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I. Ainsi parla Arnold Frères (fond. 1905) : Tout est désormais consommé.

II. Tous les Rideaux, les Moquettes, les Literies, la Lingerie, les Jouets, la Mercerie, la Maroquinerie, la Quincaillerie, l’Électro-ménager.

III. Tous les Murs, les Planchers, les Plafonds, les Ascenseurs, les Escaliers qui bougent.

IV. Tout doit disparaître.

La Gnomenclature, Sorties de Secours,

Chapitre 3, Versets I-IV


Plus tard, quand on entreprit la rédaction des chapitres suivants de la Gnomenclature, on raconta qu’un coup de tonnerre avait annoncé la fin du Grand Magasin. Ce n’était pas vrai, mais on l’écrivit quand même : le terme un coup de tonnerre sonnait beaucoup mieux. En réalité, la boule de feu jaune et orange, qui avait jailli du garage en emportant avec elle les derniers vestiges de la porte, avait simplement fait un bruit de molosse géant qui s’éclaircit doucement la gorge.

Broumpf.


Sur le moment, les gnomes étaient assez mal placés pour s’en rendre compte. Ils se préoccupaient davantage du bruit produit par les divers objets qui les manquaient de peu.

Masklinn s’attendait à voir d’autres véhicules sur la route. Le Code de la Route, intarissable sur ce sujet, accordait beaucoup d’importance au fait de ne pas les heurter. Ce qui inquiétait Masklinn, c’était cette manie qu’ils avaient de se ruer délibérément sur le camion, en poussant de longs meuglements de veaux malades.

— Un peu à gauche ! hurlait Angalo. Et puis à droite juste un chouïa, ensuite, tout droit !

— Un chouïa ? répéta lentement le signaleur. Je ne crois pas qu’il y ait de code pour un chouïa. Et si…

— Ralentissez ! À gauche, maintenant ! Il faut que nous revenions sur le bon côté de la route !

Grimma se haussa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le Code de la Route.

— On est à droite, fit-elle.

— Oui, mais justement, le bon côté, c’est le gauche !

Masklinn tapa du doigt la page ouverte devant eux.

— On dit ici qu’il faut avoir de la cons… consi…

— Considération, murmura Grimma.

— … de la considération pour les autres usagers de la route, dit-il.

Une brusque secousse le jeta vers l’avant.

— C’était quoi, ça ?

— On vient de monter sur le trottoir ! À droite ! À droite !

Masklinn eut juste le temps d’entrevoir une vitrine brillamment éclairée avant que le camion ne la frappe de flanc et ne rebondisse sur la chaussée dans une pluie d’éclats de verre.

— À gauche, maintenant, encore à gauche, maintenant à droite, à droite ! Tout droit ! À gauche, j’ai dit à gauche !

Angalo étudia le dessin énigmatique des lumières et des formes en face d’eux.

— Il y a une autre route, là, dit-il. À gauche ! Donnez-moi de la gauche ! Plein de gauche ! Encore, encore ! Encore plus que ça !

— Il y a un panneau, lui indiqua Masklinn.

— À gauche ! glapit Angalo. À droite, maintenant. À droite ! À droite !

— Vous avez dit à gauche, lui reprocha le signaleur.

— Et maintenant je veux à droite ! Plein de droite ! Baissez-vous !

— Mais on n’a pas de signal pour…

Cette fois-ci, broumpf n’aurait pas suffi. C’était bang, sans discussion possible. Le camion percuta un mur, le longea en lui arrachant une gerbe d’étincelles, se jeta dans un empilement de poubelles et s’arrêta.

Le silence retomba, seulement troublé par les sifflements et les ping, ping du moteur.

Puis la voix de Dorcas monta des ténèbres, sur un ton mesuré mais chargé de menace.

— Ça vous dérangerait de nous expliquer ce que vous fichez, là-haut ?

— Il faut trouver un moyen plus efficace de nous diriger, répondit Angalo. Et les lumières. Il devrait y avoir un bouton pour les lumières, quelque part.

Masklinn se remit sur pied. Le camion semblait coincé dans une ruelle sombre et étroite. On ne voyait aucun éclairage.

Il aida Gurder à se relever et l’épousseta. Le Papeteri semblait abasourdi.

— On est arrivés ? demanda-t-il.

— Pas tout à fait, répondit Masklinn. Nous nous sommes arrêtés pour euh… pour mettre au point de menus détails. Pendant qu’ils règlent ça, je crois qu’on ferait bien de passer derrière et de vérifier que tout le monde va bien. Les gens doivent être inquiets. Viens avec nous, Grimma.

Ils descendirent et abandonnèrent Angalo et Dorcas à leur débat de fond sur la direction, les lumières, la clarté des directives et le besoin d’obtenir ces trois éléments.

