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XXI. Ainsi parla Arnold Frères (fond. 1905) : voici mon Annonce et le message que je vous adresse :

XXII. N’hésitez pas à demander ce que vous ne voyez pas en rayon.

La Gnomenclature, Règlements, Versets XXI-XXII


— Pas question qu’elle vienne avec nous, déclara Gurder.

— Et pourquoi ? demanda Masklinn.

— Mais parce que c’est dangereux.

— Et alors ?

Masklinn regarda Grimma, dont le visage arborait une expression de défi.

— On n’emmène pas les filles dans des endroits dangereux, s’indigna le vertueux Gurder.

Une nouvelle fois, Masklinn reconnut cette sensation qui commençait à lui être familière depuis son entrée dans le Grand Magasin. Les gens parlaient, leurs bouches s’ouvraient et se fermaient, chaque mot en lui-même était parfaitement compréhensible, mais quand on les mettait bout à bout, ils ne voulaient rien dire. Mieux valait n’en pas tenir compte. D’où venaient Masklinn et Grimma, si on avait interdit aux femmes d’aller dans des endroits dangereux, elles ne seraient plus allées nulle part.

— Je vous accompagne, annonça Grimma. Quel danger y a-t-il, de toute façon ? Il y a juste ce Prix Sacrifiés, et…

— Et Arnold Frères (fond. 1905) en personne, ajouta Gurder, nerveux.

— Eh bien ! tant pis, je viens quand même. Personne n’a besoin de moi et je n’ai rien à faire. Que peut-il arriver ? C’est pas comme si on devait redouter une catastrophe, ajouta Grimma sur un ton goguenard. Que je me mette à lire, par exemple, et que ma cervelle éclate.

— Attendez, je ne crois pas avoir dit… répliqua Gurder d’une voix mal assurée.

— Je suis sûre que les Papeteri ne font pas leur propre lessive, et qu’ils ne reprisent pas leurs chaussettes. Je suis sûre…

— Bon, ça va, ça va, concéda Gurder. Mais il ne faudra pas traîner derrière, ni être dans les jambes. C’est nous qui prendrons les décisions, c’est bien entendu ?

Il lança à Masklinn un regard implorant.

— Dis-lui, toi, qu’elle ne doit pas traîner dans nos jambes.

— Moi ? s’étonna Masklinn. Je ne lui ai jamais rien demandé.

Le voyage fut moins impressionnant qu’il l’avait imaginé.

Le vieil Abbé avait parlé de vieux escaliers qui bougeaient, d’incendies dans des seaux, de longs couloirs déserts sans la moindre cachette.

Mais depuis, bien entendu, Dorcas avait installé les ascenseurs. Ils ne montaient que jusqu’aux rayons Mode Enfants et Jouets, mais les Modeux étaient un peuple hospitalier qui s’était parfaitement adapté à la vie en altitude et accueillait toujours avec gratitude les rares voyageurs qui apportaient des nouvelles du monde des premiers étages.

— Ils ne descendent même pas dans le rayon Alimentation, expliqua Gurder. Ils obtiennent tout ce dont ils ont besoin dans la Cantine du Personnel. Ils se nourrissent essentiellement de thé et de biscuits. Et de yaourt.

— Comme c’est étrange ! fit Grimma.

— Ils sont très pacifiques, ajouta Gurder. Très contemplatifs, très calmes. Un peu mystiques, ceci dit. À mon avis, c’est lié à l’abus de thé et de yaourt.

— Je ne comprends pas cette histoire d’incendie en seaux, pour ma part, intervint Masklinn.

— Euh… nous pensons que notre vieil Abbé a pu, euh… Nous supposons que sa mémoire… Après tout, il est très âgé…

— Inutile d’expliquer, fit Grimma. Le vieux Torritt est un peu comme ça, lui aussi.

— C’est juste que son esprit n’est plus aussi vif qu’autrefois, résuma Gurder.

Masklinn ne dit rien. Il se dit que si l’esprit de l’Abbé était un peu émoussé actuellement, il avait dû être assez affûté pour trancher un courant d’air, dans le temps.

Les Modeux leur offrirent un guide pour les conduire à travers les régions limitrophes du soubassement. Les gnomes étaient rares, à cette altitude. La plupart préféraient vivre dans les étages plus peuplés, au-dessous.

On se serait cru dehors. De légères brises balayaient la poussière en rafales grises ; la seule lumière était celle qui filtrait par les interstices, çà et là. Dans les endroits les plus sombres, le guide dut craquer une allumette. C’était un gnome tout petit, qui souriait beaucoup et resta muet malgré les tentatives de Grimma pour engager la conversation.

— Où allons-nous ? s’enquit Masklinn, en regardant les empreintes qu’ils laissaient dans l’épais manteau de poussière.

— Vers les escaliers qui bougent, répondit Gurder.

— Qui bougent ? Comment ça ? Il y a des endroits du Grand Magasin qui se déplacent ?

Gurder eut un petit rire supérieur.

— Bien entendu, tout cela est nouveau pour toi. Il ne faut pas t’inquiéter si tu ne comprends pas tout.

— Ils bougent ou pas ? insista Grimma.

— Vous allez voir. C’est le seul que nous utilisions, voyez-vous. C’est un peu dangereux. Il faut rester en surface, vous comprenez. Ce n’est pas comme un ascenseur.

Le minuscule Modeux tendit le doigt vers les lointains, s’inclina et se hâta de disparaître.

Gurder les conduisit à travers une étroite fente de l’antique parquet, dans le désert brillamment éclairé d’un couloir, et là…

… L’escalier qui bouge.

Masklinn le contempla, hypnotisé. Des marches montaient du sol, en couinant d’inquiétante façon, et s’élevaient de plus en plus haut, en ronronnant.

— Mince, souffla-t-il.

C’était un piètre commentaire, mais rien d’autre ne lui venait à l’esprit.

— Les Modeux refusent de s’en approcher, leur dit Gurder. Ils le croient hanté par des esprits malins.

— Je les comprends, fit Grimma en frissonnant.

— Oh, ce ne sont que des superstitions. (Le teint de Gurder était blafard, et sa voix tremblait, en disant cela.) Aucune raison d’avoir peur.

Masklinn le regarda.

— Tu es déjà venu ici ?

— Oh, que oui. Des millions de fois. Souvent.

Saisissant un repli de sa chasuble, Gurder le tortilla entre ses doigts.

— Bon, alors, que fait-on ?

Gurder essayait de parler lentement, mais son débit commença à s’accélérer, malgré lui.

