VII L’autel

Alvin junior n’avait pas eu peur en voyant tomber la poutre, et il n’avait pas eu peur quand elle s’était écrasée sur le plancher de part et d’autre. Mais quand tous les grands se mirent à en faire une histoire digne du Jour de Gloire, en le serrant dans leurs bras et en discutant à voix basse, alors il prit peur. Les grands s’y entendaient pour faire des choses sans raison aucune.

Comme papa, qu’était assis sur le plancher près du feu et examinait les morceaux du poinçon éclaté, le poteau qui s’était fendu sous le poids de la faîtière pour la précipiter par terre. Quand maman était dans son état normal, ni papa ni personne ne s’amusait à ramener de gros morceaux de bois tout sales et cassés dans sa maison. Mais aujourd’hui, maman était aussi folle que papa, et quand il était arrivé chargé de ses gros éclats de bois, elle s’était baissée et elle avait roulé le tapis avant de s’écarter de son chemin.

Tous ceux qu’oubliaient de s’écarter du chemin de papa quand il faisait cette tête-là, ils étaient trop bêtes pour vivre. David et Placide avaient de la chance, eux, ils pouvaient se retirer dans leurs maisons sur leurs terres défrichées, où leurs femmes gardaient le dîner sur le feu et où ils avaient le droit de décider d’être fous ou pas. Le reste de la famille n’avait pas autant de chance. Papa et maman étaient fous, alors fallait que tout le monde suive. Aucune des filles ne se chamailla avec ses sœurs, et elles aidèrent toutes à préparer le repas puis à nettoyer sans même se plaindre une seule fois. Économe et Fortuné sortirent pour couper du bois et se charger de la traite du soir, sans même se flanquer le plus petit coup de poing dans le bras, encore moins lutter au corps à corps, à la grande déception d’Alvin junior qui devait toujours affronter le perdant et donc livrer ses plus beaux combats, car leurs dix-huit ans faisaient d’eux des adversaires de taille, contrairement aux gamins avec lesquels il se colletait d’habitude. Mesure, lui, il resta assis près du feu à tailler au couteau une grosse cuiller pour la marmite de maman, sans lever les yeux de son occupation… mais il attendait, tout comme les autres, que papa redevienne lui-même et se mette à crier contre quelqu’un.

La seule personne normale de la maison, c’était Calvin, le petit frère de trois ans. L’ennui, c’était que « normal », pour lui, ça voulait dire se traîner sur les talons d’Alvin junior comme un chaton sur les traces d’une souris. Il ne s’approchait jamais assez d’Al pour jouer avec lui, ou le toucher, ou lui parler ou n’importe quoi d’intéressant. Il se contentait d’être là, toujours à la limite de sa vision ; quand Alvin levait les yeux, c’était pour surprendre Calvin détournant les siens ou pour entrevoir sa chemise à l’instant où il se cachait derrière une porte ; et parfois, la nuit, dans le noir, il entendait une légère respiration, plus proche qu’elle n’aurait dû, ce qui indiquait que Calvin n’était pas couché dans son petit lit, mais qu’il se tenait auprès de lui, Alvin, et qu’il le regardait dormir. Personne ne semblait remarquer son manège. Depuis plus d’un an, Alvin junior ne cherchait plus à l’en dissuader. S’il s’était plaint : « M’man, y a Cally qui m’embête », maman aurait répondu : « Al junior, il t’a rien dit, il t’a pas touché, et si t’aimes pas qu’il reste sage comme une image, eh ben, tant pis pour toi, parce que moi, ça me convient parfaitement. J’aimerais que certains d’mes enfants prennent exemple sur lui. » Calvin n’était pas particulièrement normal aujourd’hui, se dit Al, c’était plutôt le reste de la famille qui se mettait à son niveau ordinaire de folie.

Papa n’arrêtait pas de fixer les bouts de bois éclatés. De temps en temps il les assemblait comme pour reconstituer la pièce d’origine. Un moment donné, il parla, sans s’énerver. « Mesure, t’es sûr d’avoir bien ramassé tous les morceaux ? »

Mesure répondit : « Jusqu’au dernier, p’pa, j’en aurais pas trouvé davantage avec un balai. J’en aurais pas trouvé davantage si je m’étais mis à quatre pattes à licher comme un chien. »

M’man écoutait, évidemment. Une fois, papa avait dit que quand m’man faisait attention, elle pouvait entendre un écureuil péter dans les bois à un demi-mille de là, au beau milieu d’une tempête, avec les filles à remuer de la vaisselle et tous les garçons à couper du bois. Alvin junior se demandait parfois si ça ne voulait pas dire que m’man connaissait davantage de sorcellerie qu’elle ne le laissait croire, parce qu’un jour il était resté assis dans les bois à moins de trois pas d’un écureuil pendant plus d’une heure, et il ne l’avait même pas entendu roter.

Bref, ce soir elle était à la maison, alors bien sûr elle entendit la question de papa, et elle entendit la réponse de Mesure ; étant aussi folle que papa, elle se mit en boule comme si Mesure venait de jurer le nom du Seigneur. « Surveille ton langage, jeune homme, parce que l’Seigneur a dit à Moïse sus la montagne : “Tes père et mère honoreras afin qu’tes jours soyent nombreux sus la terre que l’Seigneur ton Dieu t’a donnée” ; et quand tu parles effrontément à ton père, t’enlèves des jours, des semaines et même des années à ta vie, et avec ton âme impure, t’as tout à craindre s’il faut t’présenter prématurément à la barre du Jugement pour y rencontrer ton Sauveur et t’entendre dire le sort qui t’est réservé dans l’éternité ! »

Ce n’était pas tant son sort dans l’éternité que la colère de maman après lui qui inquiétait Mesure. Il n’essaya pas de prétendre qu’il n’avait pas joué au malin ou fait l’insolent – seul un idiot s’y serait risqué quand maman s’était mise en rogne. Il prit simplement un air piteux et lui demanda son pardon, sans parler de la clémence de papa et de la grande miséricorde du Seigneur. Quand maman cessa de rouspéter, le pauvre Mesure s’était déjà excusé une demi-douzaine de fois ; finalement, elle se contenta de grommeler avant de retourner à sa couture.

Mesure regarda alors Alvin junior par en dessous et lui fit un clin d’œil.

« J’t’ai vu, dit maman, et si tu vas pas en enfer. Mesure, moi, j’adresse une pétition à saint Pierre pour qu’il t’y expédie.

— J’signerai moi-même la pétition », dit Mesure en prenant l’air soumis d’un jeune chiot qui vient de faire pipi sur la botte d’une grande personne.

« Et comment, fit maman, et tu la signeras de ton sang, en plusse, parce que, quand j’en aurai terminé avec toi, t’auras assez de blessures pour approvisionner l’année durant une dizaine de clercs en belle encre rouge. »

Alvin junior avait du mal à se retenir. La terrible menace de maman, il la trouvait drôle. Et tout en sachant qu’il jouait avec sa vie, il ouvrit les lèvres pour rire. Il savait que, s’il riait, maman lui flanquerait un bon coup de dé à coudre sur la tête, ou peut-être une bonne claque sur l’oreille, ou encore un bon coup de son petit talon sur son pied nu, ce qu’elle avait fait une fois à David le jour où il lui avait dit qu’elle aurait dû apprendre à dire non avant de se retrouver avec treize bouches à nourrir.

C’était une question de vie ou de mort. Ça faisait plus peur que la poutre faîtière, qui tout compte fait ne l’avait jamais touché ; il ne pouvait pas en dire autant de maman. Il retint donc son rire avant qu’il ne lui échappe, et à la place dit la première chose qui lui vint à l’esprit :

« Maman, fit-il. Mesure, il peut pas signer de pétition avec son sang, parce qu’il s’rait déjà mort, et les morts, ça saigne pas. »

Maman le regarda dans les yeux et elle répliqua, lentement, en détachant ses mots : « Ils saignent si j’en ai envie. »

Ça, c’était trop. Alvin junior éclata de rire. La moitié des filles en firent alors autant. Mesure suivit le mouvement. Et maman finit par s’y mettre elle aussi.

Ils rirent et rirent tous à en pleurer, et maman expédia son monde au lit, à l’étage, y compris Alvin junior.