L’arrière du camion était rempli par un brouhaha de voix, auquel se mêlaient les pleurs des bébés. Un assez grand nombre de gnomes avaient été contusionnés par les embardées, et Mémé Morkie posait des attelles sur la jambe cassée d’un gnome surpris par la chute d’une caisse, lors de la collison avec le mur.

— Un peu plus brutal que la dernière fois, commenta-t-elle d’un ton acide, en nouant le bandage. Pourquoi s’est-on arrêtés ?

— Juste le temps de régler quelques problèmes, répondit Masklinn en tentant de projeter plus d’optimisme qu’il n’en ressentait vraiment. Nous devrions bientôt nous remettre en route. Maintenant que tout le monde sait à quoi s’attendre.

Il regarda les noires profondeurs du camion et la curiosité l’envahit.

— Pendant qu’on attend, je vais aller jeter un coup d’œil au-dehors, annonça-t-il.

— Quelle idée ! Pourquoi ? s’enquit Grimma.

— Eh bien, pour… tu sais bien, pour jeter un coup d’œil, répondit Masklinn, embarrassé. (Il donna un coup de coude à Gurder.) Tu veux m’accompagner ?

— Quoi ? Dehors ? Moi ?

Cette proposition paraissait épouvanter le Papeteri.

— Il faudra bien que tu y ailles, tôt ou tard. Pourquoi pas maintenant ?

Gurder hésita un instant, avant de hausser les épaules.

— On pourra voir le Grand Magasin (il passa sa langue sur ses lèvres sèches) de Y extérieur ? s’enquit-il.

— Possible. Nous ne sommes pas allés très loin, admit Masklinn avec toute la diplomatie possible.

Une équipe de gnomes les aida à franchir le bord du camion et ils se laissèrent glisser jusqu’à ce que Gurder aurait certainement appelé le plancher. Il était humide et une légère brume flottait dans l’air. Masklinn respira à pleins poumons. On était bien dehors, pas de doute. L’air, le vrai, avec un petit fond frais. On sentait une atmosphère neuve, pas une que des milliers de gnomes avaient utilisée avant lui.

— Les extincteurs automatiques se sont mis en route, constata Gurder.

— Les quoi ?

— Les extincteurs, répéta Gurder. Ils sont installés au plafond, tu sais, en cas d’inc…

Il s’interrompit et leva les yeux.

— Oh, miséricorde ! souffla-t-il.

— Je crois que tu veux parler de la pluie, expliqua Masklinn.

— Oh, miséricorde !

— C’est simplement de l’eau qui tombe du ciel. (Masklinn sentit que Gurder attendait de lui une explication plus exhaustive.) C’est mouillé, ajouta-t-il, et on peut en boire. La pluie, quoi. Inutile d’avoir la tête pointue. Ça dégouline quand même.

— Oh, miséricorde !

— Tu te sens bien ?

Gurder grelottait.

— Il n’y a pas de toit ! gémit-il. Et tout est si grand !

Masklinn lui tapota l’épaule.

— Bien entendu, tout cela est nouveau pour toi. Il ne faut pas t’inquiéter si tu ne comprends pas tout.

— Tu es en train de te moquer de moi en douce, hein ?

— Mais non, pas vraiment. Je sais quelle impression ça fait, de se sentir effrayé.

Gurder se reprit.

— Effrayé, moi ? Ne sois pas ridicule. Je vais parfaitement bien. J’ai simplement été un peu pris de court. Je, euh… je ne m’attendais pas à ce que ce soit tellement, tellement, tellement extérieur. Maintenant que j’ai eu le temps de m’y habituer, je me sens beaucoup mieux. Tiens, tiens. Alors, voilà donc à quoi ça ressemble, le Dehors (il fit rouler le mot sous sa langue, comme un bonbon neuf). C’est très, euh… grand. Tout est là, ou il y en a davantage ?

— Bien davantage, répondit Masklinn. Là où nous vivions, il n’y avait que du dehors, d’un bord du monde à l’autre.

— Oh, fit Gurder d’une petite voix. Bon, je crois que j’ai eu une dose de dehors suffisante, pour une première fois. Très bien.

Masklinn se retourna pour regarder le camion. Il était presque coincé dans une ruelle envahie de détritus. Le véhicule était sévèrement enfoncé à l’arrière.

L’éclairage public et la bruine faisaient reluire l’embouchure de la ruelle. Sous les yeux du gnome, un véhicule coiffé d’une lumière bleue clignotante passa avec un chuintement. Il chantait. Masklinn ne pouvait pas trouver de terme plus approprié pour décrire le son qu’il produisait.

— Très bizarre, constata Gurder.

— Ça arrivait parfois, chez nous, dit Masklinn.