— Vous savez, les Modeux prétendent qu’Arnold Frères (fond. 1905) attend au sommet, voyez-vous, et que lorsqu’un gnome meurt…

Grimma observa pensivement la montée des marches et frissonna à nouveau. Puis elle s’élança.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Masklinn.

— Je vérifie si c’est vrai ! répondit-elle. Sinon, on va y passer la journée !

Masklinn courut à sa poursuite. Gurder déglutit, regarda derrière lui, et s’empressa de les suivre à son tour.

Masklinn vit Grimma galoper vers la masse d’une marche qui montait. Soudain le sol se souleva sous ses pieds et elle commença à monter, elle aussi, en titubant pour tenter de conserver son équilibre. Le plancher poussa contre les pieds de Masklinn et le gnome s’éleva comme Grimma l’avait fait, à une marche de distance.

— Saute ! cria-t-il. On ne peut pas faire confiance à un terrain qui se déplace tout seul !

Le visage pâle de Grimma apparut au sommet de la contremarche.

— À quoi ça va servir ? s’enquit-elle.

— Eh bien, on pourra aller en discuter !

— Aller où ? demanda-t-elle en éclatant de rire. Tu as regardé en bas, récemment ?

Masklinn regarda en bas.

Il était déjà à plusieurs degrés de hauteur. La lointaine silhouette de Gurder, dont le visage n’était plus qu’une vague tache, prenait son courage à deux mains pour sauter à son tour sur une marche…

Arnold Frères (fond. 1905) ne les attendait pas au sommet.

Il n’y avait qu’un long couloir marron, bordé de portes. Sur certaines, figuraient des mots peints.

Grimma les attendait, par contre. Masklinn agita un doigt dans sa direction en descendant de sa marche d’un saut maladroit, marche qui s’escamota mystérieusement sous le plancher.

— Ne recommence jamais, jamais, ça ! s’écria-t-il.

— Si je ne l’avais pas fait, vous seriez encore en bas. Tu voyais bien que Gurder était paralysé par la peur ! rétorqua-t-elle.

— Mais il aurait pu y avoir toutes sortes de dangers, ici !

— Ah oui ? Quoi, par exemple ?

— Eh bien, tu aurais pu… (Masklinn hésita.) La question n’est pas là. Ce que je voulais dire…

C’est à ce moment que la marche de Gurder vint le faire rouler quasiment à leurs pieds. Ils l’aidèrent à se relever.

— Eh bien, voilà, conclut Grimma, guillerette. Nous sommes tous réunis, et tout va bien, tu vois ?

Gurder regarda autour de lui. Puis il toussota et rajusta sa tenue.

— J’ai un peu perdu l’équilibre, dit-il. Ces-escaliers qui bougent sont un peu délicats à l’emploi. Mais on finit par prendre la technique.

Nouveau toussotement, long regard vers le bout du couloir.

— Bon. Il vaudrait mieux se remettre en route, acheva-t-il.

Les trois gnomes avancèrent à pas de loup entre les deux rangées de portes.

— Est-ce qu’une d’elles appartient à Prix Sacrifiés ? s’enquit Grimma.

Bizarrement, ce nom semblait bien plus inquiétant, ici.

— Heu… non, répondit Gurder. Il réside parmi les chaudières, au sous-sol.

Il plissa les yeux pour lire l’inscription de la porte la plus proche.

— Celle-ci appartient à Comptabilité, déclara-t-il.

— C’est une bonne chose ou pas ? demanda Grimma en contemplant le mot peint sur le bois verni.

— Aucune idée.

Masklinn fermait la marche, tournant lentement sur lui-même pour surveiller tout le couloir. Le terrain était trop découvert. Pas d’abri, aucune cachette.

Il indiqua du doigt la rangée de grands objets rouges accrochés à mi-hauteur sur le mur d’en face. Gurder leur chuchota qu’il s’agissait de seaux.

— J’en ai vu des représentations dans Colin et Susan à la plage, leur confia-t-il.

— Qu’y a-t-il de marqué dessus ?

Gurder plissa les yeux.

— Incendie. Oh, misère. L’Abbé disait vrai. Des seaux à incendie !

— Un incendie dans un seau ? s’étonna Masklinn. Un seau à incendie ? Mais je ne vois pas de flammes.

— Il doit y en avoir à l’intérieur. Ils portent peut-être un couvercle. On trouve des haricots dans les conserves de haricots et de la confiture dans les pots de confiture. On doit forcément trouver des incendies dans les seaux à incendie, conclut Gurder sans entrer plus avant dans les détails. Venez.

Grimma regarda longuement ce mot-là, aussi. Ses lèvres bougeaient en silence tandis qu’elle se le répétait. Puis elle se hâta de rejoindre les deux autres.

Ils finirent par atteindre le bout du couloir. Là, se dressait une autre porte, dont la moitié supérieure était faite de verre.

Gurder leva les yeux pour la regarder.

— Je vois des mots, dessus, dit Grimma. Lis-les à voix haute. Il vaut mieux que je ne les regarde pas, ajouta-t-elle sur un ton suave, au cas où mon cerveau ferait boum !

Gurder déglutit.

— Ça dit : Arnold Frères (fond. 1905). D.H.K. Butterthwaite, Directeur général. Euh…

— Il est là ?

— Après tout, glissa Masklinn, serviable, il y a des haricots dans les conserves de haricots et des incendies dans les seaux à incendie. Regarde, la porte n’est pas fermée. Tu veux que j’aille voir ?

Gurder hocha la tête d’un air misérable. Masklinn alla jusqu’à la porte, s’appuya contre le vantail et poussa tant et si bien que ses muscles lui firent mal. Elle finit par bâiller légèrement.

À l’intérieur, il n’y avait pas de lumière, mais grâce à la faible clarté qui traversait le panneau de verre depuis le couloir, il put voir qu’il pénétrait dans une vaste pièce. La moquette y était plus épaisse – on avait l’impression de patauger dans de l’herbe. À quelques mètres s’élevait un grand objet rectangulaire ; en le contournant, Masklinn découvrit une chaise. Peut-être était-ce là que siégeait Arnold Frères (fond. 1905).

— Arnold Frères (fond. 1905), où êtes-vous ? chuchota-t-il.

Quelques instants plus tard, ses deux compagnons l’entendirent les appeler. Ils passèrent la tête par l’entrebâillement de la porte.

— Où es-tu ? siffla Grimma.

