IV Lolla-Wossiky

Lorsque Lolla-Wossiky laissa Ta-Kumsaw près de la porte de Fort Carthage, il savait ce que pensait son frère. Ta-Kumsaw pensait qu’il partait avec son baril pour boire, boire, boire.

Mais Ta-Kumsaw ne savait rien. L’assassin-blanc Harrison ne savait rien. Personne ne savait rien de Lolla-Wossiky. Ce baril lui durerait deux mois peut-être. Quelques gorgées par-ci, quelques gorgées par-là. Attention, attention, ne jamais laisser perdre une goutte, boire seulement ce qu’il faut, reboucher soigneusement, le faire durer. Peut-être même trois mois.

Avant, il devait toujours rester près du fort de l’assassin-blanc Harrison pour remplir ses gobelets du whisky dégoulinant du cruchon brun. Mais maintenant, du whisky, il en avait beaucoup, assez pour accomplir son voyage, son grand voyage vers le nord et rencontrer son animal-totem qu’il avait vu en songe.

Personne ne savait que Lolla-Wossiky avait un totem. L’homme blanc ne le savait pas parce que l’homme blanc ne voyait pas d’animal-totem en songe, l’homme blanc dormait tout le temps et ne se réveillait jamais. L’homme rouge ne le savait pas parce que l’homme rouge, en voyant Lolla-Wossiky, le prenait pour un Rouge-à-whisky promis à la mort, qui n’avait pas de totem, qui ne se réveillait jamais.

Mais Lolla-Wossiky savait, lui. Lolla-Wossiky savait qu’il avait vu apparaître cette lumière, là-haut vers le nord, cinq ans plus tôt. Il savait que c’était son totem qui appelait, mais il n’avait jamais pu aller le rejoindre. Il était parti cinq, six, dix fois, mais le whisky avait fui de son sang et le bruit noir était revenu, le terrible bruit noir qui lui faisait tout le temps si mal. Quand le bruit noir surgissait, c’était comme cent minuscules couteaux qui lui vrillaient la tête, encore et encore, et il ne sentait plus la terre, il ne voyait même pas la lumière de son totem, il devait rebrousser chemin, trouver du whisky, apaiser le bruit pour pouvoir penser.

La dernière fois, ç’avait été la pire. Il n’y avait pas eu d’arrivage de whisky depuis très, très longtemps et, pendant les deux derniers mois, même l’assassin-blanc Harrison n’avait pas eu grand-chose à lui donner, peut-être un gobelet par semaine, jamais de quoi tenir plus de quelques heures, au mieux une journée. Deux longs mois de bruit noir continuel.

Le bruit noir empêchait Lolla-Wossiky de marcher normalement. Tout bouge, le sol monte et descend, comment marcher quand la terre se comporte comme l’eau ? Alors ils pensaient tous que Lolla-Wossiky était soûl, lui qui titubait comme un Rouge-à-whisky, qui n’arrêtait pas de tomber. Où est-ce qu’il se procure le whisky ? demandaient-ils. Personne n’a de whisky, mais Lolla-Wossiky trouve quand même à se soûler, comment fait-il ? Personne n’a les yeux pour voir que Lolla-Wossiky n’est pas ivre du tout. Ne l’entendent-ils pas s’exprimer ? Un langage clair, pas le langage d’un ivrogne. Ne sentent-ils pas qu’il n’empeste jamais l’alcool ? Personne ne le devine, personne ne s’en doute, personne n’y songe, personne ne l’imagine. On sait bien que Lolla-Wossiky a toujours besoin de whisky. Jamais personne ne se dit que Lolla-Wossiky vit peut-être dans une douleur si grande qu’il souhaite mourir.

Et quand il ferme son œil pour que le monde s’arrête d’ondoyer comme la rivière, tous le croient endormi ; alors ils disent des choses. Des choses qu’ils ne voudraient pas que les Rouges entendent. Lolla-Wossiky s’en était très vite rendu compte, aussi quand le bruit noir devenait si affreux qu’il lui donnait envie d’aller s’étendre au fond de la rivière pour le faire taire à tout jamais, il choisissait plutôt d’aller de son pas titubant jusqu’au bureau de l’assassin-blanc Harrison, de s’écrouler par terre près de sa porte et d’écouter. Le bruit noir était très puissant, mais ce n’était pas un bruit dans l’oreille, alors il entendait quand même les voix, malgré le grondement dans sa tête. Il pensait très fort pour saisir chaque mot par-dessous la porte. Il savait tout ce que l’assassin-blanc Harrison disait à tout le monde.

Lolla-Wossiky ne racontait à personne ce qu’il entendait.

Lolla-Wossiky ne racontait à personne la vérité. On ne le croyait jamais, de toute façon. Tu es soûl, Lolla-Wossiky. Honte à toi, Lolla-Wossiky. Même quand il n’était pas soûl, même quand il avait si mal qu’il aurait voulu tuer tout ce qui vivait pour faire cesser la douleur, même alors on répétait : « Quelle tristesse de voir un Rouge se soûler comme ça ! » Et Ta-Kumsaw qui restait là, sans jamais rien dire ; ou quand il parlait, il était fort, il avait raison, tandis que Lolla-Wossiky était faible et avait tort.

Vers le nord, nord, nord, se chante Lolla-Wossiky tout en marchant. Vers le nord pendant mille pas avant de boire un petit coup. Vers le nord malgré le bruit noir tellement assourdissant que je ne sais plus où il se trouve, le nord, mais vers le nord quand même parce que je n’ose pas m’arrêter.

Nuit très sombre. Bruit noir si envahissant que la terre ne parle pas à Lolla-Wossiky. Même la lumière blanche du totem est lointaine et semble venir de partout à la fois. Un œil voit la nuit, l’autre œil voit le bruit noir. Dois m’arrêter. Dois m’arrêter.

En marchant avec de grandes précautions, Lolla-Wossiky trouva un arbre, déposa le baril, s’assit et s’adossa contre le tronc, le baril entre les jambes. Très lentement, parce qu’il n’y voyait rien, il palpa la surface du tonnelet pour s’assurer de l’emplacement du bondon. Tap, tap, tap avec le tommy-hawk, tap, tap, tap, jusqu’à ce que le bondon prenne du jeu. Prudemment, il le retira en le faisant aller et venir sous les doigts. Puis il se pencha au-dessus et pressa hermétiquement sa bouche sur le trou de la bonde, comme s’il donnait un baiser, comme un bébé au sein, aussi étroitement que ça ; ensuite relever ensemble tête et baril, tout doucement, tout doucement, pas très haut, voilà son odeur, voilà le whisky, une gorgée, deux gorgées, trois gorgées, quatre.

Quatre, pas plus. Quatre, c’est la limite. Quatre, c’est le bon nombre, le nombre entier, le nombre carré. Quatre gorgées.

Il remit le bondon en place et, à petits coups, le rentra en force, bien enfoncé. Déjà le whisky lui monte à la tête. Déjà le bruit noir s’estompe, s’estompe.

Jusqu’au silence. Le beau silence vert.

Mais le vert s’éloigne lui aussi, s’efface avec le noir. C’est à chaque fois ainsi. Le sens de la terre, cette vision verte dont bénéficient tous les Rouges, personne ne l’a jamais possédé aussi intensément que Lolla-Wossiky. Or maintenant, quand la vision verte apparaît, immédiatement derrière s’en vient à chaque fois le bruit noir. Et quand le bruit noir disparaît, quand le whisky le chasse, immédiatement derrière s’en va à chaque fois le silence vert de la vie.

Lolla-Wossiky se retrouve alors semblable à l’homme blanc. Coupé de la terre. Le sol craque sous les pas. Les branches s’accrochent. Les racines se prennent dans les pieds. Les animaux s’enfuient.

Lolla-Wossiky avait espéré pendant des années, espéré déterminer l’exacte quantité de whisky qu’il lui fallait boire pour faire taire le bruit noir sans chasser la vision verte. Quatre gorgées, il n’avait pas trouvé mieux. Elles repoussaient le bruit noir juste au-delà de sa perception, derrière l’arbre le plus proche. Mais elles repoussaient aussi le vert, là où Lolla-Wossiky ne parvenait qu’à l’effleurer. À la limite de sa portée. Il pouvait alors faire semblant d’être un vrai Rouge au lieu d’un Rouge-à-whisky, ce qui revenait à être un Blanc.

Pourtant cette nuit, il avait si longtemps manqué de whisky – deux mois, excepté un gobelet de temps en temps – que quatre gorgées, c’était trop pour lui.

Le vert était parti avec le noir. Mais il s’en fichait, oui, aujourd’hui il s’en fichait. Dormir.


* * *

Il s’éveilla au matin, à l’instant où revenait le bruit noir. Il ne savait pas avec certitude si c’était le jour où le bruit qui l’avait tiré du sommeil. Aucune importance. Quelques coups pour sortir le bondon, quatre gorgées, quelques coups pour le remettre en place. Cette fois le sens de la terre ne s’éloigna pas beaucoup, il le possédait en partie. Assez pour trouver le lapin au gîte.

Un bon gros bâton. Le couper ici, le tailler et le tailler encore pour le hérisser sur tout le pourtour de picots de bois pointus.

Lolla-Wossiky s’agenouilla devant le terrier du lapin.

« J’ai très faim, murmura-t-il. Et je n’ai pas beaucoup de forces. Me donneras-tu ta viande ? »

Il fit effort pour entendre la réponse, fit effort pour savoir si elle était favorable. Mais elle était trop lointaine, et chez les lapins la voix de la terre n’avait pas grande puissance. Autrefois, il se souvint, il entendait toutes les voix, et à des milles et des milles de distance. Peut-être que si le bruit noir s’en allait un jour il entendrait encore. Mais pour le moment, il n’avait aucun moyen de savoir si le lapin lui donnait son accord ou non.

Il ne savait donc pas s’il en avait le droit. Ne savait pas s’il prenait, à la manière des Rouges, ce que la terre lui offrait, ou s’il volait à la manière des Blancs qui assassinaient selon leur bon plaisir. Il n’avait pas le choix. Il enfonça le bâton dans le terrier, en tournant au hasard. Il le sentit frémir, entendit le couinement, puis le retira, sans cesser de tourner. Un jeune lapin, pas bien gros, rien qu’un jeune lapin qui gigotait pour se dégager des picots ; mais Lolla-Wossiky était vif : à l’instant même où le lapin apparaissait à l’entrée du terrier, prêt à se libérer et à s’enfuir, le Rouge tendit la main, l’attrapa par les oreilles, le souleva vite en l’air et lui donna une secousse qui produisit un craquement sec. Il retomba mort, le petit lapin, et Lolla-Wossiky l’emporta du terrier, le ramena au baril, parce que c’est très mauvais, ça crée un vide sur la terre si vous dépouillez un jeune animal où sa famille peut vous voir et vous entendre.

Il n’alluma pas de feu. Trop dangereux, et il n’avait pas le temps de fumer la viande, pas aussi près du fort de l’assassin-blanc Harrison. Il n’y avait pas beaucoup de viande, de toute façon ; il la mangea entièrement, crue, ce qui nécessita de la mastication, mais le goût en était prononcé et bon. S’il ne t’est pas possible de fumer la viande, l’homme rouge sait cela, emporte tout ce que tu peux dans ton ventre. Il coinça la peau à la taille de son pagne, hissa le tonnelet sur son épaule et prit la direction du nord. La lumière blanche luisait droit devant ; l’animal de son rêve appelait, il le pressait de venir. Je te réveillerai, disait le totem. Je mettrai fin à ton rêve.

