V Un signe

Quand se répandit la rumeur d’un homme rouge qu’on appelait le Prophète, le gouverneur Bill Harrison éclata de rire et dit : « Eh, ça ne peut être que mon vieil ami Lolla-Wossiky. Quand il aura vidé le baril de whisky qu’il m’a volé, il arrêtera d’avoir des visions. »

Au bout de quelque temps, cependant, le gouverneur Harrison nota que l’on faisait grand cas des paroles du Prophète et que les Rouges prononçaient son nom avec la même vénération que les vrais chrétiens celui de Jésus ; il commença à s’inquiéter. Il réunit alors tous les Rouges des environs de Carthage City – le jour du whisky n’était pas loin, il ne manquait donc pas d’audience – et leur fit un discours. Dans ce discours il déclara notamment :

« Si ce brave Lolla-Wossiky est réellement un prophète, il devrait nous faire un miracle pour montrer qu’il ne parle pas en l’air. Vous devriez lui demander de se trancher une main ou un pied, et de le recoller ensuite… ça prouverait qu’il en est un, de prophète, pas vrai ? Ou encore mieux, de s’enlever un œil et de le remettre en place, guéri. Vous dites ? Il a déjà un œil en moins ? Ben alors, il est mûr pour un miracle, vous ne croyez pas ? Moi, je dis : tant qu’il n’a qu’un seul œil, il n’est pas prophète ! »

Le Prophète eut connaissance de ce discours alors qu’il enseignait dans une prairie qui descendait en pente douce vers les rives de la Tippy-Canoe, à moins d’un mille en amont de son confluent avec les eaux de la Wobbish. Ce furent des Rouges-à-whisky qui le mirent au courant du défi, et ils allèrent jusqu’à se moquer du Prophète en ajoutant : « Nous sommes venus te voir guérir ton œil. »

Le Prophète les regarda de son unique œil valide et dit : « De cet œil-ci, je vois deux hommes rouges, faibles et malades, esclaves de l’alcool, le genre d’hommes à se moquer de moi en répétant les paroles du meurtrier de mon père. » Puis il ferma son œil et dit : « De cet œil-là, je vois deux enfants de la terre, complets, beaux et forts, qui aiment femmes et enfants et font le bien à toutes créatures. » Il rouvrit alors l’œil et ajouta : « Quel œil est malade et lequel voit clair ? » Et ils lui répondirent : « Tenskwa-Tawa, tu es un vrai prophète et tes deux yeux voient.

— Allez annoncer à l’assassin-blanc Harrison que j’ai donné le signe qu’il a réclamé. Et parlez-lui d’un autre signe qu’il n’a pas demandé. Dites-lui qu’un jour le feu prendra dans sa maison. Aucune main humaine ne l’aura allumé. Seule la pluie parviendra à l’éteindre, mais avant de mourir, le feu lui enlèvera quelque chose qu’il aime plus qu’une main, un pied ou un œil, et il n’aura pas davantage le pouvoir de retrouver ce qu’il aura perdu. »

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