— Là-haut, répondit Masklinn. Le grand machin en bois. Il y a des bidules qui dépassent, sur lesquels on peut grimper. C’est plein de choses, ici. Méfiez-vous en traversant la moquette, elle pourrait dissimuler des bêtes sauvages. Si vous attendez une minute, je vais vous aider à monter.

Ils se frayèrent un chemin dans l’épaisseur de la moquette et patientèrent avec quelque inquiétude au pied de la falaise de bois.

— C’est un bureau, annonça Gurder avec une autorité hautaine. Il y en a plein au rayon Mobilier. Une Affaire, Laqué Chêne Véritable à Cent pour Cent.

— Mais qu’est-ce qu’il fabrique, là-haut ? se demanda Grimma. J’entends des cliquetis.

— Une Touche Indispensable À Tout Foyer ! déclama Gurder comme s’il tirait un réconfort de ces mots. Notre Grande Variété de Styles Conviendra À Toutes Les Bourses.

— De quoi parles-tu ?

— Pardon. C’est le genre de textes qu’Arnold Frères (fond. 1905) inscrit sur les Annonces. Je me sens mieux quand je les récite.

— Et ça, là-haut ? Qu’est-ce que c’est ?

Il suivit des yeux la direction qu’elle indiquait.

— Ça ? C’est une chaise. Finition Pivotante Pour Un Look Cadre.

— Elle semble assez grande pour un humain, fit-elle d’un ton songeur.

— Je suppose que c’est là que s’assoient les humains quand Arnold Frères (fond. 1905) leur donne ses instructions.

— Hmm.

Il y eut un cliquetis au-dessus de sa tête.

— Désolé, lança Masklinn, ça m’a pris un certain temps pour tout assembler.

Gurder leva les yeux vers les hauteurs, et la chaîne brillante qui pendait désormais le long de la falaise de bois.

— Des trombones ! Je n’y aurais jamais pensé.

En se hissant jusqu’au sommet, ils trouvèrent Masklinn en train d’explorer la surface polie, titillant des objets de la pointe de l’épieu. D’un air négligent, Gurder expliqua qu’ici, c’était du papier, et là, des choses pour faire des marques.

— Bon. Arnold Frères (fond. 1905) ne semble pas être dans les parages, constata Masklinn. Peut-être qu’il est allé se coucher, ou je ne sais quoi.

— L’Abbé l’a vu ici, une nuit, assis à ce bureau, justement, rappela Gurder. Il veillait sur le Grand Magasin.

— Quoi, assis sur cette chaise ? demanda Grimma.

— Oui, je suppose.

— Alors, il est très grand, non ? insista Grimma, impitoyable. D’une taille quasiment humaine ?

— Oui, plus ou moins, acquiesça Gurder à contrecœur.

— Hmm.

Masklinn découvrit un câble de la grosseur de son bras qui serpentait sur le dessus du bureau. Il le suivit.

— S’il est de forme humaine, s’il a une taille humaine, continua Grimma, alors, peut-être que c’est un…

— Et si nous voyions ce qu’on peut dénicher, par ici ? s’empressa de proposer Gurder.

Il alla vers une pile de papiers et commença à lire la feuille du dessus à la clarté pâle qui tombait du couloir. Il lut lentement, d’une voix très forte.

— « Groupe Arnco, constitué d’Arnco Développements (UK), UniTélé Arnco-Schultz (Hambourg) AG, Lignes aériennes Arnco, Disques Arnco, Compagnie générale de Cinéma Arnco, Investissements Pétroliers Arnco, Éditions Arnco et Arnco Distribution UK, SA ».

— Fichtre, commenta Grimma d’un ton neutre.

— Il y a encore autre chose, s’enthousiasma Gurder. C’est écrit en lettres beaucoup plus petites, peut-être qu’elles sont prévues à notre intention. Écoute tous ces noms. « Arnco Distribution UK (SA) regroupe la Générale d’Entrepôts SA, les Peintures et Teintures Grimethorpe, les Balayeuses Mécaniques Vit’Prop (SA) et… et… et… »

— Quelque chose ne va pas ?

— … « Arnold Frères (fond. 1905). »

Gurder leva les yeux.

— Qu’est-ce que tu crois que ça signifie ? Que BONNES AFFAIRES NOUS PROTÈGE ! !

Une lumière venait de s’allumer. Elle plongea sur les deux gnomes, blanche et brûlante, si bien qu’ils se retrouvèrent au centre de la mare noire créée par leur ombre.

Gurder contemplait avec une terreur abjecte le globe aveuglant qui s’était matérialisé au-dessus d’eux.

— Désolé, je crois que c’est ma faute, fit la voix de Masklinn dans l’ombre. J’ai trouvé ce machin qui ressemble un peu à un levier et quand j’ai appuyé dessus, ça a fait clic. Désolé.

— Ahaha, rit Gurder d’un rire sans joie. Une lumière électrique. Bien entendu. Ahaha. Ça m’a fait sursauter, sur le coup.

Masklinn apparut dans le cercle de clarté et regarda la feuille de papier.

— Je t’ai entendu lire. Tu as trouvé quelque chose d’intéressant ?

Gurder étudia de nouveau les lignes imprimées.

— « À l’attention du personnel », lut-il. « Comme vous devez le savoir, les résultats financiers du grand magasin au cours de ces dernières années n’ont pas été au niveau des espérances formulées. Cette immense bâtisse, parfaitement adaptée aux exigences de la clientèle posée de 1905, ne convient plus au monde trépidant des années 90. Comme vous le savez tous, nous avons subi des revers en Bourse et l’ouverture de nouveaux grands points de vente dans la ville a provoqué une diminution de clientèle. Notre regret d’apprendre la fermeture d’Arnold Frères, qui fut à l’origine de la réussite d’Arnco, sera adouci, je n’en doute pas, par la nouvelle que le Groupe a l’intention de remplacer le magasin par un hypermarché Arnco Hypersoldes, qui s’ouvrira bientôt dans le centre commercial Neil Armstrong. C’est pourquoi le grand magasin fermera ses portes à la fin de ce mois et sera rapidement démoli pour céder la place à un fabuleux Complexe de Loisirs Arnco… »

Gurder se tut, et enfouit sa tête dans ses mains.

— Les mêmes mots, là aussi, constata Masklinn d’une voix lente. Fermeture. Démoli.

— Ça veut dire quoi, loisirs ? s’enquit Grimma.

Le Papeteri l’ignora. Masklinn la prit doucement par le bras.

— Je crois qu’il voudrait rester seul un moment, dit-il.

Il promena la pointe de son épieu sur la vaste feuille de papier, y traçant une rainure qui lui permit de la replier jusqu’à ce qu’elle devienne plus maniable.

