le chemin du retour dans l’ombre, remontant un sentier jonché de gravats et bien trop étroit pour leurs chevaux ; ils les avaient laissés dans un bosquet de trembles à feuilles jaunes, plus bas. Des myriades de petits lézards couraient devant eux, filant dans des crevasses dans la roche.
Même dans l’ombre, il faisait plus chaud que dans les confins de l’enfer, là-bas. Après deux petits kilomètres de montée, Roland se mit à souffler et se servit de son bandana pour s’éponger les joues et la gorge. Henchick, qui semblait proche des quatre-vingts ans, marchait en tête avec une sérénité et une régularité étonnantes. Il respirait avec l’aisance d’un homme qui fait une promenade de santé dans un parc. Il avait laissé sa cape dans le bosquet, accrochée à la branche d’un arbre, mais Roland ne voyait aucune trace de sueur sur sa chemise noire.
Ils arrivèrent à un coude du chemin et pendant un moment, le monde s’ouvrit à leurs pieds au nord et à l’est, dans une magnificence vaporeuse. Roland apercevait les immenses rectangles couleur taupe des pâtures, et le bétail miniature. Au sud et à l’est, les champs devenaient plus verts, en cascadant jusqu’au bord du fleuve. Il apercevait le village de La Calla, et même — plus loin à l’ouest, comme dans un rêve — l’orée de la grande forêt qu’ils avaient traversée pour arriver jusqu’ici. Le vent qui les saisit au détour du chemin était si froid que Roland en eut un instant le souffle coupé. Pourtant il lui offrit son visage avec gratitude, les yeux presque fermés, respirant toutes ces odeurs qui faisaient La Calla : celle du bétail, des chevaux, du grain, de l’eau du fleuve, et du riz du riz du riz.
Henchick avait retiré son chapeau plat à large bord et se tenait lui aussi la tête levée, les yeux mi-clos, l’incarnation de l’action de grâce silencieuse. Le vent soulevait sa longue chevelure en arrière et s’insinuait dans sa barbe, jouant avec les touffes de poils qui lui descendaient jusqu’à la taille. Ils restèrent ainsi quelques minutes, laissant la fraîcheur leur baigner le visage. Puis Henchick remit son chapeau d’un coup sec. Il se tourna vers Roland.
— Penses-tu que le monde périra dans le feu ou dans la glace, Pistolero ?
Roland réfléchit quelques instants.
— Ni l’un ni l’autre, finit-il par répondre. Je pense qu’il périra dans les ténèbres.
— Tu le crois ?
— Si fait.
Ce fut au tour d’Henchick de réfléchir un instant, puis il reprit sa route. Roland avait hâte d’arriver à destination, pourtant il effleura de la main l’épaule du Manni. Une promesse était une promesse. Surtout faite à une dame.
— J’ai passé la nuit dernière chez une oublieuse, dit Roland. N’est-ce pas ainsi que vous nommez ceux qui ont quitté votre ka-tet ?
— Nous parlons d’oublieux, si fait, lui répondit Henchick en le regardant avec attention. Mais pas de ka-tet. Nous connaissons ce mot, mais ce n’est pas un mot à nous, pistolero.
— Quoi qu’il en soit, je…
— Quoi qu’il en soit, tu as passé la nuit au Rocking B, chez Vaughn Eisenhart et notre fille, Margaret. Et elle a lancé le plat pour toi. Si je ne t’ai pas parlé de ces choses hier soir, c’est que je les savais aussi bien que toi. Et puis, nous avions d’autres sujets de conversation, n’est-ce pas ? Les grottes, par exemple.
— C’est vrai.
Roland essaya de dissimuler sa surprise. Il dut échouer, car Henchick hocha légèrement la tête, ses lèvres dessinant un sourire à peine visible dans sa barbe.
— Les Manni ont des moyens de savoir, pistolero. Depuis toujours.
— Ne voulez-vous pas m’appeler Roland ?
— Non pas.
— Elle m’a dit de te dire que Margaret du Clan du Sentier Rouge se débrouille très bien avec son homme impie, et qu’elle ne regrette rien.
Henchick acquiesça. S’il ressentit la moindre douleur à cette nouvelle, il n’en montra rien. Pas même dans le regard.
— Elle est damnée, dit-il simplement.
Au ton de sa voix, on aurait pu croire qu’il venait de dire : Le temps devrait tourner avant midi.
— Est-ce ce que vous me chargez de lui dire ? demanda Roland, à la fois amusé et frappé d’horreur.
Le bleu des yeux de Henchick avait passé, devenant aquatique, avec l’âge, pourtant la lueur de surprise que suscita cette question s’y vit clairement. Il haussa ses sourcils broussailleux.
— Pourquoi se donner ce mal ? Elle le sait déjà. Elle aura tout loisir et tout le temps de se repentir d’avoir choisi son homme impie, dans les profondeurs de Na’ar. Cela aussi, elle le sait. Viens donc, pistolero. Plus qu’un quart de roue et nous y sommes. Mais ça monte dur.
Ça montait dur, très dur, en effet. Une demi-heure plus tard, ils débouchèrent sur un rocher bloquant presque tout le passage. Henchick le contourna sans peine, son pantalon sombre claquant au vent, la barbe volant sur le côté, assurant les prises de ses doigts aux ongles longs. Roland le suivit. Le rocher avait été chauffé par le soleil, mais le vent était si froid à présent que le Pistolero en tremblait. Il sentit les talons de ses bottes en équilibre au-dessus d’un gouffre abrupt d’environ cinq cents mètres. Si le vieil homme décidait de le pousser, tout se terminerait très vite. Et de façon résolument non spectaculaire.
Pourtant ce ne serait pas la fin, pensa-t-il. Eddie reprendrait le flambeau, et les deux autres le suivraient jusqu’à la chute.
De l’autre côté du rocher, le chemin se terminait en un trou noir et déchiqueté de trois mètres de profondeur et d’environ un mètre cinquante de diamètre. Un courant d’air remonta au visage de Roland. Contrairement à la brise qui avait joué avec eux alors qu’ils remontaient le chemin, cet air-là était désagréable, nauséabond. Et il apporta sur ses ailes des cris que Roland ne parvint pas à identifier. Mais c’étaient des cris humains.
— Est-ce que ce sont les cris de ceux de Na’ar, qu’on entend ? demanda-t-il à Henchick.
Aucun sourire n’effleura les lèvres cachées du vieil homme.
— Pas de ces plaisanteries, ordonna-t-il. Pas ici. Car tu te trouves en présence de l’infini.
Roland était tout disposé à le croire. Il avança avec précaution, ses bottes crissant sur les cailloux éboulés, la main à proximité de la crosse de son arme — il la portait à gauche, désormais, quand il en portait une, pour la main intacte.
L’haleine fétide exhalée par la bouche ouverte de la grotte se fit plus intense. Infecte, sinon toxique. Roland plaça son bandana sur sa bouche et son nez, les tenant de sa main droite diminuée. À l’intérieur de la grotte, il y avait quelque chose, dans l’ombre. Des ossements, oui, des os de lézards et de petits animaux, mais autre chose, aussi, une forme qui lui était familière…
— Prends garde, pistolero, dit Henchick, tout en se reculant pour laisser passer Roland, s’il désirait entrer.
Mes désirs importent peu, pensa ce dernier. Il faut que je le fasse, c’est tout. Ça rend sans doute la chose plus facile.
Dans la pénombre, la forme se fit plus nette. Il ne fut pas surpris de constater qu’il s’agissait d’une porte totalement identique à celles vues sur la plage. Pour quelle autre raison ce lieu s’appellerait-il la Grotte de la Porte ? Elle était en bois de fer (ou peut-être en bois fantôme) et se dressait à environ trois mètres de l’entrée de la grotte. Elle mesurait un peu plus de deux mètres, comme les portes de la plage. Et comme elles, elle se dressait dans l’ombre, sans support, avec ses gonds qui s’articulaient sur le vide.
Pourtant elle s’ouvrira sans effort, se dit-il. Elle s’ouvrira, l’heure venue.
Il n’y avait pas de serrure. Le bouton paraissait taillé dans le cristal. Dessus était gravée une rose. Sur la plage au bord de la Mer Occidentale, les trois portes étaient frappées d’un message en Haut Parler : LE PRISONNIER, LA DAME D’OMBRES et LE POUSSEUR. Là il ne voyait que ces mêmes hiéroglyphes aperçus sur la boîte cachée dans l’église de Callahan :
— Ça signifie, « pas trouvé », « dérobé », dit Roland.
Henchick hocha la tête, mais lorsque Roland voulut contourner la porte, le vieil homme fit un pas en avant et tendit la main vers le Pistolero.
— Prends garde, ou tu découvriras par toi-même à qui sont ces voix.
Roland vit ce qu’il voulait dire. À deux ou trois mètres au-delà de la porte, le sol de la grotte s’affaissait à cinquante ou soixante degrés.
Il n’y avait rien à quoi se raccrocher, et la roche semblait aussi lisse que du verre poli. Dix mètres plus bas, les parois glissantes disparaissaient dans un abîme. Des voix mêlant leurs gémissements montaient du vide. Puis l’une d’elles devint claire. Celle de Gabrielle Deschain.
— Roland, non ! hurla sa mère morte depuis les ténèbres. Ne tire pas, c’est moi ! C’est ta m…
Mais avant qu’elle pût achever, le fracas d’une déflagration la fit taire. Une douleur fulgurante vrilla le cerveau de Roland. Il appuyait le bandana sur son visage à s’en casser le nez. Il essaya de détendre les muscles de son bras et cela lui parut impossible.
Puis, des ténèbres puantes, monta la voix de son père.
— Depuis que tu es tout petit, je sais que tu ne seras pas un génie, dit Steven Deschain d’une voix lasse. Mais jusqu’à hier soir, je n’avais jamais cru que tu étais stupide. Te laisser mener par lui comme une vache dans un toboggan ! Par les dieux !
Ne t’inquiète pas. Ce ne sont même pas des fantômes. Ce ne sont que des échos, voilà ce que je crois, des échos venus du fin fond de ma tête, projetés devant moi.
Lorsqu’il contourna la porte (en prenant garde au gouffre à sa droite), la porte avait disparu. Il ne restait que la silhouette de Henchick, la silhouette austère d’un homme taillée dans du papier noir, se découpant à l’entrée de la grotte.
La porte est toujours là, mais on ne peut la voir que d’un côté. Encore un point commun avec les autres portes.
— Un tantinet dérangeant, n’est-ce pas ? siffla la voix de Walter, dans le gosier de la Grotte de la Porte. Abandonne, Roland ! Mieux vaut abandonner et mourir, plutôt que de découvrir que la pièce tout en haut de la Tour Sombre est vide.
Puis vint le son impatient du Cor d’Eld, qui donna la chair de poule à Roland et lui hérissa les poils du cou : l’ultime cri de guerre de Cuthbert Allgood en dévalant Jéricho Hill, courant vers sa mort, se livrant aux mains des barbares à visage bleu.
Roland retira le bandana de son visage et se remit en mouvement. Un pas. Deux. Trois. Des os craquèrent sous les talons de ses bottes. Au troisième pas, la porte réapparut, d’abord de côté, avec sa charnière mordant le vide, comme les gonds, sur l’autre tranche. Il s’immobilisa une seconde, contemplant le bois épais, se délectant de l’étrangeté de cette porte, tout comme il avait savouré celle des portes de la plage. Et sur la plage, il était malade à mourir. S’il penchait légèrement la tête vers l’avant, la porte s’évanouissait. Dès qu’il la basculait un peu en arrière, elle était de nouveau là. La porte ne devenait jamais floue, ne tremblotait pas. Ou bien elle était là, ou bien elle n’était plus là.
Il recula, posa les paumes à plat sur le bois de fer et s’appuya contre le panneau. Il sentit dans ses doigts une vibration, faible mais perceptible, comme l’écho d’une machine puissante. Depuis le gosier sombre de la grotte, Rhéa du Coös lui hurla sa bile, le traitant de sale gosse qui n’avait jamais vu le visage de son vrai père, lui disant que son petit bout de queue lui avait fait éclater la gorge dans les cris, tandis qu’elle se calcinait. Roland l’ignora et se saisit du bouton de porte en cristal.
— Non pas, pistolero, tu n’oseras pas ! s’écria Henchick, alarmé.
— Si, j’ose, répondit Roland.
C’est ce qu’il fit, mais le bouton refusa de tourner. Le Pistolero recula.
— Mais la porte était ouverte, quand vous avez trouvé le prêtre ? demanda-t-il à Henchick.
Ils en avaient parlé la nuit précédente, mais Roland désirait en savoir plus.
— Si fait. C’est Jemmin et moi qui l’avons trouvé. Tu sais que nous autres, Manni anciens, nous recherchons les autres mondes ? Non pas en quête d’un trésor, mais pour accroître notre savoir ?
Roland hocha la tête. Il savait aussi que certains étaient revenus déments, de leurs voyages. Et que d’autres n’étaient jamais revenus.
— Ces collines ont une puissance magnétique, et elles sont reliées à une quantité d’autres mondes, par une quantité de liens. Nous nous étions rendus dans une grotte près des vieilles mines de grenat et c’est là que nous avons trouvé un message.
— Quel genre de message ?
— C’était une machine, encastrée dans l’ouverture de la grotte. On appuyait sur un bouton, et une voix se mettait à parler. C’est cette voix qui nous a dit de venir ici.
— Vous connaissiez cette grotte, auparavant ?
— Si fait, mais avant l’arrivée du Père, on l’appelait la Grotte des Voix. Pour les raisons que tu peux comprendre, désormais.
Roland acquiesça et fit signe à Henchick de poursuivre.
— La voix de la machine parlait avec le même accent que tes kamis, pistolero. Elle disait qu’il fallait qu’on vienne ici, Jemmin et moi, et qu’on trouverait une porte et un homme et une merveille. C’est ce qu’on a fait.
— Quelqu’un vous avait laissé des instructions, résuma Roland d’un air pensif.
Il pensait à Walter. L’homme en noir, celui qui leur avait aussi laissé les biscuits qu’Eddie appelait des Keeblers. Walter était Flagg et Flagg était Marten et Marten… était-il Maerlyn, le vieux magicien solitaire de la légende ? Sur ce sujet, Roland restait circonspect.
— Et elle s’est adressée à vous en vous appelant par votre nom ?
— Non pas, ce quelqu’un ne savait pas grand-chose. Il s’est contenté de nous appeler les Manni.
— Comment ce quelqu’un a-t-il su où laisser la machine, d’après vous ?
Les lèvres d’Henchick s’étirèrent en une mince ligne.
— Qu’est-ce qui te fait penser qu’il s’agissait d’une personne ? Pourquoi pas un dieu, parlant par la voix de l’homme ? Pourquoi pas un agent de l’En-Delà ?
— Les dieux laissent des sigleus. Les hommes laissent des machines — une pause —, pour ce que j’en ai vu, bien entendu, Pa.
Henchick eut un geste brusque, comme pour lui dire de couper court à la flatterie.
— Est-ce que tout le monde était au courant que toi et tes amis, vous exploriez la grotte où se trouvait la machine parlante ?
Henchick haussa les épaules, l’air maussade.
— Des gens nous ont vus, je suppose. Certains nous ont peut-être observés à la jumelle ou à la lunette, de loin. Ah, et puis il y a l’homme mécanique. Il voit beaucoup et jacasse sans fin, auprès de qui veut l’entendre.
Roland prit sa réponse pour un oui. Il en conclut que quelqu’un savait que le Père Callahan arrivait. Et qu’il aurait besoin d’aide, en arrivant aux abords de La Calla.
— La porte, elle était grande ouverte ? demanda Roland.
— C’est une question pour Callahan. J’ai promis de te montrer cet endroit. C’est ce que j’ai fait. C’est sans doute suffisant pour toi.
— Était-il conscient, quand vous l’avez trouvé ?
Il y eut un silence réticent.
— Non pas. Il marmonnait, comme quand on parle dans son sommeil, qu’on fait des mauvais rêves.
— Alors il ne pourra pas me le dire. Pas cette partie. Henchick, vous demandez assistance et secours. Cela, tu me l’as dit au nom de tous tes clans. Alors, aide-moi ! Aide-moi à vous aider !
— Je ne vois pas en quoi ça aiderait.
Peut-être que ce ne serait en effet d’aucun secours, concernant les Loups, qui inquiétaient tant ce vieil homme et tous ceux de Calla Bryn Sturgis, mais Roland avait d’autres tracas et d’autres besoins. D’autres chats à fouetter, comme disait parfois Susannah. Il se tint là, à regarder Henchick, une main toujours sur le bouton de cristal.
— Elle était entrouverte, finit par dire Henchick. Comme la boîte. Juste entrouvertes, toutes les deux. Celui qu’ils appellent le Vieux, il était allongé face contre terre, là.
Du doigt, il indiqua un point devant les bottes de Roland, sur le sol jonché de gravats et d’ossements.
— Près de sa main droite, il y avait la boîte, ouverte de ça — Henchick tendit le pouce et l’index, séparés de six ou sept centimètres. Et de la boîte montait le son du kammen. Je l’avais déjà entendu, mais jamais aussi fort. J’en ai eu les yeux qui brûlaient et les larmes qui jaillissaient. Jemmin s’est mis à hurler et il s’est dirigé vers la porte. Le Vieux avait les mains à plat sur le sol, Jemmin a marché dessus et il ne s’en est même pas aperçu. La boîte n’était qu’entrouverte, mais elle dégageait une lumière terrible. J’ai beaucoup voyagé, pistolero, dans de nombreux où et de nombreux quand. J’ai vu d’autres portes et j’ai vu vaadasch, les trous dans le réel, mais jamais je n’ai vu de lumière comme celle-là. Elle était noire, comme le vide absolu, mais avec quelque chose de rouge à l’intérieur.
— L’Œil, dit Roland.
Henchick lui lança un regard.
— Un œil ? Vrai ?
— Je le crois. Cette noirceur que vous avez vue, elle est diffusée par le Treizième Noire. Le rouge, c’était peut-être l’Œil du Roi Cramoisi.
— Qui est-il ?
— Je ne sais pas, répondit Roland. Seulement qu’il demeure à l’extrême est d’ici, à Tonnefoudre, voire plus loin. Je pense qu’il est peut-être un Gardien de la Tour Sombre. Peut-être même croit-il qu’elle lui appartient.
Lorsque Roland mentionna la Tour, le vieil homme se couvrit les yeux des deux mains, en un geste de profonde terreur religieuse.
— Que s’est-il passé ensuite, Henchick ? Dites-le-moi, je vous prie.
— J’ai tendu la main vers Jemmin, puis je me suis rappelé comme il avait écrasé la main de cet homme de son talon, et je me suis ravisé. Je me suis dit : Henchick, si tu fais ça, il va t’entraîner avec lui.
Les yeux du vieil homme se plantèrent dans ceux de Roland.
— Nous voyageons, voilà notre tâche, vous l’avez intuité, je pense, et nous sommes rarement confrontés à la peur, car nous croyons à l’En-Delà. Pourtant, j’ai eu peur de cette lumière et de ce carillon.
Il marqua une pause.
— J’étais terrifié. Jamais je n’ai parlé de ce jour-là.
— Même pas au Père Callahan ?
Henchick secoua la tête.
— Il ne vous a pas parlé, en se réveillant ?
— Il a demandé s’il était mort. Je lui ai dit que s’il l’était, nous l’étions tous.
— Et Jemmin ?
— Mort, deux jours plus tard.
Henchick tapota sa chemise noire de la main.
— Le cœur.
— Combien d’années ont passé, depuis le jour où vous avez trouvé Callahan ici ?
Henchick secoua lentement la tête d’avant en arrière, en un mouvement tellement commun chez les Manni qu’il devait être génétique.
— Pistolero, je ne sais pas. Car le temps est…
— Oui, à la dérive, fit Roland d’un ton impatient. Combien de temps, d’après vous ?
— Plus de cinq ans, parce qu’il a son église, et tous ces gens superstitieux pour la remplir, tu intuites.
— Qu’avez-vous fait ? Comment avez-vous sauvé Jemmin ?
— Je suis tombé à genoux et j’ai refermé la boîte. C’est tout ce que j’ai trouvé. Si j’avais hésité une seule seconde, je crois que j’étais perdu, car la même lumière noire en sortait. Je me suis senti tout faible, et… dim.
— Je n’en suis pas surpris, dit Roland d’un air morose.
— Mais j’ai fait vite, et quand le couvercle de la boîte s’est refermé, la porte a claqué. Jemmin a tambouriné dessus avec les poings en hurlant et en suppliant qu’on le laisse entrer. Puis il s’est évanoui. Je l’ai traîné hors de la grotte, je les ai traînés tous les deux dehors. Après quelques instants à l’air frais, ils sont revenus à eux.
Henchick leva les mains, puis les baissa à nouveau, comme pour dire et voilà.