L’homme blanc avait entendu parler des animaux-totems. L’homme blanc pensait que l’homme rouge allait dans la forêt et qu’il faisait des rêves. Stupide homme blanc, jamais il ne comprenait. Toute la vie n’est d’abord qu’un long sommeil, un long rêve. Tu t’endors à l’instant de ta naissance et tu ne te réveilles jamais, jamais, et un jour le totem finit par t’appeler. Alors tu pars dans la forêt ; parfois tu ne fais que quelques pas, parfois tu marches jusqu’au bord du monde. Tu marches jusqu’à ce que tu rencontres l’animal qui t’appelle. L’animal n’existe pas dans un rêve. L’animal te tire du rêve. L’animal te montre qui tu es, t’apprend où est ta place sur la terre. Ensuite tu rentres chez toi réveillé, enfin réveillé, et tu dis au chaman, à ta mère et à tes sœurs ce qu’était le totem. Un ours ? Un carcajou ? Un oiseau ? Un poisson ? Un faucon ou un aigle ? Une abeille ou une guêpe ? Le chaman te conte des histoires et t’aide à choisir ton nom-de-réveil. Ta mère et tes sœurs donnent des noms à tous tes enfants, déjà nés ou encore à naître.

Tous les frères de Lolla-Wossiky avaient rencontré leur totem depuis longtemps. Maintenant sa mère était morte, ses deux sœurs parties vivre dans une autre tribu. Qui donnerait un nom à ses enfants ?

Je sais, dit Lolla-Wossiky. Je sais. Lolla-Wossiky, le Rouge-à-whisky borgne, n’aura jamais d’enfants. Mais Lolla-Wossiky trouvera son totem. Lolla-Wossiky se réveillera. Lolla-Wossiky aura son nom-de-réveil.

Lolla-Wossiky saura alors s’il doit vivre ou mourir. Si le bruit noir persiste et que le réveil ne lui apprend rien de plus que ce qu’il sait déjà, Lolla-Wossiky s’en ira dormir dans la rivière et se laissera rouler jusqu’à la mer, loin de la terre et du bruit noir. Mais si le réveil lui montre une raison de continuer à vivre, bruit noir ou pas, Lolla-Wossiky vivra. Beaucoup de longues années à boire et souffrir, à souffrir et boire.

Lolla-Wossiky but quatre gorgées chaque matin et quatre gorgées chaque soir avant d’aller dormir, en espérant que lorsque le totem le réveillerait, il pourrait alors mourir.


* * *

Un jour, il s’arrêta sur la rive d’un cours d’eau limpide, alors que le bruit noir obscurcissait la vision de son œil perdu et lui assourdissait les oreilles. Un grand ours brun se dressait dans la rivière. L’animal frappait la surface de l’eau et un poisson volait dans les airs. L’ours le rattrapait entre les dents, donnait deux coups de mâchoire et l’avalait. Ce n’était pas le spectacle de son repas qui intéressait Lolla-Wossiky. C’étaient ses yeux.

Il manquait un œil à l’ours, tout comme à Lolla-Wossiky. Qui se demanda alors si l’animal était son totem. Mais non, impossible. La lumière blanche qui l’appelait brillait toujours au nord, un peu à l’ouest de la rivière. Cet ours n’était donc pas son totem, il faisait partie du rêve.

Pourtant, il apportait peut-être un message à Lolla-Wossiky. Peut-être que l’ours se trouvait ici parce que la terre voulait dire une histoire à Lolla-Wossiky.

Voici le premier détail qu’il remarqua : quand l’ours saisissait le poisson entre ses mâchoires, il regardait avec son œil unique et voyait miroiter les rayons du soleil sur les écailles. Lolla-Wossiky s’en aperçut parce que lui aussi tournait la tête de côté, tout comme l’ours.

Voici le second détail qu’il remarqua : lorsque l’ours regardait dans l’eau pour voir nager le poisson et donner son coup de patte, il regardait avec l’autre œil, l’œil absent. Lolla-Wossiky ne comprenait pas pourquoi. C’était très étrange.

Voici le dernier détail qu’il remarqua : il observait l’ours, mais son œil valide était fermé. Et quand il le rouvrit, la rivière était toujours là, la lumière du soleil toujours là, les poissons dansaient toujours en l’air puis s’évanouissaient, mais l’ours avait disparu. Lolla-Wossiky ne voyait l’ours que s’il fermait son œil valide.

Lolla-Wossiky but deux gorgées au baril, et il n’y eut plus d’ours.


* * *

Un jour, Lolla-Wossiky croisa une route d’homme blanc et eut l’impression d’une rivière coulant sous ses pieds. Le courant de la route l’entraînait. Il chancela, puis trouva la cadence et se mit à trottiner, le baril sur l’épaule. Un homme rouge ne marchait jamais sur la route de l’homme blanc : le sol était tassé trop dur par temps sec, la boue trop épaisse par temps de pluie, et les ornières des roues de chariots, comme des mains d’homme blanc, cherchaient à tordre la cheville de l’homme rouge, à lui attraper la jambe, à le renverser. Mais cette fois, le sol était aussi moelleux que l’herbe du printemps sur la berge de la rivière, tant que Lolla-Wossiky courait sur la route dans la bonne direction. Il ne se dirigeait plus vers la lumière, parce que sa douceur l’environnait et qu’il savait le totem très, très près.

Par trois fois, la route enjamba un cours d’eau – deux petites rivières et une grosse –, et à chacune il y avait un pont, fait de grandes billes de bois bien lourdes et de solides planches, avec un toit comme une maison d’homme blanc. Lolla-Wossiky resta longtemps sur le premier pont. Il n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. Il se tenait à l’endroit sous lequel l’eau était censée passer, mais le pont était si lourd et si solide, les parois si épaisses qu’il n’arrivait pas du tout à la voir ni à l’entendre.

Et la rivière détestait ça. Lolla-Wossiky sentait sa colère, son désir de monter jusqu’au pont pour l’arracher à ses rives. Des procédés d’homme blanc, pensa Lolla-Wossiky, l’homme blanc a besoin de conquérir, d’arracher les choses à la terre.

Malgré tout, sur le pont, il nota une autre particularité. Le bruit noir y était moins fort, et pourtant le whisky avait presque entièrement quitté son corps. Il entendait davantage de silence vert qu’il n’en avait entendu depuis longtemps. Comme si le bruit noir provenait en partie de la rivière. Comment est-ce possible ? La rivière n’a pas de colère envers l’homme rouge. Et rien de ce que fabrique l’homme blanc ne peut rapprocher l’homme rouge de la terre. Pourtant c’était ce qui se passait ici même. Lolla-Wossiky repartit sur la route en pressant le pas ; quand son totem le réveillerait, peut-être comprendrait-il ce phénomène.

La route déboucha dans un espace de prairies, parsemé de quelques bâtiments d’hommes blancs. Beaucoup de chariots. Des chevaux attachés à des piquets, qui broutent l’herbe de la prairie. Tintements de marteaux de métal, chocs de haches dans le bois, crissements de scies qui vont et viennent, toutes sortes de bruits d’hommes blancs en train de tuer la forêt. Une ville d’hommes blancs.

En fait non, pas une ville d’hommes blancs. Lolla-Wossiky s’arrêta à la lisière du terrain découvert. Pourquoi cette ville d’hommes blancs est-elle différente ? qu’est-ce qu’il manque que j’aurais dû voir ?

La palissade. Il n’y avait pas de palissade.

Où les hommes blancs allaient-ils pour se cacher ? Où enfermaient-ils les ivrognes rouges et les voleurs blancs ? Où dissimulaient-ils leurs fusils ?

« Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! » Voix forte d’homme blanc qui retentit comme une cloche dans l’air épais d’un après-midi d’été.

En haut d’une colline herbeuse, peut-être à un demi-mille de distance, une étrange structure de bois se levait. Lolla-Wossiky ne voyait pas les hommes qui la poussaient parce qu’il était mal placé ; ils se trouvaient tous derrière la croupe de la colline. Mais il voyait monter un pan de bois neuf, soutenu dans sa partie supérieure par des perches qui le mettaient en place.

« Le mur latéral à présent ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! »

Un autre pan de bois monta, doucement, tout doucement, perpendiculaire au premier. Quand les deux pans furent à la verticale, ils se joignaient par un bord. Pour la première fois, Lolla-Wossiky vit les hommes. De jeunes Blancs, au nombre de trois, qui grimpèrent en haut des pans de mur, levèrent leurs marteaux et les abattirent comme des tommy-hawks pour imposer leur volonté au bois. Après avoir cogné pendant un moment, ils se redressèrent, debout tout en haut des pans de mur, leurs marteaux brandis comme des lances qu’on vient de retirer du corps du bison sauvage. Les perches qui avaient poussé les murs en place furent ôtées. Les murs ne bougèrent pas, ils se soutenaient l’un l’autre. Lolla-Wossiky entendit des vivats.

Puis soudain les hommes blancs apparurent tous sur la croupe de la colline. Ils m’ont vu ? Est-ce qu’ils vont venir pour me chasser ou me mettre en prison ? Non, ils se contentaient de descendre la colline pour rejoindre leurs chevaux et leurs chariots. Lolla-Wossiky se fondit dans les bois.

Il but quatre gorgées, puis grimpa dans un arbre et y trouva un emplacement pour le baril, à l’enfourchure de trois grosses branches. Bien maintenu, bien à l’abri. Des feuilles bien épaisses ; personne ne le verrait du sol, pas même un homme rouge.

Lolla-Wossiky fit un grand détour, mais il se retrouva bientôt sur la colline où se dressaient les murs tout neufs. Il les regarda longuement, sans parvenir à comprendre à quoi allait servir ce bâtiment. Ces pans de mur, c’était le nouveau style de construction, comme la dernière résidence de l’assassin-blanc Harrison, mais le bâtiment serait très grand, plus grand que tout ce que Lolla-Wossiky avait vu les hommes blancs construire, plus haut qu’une palissade.

D’abord les ponts bizarres, clos comme des maisons. Maintenant cette étrange bâtisse, haute comme des arbres. Lolla-Wossiky quitta l’abri de la forêt et s’avança à découvert sur la prairie, d’un pas chaloupé parce que le sol ne restait jamais stable quand il avait bu du whisky. Arrivé à la bâtisse, il monta sur le plancher de bois. Un plancher d’homme blanc, des murs d’homme blanc, mais Lolla-Wossiky n’éprouvait pas la même sensation que dans toutes les autres constructions d’homme blanc qu’il avait connues jusque-là. Un grand espace ouvert à l’intérieur. Des murs très hauts. Première fois qu’il voyait l’homme blanc bâtir quelque chose qui n’était ni fermé ni sombre. Même un homme rouge serait heureux dans un pareil séjour.

