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III. Or Arnold Frères (fond. 1905) dit : que les Annonces soient, afin que nul en cette enceinte n’ignore la Conduite adéquate à tenir dans le Grand Magasin.

IV. Sur l’Escalier qui Bouge, qu’un Panneau proclame : Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras.

V. Et grand fut le Courroux d’Arnold Frères (fond. 1905), car beaucoup ne tenaient dans leurs bras ni Animaux Domestiques ni Landaus.

VI. Sur les Ascenseurs, qu’un Panneau proclame : Capacité : dix Personnes.

VII. Et grand fut le Courroux d’Arnold Frères (fond. 1905), car maintes fois les Ascenseurs ne transportaient qu’une ou deux Personnes.

VIII. Et Arnold Frères (fond. 1905) déclara : en Vérité, je vous le dis, les Humains sont des sots, qui n’entendent point le Langage le plus clair.

La Gnomenclature, Règlements, Versets III-VIII


La marche à travers le soubassement bondé s’avéra très longue.

Ils découvrirent que les Papeteri pouvaient aller où bon leur semblait. Les autres rayons ne les redoutaient pas, puisque les Papeteri ne constituaient pas un véritable rayon. Pour commencer, on n’y comptait ni femmes, ni enfants.

— Alors, on est obligé de s’engager ? s’étonna Masklinn.

— Nous sommes sélectionnés, corrigea Gurder. Plusieurs garçons intelligents dans chaque rayon, tous les ans. Mais quand on devient un Papeteri, on doit oublier son rayon d’origine et servir le Grand Magasin tout entier.

— Alors, pourquoi les femmes ne peuvent-elles pas devenir des Papeteri, elles aussi ? intervint Grimma.

— Tout le monde sait bien que les femmes ne peuvent pas lire, répondit Gurder. Ce n’est pas de leur faute, bien entendu. Il semble que ça leur échauffe trop le cerveau. L’effort, vous comprenez. C’est comme ça, voilà tout.

— Tiens donc, dit Grimma.

Masklinn lui jeta un regard de côté. Il l’avait déjà entendue utiliser ce ton plein de douceur et d’innocence. Il était annonciateur de grabuge imminent.

Grabuge ou pas, l’effet que produisait Gurder sur les gens était étonnant. Ils s’écartaient et s’inclinaient légèrement sur son passage, et une ou deux personnes élevèrent de jeunes enfants à bout de bras pour le leur montrer. Même les gardes aux postes frontières touchaient leur heaume du doigt, avec respect.

Tout autour d’eux se déployait le chahut de la vie dans le Grand Magasin. Des milliers de gnomes, se dit Masklinn. Je ne savais même pas qu’on pouvait compter aussi loin. Tout un monde de gens.

Il se souvint d’avoir chassé seul, en courant au creux des profonds sillons du grand champ, derrière la voie rapide. Autour de lui, il n’y avait rien que de la terre et du silex, à perte de vue. Tout le ciel constituait un bol renversé dont il occupait le centre.

Ici, il lui sembla qu’en se retournant brusquement, il risquait de bousculer quelqu’un. Il se demanda l’impression qu’on aurait à vivre ici sans jamais visiter d’autres lieux. Ne jamais connaître le froid, l’humidité, la peur.

On devait commencer à croire que rien d’autre n’était possible…

Il fut vaguement conscient d’avoir gravi une pente pour déboucher par une nouvelle brèche dans le vaste désert du Grand Magasin proprement dit. C’était la nuit – l’Heure de la Fermeture – mais il y avait des lumières brillantes au ciel. Sauf qu’il devrait apprendre à dire le plafond.

— Nous voici dans le rayon Mercerie, déclara Gurder. Et maintenant, vous voyez la pancarte accrochée là-bas ?

Masklinn scruta les brumes du lointain et hocha la tête. Il la voyait. Elle portait d’énormes formes rouges sur fond blanc.

— On devrait y lire : Fêtons Noël, expliqua le Papeteri. C’est la saison qui suit d’ordinaire la Rentrée des Soldes et précède le Printemps des Prix. Mais en fait, elle dit… (Gurder plissa les yeux et ses lèvres remuèrent en silence pendant quelques instants)… Dernières réductions. Nous nous demandions ce que cela signifiait.

— Une simple suggestion, glissa Grimma, caustique. Ce n’est qu’une toute petite suggestion, bien entendu. Je suppose qu’une trop grosse idée me ferait exploser la tête. Mais est-ce que ça ne voudrait pas dire qu’on va finir par tout réduire ?