Roland essaya une dernière fois de faire tourner le bouton. Il ne bougea pas. Mais avec la boule…
— Rentrons, dit-il. J’aimerais être chez le Père pour le dîner. Ce qui veut dire qu’il va falloir se dépêcher d’aller reprendre les chevaux, puis se dépêcher encore plus, une fois là-bas.
Henchick hocha la tête. Sa barbe était un bon moyen de camoufler toute expression, mais Roland crut déceler du soulagement chez le vieil homme, à l’idée de partir. Roland était quelque peu soulagé, lui aussi. Qui prendrait plaisir à entendre les hurlements accusateurs de ses parents morts, montant des ténèbres ? Sans parler des cris des amis disparus ?
— Qu’est devenue la machine parlante ? demanda Roland, tandis qu’ils repartaient.
Henchick haussa les épaules.
— Bas-de-riz, vous intuitez ?
La batterie. Les piles. Roland acquiesça.
— Tant qu’elle marchait, elle répétait toujours le même message, celui qui disait d’aller dans la Grotte des Voix pour y trouver un homme, une porte et une merveille. Il y avait aussi une chanson. Une fois, on l’a jouée pour le Père, et il a pleuré. Il faudra que tu lui poses la question, parce qu’elle fait vraiment partie de l’histoire.
Roland hocha de nouveau la tête.
— Et puis la bas-de-riz est morte, fit Henchick avec un haussement d’épaules qui trahissait son mépris des machines, du monde passé, ou peut-être des deux. On l’a retirée. Il y en avait deux. Des Duracell. Tu intuites, pistolero ? Duracell ?
Roland secoua la tête.
— On les a apportées à Andy pour lui demander de les recharger, au cas où. Il les a mises en lui, mais quand elles sont ressorties, elles étaient aussi inutilisables qu’avant. Andy a dit désolé, nous on a dit grand merci.
De nouveau ce haussement d’épaules méprisant.
— On a ouvert la machine — grâce à un autre bouton — et la langue est sortie. Elle était longue comme ça.
Henchick tendit devant lui ses mains, distantes d’une bonne quinzaine de centimètres.
— Avec deux trous. Et une matière grise et brillante, à l’intérieur, comme de la ficelle. Le Père a dit que ça s’appelait ça une « cassette audio ».
Roland acquiesça.
— Je tiens à te remercier de m’avoir amené jusqu’à cette grotte, Henchick, et de m’avoir raconté tout ce que tu sais.
— J’ai fait ce que j’avais à faire, répondit Henchick. Et tu tiendras ta promesse. Pas vrai ?
Roland de Gilead hocha la tête.
— Que Dieu désigne le vainqueur.
— Si fait, c’est ainsi qu’on dit. Tu parles comme si tu nous connaissais, par une saison passée.
Il s’interrompit, et fixa Roland avec une perspicacité un peu revêche.
— Ou bien est-ce que tu me joues simplement la comédie ? Car quiconque a lu le Bon Livre pourrait me donner du « Dieu » et des « ténèbres » jusqu’à ce que les corneilles rentrent au bercail.
— Me demandes-tu si je joue les flagorneurs, ici, où il n’y a personne pour entendre, à part nous ?
D’un mouvement de la tête, Roland désigna le gouffre aux murmures.
— Tu sais bien que non, je l’espère, ou alors c’est que tu es un sot.
Le vieil homme considéra cette remarque, puis tendit sa main aux longs doigts noueux.
— Grand bien, Roland. C’est un beau nom, un nom de juste.
Roland tendit la main droite. Et quand le vieil homme la prit dans la sienne et la serra, il ressentit pour la première fois le pincement aigu de la douleur, là où il la redoutait le plus.
Non, pas encore. C’est dans l’autre que je la redoute le plus. Celle toujours intacte.
— Peut-être bien que les Loups vont nous tuer tous, cette fois-ci, fit Henchick.
— Peut-être, oui.
— Et pourtant, c’est peut-être une heureuse rencontre que la nôtre.
— Peut-être, répondit le Pistolero.
— Les lits sont faits, leur annonça Rosalita Munoz en les voyant arriver.
Eddie était tellement fatigué qu’il crut qu’elle avait dit tout autre chose — Il est temps d’aller sarcler le potager, peut-être, ou bien Il y a cinquante ou soixante personnes dans l’église qui voudraient vous rencontrer. Après tout, qui parlait de faire son lit à trois heures de l’après-midi ?
— Hein ? demanda Susannah, le regard trouble. Qu’est-ce que tu dis, mon chou ? J’ai pas tout compris.
— Les lits sont faits, répéta la femme à tout faire du Père. Vous deux, vous irez dans ceux où vous avez dormi, avant-hier ; le jeune soh prendra le lit du Père. Et tu peux emmener ton bafouilleux, si tu veux, Jake. C’est le Père qui m’a dit de te dire ça. Il vous aurait bien annoncé tout ça lui-même, mais cet après-midi, c’est sa tournée des malades. Il leur apporte la Communion.
Elle dit cette dernière phrase avec une incontestable pointe de fierté.
— Un lit, répéta Eddie.
Il ne parvenait pas à en saisir le sens. Il regarda autour de lui, comme pour vérifier qu’on était bien au milieu de l’après-midi et que le soleil brillait toujours chaudement.
— Un lit ?
— Le Père vous a vus, au magasin, développa Rosalita, et il s’est dit que vous auriez besoin d’un petit somme, après avoir parlé à tous ces gens.
Eddie finit par comprendre. Il se dit qu’il y avait bien dû y avoir dans sa vie un moment où il avait ressenti plus de reconnaissance envers la gentillesse de quelqu’un, mais il ne se rappelait franchement pas quand, ni ce que cette gentillesse avait pu être. Au début, ceux qui s’étaient approchés alors qu’ils se trouvaient dans les fauteuils devant la boutique de Took l’avaient fait lentement, par petits groupes hésitants. Mais quand ils constatèrent que personne n’avait été changé en pierre ou n’avait pris une balle dans la tête — lorsqu’il se produisait une discussion animée, ou un éclat de rire —, ils vinrent de plus en plus nombreux. Le ruisselet devint raz-de-marée, et Eddie comprit ce que signifiait être un homme public. Il fut ébahi de constater combien c’était une position difficile, et éprouvante. Ils voulaient tous des réponses simples à un millier de questions compliquées — d’où les Pistoleros venaient, et où ils allaient n’étaient que les deux premières d’une longue liste. À certaines de ces questions, il trouvait des réponses sincères, mais Eddie s’entendit formuler de plus en plus d’explications équivoques d’homme politique, et il entendit ses amis faire de même. Il ne s’agissait pas à proprement parler de mensonges, mais de petites touches de propagande qui sonnaient comme des réponses. Et tout le monde voulait un regard droit dans les yeux et un Grand bien à vous qui avait l’air de venir droit du cœur. Même Ote prit en charge une partie du travail ; il accepta les caresses répétées, il parla quand on le lui demandait, jusqu’à ce que Jake se lève et aille mendier un bol d’eau à Eben Took. Au lieu de quoi, ce galant homme lui donna une gamelle en fer-blanc et lui dit qu’il pouvait la remplir à l’abreuvoir devant la boutique. Jake se trouva entouré de gens du coin qui continuaient de l’interroger, alors qu’il se livrait à cette simple tâche. Ote vida la gamelle jusqu’à la dernière goutte, puis dut affronter son propre lot de curieux, pendant que Jake retournait remplir le bol à l’abreuvoir.
En somme, ce furent cinq des plus longues heures qu’Eddie avait eues à vivre jusqu’ici, et il se dit que jamais plus il ne regarderait la célébrité du même œil. Du côté des aspects positifs, avant de quitter enfin la véranda et de reprendre le chemin de la maison du Vieux, Eddie se dit qu’ils avaient dû parler à tous les habitants de la ville, sans compter bon nombre de fermiers, d’éleveurs, de cow-boys et d’ouvriers agricoles des alentours. La rumeur allait vite : les habitants du Monde de l’Extérieur se tenaient sous le porche de l’Épicerie Générale, et si on voulait leur parler, ils étaient prêts à répondre.
Et maintenant, juste ciel, cette femme — comment donc, cet ange — venait leur parler de lits.
— Combien de temps on a ? demanda-t-il à Rosalita.
— Le Père devrait être de retour vers quatre heures, mais on ne soupera pas avant six heures, et ce si votre dinh rentre à temps. Qu’est-ce que vous diriez que je vous réveille à cinq heures et demie ? Ça vous laissera le temps de vous rafraîchir. Cela vous sied ?
— Ouais, fit Jake en lui adressant un sourire. Je ne savais pas que parler avec des gens pouvait donner sommeil comme ça. Et soif, aussi.
Elle hocha la tête.
— Il y a un broc d’eau fraîche dans le garde-manger.
— Je devrais vous aider à préparer le repas, proposa Susannah, puis elle fut incapable de retenir un énorme bâillement.
— Sarey Adams va venir m’aider, répondit Rosalita. Et puis ce n’est qu’un repas froid, de toute façon. Allez-y, maintenant. Allez vous reposer. Vous êtes épuisés, et ça se voit.
Dans le garde-manger, Jake but à longues gorgées, puis versa de l’eau pour Ote dans un bol qu’il emporta dans la chambre du Père Callahan. Il se sentait coupable de se trouver là (et d’avoir un bafou-bafouilleux avec lui), mais on avait retourné les couvertures du lit, gonflé l’oreiller, et tout le lit semblait l’appeler. Il posa le bol par terre et Ote se mit à laper en silence. Jake se déshabilla, garda ses sous-vêtements neufs, puis s’allongea et ferma les yeux.
Je ne vais sans doute pas réussir à dormir vraiment, se dit-il, je n’ai jamais été très bon pour les siestes, même à l’époque où Mme Shaw m’appelait ’Bama.
Moins d’une minute plus tard, il ronflait légèrement, un bras replié sur les yeux. Ote se coucha sur le sol à côté de lui, la truffe posée sur sa patte.
Eddie et Susannah étaient assis côte à côte, sur le lit de la chambre d’amis. Eddie avait toujours du mal à le croire : non seulement une sieste, mais une sieste dans un vrai lit. Le luxe du luxe. Tout ce qu’il voulait, c’était s’allonger, prendre Susannah dans ses bras, et dormir, mais avant ça, ils avaient une question à régler. Elle l’avait tracassé toute la journée, même au plus fort de leur petit meeting improvisé.
— Suze, à propos du Gran-Pere de Tian…
— Je ne veux pas en entendre parler, répliqua-t-elle instantanément.
Surpris, il haussa les sourcils. Il aurait dû s’en douter, cependant.
— On pourrait en parler, bien sûr, mais je suis fatiguée. Je veux dormir. Répète à Roland ce que le vieux t’a dit, et répète-le aussi à Jake si tu veux, mais ne me dis rien à moi. Pas encore.
Elle était là, assise à ses côtés, sa cuisse brune contre sa cuisse blanche à lui, son regard marron soutenant son regard noisette à lui.
— Tu m’entends ?
— Grand merci beaucoup-beaucoup.
Il éclata de rire, la prit dans ses bras et l’embrassa.
Et bientôt ils étaient profondément endormis, dans les bas l’un de l’autre, front contre front. Le soleil qui déclinait fit jouer sur leurs corps un rectangle de lumière dorée. Il se déplaçait plein ouest, du moins pour le moment. Roland put le constater par lui-même en remontant à cheval l’allée qui menait au presbytère du Vieux, après avoir libéré d’un coup de pied ses jambes endolories des étriers.
Rosalita vint au-devant de lui pour l’accueillir.
— Aïle, Roland — que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.
— Et deux fois le compte pour vous, fit-il en hochant la tête.
— J’intuite que vous allez peut-être demander à certaines d’entre nous de lancer le plat contre les Loups, l’heure venue.
— Qui vous a dit ça ?
— Oh… c’est un petit oiseau qui me l’a murmuré à l’oreille.
— Ah. Et vous accepteriez ? Si on vous le demandait ?
Elle lui adressa un rictus qui lui découvrit les dents.
— Il n’y a rien au monde qui me ferait plus plaisir.
Puis le rictus disparut, pour laisser place à un sourire sincère.
— À part peut-être si tous les deux, on pouvait découvrir ensemble un plaisir qui s’en approche. Voudriez-vous visiter ma petite cabane, Roland ?
— Si fait. Et voudriez-vous me frotter avec cette huile magique dont vous avez le secret ?
— C’est frotter, que vous voulez ?
— Si fait.
— Frotter fort, ou frotter doucement ?
— J’ai entendu dire qu’il n’y avait pas mieux qu’un petit mélange des deux pour soulager une articulation douloureuse.
Elle y réfléchit une seconde, puis éclata de rire et le prit par la main.
— Viens. Pendant que le soleil brille encore et que ce petit coin du monde est endormi.
Il la suivit bien volontiers, là où elle l’emmenait. Elle avait une source secrète, entourée de douce mousse, à laquelle il fut heureux de s’abreuver.
Callahan finit par rentrer aux alentours de cinq heures et demie, au moment où Eddie, Susannah et Jake se levaient. À six heures, Rosalita et Sarey Adams servirent un dîner composé de légumes verts et de poulet froid, sous le porche entouré de paravents, à l’arrière du presbytère. Roland et ses amis mangèrent avec appétit, le Pistolero se resservant non pas une, mais deux fois. Callahan, en revanche, ne fit pratiquement que remuer sa nourriture dans son assiette. Si son hâle lui donnait l’apparence d’un homme en pleine santé, il ne pouvait dissimuler les cernes violacés sous ses yeux. Lorsque Sarey — une femme gaie et joviale, à la taille forte mais au pied léger — apporta un gâteau aux épices, Callahan se contenta de secouer la tête.
Quand il ne resta plus sur la table que des tasses et la cafetière, Roland sortit son tabac et haussa les sourcils.
— Veux-tu, l’encouragea Callahan, puis, levant la voix : Rosie, apporte à ce garçon quelque chose où mettre ses cendres !
— Grand homme, je pourrais vous écouter une journée entière, dit Eddie.
— Et moi donc, renchérit Jake.
Callahan sourit.
— Je ressens la même chose à votre égard, les garçons, au moins un peu.
Il se resservit une demi-tasse de café. Rosalita apporta à Roland une coupe d’argile. Lorsqu’elle fut partie, le Vieux prit la parole.
— J’aurais dû terminer ce récit hier soir. J’ai passé la plus grande partie de la nuit à me tourner et à me retourner, à me demander comment j’allais raconter la suite.
— Ça vous aiderait de savoir que j’en connais déjà une partie ? demanda Roland.
— Probablement pas. Vous êtes allé à la Grotte de la Porte avec Henchick, n’est-ce pas ?
— Oui. Il dit qu’il y avait une chanson sur la machine qui parle qui les as envoyés là-bas vous chercher, et qu’en l’entendant, vous avez pleuré. C’est celle dont vous nous avez parlé ?
— « Someone Saved My Life Tonight », oui. Et essayez d’imaginer comme ça pouvait être étrange de se retrouver assis dans une cabane manni à Calla Bryn Sturgis, à regarder en direction des ténèbres de Tonnefoudre en écoutant Elton John.
— Ouah, ouah, l’interrompit Susannah. Vous êtes très en avance sur nous, Père. Aux dernières nouvelles, vous étiez à Sacramento, en 1981, et vous veniez de découvrir que votre ami s’était fait tailler en pièces par ces soi-disant Frères Hitler.
Elle jeta un regard sévère à Callahan, puis à Jake, pour finir par Eddie.
— Je dois dire, messieurs, que vous n’avez pas l’air d’avoir fait beaucoup de progrès sur le terrain de la paix dans le monde, depuis que j’ai quitté l’Amérique.
— Ne me mets pas ça sur le dos, protesta Jake. J’étais à l’école.
— Et moi j’étais défoncé, répliqua Eddie.
— D’accord, c’est pour moi, alors, fit Callahan, ce qui fit rire tout le monde.
— Terminez votre récit, dit Roland. Peut-être dormirez-vous mieux cette nuit.
— Peut-être, oui. (Il sembla reprendre ses esprits, puis se lança.) Ce que je me rappelle, à l’hôpital — ce que tout le monde se rappelle, j’imagine —, c’est l’odeur d’antiseptiques et le bruit des machines. Surtout les machines. Leurs « bips » incessants. Le seul autre équipement qui fasse ce bruit-là, c’est le système de pilotage dans le cockpit d’un avion. Une fois j’ai demandé à un pilote, et il m’a dit que le système de navigation faisait le même bruit. Je me rappelle que cette nuit-là, je me suis dit qu’il devait y avoir un paquet d’avions aux soins intensifs.
Rowan Magruder n’était pas marié, à l’époque où je travaillais au Foyer, mais je me suis dit qu’il l’était, depuis, car il y avait une femme assise dans la chaise près de son lit, qui lisait un livre de poche. Bien habillée, dans un joli tailleur vert, des bas et des chaussures à talons plats. Je me sentais enfin prêt à me retrouver en face d’elle : je m’étais lavé et coiffé aussi bien que j’avais pu, et je n’avais pas bu un verre depuis Sacramento. Mais quand nous nous sommes effectivement retrouvés face à face, ça n’allait plus du tout. Elle était assise dos à la porte, vous voyez. J’ai frappé sur le montant de la porte, elle s’est tournée vers moi, et mon prétendu sang-froid en a pris un coup. J’ai reculé d’un pas et je me suis signé. C’était la première fois depuis que Rowan et moi avions rendu visite à Lupe, dans ce même trou. Et vous devinez pourquoi ?
— Bien sûr, dit Susannah. Parce que tout s’emboîte à merveille. Comme toujours. Encore et encore et encore. Le seul problème, c’est qu’on ne sait pas ce que donnera le résultat final.
— Ou bien on ne le comprend pas, suggéra Eddie.
Callahan acquiesça.
— C’était comme regarder Rowan, mais avec de longs cheveux blonds et des seins. C’était sa sœur jumelle. Et elle a ri. Elle m’a demandé si j’avais cru voir un fantôme. Tout ça me paraissait… irréel. Comme si j’avais glissé dans un de ces autres mondes, qui ne font que ressembler au monde réel — si le réel existe — mais sans être identiques. J’ai ressenti cette pulsion folle, celle de sortir mon portefeuille pour voir qui était dessiné sur les billets. Ce n’était pas qu’une question de ressemblance ; il y avait son rire. Elle était assise là, à côté d’un homme qui avait le même visage qu’elle, à supposer qu’il eût encore un visage sous tous ces bandages, et elle riait.
— Bienvenue dans la Chambre 19 de l’Hôpital Vaadasch, lança Eddie.
— Je vous demande pardon ?
— Je voulais juste dire que je sais ce que ça fait, Don. Nous le savons tous les trois. Continuez.
— Je me suis présenté, et j’ai demandé si je pouvais entrer. Et en le disant, je repensais à Barlow, le vampire. Je me disais : Il faut les inviter à entrer, la première fois. Ensuite, ils vont et viennent comme ça leur chante. Elle m’a dit que bien sûr, je pouvais entrer. Elle m’a dit qu’elle était venue de Chicago pour être auprès de lui « à l’heure de la fermeture », comme elle disait. Puis, de la même voix plaisante, elle m’a dit : « Je vous ai reconnu tout de suite. À cause de cette cicatrice, sur votre main. Dans ses lettres, Rowan disait qu’il était presque certain que vous étiez prêtre, dans votre autre vie. Il avait pour habitude de parler de l’autre vie des gens, c’est-à-dire celle d’avant l’alcool ou la drogue ou la folie, ou les trois à la fois. Celui-là, il était charpentier, dans son autre vie. Et elle, elle était mannequin, dans son autre vie. Pour vous, il avait raison ? » Et le tout dit de la même voix plaisante. Comme une femme qui discute de tout et de rien dans un cocktail. Et Rowan, allongé là, la tête recouverte de bandages. Avec des lunettes noires, il aurait pu ressembler à Claude Rains dans L’Homme invisible.
Je suis entré. J’ai dit que j’avais effectivement été prêtre, oui, mais que c’était du passé, tout ça. Elle a tendu la main. J’ai tendu la mienne. Parce que, vous voyez, je croyais que…
Il tend la main, parce qu’il suppose qu’elle veut la lui serrer. C’est la voix plaisante qui l’a trompé. Il ne se rend pas compte que Rowena Magruder Rawlings ne tend pas la main, mais qu’elle la lève. Tout d’abord, il ne comprend pas qu’il s’est fait gifler, gifler assez fort pour lui faire bourdonner l’oreille et pleurer l’œil gauche. Il se dit vaguement que cette chaleur qui envahit sa joue doit être une sorte d’allergie farfelue, peut-être une réaction nerveuse. Et alors elle s’avance vers lui, le visage ruisselant de larmes, ce visage qui ressemble de façon dérangeante à celui de Rowan.
