V. Ainsi parla l’Étranger : Il en est qui ne croient point au Dehors. Que leurs yeux soient dessillés et qu’un de notre nombre soit envoyé pour Prouver cette Chose.
VI. Et l’un d’entre eux s’en fut à bord d’un Camion, et il alla Dehors pour voir où l’on pourrait trouver un nouveau Foyer.
VII. Et l’on attendit longtemps, car il ne revint point.
Masklinn avait pris l’habitude de dormir dans une vieille boîte à chaussures, au rayon Papeterie, où il trouvait un peu de calme. Mais à son retour, une petite cohorte de gnomes l’attendait. Ils soutenaient un grand livre.
Masklinn commençait à réviser à la baisse son opinion des livres. Peut-être que tout ce qu’il voulait savoir était inscrit quelque part, mais le vrai problème était de découvrir où. On semblait avoir conçu les livres de façon à compliquer la tâche de ceux qui cherchent des choses. Leur contenu semblait n’avoir aucune logique. Ou plutôt, il en avait une, mais elle était illogique.
Masklinn reconnut Vinto Pimmie, un très jeune Quincailleri, et il poussa un soupir. Vinto était un des lecteurs les plus acharnés, mais hélas, pas des plus doué. Il lisait vite, trop, peut-être. De plus, il se laissait facilement emporter par son enthousiasme.
— L’affaire est dans le sac, annonça fièrement le jeune homme.
— Quel sac ? demanda Masklinn.
— Non. Ce que je veux dire, c’est que je sais comment obliger un humain à conduire le camion pour nous !
Masklinn poussa un profond soupir.
— Nous avons envisagé cette solution, mais ça ne marchera jamais. Si nous nous montrons à un humain…
— Sans importance ! Sans importance ! Il sera obligé d’obéir, pour la bonne raison que nous allons faire – tu vas voir, ça va te plaire ! – une prise d’otaries !
Vinto sourit comme un bon toutou qui vient de réussir un tour particulièrement compliqué.
— D’otaries, répéta Masklinn d’une voix incolore.
— Oui ! Ils expliquent tout dans ce livre !
Vinto montra sa découverte avec orgueil. Masklinn se mit sur la pointe des pieds pour en prendre connaissance. Il continuait à glaner quelques notions de lecture à mesure que le temps passait, mais, à première vue, le livre s’intitulait Terre Ur à 10 000 pieds.
— Une histoire de surplus de chaussures ? suggéra-t-il.
— Non, non, non, ce qu’il faut faire, tu vas voir, tu fais une prise d’otaries, et tu dis au conducteur : « Amenez-nous où on veut aller, sinon je ne réponds pas du sort des otaries ! » Alors, le conducteur dit : « Contrôle, contrôle, je suis obligé de me détourner pour ne pas mettre la vie des otaries en danger » et là…
— Bon, d’accord, d’accord. C’est très bien, dit Masklinn en reculant. Merveilleux. Excellente idée. On va y réfléchir très sérieusement. Beau travail.
— J’ai été bon, sur ce coup-ci, hein ? claironna Vinto en dansant d’un pied sur l’autre.
— Oui. Pas de doute. Euh… Tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux lire des livres plus pratiques…
Masklinn hésita. Comment déterminer quel genre de livres se révélerait le plus utile ?
Il rentra à l’intérieur de sa boîte en titubant, poussa le bout de carton contre la porte et s’y adossa.
— Truc ? interrogea-t-il.
— Je t’entends, Masklinn, répondit le Truc depuis l’empilement de chiffons qui constituait le lit de Masklinn.
— C’est quoi, des otaries ?
Brève pause, puis le Truc débita :
— L’otarie est un mammifère marin Carnivore, appartenant au sous-ordre des pinnipèdes, dont les membres ont évolué en palettes natatoires. La tête se distingue par des oreilles externes munies d’un pavillon, à la différence du phoque. Certaines otaries atteignent 3,50 m de long pour 1100 kg, et les mâles sont toujours beaucoup plus grands. On les rencontre dans le Pacifique et les mers australes en général.
— Oh ! On peut faire obéir quelqu’un, en en menaçant une ?
— C’est dans le domaine du possible.
— On pourrait en trouver une dans le Grand Magasin ? Nouvelle hésitation.
— Est-ce qu’il y a un rayon Animalerie ?
Ça, Masklinn savait ce que c’était. Le sujet avait été abordé la veille, quand Vinto avait suggéré d’élever des cochons d’Inde pour avoir de la viande fraîche.
— Non, répondit-il.
— Alors, je dirais que les chances sont minimes.