— Oh, l’explication ne peut pas être aussi simple, déclara Gurder. Une fois, ils en ont eu une qui disait Vente Monstre, et on n’a jamais observé le moindre monstre.

— Et le reste, ça dit quoi ? s’enquit Masklinn.

Penser que tout allait finir réduit était une vision trop horrible pour qu’on s’y attache.

— Eh bien ! celle-là, là-bas, dit Tout doit disparaître, expliqua Gurder. Mais on la voit tous les ans. C’est ainsi qu’Arnold Frères (fond. 1905) nous exhorte à mener des vies vertueuses, parce que nous mourrons tous un jour. Et ces deux, par là, sont toujours là, elles aussi. (Il adopta une expression solennelle.) Personne n’y croit plus. Elles ont déclenché des guerres, il y a des années de ça. Ce n’étaient que des superstitions ridicules. Moi, en tout cas, je ne crois pas à l’existence de Prix Sacrifiés, le monstre qui rôde la nuit dans le Grand Magasin à la recherche des vilains gnomes. C’est une histoire pour effrayer les petits enfants quand ils ne sont pas sages.

Gurder se mordit la lèvre.

— Un autre détail me tracasse. Vous voyez ces choses, contre le mur ? On appelle ça des étagères. Parfois, les humains y prennent des objets, parfois ils les y posent. Mais ces derniers temps… eh bien, ils se contentent de les y prendre.

Certaines étagères étaient vides.

Masklinn ne connaissait pas grand-chose aux subtilités du comportement humain. Un humain est un humain, tout comme une vache est une vache. De toute évidence, ils arrivaient à se reconnaître entre eux, exactement comme les vaches, mais par des critères qui avaient jusqu’ici échappé à sa sagacité. Et si une logique guidait leur conduite, le gnome n’avait pas encore réussi à la discerner.

— Tout doit disparaître, répéta-t-il.

— Oui, mais pas disparaître au sens strict, pas pour de bon, insista Gurder. Ils ne le pensent sûrement pas, non ? Je suis certain qu’Arnold Frères (fond. 1905) ne le permettrait pas. Tu ne crois pas ?

— Je suis mal placé pour en juger. Je n’avais jamais entendu parler de lui avant d’arriver ici.

— Oh, c’est vrai, dit Gurder d’une petite voix. De Dehors, vous disiez. Ça avait l’air… très intéressant. Et agréable.

Grimma prit la main de Masklinn et la serra doucement.

— Ici aussi, c’est agréable.

Masklinn parut surpris.

— Mais si, insista-t-elle comme par défi. Les autres le pensent aussi, tu sais. Il fait chaud, ici, il y a des choses incroyables à manger, même s’ils ont des notions farfelues sur le cerveau des femmes. (Elle se retourna vers Gurder.) Pourquoi n’allez-vous pas interroger Arnold Frères (fond. 1905) sur ce qui se passe ?

— Oh, je ne crois pas que ce soit une bonne idée ! répondit Gurder, précipitamment.

— Pourquoi pas ? Ce serait pourtant logique, si c’est lui qui dirige tout, renchérit Masklinn. Est-ce que vous l’avez seulement vu, cet Arnold Frères (fond. 1905) ?

— Oui. L’Abbé, une fois. Dans sa jeunesse, il a fait l’ascension jusqu’au Service Clientèle. Mais il n’en parle jamais.

Masklinn réfléchit puissamment à tout ceci, sur le chemin du retour. Chez eux, il n’y avait jamais eu de religion ni de politique. Le monde était beaucoup trop vaste pour qu’on se préoccupe de ce genre de choses. Mais il entretenait des doutes sérieux sur Arnold Frères (fond. 1905). Après tout, si celui-ci avait édifié le Grand Magasin à l’intention des gnomes, pourquoi ne pas l’avoir conçu à leur taille ? Toutefois, Masklinn songea que le moment était peut-être mal choisi pour lancer ce genre de débat.

Il avait toujours été convaincu qu’en réfléchissant suffisamment, on pouvait venir à bout de tous les problèmes. Le vent, par exemple. Ce phénomène l’avait toujours intrigué, jusqu’à ce qu’il comprenne que le déplacement de l’air était provoqué par l’agitation des arbres.

Ils retrouvèrent le reste du groupe auprès des quartiers de l’Abbé. On leur avait apporté de quoi manger. Mémé Morkie expliquait à deux Papeteri médusés que les ananas n’arrivaient pas à la cheville de ceux qu’on capturait chez eux. Torritt leva les yeux de son quignon de pain.