— Allez-y, regardez-le bien, dit-elle. Parce que vous savez quoi ? C’est ça, l’autre vie de mon frère ! La seule qui lui reste ! Approchez-vous et jetez un bon coup d’œil. Ils lui ont arraché les yeux, et une de ses joues, aussi — coucou, on voit les dents à travers ! La police m’a montré des photos. Ils ne voulaient pas, mais je les ai obligés. Ils lui ont aussi fait un trou dans le cœur, mais je suppose que les médecins l’ont rebouché. C’est son foie qui est en train de le tuer. Là aussi, ils lui ont fait un trou, et c’est en train de mourir.
— Mademoiselle Magruder, je…
— C’est Madame Rawlings, pour peu que ça vous intéresse, d’ailleurs. Allez-y. Regardez bien. Regardez ce que vous lui avez fait.
— J’étais en Californie… J’ai appris la nouvelle dans le journal…
— Oh, je n’en doute pas. J’en suis sûre. Mais vous êtes le seul que j’aie sous la main, vous voyez ? Le seul proche de lui. Son autre copain est mort de la Maladie des Tapettes et les autres ne sont pas là. Ils se gavent de nourriture gratuite, là-bas, dans cet asile de nuit, je suppose, ou bien ils discutent de la nouvelle dans leurs réunions. Ils disent ce qu’ils ressentent. Eh bien, Révérend Callahan — ou bien est-ce Père Callahan ? Je vous ai vu vous signer — je vais vous dire ce que moi je ressens. Ça… me… rend… FOLLE DE RAGE.
Elle a toujours cette voix plaisante, mais quand il ouvre la bouche pour répondre, elle lui pose l’index sur les lèvres, et la pression de ce doigt contre ses dents est telle qu’il abandonne. Qu’elle parle, pourquoi pas ? Cela fait des années qu’il n’a pas entendu de confession. Mais c’est comme le vélo…
— Il est sorti diplômé de l’université de New York avec mention. Vous le saviez ? Et il est arrivé deuxième au Concours de Poésie du Beloit Poetry Journal[9]en 1949, vous le saviez, ça ? Alors qu’il était lycéen ! Il a écrit un roman… un beau roman… et il est dans mon grenier, en train de prendre la poussière.
Callahan sent une rosée tiède lui couvrir le visage. Une rosée qui vient de sa bouche à elle.
— Je lui ai demandé — non, je l’ai supplié — de continuer à écrire, et il s’est moqué de moi, il m’a dit qu’il n’avait aucun talent. « Laissons ça aux Mailer, O’Hara et autres Irwin Shaw, a-t-il dit. À des gens vraiment doués. Je finirais dans une tour d’ivoire, à fumer une vieille pipe en écume et à ressembler à M. Patate. »
Et pourquoi pas ? Mais il s’est impliqué dans le programme des Alcooliques Anonymes, et de là, il paraissait logique d’ouvrir un asile de nuit. Et de traîner avec ses amis. Des amis comme vous.
Callahan est ébahi. Jamais il n’a entendu prononcer le mot amis avec un tel mépris.
— Mais où sont-ils, maintenant qu’il est mourant ? lui demande Rowena Magruder Rawlings. Hein ? Où sont tous ces gens qu’il a soignés, tous ces journalistes qui crient au génie ? Où est Jane Pauley ? Elle l’a interviewé dans cette émission de télé, vous savez. Deux fois ! Et où est cette putain de Mère Teresa ? Dans une de ses lettres, il disait que quand elle était venue au Foyer, ils l’avaient appelée la petite sainte, eh bien ! il aurait bien besoin d’une sainte, à l’heure qu’il est, mon frère aurait bien besoin d’une sainte tout de suite, qui pose les mains sur lui, alors où est-elle, bon dieu ?
Les larmes roulent sur ses joues. Sa poitrine se soulève et retombe. Elle est belle et terrible. Elle rappelle à Callahan un dessin de Shiva qu’il a vu, la déesse hindoue de la destruction. Pas assez de bras, se dit-il, et il est pris d’une envie irrésistible et suicidaire de pouffer de rire.
— Ils ne sont pas là. Il n’y a que vous et moi, pas vrai ? Et lui. Lui qui aurait pu remporter le Prix Nobel de Littérature. Ou qui aurait pu enseigner à quatre cents étudiants par an pendant trente ans. Qui aurait pu toucher douze mille esprits avec la force du sien. Au lieu de ça, il est là, dans ce lit d’hôpital, le visage arraché, et ils vont devoir hypothéquer son putain d’asile de nuit pour payer les derniers soins, pour sa maladie — si on peut appeler maladie le fait de se faire découper — et son cercueil, et ses obsèques.
Elle lui jette un regard, le visage sans défense et souriant, les joues brillantes de larmes et des filets de morve coulant du nez.
— Dans son ancienne vie, Père Callahan, il était l’Ange de la Rue. Mais celle-ci est sa dernière vie. Très excitant, n’est-ce pas ? Je vais aller à la cafétéria me chercher un café et un pain aux raisins. Je compte y rester une dizaine de minutes. Ça vous laisse largement le temps de faire votre petite visite. Rendez-moi service, soyez parti quand je reviendrai. Vous et toute la bande de ses bonnes âmes, vous me rendez malade.
Elle s’en va. Ses talons plats claquent le long du couloir. Ce n’est que quand le cliquetis s’est tu complètement, le laissant seul au milieu des bips des machines, qu’il se rend compte qu’il tremble des pieds à la tête. Il ne pense pas qu’il s’agisse d’une attaque de delirium tremens, mais bon dieu, c’est bien à ça que ça ressemble.
Quand la voix de Rowan s’élève de sous les bandages, Callahan pousse presque un hurlement. Les paroles de son vieil ami sont complètement mâchées, mais Callahan n’a pas de mal à en comprendre le sens.
— Elle a fait ce petit sermon au moins huit fois depuis ce matin, et elle ne prend jamais la peine de préciser que, l’année où je suis arrivé deuxième au Concours du Beloit Poetry Journal, il n’y avait que quatre inscrits. Il faut croire que la guerre avait aussi fait mourir l’élan poétique, chez beaucoup de gens. Comment ça va, Don ?
Sa diction est mauvaise, sa voix est râpeuse, mais c’est bien Rowan, pas de doute. Callahan s’approche de lui et lui prend les mains, posées sur le couvre-lit. Elles s’enroulent autour des siennes avec une fermeté étonnante.
— Pour ce qui est de ce roman… mon vieux, c’était du James Jones de troisième zone, ça veut dire pas brillant.
— Comment tu te sens, Rowan ? demande Callahan.
À présent il pleure, et la pièce va bientôt se mettre à tourner.
— Oh, eh bien, dans un état merdique, dit l’homme de sous ses bandages. Merci d’être venu.
— Pas de problème, répond Callahan. De quoi as-tu besoin, Rowan ? Qu’est-ce que je peux faire ?
— Tu peux rester à distance du Foyer, dit Rowan — sa voix défaille, mais il serre toujours les mains de Callahan. Ce n’était pas moi qu’ils cherchaient. C’est après toi qu’ils en avaient. Tu comprends ce que je te dis, Don ? C’est toi qu’ils cherchaient. Ils n’arrêtaient pas de me demander où tu étais, et à la fin je le leur aurais dit, si je l’avais su, crois-moi. Ce qui n’était pas le cas, bien sûr.
L’une des machines se met à biper plus vite, le bip accélère au point de déclencher une alarme. Callahan ne sait pas comment il le sait, mais il en est persuadé. Dieu sait comment.
— Rowan, est-ce qu’ils avaient les yeux rouges ? Est-ce qu’ils portaient… je ne sais pas… des manteaux longs ? Comme des imperméables ? Est-ce qu’ils sont venus dans des grosses voitures extravagantes ?
— Rien de tout ça, chuchote Rowan. Ils devaient avoir une trentaine d’années, mais ils étaient habillés comme des adolescents. Ils avaient l’air d’adolescents, aussi. Et ils en auront encore l’air pendant vingt ans — s’ils vivent assez longtemps — et puis un jour, ils se réveilleront vieux.
Callahan se dit : Rien d’autre qu’une bande de voyous. C’est ce qu’il essaie de me dire ? C’est bien ça, c’est forcément ça, mais ça ne veut pas dire que les Frères Hitler n’ont pas été engagés par les ignobles pour ce boulot. Ça se tient. Même dans les quelques lignes de l’article, ils disaient bien que R.W. Magruder n’avait pas le profil type des victimes habituelles des Frères.
— Tiens-toi à l’écart du Foyer, murmure Rowan, mais avant que Callahan ait pu le lui promettre, l’alarme lâche bel et bien. Pendant un instant, les mains dans les siennes serrent plus fort, et Callahan sent en elles le fantôme de cette vieille énergie qui habitait cet homme, cette énergie folle et farouche qui avait su garder les portes du Foyer ouvertes toutes les fois que le compte en banque a sombré, cette énergie qui avait su attirer des hommes capables de faire tout ce que Rowan Magruder ne pouvait faire tout seul.
Puis la chambre commence à se remplir d’infirmières, il y a un médecin à l’air suffisant qui hurle qu’on lui donne le dossier du patient, et la sœur jumelle de R.W. sera bientôt de retour, et cette fois-ci elle crachera peut-être le feu. Callahan décide qu’il est temps pour lui de quitter ce grand bazar, et le plus grand bazar au monde, c’est New York. Les ignobles s’intéressent toujours à lui, s’y intéressent même de très près, et s’ils ont une base pour leurs opérations, c’est très probablement ici même, dans la grande Ville de tous les Plaisirs. Par conséquent, une virée sur la Côte Ouest serait sans doute la meilleure initiative. Il n’a pas les moyens de s’offrir un billet retour en avion, mais il lui reste assez de liquide pour chevaucher le Grand Chien Gris. Ce ne sera pas la première fois, d’ailleurs. Une petite excursion à l’ouest, pourquoi pas ? Il se voit très clairement, assis à la place 29-C, avec un paquet de cigarettes neuf dans la poche de sa chemise, une bouteille neuve d’Early Times dans un sac en kraft, le nouveau roman de D. Mac-Donald, neuf lui aussi, posé sur ses genoux. Peut-être se retrouvera-t-il de l’autre côté de l’Hudson, en train de chevaucher vers Fort Lee, immergé dans le chapitre un, sirotant son deuxième verre, avant qu’ils n’éteignent toutes les machines de la Chambre 577 et que son vieil ami ne s’enfonce dans les ténèbres et ce qui nous attend dans l’au-delà.
— 577, répète Eddie.
— Dix-neuf, acquiesce Jake.
— Je vous demande pardon ? dit à nouveau Callahan.
— Cinq, plus sept, plus sept, résume Susannah. Vous les additionnez, et ça fait dix-neuf.
— Et ça signifie quelque chose ?
— Si on met tout bout à bout, on en revient à « mère », un mot qui veut tout dire, pour moi, dit Eddie avec un sourire sentimental.
Susannah l’ignora.
— On ne sait pas. Vous n’avez pas quitté New York, n’est-ce pas ? Si c’était le cas, jamais vous n’auriez récolté ça, dit-elle en désignant la cicatrice sur le front de Callahan.
— Oh si, je suis parti. Seulement, pas aussi tôt que je l’aurais voulu. En quittant l’hôpital, j’avais vraiment l’intention de retourner à Port Authority et d’acheter un billet pour le bus Quarante.
— Par ici, on l’appelle bus Dix-Neuf, glissa Eddie.
— Mais, en chemin, je me suis mis à penser au passé. Certains souvenirs étaient drôles, comme quand des types du Foyer avaient monté un spectacle de cirque. D’autres étaient effrayants, comme ce soir où juste avant le dîner, un type avait dit à un autre : « Arrête de te curer le nez, Jeffy, ça me dégoûte », et où Jeffy avait répondu « Et ça, ça te dégoûte ? » et avant que quiconque ait pu bouger, il avait attrapé cet énorme couteau et lui avait tranché la gorge. Lupe avait hurlé et moi je m’étais exclamé « Doux Jésus ! », et le sang avait giclé partout parce qu’il avait chopé la carotide (ou c’était peut-être la jugulaire), et Rowan était sorti des toilettes en courant, tenant son pantalon d’une main et un rouleau de papier de l’autre. Et vous savez ce qu’il a fait ?
— Il s’est servi du papier, suggéra Susannah.
Callahan eut un grand sourire. Il avait l’air plus jeune, quand il souriait.
— Mon-salaud, sûr qu’il s’en est servi. Il a plaqué le rouleau tout entier contre la gorge du type et il a hurlé à Lupe d’appeler les secours. Et moi je me tenais là, à regarder ce rouleau de papier virer au rouge, le sang s’insinuer jusqu’au support en carton. Rowan a dit : « Vois ça comme la plus grosse coupure qu’un type puisse se faire en se rasant », et on a éclaté de rire. On a ri à en pleurer.
Je me repassais tous ces souvenirs, vous voyez. Les bons, les mauvais, les moches. Je me rappelle — vaguement — m’être arrêté au supermarché du coin et en être ressorti avec quelques canettes de Bud dans un sac en papier. J’en ai bu une en marchant. Je ne faisais pas attention où j’allais — pas consciemment, du moins —, mais mes pieds devaient suivre leur instinct à eux, parce que quand j’ai levé les yeux, j’ai vu que j’étais en face de cet endroit où on allait parfois dîner, quand on était — comme on dit — en fonds. Au coin de la 2e et de la 52e.
— Marna Chow-Chow, fit Jake.
Callahan le considéra d’un air ébahi, puis se tourna vers Roland.
— Pistolero, vous commencez un peu à me faire peur, tous.
Roland se contenta de faire tourner ses doigts, l’air de dire : Continue, camarade.
— J’ai décidé de rentrer et de prendre un hamburger, en souvenir du bon vieux temps. Et pendant que je le mangeais, j’ai décidé que je ne voulais pas quitter New York sans avoir au moins jeté un œil au Foyer, par la grande fenêtre de devant. Je pouvais me tenir sur l’autre trottoir, comme je l’avais fait après la mort de Lupe. Pourquoi pas ? Là-bas, je n’avais jamais été ennuyé. Ni par les vampires, ni par les ignobles.
Il leur jeta un regard.
— Je ne sais pas si j’y croyais vraiment, ou si c’était une ruse suicidaire de l’esprit. Je me rappelle beaucoup de ce que j’ai ressenti cette nuit-là, ce que j’ai dit et pensé, mais pas ça.
Quoi qu’il en soit, je ne suis jamais arrivé au Foyer. J’ai réglé mon repas et j’ai redescendu la 2e Avenue. Le Foyer était au coin de la 1re Avenue et de la 47e Rue, mais je ne voulais pas passer directement devant. Alors j’ai décidé de descendre jusqu’au croisement de la 1re et de la 46e, et d’arriver par là.
— Pourquoi pas à la 48e ? demanda doucement Eddie. Vous auriez pu tourner dans la 48e, ç’aurait été plus rapide. Ça vous aurait évité de revenir sur vos pas.
Callahan réfléchit un instant, puis répondit :
— S’il y avait une raison précise, je ne m’en souviens pas.
— Il y avait bien une raison, affirma Susannah. Vous vouliez passer devant le terrain vague.
— Pourquoi j’aurais…
— Pour la même raison que les gens aiment passer devant une pâtisserie au moment où on sort les croissants du four, fit Eddie. Il y a des choses qui font du bien, c’est tout.
Callahan accueillit la réponse d’un air dubitatif, et haussa les épaules.
— Si vous le dites.
— Je le dis, sai.
— Quoi qu’il en soit, je marchais en sirotant ma deuxième bière. J’étais presque arrivé au coin de la 2e et de la 46e, quand…
— Quoi ? demanda Jake d’une voix impatiente. Qu’est-ce qu’il y avait, au coin, en 1981 ?
— Je ne… commença Callahan, puis il s’interrompit. Une barrière. Plutôt haute, un genre de palissade. Entre deux mètres cinquante et trois mètres de haut.
— Pas celle qu’on a escaladée, Eddie fit remarquer à Roland. Sauf si d’elle-même elle avait poussé d’un bon mètre cinquante.
— Il y avait un dessin dessus, poursuivit Callahan. Ça, je m’en souviens. De l’art de rue, mais je n’arrivais pas à voir ce que ça représentait, parce que les réverbères au coin avaient grillé. Et tout à coup, ça m’a frappé, quelque chose n’allait pas. Une alarme s’est déclenchée d’un seul coup, dans ma tête. Qui ressemblait beaucoup à celle qui avait rameuté tout ce monde dans la chambre d’hôpital de Rowan, pour tout vous dire. Tout à coup, je n’ai pas cru que j’étais bien là. J’étais devenu dingue. Pourtant, en même temps je me disais…
En même temps, il se dit Tout va bien, c’est rien qu’un réverbère qui a grillé, s’il y avait des vampires tu les verrais s’il y avait des ignobles tu entendrais le carillon et tu sentirais l’odeur d’oignon et de métal bouillant. Pourtant il décide quand même de changer de décor, et sur-le-champ. Carillon ou pas carillon, chaque nerf de son corps lui paraît soudain à fleur de peau, à grésiller et à lancer des étincelles.
Il se retourne et se retrouve nez à nez avec deux hommes. L’espace de quelques secondes, ils sont tellement surpris par son changement subit de direction qu’il pourrait sans doute filer entre eux comme un joueur de football américain sur le retour, et piquer droit sur la 2e Avenue. Mais lui aussi est surpris, et pendant un moment ils restent là tous les trois, debout, à se dévisager.
Il y a un grand Frère Hitler et un petit Frère Hitler. Le petit ne mesure pas plus d’un mètre soixante. Il porte une chemise en jean large sur un pantalon noir, et sur la tête une casquette de base-ball à l’envers. Il a les yeux aussi noirs que le goudron et une mauvaise peau. Pour Callahan, il devient immédiatement Lennie. Le grand mesure un bon mètre quatre-vingt-dix, il porte un sweat-shirt de l’équipe des Yankees, un jean et des baskets. Il a une moustache blond roux. Il porte un sac banane autour de la taille. Callahan appelle celui-là George.
Callahan se retourne, avec l’intention de piquer un sprint vers la 2e Avenue s’il a une chance de battre la circulation. Si c’est impossible, il descendra la 46e jusqu’au Plaza Hôtel et il se réfugiera dans leur hall…
Le grand, George, l’attrape par la chemise et le tire vers l’arrière, par le col. Son col se déchire, mais malheureusement pas assez pour le libérer.
— Oh non, doc, lui lance le petit. Pas question.
Puis il se précipite vers l’avance, aussi rapide qu’un insecte, et avant que Callahan ait compris ce qui lui arrive, Lennie lui a attrapé les testicules à pleine main, et les lui écrase violemment. La douleur est immédiate et insupportable, une nausée gigantesque qui remonte comme du plomb liquide.
— Ça te plaît, niqueur de neg ? lui demande Lennie sur un ton visiblement plein de sollicitude, un ton qui veut dire « on veut que pour toi aussi, ce soit un jour inoubliable ». Puis il lui tire les testicules vers l’avant, et la douleur est multipliée par trois. Une énorme mâchoire rouillée se referme sur son estomac et il se dit : Il va me les arracher, il les a déjà réduites en bouillie, et maintenant il va me les arracher, elles ne tiennent plus que par un petit morceau de peau et il va…
Il se met à hurler et George lui colle sa main sur la bouche.
— Arrête ça, grogne-t-il à son camarade. On est dans la rue, putain, t’as oublié, ou quoi ?
Alors même que la douleur le cloue sur place, Callahan engrange toute une série d’informations, c’est bizarrement le bon côté de la situation : George, c’est lui qui commande. George est le grand Frère Hitler. Ce n’est certainement pas comme ça que Steinbeck l’aurait écrit[10].
Puis, à sa droite, il entend monter comme un bourdonnement. Il croit d’abord qu’il s’agit du carillon, mais c’est un bourdonnement doux. Mais fort, en même temps. George et Lennie le sentent, eux aussi. Et ça ne leur plaît pas.
— C’est quoi, ça ? demande Lennie. T’as entendu quèq’chose ?
— J’en sais rien. On va le ramener là-bas. Et touche plus à ses couilles. Tu les bousilleras autant que tu voudras plus tard, mais pour l’instant, contente-toi de m’aider.
Ils se placent chacun d’un côté, et il se retrouve propulsé dans la 2e Avenue. La haute palissade défile à leur droite. Et ce bourdonnement doux et puissant vient de derrière la palissade. Si seulement je pouvais passer par-dessus cette barrière, tout irait bien, se dit Callahan. Il y a quelque chose là, quelque chose de puissant et de bon. Ils n’oseraient pas s’en approcher.
Il a beau en être persuadé, il doute de pouvoir se hisser au-dessus d’une palissade de trois mètres de haut, même si ses couilles n’étaient pas en train de lui faire passer des messages en code Morse, avec des élancements effroyables, même s’il ne les sentait pas en train de gonfler dans son caleçon. Tout à coup, sa tête bascule en avant et il vomit une grande gerbe chaude de nourriture à demi digérée, en plein sur sa chemise et sur son pantalon. Il la sent pénétrer jusqu’à sa peau, aussi chaude que de la pisse.