— Je suppose que l’Abbé tiendra à voir ça par lui-même. Il ne nous croirait jamais si nous…

Il se tut. Grimma regardait par-dessus son épaule. Il se retourna et, par la vitre de la grande porte, vit le couloir qui s’étendait au-delà. On y apercevait une ombre. Une silhouette humaine. Qui grandissait sans cesse.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Grimma.

— Prix Sacrifiés, je crois, dit-il en empoignant son épieu.

Ils tournèrent les talons et coururent rejoindre Gurder.

— Quelqu’un vient par ici, chuchota Masklinn. Regagnons le plancher, vite !

— Démoli ! se lamenta Gurder, les bras serrés autour de lui, en se balançant d’un côté à l’autre. Tout doit disparaître ! Dernières Réductions ! Nous sommes tous condamnés !

— C’est ça, c’est ça. Tu penses que tu pourrais descendre avec nous, et être condamné sur le plancher ?

— Il n’est pas dans son état normal, tu vois bien, intervint Grimma. Allons, ajouta-t-elle d’une voix abominablement guillerette. Hop là !

Elle le prit à bras-le-corps et le transporta jusqu’à l’échelle de trombones. Masklinn les suivit à reculons, les yeux rivés sur la porte.

Il pensait : il a dû voir la lumière. La pièce devrait être dans le noir, et il y a de la lumière. Mais je n’arriverai jamais à éteindre à temps. De toute façon, ça ne changerait rien. Je ne crois pas en un démon appelé Prix Sacrifiés, et pourtant, le voilà. Quel drôle de monde !

Il se glissa dans l’ombre de la pile de papiers et attendit.

À peu près au niveau du plancher, les faibles protestations de Gurder s’interrompirent subitement. Peut-être que Grimma l’avait assommé avec quelque chose. Elle avait un don pour suivre les conseils dictés par le bon sens, dans les cas d’urgence.

La porte s’ouvrit, très lentement. Oui, c’était bien une silhouette. Un humain vêtu de bleu, apparemment. Masklinn n’était pas expert en physionomie humaine, mais celui-ci n’avait pas l’air très content. Dans une main, il serrait un tube de métal. De la lumière sortait par l’une des extrémités. Sa terrible lumière, songea Masklinn.

La silhouette s’approcha, de cette lente démarche de somnambule caractéristique des humains. Masklinn se pencha pour regarder au coin de la pile de papiers, fasciné malgré lui. Son regard plongea dans un immense visage rond et rouge, il en sentit l’haleine et vit le chapeau à visière.

Il avait appris que les humains du Grand Magasin portaient leur nom sur de petits insignes, parce que – lui avait-on expliqué – ils étaient si bêtes que c’était pour eux la seule façon de s’en souvenir. Le nom de cet humain figurait sur son couvre-chef. Masklinn plissa les yeux et déchiffra les lettres d’après leur forme : S… É… C… U… R… I… T… E… L’humain portait une moustache blanche.

Le nouveau venu se redressa et commença à arpenter la pièce. Ils ne sont pas idiots, se dit Masklinn. Il est assez intelligent pour comprendre que la lumière devrait être éteinte et il veut savoir pourquoi elle ne l’est pas. Il va découvrir les autres, s’il regarde dans la bonne direction. Même un humain peut les apercevoir.

Il empoigna son épieu. Les yeux, se répéta-t-il, il faut que je vise les yeux…

Sécurité parcourut la pièce à une allure onirique, inspectant les placards, regardant dans les coins. Puis il repartit en direction de la porte.

Masklinn osa de nouveau respirer et, à cet instant précis, la voix hystérique de Gurder monta du sol.

— C’est bien lui, c’est Prix Sacrifiés ! Oh, Bonnes Affaires, sauve-nous ! Nous sommes tous mmphmmphmmph…

Sécurité s’arrêta. Il se retourna, une expression de stupeur se répandant sur son visage aussi lentement qu’une coulée de mélasse.

Masklinn se tassa encore plus dans l’ombre. Ça y est, se dit-il. Si je peux prendre assez d’élan pour l’atteindre…

Derrière la porte, quelque chose commença à rugir. Ça faisait presque autant de bruit qu’un camion. L’humain ne sembla pas s’en inquiéter. Il ouvrit simplement la porte et regarda au-dehors.

Une humaine occupait le couloir. Elle paraissait plutôt âgée (pour autant que Masklinn puisse en juger), portait un tablier rose orné de fleurs et était chaussée de pantoufles. D’une main, elle brandissait un plumeau. De l’autre…

Eh bien, de l’autre, elle semblait retenir un être rugissant, un genre de sac à roulettes. Il bondissait sans cesse sur la moquette, mais elle gardait la main sur une canne et le tirait sans arrêt en arrière.

Sous les yeux de Masklinn, elle donna un coup de pied à la créature. Le rugissement mourut tandis que Sécurité adressait la parole à l’humaine. Aux oreilles de Masklinn, cette conversation ressemblait à un duel de cornes de brume.

Masklinn courut au bord du bureau et dévala la chaîne de trombones, perdant prise plus d’une fois dans sa hâte. Les deux autres l’attendaient dans l’ombre du bureau. Les yeux de Gurder riboulaient : Grimma gardait une main fermement plaquée sur sa bouche.

— Filons d’ici pendant qu’il regarde dans l’autre direction ! lança Masklinn.

— Comment ? La porte est la seule issue ! répliqua Grimma.

— Mmphmmph !

— Dans ce cas, cherchons au moins un refuge plus sûr. (Masklinn inspecta les vastes étendues de moquette.) Il y a une espèce de placard là-bas.

— Mmphmmph !

— Et lui ? Qu’est-ce qu’on va en faire ?

— Bon, écoute, expliqua Masklinn au visage terrifié de Gurder. Tu ne vas pas encore nous seriner tes histoires de condamnation ? Sinon, désolés, mais on va devoir te bâillonner.

— Mmph.

— Promis ?

— Mmph.

— Bon, d’accord. Retire ta main.

— C’était Bonnes Affaires ! chuinta Gurder, en proie à une grande agitation.

Grimma regarda Masklinn.

— Je l’empêche encore de parler ?

— Qu’il raconte ce qu’il veut, du moment que c’est à voix basse. Ça le soulage probablement. Il a dû subir un choc.

— Bonnes Affaires est venue nous protéger ! Avec son grand Buveur d’Âmes rugissant…

Le front de Gurder se plissa de perplexité.

