Dès qu’Ally le vit rentrer, elle fit preuve d’une grande gentillesse : elle brossa la neige qui le recouvrait, l’aida à retirer sa cape, sans même l’interroger du bout des lèvres sur sa mésaventure.
Toute son amabilité ne changeait rien à l’affaire. Il avait honte devant sa propre épouse, parce que tôt ou tard elle apprendrait l’histoire par un de ses frères et sœurs. Une histoire qui ne tarderait pas à se répandre tout au long de la Wobbish : comment Armure-de-Dieu Weaver, commerçant sur la Frontière, futur gouverneur, s’était fait jeter d’une galerie par son vieux beau-père pour s’étaler dans la neige. On rirait sous cape, c’est sûr. On se moquerait partout de lui. Jamais en face, évidemment, parce qu’entre le lac Canada et la Noisy River, rares étaient ceux qui ne lui devaient pas de l’argent ou n’avaient pas besoin de ses cartes pour valider leurs concessions. Le jour où la région de la Wobbish deviendrait un état, on raconterait cette histoire dans tous les bureaux de vote. On peut garder de l’amitié à celui dont on se moque, mais on ne le respecte pas et on ne vote pas pour lui.
Il voyait ses plans s’écrouler, et sa femme avait trop l’air de famille des Miller. Elle était plutôt jolie, pour une pionnière, mais la beauté, il s’en fichait pour l’instant. Il se fichait des nuits exquises et des matins charmants. Il se fichait qu’elle travaille à ses côtés dans le magasin. Tout ce qui comptait, c’était la honte et la fureur.
« Fais pas ça.
— Faut que t’enlèves ta chemise qu’est mouillée. Comment t’as fait ton compte pour ramasser de la neige jusque dans ta chemise ?
— J’t’ai dit de pas m’toucher ! »
Elle recula, surprise. « J’voulais juste…
— Je sais c’que tu “voulais juste”. Ce pauvre p’tit Armure, on lui tapote la tête comme à un p’tit garçon et le v’là qui se sent mieux.
— T’aurais pu attraper la mort…
— Va raconter ça à ton père ! Si j’tousse à rendre tripes et boyaux, dis-lui à quoi ça mène d’jeter quelqu’un dans la neige !
— Oh non ! s’écria-t-elle. J’peux pas croire que papa…
— Tu vois ? Tu crois même pas ton propre époux.
— Si, j’te crois, mais ça lui ressemble guère, à p’pa…
— Non m’dame, ça ressemble au Diable, voilà à qui ça ressemble ! Voilà c’qui habite là-haut, dans la maison de ta famille ! L’esprit du Diable ! Et quand quelqu’un essaye d’y apporter la parole de Dieu, dans c’te maison, on l’balance dehors dans la neige !
— Qu’esse t’allais faire là-haut ?
— J’essayais d’sauver la vie de ton frère. L’est sûrement mort, asteure.
— Comment toi, t’aurais pu l’sauver ? »
Elle n’avait peut-être pas eu l’intention de prendre un ton si méprisant. Aucune importance. Il savait ce qu’elle voulait dire. Que sans pouvoir occulte, il était absolument incapable d’aider qui que ce soit. Après des années de mariage, elle espérait encore en la sorcellerie, tout comme ses parents. Il ne l’avait en rien changée.
« T’es exactement pareille, dit-il. Le mal est en toi, tellement profond qu’mes prières n’y peuvent rien, qu’mes sermons n’y peuvent rien, qu’mon amour n’y peut rien, qu’mes cris n’y peuvent rien. » En disant « prières », il la bouscula légèrement, pour mieux la convaincre. En disant « sermons », il la bouscula plus fort, et elle recula en trébuchant. En disant « amour », il la prit par les épaules et la secoua si rudement qu’il lui défit son chignon ; ses cheveux voltigèrent tout autour d’elle. En disant « cris », il lui donna un coup qui la repoussa si violemment qu’elle s’affala par terre.
Quand il la vit tomber, avant même qu’elle ne touche le sol, une grande honte l’envahit, encore pire que lorsque son beau-père l’avait expédié dans la neige. Un homme fort me fait sentir ma faiblesse, alors je rentre chez moi houspiller ma femme, tu parles d’un mari ! J’ai toujours vécu en chrétien, sans jamais blesser ni frapper personne, homme ou femme, et voilà que je tabasse ma propre épouse, chair de ma chair, que je la flanque par terre.