La surexcitation donnait à Alvin l’illusion de pouvoir se permettre toutes les audaces, et il n’avait pas encore compris qu’il fallait parfois savoir se retenir. Il se trouva que Matilda, seize ans et qui se prenait pour une dame, montait l’escalier juste devant lui. Personne n’aimait marcher derrière Matilda : elle avançait à pas tellement affectés et distingués ! Mesure disait toujours qu’il préférerait faire la queue derrière la lune, parce qu’elle avançait plus vite. Pour l’instant, les fesses de Matilda se balançaient à hauteur des yeux d’Al junior ; il pensa à ce que Mesure disait à propos de la lune et reconnut que le postérieur de sa sœur en avait tout à fait la rondeur, puis il se demanda quel effet ça ferait de toucher la lune : est-ce que ce serait dur comme une carapace de scarabée ou tout mou comme une limace ? Et quand un petit garçon de six ans, déjà rempli d’audace, se met pareille idée en tête, il ne se passe pas une demi-seconde avant que son doigt ne s’enfonce d’une bonne moitié dans la chair délicate.

Matilda savait rudement bien crier.

Al aurait pu écoper d’une claque immédiate, mais Économe et Fortuné, qui le suivaient, virent la scène et se moquèrent tellement de Matilda qu’elle se mit à pleurer avant de grimper les marches deux par deux, en oubliant ses manières de dame. Économe et Fortuné portèrent Alvin jusqu’en haut de l’escalier en le soulevant entre eux, si haut qu’il en avait le vertige, et en chantant la vieille chanson sur saint Georges qui terrasse le dragon, mais dans une nouvelle version consacrée à saint Alvin, où l’épée qui frappait le monstre un millier de fois et qui ne fondait pas dans le feu devenait le doigt. Même Mesure ne put s’empêcher de rire.

« C’est une vilaine chanson, très vilaine ! » cria Mary, dix ans, qui montait la garde devant la porte des grandes filles.

« Vous feriez mieux d’arrêter d’chanter ça, fit Mesure, avant qu’maman vous entende. »

Alvin junior n’avait jamais compris pourquoi maman n’aimait pas cette chanson, mais il était vrai que les garçons évitaient de la chanter quand elle se trouvait à portée d’oreille. Les jumeaux se turent et gravirent l’échelle du grenier. À ce moment, la porte de la chambre des grandes s’ouvrit brusquement et Matilda, les yeux rouges d’avoir pleuré, passa la tête pour brailler ; « Vous l’regretterez !

— Ooh, je r’grette, je r’grette », gémit Fortuné d’une petite voix aiguë.

Alors seulement, Alvin se souvint que lorsque les filles voulaient exercer des représailles, c’était surtout lui qu’elles prenaient pour cible. Calvin restait le bébé à leurs yeux, il ne craignait donc pas grand-chose ; les jumeaux étaient plus âgés et plus grands, et ils se quittaient rarement. Quand elles se mettaient en boule, Alvin était donc le premier exposé à leur terrible colère. Matilda avait seize ans, Béatrice quinze, Elizabeth quatorze, Anne douze, Mary dix, et harceler Alvin leur plaisait à toutes davantage que la quasi totalité des autres distractions permises par la Bible. Un jour qu’elles l’avaient tourmenté au-delà du supportable et que seuls les bras puissants de Mesure l’avaient retenu de commettre, sous l’emprise de la fureur, un meurtre avec une fourche à foin, son frère avait affirmé que l’enfer devait sûrement réserver pour supplice à un homme de vivre dans la même maison que cinq femmes, chacune à peu près deux fois grande comme lui. Depuis lors, Alvin s’était demandé quel péché il avait commis avant de naître pour mériter de grandir à moitié maudit dès le départ.

Il entra dans la petite chambre qu’il partageait avec Calvin et s’assit, attendant que Matilda vienne le tuer. Mais elle tardait à se montrer et il comprit qu’elle devait patienter jusqu’à ce que toutes les bougies soient éteintes, afin que personne ne sache laquelle des sœurs s’était glissée auprès de lui pour le zigouiller. Dieu savait qu’il leur avait fourni plus d’une raison de souhaiter sa mort, rien que dans les deux derniers mois. Il essayait de deviner si elles allaient l’étouffer sous l’oreiller en duvet d’oie de Matilda – ce serait la première fois qu’il aurait le droit d’y toucher – ou s’il allait périr le cœur transpercé par les précieux ciseaux à couture de Béatrice, quand il sentit brutalement que s’il ne sortait pas dans les vingt-cinq secondes pour se rendre aux cabinets, il allait en avoir plein le pantalon.

Les cabinets étaient occupés, comme de juste, et Alvin eut beau trépigner et s’égosiller trois minutes durant devant la porte, elle resta obstinément close, il lui vint à l’idée qu’il s’agissait peut-être de l’une des filles, auquel cas c’était le plan le plus diabolique qu’elles aient jamais conçu : l’empêcher d’utiliser les cabinets, sachant qu’il avait peur d’aller dans les bois après la tombée de la nuit. Une vengeance horrible. S’il se souillait, il aurait tellement honte qu’il serait probablement forcé de changer de nom et de se sauver ailleurs ; c’était bien pire qu’un coup de doigt dans les fesses. Pareille injustice le rendait aussi fou qu’un bison constipé.

Tellement fou qu’il en vint à la menace suprême : « Si tu sors pas, j’fais juste devant la porte, et pis tu marcheras d’dans en partant ! »

Il attendit, mais l’occupant des lieux ne lui retourna pas la réplique traditionnelle : « Si tu fais ça, j’te f’rai licher ma chaussure pour la nettoyer », et Al se dit pour la première fois que la personne à l’intérieur n’était peut-être pas l’une de ses sœurs, après tout. Sûrement pas l’un des garçons non plus. Ça ne laissait que deux possibilités, chacune plus effrayante que l’autre. Al s’en voulait tellement qu’il s’abattit le poing sur la tête, sans y trouver de soulagement. Papa lui flanquerait probablement une raclée, mais avec maman, ça serait pire. Elle lui sonnerait les cloches, ce qui n’était déjà pas rien, mais si elle était vraiment de mauvaise humeur, elle prendrait sa figure glaciale et dirait d’une voix douce : « Alvin junior, j’avais espoir qu’au moins l’un d’mes garçons serait d’un naturel bien élevé, mais j’constate aujourd’hui que j’ai vécu en pure perte », ce qui le plongeait toujours dans un état de dépression extrême, proche, selon lui, de la mort.

Il se sentit presque soulagé quand la porte s’ouvrit et que papa s’y encadra, finissant de boutonner son pantalon et l’air pas content. « J’peux mettre le pied dehors sans crainte ? demanda-t-il avec froideur.

— Ouais, fit Alvin junior.

— Quoi ?

— Oui m’sieur.

— T’es certain ? Y a des bêtes sauvages par icitte qui croyent malin de déposer leur fait par terre sus relevant des cabinets. J’te dis que si un animal comme ça rôde dans les parages, un d’ces soirs j’m’en vais t’y mettre un piège qui lui attrapera l’arrière-train. Et quand j’le récupérerai au matin, j’lui coudrai le trou d’balle et j’le relâcherai pour qu’il s’en aille gonfler et crever dans la forêt.

— Pardon, papa. »

Papa secoua la tête et se mit en marche vers la maison. « J’sais pas ce qui s’passe avec tes intestins, mon garçon. T’as pas envie, et d’un seul coup ça t’prend comme si t’étais à l’agonie.

— Ça irait mieux si t’installerais d’aut’ cabinets », marmonna Al junior. Mais papa ne l’entendit pas, car Alvin n’avait parlé qu’une fois la porte refermée sur lui et son père rentré à la maison ; et de toute façon il avait baissé la voix.

Alvin se rinça longuement les mains à la pompe, parce qu’il craignait ce qui l’attendait à son retour chez lui. Mais alors, seul dehors, dans le noir, la peur le prit pour une autre raison. Tout le monde disait qu’un homme blanc n’entendait jamais un homme rouge marcher dans les bois, et les grands frères d’Alvin s’étaient beaucoup amusés à lui raconter que lorsqu’il se trouvait seul dehors, surtout la nuit, y avait dans les bois des Rouges qui l’épiaient en jouant avec leurs tommy-hawks en silex, et que ça les démangeait de lui prendre son scalp. En plein jour, Al ne les croyait pas, mais là, de nuit, ses mains toutes mouillées et glacées, il sentit un frisson le parcourir et il crut même deviner où se tenait le Rouge. Par-dessus son épaule, là-bas, près de la porcherie, il se déplaçait si silencieusement que les cochons ne grognaient même pas et que les chiens n’aboyaient pas, rien. Et on trouverait le cadavre d’Al, sans cheveux et tout sanglant, et alors il serait trop tard. Aussi méchantes qu’étaient ses sœurs – et elles étaient vraiment méchantes – il les trouvait préférables à la mort d’un coup de silex d’homme rouge dans la tête. Il fila comme le vent depuis la pompe jusqu’à la maison et ne regarda pas en arrière pour voir si le Rouge était vraiment là.