— Oh ! C’est aussi bien, finalement. (Masklinn se laissa tomber dans son lit.) Tu vois, il faut que nous puissions contrôler notre destination. Il faut que nous dénichions un endroit un peu à l’écart des humains. Mais pas trop. Un endroit où nous serons en sécurité.
— Vous devriez vous procurer un atlas ou une carte.
— Ça ressemble à quoi ?
— Il n’est pas exclu que les mots atlas ou carte figurent en couverture.
— Je demanderai à l’Abbé de lancer des recherches, conclut Masklinn dans un bâillement.
— Il faut dormir, suggéra le Truc.
— On me demande toujours de faire des choses. Et puis, tu ne dors pas, toi.
— Pour moi, la situation est différente.
— Ce que je voudrais, c’est un plan. La prise d’otaries est hors de question. Tout le monde est sûr que je connais la solution. Tout le monde, sauf moi. Nous savons de quoi nous avons besoin, mais nous ne pourrons jamais charger l’ensemble dans un camion en une seule nuit. Ils croient que j’ai toutes les réponses, mais c’est une erreur. Et je ne sais pas comment…
Il s’endormit et rêva qu’il avait une taille humaine. Tout est tellement plus simple, quand on est de taille humaine.
Deux jours passèrent. Les gnomes montaient la garde sur la poutrelle qui traversait le garage. On avait descendu du rayon Jouets un petit télescope en plastique. Avec ce nouvel instrument, on apprit que les grandes portes de métal s’ouvraient lorsqu’un humain pressait un bouton rouge situé à côté d’elles. Comment appuyer sur un bouton situé à une hauteur dix fois supérieure à la vôtre ? La question vint s’inscrire sur la liste de problèmes à résoudre que tenait Masklinn.
Gurder mit à jour une carte. Elle figurait dans un tout petit livre.
— Aucune difficulté, annonça-t-il. On en collecte des dizaines, chaque année. Ça s’intitule… (il lut lentement les lettres dorées) Agenda. Et il y a une carte au dos, regarde.
Masklinn contempla les petites pages couvertes de taches bleues et roses. Sur certaines taches figuraient des noms : Afrique, Asie…
— Mmmoui… dit-il.
Puis :
— Paaaarfait. Je suppose. Bon travail. Et où sommes-nous, exactement ?
— Au centre, repartit Gurder. Un peu de logique, voyons. C’est alors que le camion rentra.
Sans Angalo.
Masklinn courait sur la poutrelle sans avoir cure de l’abîme qui la bordait de part et d’autre. Le petit groupe de silhouettes lui apprit tout ce qu’il ne voulait pas entendre. Un jeune gnome qu’on venait de descendre par-dessus bord s’asseyait pour reprendre son souffle.
— J’ai essayé toutes les fenêtres, expliqua-t-il. Elles sont fermées. Je n’ai aperçu personne à l’intérieur. Il fait très sombre.
— C’est le bon camion ? Tu en es sûr ? demanda Masklinn au chef des guetteurs.
— Ils portent tous des chiffres sur le devant, lui répondit-on. J’ai pris soin de bien mémoriser celui du camion sur lequel est parti Angalo. Quand je l’ai vu revenir cet après-midi, j’ai…
— Il faut nous introduire dans ce camion pour jeter un coup d’œil, décida Masklinn. Que quelqu’un aille me chercher… Non, ça prendrait trop de temps. Faites-moi descendre.
— Hein ?
— Faites-moi descendre, répéta Masklinn. Jusqu’au sol.
— Mais c’est très haut, fit remarquer une voix dubitative.
— Je le sais ! Beaucoup trop pour qu’on fasse le détour par les escaliers. (Masklinn tendit le bout du cordon à deux des gnomes.) Il est peut-être là-dedans, blessé, qui sait ce qu’il lui est arrivé ?
— Ce n’est pas de notre faute. Il y avait des humains partout quand le camion est rentré. Nous avons dû attendre.
— Ce n’est la faute de personne. Que quelques-uns fassent le grand tour et viennent me rejoindre en bas ! Ne faites pas cette tête, personne n’est responsable.
À part moi, peut-être, songea-t-il en tournant sur lui-même dans les ténèbres. Il regarda l’énorme masse du camion dans l’ombre glisser à côté de lui. Curieux comme ces véhicules avaient paru plus petits, au-dehors.
Le sol empestait les sens. Masklinn courut sous le camion et se retrouva dans un monde plafonné de fils et de tuyaux, hors de portée. Mais il alla fouiller près d’un des bancs et revint en traînant une longueur de fil électrique. Avec beaucoup de difficultés, il en recourba une extrémité pour former un crochet.
