Ils entretinrent un feu de trois bûches, jour et nuit, au point que dans sa chambre les pierres du mur semblaient incandescentes et qu’on y respirait à présent un air sec. Alvin gisait immobile sur son lit ; sa jambe droite lourde d’éclisses et de bandages pesait sur sa couche comme une ancre alors que son corps lui donnait l’impression de flotter à la dérive, de tanguer, de rouler, d’embarder. Il avait le tournis, il se sentait un peu malade.
Mais il ne remarquait guère le poids de sa jambe, ni son tournis. Son ennemie, c’était la douleur dont les palpitations et les élancements égaraient son esprit de la tâche que lui avait assignée Mot-pour-mot : se guérir lui-même.
Pourtant la douleur était aussi son amie ; elle édifiait un mur autour de lui. Ainsi avait-il à peine conscience de se trouver dans une maison, dans une chambre, sur un lit. Le monde extérieur pouvait s’embraser, se réduire en cendres sans qu’il s’en aperçoive jamais. C’était le monde intérieur qu’il explorait désormais.
Mot-pour-mot ne savait pas la moitié de ce qu’il disait. La question n’était pas de se représenter son corps en esprit. Sa jambe ne s’en porterait pas mieux simplement parce qu’il l’imaginerait complètement guérie. Mais le vieil homme avait quand même suggéré la bonne idée. Si Alvin était capable de trouver son chemin dans la roche, d’en découvrir les points de rupture et ceux de résistance pour lui indiquer où se fracturer, où rester compacte, pourquoi pas dans les chairs et les os ?
Il y avait un obstacle : chairs et os faisaient un mélange indistinct. La roche gardait en gros partout la même structure, mais les tissus, eux, changeaient constamment, et ça n’avait rien d’un jeu d’enfant de s’y retrouver. Allongé, les yeux clos, il regarda dans sa chair pour la première fois. Il essaya d’abord de suivre la douleur, mais elle ne le mena nulle part, sinon là où tout était broyé, déchiré et tellement enchevêtré qu’il n’y reconnaissait rien. Au bout d’un long moment, il changea de tactique. Il écouta les battements de son cœur. Au début, la douleur persista à le détourner de son but, mais bientôt il put se concentrer sur les pulsations. S’il y avait du bruit dans le monde extérieur, il n’en savait rien, parce que la douleur le lui faisait oublier. Et le rythme cardiaque, à son tour, lui faisait oublier la douleur, en grande partie du moins.
Il suivit ses veines, les grosses au flot sanguin puissant et les petites. Parfois il se perdait. Parfois un élancement dans sa jambe se rappelait à lui, exigeait de se faire entendre. Mais peu à peu il trouva le chemin des chairs et des os de sa jambe valide. Le flux du sang y était bien moins fort, mais il le conduisit là où il voulait aller. Il découvrit toutes les couches de chair, telles des pelures d’oignon. Il apprit leur disposition, vit comment les muscles se rattachaient les uns aux autres, comment les tout petits vaisseaux se raccordaient, comment la peau se tendait et se soudait parfaitement.
Alors seulement, il prit le chemin de sa jambe blessée. Le lambeau de peau que maman avait recousu était quasiment mort, il commençait à pourrir. Mais s’il en restait un morceau capable de revivre, Alvin junior savait comment le traiter. Il trouva les extrémités écrasées des artères autour de la blessure et les incita à repousser, de la même façon qu’il faisait progresser les fissures dans la pierre. En comparaison, c’était plus facile avec la pierre ; pour une fissure, suffisait de laisser faire, sans plus. Il était plus long d’arriver à ses fins dans la chair vivante, et très vite il ne s’intéressa plus qu’à la plus grosse artère.
Il commença de voir comment elle se servait de petits bouts de ceci et de cela pour se reformer. Ce qui se produisait était dans l’ensemble bien trop petit, trop rapide, trop compliqué pour qu’Alvin en comprenne le sens. Mais il put obtenir de son corps qu’il mette à disposition de l’artère ce qu’il lui fallait pour repousser, et il l’envoya là où le besoin s’en faisait sentir. Enfin l’artère opéra la jonction avec les tissus corrompus. Au prix d’autres efforts, il finit par trouver la terminaison d’une artère ratatinée qu’il rattacha à la première, et il envoya le sang irriguer le lambeau recousu.
Trop tôt, trop vite. Il sentit sur sa jambe la chaleur du sang jaillissant de ses chairs mortes en une douzaine de points différents ; elles ne pouvaient contenir pareil afflux. Doucement, doucement. Il suivit son sang, qui maintenant suintait sur sa peau au lieu de couler à flots, et une fois encore relia vaisseaux, veines et artères, essayant autant que possible de prendre modèle sur l’autre jambe.
Finalement, ce fut chose faite, ou quasiment. La circulation normale du sang pouvait être contenue. Son retour redonna vie à une bonne partie des tissus recousus. D’autres régions restaient encore mortes. Alvin continua de se déplacer çà et là avec le sang, écartant les éléments morts, les fragmentant en morceaux tellement petits qu’ils en devenaient méconnaissables. Mais les éléments vivants, eux, les reconnaissaient bien, ils les recueillaient, ils les remettaient en état. Partout où Alvin se rendait, les chairs repoussaient.
Jusqu’à ce que, la tête fatiguée de penser si petit et de fournir tant d’efforts, il s’endorme malgré lui.