Dès la porte fermée, il oublia ses craintes de Rouges invisibles et silencieux. Tout était tranquille dans la maison, ce qui d’emblée paraissait louche. Les filles ne se calmaient jamais avant que papa ne leur crie dessus au moins trois fois chaque soir. Alvin monta donc avec une extrême prudence en faisant attention avant chaque pas, en regardant si souvent par-dessus son épaule qu’il se sentait un début de torticolis. Quand il se retrouva à l’intérieur de sa chambre, la porte close, il avait tellement la frousse qu’il souhaitait presque que ses sœurs lui fassent ce qu’elles voulaient et qu’on n’en parle plus.

Mais elles ne firent rien, rien de rien. Il inspecta la chambre à la lueur d’une bougie, retourna son lit, fouilla chaque recoin, mais il n’y avait rien non plus. Calvin dormait, le pouce dans la bouche ; par conséquent, si elles avaient rôdé dans sa chambre, ça remontait à un moment. Il en vint à se demander si, juste pour cette fois, les filles n’avaient pas décidé de le laisser tranquille, voire de jouer leurs sales tours aux bessons. Ce serait une toute nouvelle vie pour lui, si les filles se mettaient à être gentilles. Comme si un ange descendait du ciel et l’arrachait à l’enfer.

Il retira ses vêtements aussi vite qu’il put, puis il les plia et les posa sur le tabouret près de son lit pour qu’ils ne soient pas infestés de cancrelats le lendemain matin. Il bénéficiait d’une sorte d’accord avec les cancrelats. Ils pouvaient s’introduire dans tout ce qu’ils voulaient si c’était par terre, mais ils ne grimpaient pas dans le lit de Calvin ni dans celui d’Alvin et ne grimpaient pas non plus sur le tabouret. En retour, Alvin ne les piétinait jamais. Par conséquent, la chambre d’Alvin tenait quasiment lieu de sanctuaire pour les cancrelats de la maison ; mais comme ils respectaient le traité, Calvin et lui étaient les seuls à ne jamais se réveiller en hurlant qu’ils avaient des bêtes dans leurs lits.

Il décrocha sa chemise de nuit de la patère et l’enfila par-dessus sa tête.

Quelque chose le mordit sous le bras. La douleur aiguë lui fit pousser un cri. Autre chose le mordit à l’épaule. Il ne savait pas ce que c’était, mais il y en avait partout à l’intérieur de sa chemise, et pendant qu’il essayait de l’ôter, ça continuait de le piquer. Il parvint enfin à la retirer et, tout nu, il se brossa et se donna des claques des deux mains pour se débarrasser des insectes ou autres bestioles.

Puis il se pencha et, prudemment, ramassa sa chemise de nuit. Il ne vit rien qui en détalait, et il eut beau la secouer et la resecouer, pas le moindre insecte n’en tomba. Mais autre chose, oui. Qui étincela un instant à la lumière de la bougie et produisit un léger bruit métallique en heurtant le plancher.

Alors seulement, Alvin junior s’aperçut des gloussements étouffés dans la pièce voisine. Oh, elles l’avaient eu, elles l’avaient bien eu ! Il s’assit sur le bord de son lit pour extirper des épingles de sa chemise de nuit et les ficher dans le coin inférieur de son quilt. Il ne les aurait jamais crues folles au point de risquer de perdre une seule des précieuses épingles en acier de maman, uniquement pour se venger de lui. Mais il aurait dû s’en douter. Les filles ne pratiquaient jamais les règles du jeu à la loyale, à la façon des garçons. Quand un gars, dans une bagarre, t’envoie à terre d’un coup de poing, eh ben, soit il te saute dessus, soit il attend que tu te relèves, dans les deux cas il y a égalité : les deux debout ou les deux au sol. Mais Al savait, pour en avoir fait la douloureuse expérience, que les filles te balançaient des coups de pied quand t’étais à terre et qu’elles te tombaient dessus à plusieurs dès qu’elles en avaient l’occasion. Quand elles se battaient, elles s’arrangeaient pour finir le combat aussi vite que possible. C’était même plus drôle.

Comme ce soir, tiens. Ce n’était pas juste, cette punition ; lui, il n’avait donné qu’un coup de doigt, et les filles, elles s’étaient débrouillées pour qu’il se pique avec des épingles. Certaines avaient pénétré si profond qu’il saignait en deux ou trois endroits. Et d’après lui, Matilda n’avait même pas de bleu ; il le regrettait bien.

Alvin junior n’était pas méchant, oh non. Mais, assis sur le bord de son lit, tandis qu’il retirait les épingles de sa chemise de nuit, il ne pouvait manquer de remarquer les cancrelats vaquant à leurs affaires dans les fentes du plancher, et il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce que ça donnerait si tous ces cafards décidaient d’aller rendre une petite visite dans certaine chambre pleine de gloussements.

Il s’agenouilla donc sur le parquet, posa la bougie à côté de lui et se mit à parler à voix basse aux insectes, tout comme il l’avait fait le jour où il avait passé son traité de paix avec eux. Il commença par leur parler de jolis draps bien doux et de peau tendre et pulpeuse où galoper, et surtout de la taie de satin enveloppant l’oreiller en plume d’oie de Matilda. Mais ça n’avait pas l’air de les intéresser. Manger, c’est ça, ils veulent manger, pensa Alvin. Leur seule préoccupation, c’est la faim, la faim et la peur. Alors il se mit à leur parler de nourriture, la plus délicieuse des nourritures qu’ils aient jamais goûtée. Les cancrelats redressèrent la tête et s’approchèrent pour écouter, mais aucun ne grimpa sur lui, en parfait accord avec le traité. Toute la nourriture que vous avez jamais souhaitée, sur une peau rose et tendre. Et vous n’avez rien à craindre non plus, pas le moindre danger, aucune inquiétude à avoir, suffit d’entrer là-bas pour trouver à manger sur cette peau rose, lisse, tendre et pulpeuse.

De fait, quelques cancrelats filèrent bientôt sous la porte d’Alvin, suivis par un nombre croissant, et finalement toute la troupe disparut en une seule et massive charge de cavalerie, par-dessous le battant, à travers les murs, leurs carapaces luisantes et rougeoyantes à la lumière de la bougie, guidés par leur éternel et insatiable appétit, sans éprouver de crainte puisque Al leur avait assuré qu’il n’y avait pas de danger.

Il ne se passa pas dix secondes avant qu’il n’entende les premiers cris dans la chambre voisine. Et en l’espace d’une minute il régnait un tel tumulte dans toute la maisonnée qu’on aurait cru à un incendie. Des filles hurlaient, des garçons vociféraient et de grosses bottes martelèrent le plancher quand papa se précipita à l’étage pour piétiner les cancrelats. Al était aussi heureux qu’un cochon dans la gadouille.

Le calme finit par se rétablir peu à peu dans la pièce d’à côté. D’ici une minute, on allait venir voir ce qu’ils faisaient, Calvin et lui, aussi souffla-t-il sa bougie pour s’enfoncer sous les couvertures en chuchotant aux cancrelats de se cacher. Effectivement, les pas de maman s’approchaient dans le couloir. À la dernière seconde, Alvin junior se rappela qu’il ne portait pas sa chemise de nuit. Il glissa la main hors du lit, saisit le vêtement et le ramena sous les draps juste comme la porte s’ouvrait. Puis il s’appliqua à respirer paisiblement et régulièrement.

Maman et papa entrèrent en tenant des bougies. Il les entendit rabattre les couvertures de Calvin, à la recherche de cancrelats, et il craignit qu’ils viennent lui rabattre aussi les siennes. Il aurait tellement honte : dormir comme un animal, sans rien sur soi. Mais les filles, qui savaient qu’il ne pouvait s’être endormi aussi vite après toutes ces piqûres d’épingles, elles avaient peur, bien sûr, de ce qu’il risquait de raconter aux parents, alors elles s’arrangèrent pour les presser à sortir de la chambre sitôt qu’ils eurent passé une lumière sous le nez d’Alvin pour s’assurer de son sommeil. Alvin garda le visage parfaitement immobile, sans même battre des paupières. La bougie s’éloigna, la porte se referma doucement.