Un moment plus tard, il rampait entre les tuyaux. C’était assez facile. Le dessous du camion semblait être en grande partie constitué de fils électriques et de conduits. Au bout d’une ou deux minutes, il se retrouva face à une cloison de métal, percée de trous pour laisser passer une profusion de fils. Au prix d’un effort assez douloureux, on pouvait s’y faufiler. À l’intérieur…
Il y avait de la moquette. Drôle de chose à trouver dans un camion. Çà et là traînaient des papiers de bonbons, grands comme des journaux en comparaison avec le gnome. D’énormes objets en forme de pédale émergeaient de trous empoissés de cambouis dans le plancher. Au loin se trouvait un siège, derrière une gigantesque roue. C’était sans doute à ça que se retenaient les humains, supposa Masklinn.
— Angalo ? appela-t-il doucement.
Pas de réponse. Il erra un moment sur le plancher et se préparait à abandonner quand il remarqua un détail parmi l’accumulation de moutons et de papiers sous le siège. Un humain n’aurait vu là qu’un détritus parmi tant d’autres. Mais Masklinn reconnut le manteau d’Angalo.
Il inspecta soigneusement les débris. On pouvait imaginer que quelqu’un s’était couché ici, pour observer. Il fouilla partout et découvrit un minuscule emballage de sandwich.
Il emporta le manteau avec lui ; il n’avait pas grand-chose d’autre à faire, apparemment.
Une douzaine de gnomes attendaient fébrilement en dessous du moteur, dans les vapeurs des sens. Masklinn brandit le manteau et eut un mouvement fataliste des épaules.
— Aucune trace, annonça-t-il. Il était là, mais il n’y est plus.
— Qu’est-ce qui a pu lui arriver ? demanda un des gnomes les plus âgés.
— Peut-être qu’il a été écrasé par la Pluie, suggéra une voix lugubre. Ou emporté par la fureur du Vent.
— C’est vrai, renchérit un autre. Il y a peut-être des choses terribles, Dehors.
— Non ! intervint Masklinn. Enfin, je veux dire, il y a des choses terribles, c’est vrai…
— Ah, dirent les gnomes en hochant la tête.
— … Mais pas ce genre-là ! Rien n’aurait dû lui arriver, en restant dans le camion ! Je lui ai dit de ne pas aller explorer…
Il fut conscient d’un brusque silence. Le regard des gnomes n’était pas fixé sur lui, mais sur un point situé derrière lui.
Le duc de Merceri se tenait là, escorté de soldats. Il attarda sur Masklinn un œil dépourvu d’expression, puis il avança la main, sans dire un mot.
Masklinn lui tendit le manteau. Le duc le retourna en tous sens, pour l’inspecter. Le silence se tendit de plus en plus, jusqu’à ce que l’atmosphère en vibre presque.
— Je lui avais interdit de partir, dit le duc à mi-voix. Je lui avais dit que c’était dangereux. J’ai eu tort, voyez-vous. Je n’ai fait que renforcer sa détermination.
Il releva les yeux vers Masklinn.
— Eh bien ? demanda-t-il.
— Euh ?
— Est-ce que mon fils est vivant ?
— Euh… C’est possible. Il n’y a aucune indication du contraire.
Le duc hocha la tête, distraitement.
Et voilà, songea Masklinn. Tout s’arrête ici.
Le duc leva les yeux vers le camion, puis il retourna son regard vers son escorte.
— Et ces choses vont Dehors, dites-vous ?
— Oh, oui ! Tout le temps, répondit Masklinn.
Le duc produisit un bruit curieux dans son arrière-gorge.
— Il n’y a rien, Dehors, dit-il. Je le sais. Mais mon fils avait des idées différentes sur la question. Vous affirmez que nous devrions aller Dehors. Verrai-je mon fils, alors ?
Masklinn regarda le vieil homme dans les yeux. On aurait dit deux œufs pas tout à fait cuits. Il songea aux tailles respectives du Dehors et d’un gnome. Puis il se dit : la vérité et la sincérité ne devraient pas avoir de secrets pour un chef, il devrait être capable de les distinguer. Honnêtement, les chances de retrouver Angalo Dehors sont plus élevées que de voir des ailes pousser au Grand Magasin pour qu’il s’envole, mais la vérité, c’est que…
— C’est une possibilité, dit-il et il se sentit très mal à l’aise.
Mais c’était effectivement une possibilité.
— Très bien, fit le duc sans changer d’expression. De quoi avez-vous besoin ?
— Hein ? demanda Masklinn, la mâchoire décrochée par la surprise.
— Je vous demande de quoi vous avez besoin. Pour faire sortir le camion Dehors, répéta le duc.