« J’veux pas l’réveiller.
— Y a pas moyen d’changer ses pansements sans y toucher, Fidelity.
— Bon, alors… Oh, fais attention, Alvin ! Non, laisse-moi m’en occuper !
— J’ai déjà fait ça avant…
— Sus des vaches, Alvin, pas sus des p’tits garçons ! »
Il sentit une pression sur sa jambe. Quelque chose lui tira sur la peau. La douleur lui faisait moins mal que la veille. Mais il était encore trop épuisé, même pour ouvrir les yeux. Même pour émettre un son, afin qu’ils sachent qu’il était éveillé, qu’il les entendait.
« Bon d’là, Fidelity, l’a dû bougrement saigner pendant la nuit.
— Maman, Mary, elle dit que j’dois…
— Tais-toi et débarrasse le plancher, Cally ! Tu vois pas que m’man s’fait du tracas…
— Pas besoin d’crier après le p’tit, Alvin. L’a que sept ans.
— À sept ans, on est assez grand pour savoir s’taire et laisser les grandes personnes entre elles quand elles ont à faire… R’garde ça.
— J’ai du mal à l’croire.
— J’m’attendais à voir sortir du pus comme la crème d’un pis d’vache.
— C’est tout propre.
— Et la chair repousse, r’garde-moi ça ? Tes sutures ont dû prendre.
— J’osais à peine espérer que c’te chair vivrait.
— J’vois même pas d’os par en dessous.
— L’Seigneur nous bénit. J’ai prié toute la nuit, Alvin, et regarde c’que Dieu a fait.
— Eh ben, t’aurais dû prier plus fort, alors, pour qu’ça soye complètement guéri. J’ai de l’ouvrage pour c’garçon-là.
— Blasphème pas d’vant moi, Alvin Miller.
— Ça m’flanque la colique, c’te façon qu’a Dieu de s’immiscer en tapinois pour s’attribuer tout l’mérite. P’t-être qu’Alvin est un bon guérisseur, t’as déjà pensé à ça ?
— Tu vois, tes horreurs réveillent le p’tit.
— R’garde donc s’il veut de l’eau.
— Il va en avoir, même s’il en veut pas. »
Alvin ne désirait rien d’autre. Il avait le corps tout sec, pas seulement la bouche ; il fallait récupérer la quantité de sang perdu. Il but donc tout son soûl à la timbale qu’on approcha de ses lèvres. Beaucoup d’eau lui coula sur la figure et dans le cou, mais c’est à peine s’il le remarqua. L’important, c’était l’eau qui lui coulait dans le ventre. Il laissa retomber sa tête et tenta de découvrir de l’intérieur comment allait sa blessure. Mais c’était trop dur d’y retourner, trop dur de se concentrer. Il s’endormit avant d’avoir parcouru la moitié du chemin.
Il se réveilla encore et pensa que ce devait être à nouveau la nuit, à moins qu’on ait tiré les rideaux. Il ne pouvait pas savoir, parce qu’il n’avait pas la force d’ouvrir les yeux, et la douleur était revenue, aussi insupportable qu’avant ; il y avait même pire : sa blessure le démangeait au point qu’il se retenait difficilement d’y porter la main pour se gratter. Mais, au bout d’un moment, il fut en mesure de s’y rendre en esprit et d’aider les tissus à se régénérer. Quand il se rendormit, une fine pellicule de peau, parfaitement formée, recouvrait toute la blessure. Par en dessous, le corps travaillait encore à reconstituer les muscles meurtris et à ressouder les os brisés. Mais il n’y aurait plus de perte de sang, plus de blessure ouverte risquant de s’infecter.
« R’gardez-moi ça, Mot-pour-mot. Déjà vu chose pareille ?
— On dirait une peau de nouveau-né.
— J’suis p’t-être fou, mais sauf pour l’éclisse, j’vois pas d’raison de laisser c’te jambe bandée plus longtemps.
— Pas la moindre trace de blessure. Non, c’est vrai, il n’y a plus besoin de bandage à présent.
— P’t-être que ma femme a raison, Mot-pour-mot. P’t-être que Dieu, il est intervenu et qu’il a fait un miracle pour mon fils.
— On ne peut rien prouver. Quand le petit se réveillera, il en saura peut-être quelque chose.
— Faut pas y compter. Il a toujours pas ouvert les yeux depuis l’temps.
— Une chose est sûre, monsieur Miller. Le petit ne va pas mourir. Je n’en aurais pas dit autant hier.
— J’étais prêt à lui faire un cercueil pour l’mettre en terre, dites donc. J’lui donnais pas une chance de s’en sortir. Vous voulez regarder s’il va vraiment bien ? J’veux savoir par quoi il est protégé, ou par qui.
— Quel que soit ce ou celui qui le protège, monsieur Miller, le petit est plus puissant. Faut penser à ça. Son protecteur a fendu la meule, mais Al junior l’a recollée et son protecteur n’a eu qu’à s’incliner.
— D’après vous, il savait c’qu’il faisait ?
— Il doit avoir une idée de ses pouvoirs. Il savait de quoi il était capable avec la meule.