C’était une satisfaction secrète, après tout ce temps, d’être celui qui savait les choses.

— On en entendait qui remontaient la voie rapide comme ça. Wouin-won, wouin-won, WOUIN-WON, WOUIN-WON, wouin-won. Je crois que c’est pour demander aux gens de le laisser passer.

Ils longèrent prudemment le caniveau et se penchèrent pour regarder au coin du trottoir, tandis que passait une autre voiture chanteuse.

— Oh, Bonnes Affaires ! s’exclama Gurder en plaquant ses mains sur sa bouche.

Le Grand Magasin brûlait.

Des flammes léchaient certaines fenêtres des étages supérieurs comme des rideaux agités par la brise. Un nuage de fumée montait lentement du toit et dressait une colonne plus sombre contre le ciel pluvieux.

Le Grand Magasin vivait sa dernière vente. Il avait lancé de Grands Soldes de Liquidation, et proposait un splendide choix d’étincelles, et des flammes à portée de toutes les bourses.

Des humains s’agitaient dans les rues adjacentes. Il y avait quelques camions qui soutenaient des échelles. On aurait dit que les humains lançaient de l’eau contre les bâtiments.

Masklinn surveilla Gurder du coin de l’œil, en se demandant comment le gnome allait réagir. En fait, il prit la chose beaucoup mieux que Masklinn ne l’aurait redouté, mais quand il parla, ce fut d’une voix mécanique, comme s’il tentait de maintenir un ton égal.

— Je… je n’avais pas imaginé ça de cette façon, croassa-t-il.

— Non.

— Nous… nous sommes partis juste à temps.

— Oui.

Gurder toussa. On aurait dit qu’un long conciliabule avec lui-même venait d’aboutir à une conclusion.

— Grâce à Arnold Frères (fond. 1905), décréta-t-il d’une voix ferme.

— Euh, pardon ?

Gurder regarda Masklinn dans les yeux.

— S’il ne t’avait pas appelé dans le Grand Magasin, nous y serions tous encore, dit-il, sa confiance croissant à chaque mot.

— Mais…

Masklinn s’interrompit. Ça ne tenait pas debout. S’ils n’étaient pas partis, il n’y aurait pas eu d’incendie. Oui ou non ? Difficile d’être catégorique. Peut-être que le feu s’était échappé d’un seau à incendie. Mieux valait ne pas discuter. Il y a des sujets sur lesquels les gens n’aiment guère débattre. Tout cela était très compliqué.

— C’est curieux qu’il laisse brûler le Grand Magasin, fit-il remarquer.

— Il pouvait l’empêcher, repartit Gurder. Il y a les extincteurs, et puis ces machins spéciaux, pour faire partir le feu. Des postes d’incendie, ça s’appelle. Mais il livre le Grand Magasin aux flammes, car nous n’en avions plus besoin.

Avec fracas, l’ensemble du dernier étage s’effondra vers l’intérieur.

— C’est le Service Clientèle qui disparaît, dit Masklinn. J’espère que tous les humains se sont échappés.

— Qui ça ?

— Tu sais bien. On a lu leur nom sur les portes. Salaires. Comptabilité. Personnel. Directeur général.

— Je suis certain qu’Arnold Frères (fond. 1905) a pris toutes les dispositions nécessaires.

Masklinn haussa les épaules. Puis il aperçut une silhouette se découpant sur les flammes : c’était Prix Sacrifiés. Aucune erreur possible, à cause du chapeau. Il avait même sa torche à la main, et tenait une grande conversation avec d’autres humains. Quand il se retourna à moitié, Masklinn vit son visage. Il paraissait très fâché.

Il semblait aussi très humain. Sans sa terrible lumière et les ombres nocturnes du Grand Magasin, Prix Sacrifiés n’était qu’un humain comme les autres.

Ceci dit…

Non, c’était trop compliqué. Et il y avait plus important à faire.

— Viens, rentrons. Je crois que nous devrions nous éloigner d’ici le plus vite possible.

— Je demanderai à Arnold Frères (fond. 1905) de nous guider et de nous inspirer, affirma Gurder.

— Oui, parfait. Excellente idée. Pourquoi pas ? Mais pour l’instant, il faut vraiment…

— N’a-t-il pas écrit : N’hésitez pas à demander ce que vous ne voyez pas en rayon ?

Masklinn le prit d’autorité par le bras. Tout le monde a besoin de quelque chose, pensa-t-il. Et puis, sait-on jamais ?