Masklinn était totalement pris à contre-pied.
— Eh bien, euh, pour l’instant, c’est de gens, je suppose, que…
— Combien ? jeta le duc.
Masklinn réfléchit fébrilement.
— Cinquante ? hasarda-t-il.
— Vous les aurez.
— Mais…
L’expression du duc avait changé. Il n’était plus totalement désemparé. Il avait recouvré son habituel masque de colère.
— Réussis, siffla-t-il.
Puis il tourna les talons et s’éloigna à grands pas.
Le soir même, cinquante Merceri se présentèrent, en écarquillant les yeux devant le garage et en arborant pour la plupart toutes les marques de l’abasourdissement. En dépit des protestations de Gurder, Masklinn inscrivit aux programmes de lecture tous ceux qui manifestaient la moindre aptitude.
— Ils sont trop nombreux ! s’indigna Gurder. Et ce ne sont que de simples soldats, pour l’amour d’Arnold Frères (fond. 1905) !
— Je m’attendais à ce qu’il trouve le nombre de cinquante trop élevé et qu’il marchande pour le faire réduire à une vingtaine, à peu près, répondit Masklinn. Mais je crois que nous aurons bientôt besoin de tout ce monde.
Les cours de lecture ne donnaient pas les résultats escomptés. Certes, les livres contenaient des choses intéressantes, mais séparer l’utile du bizarre n’était pas une tâche facile.
Prenez l’histoire de la petite fille dans le terrier de lapin, par exemple. Celle-là, c’était Vinto qui l’avait dénichée.
— … Alors (raconta-t-il sans reprendre son souffle, le visage brûlant d’enthousiasme), elle tombe dans un trou et il y a un lapin blanc qui porte une montre – les lapins, je sais ce que c’est – et ensuite elle trouve une petite bouteille de produit, alors elle devient GRANDE, mais vraiment immense, vous voyez, alors, ensuite, elle trouve autre chose qui la fait devenir toute petite, et donc, tout ce qu’il suffit de faire, c’est de trouver le machin qui rend GRAND et on pourra conduire le camion nous-mêmes.
Masklinn ne pouvait pas se permettre de négliger une telle piste. Que l’on parvienne à donner une taille humaine ne serait-ce qu’à un seul gnome, et tout devenait enfantin. Il se l’était répété des dizaines de fois. L’effort en valait la peine.
Ils avaient donc passé presque toute la nuit à fouiller le Grand Magasin en quête de bouteilles marquées « Buvez-moi ». Soit le Grand Magasin n’en possédait aucune en stock – et Gurder se refusait à l’admettre puisque le Grand Magasin avait TOUT sous UN SEUL TOIT -, soit cette histoire ne reflétait pas la réalité. Les gnomes avaient du mal à comprendre pourquoi Arnold Frères (fond. 1905) mettait dans les livres tant de choses qui n’existaient pas.
— Pour que les fidèles puissent faire la différence, avait répondu Gurder.
Masklinn lui-même avait pris un livre. L’ouvrage rentrait tout juste dans sa boîte. Il s’intitulait Les Étoiles racontées à un enfant et renfermait presque uniquement des images du ciel pendant la nuit. Il savait que ça, c’était la réalité.
Il aimait à le regarder quand il avait dû trop réfléchir. Il le contemplait en ce moment même.
Elles portaient des noms : Sirius, Rigel, Wolf 359 ou Ross 154.
Il lut quelques noms au Truc, pour voir sa réaction.
— Je ne connais pas ces appellations.
— Je croyais que nous venions de l’une d’entre elles. Tu avais dit…
— Les noms sont différents. Pour l’heure je suis incapable de les identifier.
— Quel était le nom de l’étoile d’où sont venus les gnomes ? demanda Masklinn, couché dans les ténèbres.
— On l’appelait le Soleil.
— Mais le Soleil est ici !
— Tous les peuples appellent Soleil l’étoile autour de laquelle ils vivent. C’est parce qu’ils veulent croire qu’elle est importante.
— Est-ce qu’ils… je veux dire, est-ce qu’on en a beaucoup visité ?
— Ma mémoire répertorie 94 563 étoiles dont la visite par les gnomes a été enregistrée.
Masklinn leva les yeux dans le noir. Il avait des difficultés avec les grands nombres, mais il voyait bien que celui-ci était un des plus grands. Bonnes Affaires ! songea-t-il, puis, un peu gêné, il amenda son exclamation en Miséricorde ! Tous ces soleils, séparés par des kilomètres, et moi, on me demande de déplacer un malheureux camion !
Vue comme ça, l’affaire paraissait ridicule.