« Qui c’est ? Qui t’es, toi ? »

Lolla-Wossiky se retourna si vite qu’il faillit en tomber. Un grand homme blanc se tenait en bordure de la construction. Le plancher montait si haut qu’il lui arrivait à la taille. L’homme ne portait pas de peau de daim comme un chasseur, ni d’uniforme comme un soldat. Il était habillé comme un fermier, peut-être bien, seulement il était propre. En fait, Lolla-Wossiky n’avait jamais vu d’hommes de son espèce à Carthage.

« Qui t’es, toi ? redemanda l’arrivant.

— Homme rouge, répondit Lolla-Wossiky.

— L’jour baisse, mais il fait tout d’même pas ’core nuit. Faudrait que j’soye aveugle pour pas remarquer que t’es un Rouge. Mais j’connais les Rouges du pays, et toi t’es pas d’icitte. »

Lolla-Wossiky éclata de rire. Comme si un homme blanc pouvait différencier un Rouge d’un autre au point de dire lequel était du pays et lequel venait d’ailleurs !

« T’as un nom, l’homme rouge ?

— Lolla-Wossiky.

— T’es soûl, hein ? J’sens ça d’icitte, et tu marches pas trop droit.

— Très soûl. Rouge-à-whisky.

— Qui donc t’a donné du whisky ? Dis-le moi ! Où t’as eu ce whisky ? »

Lolla-Wossiky ne savait que penser. L’homme blanc ne lui avait encore jamais demandé où il trouvait son whisky. L’homme blanc le savait toujours. « C’est l’assassin-blanc Harrison, dit-il.

— Harrison, il est à deux cents milles au sud-est. Comment qu’tu l’as appelé ?

— Le gouverneur Bill Harrison.

— Tu l’as appelé l’assassin-blanc Harrison.

— Rouge très soûl.

— J’vois ça. Mais t’as pas pu boire à Fort Carthage et faire tout ce chemin à pied sans dessoûler. Alors, où t’as eu ce whisky ?

— Vous allez m’enfermer ?

— T’enfermer… et où donc tu veux que je t’enferme, tu peux me l’dire ? T’es vraiment de Fort Carthage, hein ? Alors, écoute, monsieur Lolla-Wossiky : y a pas de cellule pour enfermer les Rouges soûls chez nous autres, par rapport que chez nous autres, les Rouges, ils se soûlent pas. Et si ça leur arrive, on trouve le Blanc qui leur a donné de l’alcool, et le Blanc reçoit le fouet. Tu vas donc me dire tout d’suite où t’as eu ce whisky.

— Mon whisky, fit Lolla-Wossiky.

— Tu ferais p’t-être mieux d’me suivre.

— Pour m’enfermer ?

— Je t’ai déjà dit, chez nous autres… Écoute, t’as faim ?

— M’est avis, fit Lolla-Wossiky.

— Tu connais où manger ?

— Je mange là où je suis.

— Bon, ce soir tu t’en viens manger à la maison. »

Lolla-Wossiky ne savait pas quoi dire. Était-ce une blague d’homme blanc ? Les blagues de l’homme blanc étaient très difficiles à comprendre.

« T’as pas faim ?

— M’est avis, répéta Lolla-Wossiky.

— Eh ben, viens-t’en, alors ! »

Un autre homme blanc montait la colline. « Armure-de-Dieu ! lança-t-il. Votre chère épouse se demandait où vous étiez.

— Une minute, révérend Thrower. Il m’semble qu’on va p’t-être avoir de la compagnie à dîner.

— Qui c’est ? Holà, Armure-de-Dieu, il me semble bien qu’il s’agit d’un Rouge.

— Il dit qu’il s’appelle Lolla-Wossiky. C’est un Shaw-Nee. Et pis il est soûl comme une grive. »

Lolla-Wossiky était très surpris. Cet homme blanc savait qu’il était un Shaw-Nee sans même l’avoir demandé. D’après ses cheveux, tous arrachés en dehors de l’épaisse bande médiane qui lui descendait jusque dans le cou ? D’autres Rouges faisaient de même. La bordure de son pagne ? L’homme blanc ne voyait jamais ces choses-là.

« Un Shaw-Nee, fit l’homme blanc qui venait d’arriver. N’est-ce pas une tribu particulièrement sauvage ?

— Ben, euh, j’sais pas, révérend Thrower, dit Armure-de-Dieu. C’est une tribu particulièrement sobre. Par là, j’entends qu’ils se soûlent moins que d’autres. Y en a qui s’figurent que le seul Rouge dont ils ont rien à craindre, c’est le Rouge-à-whisky, alors quand ils voyent tous ces Shaw-Nees qui boivent pas, ils s’disent que ça les rend dangereux.

— Celui-ci ne semble pas appartenir à cette catégorie.

— Je sais. J’ai essayé de découvrir qui donc lui avait donné son whisky, et il a pas voulu me l’dire. »

Le révérend Thrower s’adressa à Lolla-Wossiky. « Ne sais-tu pas que le whisky est l’instrument du diable et la déchéance de l’homme rouge ?

— J’crois pas qu’il parle assez bien l’anglais pour savoir d’quoi vous causez, révérend.

— Alcool très mauvais pour l’homme rouge, dit Lolla-Wossiky.

— Bah, p’t-être qu’il comprend quand même, fit Armure-de-Dieu en gloussant. Lolla-Wossiky, si tu connais que l’alcool c’est mauvais, comment s’fait-y que t’empestes le whisky autant qu’un bar irlandais ?

— Alcool très mauvais pour l’homme rouge, reprit Lolla-Wossiky, mais l’homme rouge tout le temps soif.

— Il existe une explication scientifique simple à ce phénomène, dit le révérend Thrower. Les Européens consomment des boissons alcoolisées depuis si longtemps qu’ils se sont constitué une tolérance. Les Européens qui ne peuvent pas se passer d’alcool tendent à mourir plus jeunes, font moins d’enfants et pourvoient moins bien aux besoins de ceux qu’ils ont déjà. Il en résulte que la plupart des Européens ont un organisme qui résiste à l’alcool. Mais vous, les Rouges, vous ne vous êtes jamais forgé cette tolérance.

— Foutrement vrai, fit Lolla-Wossiky. Homme blanc qui-parle-vrai, comment ça se fait que l’assassin-blanc Harrison ne t’a pas encore tué ?

— Eh, dites, écoutez ça, fit Armure-de-Dieu. C’est la deuxième fois qu’il traite Harrison d’assassin.

— Il a aussi juré, ce que je n’apprécie pas.

— S’il est de Carthage, l’a appris à causer l’anglais avec une catégorie d’hommes blancs qui croyent que les mots comme “foutrement”, c’est de la ponctuation, si vous m’suivez, révérend. Mais écoute, Lolla-Wossiky. Cet homme, là, c’est le révérend Philadelphia Thrower, et c’est un ministre du Seigneur Jésus-Christ, alors fais attention à pas employer de gros mots devant lui. »

Lolla-Wossiky n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un ministre… il n’y avait rien de tel à Carthage City. Il finit par se dire qu’un ministre devait ressembler à un gouverneur, mais en plus agréable.

« Tu vas habiter dans la très grande maison ?

— Habiter ici ? demanda Thrower. Oh non, c’est la maison du Seigneur.

— Qui ça ?

— Le Seigneur Jésus-Christ. »

Lolla-Wossiky avait entendu parler de Jésus-Christ. Les hommes blancs invoquaient tout le temps ce nom-là, principalement quand ils se mettaient en colère ou qu’ils mentaient. « Homme très en colère, fit Lolla-Wossiky. Habite ici ?

— Le seigneur Jésus-Christ est amour et pardon. Il n’habite pas ici à la façon d’un homme blanc qui habiterait dans une maison. Mais quand les bons chrétiens veulent faire leurs dévotions – chanter des hymnes, prier, entendre la voix du Seigneur –, nous nous réunissons ici. C’est une église, ou plutôt c’en sera une.

— Jésus-Christ parle ici ? » Lolla-Wossiky se disait qu’il pourrait être intéressant de rencontrer ce très important homme blanc face à face.

« Oh non, pas en personne. C’est moi qui parle pour Lui. »

Du bas de la colline monta une voix de femme. « Armure ! Armure Weaver ! »

Armure-de-Dieu s’anima. « L’dîner est prêt, et la v’là qui nous appelle, elle aime pas ça du tout. Viens-t’en, Lolla-Wossiky. Soûl ou pas, si t’as envie d’un dîner, t’es l’bienvenu.

— J’espère que tu vas accepter, dit le révérend Thrower. Et après le dîner, j’espère pouvoir t’enseigner les paroles du Seigneur Jésus.

— D’abord et avant tout, dit Lolla-Wossiky, vous promettez de ne pas m’enfermer. Je ne veux pas prison, je dois trouver totem.

— On va pas t’enfermer. Tu peux sortir d’chez moi comme ça te chante. » Armure-de-Dieu se tourna vers le révérend Thrower. « Vous voyez c’que les Rouges apprennent sus les Blancs chez William Henry Harrison ? Whisky et prison.

— Ses croyances païennes m’inquiètent davantage. Un totem ! Est-ce leur façon de concevoir des dieux ?

— Le totem, c’est pas Dieu, c’est un animal qu’ils voyent en rêve et qui leur apprend des choses, expliqua Armure, ils font toujours un grand voyage, jusqu’à tant qu’ils ayent le rêve, et puis ils s’en retournent. Ça explique ce qu’il fait chez nous autres, à deux cents milles des principaux camps shaw-nees établis en aval de la My-Ammy.

— Totem réel, dit Lolla-Wossiky.

— T’as raison », fit Armure-de-Dieu. Lolla-Wossiky savait qu’il ne disait cela que pour éviter de le vexer.

« Cette pauvre créature a manifestement grand besoin de l’évangile de Jésus, dit Thrower.

— Il m’semble, à moi, qu’il a pour l’instant davantage b’soin d’un dîner, vous croyez pas ? »

Thrower gloussa. « Je ne pense pas avoir lu quoi que ce soit de ce genre dans la Bible, Armure-de-Dieu, mais vous êtes sûrement dans le vrai. »

Armure-de-Dieu se mit les mains sur les hanches et redemanda à Lolla-Wossiky : « Tu t’en viens, ou pas ?

— M’est avis », fit Lolla-Wossiky.


* * *

Le ventre de Lolla-Wossiky était plein, mais d’une nourriture d’homme blanc, pâteuse, douceâtre, trop cuite, et il protestait. Thrower n’arrêtait pas de parler avec des mots bizarres. Ses histoires étaient bonnes, mais il rabâchait sur le péché originel et la rédemption. Un moment, Lolla-Wossiky crut avoir compris et dit : « Il est bête, ce dieu, il fait naître tout le monde mauvais pour l’envoyer brûler en enfer. Pourquoi il est si en colère ? Tout est de sa faute ! » Mais la remarque mit Thrower dans tous ses états, il n’en parla que davantage et plus vite, aussi Lolla-Wossiky évita-t-il ensuite de livrer la moindre de ses pensées.

Le bruit noir revenait, de plus en plus fort à mesure que parlait le révérend. Le whisky se dissipait déjà ? Il était bien rapide à le quitter, l’alcool. Et quand Thrower sortit pour aller se soulager, le bruit noir se calma. Très curieux… Lolla-Wossiky n’avait encore jamais vu personne influencer le bruit noir par ses déplacements.