Il attendit encore et, comme prévu, la porte se rouvrit. Il entendit des pieds nus avancer à pas feutrés sur le plancher. Puis il sentit sur sa figure le souffle d’Anne qui lui chuchota à l’oreille : « On sait pas comment t’as fait ça, Alvin junior, mais on sait qu’c’est toi qui nous as envoyé les cancrelats. » Alvin fit semblant de ne rien entendre. Même, il se mit à ronfler légèrement.

« Ça prend pas, Alvin junior. Tu frais mieux de pas dormir c’te nuit, par rapport que tu pourrais bien jamais t’réveiller, tu m’entends ? »

À l’extérieur de la chambre, papa demandait : « Ousqu’elle est passée, Anne ? »

Elle est icitte, papa, elle me menace de m’tuer, pensa Alvin. Mais évidemment il ne le dit pas tout haut. De toute manière, elle voulait juste lui faire peur.

« On s’débrouillera pour que ç’ait l’air d’un accident, chuchota-t-elle encore. T’en as toujours, des accidents, personne imaginera qu’c’est un meurtre. »

Alvin commençait à la croire, de plus en plus fort.

« On sortira ton cadavre et on l’fera passer dans l’trou des cabinets, et tout l’monde pensera que t’es allé te soulager et que t’es tombé d’dans. »

Ça marcherait, se dit Alvin. C’était bien d’Anne de combiner un plan aussi diabolique, il n’y en avait pas deux comme elle pour pincer les autres en douce et se trouver à dix pas de là quand ils se mettaient à crier. C’est pour ça qu’elle gardait toujours ses ongles longs et affilés. D’ailleurs, en ce moment même, Alvin en sentait un qui lui raclait la joue.

La porte s’ouvrit plus grande. « Anne, chuchota maman, sors de d’là tout d’suite. »

L’ongle cessa de griffer. « J’voulais juste être sûre que le p’tit Alvin allait bien. » Les pieds nus s’en retournèrent, toujours à pas feutrés, et sortirent de la chambre.

Bientôt toutes les portes furent refermées et il entendit claquer les chaussures de papa et de maman qui descendaient l’escalier. Il savait qu’en toute logique il aurait dû encore être mort de peur à cause des menaces d’Anne, mais ce n’était pas le cas. Il avait gagné la bataille. Il s’imagina les filles grouillantes de cancrelats, et il se mit à rigoler. Non, ça ne se faisait pas. Il fallait se retenir, respirer aussi calmement que possible. Tout son corps était secoué des rires qu’il essayait de contenir.

Il y avait quelqu’un d’autre dans la chambre.

Il n’entendait rien et, quand il ouvrit les yeux, il ne vit pas âme qui vive. Mais il savait qu’il y avait quelqu’un. On n’était pas entré par la porte, on s’était donc introduit par la fenêtre ouverte. C’est complètement idiot, se dit Alvin, y a absolument personne ici. Mais il resta immobile, il n’avait plus envie de rire, parce qu’il le sentait, il n’était pas tout seul. Non, c’est un cauchemar, voilà tout, j’ai encore la trouille à cause de ces histoires de Rouges qui m’épient dehors, ou peut-être à cause des menaces d’Anne, quelque chose comme ça. Si je reste allongé en fermant les yeux, ça va passer.

Les ténèbres sous les paupières d’Al virèrent au rose. Il y avait une lumière dans sa chambre. Une lumière aussi éclatante que celle du jour. Il n’existait pas une bougie au monde, non, même pas une lanterne, capable d’éclairer aussi fort que ça. Al rouvrit les yeux et son appréhension se mua en terreur, car il voyait maintenant que ce qu’il craignait était réel.

Il y avait un homme debout au pied de son lit, un homme lumineux, comme fait de soleil. La lumière dans la chambre venait de sa peau : de sa poitrine que sa chemise déchirée laissait à découvert, de son visage et de ses mains. Et dans une main, un couteau, un couteau d’acier acéré. Je vais mourir, se dit Al. Tout comme Anne me l’a promis. Sauf qu’il était inconcevable que ses sœurs puissent provoquer une apparition aussi effrayante. Cet homme-lumière éblouissant était venu tout seul, pas de doute ; et il projetait de tuer Alvin junior pour ses péchés et non parce que quelqu’un d’autre l’avait envoyé.

Puis ce fut comme si la clarté que dégageait l’homme se frayait un passage à travers la peau d’Alvin pour pénétrer en lui, et la peur le quitta aussitôt. L’homme-lumière tenait peut-être un couteau et il s’était peut-être introduit dans la chambre sans même ouvrir une porte, mais il n’avait pas l’intention de lui faire du mal. Alvin se détendit donc un peu et, en se tortillant, se redressa dans son lit presque jusqu’à la position assise, le dos appuyé au mur, pour observer l’homme-lumière, dans l’attente de ce qu’il allait faire.

L’Homme leva son couteau d’acier luisant, posa la lame contre la paume de son autre main… et coupa. Alvin vit le sang vermeil miroitant couler de la blessure, ruisseler le long de l’avant-bras et, au niveau du coude, s’égoutter sur le plancher. Mais quatre gouttes n’étaient pas tombées qu’une vision lui apparut en esprit. Il voyait la chambre de ses sœurs, il la reconnaissait, pourtant elle était différente. Les lits étaient très hauts et ses sœurs des géantes ; il ne distinguait que d’immenses pieds et jambes. Puis il comprit qu’il voyait la chambre par les yeux d’une minuscule créature. Les yeux d’un cancrelat. Dans sa vision il courait à toute allure, poussé par la faim, sans éprouver la moindre peur, sachant que s’il parvenait à atteindre ces pieds, ces jambes, il trouverait à manger, autant qu’il en voudrait. Alors il se dépêchait, il grimpait, il galopait en tous sens, il cherchait. Mais il n’y avait pas de nourriture, pas une miette, et voilà que des mains monstrueuses fondaient pour le balayer brutalement, puis une ombre immense, gigantesque, s’étendit sur lui, et il connut l’affreuse, l’atroce agonie de la mort par écrasement.

Non pas une fois, mais plusieurs, des douzaines de fois l’espoir de nourriture, l’assurance de ne courir aucun danger, puis la désillusion – rien à manger, rien du tout – et après la désillusion, la terreur, la mutilation et la mort. Chacune de ces petites vies confiantes trahie, broyée, martyrisée.

Puis, dans sa vision, il fut l’un des rescapés, un de ceux qui échappèrent au piétinement des formidables bottes en se réfugiant sous les lits, dans les fissures des murs. Il fuyait la chambre de mort, mais il ne retournerait pas à côté, dans la pièce refuge, parce qu’elle ne constituait plus un refuge. C’était de là que venaient les mensonges. C’était le repaire du traître, du menteur, du tueur qui les avait envoyés se faire massacrer. Cette vision était muette, bien entendu. Il ne pouvait y avoir de mots, de pensées lucides dans un cerveau de cancrelat. Mais Al, lui, disposait des mots et il était capable de pensée ; il savait mieux que n’importe lequel des insectes ce qu’on leur avait mis dans la tête. On leur avait promis monts et merveilles, on leur avait donné des assurances, et ce n’était que mensonge. La mort terrifiait, oui, fuir cette chambre ; mais l’autre chambre recelait pire que la mort – le monde n’y avait plus de sens, il pouvait y arriver n’importe quoi, la confiance n’y existait pas, la certitude non plus. Une zone d’épouvante. L’horreur.

Puis la vision disparut. Alvin, assis dans son lit, se pressait les mains sur les yeux, sanglotant de désespoir. Ils ont eu mal, pleurait-il en silence, ils ont eu mal et c’est moi qui leur ai fait ça, je les ai trahis. C’est ce que l’homme-lumière est venu me montrer. Ils m’ont fait confiance, mais ensuite je les ai trompés et je les ai envoyés à la mort. J’ai commis un meurtre.

Non, pas un meurtre ! On n’a jamais entendu dire que c’était un meurtre de tuer des cancrelats. Personne au monde irait raconter une chose pareille.

Mais ça ne comptait pas, ce que les autres pensaient, Al le savait. L’homme-lumière était venu lui montrer qu’un meurtre était un meurtre.