C’était là ce qu’il se disait, et il était prêt à se jeter à genoux, à pleurer comme un nouveau-né et implorer son pardon. Il allait le faire. Malheureusement, quand elle vit l’expression de son visage, grimaçant de honte et de fureur, elle ne comprit pas que sa colère ne s’adressait qu’à lui-même, elle comprit seulement qu’il la battait ; elle fit donc ce qui venait naturellement à l’esprit d’une femme ayant grandi dans un milieu comme le sien. Elle remua les doigts pour exercer un charme repousseur et murmura un mot pour le retenir d’agir.
Il fut incapable de tomber à genoux devant elle. Incapable de faire un pas vers elle. Incapable même de penser à faire un pas vers elle. Son charme avait une telle puissance qu’il tituba en arrière, prit la direction de la porte, l’ouvrit et courut dehors en chemise.
Tout ce qu’il avait craint se réalisait aujourd’hui. Il avait probablement perdu son avenir politique, mais ce n’était rien à côté de cette constatation : sa femme pratiquait la sorcellerie sous son propre toit, contre lui-même, et il n’avait aucune défense contre ça. Elle était une sorcière. Elle était une sorcière. Et sa maison était impure.
Il faisait froid. Il n’avait pas de cape, pas même son gilet. Sa chemise déjà mouillée lui collait à présent à la peau et le glaçait jusqu’aux os. Il fallait qu’il s’abrite, mais il ne supportait pas l’idée d’aller frapper à quelque porte que ce soit. Il n’y avait qu’un seul refuge où il pouvait se rendre. En haut de la colline, à l’église. Thrower avait du bois de chauffage, il y trouverait donc de la chaleur.
Et dans l’église il pourrait prier et tenter de comprendre pourquoi le Seigneur ne lui venait pas en aide. Ne t’ai-je pas servi, Seigneur ?
Le révérend Thrower ouvrit la porte de l’église pour entrer d’un pas lent et craintif. Il admettait mal de paraître devant le Visiteur, sachant de quelle manière il avait échoué. Car il s’agissait de son échec personnel, maintenant il en avait conscience. Satan n’aurait pas dû trouver prise sur lui ni le chasser ainsi de la maison. Un pasteur ordonné, agissant en tant qu’émissaire du Seigneur, suivant les directives données par un ange… Satan n’aurait pas dû pouvoir le refouler comme ça, avant même qu’il s’aperçoive de ce qui lui arrivait.
Il se débarrassa de sa cape ainsi que de son manteau. Il faisait chaud dans l’église. Le feu, dans le poêle, avait dû brûler plus longtemps que prévu. À moins qu’il ne ressente seulement la chaleur de la honte.
Il n’était pas possible que Satan soit plus puissant que le Seigneur. Il n’y avait qu’une seule explication plausible ; lui, Thrower, était trop faible. C’était sa foi qui avait chancelé.
Il s’agenouilla devant l’autel et clama le nom du Très-Haut. « Pardonne mon incrédulité ! s’écria-t-il. Je tenais le couteau, mais Satan s’est dressé contre moi, et la force m’a manqué ! » Il débita une litanie d’autofustigation, il énuméra toutes ses faillites de la journée, jusqu’à l’épuisement.
Ce n’est qu’alors, les yeux douloureux d’avoir tant pleuré, la voix faible et enrouée, qu’il comprit à quel moment sa foi avait été ébranlée. C’était quand il se trouvait dans la chambre d’Alvin, qu’il lui demandait de proclamer sa propre foi, et que le gamin s’était moqué des mystères de Dieu. Comment peut-il s’asseoir au sommet de quelque chose qui n’a pas de sommet ? Même mise sur le compte de l’obscurantisme et du Malin, la question n’en avait pas moins transpercé le cœur de Thrower, pénétré jusqu’aux fondements de sa croyance. Les certitudes qui l’avaient nourri la plus grande partie de sa vie se voyaient brusquement battues en brèche par les questions d’un petit ignorant.