Mais c’était peut-être parce qu’il se trouvait dans les parages du totem. Il le sentait tout près à cause de la lumière blanche qui l’entourait, partout où il posait le regard, et il ne savait pas où se diriger. Ne t’étonne pas des ponts qui affaiblissent le bruit noir et du ministre blanc qui le renforce. Ne t’étonne pas d’Armure-de-Dieu, qui a dessiné le visage de la terre, qui nourrit l’homme rouge et qui ne vend ni même ne donne d’alcool.

Pendant que Thrower était dehors, Armure-de-Dieu montra la carte à Lolla-Wossiky. « C’est une représentation de toute la région. En haut, au nord-ouest, y a l’grand lac… les Kicky-Poos, ils l’appellent Grande Eau. Et là, Fort Chicago… un avant-poste français.

— Français. Un gobelet de whisky pour un scalp d’homme blanc.

— Tout juste, c’est l’tarif, dit Armure-de-Dieu. Mais les Rouges, par icitte, ils prennent pas d’scalps. Ils commercent honnêtement avec moi, et j’commerce honnêtement avec eux autres ; on s’amuse pas à abattre des Rouges, et d’leur côté ils tuent pas des Blancs pour la prime. Tu me comprends ? Si jamais tu t’sens l’envie de boire, pense à c’que j’vais te dire : y avait dans le pays un Rouge-à-whisky de la tribu Wee-Aw, ça fait p’t-être quatre ans de ça, et v’là qu’il tue un p’tit Danois dans la forêt. D’après toi, c’est-y les hommes blancs qui lui ont couru après ? Eh ben, non ; tu connais qu’les Blancs, ils ont aucune chance de trouver un Rouge dans ces bois, surtout pas des fermiers ou du monde comme nous autres. Non, c’est les Shaw-Nees et les Otty-Was qui lui ont mis la main d’sus deux heures après que l’drôle soye porté disparu. Et d’après toi, c’est-y les hommes blancs qu’ont puni ce Rouge-à-whisky ? Eh ben, non ; ils ont fait s’asseoir l’Wee-Aw et ils lui ont d’mandé : “Tu veux montrer que t’es brave ?” et quand il a dit oui, ils ont passé six heures à le tuer.

— Très aimable, fit Lolla-Wossiky.

— Aimable ? M’est avis qu’non, dit Armure-de-Dieu.

— L’homme rouge tue un garçon blanc pour le whisky, je ne permets pas qu’il montre sa bravoure, lui mourir… tchac ! Comme ça, vite, comme serpent à sonnettes, lui pas un homme.

— J’dois r’connaître que vous autres, les Rouges, vous avez des idées vraiment pas ordinaires, fit Armure-de-Dieu. Tu veux dire que c’est une faveur quand vous torturez quelqu’un à mort ?

— Pas quelqu’un. L’ennemi. Tu captures un ennemi, il montre sa bravoure avant de mourir, et alors son esprit s’envole jusque chez lui. Dit à sa mère et ses sœurs qu’il est mort en brave, elles chantent des chansons et crient pour lui. Il ne se montre pas brave, alors son esprit tombe par terre et on marche dessus, on le rend poussière, il ne revient jamais chez lui, personne ne se souvient de son nom.

— Une bonne chose que Thrower, il soye asteure aux cabinets, dehors, sinon m’est avis qu’il en mouillerait son pantalon d’entendre une doctrine pareille. » Armure-de-Dieu jeta un regard en coin à Lolla-Wossiky. « Tu veux dire qu’ils ont fait honneur au Wee-Aw qui a tué ce p’tit garçon ?

— Très mauvaise chose, de tuer petit garçon. Mais peut-être l’homme rouge connaît les Rouges-à-whisky, toujours soif, devenus fous. Pas comme tuer un homme pour prendre sa maison, ou sa femme, ou sa terre, comme fait tout le temps l’homme blanc.

— J’dois avouer, le plusse que j’en apprends sus vous autres, les Rouges, le plusse que j’y trouve du sens, comme qui dirait. J’ferais mieux de davantage lire la Bible tous les soirs avant que j’devienne rouge moi-même. »

Lolla-Wossiky se prit à rire, à rire.

« Qu’esse qu’est si drôle ?

— Beaucoup d’hommes rouges deviennent blancs, et après ils meurent. Mais jamais un homme blanc ne devient rouge. Je dois raconter cette histoire, tout le monde va rire.

— Vous autres, les Rouges, vous avez un sens de l’humour que j’arrive pas du tout à comprendre. » Armure tapota la carte. « C’est icitte qu’on est… là, juste après que la Tippy-Canoe, elle se jette dans la Wobbish. Tous ces points, c’est des fermes d’hommes blancs. Et ces cercles, des villages de Rouges. Çui-ci, l’est shaw-nee, et l’autre là, winny-baygo, tu vois l’système ?

— L’assassin-blanc Harrison nous dit que tu as dessiné le visage du pays pour trouver les villages des Rouges. Et tuer tout le monde, il dit.

— Ça, c’est bien l’genre d’accroires que je m’attends à lui voir faire. Alors, t’as entendu causer d’moi avant d’monter par icitte, c’est ça ? Eh ben, j’espère que tu crois pas toutes ces inventions.

— Oh non, personne ne croit l’assassin-blanc Harrison.

— Bonne chose.

— Personne ne croit aucun homme blanc. Tous mentent.

— Hé là, pas moi, t’entends ? Pas moi. Harrison, il veut tellement devenir gouverneur qu’il est prêt à dire toutes les menteries possibles pour prendre le pouvoir et l’garder.

— Il dit que tu veux aussi être gouverneur. »

Armure marqua un silence. Regarda la carte.

Regarda la porte de la cuisine, où sa femme faisait la vaisselle. « Ben, m’est avis qu’il a pas menti là-d’sus. Mais l’idée que j’ai d’la fonction de gouverneur et la sienne, ça fait deux. J’veux être gouverneur pour que les hommes rouges et les hommes blancs vivent icitte ensemble et en paix, qu’ils cultivent la terre côte à côte, qu’ils apprennent dans les mêmes écoles, et qu’un jour on voye plus de différence entre Rouges et Blancs. Mais Harrison, lui, il veut se débarrasser complètement de l’homme rouge. »

Si l’homme rouge devient comme l’homme blanc, alors il ne sera plus rouge. Méthode Harrison ou méthode Armure, le résultat est le même : plus d’hommes rouges. Voilà ce que pensa Lolla-Wossiky, mais il s’abstint de le dire. Il savait que s’il était très mauvais de rendre blancs tous les hommes rouges, c’était encore pire de tous les tuer avec de l’alcool comme le préméditait Harrison, ou de les tuer et de les chasser de leurs terres comme le proposait Jackson. Harrison était un homme très mauvais. Armure voulait être un homme bon, mais il ne savait pas comment s’y prendre. Lolla-Wossiky s’en rendait compte, alors il n’engagea pas la discussion avec Armure-de-Dieu.

Lequel continuait de lui commenter la carte.

« Icitte, en bas, t’as Fort Carthage, c’est un carré parce que c’est une ville. Pour nous autres aussi, j’ai mis un carré, quand bien même on n’est pas encore une vraie ville. On l’appelle Vigor Church, rapport à cette église qu’on bâtit.

— “Church” pour l’église. Pourquoi Vigor ?

— Oh, à cause des premiers colons qui se sont établis, les ceusses qu’ont ouvert le chemin et construit les ponts, la famille Miller. Ils restent là-haut derrière l’église, plus loin sus la route. Ma femme, c’est leur fille aînée, par le fait. Ils ont appelé l’endroit Vigor rapport au fils aîné qui portait ce nom-là. Il s’est noyé dans la rivière Hatrack, tout là-bas près du Suskwahenny, quand ils s’en venaient par icitte. Alors ils ont donné son nom au pays.

— Ta femme, très jolie », dit Lolla-Wossiky.

Il fallut plusieurs secondes à Armure pour réagir à cette remarque, tellement il paraissait surpris. Et dans la boutique à l’arrière, où ils avaient mangé, sa femme Aliénor devait écouter, car elle apparut soudain dans l’encadrement de la porte.

« Personne m’a jamais dit que j’étais jolie », fit-elle avec douceur.

Lolla-Wossiky était déconcerté. La plupart des femmes blanches avaient le visage étroit, sans pommettes, le teint maladif. Aliénor avait le teint plus sombre, le visage large, de hautes pommettes.

« Moi j’te trouve jolie, dit Armure. C’est vrai. »

Lolla-Wossiky ne le croyait pas, et Aliénor non plus, pourtant elle sourit et disparut de la porte. Armure ne l’avait jamais trouvée jolie, c’était évident. Et au bout d’un moment, Lolla-Wossiky comprit pourquoi. Elle était jolie comme une femme rouge. Alors, bien entendu, les hommes blancs, qui ne savaient jamais voir, prenaient sa beauté pour de la laideur.

Ce qui voulait aussi dire qu’Armure-de-Dieu avait épousé une femme qu’il trouvait laide. Mais il ne criait jamais après elle et ne la battait pas non plus, comme le faisait l’homme rouge marié à une squaw laide. Ça, c’était une bonne chose, conclut Lolla-Wossiky.

« Toi très heureux, dit Lolla-Wossiky.

— C’est par rapport qu’on est chrétiens, dit Armure-de-Dieu. Toi aussi, tu serais heureux si t’étais chrétien.

— Moi, je ne serai jamais heureux », fit Lolla-Wossiky. Il voulait dire : « Tant que je n’entendrai plus le silence vert, tant que le bruit noir ne sera pas parti. » Mais inutile d’expliquer ça à un homme blanc ; ils ignoraient que la moitié des choses qui se passaient dans le monde leur restait complètement invisible.

« Si, tu le seras », lança Thrower. Il entra dans la pièce à grands pas, débordant d’énergie, prêt à reprendre l’assaut contre ce païen. « Accepte Jésus-Christ comme ton sauveur, et tu connaîtras le vrai bonheur. »

Ah, voilà une promesse qui méritait considération. Voilà une bonne raison de parler de ce Jésus-Christ. Peut-être que Jésus-Christ était le totem de Lolla-Wossiky. Peut-être qu’il chasserait le bruit noir et qu’il rendrait Lolla-Wossiky à nouveau heureux, comme avant que l’assassin-blanc Harrison fasse éclater le monde en crachant le bruit noir de son fusil.

« Jésus-Christ me réveiller ? demanda Lolla-Wossiky.

— Il a dit : “Venez, suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs”, répondit Thrower.

— Lui me réveiller ? Me rendre heureux ?

— La joie éternelle, dans le giron du Père Céleste », dit Thrower.

Rien de tout ça n’avait de sens, mais Lolla-Wossiky décida quand même de tenter sa chance, dans l’espoir de se réveiller, et alors il comprendrait de quoi parlait Thrower. Le révérend rendait le bruit noir plus fort, mais peut-être avait-il aussi le remède pour le faire taire.