— J’ai jamais entendu parler d’un talent pareil, j’vous l’dis tout net. J’ai raconté à Fidelity comment il avait travaillé c’te meule, qu’il avait taillé l’arrière sans même se servir d’un outil, et la v’là qui s’met à m’donner lecture du Livre de Daniel et à pleurer sur l’accomplissement de la prophétie. Elle voulait s’précipiter icitte pour mettre le p’tit en garde contre les pieds d’argile. Ça, c’est plus fort que tout, non ? La religion leur monte à la tête. J’ai jamais connu une seule femme à qui la religion faisait pas battre la campagne. »
La porte s’ouvrit.
« Sors d’icitte ! T’es donc tellement niaiseux que j’doive te l’répéter vingt fois, Cally ? Elle est où, sa mère ? elle est pas fichue de t’nir un drôle de sept ans…
— Ne soyez pas trop dur avec le petit, Miller. De toute façon, il a filé, maintenant.
— J’sais pas c’qui va de travers chez lui. Dès qu’Al junior se flanque par terre, j’vois la figure de Cally partout où j’pose les yeux. Comme un croque-mort qu’espère une affaire.
— Peut-être qu’il trouve ça bizarre. Qu’Alvin se soit fait du mal.
— Toutes les fois qu’Alvin s’est trouvé à un doigt d’la mort…
— Mais jamais blessé. »
Un long silence.
« Mot-pour-mot.
— Oui, monsieur Miller ?
— Vous êtes un ami d’la famille, et des fois on n’y a guère mis du nôtre. Pourtant, m’est avis qu’vous restez un voyageur.
— Pour ça, oui, monsieur Miller.
— C’que j’veux dire, c’est pas pour vous bousculer, mais si vous partez bétôt et qu’vous décidez d’aller du côté d’l’Est, vous croyez qu’vous pourriez porter une lettre pour moi ?
— J’en serais ravi. Et sans frais, ni pour l’expéditeur ni pour le destinataire.
— C’est bien aimable de vot’ part. J’ai réfléchi à c’que vous m’avez dit. Cette histoire de jeune garçon qu’il fallait éloigner de certains dangers. Et j’me suis demandé : où donc j’m’en vais trouver des gens d’confiance pour veiller sur le p’tit ? On a pas d’parenté d’reste en Nouvelle-Angleterre qui vaut la peine qu’on en parle… N’importe comment, j’veux pas qu’on l’élève comme un puritain pour qu’il aille en enfer.
— Je suis soulagé de vous l’entendre dire, monsieur Miller, je n’ai pas grande envie de revoir la Nouvelle-Angleterre moi-même.
— Si vous r’partez par la route qu’on a tracée en v’nant dans l’Ouest, tôt ou tard vous arriverez dans un coin sus la rivière Hatrack, à trente milles environ au nord de l’Hio, pas très loin en aval de Fort Dekane. Y a là une auberge, du moins y en avait une, qu’a un cimetière par en arrière avec une pierre tombale qui dit : “Vigor, il est mort pour sauver sa famille.”
— Vous voulez que j’emmène l’enfant ?
— Non, non, j’vais pas l’envoyer asteure qu’la neige arrive. L’eau…
— Je comprends.
— Y a un forgeron là-bas, et j’me suis dit qu’il pourrait avoir b’soin d’un apprenti. Alvin, il est jeune mais il est grand pour son âge, et m’est avis que l’forgeron ferait une affaire avec lui.
— Apprenti ?
— Eh ben, j’vais sûrement pas faire de lui un esclave, hein, pas vrai ? Et j’ai pas d’argent pour l’envoyer à l’école.
— Je porterai la lettre. Mais j’espère pouvoir rester jusqu’à ce qu’il se réveille, pour lui dire au revoir.
— J’vais pas vous faire partir ce soir, tout d’même ! Pas plus que d’main, avec c’te couche de neige toute fraîche qu’est déjà assez épaisse pour étouffer un lapin.
— Je ne savais pas si vous aviez remarqué le temps ou non.
— Je r’marque toujours quand y a de l’eau par terre. » Il émit un rire désabusé, et les deux hommes sortirent de la chambre.
Alvin junior, allongé sur son lit, essaya de comprendre pourquoi p’pa voulait le faire partir. Ne s’était-il pas toujours bien conduit, du mieux possible ? Ne se proposait-il pas d’aider quand il savait faire un travail ? N’allait-il pas à l’école du révérend Thrower, alors que le pasteur cherchait pourtant à le rendre fou ou idiot ? Et surtout, n’avait-il pas fini par ramener une meule parfaite de la montagne, qu’il avait maintenue intacte jusqu’au bout, en indiquant par où passer et, juste au dernier moment, en risquant sa jambe pour qu’elle ne se casse pas ? Et voilà qu’ils allaient l’envoyer au loin !
Apprenti ! Chez un forgeron ! Il n’avait encore jamais vu de forgeron de sa vie. Le plus proche se trouvait à trois jours de cheval, et p’pa ne voulait pas qu’il l’accompagne. Dans toute son existence, il ne s’était jamais éloigné de plus de dix milles de la maison, dans un sens ou dans un autre.
Plus il y pensait, plus sa colère montait. Combien de fois il avait supplié papa et maman de le laisser aller se promener tout seul dans les bois ? Ils avaient toujours refusé. Fallait tout le temps que quelqu’un le surveille, comme s’il était un prisonnier ou un esclave risquant de s’enfuir. Dès qu’il avait cinq minutes de retard quelque part, on venait le quérir. Il ne lui arrivait jamais de faire de longs voyages – les plus longs, c’étaient les rares fois où il s’était rendu à la carrière. Et aujourd’hui, après l’avoir gardé depuis sa naissance dans un enclos comme une oie de Noël, on décidait de l’expédier à l’autre bout de la terre !