Deux jeunes couples, de toute évidence ensemble, marchent en sens inverse. Les hommes sont larges d’épaules, ils pourraient éponger le trottoir avec la tête de Lennie et peut-être qu’ils en donneraient pour son argent à George, en s’organisant correctement, mais pour l’instant tout ce qu’ils veulent, c’est s’éloigner le plus vite possible du voisinage de Callahan.
— Il a juste un peu trop bu, dit George, en souriant avec compassion, et puis oups-là ! Ça arrive aux meilleurs d’entre nous, de temps en temps.
— Ce sont les Frères Hitler ! essaie de hurler Callahan. Ces types sont les Frères Hitler ! Ils ont tué mon ami et maintenant ils vont me tuer moi ! Appelez la police ! Mais bien sûr rien ne sort, dans des cauchemars comme celui-là, rien ne sort jamais, et bientôt les couples s’éloignent. George et Lennie le traînent le long du trottoir de la 2e Avenue, entre la 46e et la 47e Rue. Ses pieds touchent à peine le sol. Son hamburger fume sur sa chemise. La vache, il sent même l’odeur de la moutarde qu’il avait mise dessus.
— Montre-moi sa main, dit George alors qu’ils approchent de l’intersection, et quand Lennie attrape la main gauche de Callahan, George lui lance : Pas celle-là, tête de nœud, l’autre.
Lennie tend la main droite de Callahan. Il ne peut pas l’en empêcher. Il a le bas-ventre rempli de ciment chaud et humide. Pendant ce temps, son estomac tremblote dans sa gorge, comme un petit animal effrayé.
George jette un œil à la cicatrice sur la main de Callahan et il hoche la tête.
— Ouais, c’est bon, c’est bien lui. Ça coûte rien de vérifier. Vas-y, lâche-le, l’paternel. Gauche, droite, hop, hop.
Quand ils arrivèrent à hauteur de la 47e, Callahan se fait pousser dans la première rue venue. En bas, à gauche, il aperçoit une flaque de lumière blanche et vive : le Foyer. Il voit aussi quelques silhouettes voûtées, des hommes qui se tiennent au coin, en train de parler du Programme et de fumer leur cigarette. Peut-être même que j’en connais certains, se dit-il confusément. Bon Dieu, c’est sûr.
Mais ce n’est pas là qu’ils vont. À quelques mètres du bâtiment, George traîne Callahan sous l’auvent d’une boutique désertée, avec un panneau À VENDRE OU À LOUER sur chacune des deux vitrines badigeonnées de peinture. Lennie gigote autour d’eux comme un chien de berger qui encercle deux vaches un peu lentes.
— J’vais te dérouiller, niqueur de nèg’ ! scande-t-il. Des comme toi, on s’en est tapés p’t-êt’mille, et on s’en fera encore un million avant d’en avoir fini, on peut s’farcir tous les nèg qu’on veut, même les gros bonnets des nèg’, c’est dans une chanson qu’j’suis en train d’écrire, cette chanson elle s’appelle « Bute tous les pédés qui niquent les nèg’ », j’vais l’envoyer à Merle Haggard [11] quand elle s’ra finie, c’est l’meilleur, c’est lui qu’a dit à tous ces hippies de s’fout’ à g’noux et de chier dans leurs bottes, ce putain de Merle, pour l’Amérique, moi j’ai un Mustang 380 et j’ai un Luger Hermann Goering, tu sais ça, niqueur de nèg’ ?
— Ta gueule, p’tite tête, lance George, mais c’est dit sur un ton distraitement affectueux, car il consacre l’essentiel de son attention à trouver la clé qu’il veut sur son gros trousseau, puis à ouvrir la porte de la boutique vide. Et Callahan se dit : Pour lui, Lennie c’est comme la radio qu’on laisse allumée dans un garage ou dans les cuisines d’un fast-food, il ne l’entend même plus, il fait juste partie du bruit de fond.
— Ouais, Nort, dit Lennie, loin de vouloir s’arrêter. Ce putain de Luger de ce putain de Goering, c’est ça, et j’te frais p’t-êt’ sauter les burnes avec, parce qu’on connaît la vérité, sur les niqueurs de nèg’ comme toi, on sait c’qu’i’font dans c’pays, pas vrai, Nort ?
— Pas de noms, je te l’ai déjà dit, lance George/Nort, mais sans agressivité, et Callahan sait pourquoi : il n’aura jamais l’occasion de répéter le moindre nom à la police, en tout cas si les choses tournent comme le prévoient ces sacs à merde.
— Désolé Nort mais avec ces niqueurs de nèg’ ces putain d’juifs d’intellos et tous ceux qui foutent le pays en l’air, j’veux qu’tu cogites bien là-d’ssus quand j’te r’monterai les burnes dans l’scrotu…
— Les burnes et le scrotum, c’est la même chose, crétin, répond George/Nort d’une voix étrangement professorale, et puis : Bingo !
La porte s’ouvre. George/Nort pousse Callahan à l’intérieur. La devanture n’est qu’une boîte vide qui sent l’eau de Javel, le savon et l’amidon. Des gros câbles et des tuyaux surgissent de deux des murs. Il voit des carrés plus clairs indiquant l’ancien emplacement des machines à laver à pièces et des séchoirs à linge. Au sol, un panneau à peine lisible luit dans l’obscurité : LAVERIE DE LA BAIE DE LA TORTUE. C VOUS QUI LAVEZ, C NOUS QUI LAVONS, MAIS EN TOUT CAS, ÇA RESSORT TOUT prop’ !
Ça ressort tout prop’, d’accord, se dit Callahan. Il se retourne et il n’est pas surpris de voir que George/Nort le tient en joue avec une arme. Pas le Luger Hermann Goering, plutôt le genre de.32 au rabais qu’on achète pour soixante dollars dans un bar de la ville, mais il est sûr qu’il fera l’affaire. George/Nort fait glisser la fermeture éclair de sa banane sans quitter Callahan des yeux — ce n’est pas la première fois, ni pour lui ni pour Callahan, ce sont des vieux de la vieille, de vieux loups — et il en sort un rouleau de chatterton. Callahan se rappelle que Lupe avait dit que l’Amérique s’effondrerait en une semaine, si elle venait à manquer de chatterton. « L’arme secrète », il l’appelait. George/Nort tend le rouleau à Lennie, qui s’en saisit et se précipite vers Callahan avec cette même rapidité d’insecte.
— Mets les mains dans l’dos, niqueur de nèg’, lance Lennie.
Callahan n’en fait rien.
George/Nort lui agite le pistolet sous le nez.
— Fais-le ou je t’en mets une dans les tripes, l’paternel. Crois-moi, t’auras jamais eu aussi mal de ta vie.
Callahan s’exécute. Il n’a pas le choix. Lennie fonce derrière lui.
— Serre les mains, niqueur de nèg’. Tu sais pas comment on fait, ou quoi ? T’es jamais allé au ciné ?
Et il s’esclaffe comme un dingue.
Callahan rapproche ses poignets l’un de l’autre. Alors que Lennie l’attache avec du ruban et lui remonte les bras dans le dos, Callahan émet un grognement sourd. Il est là, inspirant à longs traits les relents de poussière et d’eau de Javel, et l’odeur quelque peu enfantine et rassurante d’adoucissant.
— Qui vous a engagés ? demande-t-il à George/Nort. Les ignobles ?
George/Nort ne répond pas, mais Callahan croit le voir ciller. Dehors, la circulation déboule par vagues. Quelques piétons passent devant la vitrine. Que se passerait-il, s’il se mettait à hurler ? Eh bien, il connaît la réponse à cette question, non ? Il est dit dans la Bible que le Prêtre et le Lévite, passant devant l’homme blessé, n’entendirent pas ses cris, mais qu’un « certain Samaritain… éprouva de la compassion pour lui ». Ce dont Callahan a besoin, c’est d’un Samaritain, mais à New York ils ne courent pas les rues.
— Est-ce qu’ils avaient des yeux rouges, Nort ?
Nort cille de nouveau, mais il garde son arme pointée à hauteur du ventre de Callahan, parfaitement stable.
— Est-ce qu’ils conduisaient des grandes voitures extravagantes ? Oui, hein ? Et combien tu crois que ta vie et celle de ce petit tas de merde vaudront, une fois que…
Lennie lui attrape de nouveau les couilles, les lui écrase, les lui retourne, puis les tire vers le bas comme un store. Callahan pousse un hurlement et tout devient gris autour de lui. Il sent ses jambes ramollir et ses genoux lâcher.
— Et il est toooooombé ! crie Lennie, euphorique. Mo-ha-med A-li est À TERRE ! LE GRAND ESPOIR BLANC A MIS LA PÂTÉE À CETTE GRANDE GUEULE DE NÉGRO ET L’A FLANQUÉ AU TAPIS ! INCROYAAAAABLE ! C’est une imitation d’Howard Cosell [12] , et tellement réussie que, même en pleine torture, Callahan a envie de rire. Il entend un nouveau bruit de déchirure, et il comprend qu’on lui attache les chevilles.
George/Nort va chercher un sac à dos dans le coin de la pièce. Il l’ouvre et fouille dedans, puis en sort un appareil photo Polaroid. Il se penche au-dessus de Callahan et soudain c’est un grand éblouissement. Dans les secondes qui suivent, Callahan ne voit rien d’autre que des formes fantomatiques derrière une grosse boule bleue, au milieu de son champ de vision. Cette boule a la voix de George/Nort.
— Fais-moi penser à en prendre une autre, après. Ils veulent les deux.
— Ouais, Nort, ouais !
Le petit a l’air sur le point de mourir d’excitation, et Callahan sait que les choses sérieuses vont commencer. Il se remémore cette vieille chanson de Dylan, « A Hard Rain’s A-Gonna Fall [13] » et se dit : « Ça colle. Mieux que « Someone Saved My Life Tonight », en tout cas. »
Il est enveloppé par l’odeur de l’ail et des tomates. Quelqu’un a mangé italien, sans doute pendant que Callahan se faisait gifler à l’hôpital. Une silhouette surgit du brouillard. Le costaud.
— Peu importe qui nous a engagés, lance George/Nort. Ce qui compte, c’est qu’on nous a engagés, et pour ce qui nous concerne, t’es rien d’autre qu’un de ces niqueurs de nègres, comme ce Magruder, et les Frères Hitler vont te récurer la paillasse. On est dévoué, mais on refuse pas un petit salaire, comme tout bon Américain. Il marque une pause, puis vient l’ultime absurdité existentielle : On est populaires, dans le Queens, tu sais.
— Va te faire foutre, lâche Callahan, et alors toute la moitié droite de son visage explose de douleur. Lennie vient de lui donner un coup de botte à talon en fer, lui brisant la mâchoire (en quatre endroits, comme il le constatera).
— Joli discours, entend-il vaguement Lennie dire, dans cet univers insensé où de toute évidence Dieu est mort et est en train de Se décomposer sur le sol puant et ravagé du paradis. Joli discours, pour un paternel.
Puis sa voix monte d’un cran, et l’excitation lui donne des intonations enfantines.
— Laisse-moi faire, Nort ! Allez, quoi, laisse-moi faire ! Je veux le faire !
— Pas question, répond George/Nort. C’est moi qui fais les croix gammées sur le front, toi tu les foires toujours. Toi tu fais celles sur ses mains, OK ?
— Il est attaché ! Il a les mains recouvertes par ce putain de…
— Quand il sera mort, explique George/Nort avec une redoutable patience. On lui détachera les mains quand il sera mort, et tu pourras…
— Nort, S’te plaît ! Je ferai ce truc que tu aimes bien. Et écoute ! — la voix de Lennie s’éclaire — je vais te dire : si je commence à foirer, tu me le dis, et j’arrête ! S’te plaît, Nort. S’te plaît ?
— Bon…
Callahan a déjà entendu ce ton-là. Celui du père indulgent qui ne peut pas rien refuser à son enfant préféré, même demeuré.
— Bon, d’accord.
Son champ de vision se désembrume. Il le regrette amèrement. Il voit Lennie sortir une lampe de poche du sac. George a pris un scalpel pliant dans sa banane. Ils échangent leurs instruments. George essaie la lampe sur le visage de Callahan, qui enfle à vue d’œil. Callahan plisse les yeux en grimaçant. Il y voit juste encore assez pour distinguer Lennie qui ouvre le scalpel de ses doigts minuscules mais habiles.
— Ça va être l’éclate ! glapit Lennie, fou d’excitation. Ça va être trop l’éclate !
— Essaie de pas foirer, lui dit George.
Callahan se dit, si c’était un film, c’est pile maintenant que débarquerait la cavalerie. Ou les flics. Ou ce putain de Sherlock Holmes, dans la machine à remonter le temps d’H.G. Wells.
Mais Lennie s’agenouille en face de lui, et Callahan voit très distinctement la bosse dans son entrejambe, et la cavalerie ne débarque pas. Il se penche en avant, son scalpel dénudé, et les flics ne débarquent pas.
Callahan ne sent pas les relents d’ail et de tomate, cette fois, mais la sueur et le tabac froid.
— Attends une seconde, Bill, dit George/Nort, j’ai une idée, je vais te faire un modèle, d’abord. J’ai un stylo dans ma poche.
— Oublie ça, putain, lâche Lennie/Bill dans un souffle.
Il déplie complètement le scalpel. Callahan voit la lame de rasoir trembler sous l’excitation du nabot, puis disparaître de son champ de vision. Quelque chose de froid lui zèbre le front, puis ça devient brûlant, et pas de Sherlock Holmes en vue. Le sang lui dégouline dans les yeux, lui brouille la vision, et personne ne débarque, ni James Bond ni Perry Mason ni Hercule Poirot ni cette pute de Miss Marple.
Le visage blanc en lame de couteau de Barlow apparaît dans sa mémoire. La chevelure du vampire flotte autour de sa tête. Barlow tend la main vers lui.
— Viens, faux prêtre, lui dit-il, viens apprendre une vraie religion.
Et il entend les deux craquements secs, au moment où le vampire brise les bras du crucifix que lui avait donné sa mère.
— Espèce de demeuré ! grogne George/Nort, c’est pas une croix gammée, c’est une croix tout court ! Donne-moi ça !
— Arrête, Nort, laisse-moi une chance, j’ai pas fini !
Et ils se chamaillent au-dessus de sa tête comme deux gamins, pendant que ses couilles lui font souffrir le martyre, que sa mâchoire cassée le lance et que son visage dégouline de sang. Tous ces débats des années 1970 pour savoir si Dieu était bien mort, et le Christ ! Jetez un coup d’œil au Christ ! Comment on peut encore avoir des doutes ?
Et c’est alors que la cavalerie débarque.
— Que voulez-vous dire, exactement ? demanda Roland. J’aimerais beaucoup entendre la suite, Père.
Ils étaient toujours assis autour de la table, sous la véranda, mais ils avaient fini leur repas, le soleil s’était couché et Rosalita avait apporté des scintilles. Callahan lui avait proposé de s’asseoir avec eux, ce qu’elle avait fait. Derrière les paravents, dans la cour assombrie du presbytère, les insectes bourdonnaient, affamés de lumière.
Grâce au shining, Jake sentit ce que le Pistolero avait en tête. Et, soudain exaspéré par toute cette atmosphère de secret, il posa la question lui-même :
— C’était nous, la cavalerie, mon père ?
Roland eut un air choqué, puis clairement amusé. Callahan eut simplement l’air surpris.
— Non. Je ne crois pas.
— Vous ne les avez pas vus, n’est-ce pas ? demanda Roland. Vous n’avez jamais réellement vu ceux qui vous ont sauvé ?
— Comme je vous l’ai dit, les Frères Hitler avaient une lampe de poche. C’est vrai. Mais ces autres types, la cavalerie…
Qui qu’ils soient, ils ont carrément un projecteur. La lumière remplit la laverie abandonnée, un éclat bien plus fort que celui du flash du Polaroid au rabais et, contrairement au Polaroid, cette lumière-là est continue. George/Nort et Lennie/Bill se protègent les yeux du bras. Callahan aimerait bien en faire autant, mais il a les bras collés dans le dos.
— Nort, lâche-moi ce flingue ! Bill, balance le scalpel !
La voix qui provient de la lumière fait peur, parce qu’elle a peur. C’est la voix de quelqu’un qui sera probablement incapable de faire quoi que ce soit.
— Je vais compter jusqu’à cinq, et après j’vous descends tous les deux, parce que c’est c’que vous méritez !
Puis la voix derrière la lumière se met à compter, non pas lentement et solennellement, mais à toute vitesse.
— Undeuxtroisquatre…
C’est comme si le type voulait tirer, et se dépêcher de se débarrasser des formalités. George/Nort et Lennie/Bill n’ont pas vraiment le temps de réfléchir. Ils balancent l’arme et le scalpel, et le coup part tout seul quand le pistolet heurte le lino poussiéreux, dans un grand BANG, comme un jouet en plastique chargé de doubles balles explosives. Callahan est incapable de dire où la balle est allée. Peut-être même qu’il l’a prise quelque part. Est-ce ce qu’il s’en rendrait même compte, si c’était le cas ? Pas sûr.
— Ne tirez pas, ne tirez pas ! gémit Lennie/Bill. On est pas, on est pas, on est pas — pas quoi ? Il n’a pas l’air d’en avoir la moindre idée.
— Mains en l’air ! crie une voix différente, mais provenant elle aussi de derrière le projecteur aveuglant. Les bras vers le ciel, tout de suite, bandes de momzers !
Ils lèvent immédiatement les mains.
— Maintenant, virez-moi tout ça, dit le premier.
Ce sont sans doute des types super, Callahan les mettrait bien volontiers dans son répertoire pour leur envoyer ses vœux, mais il est évident que c’est la première fois qu’ils font une chose pareille.
— Retirez vos chaussures ! Et le pantalon ! Maintenant ! Tout de suite !
— Putain, qu’est-ce que — lâche George/Nort. Vous êtes qui, les gars ? Des flics ? Si vous êtes flics, va falloir que vous nous lisiez nos droits, nos putains de…
Un coup de feu part de derrière le projecteur. Callahan voit un éclair de lumière orange. Il s’agit probablement d’un pistolet, mais il est au petit.32 du dimanche des Frères Hitler ce qu’un faucon est à un colibri. La détonation est énorme, suivit instantanément d’un bruit de plâtre fracassé et d’un nuage de poussière fétide. George/Nort et Lennie/Bill poussent tous deux un hurlement ; Callahan a l’impression que l’un de ses sauveurs — pas le tireur, l’autre — se met lui aussi à crier.
— Les chaussures, et le pantalon ! Tout de suite ! Vous avez intérêt à les avoir retirés avant que je compte jusqu’à trente, sinon vous êtes morts. Un-deuxtroisquatrecin…
Et de nouveau, il compte si vite qu’il ne laisse pas de place à la réflexion, encore moins aux protestations. George/Nort décide de s’asseoir et la Voix Numéro Deux dit :
— Asseyez-vous et on vous tue.
Alors les Frères Hitler se mettent à tituber autour du sac à dos, du Polaroid, du pistolet et de la lampe de poche comme des robots tout raides, retirant leurs chaussures, puis leur pantalon. George est le genre boxer, alors que Lennie est plutôt slip, avec taches jaunes en option. La trique de Lennie a disparu ; la trique de Lennie a décidé de prendre sa soirée.
— Maintenant, dehors, dit la Voix Numéro Un.
George se tourne vers la lumière. Son sweat-shirt des Yankees pend sur son caleçon, qui lui arrive presque aux genoux. Il porte toujours sa banane autour de la taille. Il a les mollets musclés, mais ils tremblent. Et il fait une tête de six pieds de long, maintenant qu’il comprend ce qu’il se passe.
— Écoutez, les gars, si on sort d’ici sans avoir terminé ce type, ils vont nous tuer. C’est pas des gentils…
— Si vous n’êtes pas sortis d’ici quand j’aurais compté jusqu’à dix, bande de cons, c’est moi qui vais vous tuer, répond la Voix Numéro Un.
Ce à quoi la Voix Numéro Deux ajoute, avec une sorte de mépris hystérique :
— Gai cocknif en yom, espèces d’enculés de lâches ! Restez ou allez vous faire descendre, qu’est-ce qu’on s’en fout ?
Plus tard, après avoir répété cette phrase à une douzaine de Juifs à qui elle ne dit rien et qui répondent par un hochement de tête ébahi, Callahan tombe sur un vieux gars à Topeka, qui lui traduit gai cocknif en yom. Ça veut dire va chier dans l’océan.
La Voix Numéro Un se remet à les harceler :
— Undeuxtroisquatre…
George/Nort et Lennie/Bill échangent un regard indécis digne d’un dessin animé, puis se ruent vers la porte, en sous-vêtements. Le projecteur les suit. Ils sortent. Ils ont disparu.
— Suis-les, dit la Voix Numéro Un à son partenaire sur un ton bourru. Au cas où ils auraient l’idée de revenir…
— Ouais ouais, fait la Voix Numéro Deux, avant de disparaître à son tour.