« Il m’a volé ma foi, découvrit Thrower. J’étais un homme de Dieu en entrant dans sa chambre, un incrédule en sortant.
— En effet », dit une voix derrière lui. Une voix qu’il connaissait. Une voix qu’en ce moment, à l’heure de l’échec, il craignait et espérait tout à la fois. Oh, pardonnez-moi, réconfortez-moi, mon Visiteur, mon ami ! Mais ne manquez pas non plus de m’infliger le châtiment de la terrible colère d’un Dieu jaloux.
— Un châtiment ? s’étonna le Visiteur. Comment pourrais-je t’infliger un châtiment, à toi, si glorieux spécimen d’humanité ?
— Je ne suis pas glorieux, dit piteusement Thrower.
— Tu es tout juste humain, à vrai dire. À l’image de qui as-tu été créé ? Je t’ai chargé de porter ma parole dans cette maison, et ce sont eux qui t’ont quasiment converti. Comment dois-je t’appeler maintenant ? Un hérétique ? Ou simplement un sceptique ?
— Un chrétien ! s’écria Thrower. Pardonnez-moi et appelez-moi encore chrétien.
— Tu tenais le couteau dans ta main, mais tu l’as reposé.
— Je ne le voulais pas !
— Faible, faible, faible, faible…» À chaque fois que le Visiteur répétait le mot, il le faisait traîner davantage en longueur, jusqu’à ce que chaque reprise devienne un chant à elle seule. Tout en chantant, il se mit à marcher autour de l’église. Il ne courait pas, mais il marchait vite, beaucoup plus vite que ne l’aurait fait un humain. « Faible, faible…» Il se déplaçait à une telle allure que Thrower devait sans arrêt se retourner pour le suivre des yeux. Le Visiteur ne marchait plus sur le sol. Il glissait à la surface des murs, aussi leste, aussi véloce qu’un cancrelat, plus vite encore, jusqu’à devenir une traînée floue que Thrower ne pouvait plus suivre dans son mouvement. Le pasteur s’appuya contre l’autel, face aux bancs vides, pour regarder la course du Visiteur qui passait et repassait, passait et repassait.
Peu à peu, Thrower se rendit compte qu’il avait changé de forme, qu’il s’était étiré, comme une bête effilée, un lézard, un alligator aux écailles claires et luisantes, jusqu’à ce que son corps se soit allongé au point de faire le tour de l’église, gigantesque ver qui se tenait la queue entre les dents.
Et Thrower se reconnut dans sa petitesse et son insignifiance, comparé à cet être magnifique qui étincelait de milliers de couleurs différentes, qui rayonnait d’un feu intérieur, qui inspirait l’obscurité et expirait la lumière. Je te vénère ! cria-t-il en lui-même. Tu es tout ce que je désire ! Embrasse-moi de ton amour, que je goûte à ta gloire !
Soudain le Visiteur s’arrêta, et les grandes mâchoires s’avancèrent vers lui. Non pour le dévorer, car Thrower savait qu’il n’en était même pas digne. Il saisissait à présent la situation précaire de l’homme ; il se voyait suspendu au-dessus du gouffre de l’enfer comme une araignée au bout d’un fil ténu, et l’unique raison qui retenait Dieu de ne pas le laisser choir et de le faire disparaître, c’était qu’il n’en valait même pas la peine. Dieu ne le haïssait pas. Il était si abject que Dieu le dédaignait, il regarda dans les yeux du Visiteur et se désespéra. Car il n’y lisait ni amour, ni pardon, ni colère, ni mépris. Des yeux absolument vides. Les écailles éblouissaient, oui, elles répandaient la lumière d’un brasier interne. Mais ce feu n’éclairait pas les yeux. Ils n’étaient même pas noirs. Tout bonnement absents, comme un vide terrible qui tremblotait, sans cesse en mouvement, et Thrower sut qu’il contemplait là son propre reflet, qu’il ne représentait rien, que persister à vivre ne serait que gaspillage cruel d’un espace précieux, qu’il ne lui restait d’alternative que de disparaître dans le néant, afin de restituer au monde la gloire qu’il aurait dû connaître si Philadelphia Thrower n’était jamais né.