Cette nuit-là, Lolla-Wossiky dormit donc dehors dans les bois ; au matin, il but ses quatre gorgées de whisky et monta en titubant jusqu’à l’église. Thrower fut contrarié de le voir ivre, et Armure insista une fois de plus pour savoir qui lui avait donné de l’alcool. Comme tous les autres hommes qui participaient à la construction de l’église s’étaient attroupés, Armure fit un discours, ponctué de menaces en pagaïe. « Si j’trouve çui-là qui soûle les Rouges, j’vous jure que j’y flanque le feu à sa maison et que je l’expédie vivre chez Harrison, là-bas sus l’Hio. Par chez nous autres, on est des chrétiens. J’peux p’t-être pas vous empêcher d’mettre des charmes sus vos maisons, d’jeter des sorts et d’faire des conjurations – c’qui montre le peu d’foi que vous avez dans not’ Seigneur – mais j’peux sûrement vous empêcher d’empoisonner les genses que l’Seigneur a jugé bon de mettre sus c’te terre. Vous avez compris ? »

Tous les hommes blancs hochèrent la tête et dirent « oui », « pour sûr » et « m’est avis ».

« Personne d’ici m’a donné du whisky, dit Lolla-Wossiky.

— P’t-être qu’il l’a apporté avec lui dans une tasse ! lança l’un des hommes.

— P’t-être qu’il a un alambic dans les bois ! » fit un autre.

Ils éclatèrent tous de rire.

« Un peu de respect, je vous prie, dit Thrower. Ce païen accepte le Seigneur Jésus-Christ. Il va recevoir l’eau du baptême comme l’a lui-même reçue Jésus. Qu’on y voie le premier pas d’une grande action missionnaire parmi les hommes rouges de la forêt américaine !

— Amen », murmurèrent les autres.

L’eau était froide, et c’est à peu près tout ce qu’en retint Lolla-Wossiky, sauf que lorsque Thrower l’aspergea, le bruit noir devint plus fort. Jésus-Christ ne se montra pas, ce n’était donc pas lui le totem, tout compte fait. Lolla-Wossiky fut déçu.

Mais pas le révérend Thrower. C’était ce qu’il y avait d’étrange chez les hommes blancs. Ils ne semblaient pas se rendre compte de ce qui se passait autour d’eux. Thrower donnait un baptême sans le moindre effet bénéfique, et le voilà parti à se pavaner pour le reste de la journée comme s’il venait de faire entrer un bison dans un village affamé en plein cœur de l’hiver.

Armure-de-Dieu se montrait tout aussi aveugle. À midi, quand Aliénor monta le déjeuner aux ouvriers, on permit à Lolla-Wossiky de manger avec eux. « On va pas renvoyer un chrétien, pas vrai ? » dit l’un. Mais aucun n’était enchanté à l’idée de s’asseoir auprès de lui, probablement parce qu’il puait l’alcool et la sueur et qu’il titubait en marchant. Finalement, Armure-de-Dieu s’installa en sa compagnie à l’écart du reste des hommes, et ils parlèrent de choses et d’autres.

Jusqu’à ce que Lolla-Wossiky lui demande : « Jésus-Christ, il aime pas les charmes ?

— C’est vrai. C’est à Lui qu’il faut s’adresser ; toutes ces supplications et je n’sais quoi, c’est du blasphème. »

Lolla-Wossiky hocha la tête avec gravité. « Charme peint, pas bon. La peinture, jamais vivante.

— Peint, taillé, du pareil au même.

— Charme en bois, un peu plus fort. L’arbre était vivant.

— Ça m’fait ni chaud ni froid, peints ou en bois, y aura pas d’charmes chez moi. Attireurs, repousseurs, écarteurs, conjureurs, j’veux pas d’ça. Un bon chrétien se fie à la prière, v’là tout. Le Seigneur est mon berger, je manquerai de rien. »

Lolla-Wossiky sut alors qu’Armure-de-Dieu était aussi aveugle que Thrower. Parce qu’il n’avait jamais vu de maison autant bardée de charmes que la sienne. C’était en partie la raison pour laquelle Armure avait impressionné Lolla-Wossiky ; sa maison était réellement bien protégée, parce qu’il s’y entendait assez pour composer ses charmes à partir de choses vivantes. Arrangements de plantes vives suspendues sur la galerie, graines porteuses de vie conservées dans des pots judicieusement placés, ail, taches de jus de baies… le tout disposé avec tant d’habileté que, malgré l’alcool qu’il avait bu pour atténuer le bruit noir, Lolla-Wossiky ressentait les forces attractives et répulsives des charmes écarteurs, repousseurs et autres sortilèges.

Pourtant Armure-de-Dieu était loin de se douter que sa maison contenait le moindre sortilège. « Ma femme Aliénor, sa famille avait tout l’temps des charmes. Son jeune frère, Al junior, c’est l’drôle de six ans qui s’bagarre avec le p’tit Suédois blond, là-bas… tu l’vois ? Il connaît vraiment comment graver les charmes, à ce qu’on raconte. »

Lolla-Wossiky regarda le garçon mais ne put le voir précisément. Il voyait le petit blond avec lequel il se battait, mais le frère d’Aliénor ne lui apparaissait pas clairement, il ignorait pourquoi.

Armure continuait de parler. « Ça t’fait pas mal au ventre ? Si jeune, et déjà on l’détoume de Jésus. Aussi bien, ç’a été très dur pour Aliénor d’abandonner ces pratiques de sorcellerie. Mais elle y est arrivée. M’a fait un serment solennel, sinon on se s’rait jamais mariés. »

À cet instant, Aliénor, la jolie femme que les hommes blancs trouvaient laide, s’approchait pour reprendre le panier du déjeuner. Elle entendit les derniers mots que prononça son mari mais ne révéla par aucun signe qu’elle y attachait de l’importance. Pourtant, lorsqu’elle lui prit son bol et qu’elle le regarda dans l’œil, Lolla-Wossiky eut l’impression qu’elle lui demandait : « Tu les as vus, ces charmes ? »

Lolla-Wossiky lui sourit, de son plus grand sourire, ainsi comprendrait-elle qu’il n’avait aucune intention de le révéler à son mari.

Elle lui rendit un sourire hésitant, peu sûre d’elle. « Tas aimé c’que t’as mangé ?

— Tout trop cuit, dit Lolla-Wossiky. Le goût du sang parti. »

Les yeux de la femme s’agrandirent. Armure se borna à rire et donna une tape sur l’épaule de Lolla-Wossiky. « Eh ben, c’est ça, être civilisé. T’arrêtes de boire du sang, voilà tout. J’espère que ton baptême va t’mettre sus le bon ch’min… c’est clair que t’as été longtemps sus l’mauvais.

— Je m’demandais », fit Aliénor… Elle n’alla pas plus loin, jeta un coup d’œil vers le pagne de Lolla-Wossiky, puis regarda son mari.

« Ah oui, on a causé d’ça hier au soir. J’ai des vieux pantalons et une chemise que j’mets plus, et pis de toute façon Aliénor est après m’en faire d’autres, alors je m’suis dit, asteure que t’es baptisé, que tu devrais commencer à t’habiller comme un chrétien.

— Très chaud, aujourd’hui, dit Lolla-Wossiky.

— Oui, eh ben, les chrétiens, ils croient aux vêtements simples, Lolla-Wossiky, mais tout d’même… » Armure éclata de rire et lui redonna une tape sur l’épaule.

« J’peux apporter les vêtements c’tantôt », dit Aliénor.

Lolla-Wossiky trouvait l’idée stupide. Les hommes rouges avaient toujours l’air bête dans des vêtements d’homme blanc. Mais il ne voulait pas discuter avec eux, parce qu’ils cherchaient à être amicaux. Et peut-être que le baptême ferait effet, après tout, s’il passait des vêtements d’homme blanc. Peut-être alors que le bruit noir s’en irait.

Aussi ne répondit-il pas. Il se contenta de regarder vers le petit garçon aux cheveux blonds qui courait en rond en criant : « Alvin ! Ally ! » Lolla-Wossiky s’efforça de distinguer l’autre gamin qu’il pourchassait. Il vit un pied toucher le sol et soulever de la poussière, une main fendre l’air, mais jamais il ne vit l’enfant proprement dit. Très étrange.

Aliénor attendait qu’il réponde. Lolla-Wossiky se taisait, car il regardait à présent le jeune garçon qui n’était pas là. Armure-de-Dieu finit par dire en riant : « Apporte donc les vêtements, Aliénor. On va te l’habiller comme un chrétien, dame sûr, et p’t-être que demain il pourra donner la main à construire l’église, et s’mettre à un métier convenable. On va lui trouver une scie. »

Lolla-Wossiky n’entendit pas réellement la dernière phrase, sinon il se serait enfui dans les bois sans demander son reste. Il avait vu ce qui arrivait aux hommes rouges qui voulaient utiliser des outils d’homme blanc. De quelle façon ils se coupaient de la terre, petit à petit, à chaque fois qu’ils maniaient leur métal. Même les fusils. Un homme rouge qui veut se servir d’un fusil pour chasser, il est à moitié blanc dès la première fois qu’il appuie sur la détente ; un homme rouge ne peut employer le fusil que dans un cas : pour tuer les hommes blancs, voilà ce que disait toujours Ta-Kumsaw, et il avait raison. Mais Lolla-Wossiky n’entendit pas Armure proposer de lui donner à manier une scie, parce qu’il venait à l’instant de faire une incroyable découverte. Quand il fermait son œil valide, il distinguait le jeune garçon. Tout comme l’ours borgne dans la rivière. L’œil ouvert, il voyait l’enfant à tête jaune courir et crier, mais pas Alvin Miller junior. L’œil fermé, il ne voyait rien d’autre que le bruit noir et des traces de vert… et soudain, au beau milieu, apparaissait le jeune garçon, luisant, éclatant de lumière comme s’il avait le soleil dans sa poche de derrière, qui jouait et riait, et dont la voix résonnait comme de la musique.

Et puis il ne le vit plus du tout.

Lolla-Wossiky rouvrit son œil. Il y avait là le révérend Thrower. Armure et Aliénor étaient partis… tous les hommes avaient repris leur travail à l’église. C’était Thrower qui avait fait disparaître le jeune garçon, pas de doute. Ou peut-être que non… parce qu’à présent, avec Thrower debout à côté de lui, Lolla-Wossiky arrivait à voir Alvin de son œil valide. Comme n’importe quel autre enfant.

« Lolla-Wossiky, il me vient à l’idée qu’il te faudrait vraiment un nom chrétien. C’est la première fois que je baptise un Rouge, alors j’ai utilisé sans réfléchir votre nomenclature barbare. Tu es censé prendre un nouveau nom, un nom chrétien. Pas nécessairement celui d’un saint – nous ne sommes pas des papistes – mais quelque chose qui suggérerait ta récente adhésion au Christ. »

Lolla-Wossiky hocha la tête. Il savait qu’il lui faudrait un nouveau nom, si le baptême finissait par se révéler efficace. Une fois qu’il aurait rencontré son totem et qu’il serait rentré chez lui, il aurait un nom. Il tenta de l’expliquer à Thrower, mais le ministre blanc eut du mal à comprendre. À la longue, pourtant, il saisit que Lolla-Wossiky voulait un nouveau nom et qu’il le voulait bientôt, aussi se radoucit-il.