La lumière s’éteint.
— Mettez-vous sur le ventre, dit la Voix Numéro Un.
Callahan essaie de lui dire qu’il ne croit pas pouvoir y arriver, qu’il a l’impression d’avoir les couilles grosses comme des théières, mais il ne sort de sa bouche qu’une bouillie informe, à cause de sa mâchoire cassée. Il trouve un compromis et bascule sur le côté gauche, aussi loin qu’il peut.
— Ne bougez pas, dit la Voix Numéro Un. Je ne veux pas vous couper.
Ce n’est pas la voix d’un type qui fait ce genre de choses tous les jours.
Même dans son état, Callahan le voit clairement. Ce type respire par saccades, avec des interruptions et des sursauts inquiétants. Callahan veut le remercier. C’est une chose de sauver un inconnu quand on est flic, pompier ou garde-côte. Mais c’en est une autre quand on est juste un type comme les autres. Et c’est ce qu’est son sauveur, ce que sont ses deux sauveurs, même s’il ne sait pas comment ils ont pu être à ce point préparés. Comment connaissaient-ils les noms des Frères Hitler ? Et l’endroit où les surprendre ? Sont-ils arrivés de la rue, ou bien attendaient-ils dans la laverie désaffectée depuis le début ? Encore une chose que Callahan ne sait pas. Et il s’en fiche. Parce que quelqu’un lui a, quelqu’un lui a, quelqu’un lui a sauvé la vie ce soir, et c’est tout ce qui compte. George et Lennie le tenaient presque, pas vrai, mais la cavalerie est arrivée à la dernière minute, exactement comme dans un film de John Wayne.
Ce que Callahan veut faire, c’est remercier ce type. Il veut se retrouver en sécurité dans une ambulance, en route pour l’hôpital, avant que ces monstres étripent la Voix Numéro Deux dehors, ou que la Voix Numéro Un se fasse une attaque cardiaque sous son nez. Il essaie de parler, et c’est de nouveau de la bouillie qui sort de sa bouche. Du bla-bla de poivrot, comme disait Rowan. Là, ça ressemble à Mê-i.
Il sent qu’on libère ses mains, puis ses pieds. Le type ne se fait pas d’attaque. Callahan roule de nouveau sur le dos, et il voit une main blanche et grassouillette, qui tient le scalpel. Au majeur, l’homme porte une chevalière. Elle est gravée d’un livre ouvert, sous lequel sont inscrits les mots Ex-Libris. Puis le projecteur se rallume, et Callahan lève le bras pour se protéger les yeux : Bon Dieu, mec, pourquoi vous faites ça ? Sauf que ça donne : Y-eu-ê, A-ai-A ? mais la Voix Numéro Deux a l’air de comprendre.
— Ça me paraît pourtant évident, mon ami blessé, dit-il. Si nous devons nous rencontrer de nouveau, je voudrais que ce soit une première fois. Si nous nous croisons dans la rue, j’aimerais autant que vous ne me reconnaissiez pas. C’est plus sûr.
Des bruits de pas raclant le sol. La lumière recule.
— Nous allons appeler une ambulance depuis la cabine de l’autre côté de la rue…
— Non, ne faites pas ça ! Et s’ils reviennent ?
Et dans sa terreur extrême, il articule cette phrase avec une clarté parfaite.
— On montera la garde, dit la Voix Numéro Un.
Le type a le souffle moins court. Il reprend les rênes. Callahan est content pour lui.
— Je pense qu’il n’est pas impossible qu’ils reviennent, le grand type était vraiment très embêté de vous laisser vous en tirer, mais si les Chinois disent vrai, je suis maintenant responsable de votre vie. C’est une responsabilité que j’ai l’intention d’honorer. S’ils doivent refaire une apparition, je leur balancerai une balle. Et pas au-dessus de la tête.
La forme se tait. Il a l’air d’un costaud, lui aussi. Et il a du cran, ça c’est certain.
— C’étaient les Frères Hitler, mon ami. Vous savez de qui je parle ?
— Oui, murmure Callahan. Et vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?
— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, dit M. Ex-Libris.
— Vous savez qui je suis ?
Une pause. Les pieds qui raclent de nouveau le parquet. M. Ex-Libris se tient dans l’embrasure de la porte de la laverie.
— Non. Un prêtre. Peu importe.
— Comment avez-vous su que j’étais là ?
— Attendez l’ambulance, dit la Voix Numéro Un. N’essayez pas de vous déplacer par vous-même. Vous avez perdu beaucoup de sang, et vous souffrez peut-être de lésions internes.
Et puis il disparaît. Callahan reste allongé sur le sol, dans l’odeur d’eau de Javel et de lessive, et les effluves légers d’adoucissant. C vous qui lavez ou c nous qui lavons, se dit-il, mais en tout cas, ça ressort tout prop’. Il sent dans ses testicules enflés une douleur lancinante. Sa mâchoire est à peu près dans le même état. À mesure que la chair gonfle, il sent tout son visage rétrécir. Il reste étendu là, à attendre l’ambulance ou le retour des Frères Hitler, et la mort. La dame ou le tigre. Le trésor de Diane ou le serpent mortel. Et au bout d’une attente interminable, un gyrophare balaie le sol poussiéreux de sa lumière rouge et il sait que pour cette fois, c’est la dame. Pour cette fois c’est le trésor.
Pour cette fois c’est la vie.
— Et voilà comment j’ai atterri dans la chambre 577 de ce même hôpital, ce soir-là.
Susannah se tourna vers lui, les yeux écarquillés.
— Vous êtes sérieux ?
— On ne peut plus sérieux. Rowan Magruder est mort, je me suis fait tabasser, et ils m’ont refilé le même lit. Ils ont dû avoir juste le temps de le refaire, et jusqu’au moment où la dame est arrivée avec l’injection de morphine qui m’a assommé, je suis resté là à me demander si la sœur de Rowan n’allait pas revenir finir le travail des Frères Hitler. Mais qu’y a-t-il là pour vous surprendre ? Des carrefours étranges comme celui-ci, nos histoires respectives en regorgent. Vous n’avez jamais songé à la coïncidence entre le nom La Calla et mon nom à moi, par exemple ?
— Bien sûr que si, répondit Eddie.
— Que s’est-il passé, ensuite ? demanda Roland.
Callahan eut un grand sourire, et en le regardant, le Pistolero se rendit compte que les deux parties de son visage n’étaient pas tout à fait alignées. Il avait eu la mâchoire cassée, aucun doute là-dessus.
— C’est la question préférée du conteur, Roland, mais je pense que l’essentiel, à présent, c’est que j’accélère un peu mon récit, ou bien nous allons y passer la nuit. Le plus important, la partie que vous voulez vraiment entendre, c’est la fin.
Eh bien, on pourrait croire, songea Roland, et il n’aurait pas été surpris d’entendre que ses trois compagnons se faisaient à peu près la même réflexion.
— Je suis resté une semaine à l’hôpital. Quand ils m’ont laissé sortir, ils m’ont envoyé en maison de santé, dans le Queens. Le premier endroit qu’ils m’ont proposé était beaucoup plus près, à Manhattan, mais il était en relation avec le Foyer — il arrivait qu’on y envoie du monde. J’avais peur, si j’allais là-bas, de recevoir une autre visite des Frères Hitler.
— Et alors ? demanda Susannah.
— Non. Le jour de ma visite à Rowan dans la chambre 577 de l’hôpital Riverside, ce jour où j’y ai atterri moi-même, c’était le 19 mai 1981. Et c’est le 25 que je suis parti pour le Queens à l’arrière d’un camion, en compagnie de trois ou quatre autres estropiés. Je dirais que c’est environ six jours plus tard, juste avant de quitter la maison de santé et de reprendre la route, que j’ai vu l’article dans le Post. C’était en première page, DEUX HOMMES TROUVÉS MORTS PAR BALLE À CONEY ISLAND, disait le gros titre. SELON LA POLICE, IL S’AGIRAIT D’UNE VENGEANCE MAFIEUSE. Parce qu’ils avaient eu le visage et les mains brûlés à l’acide. Malgré ça, les flics ont pu les identifier : Norton Randolph et William Garton, tous deux originaires de Brooklyn. Il y avait des photos. Des photos d’identité judiciaires : ils avaient tous les deux un casier chargé. Et c’étaient bien mes lascars. George et Lennie.
— Vous pensez que c’est les ignobles qui les ont eus, pas vrai ? demanda Jake.
— Oui. La vengeance, c’est une vraie saloperie.
— Est-ce que les journaux les ont identifiés comme les Frères Hitler ? demanda Eddie. Parce que, mon vieux, on se faisait encore peur avec ces gars-là, quand moi je suis arrivé dans le circuit.
— Il y a eu des suppositions dans ce sens-là, dans la presse à scandale, dit Callahan, mais je parierais qu’au fond d’eux, les journalistes qui avaient couvert les meurtres et les mutilations des Frères Hitler savaient que c’étaient Randolph et Garton — après leur disparition, il n’y a plus rien eu, à part quelques pâles copies à contrecœur. Mais personne dans la presse à scandale ne veut tuer le croque-mitaine, parce que c’est lui, la poule aux œufs d’or.
— Bon sang, fit Eddie. Vous avez vraiment roulé votre bosse.
— Et encore, vous n’avez pas entendu le dernier acte. C’est du grand spectacle.
D’un moulinet de la main, Roland lui fit signe de poursuivre, mais sans y mettre trop d’urgence. Il s’était roulé une cigarette et affichait un air satisfait, comme ses trois compagnons lui en avaient rarement vu. Seul Ote, endormi aux pieds de Jake, avait l’air encore plus serein.
— Quand j’ai quitté New York pour la deuxième fois, j’ai cherché ma passerelle, j’ai traversé le pont George-Washington avec mon sac à dos et ma bouteille. Mais ma passerelle avait disparu. Dans les deux mois qui ont suivi, j’ai eu de temps à autre des aperçus des autoroutes occultes — et je me rappelle avoir vu passer un billet de dix dollars à l’effigie de Chadbourne —, mais c’était très rare. J’ai vu tout un tas de vampires de Type Trois et je me rappelle m’être dit qu’ils se multipliaient à grande vitesse. Mais je n’ai rien tenté contre eux. C’était comme si j’avais perdu l’impulsion, tout comme Thomas Hardy avait perdu l’envie d’écrire des romans, ou Thomas Hart Benton celle de peindre des fresques. « Ce ne sont que quelques moustiques, je me disais, laisse-les partir. » Ma seule préoccupation, en débarquant dans une nouvelle ville, c’était de trouver l’agence Brawny Man, Manpower ou Job Guy[14] la plus proche, et aussi de dénicher un bar où je me sente bien. Je préférais les endroits qui ressemblaient à l’Americano ou au Blarney Stone, à New York.
— Vous aimiez bien un chouette cadre avec votre petit verre, en d’autres termes, résuma Eddie.
— C’est exact, répondit le Père Callahan en regardant Eddie comme un alter ego. Vrai ! Et je protégeais ces endroits-là jusqu’au moment de partir. Ce qui veut dire que je ressortais de mon bar de quartier favori juste un peu pompette, et que j’allais finir la soirée — la partie braillarde, avec vomi sur la chemise — ailleurs. Al fresco, le plus souvent.
— Qu’est-ce… commença Jake.
— Ça veut dire qu’il allait se saouler dehors, trésor, lui expliqua Susannah.
Elle lui ébouriffa les cheveux, puis fit la grimace et porta la main à son ventre.
— Vous allez bien, sai ? demanda Rosalita.
— Oui, mais si vous avez quelque chose à boire avec des bulles, j’en prendrais volontiers.
Rosalita se leva, et donna en passant une petite tape sur l’épaule de Callahan.
— Continuez, mon père, ou il sera deux heures du matin et les chats hurleront dans les bad-lands que vous serez loin d’avoir fini.
— Très bien. J’ai bu, pour résumer. J’ai bu tous les soirs et j’ai raconté ma vie à qui voulait l’entendre, l’histoire de Lupe et de Rowan, et aussi de Rowena et du Noir qui m’avait ramassé dans le comté d’Issaquena, et de Ruta, qui était peut-être très drôle, mais qui n’était pas du tout une chatte siamoise. Et puis, mon délire terminé, je tombais dans les vapes.
Et ainsi de suite jusqu’à ce que j’arrive à Topeka. À la fin de l’hiver 1982. C’est là que j’ai touché le fond. Vous savez ce que ça veut dire, toucher le fond ?
Il y eut un long silence, puis ils acquiescèrent. Jake repensait au cours d’anglais de Mme Avery, et à sa composition de fin d’année. Susannah se rappelait Oxford, dans le Mississippi, et Eddie cette plage au bord de la Mer Occidentale, quand il se penchait au-dessus de cet homme qui allait devenir leur dinh, projetant de lui trancher la gorge parce que Roland ne voulait pas le laisser repartir par une de ces portes magiques pour aller choper un peu d’H.
— Pour moi, le fond, ç’a été une cellule de prison, reprit Callahan. C’était tôt le matin, et en fait j’étais quasiment sobre. Ce n’était pas une cellule de dégrisement, mais une vraie cellule, avec une couverture sur la paillasse et des toilettes où on pouvait s’asseoir. En comparaison de certains endroits où je m’étais retrouvé, on pouvait dire que là, je pétais dans le satin. Le seul inconvénient, c’était le gars de l’appel… et cette chanson.
La lumière qui coule à travers la petite fenêtre grillagée est grise, et par conséquent, elle lui fait la peau grise. Il a aussi les mains sales et couvertes d’égratignures. Le résidu sous certains de ces ongles est noir (crasse) et sous d’autres, marron (sang séché). Il se rappelle vaguement s’être battu avec quelqu’un qui n’arrêtait pas de lui donner du « monsieur », aussi en déduit-il qu’il est là en vertu du fameux article 48 du Code pénal, Voies de Fait sur Agent. Tout ce qu’il voulait — et ça, Callahan se le rappelle un peu mieux — c’était essayer le képi du gamin, qui était vraiment épatant. Il se souvient d’avoir tenté de convaincre le jeune flic (à voir la tête de celui-là, bientôt ils vont aller les recruter à la sortie de l’école, ou même à la crèche, du moins à Topeka), qu’il est toujours à la recherche de nouveaux chapeaux qui en jettent, qu’il porte toujours une casquette parce qu’il a la marque de Caïn sur le front. « Ça r’semb à une croaaa, se rappelle-t-il avoir dit (ou avoir essayé de dire), mais en fait, c’est la marga Gain. » Ce qui, dans son charabia d’ivrogne, est ce qu’il y a de plus proche de Marque de Caïn.
Il était vraiment bourré, ce soir-là, pourtant assis là sur la couchette, il ne se sent pas si mal que ça, en passant la main dans ses cheveux fous. Il n’a pas un goût très agréable dans la bouche — un peu comme si Ruta la Chatte Siamoise était venue y chier, pour dire la vérité —, mais sa tête ne lui fait pas trop mal. Si seulement les voix voulaient bien se taire ! Au bout du couloir, quelqu’un est en train d’égrener une liste interminable de noms, dans l’ordre alphabétique. Plus près de lui, quelqu’un chante sa chanson préférée : « Quelqu’un m’a, quelqu’un m’a, quelqu’un m’a sauvé le viiiiiiiie ce soir… »
— Naylor !… Naughton !… O’Connor !… O’Shaugnessy !… Oskowski !… Osmer !
C’est seulement alors qu’il comprend que c’est lui qui est en train de chanter, quand le tremblement lui remonte le long des mollets. Il remonte jusqu’aux genoux, puis dans les cuisses, gagnant en intensité. Il voit les plus gros muscles de ses jambes sursauter comme des pistons. Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Palmer !… Palmgren !
Le tremblement lui atteint l’entrejambe et le bas-ventre. Ses sous-vêtements s’assombrissent quand il sent la pisse les imprégner. En même temps, ses pieds se mettent à battre dans l’air, comme pour shooter dans des ballons de football invisibles. Je fais une crise cardiaque, se dit-il. Ça doit être ça. Je suis en train de partir. Salut les amis. Il essaie d’appeler à l’aide et rien ne sort de sa bouche, mis à part un halètement rauque. Ses bras s’agitent soudain dans tous les sens. Maintenant, il shoote dans des ballons de foot avec les pieds pendant qu’avec les bras il hurle Alléluia, et ce type dans le couloir va continuer comme ça jusqu’à la fin du siècle, peut-être même jusqu’à la prochaine Ère Glaciaire.
— Peschier !… Peters !… Pike !… Polovik !… Rance !… Rancourt !…
Le haut du corps de Callahan commence à se balancer violemment d’avant en arrière. Quand il penche vers l’avant, il est à deux doigts de perdre l’équilibre et de tomber par terre. Ses mains bondissent vers le haut. Ses pieds s’envolent. Soudain il sent comme une crêpe chaude en train de s’étaler sous ses fesses et il comprend qu’il vient de lâcher le chocolat.
— Ricupero !… Robillard !… Rossi !…
Il bascule vers l’arrière, directement dans le mur de béton blanchi, où quelqu’un a inscrit BANGO SKANK et JE VIENS DE FAIRE MA 19e DÉPRESSION NERVEUSE ! Puis vers l’avant, cette fois c’est tout le corps qui s’y met, avec l’enthousiasme d’un musulman à l’heure de la prière. Pendant quelques instants, il contemple le sol en ciment entre ses genoux nus, puis il bascule de nouveau et se retrouve face contre terre. Sa mâchoire, qui a quand même cicatrisé en dépit de ses beuveries nocturnes, se recasse en trois des quatre points de fracture. Mais, juste histoire de bien rééquilibrer les choses — quatre étant le nombre magique —, cette fois-ci il se casse aussi le nez. Il se retrouve allongé sur le sol, à se convulser comme un poisson hors de l’eau, en train d’étaler sur le sol un mélange de sang, de merde et de pisse. Ouais, je suis en train d’y passer, il se dit.
— Ryan !… Sannelli !… Scher !…
Mais progressivement, cet incroyable grand mal qui lui secoue tout le corps se transforme en petit mal, puis en simples soubresauts. Il se dit qu’il va venir quelqu’un, mais il reste seul, du moins au début. Les soubresauts s’arrêtent et il n’est plus que Donald Frank Callahan, étalé sur le sol d’une cellule à Topeka, au Kansas, où un peu plus bas dans le couloir, un homme continue d’énumérer tout l’alphabet.
— Seavey !… Sharrow !… Shatzer !…
Tout à coup, pour la première fois depuis des mois, il se rappelle comment la cavalerie a débarqué au moment où les Frères Hitler étaient sur le point de le trucider, dans cette laverie désaffectée sur la 47e Est. Et ils allaient réellement le faire — le lendemain ou le surlendemain, on n’aurait retrouvé qu’un certain Donald Frank Callahan, mort comme le maquereau légendaire, avec probablement ses couilles en guise de boucles d’oreilles. Mais la cavalerie est arrivée et…
Sauf que ce n’était pas la cavalerie, se dit-il, allongé sur le sol, le visage à nouveau en train d’enfler, bonjour nouvelle tête, tu ressembles vachement à la vieille tête. C’étaient la Voix Numéro Un et la Voix Numéro Deux. Sauf que ça non plus, ça ne colle pas. C’était deux hommes, dans la quarantaine au moins, peut-être même ayant déjà basculé de l’autre côté. C’était M. Ex-Libris et M. Gai Cocknif En Yom, quel que soit le sens de tout ce charabia. Et morts de peur, tous les deux. Et avec des raisons d’avoir peur. Les Frères Hitler n’en avaient peut-être pas défiguré mille comme le prétendait Lennie, mais ils en avaient mutilé pas mal, et tué aussi, et c’étaient une bonne paire de vipères, et oui, M. Ex Libris et M. Gai Cocknif avaient absolument toutes les raisons d’avoir peur. Ça s’était bien fini pour eux, mais ç’aurait pu mal se passer. Et si George et Lennie avaient retourné la situation ? Eh bien, au lieu de trouver un cadavre dans la Laverie de la Baie de la Tortue, ceux qui seraient arrivés là les premiers en auraient trouvé trois. L’histoire aurait fait la première page du Post, ça c’est sûr ! Mais ces gars avaient risqué leur vie, et voilà pour quoi ils l’avaient risquée, six ou huit mois plus tard : pour un connard d’ivrogne sale et émacié, aux sous-vêtements trempés de pisse d’un côté et dégoulinants de merde de l’autre. Buveur le jour, pomot la nuit.
Et c’est là que ça se produit. Dans le couloir, la voix qui récite est arrivée à Sprang, Steward, et Sudby. Dans cette cellule, un homme allongé sur le sol sale dans la longue lumière de l’aube touche finalement le fond, qui est, par définition, le point en dessous duquel on ne peut pas descendre, sauf à trouver une pelle et à se mettre à creuser.