— Je tire sur cette ficelle, expliqua Angalo en montrant le fil qui disparaissait par-dessus son épaule dans les tréfonds de l’habitacle, et le chef de l’équipe de tournage à gauche du volant saura que je veux tourner à gauche. Parce que le fil est relié à son bras. Et l’autre va vers l’équipe qui tourne à droite. Il y aura donc besoin de moins de signaux et Dorcas pourra se concentrer sur les vitesses, et tous les machins. Et sur les freins. Après tout, ajouta-t-il, on ne peut pas espérer qu’il y aura toujours un mur quand on voudra s’arrêter.

— Et les lumières ? demanda Masklinn.

Angalo eut un sourire radieux.

— Le signal des lumières, ordonna-t-il au gnome aux drapeaux. Ce qu’on a fait, c’est attacher des fils aux déclencheurs…

On entendit un clic. Un grand bras de métal se déplaça sur le pare-brise, balayant les gouttes de pluie. Ils l’observèrent un moment.

— On ne peut pas dire que ça éclaire beaucoup, fit remarquer Grimma.

— Erreur de bouton, grommela Angalo. Signale-leur de laisser les essuyeurs branchés mais d’allumer les lumières.

On entendit une discussion étouffée au-dessous d’eux, puis un nouveau clic. Aussitôt, l’habitacle s’emplit de la pulsation lente et grave d’une voix humaine.

— Pas d’affolement, c’est juste la radio, expliqua Angalo. Mais dis à Dorcas que ce ne sont toujours pas les lumières.

— Les radios, je connais, pas la peine de me dire ce que c’est, se gendarma Gurder.

— Ah, bon. Et qu’est-ce que c’est, exactement ? s’enquit Masklinn.

— 199,9 F Piles Non Comprises, entonna Gurder. PO, GO, FM et Lecteur Cassettes Autoreverse. Une Affaire Exceptionnelle À Saisir.

— Pogo Fum ? répéta Masklinn.

— Absolument.

La voix de la radio continuait de son débit monotone.

— … lus grand incendie de l’histoire de la ville. Les renforts de pompiers sont venus de partout, et même de Newtown. Par ailleurs, la police recherche toujours un des camions du magasin, aperçu pour la dernière fois peu de temps avant…

— Les lumières. Les lumières, bon sang. Le troisième bouton de la rangée, s’impatienta Angalo.

Quelques secondes d’attente et soudain la ruelle devant le camion fut inondée d’une clarté blanche.

— Il devrait y en avoir deux, mais on en a cassé une en quittant le Grand Magasin, constata Angalo. Bon, alors, tout le monde est prêt ?

— Quiconque apercevra le véhicule en question doit contacter la police de Grimethorpe au…

— Et arrête-moi cette radio, lança Angalo. Ces mugissements commencent à me taper sur les nerfs.

— J’aimerais bien comprendre ce que ça dit, s’interrogea Masklinn. Je suis sûr qu’ils ont une certaine intelligence, quand on peut les comprendre.

Il adressa un signe de tête à Angalo.

— Bon, fit-il. On y va.

La manœuvre se déroula beaucoup mieux, cette fois-ci. Le camion racla le mur un moment avant de se dégager et il descendit doucement l’étroite ruelle en direction des lumières à l’autre extrémité. Quand le véhicule émergea de l’étau des murs sombres, Angalo fit donner du frein, et le véhicule s’arrêta avec une secousse assez modeste.

— Par où ? demanda-t-il.

Masklinn n’avait aucune idée sur le sujet. Gurder étudia les pages de l’agenda.

— Ça dépend de l’endroit où on veut aller, dit-il. Cherchez des panneaux qui disent, euh… Afrique. Ou Canada, peut-être.

— Il y en a un, là-bas, annonça Angalo en tentant de voir à travers le rideau de pluie. Il dit Centre Ville. Et puis il y a une flèche, et ça dit… (Il plissa les yeux.) Sens inu…

— Sens Unique, murmura Grimma.

— Centre Ville, ça ne me semble pas très recommandé, fit Masklinn.

— En plus, je n’arrive pas à le localiser sur la carte, renchérit Gurder.

— Eh bien ! on va prendre l’autre direction, déclara Angalo en tirant sur un filin.

— Je ne suis pas sûr, objecta Masklinn. Sens unique… Je crois qu’on ne devrait l’emprunter que dans un sens.

— Mais c’est tout à fait ce que j’ai l’intention de faire, répliqua Angalo, goguenard. On va dans ce sens-là.

Le camion quitta la ruelle pour s’engager sur la route avec un choc bien net.

— Envoyez de la seconde, ordonna Angalo. Et un peu de pédale va-vite.

Une voiture s’écarta brutalement de leur chemin, en faisant beugler son klaxon, qui sonna aux oreilles des gnomes comme une vraie corne de brume.

— Il y a vraiment des conducteurs qu’on ne devrait pas laisser aux commandes d’un véhicule ! jugea Angalo. (On entendit un choc et les restes d’un lampadaire rebondirent au loin.) Et quelle idée d’encombrer la rue avec ces bêtises !