« À propos, pendant que nous sommes tous les deux, dit Thrower, je me demandais si je pourrais examiner ton crâne. Je travaille à l’élaboration de classements méthodiques pour la science naissante de la phrénologie. Il s’agit de la théorie selon laquelle les talents particuliers et les penchants de l’âme humaine se traduisent, voire sont causés, par des protubérances et des dépressions dans la forme du crâne. »

Lolla-Wossiky n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait Thrower, il approuva donc silencieusement de la tête. Un bon moyen, habituellement, de répondre aux hommes blancs qui racontaient des absurdités, et le révérend ne faisait pas exception. En conséquence, Thrower palpa chaque pouce du crâne de Lolla-Wossiky, s’arrêtant de temps à autre pour prendre des croquis et des notes sur un bout de papier, marmonnant des « intéressant », des « ha ! » et des « tant pis pour cette théorie-là ». Quand il eut terminé, Thrower le remercia. « Vous avez grandement contribué à la cause de la science, monsieur Wossiky. Vous êtes la preuve vivante qu’un homme rouge ne possède pas nécessairement les bosses de la sauvagerie et du cannibalisme. Vous avez le lot normal de talents et de défauts commun à tous les humains. Les hommes rouges ne sont pas intrinsèquement différents des Blancs, abstraction faite d’une quelconque catégorisation aussi sommaire que facile. En vérité, tout indique que vous êtes un remarquable orateur, doté d’un sens de la religion profondément développé. Ce n’est pas un hasard que vous soyez le premier homme rouge à accepter l’Évangile dans mon ministère, ici en Amérique. Je dois dire que votre configuration phrénologique présente beaucoup de similitudes avec la mienne. Bref, mon cher chrétien tout frais baptisé, je ne serais pas surpris si vous finissiez vous-même missionnaire de l’Évangile. Vous prêcheriez aux grandes multitudes d’hommes et de femmes rouges et les amèneriez à se faire une idée du Gel. Songez à cette perspective, monsieur Wossiky. Sauf erreur, votre avenir est là. »

Lolla-Wossiky avait à peine saisi le fond du discours de Thrower. Quelque chose à propos de lui, prêcheur. Quelque chose à propos de dire l’avenir. Il essaya d’y trouver un sens, mais en vain.

À la tombée du jour, Lolla-Wossiky était en habits d’homme blanc et avait l’air d’un imbécile. L’alcool s’était dissipé et il n’avait pas eu la moindre occasion de s’éclipser dans les bois pour boire ses quatre gorgées, aussi le bruit noir devenait-il insupportable. Plus grave : il semblait que la nuit tournait à la pluie, il ne verrait donc pas de son œil valide et, à cause du bruit noir, il ne pourrait pas non plus compter sur son sens de la terre pour le guider jusqu’au baril.

En conséquence, il titubait encore davantage que lorsqu’il avait pris de l’alcool, tellement le sol se soulevait et tanguait sous ses pieds. Il tomba à la renverse en voulant se lever de table, au dîner chez Armure. Aliénor insista pour qu’il passe la nuit sous leur toit. « On va pas le laisser dormir dans les bois, tout d’même, pas quand il tombe de l’eau », fit-elle ; comme pour étayer ses dires, le tonnerre éclata et la pluie se mit à battre contre le toit et les murs. Aliénor prépara un lit par terre dans la cuisine pendant que Thrower et Armure faisaient le tour de la maison pour fermer les volets. Avec reconnaissance, Lolla-Wossiky rampa jusqu’au lit : sans même retirer ses pantalons et sa chemise raides et inconfortables, il s’y étendit, l’œil clos, essayant de supporter les élancements dans sa tête, la douleur du bruit noir, comme des coups de couteau qui lui taillaient le cerveau en tranches.

Comme d’habitude, ils le croyaient endormi.

« Il a l’air plus soûl que ce matin, dit Thrower.

— J’connais qu’il a pas bougé d’la colline, fit Armure. Il a pu trouver à boire nulle part, pas possible.

— J’ai entendu dire que lorsqu’un ivrogne s’arrête de boire, dit Thrower, il a l’air au début plus soûl que sous l’empire de l’alcool.

— J’espère que c’est ça, fit Armure.

— Je l’ai trouvé un peu déçu, au baptême, aujourd’hui, dit Thrower. Bien sûr, il est impossible de comprendre ce que ressent un sauvage, mais…

— Moi, je l’traiterais pas d’sauvage, révérend Thrower, dit Aliénor. J’crois qu’à sa manière, il est civilisé.

— Alors, autant traiter un blaireau de civilisé, dit Thrower. À sa manière, en tout cas.

— J’veux dire, fit Aliénor, la voix encore plus douce et plus soumise, mais par-là même donnant plus de poids à ses paroles, que je l’ai vu lire.

— Tourner des pages, plutôt, dit Thrower. Il ne pouvait pas être en train de lire.

— Si. Il lisait, et ses lèvres formaient les mots, dit-elle. Les écriteaux sus l’mur de la pièce de d’vant, où qu’on sert les clients. Il lisait les mots.

— C’est possible, vous savez, dit Armure. J’connais de source sûre qu’les Irrakwas, ils lisent tout aussi bien qu’les hommes blancs. J’y suis allé assez souvent chez eux autres, pour mon commerce, et j’vous garantis qu’vous avez intérêt d’les lire, les p’tites lignes de leurs contrats. Les hommes rouges peuvent apprendre à lire, l’fait est là.

— Mais celui-ci, cet ivrogne…

— Qui sait comment il est quand il a pas bu ? » fit Aliénor.

Ils passèrent dans l’autre pièce, puis sortirent, le temps pour les Weaver de raccompagner Thrower à pied jusqu’à la cabane où il logeait, avant que la pluie ne devienne si violente qu’ils soient obligés de le garder pour la nuit.

Seul dans la maison, Lolla-Wossiky tenta de mettre ses idées en ordre. Le baptême à lui seul ne l’avait pas tiré de son rêve. Pas plus que les vêtements d’homme blanc. Peut-être qu’une nuit sans alcool serait plus efficace, comme le suggérait Aliénor, mais du coup la douleur le rendit fou, et il ne put s’endormir.

N’importe comment, il savait que le totem attendait quelque part près d’ici. La lumière blanche baignait à présent tout le voisinage ; c’était dans cette ville que Lolla-Wossiky devait se réveiller. Peut-être que s’il évitait la colline de l’église aujourd’hui, peut-être que s’il allait se promener dans les bois autour de Vigor Church, le totem le trouverait.

Une chose était sûre : il ne passerait pas une autre nuit sans whisky. Pas quand il avait un baril, dehors, dans la fourche d’un arbre, qui pouvait chasser le bruit noir et lui permettre de dormir.


* * *

Lolla-Wossiky battit les bois de long en large. Il vit beaucoup d’animaux, mais tous détalèrent à son approche ; il était tellement abruti de whisky ou de bruit noir qu’il ne communiait jamais plus avec la terre, et les animaux le fuyaient comme un Blanc.

Découragé, il se mit à boire plus de quatre gorgées, même sachant qu’il épuiserait trop vite sa réserve de whisky. Il erra de moins en moins dans la forêt, de plus en plus sur les routes et les chemins de l’homme blanc, surgissant dans des fermes au beau milieu de la journée. Parfois les femmes poussaient des cris et prenaient la fuite, un bébé dans les bras, entraînant les enfants sous le couvert des bois. D’autres pointaient des fusils sur lui pour qu’il s’en aille. Certaines lui donnaient à manger et lui parlaient de Jésus-Christ. Armure-de-Dieu finit par lui conseiller de ne pas entrer dans les fermes quand les hommes étaient partis travailler à l’église.

Il n’y avait donc plus rien à faire pour Lolla-Wossiky. Il se savait près du totem, mais il ne le trouvait pas. Il ne pouvait pas marcher dans la forêt parce que les bêtes se sauvaient devant lui, qu’il trébuchait et tombait tout le temps, de plus en plus souvent, au point de craindre de se briser un os et de mourir de faim, puisqu’il n’était même plus capable d’appeler de petits animaux pour se nourrir, il ne pouvait pas aller dans les fermes parce que les hommes se mettaient en colère. Aussi restait-il allongé sur les communaux, à dormir du sommeil de l’ivresse ou à s’efforcer de résister à la douleur du bruit noir, tantôt l’un, tantôt l’autre.

De temps en temps, il trouvait l’énergie pour gravir la colline et regarder les hommes qui travaillaient à l’église. À chaque fois, il s’en trouvait un pour lancer : « Tiens, v’là l’chrétien rouge ! » et Lolla-Wossiky sentait la malice et la moquerie dans leurs voix et dans les rires qui suivaient.

Il n’était pas à l’église le jour où la poutre faîtière s’écroula. Il dormait sur l’herbe des communaux, près de la galerie d’Armure-de-Dieu, quand il entendit le fracas. Il s’éveilla en sursaut, et le bruit noir revint, plus discordant que jamais ; il avait pourtant bu huit gorgées ce matin, de quoi ne pas dessoûler avant midi. Il se tenait la tête, toujours allongé, quand des hommes commencèrent à descendre de la colline en jurant et marmonnant à propos de l’étrangeté qui venait de se produire.

« Il s’est passé quoi ? » demanda Lolla-Wossiky. Il fallait qu’il sache ; cette étrangeté, quelle qu’elle soit, avait donné au bruit noir une force oubliée depuis des années. « Un homme a été tué ? » C’était un coup de fusil qui avait causé le bruit noir la première fois. « L’assassin-blanc Harrison a tiré sur quelqu’un ? »

Au début, on ne lui prêta aucune attention, on le croyait soûl, bien sûr. Mais quelqu’un finit par lui raconter l’incident.

Ils venaient de poser la première poutre faîtière en place, lorsque le poinçon central s’était fendu et l’avait fait rebondir en l’air. « L’est tombée à plat, comme le pied de Dieu qui marcherait sus la Terre, et t’sais quoi ? y avait le p’tit Alvin Miller, le gars d’Al Miller, juste dessous la poutre. Nous, on l’a cru mort. L’gamin était là, debout, la poutre s’est abattue, bam ! – le boucan ! c’est pour ça que t’as cru à un coup d’fusil. Mais tu vas pas m’croire : c’te poutre, elle s’est carrément coupée en deux, à l’endroit exact où se trouvait Alvin, elle s’est carrément coupée en deux, et les deux moitiés sont tombées d’chaque côté du gamin, sans toucher un cheveu d’sa tête.

— L’a quelque chose de bizarre, c’gamin-là, dit un homme.

— L’a un ange gardien, voilà ce qu’il a », dit un autre.

Alvin junior. Le petit garçon qu’il ne voyait pas l’œil ouvert.

Il n’y avait personne dans l’église quand Lolla-Wossiky s’y rendit. La poutre était partie, elle aussi, on avait tout balayé, il ne restait plus trace de l’accident. Mais Lolla-Wossiky ne regardait pas avec son œil. Il l’avait senti, quasiment dès qu’il avait été en vue de l’édifice : un tourbillon, pas très rapide sur le pourtour, mais de plus en plus puissant à mesure qu’il s’en approchait. Un tourbillon de lumière… et plus Lolla-Wossiky s’avançait, plus le bruit noir diminuait. Parvenu sur le plancher de l’église, il se mit à l’emplacement où il savait que s’était tenu le petit garçon. Comment le savait-il ? Le bruit noir était plus faible. Pas complètement éliminé, et la douleur n’était pas calmée, mais il sentait à nouveau la terre verte, un peu seulement, moins qu’autrefois, mais il avait conscience de la vie menue sous le plancher, d’un écureuil dans la prairie, pas très loin, des choses qu’il n’avait pas éprouvées, soûl comme à jeun, pendant toutes ces années, depuis que le fusil avait déchargé le bruit noir dans sa tête.