Devant une pareille injustice, les larmes lui vinrent, jaillirent de ses yeux et lui coulèrent le long des joues jusque dans les oreilles ; c’était tellement bête qu’il se mit à rire.
« Pourquoi qu’tu rigoles ? » demanda Cally.
Alvin ne l’avait pas entendu entrer.
« Tu vas mieux, asteure ? Ça saigne pus du tout, Al. »
Cally lui loucha la joue.
« Tu pleures parce que ça fait très mal ? »
Alvin aurait probablement pu lui répondre, mais il sentait que ça lui imposerait trop d’efforts d’ouvrir la bouche et d’en sortir des mots ; alors il secoua vaguement la tête, lentement, doucement.
« Tu vas mourir, dis, Alvin ? »
Il fit à nouveau non de la tête.
« Oh », fit Cally.
Il avait l’air si déçu qu’Alvin en ressentit une pointe de colère. Suffisante, en définitive, pour lui faire retrouver l’usage de la parole.
« J’m’excuse, croassa-t-il.
— Ben, c’est pas juste, tout d’même, expliqua Cally. Je l’voulais pas, moi, mais ils racontaient tous que t’allais mourir. Et j’ai pensé à c’que ça serait si c’était d’moi que tout l’monde s’occupait. C’est toujours pareil, tout l’monde fait attention à toi, et dès qu’moi j’ouvre la bouche, on m’dit : va-t’en, Cally, tais-toi donc, Cally, on t’a rien demandé, Cally, tu devrais pas être au lit, Cally ? Ils s’fichent tous de c’que j’fais. Sauf quand j’me mets à te taper dessus, alors là, ils m’disputent : faut pas t’bagarrer, Cally.
— Tu t’bats drôlement bien pour un rat des champs. » C’était du moins ce qu’Alvin avait eu l’intention de dire, mais il ne savait pas avec certitude si ses lèvres avaient seulement remué.
« Tu sais c’que j’ai fait un jour, quand j’avais six ans ? J’suis parti et j’m’ai perdu dans les bois, exprès. J’ai marché, marché… Des fois, j’fermais les yeux et j’faisais des tours sur moi-même pour être sûr de pas savoir où j’allais. J’ai dû rester perdu la moitié d’la journée. Esse qu’y a eu quelqu’un pour venir m’quérir ? Alors, m’a fallu faire demi-tour et retrouver l’chemin d’la maison tout seul. Personne m’a demandé : où t’as été, toute la sainte journée, Cally ? Maman, elle a seulement dit : “T’as les mains aussi sales que l’derrière d’un cheval malade, va t’laver.” »
Alvin se remit à rire, presque silencieusement, des soubresauts dans la poitrine.
« C’est drôle pour toi. Tout l’monde s’occupe de toi. »
Alvin fit un gros effort pour produire un son, cette fois-ci. « Tu veux qu’je parte ? »
Cally hésita un long moment avant de répondre : « Non. Qui c’est-y qui jouerait avec moi, alors ? Rien qu’ces gourdes de cousins. Y en a pas un seul de bon à la bagarre dans l’tas.
— J’vais m’en aller, chuchota Alvin.
— Non, tu vas pas t’en aller. T’es le septième fils, et ils te laisseront jamais partir.
— Si fait.
— ’videmment, si j’compte bien, c’est moi le numéro sept. David, Placide, Mesure, Économe, Fortuné, Alvin junior – c’est toi – ensuite moi, ça fait sept.
— Vigor.
— Il est mort. Ça fait longtemps qu’il est mort. Quelqu’un devrait l’faire assavoir à p’pa et à m’man. »
Alvin ne bougeait pas sur son lit, au bord de l’épuisement à cause des quelques mots qu’il avait prononcés. Cally n’ajouta plus grand-chose. Il se contenta de rester assis et de garder le silence. En serrant très fort la main de son frère. Alvin ne tarda pas à se laisser aller ; ce qui l’empêcha de se rendre compte s’il rêvait ou si Cally parlait réellement. Mais il l’entendit dire : « J’veux pas du tout qu’tu meures, Alvin. » Puis il crut l’entendre ajouter : « J’voudrais être toi. » De toute façon, Alvin sombra dans le sommeil et, quand à nouveau il se réveilla, il n’y avait plus personne auprès de lui et la maison était silencieuse en dehors des bruits de la nuit : le vent qui agitait les volets, le bois de charpente qui craquait en se contractant sous l’action du froid, la bûche qui crépitait dans l’âtre.
Une fois encore, Alvin entra en lui-même et s’efforça de descendre jusqu’à sa blessure. Il ne lui restait plus grand-chose à faire du côté de la peau et des muscles. C’était sur les os qu’il travaillait maintenant. Leur aspect de dentelle le surprenait, des petits trous les grêlaient partout, ils n’étaient pas compacts comme la meule. Mais il comprit rapidement leur texture, et il lui fut aisé bientôt de les ressouder solidement.