— C’était un nettoie-moquette, non ? poursuivit-il sur un ton plus modéré. J’avais toujours cru que c’était un instrument magique, et c’est un simple nettoie-moquette. On en voit des tas au rayon Électro-Ménager. Plus Puissant, Pour Nettoyer Votre Moquette En Profondeur.

— Très bien. J’en suis ravi. Bon, maintenant, comment on s’en va d’ici ?

Une inspection à l’arrière des placards d’archives mit en évidence une fente dans le parquet, juste assez large pour pouvoir s’y glisser, au prix de quelques efforts. Le retour demanda une demi-journée de voyage, en partie parce que Gurder faisait périodiquement halte pour s’asseoir et fondre en larmes, mais surtout parce qu’ils furent contraints d’emprunter la voie des murs pour redescendre. Les cloisons étaient creuses, aménagées par les Modeux à l’aide d’un système de fils électriques et de bouts de bois, mais l’entreprise restait pénible. Ils émergèrent sous le rayon Mode Enfantine. Gurder avait enfin recouvré son calme et il commanda avec hauteur de la nourriture et une escorte.

Et ainsi ils regagnèrent enfin le rayon Papeterie.

Juste à temps.


Mémé Morkie leva les yeux, quand on introduisit les trois gnomes dans la chambre de l’Abbé. Elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux.

— Ne faites pas trop de bruit, leur demanda-t-elle. Il est très malade. Il raconte qu’il est en train de mourir. Je suppose qu’il est bien placé pour le savoir.

— Mourir ? De quoi ? s’enquit Masklinn.

— Il meurt d’être resté vivant tellement longtemps.

L’Abbé gisait entre ses coussins, tout ridé et encore plus petit que dans les souvenirs de Masklinn. Il serrait le Truc dans deux mains maigres comme des serres.

Il regarda Masklinn et, avec un énorme effort, lui fit signe d’approcher.

— Il faut que tu te penches, lui dit Mémé. Il a la voix toute rauque, le pauvre.

L’Abbé saisit doucement Masklinn par l’oreille et l’attira vers sa bouche.

— Une femme admirable, susurra-t-il. Pétrie de grandes qualités, je n’en doute pas une minute. Mais par pitié, renvoyez-la avant qu’elle me fasse prendre d’autres médicaments.

Masklinn hocha la tête. Les remèdes de Mémé, composés d’herbes et de racines simples, honnêtes et, dans l’ensemble, quasi vénéneuses, opéraient de vrais miracles. Une seule dose de son sirop contre le mal de ventre garantissait que vous ne vous plaindriez jamais plus de semblables douleurs. À sa façon, c’était une sorte de remède.

— La renvoyer, j’en serais incapable, assura-t-il. Mais je peux toujours demander.

Mémé sortit de la pièce pour préparer une nouvelle dose, en lançant des instructions sur la conduite à tenir en son absence.

Gurder s’agenouilla près du lit.

— Vous n’allez pas mourir, monseigneur ? demanda-t-il.

— Bien sûr que si. Tout le monde meurt un jour : C’est ça qui donne du sens à la vie, chuchota l’Abbé. Vous avez vu Arnold Frères (fond. 1905) ?

— Eh bien… Euh… temporisa Gurder. Nous avons trouvé un Écrit, monseigneur. C’est vrai, on y dit que le Grand Magasin va être démoli. C’est la fin de tout, monseigneur, qu’allons-nous faire ?

— Il faudra que vous partiez, déclara l’Abbé.

Cette suggestion parut horrifier Gurder.

— Mais vous avez toujours dit que tout ce qui était extérieur au Grand Magasin ne pouvait être qu’illusion !

— Et tu ne m’as jamais cru, mon enfant. Peut-être avais-je tort, après tout. Le jeune homme à l’épieu… Il est toujours là ? Je ne vois plus très clair. (Masklinn avança d’un pas.) Ah, vous voilà. Votre boîte…

— Oui ?

— Elle m’a raconté des choses. Montré des images. Le Grand Magasin est beaucoup plus vaste que je ne l’aurais cru, il y a une pièce où on range les étoiles, pas simplement les brillantes qu’on suspend au plafond durant Fêtons Noël, mais des centaines d’autres cochonneries. On appelle ça l’Univers. Nous vivions là-bas, avant. Tout nous appartenait, pour ainsi dire. Nous étions chez nous. Nous ne logions pas sous le parquet de quelqu’un d’autre. Je crois qu’Arnold Frères (fond. 1905) cherche à nous faire comprendre qu’il faut y retourner.

Il tendit le bras et sa main glacée empoigna l’avant-bras de Masklinn avec une force qui surprit le jeune gnome.

— Je ne dirais pas que vous avez une intelligence exceptionnelle, dit l’Abbé. En fait, je pense que vous êtes de ces admirables sots qui héritent de la charge de chef quand aucune gloire ne s’y rattache. Vous êtes du genre à mener les choses à leur terme. Conduisez-les chez eux. Ramenez-les tous chez nous.

Il se laissa retomber dans ses coussins et ferma les yeux.

— Mais… Quitter le Grand Magasin, monseigneur ? demanda Gurder. Nous sommes des milliers, en comptant les vieillards, les bébés et tout le monde, où pouvons-nous aller ? Il y a des renards, dehors, et du vent, et la faim, et de l’eau qui tombe du ciel par morceaux ! Monseigneur ? Monseigneur ?

Grimma se pencha et tâta le poignet du vieillard.

— Il peut encore m’entendre ? s’inquiéta Gurder.

— Peut-être, répondit Grimma. Qui sait ? Mais en tout cas, il ne pourra pas répondre, parce qu’il est mort.

— Mais ce n’est pas possible ! Il a toujours été là ! s’épouvanta Gurder. Tu dois faire erreur. Monseigneur ? Monseigneur !

Tandis que de nouveaux Papeteri entraient précipitamment en entendant les cris de Gurder, Masklinn retira le Truc des mains inertes de l’Abbé.

— Truc ? demanda-t-il à voix basse, en s’éloignant de la foule qui entourait le lit.

— Je t’entends.

— Il est mort ?

— Je ne discerne aucune fonction vitale.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie : oui.

— Oh ! (Masklinn réfléchit un instant.) Je croyais qu’il fallait d’abord être écrasé ou dévoré. Je ne savais pas qu’on pouvait simplement s’arrêter.

Le Truc n’avança aucune lumière sur la question.