À présent il était parti. La lumière avait quitté la chambre et, quand Al ouvrit les yeux, il n’y avait personne d’autre dans la pièce que Cally, profondément endormi. Trop tard, même pour demander pardon. Malheureux comme les pierres. Al junior referma les yeux et pleura de plus belle.

Combien de temps pleura-t-il ? Quelques secondes ? Ou bien s’était-il assoupi, et n’avait-il pas senti passer le temps ? Aucune importance : la lumière revint. Une fois encore elle entra en lui, non par ses yeux mais en le pénétrant jusqu’au cœur, dans un murmure apaisant. Alvin ouvrit à nouveau les paupières et regarda le visage de l’homme-lumière, attendant qu’il parle. Comme il ne disait rien, Alvin jugea que c’était à lui de commencer ; alors il balbutia quelques mots, si dérisoires comparés aux sentiments qui alourdissaient son cœur : « Je m’excuse, je l’referai plus, je…»

Il bredouillait, il le savait, il ne s’entendait même pas parler, tellement il était bouleversé. Mais la lumière se fit un instant plus éclatante et il perçut une question dans son esprit. Aucune parole n’avait été prononcée, notez bien, mais il savait que l’homme-lumiere voulait l’entendre dire de quoi il s’excusait.

Et en y réfléchissant, Alvin n’avait plus aucune certitude sur ce qui était mal. Ce n’était pas l’acte de tuer en lui-même – on risquait de mourir de faim si on n’abattait pas un cochon de temps en temps, et ce n’était guère un meurtre pour une belette d’attraper une souris, pas vrai ?

Puis la lumière insista de nouveau, et il eut une autre vision. Pas de cancrelats, cette fois-ci. Il avait maintenant en esprit l’image d’un homme rouge, agenouillé devant un daim, lui demandant de s’approcher et de mourir ; le daim s’approchait, tout tremblant et les yeux grands ouverts, comme lorsqu’ils sont terrorisés. Il savait qu’il allait à la mort. Le Rouge lui décocha une flèche qui resta fichée, frémissante, dans le flanc de l’animal. Le daim flageola sur ses pattes. Il s’écroula. Et Alvin savait que cette vision n’était pas entachée de péché parce que tuer et mourir faisaient l’un et l’autre partie de la vie. Le Rouge n’avait pas démérité, le daim non plus, et tous deux avaient obéi à leur nature.

Si le mal qu’il avait commis, ce n’était pas la mort des cancrelats, c’était quoi alors ? Le pouvoir qu’il détenait ? Son talent à imposer sa volonté aux choses, à les faire se briser à un endroit précis, à comprendre comment elles devaient se mettre en place et à les y aider ? Il avait trouvé ça plutôt pratique de fabriquer et de réparer les objets que tout petit garçon fabrique et répare quand il vit à la dure. Il pouvait assembler les deux morceaux d’un manche de houe cassé, les ajuster si serré que ça tenait indéfiniment, sans colle ni clou. Ou deux morceaux de cuir déchiré, il n’avait même pas besoin de les coudre ; et quand il nouait une ficelle ou une corde, le nœud ne se relâchait pas. C’était ce même talent qu’il avait utilisé avec les cancrelats. En leur faisant comprendre comment les choses devaient être ; après quoi ils avaient fait ce qu’il voulait. C’était ça, son péché : son talent ?

L’homme-lumière entendit sa question avant même qu’il ait trouvé les mots pour la poser. Une nouvelle flambée de clarté amena une autre vision. Cette fois, il se voyait appuyer les paumes contre une pierre, et la pierre fondait comme du beurre à leur contact, prenait exactement la configuration qu’il désirait, en un bloc bien lisse qui se détachait du flanc de la montagne pour rouler, boule parfaite, sphère idéale, et grossir de plus en plus jusqu’à devenir un véritable monde, à l’exacte forme initialement donnée par ses mains, où des arbres et de l’herbe surgissaient du sol, où des animaux couraient, bondissaient, volaient, nageaient, rampaient et creusaient à la surface, au-dessus et à l’intérieur du globe minéral qu’il avait façonné. Non, ce pouvoir n’était pas effrayant, mais magnifique, pourvu qu’il sache l’employer.

Bon, alors, si c’est pas d’avoir donné la mort et si c’est pas de m’être servi de mon talent, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

Cette fois-ci, l’homme-lumière ne lui montra rien. Cette fois-ci, Alvin ne vit pas d’explosion de lumière, il n’y eut pas la moindre vision. La réponse vint toute seule, non pas de l’Homme mais du profond de lui-même. Une seconde plus tôt, il se trouvait trop bête pour jamais comprendre sa propre méchanceté et, d’un coup, elle lui apparaissait dans toute son évidence.

Ce n’était pas la mort des cancrelats, ni le fait de les avoir envoyés se faire tuer. Mais d’avoir agi ainsi dans le seul but de satisfaire un caprice personnel. Il leur avait dit que c’était pour leur bien, mais il avait menti pour son seul bénéfice à lui, Alvin. Il avait encore plus mal agi envers ses sœurs qu’envers les cancrelats, afin de pouvoir se tordre de rire dans son lit, ravi d’avoir pris sa revanche…

L’homme-lumière entendit les pensées dans l’âme d’Alvin, mais oui, parfaitement, et Al junior vit jaillir de son œil étincelant un feu qui vint le frapper au cœur. Il avait deviné juste. Il avait raison.

Alvin fit donc la promesse la plus solennelle de toute son existence, là, à cet instant précis. Il possédait un talent et il s’en servirait, mais ce talent imposait des règles, des règles qu’il respecterait dût-il y perdre la vie. « Je m’en servirai jamais plus pour moi tout seul », dit Alvin junior. Et quand il prononça ces paroles, il eut l’impression que son cœur était en feu, tellement ça lui chauffait à l’intérieur.

L’homme-lumière disparut à nouveau.

Alvin se rallongea, se glissa sous les couvertures, épuisé d’avoir pleuré, fatigué mais soulagé. Il avait mal agi, c’était vrai. Mais tant qu’il tiendrait sa promesse, tant qu’il n’utiliserait son talent que pour aider les autres et jamais, jamais, pour son propre compte, alors il serait un bon garçon et n’aurait aucune raison d’avoir honte. Il se sentait l’esprit léger comme au sortir d’une fièvre, et c’était exactement ça : on l’avait guéri de la méchanceté qui avait un instant germé en lui. Il se revit en train de rire alors qu’il venait d’apporter la mort pour son plaisir et il éprouva des remords, mais des remords atténués, adoucis, parce qu’il savait qu’une telle erreur ne se reproduirait jamais.

Tandis qu’il reposait, Alvin sentit encore la lumière envahir la chambre. Mais cette fois, elle ne provenait pas d’une source unique. Nullement de l’homme-lumière. Cette fois, quand il ouvrit les yeux, il s’aperçut que la lumière sortait de lui-même. Ses mains brillaient, sa figure devait rayonner comme celle de l’homme-lumière. Il rejeta ses couvertures et vit que tout son corps irradiait une clarté si éblouissante qu’il supportait difficilement de se regarder et supportait encore moins de regarder ailleurs. C’est moi ? se demanda-t-il.

Non, pas moi. Je brille comme ça parce que j’ai à mon tour quelque chose à faire. Tout comme l’homme-lumière a fait quelque chose pour moi, j’ai quelque chose à faire aussi. Mais je suis censé le faire pour qui ?

L’homme-lumière réapparut au pied de son lit, mais il n’était plus lumineux. Al junior s’aperçut alors qu’il le connaissait. Il s’agissait de Lolla-Wossiky, ce Rouge borgne imbibé de whisky qui s’était fait baptiser quelques jours plus tôt, encore affublé des vêtements de Blanc qu’on lui avait donnés pour sa conversion. Grâce à la lumière qu’il avait maintenant en lui, Alvin voyait avec plus d’acuité que jamais. Il vit que ce n’était pas l’alcool qui empoisonnait ce pauvre homme rouge, ni son œil perdu qui l’estropiait. C’était quelque chose de plus obscur, qui se développait comme une moisissure à l’intérieur de sa tête.

L’homme rouge fit trois pas et s’agenouilla près du lit, son visage à courte distance de celui d’Alvin.

Qu’est-ce que tu veux de moi ? Qu’est-ce que je dois faire ?