Pourtant, quelque chose n’allait pas dans un os. Un détail dans sa jambe blessée la différenciait légèrement de l’autre. Un détail si infime qu’il le distinguait mal. Il en ignorait la nature, il savait seulement que ça engendrait la maladie dans l’os, une petite parcelle de maladie, mais il ne voyait pas comment y remédier. Comme lorsqu’il essayait de ramasser des flocons de neige : dès qu’il croyait tenir quelque chose, ça se réduisait à rien, ou peut-être ça devenait trop petit pour qu’il puisse le voir.
Mais peut-être aussi que ça disparaîtrait. Peut-être que si tout le reste allait mieux, ce foyer de maladie dans son os guérirait de lui-même.
Aliénor revint en retard de chez sa mère. Armure-de-Dieu estimait qu’une épouse se devait de garder des liens étroits avec sa famille, mais rentrer après le coucher du soleil était trop dangereux.
« On parle de Rouges sauvages qui r’montent du Sud. Et toi, tu traînasses à la brunante.
— J’me suis dépêchée, fit-elle. J’connais l’chemin dans l’noir.
— C’est pas la question d’connaître le chemin, reprit-il sévèrement. Les Français offrent des fusils comme primes pour des scalps de Blancs, asteure. Ça va pas tenter les partisans du Prophète, mais y manque pas de Choc-Taws qui demanderont pas mieux que d’monter à Fort Détroit en récoltant des scalps en cours de route.
— Alvin va pas mourir », dit Aliénor.
Armure détestait qu’elle détourne la conversation comme ça. Mais la nouvelle était telle qu’il ne pouvait pas vraiment éviter de s’informer. « Ils ont décidé d’l’amputer d’l’a jambe, alors ?
— J’ai vue, la jambe. Elle va mieux. Et Alvin junior, il était réveillé en fin d’après-midi. J’ai causé un moment avec lui.
— J’suis content, s’il s’est réveillé, Ally, bien content, dame oui ; mais j’espère qu’tu t’attends pas à une amélioration dans sa jambe. Une blessure aussi grave peut donner un temps l’impression d’guérir, mais bien vite la pourriture se met d’dans.
— C’te fois-ci, je l’crois pas, dit-elle. Tu veux dîner ?
— J’ai bien dû grignoter deux pains, durant que j’faisais les cent pas en m’demandant si t’allais ou non rentrer.
— C’est pas bon pour un homme, de prendre du ventre.
— Eh ben, j’en ai un, de ventre, et il réclame à manger comme c’ti-là de n’importe qui.
— Maman m’a donné un fromage pour que je l’ramène à la maison. » Elle le déposa sur la table.
Armure était en proie au doute. Il se disait que Fidelity réussissait de si bons fromages parce qu’elle faisait quelque chose au lait. En même temps, on n’en trouvait pas de meilleurs sur tout le cours de la Wobbish, pas plus qu’en remontant la Tippy-Canoe.
Ça le mettait mal à l’aise, quand il se surprenait à pactiser avec la sorcellerie. Et cette sensation de malaise ne le disposait pas à laisser passer quoi que ce soit, même sachant qu’Ally ne tenait visiblement pas à en parler.
« Pourquoi tu crois pas qu’sa jambe va pourrir ?
— C’est qu’elle va tellement vite à s’remettre, dit-elle.
— Comment ça, vite ?
— Oh, elle est drôlement près d’guérir.
— Comment ça, près ? »
Elle fit volte-face, leva les yeux au ciel puis se détourna de lui. Elle se mit à couper une pomme pour manger avec le fromage.
« Comment ça : près, j’ai dit, Ally ? Comment ça : près d’guérir ?
— Guérie.
— Une meule lui arrache tout l’devant d’la jambe, et au bout de deux jours c’est guéri ?
— Deux jours seulement ? fit-elle. Ça m’a paru une semaine.
— D’après l’calendrier, ça fait deux jours, dit Armure. C’qui veut dire qu’y a eu d’la sorcellerie là-haut.
— Si j’en crois les Évangiles, on peut guérir les genses sans faire d’la sorcellerie.
— Oui donc ? Me dis pas qu’ton père ou ta mère s’est tout d’un coup découvert un pouvoir aussi puissant ! Esse qu’ils ont invoqué un démon ? »
Elle se retourna, le couteau en main, encore prêt à couper. Un éclair passa dans ses yeux. « P’pa est p’t-être pas un bon pratiquant, mais l’Diable il a jamais mis l’pied chez nous. »
Ce n’était pas l’avis de Thrower, mais Armure se garda bien d’introduire le révérend dans la conversation. « C’est c’mendiant, alors.
— Il travaille pour le gîte et le couvert. Aussi dur que les aut’.
— On dit qu’il a connu l’vieux sorcier Ben Franklin. Et cet athée d’Appalachie, Tom Jefferson.
— Il raconte de bonnes histoires. Et c’est pas lui non plus qu’a guéri le p’tit.
— Quand même, quelqu’un l’a fait.
— P’t-être qu’il s’est guéri tout seul. N’importe comment, la jambe est toujours cassée. Alors, c’est pas un miracle ou je n’sais quoi. Il guérit vite, c’est tout.
— Eh ben, p’t-être qu’il guérit vite parce que l’Diable prend soin d’ses créatures. »
Au regard qu’elle lui jeta en tournant la tête. Armure regretta ses paroles. Mais sacordjé, c’est tout juste si le révérend Thrower n’avait pas dit que le gamin était l’égal de la Bête de l’Apocalypse.