Lolla-Wossiky tourna en tous sens mais ne vit rien d’autre que les murs de l’église. Jusqu’au moment où il ferma son œil. Lui apparut alors le tourbillon, oui, une lumière blanche tournoyant sans cesse autour de lui, et le bruit noir battait en retraite. Il arrivait à la fin de son rêve et, l’œil clos, il voyait, il voyait clairement. Un sentier lumineux se déroulait devant lui, une route aussi éclatante que le ciel en plein midi, aussi éblouissante que la neige sur la prairie par un jour ensoleillé, il savait déjà, sans avoir besoin d’ouvrir la paupière, où mènerait le sentier, il montait la colline, descendait l’autre flanc, remontait une autre colline plus élevée, pour déboucher sur une maison à proximité d’un cours d’eau, une maison où habitait un petit garçon blanc seulement visible à Lolla-Wossiky s’il fermait l’œil.


* * *

Il avait retrouvé son pas silencieux, maintenant que le bruit noir avait un peu reflué, il fit et refit sans arrêt le tour de la maison. Personne ne l’entendait. À l’intérieur, c’étaient des rires, des appels, des cris. Des enfants joyeux, des enfants qui se chamaillent. Voix sévères des parents. La langue mise à part, ç’aurait pu être son village. Ses frères et sœurs des jours heureux, avant que l’assassin-blanc Harrison ne prenne la vie de son père.

Le père blanc, Alvin Miller, sortit pour aller aux cabinets. Peu après, le jeune garçon jaillit en courant comme s’il avait le feu au derrière. Il cria à la porte des cabinets. Quand il avait l’œil ouvert, Lolla-Wossiky ne pouvait qu’entendre crier quelqu’un. L’œil fermé, il voyait distinctement le garçon rayonnant et percevait sa voix comme le chant d’un oiseau de l’autre côté d’une rivière, de la vraie musique, et pourtant ce qu’il disait était ridicule, inepte, des bêtises d’enfant.

« Si tu sors pas, j’fais juste devant la porte, et pis tu marcheras d’dans en partant ! »

Puis, silence ; le gamin commençait à s’inquiéter et se martelait du poing le sommet du crâne, comme pour se dire : « Crétin, crétin, crétin. » Il y eut un changement dans son expression ; Lolla-Wossiky rouvrit l’œil et vit que le père était ressorti, qu’il disait quelque chose.

Le jeune garçon lui répondit, honteux. Le père lui fit la leçon. Lolla-Wossiky referma l’œil.

« Oui, m’sieur », dit Alvin.

Le père devait à nouveau parler, mais, l’œil fermé, Lolla-Wossiky ne l’entendait pas.

« Pardon, papa. »

Puis le père dut s’en aller, parce que le petit Alvin entra dans les cabinets. Il marmonnait, mais si doucement que personne ne pouvait l’entendre. Lolla-Wossiky, lui, l’entendit. « Ça irait mieux si t’installerais d’aut’cabinets. »

Lolla-Wossiky se mit à rire. Nigaud de gamin, nigaud de père, comme tous les gamins, comme tous les pères.

Le jeune garçon finit ses besoins et rentra à la maison.

Et voilà, fit silencieusement Lolla-Wossiky. J’ai suivi le sentier de lumière, je suis venu jusqu’à cette ferme, j’ai vu des bêtises de famille blanche ; à présent, où est mon totem ?

À nouveau, il vit la lumière pâle se rassembler, à l’intérieur de la maison ; elle suivait Alvin qui montait l’escalier. Pour Lolla-Wossiky, les murs n’existaient pas. Il remarqua que le garçon faisait montre d’une extrême prudence, comme s’il redoutait un ennemi, une attaque. Arrivé à sa chambre, il s’y engouffra et ferma vite la porte derrière lui. Lolla-Wossiky le voyait si distinctement qu’il croyait presque entendre ses pensées ; et alors, parce qu’il le croyait, parce qu’il approchait de la fin de son rêve et que l’instant du réveil n’était pas loin, il entendit vraiment les pensées du jeune garçon, ou du moins il sut ce qu’il ressentait. C’était de ses sœurs qu’il avait peur. Une dispute idiote, au début simple taquinerie, mais qui avait mal tourné… il avait peur de leur vengeance.

Il découvrit en quoi cette vengeance consistait quand il ôta ses vêtements pour enfiler sa chemise de nuit par-dessus sa tête. Des piqûres ! Insectes, songea le jeune garçon. Araignées, scorpions, tout petits serpents ! Il retira la chemise de nuit, se donna des claques, poussa des cris de douleur, de surprise, de frayeur.

Mais Lolla-Wossiky avait suffisamment recouvré le sens de la terre pour savoir qu’il n’y avait pas d’insectes. Pas sur Alvin, ni dans sa chemise. Ce n’étaient pourtant pas les créatures vivantes qui manquaient. Une vie menue, de petites bêtes. Des cancrelats, des centaines, qui vivaient dans les murs et les planchers.

Mais pas dans tous les murs et planchers. Seulement dans la chambre d’Alvin junior. Tous se regroupaient dans sa chambre.

Était-ce hostilité de leur part ? Les cancrelats étaient trop petits pour haïr. Elles ne connaissaient que trois instincts, ces minuscules créatures : la peur, la faim, et le troisième, l’instinct de la terre. La croyance dans l’ordre naturel. Est-ce que le gamin leur donnait à manger ? Non. Ils étaient allés vers lui pour une autre raison. Lolla-Wossiky avait peine à le croire, mais les insectes le lui confirmèrent et il ne put en douter. Le jeune garçon avait trouvé moyen de les appeler. Il avait le sens de la terre, du moins assez pour faire venir ces petites créatures.

Les faire venir pour quoi ? Qui avait besoin des cancrelats ? Mais ce n’était qu’un gamin. Il ne fallait pas y chercher de raison particulière. Sinon la découverte que les petites bêtes venaient quand on les appelait. Les enfants rouges l’apprenaient aussi, mais toujours auprès de leur père ou d’un frère, toujours au cours de leur première chasse. S’agenouiller et parler silencieusement à l’animal que l’on veut prendre, lui demander si le moment est bien choisi et s’il veut bien mourir pour donner des forces à une autre vie. Est-ce ton jour pour mourir ? demande le garçon rouge. Et si l’animal y consent, il vient.

Voilà ce qu’avait fait le garçon blanc. Sauf que ce n’était pas si simple. Il n’avait pas appelé les cancrelats à mourir pour subvenir à ses besoins, parce qu’il n’avait pas de besoins. Non, il les avait appelés et les laissait en vie. Il les protégeait. C’était comme un traité. Il y avait certains endroits où les cancrelats n’allaient pas. Dans le lit d’Alvin. Dans le berceau de son petit frère Calvin. Dans les vêtements d’Alvin, pliés sur le tabouret. Et en retour, lui ne les tuait jamais. Ils se trouvaient en sécurité dans sa chambre. C’était un sanctuaire, une réserve. Une grande stupidité : un enfant qui jouait avec des choses qu’il ne comprenait pas.

Mais le plus incroyable… il s’agissait d’un garçon blanc, qui accomplissait ce dont même un homme rouge était incapable. L’homme rouge avait-il jamais dit à l’ours : « Viens vivre chez moi et je te protégerai » ? L’ours aurait-il jamais cru pareille proposition ? Pas étonnant que la lumière se soit concentrée sur ce garçon. Rien à voir avec le talent ridicule de l’homme blanc Casse-pattes, ni même avec les puissants charmes vivants de la femme Aliénor. Rien à voir avec la faculté de l’homme rouge à s’adapter à l’ordonnance de la terre. Non, Alvin ne s’adaptait à rien. C’était la terre qui s’adaptait à lui. S’il voulait que les cancrelats vivent d’une certaine façon, s’il voulait passer un marché, alors la terre s’ordonnait selon ses désirs. Dans cet espace réduit, à travers ces vies menues, pour cette fois au moins, Alvin junior avait commandé et la terre obéi.

Est-ce que le jeune garçon se rendait compte à quel point c’était miraculeux ?

Non, non, il n’en avait pas la moindre idée. Comment aurait-il su ? Quel homme blanc était même capable de comprendre ça ?

Seulement, parce qu’il ne comprenait pas, Alvin junior allait détruire l’œuvre délicate qu’il avait réalisée. Les insectes qui l’avaient piqué étaient en fait des épingles de métal que ses sœurs avaient glissées dans sa chemise de nuit. Il les entendait maintenant qui riaient derrière leur cloison. Comme il avait eu très peur, à présent il était très en colère. Rendre la pareille, se venger ; Lolla-Wossiky sentait sa rage enfantine. Il ne les avait taquinées qu’une toute petite fois, et en retour elles lui flanquaient la frousse, elles le piquaient des centaines de fois et le faisaient saigner. Rendre la pareille, leur flanquer une bonne frousse…

Alvin junior s’assit sur le bord de son lit pour retirer, furieux, les épingles de sa chemise de nuit et les mettre de côté – les hommes blancs prenaient tellement soin de tous leurs outils métalliques inutiles, même d’aussi petits que ceux-là. Il vit alors les cancrelats qui galopaient le long des murs, qui entraient et sortaient à toutes pattes des fentes du plancher, et il vit du même coup sa vengeance.

Lolla-Wossiky le sentit qui préparait son plan dans sa tête. Alvin s’agenouilla ensuite sur le parquet et l’expliqua doucement aux cancrelats. Parce qu’il était un enfant, et un jeune garçon blanc qui n’avait personne pour lui apprendre, Alvin croyait qu’il fallait dire les mots tout haut, que les cancrelats arrivaient à comprendre son langage. Mais non… c’était normal, sa façon d’agencer le monde dans son esprit.

Et dans son esprit, il leur mentit. Il leur parla de faim. Et de nourriture dans la pièce d’à côté. Il leur montra la nourriture s’ils entraient dans la chambre des sœurs en passant sous la cloison, s’ils grimpaient sur les lits et les corps allongés. Il y aurait à manger s’ils se dépêchaient, à manger pour tous. C’était un mensonge, et Lolla-Wossiky aurait voulu lui crier de ne pas faire ça.

Si un homme rouge s’agenouillait et appelait une proie dont il n’avait pas besoin, la proie saurait qu’il ment et ne viendrait pas. Le mensonge couperait l’homme rouge de la terre, le condamnerait à marcher tout seul pendant quelque temps. Mais ce garçon blanc pouvait mentir avec une telle force, une telle intensité, que les minuscules esprits des cancrelats le croyaient. Ils se précipitèrent, par centaines, par milliers, sous les cloisons, et envahirent la pièce voisine.