Pour la première fois, l’homme ouvrit les yeux et parla. « Guéris tout », dit-il. Très vite, Alvin se rendit compte que l’homme s’était exprimé dans sa langue rouge – du shawnee, il s’en souvenait, les grandes personnes l’avaient dit au moment du baptême. Mais Al l’avait comprise aussi facilement que l’anglais du Lord Protecteur lui-même. Guéris tout.

Eh ben, c’était justement le talent d’Al, pas vrai ? Réparer, remettre dans l’état normal. L’ennui, c’est qu’il ne comprenait pas très bien comment il faisait ça et ne voyait pas du tout comment réparer quelque chose de vivant.

Mais peut-être qu’il n’avait pas besoin de comprendre. Peut-être qu’il lui suffisait d’agir. Il leva donc la main, l’avança avec une extrême prudence et toucha la joue de Lolla-Wossiky, sous l’orbite vide. Non, ce n’était pas comme ça. Il redressa un doigt jusqu’à ce qu’il entre en contact avec la paupière flasque derrière laquelle aurait dû se trouver l’autre œil de l’homme rouge. Oui, pensa-t-il. Guéris.

L’air crépita. La lumière se chargea d’étincelles. Al sursauta et retira la main.

Toute la lumière avait quitté la chambre. Seul le clair de lune entrait par la fenêtre. Ne restait même pas la moindre lueur pour rappeler l’éclat de tout à l’heure. Exactement comme s’il venait de s’éveiller d’un rêve, le rêve le plus intense qu’il ait jamais fait.

Il fallut une minute aux yeux d’Alvin pour recouvrer une vision claire. Ça n’était pas un rêve, aucun doute là-dessus. Parce qu’il y avait l’homme rouge, qui avait été l’homme-lumière. On ne rêve pas quand on a un Rouge agenouillé auprès de son lit, que des larmes lui coulent de son seul œil valide et que l’autre, celui qu’on a touché…

La paupière était toujours détendue, elle pendait sur du vide. L’œil n’avait pas été guéri. « Ç’a pas marché, murmura Alvin. J’m’excuse. »

C’était affreux ; l’homme-lumière l’avait sauvé d’une méchanceté sans nom, et lui, il n’avait rien fait en retour. Mais l’homme rouge ne lui adressa pas le moindre reproche. Il préféra tendre les bras et saisir les épaules nues d’Alvin dans ses grandes mains puissantes pour l’attirer à lui et lui planter sur le front un gros baiser appuyé, comme un père embrasse son fils, comme deux frères, comme de véritables amis à la veille de leur mort. Ce baiser et tout ce qu’il contenait – d’espoir, de pardon, d’amour –, il ne l’oublierait jamais, jura silencieusement Alvin.

Lolla-Wossiky bondit sur ses pieds. Avec l’agilité d’un jeune homme, et non l’hésitation titubante de l’ivresse. Changé, il était changé, et Alvin s’avisa que peut-être il lui avait vraiment guéri ou remis en place quelque chose, quelque chose de plus profond que ses yeux. Corrigé de son penchant pour le whisky, peut-être.

Mais si c’était vrai. Al savait qu’il n’en avait pas le mérite ; le mérite en revenait à la lumière qui l’avait un moment pénétré. Le feu qui l’avait réchauffé sans brûler.

L’homme rouge s’élança vers la fenêtre, enjamba prestement le rebord, resta suspendu un instant par les mains, puis disparut. Alvin n’entendit même pas ses pieds toucher le sol au-dehors, tellement il était silencieux. Comme les chats dans la grange.

Combien de temps tout ça avait-il duré ? Des heures et des heures ? Le jour allait bientôt se lever ? Ou bien ne s’était-il écoulé que quelques secondes depuis qu’Anne avait chuchoté dans son oreille et que la famille s’était calmée ?

Ça n’avait pas une grande importance. Alvin ne pouvait pas dormir, pas maintenant, pas après tout ce qui venait de se passer. Pourquoi il lui avait rendu visite, cet homme rouge ? Qu’est-ce que ça voulait dire, tout ça, la lumière à l’intérieur de Lolla-Wossiky qui était ensuite passée en lui ? Il ne pouvait pas rester au lit comme ça, complètement ahuri. Il se leva donc, enfila sa chemise de nuit à toute vitesse et se glissa hors de sa chambre.

Une fois dans le couloir, il entendit parler au rez-de-chaussée. Maman et papa étaient encore debout. Son premier mouvement fut de se précipiter en bas pour leur raconter ce qui lui était arrivé. Mais il remarqua alors le ton de leurs voix. Colère, angoisse, des voix bouleversées. Pas le bon moment pour arriver avec une histoire de rêve. Même si Alvin savait qu’il ne s’agissait pas du tout d’un rêve mais de la réalité, eux la traiteraient comme tel. Et maintenant qu’il avait l’esprit lucide, il n’était plus question de leur raconter… leur raconter quoi ? qu’il avait envoyé les cancrelats dans la chambre de ses sœurs ? Les épingles, le doigt dans les fesses, les menaces ? Il faudrait leur en parler aussi, même si ça lui semblait remonter à des mois, à des années. Rien de tout ça n’avait d’importance maintenant, à côté du vœu qu’il avait prononcé et de l’avenir qu’il se voyait réservé, mais c’en aurait pour papa et maman.

Aussi longea-t-il le couloir et descendit-il l’escalier sur la pointe des pieds, s’avançant assez près pour écouter mais restant assez loin, caché par l’angle de la cloison, pour ne pas être vu.

Au bout de quelques minutes, il oublia cette dernière précaution. Il reprit doucement sa descente, jusqu’à ce qu’il puisse regarder dans la grande pièce. Papa était assis par terre, entouré de morceaux de bois. Al junior s’étonna que papa soit encore occupé à examiner le poinçon, même après être monté pour tuer les cancrelats, même après tout ce temps passé. Il se penchait en avant à présent, le visage enfoui dans les mains. Maman se tenait agenouillée devant papa, séparée de lui par les plus gros des morceaux de bois.

« Il est vivant, Alvin, dit maman. Tout l’restant, ça vaut pas la peine qu’on s’en inquiète. »

Papa releva la tête pour la regarder. « C’est l’eau qui s’est infiltrée dans l’arbre et qu’y a gelé et fondu, bien avant qu’on l’abatte. Et comme par adon, on l’a coupé pour qu’la flache se voye pas du dehors. Mais en d’dans, y avait des cassures à trois endroits, qu’attendaient que l’poids d’la faîtière. C’est l’eau qu’a fait ça.

— L’eau, fit maman, et il y avait de la dérision dans sa voix.

— Ça fait quatorze fois que l’eau essaye de l’tuer.

— Les gosses, il leur arrive tout l’temps des histoires.

— La fois où que t’as glissé sus l’plancher mouillé pendant que tu l’portais dans les bras. La fois où qu’David a renversé l’chaudron d’eau bouillante. Les trois fois où qu’il s’est perdu et qu’on l’a retrouvé au bord d’la rivière. L’hiver dernier, quand la glace s’est rompue sus la Tippy-Canoe…

— Tu crois qu’il est l’premier drôle à tomber dans l’eau ?

— L’eau empoisonnée qui l’a fait rendre du sang. L’bison fou furieux plein d’boue qui l’a chargé dans l’pré…

— Plein d’boue. Tout l’monde sait qu’les bisons se vautrent dans la gadouille comme les cochons. Ç’avait rien à voir avec l’eau. »

Papa frappa violemment le plancher du plat de la main. Le claquement résonna comme un coup de feu à travers la maison. Il fit sursauter maman qui, bien entendu, leva les yeux du côté de l’escalier, du côté des enfants endormis. Alvin junior regrimpa précipitamment quelques marches et attendit, hors de vue, qu’elle lui ordonne de retourner au lit. Mais elle ne devait pas l’avoir aperçu, parce qu’elle ne cria pas et que personne ne monta le chercher. Quand il redescendit à pas de loup, ils continuaient sur le même sujet, à voix plus basse toutefois.

Papa chuchotait, mais ses yeux jetaient des flammes. « Si tu t’figures que ç’a rien à voir avec l’eau, alors c’est toi qu’es folle. »

Maman avait maintenant son visage de glace. Alvin junior le connaissait bien – c’était l’air le plus en colère que maman avait à sa disposition. Pas de claques, dans ces cas-là, pas de gronderie. Rien que la froideur et le silence ; et quand l’un des enfants avait droit à ce traitement, il ne tardait pas à souhaiter la mort et les tortures de l’enfer ; là au moins, il y ferait plus chaud.