Bête ou enfant, il restait le frère d’Ally, et même si la plupart du temps elle gardait son calme comme pas une, quand elle se fichait en rogne, elle devenait une vraie terreur.
« Retire ça, dit-elle.
— Allons, j’ai jamais rien entendu d’aussi bête. Comment j’peux retirer c’que j’ai dit ?
— En disant à présent qu’tu connais que c’est pas vrai.
— J’connais pas si c’est vrai ni l’contraire. J’ai dit : peut-être ; et si on a pas l’droit de dire des peut-être devant sa femme, alors autant être mort.
— Là, j’crois que t’as raison, fit-elle. Et si tu retires pas ça, tu vas regretter de pas l’être, mort ! » Et elle s’avança, armée de deux gros morceaux de pomme, un dans chaque main.
De fait, quand elle venait vers lui de cette façon-là, même très en colère, et qu’il la laissait le pourchasser autour de la maison pendant un moment, elle finissait en général par éclater de rire. Mais pas cette fois-ci. Elle lui écrabouilla un bout de pomme dans les cheveux et lui jeta l’autre, puis alla s’asseoir dans la chambre au premier pour pleurer toutes les larmes de son corps.
Ce n’était pas son genre, de pleurer, et Armure se dit que la situation lui avait échappé.
« Je l’retire, Ally, dit-il. C’est un bon garçon, je l’sais.
— Oh, je m’en fiche de c’que tu penses. Tu sais pas d’quoi tu causes, d’ailleurs. »
Il n’existait pas beaucoup de maris à tolérer pareil langage de la part d’une épouse sans lui retourner une calotte. Armure souhaitait parfois qu’Ally reconnaisse sa chance d’avoir un mari chrétien. « J’sais tout d’même deux ou trois choses.
— Ils vont l’faire partir, dit-elle. Dès l’printemps, ils vont l’envoyer en apprentissage. C’est pas que ça l’enchante, j’te l’garantis, mais il discute pas, il bouge pas de son lit, il cause bien tranquillement. Seulement, quand il nous regarde, l’restant d’la famille et moi, on a l’impression qu’il arrête pas d’nous dire au revoir.
— Pourquoi donc, ils le font partir ?
— J’te l’ai dit, ils l’envoyent en apprentissage.
— D’la façon qu’ils le dorlotent, j’les voyais mal se séparer d’ce drôle.
— Ils parlent pas non plus de l’envoyer tout près. Là-bas dans l’Est, à l’aut’ bout du territoire de l’Hio, à côté de Fort Dekane. Rends-toi compte, c’est à moitié chemin de l’océan.
— Tu sais, ç’a rien d’étonnant, quand on y pense.
— Ah bon ?
— Avec les Rouges qui commencent à faire du foin, ils préfèrent l’expédier au loin. Les autres, ils peuvent rester dans l’coin et se r’cevoir une flèche dans la goule, mais pas Alvin junior. »
Elle posa sur lui un regard de souverain mépris. « Des fois, t’es tellement méfiant que ça m’donne envie de dégobiller, Armure-de-Dieu.
— C’est pas d’la méfiance que de dire la vérité.
— Tu r’connais la vérité d’un rutabaga.
— Tu vas m’nettoyer c’te pomme de mes cheveux, ou faut-y que j’te force à la licher ?
— M’est avis qu’il va bien m’falloir faire quelque chose, sinon tu vas t’essuyer sur les draps. »
Mot-pour-mot partait tellement chargé qu’il avait l’impression d’être un voleur. Deux paires de grosses chaussettes. Une couverture neuve. Une cape en peau d’élan. De la charqui et du fromage. Une bonne pierre à aiguiser.
Outre ce qu’on lui avait donné sans même le savoir. Un corps reposé, allégé de ses douleurs et de ses contusions. Une démarche alerte. Des visages nouveaux et avenants à garder en mémoire. Et des histoires. Des histoires notées dans les pages fermées de son livre, celles qu’il consignait de sa main. Et des histoires vraies, laborieusement griffonnées par les autres.
Mais il leur avait bien rendu service en contrepartie, du moins il avait essayé. Des toits remis en état pour l’hiver et différents travaux çà et là. Plus important, ils avaient vu un livre où Ben Franklin avait écrit de sa main, qui contenait des phrases de Tom Jefferson, Ben Arnold, Pat Henry, John Adams, Alex Hamilton et même d’Aaron Burr (avant le duel) et de Daniel Boone (après le duel). Avant l’arrivée de Mot-pour-mot, les Miller appartenaient à leur famille, comme ils appartenaient à la région de la Wobbish, et c’était tout. Maintenant, ils faisaient partie d’une histoire beaucoup plus vaste. La guerre d’indépendance d’Appalachie. Le Contrat Américain. Ils voyaient leur propre migration à travers les terres sauvages comme un fil parmi beaucoup d’autres, et ils sentaient la solidité de la tapisserie tissée de tous ces fils. Non pas une tapisserie, en réalité. Un tapis, plutôt. Un bon tapis, épais et résistant, que des générations d’Américains fouleraient après eux. Il y avait là matière à un poème ; il y travaillerait un de ces jours.
Il leur laissait plusieurs autres choses encore. Un fils aimé qu’il avait sauvé de l’écrasement par une meule. Un père qui avait désormais le courage d’envoyer son fils au loin avant qu’on l’ait poussé à le tuer. Un nom pour le cauchemar d’un jeune garçon, afin qu’il comprenne que son ennemi était réel. Un encouragement chuchoté à un enfant blessé pour qu’il se guérisse tout seul.