— Tu as une idée sur la marche à suivre, maintenant ? poursuivit Masklinn. Gurder avait raison. Ils ne vont jamais vouloir quitter cette chaleur douillette, toute cette nourriture. Bon, peut-être certains jeunes, pour le frisson de l’aventure. Mais si nous voulons survivre dehors, il faudra être très nombreux. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Et qu’est-ce que je suis censé leur dire : désolé, il faut tout abandonner ?

Le Truc parla.

— Non, déclara-t-il.


Masklinn n’avait encore jamais assisté à des funérailles. Ceci dit, il n’avait jamais vu de gnome mourir d’avoir trop longtemps vécu. Oh, certains avaient été dévorés, d’autres n’étaient jamais revenus, mais personne n’était jamais arrivé au bout.

— Où enterrez-vous vos morts ? s’était enquis Gurder.

— À l’intérieur des blaireaux et des renards, en général, avait-il répliqué, en ajoutant, sans pouvoir s’en empêcher : vous savez, les chasseurs réputés pour leur adresse et leur beauté ?

Et voici comment les gnomes prirent congé de leur défunt. Le corps du vieil Abbé fut cérémonieusement revêtu d’un manteau vert et d’un chapeau rouge et pointu. On peigna avec soin sa longue barbe blanche, puis il reposa en paix sur son lit, tandis que Gurder lisait les sacrements.

— Maintenant qu’il vous a plu, Arnold Frères (fond. 1905), d’emporter notre frère au grand rayon Jardinage qui s’étend par-delà le Service Clientèle, ce lieu où s’étendent les Bordures de Pelouses Idéales et les Plates-bandes de Rêve, ainsi que le Bassin de Vie Éternelle en Kit de Polythène Facile à Assembler, entouré d’un Véritable Dallage de Jardin Traditionnel, nous allons lui donner les offrandes qu’un gnome doit emporter pour son dernier voyage.

Le comte de Quincailleri s’avança.

— Je lui donne, annonça-t-il en étendant un objet auprès du corps, la Pelle du Labeur Honnête.

— Et moi, dit le duc de Merceri, je dépose à son côté la Canne à Pêche de l’Espérance.

Les autres chefs gnomes apportèrent divers dons : la Brouette du Pouvoir, le Panier à Provisions de la Vie. Masklinn crut comprendre que mourir dans le Grand Magasin n’était pas une mince affaire.

Tandis que Gurder achevait sa lecture de l’office et que le corps était cérémonieusement emporté, Grimma se moucha.

Le cortège s’en fut à destination du sous-sol, comme ils l’apprirent ensuite, et de l’incinérateur. Dans les profondeurs du royaume de Prix Sacrifiés où, affirmaient les légendes, il siégeait la nuit pour boire son thé immonde.

— C’est assez affreux, je dois dire, constata Mémé Morkie au cours de l’attente oisive qui suivit la cérémonie. Dans mon jeune temps, quand quelqu’un mourait, on l’enterrait. Dans le sol.

— Le sol ? demanda Gurder.

— Une espèce de parquet, lui expliqua Mémé.

— Et après, que se passait-il ?

Mémé parut prise de court.

— Comment ça ?

— Où allaient-ils, après ? insista le Papeteri, avec patience.

— Où ils allaient ? Oh, nulle part, que je sache. Les morts voyagent pas beaucoup.

— Dans le Grand Magasin, expliqua Gurder (en articulant bien, comme s’il expliquait quelque chose à un enfant un peu lent), quand un gnome meurt, s’il a été un bon gnome, Arnold Frères (fond. 1905) nous le renvoie une dernière fois avant qu’il ne nous quitte pour un Séjour Meilleur.

— Comment est-ce que… commença Mémé.

— Juste l’intérieur, comprenez bien, dit Gurder. La chose à l’intérieur qui est le vrai vous.

Ils le regardèrent poliment, en attendant qu’il se décide enfin à tenir un discours sensé. Gurder poussa un soupir.

— Très bien, dit-il. Je vais demander à quelqu’un de vous montrer.


On les conduisit au rayon Jardinage. C’était un endroit étonnant pour Masklinn. On aurait dit un Dehors dont on avait retiré tous les aspects désagréables. La seule lumière était la clarté pâle des soleils intérieurs, qui restaient allumés toute la nuit. Il n’y avait ni vent ni pluie, et il n’y en aurait jamais. On y trouvait de l’herbe, mais c’était une simple toile peinte en vert avec des brins hérissés à la surface. Des sachets de graines s’élevaient en falaises prodigieuses, chacun porteur d’une image que Masklinn soupçonnait d’affabulation. Elle dépeignait des fleurs, mais qui ne ressemblaient à rien de connu de lui.

— Le Dehors est comme ça ? demanda le jeune prêtre qui les guidait. On dit, on dit, euh… on dit que vous y avez été. On dit que vous l’avez vu.

Il semblait rempli d’espoir.

— Il y avait davantage de verts et de bruns, répondit Masklinn d’un ton morne.

— Et des fleurs ?

— Quelques-unes, reconnut Masklinn. Mais pas comme celles-ci.

— Moi, j’en ai vu une fois, des comme ça, intervint Torritt.

Puis il se tut, conduite rare chez lui.

On les fit contourner la masse d’une tondeuse à gazon géante et là…

Il y avait des gnomes. De gigantesques gnomes dodus. Des effigies peintes de gnomes, avec de bonnes joues rouges. Certains tenaient des cannes à pêche ou des pelles. D’autres poussaient des brouettes colorées. Et tous, sans exception, souriaient.

La tribu resta un moment muette.

Puis Grimma souffla d’une voix très basse :

— Quelle horreur !

— Oh, non ! protesta le prêtre. C’est miraculeux ! Arnold Frères (fond. 1905) vous renvoie tout beau et tout neuf, et ensuite vous quittez le Grand Magasin pour un endroit merveilleux !

— Il n’y a pas de femme, observa Mémé. C’est quand même une consolation.

— Ah, certes… répondit le prêtre, apparemment un peu gêné. La question a toujours été sujette à débat, nous ne sommes pas certains de la raison, mais nous pensons…

— Et ils ne ressemblent à personne, déclara Mémé. Ils ont tous la même tête.

— Eh bien, oui, voyez-vous…

— Il ferait beau voir que je revienne comme ça. Si c’est pour revenir comme eux, pas question de partir.

Le prêtre était au bord des larmes.

— Non, mais…

— J’en ai vu un qui ressemblait à ça, un jour.

C’était de nouveau le vieux Torritt. Son visage avait une couleur de cendre et il tremblait.

— Oh, toi, tais-toi donc, dit Mémé. Tu n’as rien vu du tout.