Ce fut la prière du pasteur qui réveilla Armure. Il était pelotonné près du poêle Franklin. Peut-être avait-il un rien trop poussé la chauffe, mais c’était le seul moyen de lutter contre le froid. Il fallait dire aussi que le temps d’arriver à l’église, il avait déjà sa chemise toute raide de glace. Il trouverait d’autre charbon de bois pour rembourser le pasteur.
Armure allait intervenir et informer Thrower de sa présence, mais quand il entendit ce que le révérend disait dans sa prière, les mots lui restèrent dans la gorge. Thrower parlait de couteaux et d’artères, d’ennemis de Dieu qu’il aurait dû tailler en pièces. Au bout d’une minute, tout devint clair : Thrower n’était pas monté chez les Miller pour sauver le gamin, mais pour le tuer ! Qu’est-ce qui se passait donc par ici ? Un mari chrétien bat sa femme, une femme chrétienne ensorcèle son mari, et un pasteur chrétien médite un crime et prie pour obtenir son pardon parce qu’il a échoué dans sa tentative !
Mais tout d’un coup, Thrower s’arrêta de prier. Il avait la voix tellement enrouée et la figure tellement rouge qu’Armure le crut frappé d’apoplexie. Mais non. Il relevait la tête comme s’il écoutait quelqu’un. Armure écouta, à son tour, et il entendit quelque chose, comme des gens parlant dans une tempête et dont on ne comprend jamais ce qu’ils racontent.
Je sais ce qu’il en est, se dit-il. Le révérend Thrower a une vision.
Une chose était sûre, il parlait et une faible voix lui répondait ; bientôt il se mit à tourner et tourner sur lui-même, de plus en plus vite, comme s’il regardait quelque chose sur les murs. Armure s’efforça de voir de quoi il s’agissait, mais il ne put rien distinguer. On aurait dit une ombre passant devant le soleil : on ne la sentait pas venir, on ne la sentait pas s’éloigner, mais l’espace d’une seconde il faisait plus sombre et plus froid. Voilà ce que vit Armure.
Puis ça s’arrêta. Armure perçut un miroitement dans l’air, un éblouissement ici et là, comme lorsqu’un carreau réfléchit un rayon de soleil. Est-ce que Thrower voyait la gloire de Dieu, tel Moïse ? Peu probable, à en juger d’après sa mine. Armure n’avait encore jamais rencontré pareil visage. Celui qu’un homme pourrait offrir s’il lui fallait assister à la mort de son propre enfant.
Le miroitement et l’éblouissement disparurent. L’église était silencieuse. Armure voulait courir vers Thrower et lui demander : « Qu’est-ce que vous avez vu ? C’était quoi, votre vision ? C’était une prophétie ? »
Mais le pasteur n’avait pas du tout l’air disposé à répondre à des questions. L’envie de mourir se lisait sur son visage. Il s’écarta très lentement de l’autel. Il erra entre les bancs, se cognant parfois contre eux, sans prendre garde ni se soucier où le conduisaient ses pas. Il se retrouva finalement près de la fenêtre, face à la vitre, mais Armure savait qu’il ne distinguait rien ; il restait là, debout, les yeux grands ouverts, la mort personnifiée.
Le révérend Thrower leva la main droite, doigts écartés, et posa la paume contre un carreau. Il appuya. Il appuya et poussa si fort qu’Armure vit le verre se bomber vers l’extérieur. « Arrêtez ! cria-t-il. Vous allez vous couper ! »
Thrower ne montra même pas qu’il avait entendu. Il continua de pousser. Armure marcha vers lui. Fallait arrêter cet homme-là avant qu’il ne casse le carreau et se coupe le bras.
Dans un fracas, la vitre se brisa. Le bras de Thrower passa au travers, jusqu’à l’épaule. Le pasteur souriait. Il ramena quelque peu son bras vers lui. Puis il se mit à le faire tourner à l’intérieur du cadre, en le précipitant contre les éclats de verre qui pointaient du mastic.