De là où il est, allongé là et le regard glissant sur le sol, les moutons de poussière ressemblent à des bouquets d’arbres fantomatiques et les tas de crasse, à des collines dans un paysage minier et désertique. Il se dit : On est en quoi, février ? Février 1982 ? Quelque chose comme ça. Eh bien, je vais te dire, je me donne un an pour essayer de me ressaisir et de tout mettre au propre. Une année pour essayer de faire quelque chose — n’importe quoi — pour justifier le risque que ces deux gars ont pris. Si je peux faire quelque chose, je continuerai. Mais si en février 1983 je bois toujours, je me tuerai.
En bas du couloir, la voix est finalement arrivée à Targenfield.
Callahan se tut pendant un moment. Il but une gorgée de café, grimaça, et se versa une rasade de cidre, à la place.
— Je savais comment amorcer la remontée. Dieu sait que j’avais connu assez d’ivrognes ayant touché le fond dans les réunions des AA dans l’East Side. Alors quand ils m’ont laissé sortir, j’ai trouvé l’adresse des AA à Topeka, et j’y suis allé tous les jours. Je ne regardais ni en avant, ni en arrière. « Le passé, c’est de l’histoire ancienne, et l’avenir, c’est le mystère », ils disent. Sauf que cette fois, au lieu de m’asseoir au fond de la pièce et de ne rien dire, je me suis forcé à me placer au premier rang, et pendant les présentations, à dire : « Je m’appelle Don C. et je veux m’arrêter de boire. » Je le voulais vraiment, je le voulais chaque jour, mais les AA ont des dictons pour tout, et l’un d’eux est : « Fais semblant, jusqu’au jour où tu y arriveras. » Et petit à petit, j’y suis arrivé. Je me suis réveillé un jour de l’automne 1982 et je me suis rendu compte que je ne voulais vraiment plus boire. La compulsion, comme ils disent, avait disparu.
J’ai changé de décor. Durant la première année de sobriété, on n’est pas censé procéder à des changements radicaux dans sa vie, mais un jour, alors que j’étais dans Cage Park — dans la Roseraie Reinisch, en fait…
Il laissa sa voix se perdre, le regard posé sur eux.
— Quoi ? Vous connaissez cet endroit ? Ne me dites pas que vous connaissez le Reinisch !
— On y est allé, dit Susannah d’un ton calme. On a vu le train miniature.
— Voilà qui est incroyable, dit Callahan.
— Il est dix-neuf heures et tous les oiseaux chantent, dit Eddie.
Il ne souriait pas.
— Quoi qu’il en soit, c’est dans la Roseraie que j’ai repéré la première affichette. Nous RECHERCHONS CALLAHAN, NOTRE SETTER IRLANDAIS. CICATRICE SUR LA PATTE, CICATRICE SUR LE FRONT, GROSSE RÉCOMPENSE. Et cetera, et cetera. Ils avaient fini par trouver mon nom. J’ai décidé qu’il était temps de changer de décor, tant que je le pouvais encore. Alors je me suis rendu à Détroit, et j’y ai trouvé un foyer d’hébergement appelé le Refuge du Phare. C’était un refuge « alcoolisé ». En fait, c’était comme le Foyer, mais sans Rowan Magruder. Ils faisaient du bon boulot, là-bas, mais ils avaient du mal à garder la tête hors de l’eau. Je me suis inscrit. Et c’est là que je me trouvais en décembre 1983, quand ça s’est produit.
— Quand quoi s’est produit ? demanda Susannah.
C’est Jake Chambers qui répondit. Il savait, et peut-être était-il le seul parmi eux à être en mesure de savoir. Après tout, ça lui était arrivé à lui aussi.
— C’est là que vous êtes mort, fit Jake.
— Oui, c’est exact.
Callahan ne fit preuve d’aucune surprise. Comme s’ils étaient en train de discuter de la culture du riz, ou de déterminer si Andy marchait bien à l’énergie fantomique.
— C’est là que je suis mort. Roland, je me demandais si vous voudriez bien me rouler une cigarette ? Il semble que j’aie besoin de quelque chose d’un peu plus fort que du cidre de pomme.
Il y a une vieille tradition, au Phare, une tradition qui remonte à… eh bien, à quatre ans (il faut dire que le Refuge du Phare n’est en activité que depuis cinq ans). C’est de célébrer Thanksgiving dans le gymnase du lycée du Saint-Esprit, dans West Congress Street. Un petit groupe de pensionnaires décore la salle avec du papier crépon orange et marron, des dindes en carton, des fruits et des légumes en plastique. Les Amulettes de la Moisson à l’américaine, en somme. Il fallait avoir au moins deux semaines de sobriété continue derrière soi pour pouvoir postuler à cette tâche. Et aussi — et c’est une chose dont ont convenu entre eux Ward Huckman, Al McGowan et Don Callahan — aucun cerveau noyé n’est admis au Stand Décoration, peu importe depuis combien de temps il est sobre.
Le jour de la Dinde, presque une centaine de ce que Détroit fait de mieux en matière d’alcoolos, de toxicos et de sans-abri à moitié fous se réunissent au Saint-Esprit pour un merveilleux dîner à base de dinde, de patates, et de toutes les garnitures traditionnelles. Ils sont assis autour d’une douzaine de tables, au centre du terrain de basket (les pieds de tables ont été enveloppés de feutrine, et les convives sont en chaussettes). Avant d’attaquer (c’est la tradition), on fait rapidement un tour de table (« Si ça prend plus de six secondes, les gars, je vous coupe les vivres », les a prévenus Al) et chacun cite une chose qui lui inspire de la reconnaissance. Parce que c’est Thanksgiving, le jour des actions de grâce, mais aussi parce que l’un des principes du programme des AA, c’est qu’un alcoolique reconnaissant ne va pas se saouler, et qu’un drogué reconnaissant ne va pas se piquer.
Ça va vite, et comme Callahan est assis là, sans penser à quelque chose en particulier, quand son tour arrive, il lâche une phrase qui aurait bien pu lui attirer des ennuis. Au minimum, on l’aurait pris pour un type avec un sens de l’humour douteux.
— Je suis reconnaissant de ne pas avoir… commence-t-il, puis il se rend compte de ce qu’il était sur le point de dire et le retient de justesse.
Ils le regardent tous, dans l’attente, ces hommes avec leurs barbes de plusieurs jours, ces femmes bouffies et pâles aux cheveux plats, tous imprégnés de cette odeur de station de métro sale, l’odeur de la rue. Certains l’appellent déjà Paternel, mais comment le savent-ils ? Comment pourraient-ils le savoir ? Et que diraient-ils s’ils savaient le frisson qui le parcourt, quand il entend ce surnom ? À quel point il lui rappelle les Frères Hitler et l’odeur douce et enfantine de l’adoucissant ? Mais ils le regardent, tous. « Les clients. » Ward et Al le regardent, eux aussi.
— Je suis reconnaissant de ne pas avoir touché à l’alcool et à la drogue aujourd’hui, dit-il, se raccrochant in extremis aux bons vieux classiques de la maison, il y a toujours une raison de se sentir reconnaissant. Il entend le murmure de leur approbation, puis le voisin de Callahan dit qu’il est reconnaissant envers sa sœur de l’avoir invité pour Noël, et personne ne soupçonne que Callahan était à deux doigts de dire : « Je suis reconnaissant de ne pas avoir vu de vampires de Type Trois ou d’avis de recherche pour animaux perdus, récemment. »
Il pense que c’est parce que Dieu a accepté de le reprendre, du moins à l’essai, et que le pouvoir de la morsure de Barlow a enfin été annihilé. Il pense qu’il a perdu la malédiction de la vision, en d’autres termes. Il ne met pas cette hypothèse à l’épreuve en essayant de pénétrer dans une église, par exemple — le gymnase du Saint-Esprit, c’est largement assez pour lui, merci. La pensée ne l’effleure même pas — du moins, consciemment — qu’ils sont en train de s’assurer que le filet se resserre comme il faut autour de lui, cette fois-ci. Ils sont peut-être longs à la détente, comme Callahan finira par le comprendre, mais ils finissent par apprendre et ne renoncent pas facilement.
Puis, au début du mois de décembre, Ward Huckman reçoit une lettre, une lettre de rêve.
— C’est Noël avant l’heure, Don ! Attends de voir ça, Al ! lance-t-il en agitant la lettre d’un air triomphal. Si on la joue fine, les gars, les soucis pour l’année prochaine, envolés !
Al McGowan lui prend la lettre des mains, et au fur et à mesure de sa lecture, son expression de réserve et de concentration s’évanouit peu à peu. Lorsqu’il fait passer la lettre à Don, c’est avec un sourire jusqu’aux oreilles.
La lettre provient d’une firme avec des filiales à New York, Chicago, Détroit, Denver, Los Angeles et San Francisco. Elle est imprimée sur du vélin tellement luxueux qu’on aurait envie de se tailler une chemise dedans, rien que pour le sentir contre sa peau. Elle dit que la firme projette de faire don de vingt millions de dollars à vingt organisations caritatives à travers les États-Unis, à raison d’un million à chacune. Elle dit également que cette transaction doit se faire avant la fin de l’année civile 1983. Les bénéficiaires potentiels comprennent des services de distribution de repas, des refuges pour sans-abri, deux cliniques pour les indigents, et un programme expérimental contre le sida, à Spokane. Le Phare fait partie des foyers sélectionnés. La lettre porte la signature d’un certain Richard P. Sayre, vice-président exécutif, à Détroit. Tout a l’air en ordre, et le fait qu’ils soient tous les trois invités dans les bureaux de Détroit pour discuter de leur cadeau semble aussi réglo. La date du rendez-vous — pour Callahan, de son rendez-vous avec la mort — est fixée au 19 décembre 1983. Un lundi.
La lettre porte l’en-tête de la SOMBRA CORPORATION.
— Et vous y êtes allé, dit Roland.
— Nous y sommes tous allés, précisa Callahan. Si l’invitation s’était adressée à moi seul, je ne l’aurais pas fait. Mais puisqu’ils nous convoquaient tous les trois… et qu’ils disaient vouloir nous donner un million de dollars… vous avez la moindre idée de ce que représente un million de dollars, pour une boîte toujours à deux doigts de fermer boutique, comme le Foyer ou le Phare ? Surtout en plein milieu des années Reagan ?
Susannah sursauta en entendant ce nom. Eddie lui lança un regard ouvertement triomphal. Callahan eut visiblement très envie de demander la raison de cet aparté, mais Roland lui fit son petit geste d’impatience, et cette fois il se faisait vraiment tard. Presque minuit. Pourtant, aucun membre du ka-tet de Roland n’avait l’air de s’endormir. Tous étaient concentrés sur le Père Callahan, pendus à ses moindres paroles.
— Avec le recul, voilà ce que je crois, reprit Callahan, en se penchant vers l’avant. Il y a une sorte de pacte d’association entre les vampires et les ignobles. Je crois qu’en remontant assez loin, on trouverait l’origine de cette association dans la terre des ténèbres. À Tonnefoudre.
— Ça ne fait aucun doute, confirma Roland, et ses yeux bleus scintillaient dans sa figure pâle et fatiguée.
— Les vampires — sauf les Type Un — sont stupides. Les ignobles sont plus malins, mais pas tant que ça. Sinon je n’aurais pas pu leur échapper aussi longtemps. Et puis quelqu’un a fini par s’intéresser à mon cas — un agent du Roi Cramoisi, je dirais. On a écarté les ignobles de mon chemin, ainsi que les vampires. Au cours des derniers mois, je n’avais plus vu d’affichettes ou de messages à la craie sur les trottoirs de West Fort Street ou de Jefferson Avenue. Quelqu’un a pris les commandes, voilà ce que je me suis dit. Quelqu’un de beaucoup plus malin. Et un million de dollars !
Il secoua la tête, et un pâle sourire d’amertume se dessina sur ses lèvres. C’est ce qui m’a aveuglé, en fin de compte. L’argent, rien que l’argent. « Oh oui, mais c’est pour une bonne cause », je me répétais ça… et on se le répétait les uns aux autres, bien sûr. « Cette somme nous rendra indépendants pendant au moins cinq ans ! Plus besoin d’aller mendier au Conseil Municipal de Détroit, le chapeau à la main ! » Bien sûr. Il ne m’est venu à l’idée que plus tard qu’il y avait une autre vérité derrière tout ça, une vérité toute simple : l’appât du gain, même pour une bonne cause, reste l’appât du gain.
— Que s’est-il passé ? demanda Eddie.
— Eh bien, nous avons honoré notre rendez-vous, répondit le Père, un sourire effroyable aux lèvres. Au Tishman Building, situé au 982 de Michigan Avenue, l’une des adresses les plus prestigieuses du coin. Le 19 décembre, à 16 h 20.
— Drôle d’heure pour un rendez-vous, fit remarquer Susannah.
— C’est aussi ce qu’on s’est dit, mais qui s’embarrasse de ce genre de broutilles, quand il y a un million de dollars en jeu ? Après une longue discussion, nous avons fini par tomber d’accord avec Al — ou plutôt avec la mère d’Al. Selon elle, il fallait se présenter à tout rendez-vous important avec cinq minutes d’avance, ni plus ni moins. Aussi nous sommes-nous retrouvés dans le hall du Tishman Building à 16 h 10, tirés à quatre épingles ; nous avons trouvé la Sombra Corporation sur le tableau de l’entrée, et nous sommes montés au trente-troisième étage.
— Vous aviez fait des recherches, sur cette compagnie ? demanda Eddie.
Callahan le regarda d’un air de dire : « D’après toi ? »
— Selon les informations dénichées à la bibliothèque, la Sombra était une société à nombre d’actionnaires limité — pas de cotation en Bourse, en d’autres termes — dont l’activité principale consistait à racheter d’autres compagnies. Ils étaient spécialisés dans la haute technologie, l’immobilier et le bâtiment. C’était apparemment tout ce qu’il y avait à savoir. Le capital était visiblement un secret bien gardé.
— Le siège était aux États-Unis ? demanda Susannah.
— Non. À Nassau, aux Bahamas.
Eddie sursauta, se remémorant l’époque où il faisait le passeur de cocaïne, et la chose au teint cireux à laquelle il avait acheté son dernier chargement de poudre.
— J’y suis allé, fit-il. Mais je n’ai vu personne de la Sombra Corporation.
Mais en était-il bien certain ? Et si la chose au teint cireux avec son accent british travaillait en fait pour la Sombra ? Était-il tellement inconcevable qu’ils soient impliqués dans le trafic de drogue, en plus de leurs autres affaires ? Eddie pensait que non. Ça supposait au moins un lien avec Enrico Balazar.
— Quoi qu’il en soit, ils nous ont sorti tous les registres et les livres de compte annuels, poursuivit Callahan. Des comptes obscurs, mais des comptes, noir sur blanc. Et des gros chiffres. Je ne sais pas ce que fait la Sombra, au juste, et je suis presque convaincu que la plupart des employés que nous avons croisés dans leurs bureaux étaient des figurants, en costumes et tout.
On a pris l’ascenseur. La réception était superbe — avec tableaux d’impressionnistes français au mur, bien entendu — et la réceptionniste elle-même se fondait bien dans le décor. C’était le genre de femme — pardon, Susannah — dont vous vous dites, quand vous êtes un homme, que si vous avez la chance de toucher ses seins, vous aurez la vie éternelle.
Eddie éclata de rire, lança un regard de côté à Susannah, puis s’arrêta instantanément.
— Il était 16 h 17. On nous a invités à nous asseoir. Ce qu’on a fait. On était extrêmement nerveux. Les gens allaient et venaient. De temps en temps, une porte s’ouvrait à notre gauche, et on apercevait tout un étage rempli de bureaux et de box de travail. Des téléphones sonnaient, des secrétaires traversaient la pièce avec des dossiers dans les mains, et il y avait en bruit de fond le ronronnement d’une grosse photocopieuse. S’il s’agissait d’un piège — et je pense que c’était le cas — c’était aussi bien agencé qu’un film de Hollywood. J’étais un peu anxieux à cause du rendez-vous avec M. Sayre, mais pas plus que ça. C’était extraordinaire, quand même. J’étais plus ou moins tout le temps en cavale depuis le jour où j’avais quitté ’Salem’s Lot, huit ans auparavant, et j’avais développé un système d’alarme plutôt performant, pourtant il n’a rien fait de plus que gazouiller, ce jour-là. Si on pouvait joindre John Dillinger par le biais d’une planche ouija, il dirait grosso modo la même chose de sa soirée au cinéma, avec Anna Sage.[15]
À 16 h 19, un jeune homme en chemise rayée et cravate qui avait l’air d’un mannequin Hugo Boss est venu nous chercher. On nous a fait dévaler un couloir, devant des bureaux très classe, avec dans chacun un jeune cadre très classe qui travaillait d’arrache-pied, pour ce que j’ai pu en voir — et on est arrivé à la double porte, au bout du couloir. Dessus, une plaque indiquait : SALLE DE CONFÉRENCE. Notre guide a ouvert la porte. Il a dit : « Dieu le Père vous attend, messieurs. » Je me le rappelle très clairement. Il a dit « Dieu le Père ». C’est à ce moment-là que mes alarmes périphériques se sont déclenchées, mais alors il était déjà bien trop tard. C’est allé très vite, vous voyez. Ils n’ont pas…
Tout va très vite. Ils sont après Callahan depuis bien longtemps, mais là, ils ne perdent pas de temps à exulter de triomphe. La porte claque derrière eux, beaucoup trop fort, assez fort pour faire trembler les montants. Les jeunes cadres qui commencent à dix-huit mille dollars par an savent fermer les portes d’une certaine manière — avec du respect pour l’argent et le pouvoir — et là, c’est différent. Là, on dirait que c’est un poivrot en colère ou un camé en manque qui vient de faire claquer cette porte. Ou un dingue, bien sûr. Les dingues sont les meilleurs claqueurs de porte, toutes catégories confondues.
Le système d’alarme de Callahan hurle maintenant tout ce qu’il sait, et quand il balaie du regard la salle de conférence, avec sa gigantesque baie vitrée qui offre une vue fantastique sur le Lac Michigan, il constate qu’il a toutes les raisons de s’affoler, et il se dit : Mon Dieu, Sainte Marie, mère de Dieu, comment j’ai pu être aussi stupide ? Il voit treize personnes dans la pièce. Trois d’entre elles sont des ignobles, et c’est la première fois qu’il les voit de près, avec leurs gros visages à l’air maladif, leurs yeux rouges qui brillent, et leurs lèvres épaisses, féminines. Tous les trois fument. Les neuf suivants sont des Type Trois. La treizième personne présente dans la salle de conférence porte une chemise criarde avec une cravate qui jure complètement, la vraie panoplie d’ignoble, pas de doute, mais il a un visage maigre et rusé, plein d’intelligence et d’humour noir. Il a sur le front un cercle de sang rouge, mais qui n’a l’air ni de couler, ni de se coaguler.
On entend un crépitement violent. Callahan fait volte-face et voit Al et Ward s’effondrer. De part et d’autre de la porte par laquelle ils sont entrés se tiennent les numéros quatorze et quinze, un ignoble et une ignoble, avec en main des matraques électriques.
— Vos amis vont s’en tirer, Père Callahan.
Il se retourne à nouveau. C’est l’homme au front marqué du cercle de sang. Il doit avoir une soixantaine d’années, mais c’est difficile à évaluer. Il porte une chemise jaune très chargée et une cravate rouge. Lorsqu’un sourire anime ses lèvres fines, il découvre une rangée de dents en pointe. C’est Sayre, se dit Callahan. Sayre, ou le type qui a signé cette lettre, quel que soit son nom. C’est lui qui a monté cette histoire.
— Vous non, en revanche, ajoute-t-il.
Les ignobles l’observent avec une sorte d’avidité : le voilà enfin, leur clébard perdu avec sa patte brûlée et sa cicatrice au front. Les vampires ont l’air plus intéressés. Il les voit presque trépigner, dans leur aura bleue. Et tout à coup, Callahan entend le carillon. Faiblement, un peu assourdi, mais le carillon tout de même. Qui l’appelle.
Sayre — si c’est bien son nom — se tourne vers les vampires.
— C’est bien lui, dit-il d’un ton neutre. Il a tué des centaines de vos semblables, dans une douzaine de versions de l’Amérique. Mes amis que voilà — et d’un geste il désigne les ignobles — se sont montrés incapables de le localiser, mais bien entendu ils ont l’habitude de traquer des proies moins suspicieuses, d’ordinaire. Quoi qu’il en soit, il est bien là. Allez-y, il est à vous. Mais ne le tuez pas !
Il se tourne vers Callahan. Le trou dans son front se remplit et se met à briller, mais sans jamais couler. C’est un œil, se dit Callahan. Un œil de sang. Qui regarde, de l’autre côté ? Qu’est-ce qui regarde, et où se cache cette chose ?
Sayre dit :
— Tous ces amis proches du Roi sont porteurs du virus du sida. Vous savez sans doute de quoi je parle ? C’est ça qui vous tuera, nous y veillerons. Qui vous mettra hors course pour toujours, dans ce monde et dans tous les autres. Ce n’est pas un endroit pour un type de votre espèce, de toute façon. Pour un faux prêtre comme vous.