— Mais si, fit Torritt. Quand j’étais tout gamin, Pépé Dimpo nous a conduits avec d’autres à travers champs, de l’autre côté du bois, et il y avait plein de ces grandes maisons de pierre où vivent les humains. Sur le devant, s’étendaient de petits champs remplis de fleurs pareilles à celles qu’ils ont ici, avec de l’herbe toute courte et des bassins où nageaient des poissons orange, et on a vu un machin comme ça. Il était assis sur un champignon de pierre à côté d’un des bassins.

— C’est pas vrai, fit Mémé, automatiquement.

— Si, c’est vrai, répliqua Torritt d’un ton égal. Et je me souviens que Pépé a dit : « C’est pas une vie d’être dehors comme ça par tous les temps. Les oiseaux vous font des saletés sur le chapeau, les chiens vous lèvent la patte dessus… » Il nous a raconté que c’était un gnome géant qui, à force d’attendre dehors si longtemps sans rien pêcher, avait été changé en pierre. Et il a ajouté : « Sale façon d’y passer, c’est pas fait pour moi, les p’tits gars. Quand mon tour viendra, je veux que ça soit rapide. » À ce moment-là, y a un chat qui lui a sauté dessus. Vous parlez d’une ironie.

— Et après ? demanda Masklinn.

— Oh, on lui a donné une bonne leçon à coups d’épieu, on a ramassé Pépé et on a tous fout… (un coup d’œil à l’expression sévère de Mémé Morkie) fichu le camp à toute allure.

— Non, non ! se lamenta le prêtre. Ce n’est pas comme ça que ça se passe, pas du tout !

Et il commença à sangloter. Mémé hésita un instant, puis elle lui tapota gentiment le dos.

— Allons, allons, dit-elle. Remettez-vous. Ce vieux fou raconte toutes les bêtises qui lui passent par la tête.

— C’est pas… commença Torritt.

Le coup d’œil d’avertissement de Mémé coupa sa phrase tout net.

Ils rentrèrent à pas lents, en essayant de chasser de leur esprit les terribles idoles de pierre. Torritt était à la traîne, grommelant comme un orage en bout de course.

— Mais si, je l’ai vu, je vous dis, marmonnait-il. Un grand machin immense, tout rigolard, assis sur son champignon de pierre à gros pois. Je l’ai bien vu. D’accord, j’y suis jamais revenu. Prudence est mère de sûreté, j’l’ai toujours dit. Mais pour l’avoir vu, ça, j’l’ai vu.

Il semblait généralement entendu que Gurder deviendrait le nouvel Abbé. Le défunt avait laissé des instructions très strictes. Personne ne paraissait vouloir les contester.

Le seul qui ne soit pas d’accord, en fin de compte, c’était Gurder.

— Pourquoi moi ? Je n’ai jamais voulu diriger qui que ce soit ! Et puis… entre nous… (Il baissa la voix.) Il m’arrive de douter, parfois. Je suis sûr que le vieil Abbé le savait. Je ne comprends pas pourquoi c’est moi qu’il a désigné pour une telle charge.

Masklinn ne dit rien. Il lui était venu à l’idée que l’Abbé avait pu avoir une raison bien précise en tête. Peut-être l’heure était-elle venue de douter un peu. Peut-être était-il temps de considérer Arnold Frères (fond. 1905) avec un point de vue différent.

Ils étaient debout à une extrémité de la grande salle du soubassement que les Papeteri réservaient aux réunions importantes ; c’était le seul endroit du Grand Magasin, à l’exception de l’Alimentation, où il était strictement interdit de se battre. Les chefs des familles, dirigeants des rayons et des sous-rayons, s’y pressaient. S’ils n’avaient pas l’autorisation de porter des armes, ils ne s’en snobaient pas moins à mort à la plus petite occasion.

Les amener à envisager la moindre concertation aurait été impensable sans les Papeteri. Curieux, quand on y réfléchissait. Les Papeteri ne détenaient aucun pouvoir réel, mais toutes les familles avaient besoin d’eux et personne ne les craignait. C’est ainsi qu’ils pouvaient survivre et, d’une certaine façon, diriger tout le monde. Par principe, un Merceri n’écoutait jamais une parole sensée si c’était un Quincailleri qui la proférait. Mais il prêtait l’oreille quand l’orateur était un Papeteri ; tout le monde savait que les Papeteri n’étaient inféodés à aucun parti.

Masklinn se tourna vers Gurder.

— Il faut nous entretenir avec un Quincailleri. Ce sont eux qui contrôlent l’électrique, non ? Et le nid de camions.

— Le comte de Quincailleri est là-bas, indiqua Gurder. Le grand maigre, avec la moustache. Ce n’est pas quelqu’un de très pieux. Il ne connaît pas grand-chose à l’électrique, ceci dit.

— Mais tu m’avais bien dit que…

— Oh, les Quincailleri, oui. Le petit personnel, les serviteurs et tout ça. Mais pas des gens comme le comte. Miséricorde ! (Gurder sourit.) Tu ne t’imagines quand même pas que le duc de Merceri a jamais touché à une paire de ciseaux, ou que la baronne d’Égustation va en personne se découper sa nourriture ?

Il regarda Masklinn de côté.

— Toi, tu as un plan. Je me trompe ?

— Non. Enfin, c’est très vague.

— Alors, qu’est-ce que tu vas leur raconter ?

Masklinn tripota distraitement la pointe de son épieu.

— La vérité. Je vais leur dire qu’ils peuvent quitter le Grand Magasin et tout emporter avec eux. Je crois que c’est possible.

Gurder se frotta le menton.

— Hmm, je le suppose, en effet. Si tout le monde se charge de toute la nourriture et de toutes les affaires qu’il est capable de soulever. Mais les provisions s’épuiseront rapidement et puis, en plus, on ne peut pas transporter l’électrique. Ça vit dans des fils, tu sais.

— Combien de Papeteri savent lire l’humain ? demanda Masklinn en ignorant ces commentaires.

— Nous savons tous un peu, bien entendu. Mais nous ne sommes que quatre à lire couramment, si tu tiens à le savoir.

— Ça ne suffira pas, je le crains.

— En fait, c’est un truc à prendre. Tout le monde n’en est pas capable. Mais qu’est-ce que tu mijotes ?

— Un moyen de faire sortir tout le monde, tout le monde. En transportant tout ce dont nous aurons besoin, assez pour ne jamais manquer.

— Mais le poids de tout ça va être écrasant !