Avec papa, elle ne resta pas silencieuse, mais sa voix était horriblement froide. « L’Sauveur a bien bu l’eau du puits du Samaritain.

— Autant que je m’souvienne, il est pas tombé d’dans, lui », répliqua papa.

Alvin junior se revit cramponné au seau du puits, chutant dans le noir jusqu’à ce que la corde se bloque dans le treuil et que le seau s’arrête au ras de l’eau, où il se serait à coup sûr noyé. On lui avait dit qu’il avait moins de deux ans quand ça s’était produit, mais il lui arrivait encore de rêver des pierres qui garnissaient l’intérieur du trou, de plus en plus sombre au fil de sa descente. Dans ses rêves, le puits faisait dix milles de profondeur, et il y tombait éternellement avant de se réveiller.

« Alors, réfléchis à c’que j’te dis, Alvin Miller, toi qui crois connaître les Écritures. »

Papa voulut protester qu’il ne croyait rien de tel…

« L’diable lui-même a dit au Seigneur dans l’désert que les anges soulèveraient Jésus, de crainte qu’y s’cogne le pied contre un caillou.

— J’vois pas c’que ça vient faire avec l’eau…

— C’que j’vois, moi, c’est que si je t’ai épousé pour ta cervelle, j’me suis bel et bien fait avoir. »

Le visage de papa vira au rouge. « Me traite pas d’niaiseux, Fidelity. Je sais c’que j’sais et…

— Il a un ange gardien, Alvin Miller. Y a quelqu’un qui veille sus lui.

— Toi et tes Écritures. Toi et tes anges…

— Alors dis-moi donc pourquoi, malgré ces quatorze accidents, il a jamais eu plusse qu’une égratignure au bras. Combien y en a, des gamins qu’arrivent à six ans sans s’blesser une seule fois ? »

Le visage de papa prit une expression étrange, il se déforma légèrement, comme s’il avait beaucoup de peine à parler. « J’te dis qu’y a quelque chose qui veut sa mort. Je l’sais.

— T’en sais rien du tout. »

Papa répéta plus lentement encore, mâchant ses mots comme si chacun d’eux lui causait une douleur : « Je l’sais. »

Il avait tellement de mal à s’exprimer que maman s’empressa de lui reprendre la parole. « S’il existe un complot diabolique pour le tuer – c’est pas c’que j’dis, note bien – alors le ciel dispose d’un plan encore plus puissant pour le protéger. »

Soudain, papa n’éprouva plus aucune difficulté à parler. Il cessa simplement d’essayer de dire ce qui ne voulait pas sortir, et Alvin junior se sentit déçu, comme devant quelqu’un qui aurait crié pouce avant même d’être mis à terre. Mais il savait, à la seconde exacte où il le pensait, que son papa n’aurait pas abandonné comme ça à moins d’une force terrible pour le réduire au silence. Papa était costaud, il n’avait rien d’un lâche. Et de le voir ainsi, eh bien, ça faisait peur au jeune garçon. Le petit Alvin savait que ses parents discutaient de lui et, même sans comprendre la moitié de ce qu’ils racontaient, il savait que papa prétendait que quelqu’un voulait sa mort à lui, Alvin junior ; mais quand il voulait donner sa vraie preuve, celle qui lui avait ouvert les yeux, quelque chose lui fermait la bouche et le rendait muet.

Al junior savait aussi, intuitivement, que ce qui avait pu retenir papa était l’exact contraire de la clarté éblouissante qui les avait envahis durant la nuit, l’homme-lumière et lui. Il y avait quelque chose qui voulait qu’Alvin devienne fort et bon. Et il y avait autre chose qui voulait qu’il meure. La force bénéfique, quelle qu’elle soit, amenait des visions, elle lui montrait son horrible péché et lui apprenait comment s’en laver à jamais. Mais la maléfique, elle avait le pouvoir de faire taire papa, d’imposer sa volonté au plus solide, au meilleur des hommes que connaissait Al junior ou dont il avait jamais entendu parler. Et ça, il en était épouvanté.

Quand papa exposa ses arguments, son septième fils sut qu’il n’avait pas recours à la preuve essentielle. « S’agit pas de diables ni d’anges, dit papa, s’agit des éléments de l’univers. Tu vois donc pas qu’il outrage la nature ? Y a une puissance en lui qu’on peut même pas imaginer, ni toi ni moi. Un pouvoir si grand qu’une partie d’la nature peut pas l’tolérer, si grand qu’il se protège tout seul même sans s’en rendre compte.

— Si ça donne autant d’pouvoir, d’être le septième fils d’un septième fils, alors où il est ton pouvoir à toi, Alvin Miller ? T’es un septième fils… c’est pas rien, soi-disant, mais jamais j’te vois faire le sourcier ou…

— Tu sais pas c’que j’fais…

— Je sais c’que tu fais pas. J’sais que tu crois pas…

— J’crois dans tout c’qu’est vrai…

— Moi, j’sais qu’tous les hommes sont allés aux communaux pour construire not’ belle église, sauf toi…

— C’pasteur est un abruti…

— Tu t’es jamais dit que Dieu se sert peut-être de ton cher septième fils pour essayer de t’réveiller et t’montrer la voie du repentir ?

— Oh, c’est dans cette espèce de dieu-là qu’tu crois ? Qui cherche à tuer les p’tits garçons pour qu’leurs pères, ils aillent au culte ?

— L’Seigneur a sauvé ton fils, en signe d’amour et de compassion…

— L’amour et la compassion qu’ont laissé mon Vigor mourir…

— Mais un d’ces jours il perdra patience…

— … et il assassinera un autre de mes fils. »

Elle le gifla. Alvin junior le vit de ses yeux. Et ce n’était pas le genre de calotte spontanée qu’elle flanquait à ses gars quand ils lui répondaient ou traînassaient. C’était une gifle qui manqua arracher la tête à papa et l’envoya s’étaler sur le plancher.

« Écoute bien c’que j’te dis, Alvin Miller ! » Sa voix était si glaciale qu’elle brûlait. « Si c’t’église se termine sans qu’y ait aucun ouvrage à toi d’dans, alors tu cesseras d’être mon mari et je cesserai d’être ta femme. »

Il y eut peut-être d’autres paroles échangées, mais Alvin junior ne les entendit pas. Il était remonté dans son lit, tout tremblant à l’idée qu’on puisse avoir une pensée aussi horrible, et à plus forte raison qu’on la dise tout haut. Il avait si souvent eu peur au cours de cette nuit ! D’avoir mal, de mourir quand Anne l’avait menacé de meurtre à l’oreille, et surtout de l’homme-lumière venu lui révéler son crime. Mais là, c’était différent. C’était la fin de tout son univers, la fin de sa seule certitude : il avait entendu maman insinuer qu’elle ne resterait plus avec papa. Allongé dans son lit, toutes sortes de pensées lui passant par la tête si vite qu’il ne pouvait en retenir aucune, en pleine confusion, il ne lui restait plus en définitive que la solution de dormir.


* * *

Au matin, il se dit qu’il avait sans doute tout rêvé ; c’était forcément un rêve. Mais il y avait de nouvelles taches au pied de son lit, là où le sang de l’homme-lumière avait goutté. Ce n’était donc pas un rêve. Et la dispute de ses parents, ce n’était pas un rêve non plus. Papa lui mit la main dessus après le petit déjeuner et lui dit : « Aujourd’hui tu restes avec moi. Al. »

L’expression sur la figure de maman lui fit comprendre, aussi clair que deux et deux font quatre, que ses paroles de la nuit dernière, elle les pensait toujours ce matin.

« J’veux aider à l’église, dit Alvin junior. J’ai pas peur des poutres.

— Tu vas rester auprès d’moi, asteure. Tu vas m’donner un coup d’main à fabriquer quelque chose. » Papa déglutit et détourna les yeux de maman. « Cette église va avoir besoin d’un autel, et j’me dis qu’on pourrait en construire un pour mettre dedans dès que l’toit sera posé et les murs dressés. » Papa regarda maman et lui adressa un sourire qui fit courir des frissons dans le dos d’Alvin junior. « Tu crois que ça f’ra plaisir au pasteur ? »

Maman fut prise au dépourvu, ça se voyait. Mais elle n’était pas du genre à se retirer d’un combat simplement parce que l’adversaire gisait à terre, Alvin junior le savait pertinemment. « Qu’esse qu’il peut faire, le p’tit ? demanda-t-elle. Il est pas charpentier.