Callahan n’hésite pas une seconde. S’il hésite, il sera perdu. Ce n’est pas du sida qu’il a peur, c’est de les laisser poser leurs lèvres immondes sur lui, de les laisser l’embrasser comme il a vu l’autre embrasser Lupe Delgado, dans la ruelle. Il ne doit pas les laisser gagner. Après tout ce chemin parcouru, tous ces boulots, toutes ces cellules de prison, après avoir réussi à devenir sobre au Kansas, il ne peut pas les laisser gagner.
Il n’essaie pas de les raisonner. Toute palabre est impossible. Il se précipite juste derrière l’énorme table en acajou qui trône au milieu de la pièce. L’homme à la chemise jaune, soudain alerté, se met à hurler : « Attrapez-le ! Attrapez-le ! » Des mains claquent sur sa veste — qu’il a spécialement achetée chez Grand River, Vêtements pour hommes — mais il les esquive. Il a le temps de se dire La fenêtre ne lâchera pas, elle est en verre renforcé, du verre antisuicide, et elle ne se cassera pas… et il a juste le temps d’implorer Dieu pour la première fois depuis que Barlow l’a forcé à boire son sang empoisonné.
— Aidez-moi, je Vous en supplie, aidez-moi ! crie le Père Callahan, et il fonce contre la vitre, épaule la première.
Une main lui gifle la tête, essaie de le saisir par les cheveux, puis le relâche. Tout autour de lui, la vitre explose et il se retrouve soudain debout dans l’air froid, entouré de rafales de neige. Il regarde en bas, entre ses chaussures noires qu’il a aussi achetées pour l’occasion, et il voit Michigan Avenue, avec ses voitures qui ressemblent à des jouets et ses piétons qui ressemblent à des fourmis.
Il les sent — Sayre et ses ignobles, et ces vampires qui étaient censés l’infecter et le mettre hors course pour toujours — il les sent, agglutinés autour de la vitre brisée, le regard incrédule.
Et il se dit : Voilà qui me met effectivement hors course… pas vrai ?
Et il se dit, avec l’émerveillement d’un enfant : C’est la dernière pensée que j’aurai jamais. C’est l’au revoir. Et il tombe.
Callahan s’interrompit et jeta un regard à Jake, presque timidement.
— Tu t’en souviens ? Je veux dire, du moment… — il s’éclaircit la gorge — du moment de la mort ?
Jake hocha gravement la tête.
— Pas vous ?
— Je me souviens d’avoir regardé Michigan Avenue entre mes chaussures neuves. Je me rappelle la sensation d’être debout, là, au milieu des bourrasques de neige. Je me rappelle Sayre derrière moi, qui braillait dans une autre langue. Qui jurait. Des mots aussi gutturaux ne pouvaient être que des jurons. Et je me rappelle m’être dit : Il a peur. Et ç’a été ma toute dernière pensée, que Sayre avait peur. Puis il y a eu un intervalle d’obscurité. Je flottais. J’entendais le carillon, mais au loin. Puis le son s’est rapproché. Comme si un engin à moteur me fonçait dessus à toute vitesse.
Il y a eu de la lumière. J’ai vu de la lumière dans les ténèbres. J’ai cru que je vivais une expérience de décorporation comme Kûbler-Ross, alors je suis allé vers la lumière. Je me moquais de là où j’atterrirais, du moment que ce n’était pas sur le bitume de Michigan Avenue, écrabouillé et sanguinolent, avec une foule réunie autour de moi. Mais je ne voyais pas comment ça pourrait arriver. On ne tombe pas de trente-trois étages pour reprendre conscience ensuite.
Et puis je voulais échapper au carillon. Il devenait de plus en plus fort. Mes yeux se sont mis à pleurer. J’avais les oreilles en feu. J’étais heureux d’avoir encore des yeux et des oreilles, mais le carillon rendait cette gratitude très accessoire.
Je me suis dit : Il faut que tu ailles vers la lumière, et j’ai plongé. J’ai…
Il ouvre les yeux, mais avant ça, il prend conscience de l’odeur. L’odeur du foin, mais très faible, presque éventée. Un fantôme d’odeur, on pourrait dire. Et lui ? Est-il un fantôme ?
Il se redresse et regarde autour de lui. Si c’est la vie après la mort, alors tous les livres du monde, y compris celui dont il s’est servi pour prêcher, se trompent. Parce qu’il n’est ni au paradis, ni en enfer ; il est dans une étable. Sur le sol, il voit de vieux brins de paille. Les fissures dans les murs de planches laissent filtrer des flots de lumière éclatante. C’est la lumière qu’il a suivie à travers les ténèbres, se dit-il. C’est la lumière du désert. A-t-il des raisons objectives de penser ça ? Peut-être. L’air est sec dans ses narines. C’est comme respirer l’air d’une autre planète.
C’est peut-être ça. Peut-être que c’est la Planète de la Vie après la mort.
Il entend toujours le carillon, à la fois merveilleux et horrible, mais il s’évanouit… puis disparaît. Le vent chaud souffle doucement. Il en passe un peu entre les planches des murs, et quelques brins de paille se soulèvent du sol, exécutent une petite danse lasse, puis retombent.
Puis vient l’autre bruit. Comme un martèlement arythmique. Une machine, et pas au mieux de sa forme, à en juger par le bruit. Il se lève. Il fait chaud ici, et il se retrouve immédiatement le visage et les mains en sueur. Il baisse les yeux vers le bas de son corps et constate que ses beaux habits Grand River ont disparu. Il porte un jean et une chemise chambray délavée. Aux pieds, il a une paire de bottes fatiguées, aux talons éculés. Elles ont l’air d’avoir parcouru maints kilomètres desséchés. Il se penche et se palpe les jambes, à la recherche d’éventuelles fractures. Il ne semble pas en avoir. Il fait de même avec les bras. Aucune trace de fractures. Il essaie de claquer des doigts. Pas de problème, il entend le petit bruit de brindilles sèches qui cassent.
Il pense : Est-ce que toute ma vie n’était qu’un rêve ? Est-ce que c’est ça, la réalité ? Si c’est le cas, qui suis-je, et qu’est-ce que je fais ici ?
Et des ombres profondes derrière lui monte ce martèlement fatigué : boum-BOUM-boum-BOUM-boum-BOUM.
Il se tourne en direction du bruit et reste bouche bée. Dressée au milieu de l’étable abandonnée, il voit une porte. Elle n’est pas encastrée dans un mur, elle se tient là, toute seule. Elle a des gonds, mais pour ce qu’il en voit, ils s’articulent dans le vide. Des hiéroglyphes sont gravés à mi-hauteur du panneau. Il ne parvient pas à les déchiffrer. Il s’approche, comme si ça devait l’aider à comprendre. Et c’est ce qui se produit, en un sens. Car il voit le bouton de porte en cristal, gravé d’une rose. Et il a lu Thomas Wolfe : une pierre, une rose, une porte dérobée ; une pierre, une rose, une porte. Il ne voit pas de pierre, mais c’est peut-être le sens du hiéroglyphe.
Non, se dit-il, Non, ce mot signifie DÉROBÉ. Peut-être que la pierre, c’est moi.
Il tend la main et touche le bouton en cristal. Comme si c’était un signal.
(un sigleu, pense-t-il) le martèlement de la machine cesse. Au loin, très faiblement, il entend le carillon. Il essaie de faire tourner le bouton. Sans succès. Pas le moindre mouvement. Il pourrait aussi bien être moulé dans le béton. Dès qu’il retire sa main, le carillon se tait.
Il contourne la porte, et la porte disparaît. Il avance encore et elle est revenue. Il fait lentement le tour trois fois, notant les points exacts d’apparition et de disparition. Il fait marche arrière. Pareil. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il reste un certain temps à contempler la porte, en réfléchissant, puis il se dirige vers la machine au fond de l’étable. Il n’a mal nulle part lorsqu’il marche, alors s’il a fait une grosse chute, son corps n’a pas été prévenu, mais bon dieu, quelle chaleur là-dedans !
Il voit des box pour chevaux, abandonnés depuis longtemps. Il y a aussi un vieux tas de foin, et juste à côté, une couverture pliée proprement, et ce qui ressemble à une planche à pain. Et sur la planche, une lanière de viande séchée. Il la prend, la renifle, elle sent le sel. Et il l’engloutit. Il ne craint pas vraiment l’empoisonnement. Comment pourrait-on empoisonner un homme déjà mort ?
Tout en mâchonnant, il reprend ses explorations. À l’arrière de l’étable, il trouve une petite pièce, comme ajoutée après coup. Là aussi, la lumière filtre par les fissures dans les murs en bois, assez en tout cas pour lui permettre de voir la machine, posée sur une dalle de ciment. Tout dans cette étable sent l’abandon et les années qui ont passé, mais ce gadget, qui rappelle une trayeuse mécanique, paraît flambant neuve. Ni rouille, ni poussière. Il s’en approche. Un tuyau chromé sort d’un côté. Avec un tuyau d’écoulement juste en dessous. L’anneau d’acier autour a l’air humide. Sur le dessus de la machine, il y a une petite plaque de métal, et à côté, un bouton rouge. Il déchiffre l’inscription gravée sur le métal :
Le bouton rouge porte l’inscription « marche ». Callahan appuie dessus. Le martèlement fatigué repart, et au bout de quelques secondes de l’eau jaillit du tuyau chromé. Il place la main sous le jet. L’eau est glaciale, surtout sur sa peau brûlante. Il boit. L’eau n’est ni douce ni amère, et il se dit : Les choses comme le goût ne doivent plus exister, dans les grandes profondeurs. C’est…
— Salut, paternel.
Callahan pousse un cri de surprise. Il lève brutalement les mains, et l’espace d’une seconde, des gouttes d’eau scintillent comme des joyaux dans un rayon de soleil poussiéreux jaillissant entre deux planches disjointes. Il pivote sur les talons usés de ses bottes. Dans l’embrasure de la porte se tient un homme en robe à capuche.
C’est Sayre, pense-t-il. C’est Sayre, il m’a suivi, il est passé par cette foutue porte…
— Calme-toi, dit l’homme. « Laisse reposer les réacteurs », comme dirait le nouvel ami du Pistolero.
Puis, sur le ton de la confidence :
— Il s’appelle Jake, mais la gouvernante le surnomme ’Bama.
Et, avec cet air ravi de quelqu’un qui vient d’être frappé par une idée géniale, il ajoute :
— Je voudrais te les montrer ! Tous les deux ! Mais peut-être est-il trop tard ! Suis-moi !
Il tend la main. Les doigts que Callahan voit surgir de la manche sont longs et blancs, mais bizarrement déplaisants. Comme de la cire. Mais Callahan ne fait pas mine de bouger, alors l’homme en robe s’adresse à lui d’une voix raisonnable.
— Viens. Tu ne peux pas rester ici, tu sais. Ce n’est qu’un relais de diligence, et plus personne ne s’y arrête depuis bien longtemps. Viens.
— Qui êtes-vous ?
L’homme en robe fait un « ts-ts-ts » impatient.
— Pas le temps, Paternel. Le nom, le nom, qu’est-ce qu’un nom, comme l’a dit quelqu’un. Shakespeare ? Virginia Woolf ? Qui s’en souvient ? Viens, et je te montrerai des merveilles. Et je ne te toucherai pas ; je marcherai devant toi. Tu vois ?
Il se retourne. Sa robe tourbillonne, comme la corolle d’une robe de soirée. Il retourne dans l’étable, et au bout d’un moment, Callahan le suit. La pompe ne lui est d’aucune utilité, de toute manière. Cette pièce n’est qu’un cul-de-sac. À l’extérieur de l’étable, il pourra peut-être courir.
Mais courir où ?
Eh bien, ça reste à voir, pas vrai ?
L’homme en robe frappe à la porte, en passant devant.
— Toc-toc-toc, Donnie la défroque, dit-il avec bonne humeur, en pénétrant dans le rectangle de lumière projeté par la porte de l’étable.
Callahan remarque qu’il porte quelque chose dans la main gauche. Une boîte, d’une trentaine de centimètres de long, de large et de profondeur. On la dirait faite du même bois que la porte. Ou peut-être dans le même bois, mais massif. En tout cas elle est plus foncée, et le grain en paraît encore plus serré.
Tout en observant attentivement l’homme en robe, dans l’intention de s’arrêter dès qu’il s’arrête, Callahan le suit dans la lumière du soleil. La chaleur est encore plus étouffante une fois qu’il est dehors, le genre de chaleur qu’on trouve dans la Vallée de la Mort. Et oui, en sortant de l’étable, il constate qu’ils sont bien dans le désert. À côté, un bâtiment croulant s’élève sur des fondations de grès en train de s’effriter. Il suppose que c’était l’auberge, autrefois. Ou bien un décor de western abandonné. De l’autre côté, il voit un corral, dont la plupart des piquets sont effondrés. Et au-delà, des kilomètres de sable jonché de pierres et de rochers. Rien d’autre que…
Si, si, il y a quelque chose ! Deux choses, même ! Deux minuscules points en mouvement, à l’horizon !
— Tu les vois ! Comme tu as de bons yeux, Paternel !
L’homme en robe — une robe noire, avec une capuche qui dissimule son visage pâle — se tient à une vingtaine de pas de lui. Il glousse. Callahan n’aime pas plus ce bruit que l’aspect cireux de ses mains. Il lui rappelle le bruit de souris trottinant sur des os. Ça n’a aucun sens, il le sait, mais…
— Qui êtes-vous ? Où sommes-nous, là ?
L’homme en noir pousse un soupir théâtral.
— Ce serait tellement long à expliquer, et on a si peu de temps. Appelle-moi Walter, si tu veux. Quant à cet endroit, c’est un relais, comme je viens de te le dire. Un petit sas entre les mugissements de ton monde et les braillements du suivant. Oh, tu t’es pris pour un grand vagabond, n’est-ce pas ? À suivre toutes ces autoroutes occultes ? Mais c’est maintenant que commence le vrai voyage, Paternel.
— Arrêtez de m’appeler comme ça ! s’écrie Callahan.
Il a déjà la gorge sèche. La chaleur du soleil semble s’accumuler sur le dessus de son crâne, il en sent presque le poids.
— Paternel, Paternel, Paternel ! réplique l’homme en noir.
Il a l’air irrité, mais Callahan sait qu’il est en train de rire, à l’intérieur. Il a comme l’impression que cet homme — s’il s’agit bien d’un homme — passe beaucoup de son temps à rire à l’intérieur.
— D’accord, pas la peine de se fâcher pour si peu. Je vais t’appeler Don. Ça te va, comme ça ?
Au loin, les petites taches noires tremblotent ; les vagues thermiques les font léviter, disparaître, puis réapparaître. Bientôt elles seront devenues invisibles.
— Qui est-ce ? demande-t-il à l’homme en noir.
— Des gens que tu rencontreras certainement, dit l’homme en noir d’un ton rêveur.
Son capuchon bouge ; pendant une seconde, Callahan aperçoit l’arête cireuse du nez et la courbe d’un œil, comme une petite coupe remplie de liquide noir.
— Ils vont mourir sous les montagnes. S’ils ne meurent pas sous les montagnes, il y a dans la Mer Occidentale des bestioles qui les mangeront tout crus. I-ce que chic !
Il éclate de nouveau de rire. Mais…
Mais tout à coup, tu as l’air beaucoup moins sûr de toi, mon ami, pense Callahan.
— Si tout le reste échoue, poursuit Walter, voilà qui les tuera.
Il brandit la boîte. De nouveau, faiblement, le carillon résonne, en un gazouillis déplaisant.
— Et qui va leur apporter ? Le ka, bien entendu, pourtant même le ka a parfois besoin d’un ami, d’un ka-mi. Et ce sera toi.
— Je ne comprends pas.
— Non, effectivement, constate l’homme en noir d’un air triste, et je n’ai pas le temps de t’expliquer. Je suis comme le Lapin Blanc dans Alice, je suis en retard, je suis en retard, pour un rendez-vous très important. Vois-tu, ils sont à ma poursuite, mais il fallait que je fasse un petit détour pour te parler. Vite-vite-vite ! Maintenant il faut que je repasse devant eux — sinon, comment les attirer là où je veux ? Toi et moi, Don, il nous faut en finir avec notre palabre, bien qu’elle ait été très courte, ce qui est regrettable. Allez, on retourne dans l’étable, amigo. Rapide comme un lapin !
— Et si je refuse ?
Sauf qu’il n’est pas question de « et si ». Plutôt se pendre que de retourner là-dedans. Pourquoi il ne demanderait pas à ce type de le laisser partir, pour essayer de rattraper les deux petites taches tremblotantes ? Pourquoi ne dirait-il pas à l’homme en noir : « C’est là que je suis censé être, là où ce que tu appelles le ka veut que je sois ? » Mais il connaît la réponse. Autant cracher dans l’océan.
Et comme pour confirmer ses suppositions, Walter lui dit :
— Peu importe ce que tu veux. Tu iras où le Roi décrétera que tu dois aller, et tu attendras là-bas. Si ces deux-là meurent en route — comme ce sera le cas, à n’en pas douter — alors tu vivras une vie rurale bien sereine dans l’endroit où je t’envoie, et c’est aussi là que tu mourras, chargé d’ans et avec un sentiment erroné mais sans doute très agréable de rédemption. Tu vivras à ton niveau de la Tour, bien longtemps après que je serai redevenu poussière, au mien. Voilà ce que je te promets, Paternel, parce que je l’ai vu dans la boule de cristal, vrai ! Et s’ils viennent ? S’ils te rejoignent là où tu vas ? Eh bien, dans ce cas fort peu probable, tu leur donneras toute l’aide que tu pourras, ce qui reviendra à les tuer. Ça en jette, pas vrai ? Tu ne dirais pas que ça en jette ?
Et il s’avance vers Callahan. Callahan recule vers l’étable, où l’attend la porte dérobée. Il ne veut pas y aller, mais il n’a pas le choix.
— Ne vous approchez pas de moi ! lance-t-il.
— Désolé, dit Walter, l’homme en noir. Je ne peux pas te donner satisfaction.
Il tend la boîte à Callahan, tout en ouvrant le couvercle.
— Arrêtez ! s’exclame Callahan avec dureté.
Parce que l’homme en robe noire ne doit pas ouvrir la boîte. Il y a quelque chose de terrible, dans cette boîte, quelque chose qui terrifierait Barlow lui-même, ce vampire malin qui a forcé Callahan à boire son sang et qui l’a renvoyé dans les prismes de l’Amérique comme un enfant pleurnicheur qui devient embêtant.
— Continue à reculer, et peut-être que j’arrêterai, le taquine Walter.
Callahan recule dans l’ombre légère de l’étable. Bientôt il se retrouvera à l’intérieur. Il n’y peut rien. Et il sent la présence de cette porte étrange à un seul côté, il la sent comme un poids.
— Vous êtes cruel ! hurle-t-il.
Les yeux de Walter s’écarquillent et, pendant un instant, il a l’air profondément blessé. Aussi absurde que ça puisse paraître, en regardant au fond des yeux insondables de cet homme, Callahan est presque certain qu’il est sincère. Et cette certitude lui retire tout espoir qu’il ne s’agisse là que d’un rêve, ou d’un dernier acte éclatant, avant la mort. Dans les rêves — dans les siens, en tout cas —, les méchants, ceux qui font peur, ne ressentent jamais d’émotions complexes.
— Je suis ce que le ka, le Roi et la Tour ont fait de moi. Comme chacun de nous. Nous sommes piégés.
Callahan se remémore les paysages de l’ouest qu’il a traversés comme en rêve : les silos oubliés, les couchers de soleil inconnus et les ombres longues, et sa joie amère tandis qu’il traînait son piège derrière lui, en chantant, jusqu’à ce que le cliquetis de ses propres chaînes finisse par jouer une jolie petite musique.
— Je sais, dit-il.
— Oui, je vois que tu le sais. Recule.
Callahan est de nouveau dans l’étable. Il sent l’odeur douce et presque éventée du vieux foin. Détroit lui paraît tellement loin, comme une hallucination. De même que tous ses souvenirs de l’Amérique.
— N’ouvrez pas ce truc, dit Callahan, et je ferai ce que vous demandez.
— Quel excellent paternel tu fais, Paternel.
— Vous avez promis de ne plus m’appeler comme ça.
— Les promesses sont faites pour être trahies, Paternel.
— Je ne pense pas que vous arriverez à le tuer, dit Callahan.
Walter fait la grimace.
— C’est l’affaire du ka, pas la mienne.
— Peut-être même que le ka n’y arrivera pas. Et s’il était au-dessus du ka ?
Walter recule, comme s’il venait de recevoir un coup. Je viens de blasphémer, se dit Callahan. Et avec ce type, j’ai comme l’impression que ça tient de l’exploit.
— Personne n’est au-dessus du ka, faux prêtre, lui crache l’homme en noir. Et la pièce au sommet de la Tour est vide. Je le sais.