— Tout le monde vous cherche, vous deux. Vous savez, l’Abbé ? Il vous réclame. Qu’est-ce qu’il est mou, ce pain ! Y a même pas besoin de cracher dessus, comme celui qu’on avait chez no…

— Inutile de babiller à tort et à travers ! coupa Mémé, soudain gonflée de loyauté vis-à-vis de leur vieux terrier.

— Ben quoi ? C’est la vérité, grommela Torritt. On n’a jamais eu de nourriture de ce genre. Je veux dire, toutes ces saucisses, cette viande en gros morceaux, et pas de la viande qu’il faut tuer d’abord ! Inutile de grenouiller dans des poubelles dégoûtantes…

Il vit les autres le foudroyer du regard et s’abîma dans un marmonnement honteux.

— Tais-toi donc, espèce de vieux gâteux ! lança Mémé.

— Ha ! Je suppose qu’on n’a jamais vu de renard, non plus ? insista Torritt. C’est comme Mrs. Coom et mon vieux copain Mert, alors ? Ils ont jamais…

Le regard furibond qu’elle lui lançait finit par agir. Il blêmit.

— C’était pas toujours la belle vie, chuchota-t-il en secouant la tête. C’était pas la belle vie, c’est tout ce que je voulais dire.

— Qu’entend-il par là ? demanda Gurder avec un bon sourire.

— Rien du tout, trancha Mémé.

— Oh ! (Gurder se tourna vers Masklinn.) Je connais le terme renard. Je sais lire les livres humains, vous savez. Couramment. J’en ai lu un qui s’intitulait… (Un instant d’hésitation.)… Nos amis à fourrure, je crois bien. Chasseur réputé pour son adresse et sa beauté, le renard roux se nourrit de charognes, de fruits et de petits rongeurs. Il… Euh… Excusez-moi, ça ne va pas ?

Torritt s’étouffait sur son quignon de pain, tandis que les autres lui tapaient précipitamment dans le dos. Masklinn entraîna le jeune Papeteri par le bras et s’éloigna rapidement en sa compagnie.

— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? s’inquiéta Gurder.

— En quelque sorte. Et maintenant, il me semble que l’Abbé a demandé à nous voir, non ?


Le vieillard était assis avec le Truc sur les genoux, parfaitement immobile, les yeux dans le vague.

À leur entrée, il ne leur accorda pas la moindre attention. Une ou deux fois, ses doigts tambourinèrent sur la surface noire du Truc.

— Monseigneur ? demanda Gurder au bout d’un moment.

— Hmm ?

— Vous avez demandé à nous voir, monseigneur ?

— Ah, fit l’Abbé d’un air distrait. Le jeune Gurder, si je ne m’abuse.

— Tout à fait, monseigneur !

— Oh, très bien.

Nouveau silence. Gurder toussota poliment.

— Vous avez demandé à nous voir, monseigneur ? répéta-t-il.

— Ah ! (L’Abbé dodelina de la tête.) Oh ! Oui. Vous, là-bas. Le jeune homme à l’épieu.

— Moi ? demanda Masklinn.

— Oui, vous. Vous avez déjà parlé avec ce… ce truc ?

— Le Truc ? Heu… en quelque sorte, oui. Mais il s’exprime bizarrement. On ne comprend pas bien tout ce qu’il dit.

— Il m’a parlé. Il m’a raconté que des gnomes l’ont fabriqué, il y a très longtemps. Il mange de l’électrique. Il prétend entendre parler les objets d’électrique. Il m’a affirmé… (Il jeta un regard noir à l’objet sur ses genoux.)… il m’a affirmé avoir entendu dire qu’Arnold Frères (fond. 1905) veut faire démolir le Grand Magasin. Cet objet est fou. Il parle d’étoiles, il prétend que nous sommes venus d’une étoile, en volant. Mais… on raconte qu’il se passe des phénomènes étranges. Je m’interroge : s’agit-il d’un envoyé de la Direction, venu nous avertir ? Ou serait-ce un piège que nous tend Prix Sacrifiés ? Bon ! (D’une main ridée, il frappa le Truc.) Il faut interroger Arnold Frères (fond. 1905). Nous apprendrons quelle est sa vérité.

— Mais… monseigneur ! s’exclama Gurder. Vous êtes beaucoup trop… Je veux dire… Ce ne serait pas convenable pour vous de monter à nouveau jusqu’au Sommet. Le voyage est terriblement dangereux !

— Tu as tout à fait raison, mon enfant. C’est donc toi qui iras à ma place. Tu sais lire l’humain, et ton énergique ami à l’épieu pourra t’accompagner.