— Non, en fait. Les choses qu’ils transporteront ne pèsent rien, pour l’essentiel.

Gurder commença à s’inquiéter.

— Ce n’est pas une nouvelle combine farfelue de Dorcas ?

— Non.

Masklinn se sentait au bord de l’explosion. Sa tête n’était pas assez vaste pour contenir toutes les choses que lui avait racontées le Truc.

Et il était le seul à savoir. Oh, l’Abbé l’avait appris, lui aussi, et il était mort avec des yeux pleins d’étoiles, mais même lui n’avait pas compris. La galaxie ! Le vieillard avait cru qu’il ne s’agissait que d’un grand débarras en dehors du Grand Magasin, que c’était simplement le plus grand de tous les rayons. Peut-être que Gurder non plus ne comprendrait pas. Il avait passé toute son existence sous un toit. Il n’avait aucune notion des distances mises en jeu.

Masklinn se sentit gonflé d’une petite vague d’orgueil. Les gnomes du Grand Magasin ne pouvaient pas comprendre ce que racontait le Truc, parce qu’ils n’avaient aucune expérience de ces choses. Pour eux, la longueur séparant les deux extrémités du Grand Magasin représentait la plus vaste mesure possible en ce bas monde.

Ils n’assimileraient jamais l’idée que les étoiles, par exemple, étaient beaucoup plus loin que ça. Même en courant sans arrêt, il faudrait probablement des semaines pour les atteindre.

Il devrait aborder la question en douceur.

Les étoiles ! Et il y a longtemps, très longtemps, les gnomes avaient voyagé de l’une à l’autre sur des machins à côté desquels les camions paraissaient minuscules – des machins construits par les gnomes. Et un de ces grands vaisseaux, pendant l’exploration d’une petite étoile aux confins de nulle part, avait envoyé un vaisseau de moindre taille atterrir sur le monde des humains.

Mais quelque chose avait mal tourné. Masklinn n’avait pas bien compris ce passage, sauf que le bidule qui déplaçait les vaisseaux était très, très puissant. Mais il y avait quand même eu des centaines de survivants. L’un d’entre eux, en fouillant les décombres, avait retrouvé le Truc. Sans électricité pour le nourrir, ça ne servait à rien, mais les gnomes l’avaient gardé, malgré tout, parce que c’était la machine qui pilotait le vaisseau.

Et les générations s’étaient succédé, et les gnomes avaient tout oublié, sauf que le Truc était important.

Ça suffisait à la capacité d’une seule tête, selon Masklinn. Mais ce n’était pas le plus important, ce n’était pas cette histoire qui lui faisait bouillir le sang et lui mettait des fourmis dans les doigts.

Le plus important, le voilà : le grand vaisseau, celui qui pouvait naviguer entre les étoiles, était encore là-haut, quelque part. Des machines semblables au Truc l’entretenaient, en attendant patiemment le retour des gnomes. Pour elles, le Temps n’était rien. Certaines machines balayaient les immenses couloirs, d’autres fabriquaient de la nourriture, observaient les étoiles et comptabilisaient calmement les heures et les minutes dans le gouffre sombre et désert du vaisseau.

Et elles attendraient éternellement. Le Temps n’avait pour elles aucune signification, c’était simplement une valeur qu’on mesure et qu’on enregistre. Elles attendraient jusqu’à ce que le soleil s’éteigne et que la lune meure, en réparant méticuleusement le vaisseau et en le tenant prêt pour le retour des gnomes.

Pour les ramener chez eux.

Et pendant qu’elles nous attendaient, songea Masklinn, nous avons tout oublié d’elles, nous avons tout oublié de nous, et nous avons vécu sous terre, dans des terriers.

Il savait ce qu’il devait faire. Bien sûr, c’était une tâche impossible. Mais il en avait l’habitude. Traîner un rat depuis la forêt jusqu’au terrier avait été impossible. Mais le traîner sur une petite distance ne l’était pas. Alors, c’est ce qu’il fallait faire. Ensuite, on se reposait et on le traînait encore un peu plus loin… Pour accomplir une tâche impossible, on la débitait en petits bouts de tâches simplement très difficiles, qu’on divisait ensuite en tâches horriblement pénibles, qu’on segmentait à leur tour en travaux délicats et ainsi de suite…

Le plus difficile serait probablement de faire comprendre aux gnomes ce qu’ils avaient été jadis et qu’ils pouvaient redevenir.

Oui, il avait un plan. Enfin, au départ, c’était le plan du Truc, mais Masklinn l’avait tellement tourné et retourné dans sa tête qu’il s’en sentait désormais propriétaire. C’était probablement un plan irréalisable. Mais on ne le saurait jamais, si on n’essayait pas.

Gurder l’observait d’un œil méfiant.

— Euh… commença Masklinn. Mon plan…

— Oui ? l’encouragea Gurder.

— L’Abbé m’a raconté que les Papeteri avaient toujours essayé de faire coopérer tous les gnomes et de les empêcher de se quereller.

— Tel a toujours été notre souhait, oui.

— Eh bien, pour mon plan, il va falloir qu’ils travaillent ensemble.

— Parfait.

— Seulement, ça m’étonnerait beaucoup qu’ils apprécient.

— Tu es injuste ! De quel droit supposes-tu de telles choses ?

— Je crois que tu vas te moquer.

— Le meilleur moyen de le savoir, c’est de me le dire.

Masklinn lui expliqua. Quand la stupeur de Gurder se fut dissipée, il éclata de rire, sans pouvoir s’arrêter.

Puis il aperçut l’expression sur le visage de Masklinn et stoppa net.

— Tu n’es pas sérieux ? demanda-t-il.

— Voyons les choses sous un autre angle : est-ce que tu as un meilleur plan à proposer ? Est-ce que tu me soutiendras ?

— Mais comment veux-tu… comment des gnomes… Est-ce qu’il est même envisageable de… ?

— Nous trouverons un moyen. Avec l’aide d’Arnold Frères (fond. 1905), bien entendu, ajouta-t-il avec diplomatie.

— Oh, bien sûr, répondit Gurder d’une voix menue, avant de se reprendre. Bon, si je veux devenir le nouvel Abbé, je dois prononcer un discours. C’est ce qu’on attend de moi. Des déclarations générales de bonnes intentions, ce genre de choses. On en reparlera. Il faudra y réfléchir à tête reposée dans un environnement plus calme, comme…

Masklinn secoua la tête. Gurder déglutit.

— Tu veux dire… tout de suite ? demanda-t-il.

— Oui. Tout de suite. Il faut leur dire maintenant.

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