Et un unique dessin, gravé au feu dans une fine plaque de chêne à l’aide d’une pointe de couteau portée au rouge. Il aurait préféré travailler à la cire et à l’acide sur du métal, mais on ne trouvait ni l’une ni l’autre dans la région. Il avait donc creusé des lignes dans le bois, en s’appliquant de son mieux. L’image d’un jeune homme emporté par le fort courant d’une rivière, enchevêtré dans les racines d’un arbre flottant, cherchant sa respiration, le regard fier face à la mort. Il n’en aurait retiré que du mépris à l’Académie des Beaux-Arts du Lord Protecteur, tellement l’œuvre était quelconque. Mais Dame Fidelity avait poussé un cri à sa vue et elle l’avait serrée contre son cœur en laissant ses larmes couler dessus comme les dernières gouttes qui tombent des avant-toits après une pluie d’orage. Quant à Alvin père, il avait hoché la tête et dit : « Vous l’avez imaginé, Mot-pour-mot. Vous avez parfaitement rendu son visage, et pourtant vous n’l’avez jamais connu. C’est Vigor. C’est mon gars. » Puis il avait pleuré à son tour.
Ils avaient posé la gravure sur la cheminée. Ce n’était peut-être pas du grand art, pensait Mot-pour-mot, mais c’était authentique ; elle touchait davantage ces gens que n’importe quel portrait toucherait un seigneur ou un parlementaire, vieux et ventripotent, de Londres, Camelot, Paris ou Vienne.
« Le jour est après s’lever, asteure, dit Dame Fidelity. Vous avez d’la route à faire avant la nuit.
— Vous ne pouvez pas m’en vouloir de rechigner à partir. Mais je suis content que vous m’ayez confié cette commission, et vous pouvez compter sur moi. » Il tapota sa poche, qui renfermait la lettre destinée au forgeron de la rivière Hatrack.
« Vous pouvez pas partir sans dire au revoir au p’tit », dit Miller.
Mot-pour-mot avait retardé ce moment autant qu’il avait pu. Il hocha la tête puis s’extirpa du fauteuil confortable près du feu pour se rendre dans la chambre où il avait dormi les meilleures nuits de sa vie.
C’était réconfortant de voir les yeux d’Alvin junior grands ouverts, son visage éveillé, débarrassé de la mollesse qu’il avait affichée certains jours, ou du masque grimaçant de la douleur. Mais la douleur était toujours là, Mot-pour-mot le savait.
« Tu t’en vas ? demanda le gamin.
— Je suis sur le départ, il ne me reste plus qu’à te dire au revoir. »
Alvin parut légèrement en colère. « Alors tu vas même pas m’laisser écrire dans ton livre ?
— Tout le monde n’écrit pas dans mon livre, tu sais.
— P’pa l’a fait. Et m’man.
— Et Cally aussi.
— Eh ben, ça doit être beau, dit Alvin. Il écrit comme un… comme un…
— Comme un enfant de sept ans. »
C’était une réprimande, mais Alvin ne se donna pas la peine de prendre un air honteux. « Pourquoi pas moi, alors ? Pourquoi Cally et pas moi ?
— Parce que je laisse seulement les gens écrire la chose la plus importante qu’ils ont jamais faite ou jamais vue de leurs yeux. Qu’est-ce que toi, tu écrirais ?
— J’sais pas. P’t-être quelque chose sus la meule. »
Mot-pour-mot fit la moue.
« Alors p’t-être ma vision. Ça, c’est important, tu me l’as dit toi-même.
— Et ç’a été inscrit ailleurs, Alvin.
— J’veux écrire dans le livre, dit-il. J’veux ma phrase dedans avec celle-là de Ben le Faiseur.
— Pas encore, fit Mot-pour-mot.
— Quand donc ?
— Quand tu auras battu à plate couture cette espèce de Défaiseur, mon garçon. À ce moment-là, je te laisserai écrire dans le livre.
— Et si j’arrive pas à l’battre à plate couture ?
— Alors ce livre ne vaudra pas grand-chose, de toute manière. »
Des larmes jaillirent des yeux d’Alvin. « Et si j’meurs ? »
Mot-pour-mot sentit un frisson de peur le parcourir. « Comment va ta jambe ? »
L’enfant haussa les épaules. Il battit des paupières pour refouler ses larmes. Il n’y en avait déjà plus.
« Ce n’est pas une réponse, mon garçon.
— Ça fait tout l’temps mal.
— Ça durera jusqu’à ce que l’os se ressoude. »
Alvin junior eut un sourire triste. « L’os est complètement ressoudé.
— Alors pourquoi ne marches-tu pas ?
— J’ai mal, Mot-pour-mot. Ça n’part pas. Y a quelque chose qui va pas dans l’os, et j’sais pas encore comment l’arranger.
— Tu trouveras un moyen.
— J’l’ai pas encore trouvé.
— Un vieux trappeur m’a dit un jour : “Trou du cul, trou du cou, commence par n’importe quel bout, ce qui compte avant tout, c’est de prendre la peau du caribou.”
— C’est un proverbe ?
— Presque. Tu trouveras un moyen, même si ce n’est pas celui auquel tu t’attends.