— Souviens-toi de montrer de la considération à l’égard des autres usagers, intervint Masklinn avec sévérité.

— Eh ben ? Qu’est-ce que je fais, à ton avis ? Je les évite, non ? C’était quoi, ce boum ?

— Des buissons, il me semble.

— Tu vois ? Qu’est-ce que je disais ? Pourquoi est-ce qu’ils fichent des machins comme ça au milieu de la rue ?

— J’ai l’impression que la rue serait un peu plus sur ta droite, intervint Gurder.

— Et en plus, elle se déplace ! maugréa Angalo en tirant légèrement le filin de droite.

Il était presque minuit, et Grimethorpe n’était pas une bourgade très vivante, la nuit tombée. Par conséquent, il n’y eut personne pour se précipiter sur le camion quand l’énorme forme en assez mauvais état quitta la rue du Conseiller municipal Surley pour s’engager avec un rugissement sur l’Avenue John Lennon, sous la clarté jaune des lampes à sodium. La pluie s’était arrêtée, mais des volutes de brume s’étiraient en travers de la route.

L’atmosphère était presque paisible.

— Très bien, la troisième, ordonna Angalo, et un peu de va-vite. Bon, c’est quoi le panneau qui approche ?

Masklinn et Grimma se haussèrent sur la pointe des pieds pour mieux voir.

— On dirait qu’il y a marqué : Ralentir travaux, lut Grimma, interloquée.

— Ça me paraît plutôt bien. Un peu plus de va-vite, en bas.

— Oui, mais… intervint Masklinn. À qui ça s’adresse ? Enfin, quoi, ce n’est pas nous qui nous occupons de leurs travaux. Pourquoi nous raconter ça ?

— Ils veulent peut-être annoncer que les travaux ralentissent, désormais. Ils vont arrêter de planter des buissons et des poteaux n’importe où, suggéra Angalo. Peut-être…

Masklinn se pencha par-dessus le rebord de la plate-forme.

— Arrêtez ! hurla-t-il. Tout le stop disponible, vite !

L’équipe chargée de la pédale de frein leva les yeux, étonnée, mais obéit. Les pneus crissèrent et les gnomes furent projetés en avant, dans un concert de clameurs. Une myriade de chocs mous et métalliques monta du museau du camion, tandis que le véhicule franchissait en dérapant un assortiment de barrières et de cônes de signalisation.

— J’espère, prévint Angalo quand le véhicule se fut enfin arrêté, que tu as une excellente raison d’avoir fait ça.

— Je me suis fait mal au genou, pleurnicha Gurder.

— Il n’y a plus de route, déclara simplement Masklinn.

— Bien sûr que si, répliqua Angalo, agacé. Sur quoi est-ce qu’on serait, sinon ?

— Regarde en bas. C’est tout ce que je te demande. Regarde en bas.

Angalo contempla la route devant le camion. Sa caractéristique la plus intéressante était qu’elle n’était plus là. Alors, le gnome se retourna vers le signaleur.

— Est-ce qu’on pourrait reculer juste un tout petit peu, merci ? demanda-t-il.

— Un chouïa ? s’enquit le signaleur.

— Et pas d’insolence !

Grimma contemplait elle aussi la fosse au milieu de la route. Elle était large et profonde, et quelques tuyaux se nichaient dans ses entrailles.

— Il y a des fois où je me dis que les humains ne savent vraiment pas s’exprimer clairement, constata-t-elle.

Elle feuilleta le Code pendant que le camion s’éloignait prudemment du trou, à reculons et, après avoir écrasé divers objets, repartait en roulant sur l’herbe du bas-côté jusqu’à ce que la route soit de nouveau dégagée.

— Il serait temps de faire preuve d’un peu de bon sens, dit Grimma. On ne peut pas faire confiance à ce que disent les panneaux. Donc, il faut rouler lentement.

— Je conduisais en toute sécurité, s’indigna Angalo. C’est quand même pas de ma faute si les choses ne sont pas comme elles le devraient.

— Alors conduis lentement.

Ils contemplèrent en silence la route qui défilait.

Un nouveau panneau se dressa devant eux.

— Rond-point, dit Angalo. Et un dessin de flèches qui tournent ? Bon. Des suggestions ?

Grimma feuilletait désespérément le Code.

— Ça me rappelle quelque chose. Des véhicules qui tournaient en rond, dit-elle.

— J’ai vu une image de chevaux qui tournaient en rond, un jour, si ça peut aider, intervint Gurder. C’était dans Une journée à la foire. On voyait une grande machine brillante, couverte d’or et de chevaux.

