Courez aux Ascenseurs,
Oh, Ascenseurs, enlevez-moi !
Courez vers les Murs,
Oh, Murs, cachez-moi !
Courez au Camion,
Oh, Camion, emporte-moi !
Au Jour dit.
Tout avait commencé par un silence, alors qu’aurait dû régner le bruit. Tous les gnomes étaient habitués au tumulte lointain de chocs et de voix entretenu par les humains au fil des longues heures d’ouverture : ils ne le remarquaient plus. Maintenant qu’il avait disparu, ils entendaient le silence, lourd, inhabituel. Évidemment, certains jours, les humains ne venaient pas au Grand Magasin – par exemple, Arnold Frères (fond. 1905) les gratifiait parfois de presque une semaine de congé entre le capharnaüm de Fêtons Noël et le tohu-bohu du Grand départ de la Semaine du Blanc. Seulement ce calme-là, les gnomes y étaient habitués, il faisait partie du rythme paisible de la vie dans le Grand Magasin. Mais la date ne correspondait pas.
Après plusieurs heures de silence, ils arrêtèrent de se répéter à l’envi qu’il ne fallait pas se tracasser, que c’était probablement un jour exceptionnel, ou quelque chose dans ce goût-là, comme la fois où le Grand Magasin avait fermé ses portes une semaine pour des travaux de décoration. Un ou deux parmi les plus braves ou les plus curieux risquèrent un bref coup d’œil au-dessus du niveau du plancher.
Entre les comptoirs familiers s’étendait le désert. Et les stocks semblaient bien maigres.
— C’est toujours comme ça après les Soldes, se dirent-ils. Et puis, avant qu’on ait eu le temps de dire ouf, toutes les étagères sont à nouveau garnies. Vraiment aucune raison de se mettre martel en tête. Tout cela fait partie du grand dessein d’Arnold Frères (fond. 1905).
Et ils s’assirent tranquillement dans un coin, fredonnèrent de petites rengaines ou trouvèrent un quelconque passe-temps pour se distraire et arrêter de penser à des choses désagréables. En vain.
Mais quand les humains arrivèrent, commencèrent à emporter ce qui restait encore sur les étagères et les comptoirs, à tout empiler dans de grandes boîtes, à les descendre au garage et à les charger dans des camions…
Quand ils entreprirent de retirer les lames du parquet…
Masklinn se réveilla. Des gens le secouaient. Quelque part, au loin, on entendait crier. La routine, finalement.
— Lève-toi, vite ! dit Gurder.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Masklinn, bâillant à s’en décrocher la mâchoire.
— Les humains sont en train de démantibuler le Grand Magasin !
Masklinn s’assit tout droit dans son lit.
— Mais ce n’est pas possible ! Ce n’est pas l’heure !
— Eh bien ! c’est quand même ce qu’ils font !
Masklinn se leva, enfila ses vêtements à la hâte. Il avança à cloche-pied, une jambe hors du pantalon, et toqua sur le Truc.
— Hep ! Dis donc ! Tu avais dit que la démolition ne devait se faire que dans une éternité !
— Quatorze jours, confirma le Truc.
— Mais ça a commencé !
— Il s’agit probablement du déménagement des derniers stocks vers un nouveau magasin, et de travaux préliminaires.
— Oh, bravo. Tout le monde va se sentir beaucoup mieux, quand je vais leur apprendre ça. Pourquoi ne nous as-tu rien dit ?
— J’ignorais que vous n’étiez pas au courant.
— Eh bien non, on ne savait pas. Alors, maintenant, qu’est-ce que tu suggères ?
— Partir le plus tôt possible.
Masklinn poussa un petit cri de rage. Il comptait sur les deux semaines de délai pour résoudre tous les problèmes. Les gnomes auraient pu stocker tout ce qu’ils voulaient emporter. Échafauder des plans valables. Deux semaines auraient à peine suffi. Maintenant, la perspective d’en avoir une seule ressemblait à un luxe.
Il sortit dans la foule affolée, agitée. Par chance, les lames n’avaient pas été enlevées dans une zone habitée – certains des réfugiés les plus raisonnables confirmèrent que les humains n’avaient dégagé qu’une petite portion de plancher au rayon Jardinage, pour atteindre l’alimentation en eau – mais les gnomes qui vivaient dans les parages ne prenaient pas de risques.
On entendit un choc sourd au-dessus. Quelques minutes plus tard, un gnome hors d’haleine arriva en rapportant qu’on roulait la moquette pour l’emporter.
La nouvelle fit naître un silence épouvanté. Masklinn réalisa que tout le monde le regardait.
— Euh… dit-il.
Puis, il ajouta :
— Je crois que chacun devrait rassembler tous les vivres possibles et descendre au sous-sol, à proximité du garage.
— Tu veux dire… Tu penses qu’on devrait poursuivre l’exécution de ton plan ? demanda Gurder.
— Nous n’avons guère le choix, tu ne crois pas ?
— Mais nous… tu disais qu’en quittant le Grand Magasin, on devrait emporter tout ce qu’on pouvait, le fil de fer, les outils, tout ça. Les livres !
— On aura déjà de la chance de s’en sortir, nous. Il n’y a plus le temps !
Un nouveau messager arriva en courant. Il appartenait au groupe de Dorcas. Il chuchota quelque chose à l’oreille de Masklinn, et celui-ci sourit bizarrement.
— Arnold Frères (fond. 1905) nous aurait-il abandonnés à l’heure de notre plus grande détresse ? se désolait Gurder.
— Je ne crois pas. Il est peut-être en train de nous aider, répondit Masklinn. Parce que… vous ne devinerez jamais où les humains entreposent tout ça…