— Je m’attends à rien, dit Alvin. Rien ne s’passe comme j’aurais cru.
— Tu as dix ans, mon garçon. Déjà fatigué du monde ? »
Alvin n’arrêtait pas de frotter les plis de la couverture entre ses doigts. « Mot-pour-mot, j’vais mourir. »
Le vieil homme examina son visage, essayant d’y lire la mort. Il ne vit rien. « Je ne crois pas.
— Le p’tit point malade dans ma jambe. Ça grandit. Pas bien vite, p’t-être, mais ça grandit. C’est invisible et ça grignote les parties dures de l’os ; après ça va s’envenimer d’pus en pus vite et…
— Et te détruire. »
Alvin se mit à pleurer pour de bon cette fois-ci, et ses mains tremblaient. « J’ai peur de mourir, Mot-pour-mot, mais j’ai ça dans mon os et j’peux pas l’enlever. »
Mot-pour-mot posa une main sur la sienne pour calmer les tremblements. « Tu vas trouver un moyen. Tu as trop à faire en ce monde pour mourir maintenant. »
Alvin roula des yeux. « J’ai encore rien entendu d’aussi bête cette année. C’est pas parce qu’on a des choses à faire qu’on meurt pas.
— Mais on ne meurt pas volontairement.
— J’veux pas mourir.
— Voilà pourquoi tu vas trouver le moyen de vivre. »
Alvin garda le silence quelques secondes. « J’réfléchis. À c’que j’ferai si j’vis. Comme c’que j’ai fait pour que ma jambe, elle aille mieux. J’pourrai faire pareil pour d’aut’ genses, j’suis sûr. J’pourrai poser les mains sur eux et sentir ce qui s’passe à l’intérieur, et pis les soigner. Ça serait bien, hein ?
— Ils t’en seraient reconnaissants, tous les gens que tu guérirais.
— J’pense qu’la première fois, c’est la plus dure, et j’étais pas très vaillant quand j’l’ai fait. J’suis sûr que j’peux aller plus vite avec d’aut’ genses.
— C’est possible. Mais même si tu guéris une centaine de malades par jour, puis que tu recommences plus loin avec une centaine d’autres, il y en aura dix mille à mourir derrière toi, dix mille encore devant, et lorsque tu arriveras à la fin de ta vie, même ceux que tu auras guéris seront presque tous morts. »
Alvin détourna le visage. « Si j’sais comment les soigner, alors faut que j’les soigne, Mot-pour-mot.
— Quand c’est possible, fais-le, dit Mot-pour-mot. Mais que ce ne soit pas ton but dans la vie. Des briques dans un mur, Alvin, voilà ce que seront jamais les gens. Tu n’avanceras à rien si tu répares une à une les briques abîmées. Guéris ceux qui te passent à portée de la main, mais ta tâche est autrement plus grande.
— J’sais comment guérir les genses. Mais j’sais pas comment battre le Dé… le Défaiseur. J’sais même pas c’que c’est.
— Tant que tu es seul capable de le voir, en tout cas, tu es le seul qui ait une chance de le battre.
— Si tu l’dis. »
Un autre long silence. Mot-pour-mot savait qu’il était temps de partir.
« Attends.
— Faut que je m’en aille, maintenant. »
Alvin le retint par la manche.
« Pas tout d’suite.
— Bientôt.
— Au moins… au moins, laisse-moi lire c’que les autres, ils ont écrit. »
Mot-pour-mot mit la main dans son sac et en sortit la poche renfermant le livre. « Je ne te promets pas d’expliquer ce qu’ils ont voulu dire », s’excusa-t-il en faisant glisser le livre hors de son enveloppe étanche.
Alvin trouva rapidement les derniers écrits, les plus récents.
De la main de sa mère : Vigor, il repouce un tron et il meure pas avau la naiçance du bébé.
De la main de David : Une meul se kace en deux pis elle se rekol sans une failure.
De la main de Cally : Un sétiaime fisse.
Alvin releva les yeux. « C’est pas d’moi qu’il parle, tu sais.
— Je sais », fit Mot-pour-mot.
Alvin revint au livre. De la main de son père : Il tue pas un enfan parse qu’un étrangé arrive à ce moman-là.
« De quoi il parle, p’pa ? » demanda Alvin.
Mot-pour-mot lui retira le livre des mains et le referma. « Trouve un moyen de guérir ta jambe, dit-il. Tu es loin d’être le seul à désirer qu’elle soit forte. Ce n’est pas pour toi-même, tu te rappelles ? »
Il se pencha et l’embrassa sur le front. Alvin tendit les bras et l’étreignit, s’accrochant à lui, si bien que Mot-pour-mot ne pouvait pas se redresser sans le soulever hors du lit. Au bout d’un moment, il leva les mains pour lui décrocher les bras. Sa joue était humide des larmes d’Alvin. Il ne les essuya pas. Il laissa la brise les sécher tandis qu’il cheminait le long du sentier aride et glacé, que bordaient à gauche et à droite des champs recouverts de neige à demi fondue.
Il s’arrêta un instant sur le second pont couvert. Le temps de se demander s’il reviendrait jamais par ici, ou s’il reverrait les Miller. Ou finirait par recueillir la phrase d’Alvin junior dans son livre. S’il était un prophète, il le saurait. Mais il n’en avait pas la moindre idée.
Il se remit en marche vers l’aube.