— Je suis sûre que ça n’a aucun rapport, grommela Grimma en tournant les pages à la hâte. On doit certainement parler de ça là-dedans…

— De l’or, tu dis ? fit Angalo. Dans ce cas, on devrait le repérer sans problème. Je crois, décida-t-il en décochant un regard venimeux à Grimma, que nous devrions passer un petit peu de troisième.

— À vos ordres, M. Angalo, répondit le signaleur.

— Je ne vois pas de chevaux dorés, hésita Masklinn. Tu sais, je ne suis pas sûr que…

— Et il devrait y avoir une musique joyeuse, ajouta Gurder, heureux d’apporter sa contribution.

— Je n’entends aucune musique joy… insista Masklinn.

On entendit la déflagration prolongée d’un klaxon de voiture. La route s’arrêtait pour céder la place à un monticule couvert de fourrés. Le camion l’escalada avec un rugissement, toutes ses roues quittèrent un instant le sol, puis il atterrit lourdement de l’autre côté du rond-point, en tanguant un peu, sur la route d’en face. Il finit par s’arrêter.

De nouveau, le silence régna dans l’habitacle. Puis quelqu’un poussa un cri plaintif.

Masklinn rampa jusqu’à l’extrémité de la plate-forme et se trouva nez à nez avec Gurder, paniqué et suspendu au rebord.

— Que s’est-il passé ? gémit-il.

Masklinn le hissa pour lui faire regagner un solide point d’appui et l’aida à s’épousseter.

— Je crois, dit-il, que si les panneaux signifient bien ce qu’ils disent, ce qu’ils disent n’est pas ce qu’ils signifient.

Grimma réussit à s’extraire de sous le Code. Angalo se dépêtra des filins qui l’enserraient pour affronter l’expression de fureur froide qu’elle arborait.

— Tu es un parfait imbécile, déclara-t-elle. Et un fou de vitesse ! Pourquoi n’écoutes-tu jamais ce qu’on te dit ?

— Tu n’as pas le droit de me parler sur ce ton ! dit Angalo en battant en retraite. Gurder, dis-lui qu’elle n’a pas le droit !

Gurder, encore tout tremblant, s’assit sur le rebord de la plate-forme.

— Je suis d’avis, pour le moment, de la laisser te traiter comme elle l’entend. Vas-y ma petite !

Angalo fulmina.

— Eh là ! C’est toi qui nous as raconté cette histoire de chevaux dorés ! Je n’en ai pas vu, des chevaux dorés ! Quelqu’un en a vu ? Il m’a désorienté, avec son histoire de chevaux dorés…

Gurder agita son doigt vers lui.

— Et ne t’avise pas de parler de moi à la troisième personne !

— Et toi, de me traiter de petite, sur ce ton ! hurla Grimma.

La voix de Dorcas monta des profondeurs.

— Loin de moi l’idée d’interrompre quoi que ce soit, mais si ça se reproduit encore une fois, les gens ici vont très mal prendre la plaisanterie. Compris ?

— Un léger problème de direction, lança Masklinn sur un ton faussement badin.

Puis il se retourna vers les autres.

— Bon, écoutez-moi, tous. Il faut arrêter de se disputer. Chaque fois que nous rencontrons un problème, ça dégénère en dispute. Ce n’est pas raisonnable.

Angalo renifla.

— Tout allait très bien jusqu’à ce qu’il…

— Silence !

Ils le regardèrent. Masklinn tremblait de rage.

— Je commence à en avoir assez, de vous tous ! J’ai honte pour vous ! Tout se passait très bien ! Je n’ai pas dépensé un temps fou à tout mettre au point pour qu’un… un… un… comité de direction vienne tout gâcher ! Alors, maintenant, tout le monde se relève et on repart ! Il y a une pleine cargaison de gnomes, à l’arrière ! Ils comptent sur vous ! C’est bien compris ?

Tout le monde se regarda. Ils se levèrent avec des expressions contrites. Angalo ramassa les filins de direction. Le signaleur démêla ses fanions.

— Ahem… toussota poliment Angalo. Je crois… oui, je crois qu’un petit peu de première serait assez approprié, si personne n’y voit d’inconvénient.

— Excellente idée. Vas-y, encouragea Gurder.

— Mais prudemment, conseilla Grimma.

— Merci. Si tu n’y vois pas d’objection, Masklinn ? ajouta Angalo.

— Hmm ? Non. Non. Très bien. Allons-y.

Une bonne chose : les bâtiments avaient disparu. Le camion parcourut la route déserte en ronronnant, son seul phare survivant créant un halo blanc dans la brume. Un ou deux véhicules les croisèrent, sur l’autre côté de la route.