Les jambes de Gurder mollirent et il se retrouva à genoux.

— Monseigneur ? Jusqu’au Sommet ? Mais je ne suis pas digne…

Sa voix s’éteignit.

— Personne ne l’est, opina l’Abbé. Le Grand Magasin nous a tous souillés. Tout doit disparaître. Va, maintenant, et que Bonnes Affaires soit avec toi.

— Bonnes Affaires ? Qui c’est ? s’inquiéta Masklinn tandis qu’ils quittaient la pièce.

— Une servante du Grand Magasin, répondit Gurder qui tremblait encore. Elle est l’ennemie de l’horrible Prix Sacrifiés, qui rôde dans les couloirs la nuit avec sa terrible lumière pour attraper les gnomes pécheurs !

— Oh, ben, heureusement que tu n’y crois pas.

— Bien sûr que non, acquiesça Gurder.

— Mais tes dents claquent.

— Parce que mes dents y croient, elles. Et mes genoux aussi. Et mon estomac. Il n’y a que ma tête qui n’y croit pas. Mais elle est juchée sur une équipe de froussards superstitieux. Excuse-moi, je vais faire mes bagages. Il est très important de se mettre tout de suite en route.

— Pourquoi donc ?

— Parce que si nous attendons davantage, je serai trop terrorisé pour partir.

L’Abbé se carra au fond de son fauteuil.

— Redis-moi comment nous sommes arrivés ici. Tu parlais d’une période de colère, que nous avions fait… combien disais-tu ? Huit rages ?

— Naufrage, répéta le Truc.

— C’est ce que je voulais dire. Avec quelque chose qui volait.

— Un vaisseau galactique de reconnaissance, compléta le Truc.

— Mais il s’est cassé, disais-tu ?

— Un défaut s’est manifesté dans l’omni-propulsion. Cela signifiait que nous ne pouvions pas regagner le vaisseau mère. Comment avez-vous pu tout oublier ? Au début, nous étions entrés en contact avec les humains, mais nos divergences de rythmes métaboliques et de perceptions temporelles ont fini par s’interposer. À l’origine, on espérait pouvoir doter les humains de suffisamment de connaissances scientifiques pour qu’ils nous construisent un nouveau vaisseau, mais ils se sont avérés trop lents. Nous avons finalement dû nous contenter de leur enseigner les techniques les plus rudimentaires, la métallurgie par exemple, en espérant qu’un jour ils arrêteraient leurs guerres intestines assez longtemps pour s’intéresser aux voyages dans l’espace.

— Métal urgie.

L’Abbé tourna et retourna le mot. Métal urgie. L’urgence du métal, le besoin de l’employer. Pas de doute, ça définissait bien les humains. Il opina.

— Et quelle est l’autre chose que nous leur avons apprise ? Ça commençait par un G ?

Le Truc parut hésiter, mais il commençait à s’habituer à la tournure d’esprit des gnomes.

— La Griculture ?

— C’est ça, la Griculture. C’est important, non ?

— C’est le fondement de toute civilisation.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire : oui.

L’Abbé s’enfonça dans son fauteuil tandis que le Truc continuait de discourir. Il fut submergé de mots étranges : planète, électronique… Il n’en connaissait pas la signification, mais ils sonnaient juste. Les gnomes avaient éduqué les humains. Les gnomes venaient de très loin. D’une distante étoile, apparemment.

L’Abbé ne trouvait rien là d’étonnant. Il ne se déplaçait plus beaucoup, désormais, mais il avait vu les étoiles, en sa jeunesse. Tous les ans, quand revenait la saison de Fêtons Noël, des étoiles apparaissaient dans tous les rayons. De grandes étoiles, avec plein de branches pointues et de strass, et des lumières partout. Elles l’avaient toujours beaucoup impressionné. Rien de plus naturel que d’apprendre qu’elles avaient un jour appartenu aux gnomes. Bien entendu, comme elles n’apparaissaient pas en permanence, il devait y avoir quelque part un grand local où on les rangeait.

Le Truc semblait d’accord avec lui sur ce point. Le grand local s’appelait la galaxie. Il se situait quelque part au-dessus du Service Clientèle.

Et puis, il y avait ces histoires d’années-lumière. L’Abbé avait vu passer bientôt quinze années, et certaines lui avaient paru très sombres – noires de problèmes, grises de responsabilités. Des années-lumière auraient été préférables.

Et ainsi donc, il sourit, hocha la tête et écouta, et il s’endormit pendant que le Truc parlait, parlait, parlait…

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