Bien que Callahan ne voie pas vraiment de quoi parle l’homme en noir, sa réaction est prompte et sûre.
— Vous vous trompez. Dieu existe. Il attend de voir, depuis Son royaume. Il…
Puis une foule de choses se produisent en même temps. La pompe dans l’alcôve se remet en route, reprenant son martèlement. Callahan se cogne au bois lisse et lourd de la porte. L’homme en noir lance la boîte vers l’avant, tout en l’ouvrant. Et sa capuche bascule en arrière, révélant le visage pâle et grimaçant d’une fouine humaine. (Ce n’est pas Sayre, mais sur le front de Walter, comme une marque de caste hindoue, il aperçoit ce même cercle rouge rempli de sang, comme une blessure qui ne coule ou ne cicatrise jamais). Et Callahan voit ce qui se trouve à l’intérieur de la boîte : il voit la Treizième Noire, tapie sur du velours rouge comme l’œil visqueux d’un monstre qui aurait grandi dans l’ombre de Dieu. Et Callahan se met à hurler à sa vue, car il sent sa puissance infinie : la Treizième pourra l’envoyer où elle veut, jusqu’au fin fond de nulle part. Et dans un déclic, la porte s’ouvre. Et malgré son état de panique, Callahan est encore capable de penser C’est en ouvrant la boîte qu’il a ouvert la porte. Et il recule en chancelant. Il entend des voix hurler. L’une d’elles est celle de Lupe, qui demande à Callahan pourquoi il l’a laissé mourir. Une autre appartient à Rowena Magruder, qui lui dit que c’est ça, sa nouvelle vie, qu’il y est, quel effet ça lui fait ? Et il se couvre les oreilles des mains, mais il se prend les pieds dans ses bottes et bascule en arrière en pensant c’est en Enfer que cet homme en noir me pousse, c’est bel et bien l’Enfer. Et au moment où il lève les mains, l’homme à tête de fouine ouvre complètement la boîte qui contient cet œil, dans son orbite invisible. Et la boule bouge. Et Callahan se dit : Elle est vivante, cet œil a été arraché à un monstre au-delà du monde et mon Dieu, oh mon Dieu, il me voit.
Pourtant il prend la boîte. C’est la dernière chose au monde qu’il a envie de faire, mais il est dans l’incapacité de s’arrêter. Ferme-la, il faut que tu la fermes, pense-t-il, mais il tombe, il a trébuché (ou bien le ka de l’homme en robe l’a fait trébucher) et il tombe, il tombe en tournant sur lui-même. En dessous de lui, toutes les voix de son passé l’interpellent, lui font des reproches (sa mère veut savoir pourquoi il a laissé ce Barlow répugnant casser la croix qu’elle lui a achetée en Irlande) et, comble de l’absurde, il entend l’homme en noir lui crier « Bon voyage, Paternel ! »
Callahan atterrit sur un sol en pierre, jonché d’ossements de petits animaux. Le couvercle de la boîte se referme et il a une seconde de soulagement sublime… puis il se rouvre, lentement, dévoilant l’œil.
— Non, murmure Callahan. Je vous en prie, non.
Mais il ne parvient pas à refermer la boîte — toute force semble l’avoir déserté — et elle ne se referme pas d’elle-même. Aux confins de l’œil noir, une tache rouge apparaît, qui luit… qui croît. Callahan est frappé d’horreur, il la sent enfler en lui, lui remplir la gorge, menaçant de figer son cœur dans son éternité de glace. C’est le Roi, se dit-il. C’est l’Œil du Roi Cramoisi, qui regarde, depuis la Tour Sombre. Et c’est moi qu’il voit.
— NON ! hurle Callahan, allongé sur le sol d’une grotte dans la région nord de l’arroyo de Calla Bryn Sturgis, ce lieu qu’il finira par aimer.
— NON ! NON ! NE ME REGARDE PAS ! OH POUR L’AMOUR DE DIEU, NE ME REGARDE PAS !
Et pourtant l’Œil le regarde, et Callahan ne supporte pas son regard dément. C’est à ce moment-là qu’il s’évanouit. Il mettra trois jours à rouvrir les yeux, et alors il se trouvera parmi les Manni.
Callahan leur adressa un regard las. Ils avaient largement passé minuit, grand merci, et il ne leur restait maintenant plus que vingt-deux jours avant que les Loups viennent chercher leur butin d’enfants. Il termina son verre de cidre, grimaça comme s’il s’agissait de bourbon pur, puis reposa le gobelet vide.
— Et vous connaissez la suite, comme on dit. Ce sont Henchick et Jemmin qui m’ont trouvé, et quand Henchick a refermé la boîte, la porte s’est refermée elle aussi. Et la Grotte des Voix est devenue la Grotte de la Porte.
— Et vous, mon père ? demanda Susannah. Qu’ont-ils fait de vous ?
— Ils m’ont emmené dans la cabane de Henchick — dans son kra. C’est là que j’étais, quand j’ai ouvert les yeux. Tout le temps que je suis resté inconscient, ses femmes et ses filles m’ont fait boire de l’eau et du bouillon de poulet, au goutte à goutte, avec un chiffon imbibé.
— Par simple curiosité, combien de femmes a-t-il ? demanda Eddie.
— Trois, mais il ne peut avoir de relations qu’avec une seule à la fois, fit distraitement Callahan. Ça dépend des étoiles, ou quelque chose comme ça. Elles m’ont bien soigné. Et puis j’ai commencé à parcourir la ville ; à cette époque, on m’appelait le Vieux qui Marche. Je n’arrivais toujours pas bien à comprendre où j’étais, mais en un sens, mes errances passées m’avaient préparé à cette situation. Elles m’avaient renforcé, mentalement. Dieu sait qu’il y avait des jours où je pensais que tout ça se déroulait dans la seconde, ou les deux secondes précédant l’instant où j’allais m’écraser sur Michigan Avenue — que l’esprit se prépare à la mort en offrant une ultime et fabuleuse hallucination qui a vraiment l’apparence de toute une vie. Et il y avait des jours où je me disais que j’étais devenu ce que nous redoutions tous le plus au Foyer et au Phare : un cerveau noyé. Je pensais que peut-être on m’avait collé à coups de pied dans une institution minable quelque part, et que j’imaginais toute cette histoire. Mais disons surtout que j’acceptais la situation. Et j’étais heureux d’avoir finalement atterri dans un bon endroit, réel ou imaginaire.
Quand j’ai recouvré mes forces, je suis revenu à mes vieilles recettes, pour gagner ma vie, les vieilles recettes de la route. Il n’y avait pas d’agence Manpower à Calla Bryn Sturgis, mais c’étaient des années fastes, et il y avait beaucoup de travail pour un homme prêt à se remonter les manches. C’étaient les années de grand-riz, comme ils disent, même si le reste des récoltes et le bétail donnaient aussi de bons résultats. Et puis j’ai fini par me remettre à prêcher. Je n’ai pas pris consciemment la décision de le faire — Dieu sait que je n’ai pas prié pour ça — et quand j’ai commencé à en parler, je me suis rendu compte que ces gens savaient tout de l’Homme Jésus.
Il éclata de rire.
— En plus de l’En-Delà, d’Oriza, et de Buffalo Star… vous connaissez Buffalo Star, Roland ?
— Oh oui, fit le Pistolero, se remémorant un prêcheur de ce genre qu’il avait été forcé d’abattre.
— Mais ils écoutaient. Bon nombre d’entre eux, en tout cas, et quand ils ont offert de me construire une église, j’ai dit grand merci.
Et voilà l’histoire du Vieux. Comme vous pouvez le voir, vous en faites partie… deux d’entre vous, au moins. Jake, c’était après ta mort ?
Jake baissa la tête. Sensible à sa peine, Ote poussa un gémissement. Mais lorsque Jake prit la parole, ce fut d’une voix assez assurée.
— Après ma première mort. Avant la seconde.
Callahan fut visiblement troublé par cette réponse, et se signa.
— Tu veux dire que ça peut arriver plus d’une fois ? Sainte Marie mère de Dieu !
Rosalita les avait laissés parler. Elle revint avec une scintille. Celles posées sur la table s’étaient presque entièrement consumées, et la véranda baignait dans une lumière faible et vacillante qui était à la fois étrange et un peu lugubre.
— Les lits sont prêts, annonça-t-elle. Ce soir le garçon dormira avec le Père. Eddie et Susannah, comme avant-hier.
— Et Roland ? demanda Callahan, en haussant ses sourcils broussailleux.
— J’ai un petit coin douillet, pour lui, répondit-elle d’un ton impassible. Je lui ai montré un peu plus tôt.
— Ah oui, dit Callahan. Tiens donc. Bon, eh bien, c’est réglé, j’imagine.
Il se leva.
— Je ne me rappelle pas avoir été aussi fatigué depuis une éternité.
— Nous allons veiller encore quelques minutes, si cela vous sied, dit Roland. Rien que nous quatre.
— Comme vous voudrez, dit Callahan.
Susannah lui prit la main et l’embrassa impulsivement.
— Merci de nous avoir raconté votre histoire, mon père.
— C’était bon de pouvoir finir de la raconter, sai.
Roland demanda :
— La boîte est restée dans la grotte jusqu’à la construction de l’église ? De votre église ?
— Si fait. Je ne sais pas combien de temps. Huit ans, peut-être moins. Difficile à dire avec certitude. Mais il est venu un moment où elle a commencé à m’appeler. J’avais beau détester et craindre cet Œil, une partie de moi voulait le revoir.
Roland hocha la tête.
— Tous les fragments de l’Arc-en-Ciel du Magicien sont pleins de glam, mais on dit depuis toujours que la Treizième Noire est la pire. Maintenant je crois savoir pourquoi. C’est parce que c’est le véritable Œil du Roi Cramoisi, et il nous regarde.
— Quoi que ce soit, j’ai senti que ça m’appelait vers la grotte… et au-delà. À me chuchoter qu’il fallait que je reprenne mes pérégrinations, et à tout jamais. Je savais que je pourrais ouvrir la porte en ouvrant la boîte. La porte m’emmènerait où je voudrais. Et quand je voudrais ! Tout ce que j’avais à faire, c’était à me concentrer.
Callahan réfléchit un moment, puis se rassit. Il se pencha en avant et les regarda tour à tour, au-dessus de l’entrelacs noueux de ses mains croisées.
— Écoutez-moi, je vous prie. Nous avions un président, il s’appelait Kennedy. Il a été assassiné quelque treize ans avant mon arrivée à ’Salem’s Lot… il a été assassiné dans l’ouest.
— Oui, dit Susannah. Jack Kennedy. Dieu le garde — elle se tourna vers Roland — C’était un pistolero.
Roland haussa les sourcils.
— Vrai ?
— Si fait. Et je dis vrai.
— Quoi qu’il en soit, fit Callahan, on s’est toujours demandé si l’homme qui l’avait tué avait agi seul, ou bien si c’était un pion dans un complot bien plus vaste. Et il m’arrivait de m’éveiller en plein milieu de la nuit et de me dire : Pourquoi ne vas-tu pas voir ? Pourquoi ne te plantes-tu pas devant cette porte, la boîte dans les bras, en pensant très fort ; « Dallas, 22 novembre 1963 » ? Parce que si tu fais ça, la porte s’ouvrira, et tu pourras aller là-bas, exactement comme ce personnage dans l’histoire de M. Wells, celle de la machine à remonter le temps. Et peut-être que tu pourras changer le cours de ce qui s’est passé ce jour-là. S’il y a bien eu un tournant dans l’histoire de l’Amérique, c’est ce jour-là. En changeant ça, on changeait toute la suite. Le Viêt-Nam… les émeutes racistes… tout.
— Bon Dieu, fit Eddie avec respect, car on ne pouvait pas nier qu’une telle ambition forçait au moins le respect ; c’était ce qu’on faisait de mieux dans le genre, avec le capitaine à jambe de bois chassant la baleine blanche. Mais, mon père… si vous l’aviez fait et que ça avait tout changé, mais en pire ?
— Jack Kennedy n’était pas un homme mauvais, fit Susannah. Jack Kennedy était un homme bon. Un grand homme.
— Peut-être bien. Mais vous savez quoi ? Je pense qu’il faut un grand homme pour faire une grosse erreur. De plus, il aurait pu venir après lui un vrai méchant. Un Grand Chasseur du Cercueil qui n’en a pas eu l’occasion, à cause de Lee Harvey Oswald, ou qui qu’il soit.
Mais la boule ne permet pas ce genre de pensées, dit Callahan. Je crois qu’elle pousse les gens à des actes odieux, en leur susurrant à l’oreille qu’ils vont faire le bien. Que non seulement ils vont arranger un peu les choses, mais qu’ils vont tout arranger.
— Oui, acquiesça Roland, d’une voix aussi sèche qu’une brindille qui éclate dans les flammes.
— Vous pensez qu’un tel voyage dans le temps est possible ? demanda Callahan. Ou bien cette chose était-elle très persuasive, dans son mensonge ? Dans son Aura ?
— Je crois que c’est possible, répondit Roland. Et je crois que, quand nous quitterons La Calla, ce sera par cette porte.
— J’aimerais tellement pouvoir venir avec vous ! fit Callahan, avec une véhémence surprenante.
— Peut-être bien que ce sera le cas, dit Roland. Quoi qu’il en soit, vous avez fini par mettre la boîte — et la boule à l’intérieur — dans votre église. Pour la faire taire.
— Oui. Et ça a marché, dans une certaine mesure. Elle passe presque tout son temps à dormir.
— Pourtant vous avez dit que vous étiez allé deux fois vaadasch.
Callahan acquiesça. Cette violence, qui s’était enflammée comme une pomme de pin dans la cheminée, avait disparu tout aussi vite. À présent, il avait seulement l’air fatigué. Et très vieux.
— La première fois, c’était vers le Mexique. Vous vous rappelez, au tout début de mon histoire ? L’écrivain et l’enfant qui croyait ?
Ils firent oui de la tête.
— Une nuit, la boule m’a appelé pendant mon sommeil et m’a emmené vaadasch à Los Zapatos, au Mexique. C’était pour des obsèques. Les obsèques de l’écrivain.
— Ben Mears, dit Eddie. Le type de La Danse de l’air.
— Oui.
— Et des gens vous ont vu ? demanda Jake. Parce que nous, personne ne nous voyait.
Callahan secoua la tête.
— Non, mais ils me sentaient. Quand je marchais vers eux, ils s’écartaient. Comme si je m’étais transformé en courant d’air froid. En tout cas, le garçon était présent — Mark Petrie. Sauf que ce n’était plus un garçon. C’était un jeune homme. Ce qui m’a permis de déduire, de ça et de ce qu’il disait de Ben — « Il y a une époque où j’aurais dit que cinquante-neuf ans, c’était vieux », avait-il dit en guise d’introduction à son oraison — qu’on était au milieu des années 1990. Mais je ne suis pas resté longtemps… assez longtemps néanmoins pour vérifier que mon vieil ami du bon vieux temps s’en était bien tiré. Peut-être que j’avais fait une bonne action, à ’Salem’s Lot, après tout.
Il marqua une pause, puis poursuivit :
— Dans son oraison funèbre, Mark a parlé de Ben comme de son père. J’en ai été très profondément touché.
— Et la deuxième fois que la boule vous a envoyé vaadasch ? demanda Roland. Cette fois elle vous a envoyé au Château du Roi ?
— Il y avait des oiseaux. De gros oiseaux noirs. Et pour le reste, je ne peux en parler. Pas au beau milieu de la nuit.
La note dure dans la voix de Callahan ne supposait aucune contestation. Il se leva de nouveau.
— Une autre fois, peut-être.
Roland s’inclina.
— Grand merci.
— Vous ne rentrez pas, les amis ?
— Tout de suite, répondit le Pistolero.
Ils le remercièrent encore pour son récit (même Ote y alla de son aboiement endormi) et lui souhaitèrent bonne nuit. Ils le regardèrent s’éloigner et, pendant les quelques secondes qui suivirent, personne ne parla.
C’est Jake qui rompit le silence.
— Ce type, Walter, il était derrière nous, Roland ! Quand on a quitté le relais, il était derrière nous ! Et le Père Callahan aussi !
— Oui. À ce moment-là, Callahan faisait partie de notre histoire. J’en ai l’estomac serré. Comme si j’avais perdu la gravité.
Eddie se tamponna le coin de l’œil.
— Quand tu montres de telles émotions, Roland, ça me rend tout chaud et tout mou, à l’intérieur.
Roland lui lança un regard vide.
— Allez, quoi, arrête ce fou rire, commenta Eddie. Tu sais que j’adore ça quand tu comprends mes blagues, mais là tu en fais un peu trop.
— J’implore ton pardon, dit Roland avec un faible sourire. J’ai un humour du genre couche-tôt.
— Et le mien serait plutôt du genre à faire une nuit blanche, fit Eddie d’un ton jovial. Ça me tient éveillé. Il me raconte des histoires. Toc-toc, qui est là ? Tamitha. Tamitha qui ? Tamitha Culotte-à-l’envers. Ah-ah-ah !
— Ça va mieux ? demanda Roland quand il eut terminé.
— Pour le moment, oui. Mais ne t’inquiète pas, Roland, ça finit toujours par revenir. Je peux te poser une question ?
— Une question stupide ?
— Je ne crois pas. J’espère que non.
— Alors vas-y.
— Ces deux hommes qui ont sauvé la couenne de Callahan dans cette laverie de l’East Side — tu crois que c’était qui je crois que c’était ?
— Qui crois-tu que c’était ?
Eddie jeta un regard en direction de Jake.
— Et toi, Ô fils d’Elmer ? Une idée ?
— Bien sûr, répondit Jake. C’était Calvin Tower et cet autre type de la librairie, son ami. Celui qui m’a posé la devinette de Samson, et celle du fleuve.
Il claqua les doigts une fois, puis une deuxième, et un large sourire illumina son sourire.
— Aaron Deepneau.
— Et cette bague que Callahan a mentionnée ? lui demanda Eddie. Celle avec l’inscription Ex Libris ? Je n’ai vu aucun des deux porter ce genre de bague.
— Mais as-tu regardé ? demanda Jake.
— Non, pas vraiment ? Mais…
— Et rappelle-toi qu’on l’a vu en 1977, ajouta Jake. Et c’est en 1981 qu’ils ont sauvé la vie du Père. Peut-être que cette bague a été donnée à M. Tower dans les quatre ans qui ont suivi. Un cadeau. Ou bien il se l’est peut-être achetée lui-même.
— Ce ne sont que des suppositions, fit Eddie.
— Ouais, admit Jake. Mais Tower est propriétaire d’une librairie, alors le fait d’avoir une bague avec l’inscription Ex Libris, ça colle assez. Tu ne vas pas me dire que ça cloche, quand même ?
— Non. Je dirais que ça colle à 90 %. Mais comment auraient-ils pu savoir que Callahan…
Eddie laissa sa phrase en suspens, considéra la question, puis secoua la tête d’un air décidé.
— Nan, je ne veux pas m’attaquer à cette question ce soir. Parce qu’après on va se mettre à parler de l’assassinat de Kennedy, et je suis fatigué.
— Nous sommes tous fatigués, conclut Roland, et nous aurons beaucoup à faire, dans les jours à venir. Pourtant le récit du Père me laisse dans un état de trouble étrange. Je ne peux dire s’il répond à plus de questions qu’il n’en soulève, ou si c’est l’inverse.
Personne ne sut quoi répondre à ça.
— Nous sommes un ka-tet, et maintenant nous voilà assis en an-tet. En conseil. Il a beau être tard, y a-t-il autre chose dont vous voudriez discuter, avant que nous nous séparions ? Si tel est le cas, parlez.
Et, devant l’absence de réaction, Roland repoussa sa chaise.
— Très bien, alors je vais vous souhaiter…
— Une seconde.
C’était Susannah. Elle n’avait pas parlé depuis tellement longtemps qu’ils l’avaient presque oubliée. Et lorsqu’elle prit la parole, ce fut d’une petite voix qui ne lui ressemblait pas. En tout cas qui ne ressemblait pas à la femme qui avait dit à Eben Took que s’il l’appelait encore une fois « maronne », elle lui arracherait la langue pour lui torcher le cul avec.
— Il y a peut-être quelque chose.
De la même petite voix.
— Quelque chose d’autre.
D’une plus petite voix encore.
— Je…
Elle les regarda, chacun à son tour, et lorsque ses yeux se posèrent sur le Pistolero, il y vit du chagrin, des reproches et une grande lassitude. Il ne vit pas de colère. Si elle avait été en colère, se dit-il ensuite, j’aurais sans doute eu moins honte.
— Je crois que j’ai peut-être un petit problème, dit-elle. Je ne vois pas comment ça a pu… comment ça pourrait… mais les gars, je crois qu’il n’est pas impossible que j’attende un enfant.
Ces paroles prononcées, Susannah Dean/Odetta Holmes/Detta Walker/Mia fille de personne se couvrit le visage de ses mains et fondit en larmes.