Masklinn savait qu’on devrait bientôt chercher un endroit où faire halte. Un endroit bien abrité, à l’écart des humains – mais pas trop loin, parce que, il en était certain, les gnomes allaient encore avoir besoin de nombreux objets. Peut-être se dirigeaient-ils actuellement vers le nord. Mais en ce cas, c’était par pur coup de chance.

C’est à cet instant – il se sentait fatigué, en colère, et son esprit n’était pas entièrement concentré sur la route devant lui – qu’il aperçut Prix Sacrifiés.

Aucun doute n’était possible. L’humain se dressait au milieu de la route et agitait sa torche. Il y avait une voiture près de lui, avec une lumière clignotante bleue sur le dessus.

Les autres l’avaient vu, eux aussi.

— Prix Sacrifiés ! se lamenta Gurder. Il a réussi à nous précéder ici !

— Plus de vitesse, ordonna Angalo, résolu.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— On va voir de quoi sa torche est capable, face à un camion ! marmonna Angalo.

— Mais tu ne peux pas faire ça ! Tu ne vas pas lancer un camion contre des gens !

— C’est Prix Sacrifiés ! rétorqua Angalo. Pas des gens !

— Il a raison, intervint Grimma. C’est toi qui as dit qu’on ne devait plus s’arrêter, maintenant.

Masklinn s’empara des filins de direction en tirant sèchement sur l’un d’eux. Le camion changea de cap juste à l’instant où Prix Sacrifiés lâchait sa torche. L’engin se jeta contre la haie, à une allure respectable. On entendit un bang lorsque l’arrière du camion percuta la voiture, puis Angalo récupéra le contrôle des filins et ramena le véhicule dans une trajectoire qui s’apparentait plus ou moins à la ligne droite.

— C’était inutile, reprocha-t-il à Masklinn. Rien n’interdit d’écraser Prix Sacrifiés, pas vrai, Gurder ?

— Eh bien. Euh… répondit Gurder. (Il jeta vers Masklinn un regard embarrassé.) Je ne suis pas certain qu’il s’agissait bien de Prix Sacrifiés, pour être franc. Il portait une tenue plus sombre, déjà. Et puis, cette voiture avec sa lumière…

— D’accord, mais il portait son chapeau à visière et sa terrible lumière !

Le camion se heurta à un talus, auquel il arracha un très coquet paquet de terre, et rejoignit la route en zigzaguant.

— De toute façon, conclut Angalo avec satisfaction, tout cela appartient au passé, désormais. Nous avons laissé Arnold Frères (fond. 1905) derrière nous, dans le Grand Magasin. Nous n’avons plus besoin de tout ça. Pas Dehors.

Malgré le bruit qui régnait dans l’habitacle, ces mots créèrent une sorte de silence.

— Ben, c’est vrai, non ? poursuivit Angalo, sur la défensive. Et Dorcas est de mon avis. Ainsi que beaucoup des nouvelles générations de gnomes.

— Nous verrons, fit Gurder. Cependant, je soupçonne que si Arnold Frères (fond. 1905) était quelque part, il est partout.

— Que veux-tu dire par là ?

— Je n’en suis pas sûr moi-même. Il faut que je médite sur ce sujet.

Angalo émit un reniflement condescendant.

— C’est ça, médite, médite. Mais je n’en crois rien, moi. Ça n’a plus d’importance. Que Bonnes Affaires se retourne contre moi si je me trompe ! ajouta-t-il.

Masklinn vit du coin de l’œil une lueur bleue. Il y avait des miroirs au-dessus des roues du camion et, bien que l’un d’eux soit brisé et l’autre tordu, ils étaient toujours plus ou moins opérationnels. La lumière se situait derrière le camion.

— Je ne sais pas ce que c’est, mais il est à nos trousses, fit-il d’une voix calme.

— Et j’entends le bruit. Vous savez : ouin-ouin, ouin-ouin, ajouta Gurder.

— Je crois, fit Masklinn, que ce serait une bonne idée de quitter la route.

Angalo regarda à gauche et à droite.

— Trop de haies, jugea-t-il.

— Non, je veux dire, s’engager sur une autre route. Tu peux y arriver ?

— Roger ! No problemo. Hé, il essaie de nous dépasser ! Quel culot ! Ha !

Le camion exécuta un crochet brutal.

— J’aimerais pouvoir ouvrir la fenêtre, ajouta-t-il. Il y avait un camionneur que j’ai observé, qui faisait des signes de la main par la fenêtre et criait des choses, quand les gens klaxonnaient, derrière lui. Je crois que c’est la procédure à observer. (Il leva le bras et cria :) Vôtfeeervouôôôr.

— Laisse tomber. Contente-toi de nous trouver une autre route, une petite, lui dit Masklinn sur un ton apaisant. Je reviens tout de suite.