— Il a l’œil, dit papa. S’il peut rapiécer et ciseler l’cuir, il peut faire des croix pour décorer l’autel. Ça sera joli.

— Mesure est mieux indiqué pour l’travail à la gouge, objecta maman.

— Alors j’demanderai au p’tit de graver les croix au feu. » Papa posa une main sur la tête d’Alvin junior. « Même s’il doit rester assis icitte toute la journée à lire la Bible, ce garçon s’approchera pas de l’église tant que l’dernier banc sera pas installé. »

La voix de papa avait une dureté à imprimer ses paroles dans la pierre. Maman regarda Alvin junior, puis Alvin senior. Finalement elle leur tourna le dos et entreprit de préparer le panier-repas pour ceux qui se rendaient aux communaux.

Alvin junior sortit voir Mesure qui attelait les chevaux tandis qu’Économe et Fortuné chargeaient dans le chariot des bardeaux pour le toit de l’église.

« T’as l’intention de r’tourner dans l’église ? demanda Fortuné.

— On peut t’laisser tomber des bûches dessus, et tu les débiteras en bardeaux avec ta tête, dit Économe.

— J’y vais pas », fit Alvin junior.

Économe et Fortuné échangèrent un même regard entendu.

« Eh ben, tant pis, dit Mesure. Mais quand papa et maman attrapent froid, c’est toute la vallée d’la Wobbish qu’a droit à une tempête de neige. » Il fit un clin d’œil à son petit frère, comme la veille au soir, quand Al s’était attiré tous ces ennuis. Le clin d’œil décida Alvin à poser à Mesure une question qu’il ne se serait jamais permise d’ordinaire. Il se rapprocha, afin que sa voix ne porte pas jusqu’aux autres. Mesure saisit ce que voulait son frère et il s’accroupit, là, près de la roue du chariot, pour entendre ce qu’il avait à dire.

« Mesure, si maman, elle croit en Dieu et pas papa, comment j’sais lequel qu’a raison ?

— J’pense que p’pa croit en Dieu, dit Mesure.

— Oui, mais s’il y croit pas ? C’est ça que j’demande. Comment j’sais dans ce cas-là, quand papa dit une chose et maman une autre ? »

Mesure allait faire une réponse banale, mais il se reprit ; Alvin lut sur son visage qu’il se décidait à répondre sérieusement. Par une vérité, au lieu d’une banalité. « Al, faut que j’te dise, j’aimerais bien l’savoir aussi. Des fois, j’ai l’impression que personne sait rien de rien.

— Papa dit qu’on sait c’qu’on voit avec ses yeux. Maman dit qu’on sait c’qu’on sent avec son cœur.

— Qu’esse tu dis, toi ?

— Comment j’peux savoir, moi. Mesure ? J’ai que six ans.

— J’en ai vingt-deux, Alvin, j’suis un adulte, et j’sais pas quand même. M’est avis que p’pa et m’man, ils savent pas non plus.

— Ben, s’ils savent pas, comment ça s’fait que ça les met tellement en boule ?

— Oh, c’est comme ça quand on est mariés. On s’bagarre tout l’temps, mais jamais pour la raison qu’on croit.

— Ils s’bagarrent pourquoi, alors ? »

Cette fois, Alvin lut sur le visage de son frère un nouveau changement, inverse du précédent. Mesure avait eu l’intention de dire la vérité, mais il changea d’avis. Il se redressa de toute sa taille et lui ébouriffa les cheveux. Pour Alvin, c’était le signe indiscutable qu’un adulte allait lui mentir ; ils mentaient toujours aux enfants, comme s’ils n’étaient pas assez dignes qu’on leur confie la vérité. « Oh, m’est avis qu’ils s’disputent histoire de s’entendre causer. »

La plupart du temps, Alvin se bornait à écouter mentir les grands sans rien dire, mais cette fois il s’agissait de Mesure, et il détestait tout particulièrement que Mesure lui mente.

« Faut qu’j’attende d’avoir quel âge, pour que tu m’parles franchement ? »

Les yeux de Mesure lancèrent un bref éclair de colère – personne n’aime se faire traiter de menteur – puis son visage se fendit d’un large sourire et son regard s’éclaira d’une lueur de compréhension. « Faut qu’t’attendes d’être assez vieux pour déjà deviner la réponse tout seul, dit-il, mais pas trop pour qu’ça t’profite encore.

— Ça sera quand ? demanda Alvin. J’veux qu’maintenant tu m’dises la vérité, tout l’temps. »

Mesure s’accroupit à nouveau. « J’pourrai pas toujours le faire. Al, parce que des fois, ça sera trop difficile. Des fois, j’saurai même pas comment m’y prendre pour t’expliquer. Des fois, y a des choses qu’on peut comprendre qu’en prenant de l’âge. » Alvin était en colère et il savait que ça se voyait sur sa figure.

« Soye pas en colère après moi, p’tit frère. Y a des choses que j’peux pas te dire, par rapport que j’les connais pas moi-même, et ça, c’est pas pareil que mentir. Mais compte sur moi. Si j’peux t’expliquer, je t’expliquerai, et si j’peux pas, je te l’dirai et j’te ferai pas des accroires. »

C’était le discours le plus sincère jamais entendu dans la bouche d’une grande personne, et les yeux d’Alvin se gonflèrent de larmes. « Tu tiendras ta promesse, Mesure.

— J’la tiendrai, sinon que j’meure, compte là-dessus.

— J’oublierai pas, tu sais. » Alvin se souvenait du serment qu’il avait fait à l’homme-lumière la nuit précédente. « J’sais tenir une promesse, moi aussi. »

Mesure éclata de rire et attira Alvin pour le serrer contre son épaule. « T’es aussi teigneux que maman, dit-il. Tu lâches jamais la patate.

— C’est pus fort que moi. Si j’commence à t’croire, comment j’saurai quand faudra que j’m’arrête ?

— T’arrête jamais », dit Mesure.

À ce moment. Placide arriva sur sa vieille jument, maman sortit avec son panier-repas, et tous ceux qui devaient partir s’en allèrent. Papa emmena Alvin dans la grange ; en un rien de temps, Alvin aidait à encocher les planches, et ses pièces s’emboîtaient aussi bien que celles de papa. À la vérité, elles s’emboîtaient même mieux, parce que, pour ça, Al avait le droit de se servir de son talent, non ? L’autel était destiné à tout le monde, alors il pouvait ajuster le bois si étroitement qu’il ne se disloquerait jamais, pas plus aux jointures qu’ailleurs. Alvin pensa même rendre les emboîtages de papa aussi résistants que les siens, mais, quand il essaya, il s’aperçut que son père possédait lui aussi un genre de talent dans ce domaine. Le bois ne s’imbriquait pas pour former une pièce d’un seul tenant, comme dans le cas d’Alvin, mais il s’ajustait parfaitement, oh oui ! alors inutile de s’embêter.

Papa ne parlait pas beaucoup. Pas besoin. L’un et l’autre savaient qu’Alvin junior avait un talent pour les assemblages, tout comme son père. À la tombée de la nuit, l’autel était monté et teint. Ils le laissèrent sécher et rentrèrent à la maison, la main ferme de papa enserrant l’épaule d’Alvin. Ils passèrent le seuil du même pas souple et tranquille, comme s’ils formaient deux parties d’un seul et unique corps, comme si la main de papa avait poussé là, au cou d’Alvin. Il sentait le pouls dans les doigts de papa, et il battait en rythme avec le sang qui palpitait dans sa propre gorge.

Maman travaillait auprès du feu quand ils entrèrent. Elle se retourna et les regarda. « Ça donne quoi ? demanda-t-elle.

— C’est la pus belle boîte que j’ai jamais vue, dit Alvin junior.

— Y a pas eu un seul accident à l’église, aujourd’hui, dit maman.

— Tout s’est bien passé icitte aussi », fit papa.

Alvin junior ne s’expliqua absolument pas pourquoi, dans les paroles de maman, il entendit : « Je partirai pas », et dans celles de papa : « Reste toujours avec moi. » Mais il sut qu’il n’était pas fou de croire ça, parce qu’à cet instant précis, Mesure, vautré devant le feu, leva les yeux vers Alvin pour lui adresser un clin d’œil que lui seul pouvait voir.

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