Armure essaya de l’écarter de la fenêtre, mais l’homme avait une vigueur en lui comme le commerçant n’en avait jamais vu. Il finit par se jeter sur lui et le renverser à terre. Du sang avait éclaboussé partout. Armure voulut agripper le bras tout dégouttant de sang de Thrower. Le pasteur tenta de lui échapper en roulant sur lui-même. Armure n’avait pas le choix. Pour la première fois depuis qu’il avait embrassé la foi chrétienne, il ferma le poing et l’asséna sur le menton de l’homme d’église. Sa tête partit en arrière pour heurter le sol, l’assommant net.
Faut que j’empêche le sang de couler, se dit Armure. Mais d’abord il devait retirer les bouts de verre. Quelques gros morceaux n’étaient plantés que superficiellement, et il les balaya d’un revers de main. Mais d’autres, certains des petits, étaient enfoncés profond, seuls leurs sommets dépassaient, et si gluants de sang qu’ils n’offraient guère de prise. Il finit pourtant par retirer tous les éclats qu’il put trouver. Par bonheur, aucune entaille ne saignait abondamment, et Armure sut que les grosses veines n’avaient pas été touchées. Il ôta sa chemise, ce qui le laissa torse nu en plein dans le courant d’air qui entrait par la fenêtre défoncée, mais il n’y prêta guère attention. Il déchira le tissu pour faire des bandages. Il banda les blessures et arrêta l’hémorragie. Puis il s’assit, sur place, et attendit que Thrower revienne à lui.
Thrower fut surpris de constater qu’il n’était pas mort. Il gisait sur le dos à même un sol dur, recouvert d’une lourde étoffe. Sa tête lui faisait mal. Son bras davantage encore. Il se rappela avoir essayé de couper ce bras, et il savait qu’il lui faudrait essayer à nouveau, mais il n’arrivait plus à ressentir le même désir de mort qu’auparavant. Même en se souvenant du Visiteur sous la forme d’un grand lézard, même en se souvenant de ses yeux vides, il n’arrivait pas à retrouver la sensation qu’il avait éprouvée. Il savait seulement qu’il n’en avait jamais connu de pire au monde.
Son bras était soigneusement bandé. Qui l’avait bandé ?
Il entendit clapoter de l’eau. Puis le flic-flac de chiffons mouillés claquant contre du bois. Dans le demi-jour hivernal passant par la fenêtre, il distingua quelqu’un en train de laver le mur. Une planche remplaçait l’un des carreaux.
« Qui est-ce ? demanda Thrower. Qui êtes-vous ?
— Rien qu’moi.
— Armure-de-Dieu.
— J’lave les murs. C’est plus une église, c’est une boucherie. »
Bien sûr, il devait y avoir du sang partout. « Désolé, fit Thrower.
— Ça m’embête pas d’nettoyer. J’crois que j’ai enlevé tous les bouts d’verre de vot’ bras.
— Vous êtes nu, fit Thrower.
— Ma chemise, elle est rendue sus vot’ bras.
— Vous devez avoir froid.
— P’t-être que j’avais froid, mais j’ai rebouché la fenêtre et j’ai poussé le poêle. C’est plutôt vous, avec vot’ figure toute blanche, qu’avez l’air d’un défunt d’la s’maine passée. »
Thrower essaya de s’asseoir, mais sans y parvenir. Il était trop faible ; son bras le faisait trop souffrir.
Armure le força à se rallonger. « Allons, étendez-vous, mon révérend. Étendez-vous. Vous en avez vu d’rudes.
— C’est vrai.
— J’espère qu’vous m’en voudrez pas, mais j’étais déjà icitte, dans l’église, quand vous êtes arrivé. J’dormais près du poêle… Ma femme m’a mis à la porte d’chez moi. On m’a flanqué dehors deux fois dans la même journée. » Il se mit à rire, mais d’un rire sans joie. « J’vous ai donc vu par le fait.
— Vu ?
— Vous avez eu une vision, pas vrai ?
— Et lui, vous l’avez vu ?
— J’ai pas vu grand-chose. C’est surtout vous qu’j’ai vu, mais j’ai entr’aperçu… vous m’comprenez. Ça galopait autour des murs.
— Vous l’avez vu, dit Thrower. Oh, Armure, c’était terrible, c’était beau.
— Vous avez vu Dieu ?
— Vu Dieu ? Dieu n’a pas de corps que l’on puisse voir. Armure. Non, j’ai vu un ange, un ange du châtiment. C’est sûrement ce qu’a vu Pharaon, l’ange de la mort qui passait dans les villes d’Égypte pour emporter les premiers-nés.