Il descendit par l’échelle branlante rejoindre Dorcas et ses équipes. Les choses étaient calmes pour l’heure, les équipes de direction donnaient de simples petits coups sur la grande roue, et la pédale va-vite était maintenue sous une légère pression constante. De nombreux gnomes étaient assis et essayaient de se détendre un peu. Un vivat maigrichon salua l’arrivée de Masklinn.

Dorcas, assis à l’écart, griffonnait des choses sur un bout de papier.

— Oh, c’est toi ? dit-il. Tout va bien, désormais ? On a épuisé le catalogue d’obstacles ?

— On est suivis par quelqu’un qui veut nous forcer à nous arrêter, expliqua Masklinn.

— Un autre camion ?

— Une voiture, je crois. Remplie d’humains.

Dorcas se gratta le menton.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

— Tu t’es servi de choses pour couper les fils du camion, quand tu ne voulais pas qu’il s’en aille, dit Masklinn.

— Des pinces coupantes. Et alors ?

— Tu les as toujours ?

— Oh, oui. Mais il faut deux gnomes pour les manier.

— Alors, il faudra qu’un gnome me prête main-forte.

Masklinn expliqua ses intentions à Dorcas. Le vieux gnome le regarda avec une expression qui ressemblait à de l’admiration, puis il secoua la tête.

— Ça ne marchera jamais, fit-il. Le temps manque. Mais c’est une belle idée.

— Mais nous sommes tellement plus rapides que les humains ! On pourrait le faire, et revenir au camion avant qu’ils ne s’en soient aperçus !

— Hmmm. (Dorcas eut un sourire mauvais.) Tu y vas ?

— Oui. Je, euh… je ne suis pas sûr que des gnomes qui n’ont jamais quitté le Grand Magasin pourraient être à la hauteur.

Dorcas se releva et bâilla.

— Ma foi, j’aimerais essayer ce fameux « air frais » dont tout le monde parle, dit-il. Il paraît que c’est très bon pour la santé.

Si un observateur avait regardé par-dessus la haie cette route de campagne noyée de brume, il aurait vu un camion débouler à une allure peu prudente, dans un bruit de tonnerre.

Il aurait pu se dire : bizarre, ce camion, il paraît avoir perdu quelques accessoires standard – un phare, un pare-chocs et sa peinture sur un des flancs – et récolté quelques décorations inhabituelles – des branchages et plus de bosses qu’une tôle ondulée.

Il aurait pu se demander pourquoi un panneau Ralentir Travaux pendait à une poignée de portière.

Et il se serait sûrement étonné de le voir s’arrêter.

La voiture de police qui le suivait s’arrêta de façon bien plus spectaculaire, dans une gerbe de gravier. Deux hommes en tombèrent littéralement et coururent au camion, pour en ouvrir brutalement les portières.

Si l’observateur avait compris le langage des humains, il aurait entendu quelqu’un s’exclamer : Très bien, gros malin, ça suffira pour cette nuit, puis ajouter : Où il est passé ? Y a que de la ficelle, là-dedans ! Ensuite, quelqu’un avait dit : Je parie qu’il a sauté en marche et qu’il s’est tiré à travers champs.

Et tandis que se déroulait toute cette scène, que les policiers exploraient la haie sans conviction et braquaient leurs torches sur le brouillard environnant, l’observateur aurait pu remarquer que deux ombres minuscules sortaient en courant de l’arrière du camion pour disparaître sous la voiture. Elles se déplaçaient très vite, comme des souris. Et comme des souris, elles avaient une voix suraiguë, un débit rapide et une diction couinante.

Elles transportaient une paire de pinces.

Quelques secondes plus tard, elles repassèrent en sens inverse. Et à l’instant où elles disparaissaient à nouveau sous le camion, ou presque, celui-ci redémarra.

Les humains poussèrent des cris et regagnèrent leur voiture.

Mais au lieu de redémarrer avec un vrombissement, le véhicule fit : criiiii, criiii, crii, dans la nuit embrumée.

Au bout d’un moment, l’un d’eux finit par sortir et soulever le capot.

Tandis que le camion disparaissait dans la brume qui avala son unique feu arrière, l’humain s’agenouilla, plongea la main sous la voiture et empoigna un certain nombre de fils électriques proprement sectionnés…

Voilà à quoi aurait assisté un observateur. Mais sur les lieux, il n’y avait que deux vaches, et elles ne comprirent rien.


Peut-être que l’histoire se termine presque là.

Quelques jours plus tard, on retrouva le camion dans un fossé, à quelque distance de la ville. Le plus étrange, c’est qu’on avait volé la batterie et tous les fils électriques. Ainsi que la radio.

La cabine était envahie de bouts de ficelle.

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