— Oh, fit Armure, désorienté. Fallait que j’vous laisse mourir, censément ?
— Si j’étais censé mourir, vous n’auriez pu me sauver. Puisque vous m’avez sauvé, puisque vous vous trouviez ici à l’instant de mon désespoir, c’est signe que je dois vivre. J’ai été châtié, mais pas mis à mort. Armure-de-Dieu, une autre chance m’est offerte. »
Armure hocha la tête, mais Thrower se rendait compte que quelque chose le tracassait. « Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit le pasteur. Que voulez-vous me demander ? »
Les yeux d’Armure s’agrandirent. « Vous entendez donc c’que j’pense ?
— Si c’était le cas, je ne vous le demanderais pas. »
Armure sourit. « M’est avis qu’oui.
— Je vous dirai ce que vous voulez savoir, si je le puis.
— J’vous ai entendu prier », dit Armure. Il attendit, comme si c’était là sa question.
Thrower voyait mal en quoi consistait la question et n’était donc pas sûr de la réponse à donner. « J’étais désespéré parce que j’avais manqué à mes engagements envers le Seigneur. On m’avait confié une mission à accomplir, mais au moment crucial le doute a gagné mon cœur. » Il tendit sa main valide pour cramponner Armure. Tout ce qu’il put atteindre, ce fut le tissu du pantalon de l’homme agenouillé prés de lui. « Armure-de-Dieu, ne laissez jamais le doute entrer dans votre cœur. Ne doutez jamais de ce que vous savez. Ce serait ouvrir une porte par où Satan aurait prise sur vous. »
Mais ce n’était pas la réponse à la question d’Armure.
« Demandez-moi ce que vous voulez savoir, dit Thrower. Je vous dirai la vérité, si je peux.
— Vous parliez de tuer, dans vot’ prière. »
Thrower n’avait pas imaginé qu’il révélerait à quiconque le fardeau que le Seigneur avait placé sur ses épaules. Pourtant, si le Seigneur avait voulu qu’il garde le secret. Il n’aurait pas permis à cet homme de se trouver dans l’église pour le surprendre. « Je crois, dit le pasteur, que c’est le Seigneur Dieu qui vous a conduit vers moi. Je suis faible. Armure, et j’ai failli à la tâche qu’il me réclamait. Mais je me rends compte à présent que vous, homme de foi, m’avez été envoyé pour m’apporter aide et amitié.
— Qu’esse qu’il réclamait, l’Seigneur ? demanda Armure.
— Pas de meurtre, mon frère. Le Seigneur ne m’a jamais demandé de tuer un homme. C’est un démon qu’il m’envoyait abattre. Un démon à la forme humaine. Qui vit dans cette maison là-bas. »
Armure fit la moue, abîmé dans ses pensées. « Le gamin, il est pas seulement possédé, c’est ça qu’vous dites ? C’est pas quelque chose que vous pouvez exorciser comme ça ?
— J’ai essayé, mais il a ri du Livre Saint et il s’est moqué de mes exorcismes. Il n’est pas possédé, Armure-de-Dieu. Il est de l’engeance du Diable. »
Armure secoua la tête. « Ma femme, c’est pas un démon, pourtant elle est sa sœur.
— Elle a renoncé à la sorcellerie, elle s’est donc purifiée. »
Son compagnon eut un rire amer. « C’est c’que j’croyais. »
Thrower comprenait, maintenant, pourquoi Armure avait cherché refuge dans l’église, dans la maison de Dieu : la sienne, de maison, avait été profanée.
« Armure-de-Dieu, m’aiderez-vous à purger ce pays, cette ville, cette maison là-bas, cette famille, de l’influence maléfique qui les a corrompus ?
— Ça sauvera-t-y ma femme ? demanda Armure. Ça lui fera-t-y passer l’goût d’la sorcellerie ?
— Ça se pourrait, fit Thrower. Peut-être le Seigneur nous a-t-il réunis tous les deux pour nous permettre de purifier nos maisons.
— Quoi qu’ça coûte, dit Armure. J’suis avec vous contre l’Diable. »