Alvin junior entendit quelque chose et il en fut ravi. Mais Lolla-Wossiky était en colère. Il ouvrit son œil pour ne pas voir la joie d’Alvin junior récoltant le fruit de sa vengeance. À la place, il entendait maintenant les hurlements des sœurs assaillies par les cancrelats. Puis la ruée des parents et des frères dans la chambre. Et le piétinement. Le piétinement, l’écrasement, le massacre de cancrelats. Lolla-Wossiky ferma l’œil et sentit leurs morts, comme autant de piqûres d’épingles. Le bruit noir avait si longtemps masqué toutes les morts derrière un monstrueux souvenir de meurtre qu’il avait oublié à quoi ressemblaient les petites douleurs.

À la mort des abeilles.

Les cancrelats… des animaux inutiles, qui se gavaient de détritus, qui produisaient d’affreux bruissements dans leurs trous, répugnants quand ils grouillaient sur la peau ; mais ils faisaient partie de la terre, partie de la vie, partie du silence vert, et leur mort rendait un mauvais bruit, leur meurtre ne servait à rien, parce qu’ils avaient cru à un mensonge.

Je suis venu pour ça, comprit Lolla-Wossiky. La terre m’a conduit ici, elle connaissait tout le pouvoir de ce garçon, elle savait qu’il n’y avait personne pour lui apprendre comment s’en servir, personne pour lui apprendre qu’il fallait attendre et sentir le besoin de la terre avant de la changer. Personne pour lui apprendre à être rouge plutôt que blanc.

Je ne suis pas venu pour mon totem, mais pour être le totem de ce garçon.

Le remue-ménage s’apaisa. Sœurs, frères, parents retournèrent se coucher. Lolla-Wossiky enfonça ses doigts dans les fentes entre les rondins et grimpa prudemment, l’œil fermé, faisant davantage confiance à la terre qu’à lui-même pour le guider. Les volets du jeune garçon n’étaient pas mis ; Lolla-Wossiky passa les coudes par-dessus le rebord de la fenêtre et, suspendu, inspecta l’intérieur.

D’abord l’œil ouvert. Il vit un lit, un tabouret avec des vêtements soigneusement pliés, et, au pied du lit, un berceau. La fenêtre donnait sur l’espace entre le lit et le berceau. Dans le lit, une forme, de la taille d’un jeune garçon, non identifiable.

Lolla-Wossiky referma l’œil. Alvin était allongé dans le lit. Lolla-Wossiky sentit la chaleur de son agitation, comme une fièvre. Il avait eu si peur de se faire prendre, avant la griserie de la victoire, qu’à présent il s’efforçait de respirer calmement et de réprimer les rires qui le secouaient.

L’œil à nouveau ouvert, Lolla-Wossiky se hissa par-dessus le rebord de la fenêtre et bascula sur le plancher. Il s’attendait à ce qu’Alvin s’aperçoive de sa présence, qu’il pousse des cris ; mais la forme du garçon restait immobile dans son lit ; il n’y avait aucun bruit.

Alvin ne le voyait pas quand Lolla-Wossiky avait son œil ouvert, pas plus que lui ne voyait le garçon. C’était la fin du rêve, après tout, et Lolla-Wossiky était le totem du jeune garçon. Il avait pour devoir de lui donner des visions, de ne pas lui apparaître comme un Rouge-à-whisky borgne.

Quelle vision lui communiquer ?

Lolla-Wossiky passa la main à l’intérieur de son pantalon d’homme blanc, sous lequel il portait encore son pagne, et dégaina son couteau. Il leva les deux mains bien haut en tenant le couteau. Puis il ferma son œil.

Le garçon ne le voyait toujours pas ; il avait les yeux clos. Lolla-Wossiky rassembla donc la lumière qu’il sentait à proximité, il la rassembla tout contre lui, au point de se sentir lui-même devenir de plus en plus brillant. La lumière sortait de sa peau, alors il déchira le devant de la chemise d’homme blanc qu’il portait et leva une nouvelle fois les mains. Maintenant, même à travers ses paupières baissées, l’enfant pouvait voir la lueur. Il ouvrit les yeux.

Lolla-Wossiky sentit la terreur du jeune garçon devant l’apparition qu’il était devenu : un homme rouge éclatant de lumière, borgne, armé d’un couteau affilé. Mais Lolla-Wossiky ne voulait pas faire peur. Personne ne devait avoir peur de son totem. Il dirigea donc la lumière vers l’enfant, pour qu’elle l’enveloppe et lui apporte en même temps le calme, le calme, ne crains rien.

Le garçon se détendit un peu ; il se tortilla néanmoins pour se redresser et s’asseoir dans son lit, adossé au mur.

Le moment était venu de commencer à réveiller le jeune garçon de sa vie de rêve. Comment Lolla-Wossiky connaissait-il la manière de procéder ? Personne, Rouge ou Blanc, n’avait jamais été le totem d’un autre homme. Pourtant il savait sans y penser ce qu’il devait faire. Ce qu’Alvin avait besoin de voir et de sentir. Lolla-Wossiky fit tout ce qui lui vint à l’esprit et qui paraissait judicieux.

Il leva son couteau luisant, posa la lame contre la paume de son autre main… et coupa. Nettement, durement, profondément ; le sang jaillit de la blessure, ruissela le long de son avant-bras pour s’accumuler dans sa manche. Bientôt il se mit à goutter sur le plancher.

La douleur arriva brusquement, un instant plus tard ; Lolla-Wossiky sut aussitôt comment, de cette douleur, tirer une image et la placer dans l’esprit du jeune garçon. L’image de la chambre de ses sœurs vue par les yeux d’une minuscule et faible créature. Qui se précipite dans la pièce, qui a faim, très faim, qui cherche à manger, certaine que la nourriture se trouve là ; sur le corps soyeux, avait dit la promesse… Grimper dessus, trouver à manger. Mais de grandes mains frappent, balayent, et la minuscule créature est précipitée sur le plancher. Le plancher tremble sous des pas de géants, une ombre soudaine, l’agonie de la mort.

Et tout recommence, encore et encore, pour chacune de ces petites vies, affamée, confiante, puis trahie, broyée, martyrisée.

Beaucoup d’insectes vivaient toujours, mais ils se tapissaient, galopaient, fuyaient. La chambre des sœurs, la chambre de mort, oui, ils la fuyaient. Pourtant il valait encore mieux y rester et mourir que courir dans l’autre pièce, la pièce des mensonges. Ils n’employaient pas de mots, non, il n’existait pas de mots dans la vie des minuscules créatures, pas de pensées dignes de ce nom. Mais la peur de mourir dans cette chambre n’était pas aussi forte qu’une autre sorte de peur, celle d’un monde, à côté, qui n’avait plus de sens, où n’importe quoi pouvait arriver, où la confiance n’existait pas, la certitude non plus. Une zone d’épouvante.

Lolla-Wossiky mit fin à la vision. Le jeune garçon se pressait les mains sur les yeux, sanglotant de désespoir. Lolla-Wossiky n’avait jamais vu personne à ce point torturé par le remords ; la vision qu’il lui avait donnée dépassait en intensité tous les rêves ordinaires des hommes. Je suis un horrible totem, se dit Lolla-Wossiky. Il va m’en vouloir de l’avoir réveillé. Effrayé par sa propre puissance, il ouvrit son œil.

Aussitôt, l’enfant disparut, mais Lolla-Wossiky savait qu’Alvin le croirait lui aussi disparu. Et maintenant ? pensa-t-il. Suis-je ici pour affoler ce gamin ? Pour lui apporter l’horreur, comme le bruit noir dont j’ai souffert ?

Il voyait, aux secousses du lit, aux mouvements des couvertures, qu’Alvin pleurait toujours sans retenue. Lolla-Wossiky referma son œil et dirigea pour la seconde fois la lumière vers lui. Calme-toi, calme-toi.

Les pleurs ne furent plus que des gémissements ; l’enfant regarda à nouveau l’apparition qui brillait toujours d’une lumière aveuglante.

Lolla-Wossiky ne savait pas que faire. Comme il ne disait rien, indécis, ce fut Alvin qui se mit à parler, à implorer. « Je m’excuse, je l’referai plus, je… »

Il n’arrêtait pas de bredouiller. Lolla-Wossiky lui envoya davantage de lumière, pour l’aider à mieux voir. Le garçon y perçut comme une question. Qu’est-ce que tu ne referas plus ?

Alvin était incapable de répondre, il ne savait pas. Qu’est-ce qu’il avait réellement fait ? Était-ce parce qu’il avait envoyé les cancrelats à la mort ?

Il regarda l’homme-lumière et vit l’image d’un Rouge agenouillé devant un daim, lui demandant de s’approcher et de mourir ; le daim s’approchait, tremblant, apeuré ; le Rouge décocha sa flèche qui resta fichée, frémissante, dans le flanc de l’animal ; le daim flageola sur ses pattes et s’écroula. Tuer, mourir… ce n’était pas ça, son péché, car l’un et l’autre faisaient partie de la vie.

Alors, c’était le pouvoir qu’il détenait ? Son talent à imposer sa volonté aux choses, à les faire se briser à un endroit précis, ou à les ajuster si serré qu’elles tenaient indéfiniment, sans colle ni clou ? Son talent à leur commander, pour qu’elles se placent dans le bon ordre ? C’était ça ?

Il regarda encore l’homme-lumière, et cette fois il eut une vision de lui-même appuyant ses paumes contre une pierre, et la pierre fondait comme du beurre à leur contact, prenait exactement la configuration qu’il désirait, en un bloc bien lisse qui se détachait du flanc de la montagne pour rouler, boule parfaite, sphère idéale, et grossir de plus en plus jusqu’à devenir un véritable monde, à l’exacte forme initialement donnée par ses mains, où des arbres et de l’herbe surgissaient du sol, où des animaux couraient, bondissaient, volaient, nageaient, rampaient et creusaient, à la surface, au-dessus et à l’intérieur du globe minéral qu’il avait façonné. Non, ce pouvoir n’était pas effrayant mais magnifique, pourvu qu’il sache remployer.

Si c’est pas d’avoir donné la mort et si c’est pas de m’être servi de mon pouvoir, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

Cette fois-ci, l’homme-lumière ne lui montra rien. Cette fois-ci, la réponse ne vint pas sous forme d’une vision. Cette fois-ci, il y réfléchit tout seul dans sa tête. Il avait l’impression d’être incapable de comprendre, trop bête pour ça, et puis soudain il sut.

C’était parce qu’il n’avait pensé qu’à lui-même. C’était parce que les cancrelats croyaient qu’il agissait pour eux, alors qu’en réalité il agissait pour son propre compte. Faire du mal aux cancrelats, à ses sœurs, faire souffrir tout le monde, et tout ça pourquoi ? Parce qu’Alvin Miller junior n’était pas content et qu’il voulait prendre sa revanche…

Tandis qu’il regardait l’homme-lumière, il vit un feu jaillir de son œil unique pour le frapper au cœur. « Je m’en servirai jamais plus pour moi tout seul », murmura Alvin junior. Et quand il prononça ces paroles, il eut l’impression que son cœur était en feu, tellement ça lui chauffait à l’intérieur. Et puis l’homme-lumière disparut à nouveau.

Lolla-Wossiky était hors d’haleine, la tête lui tournait. Il se sentait faible, fatigué. Il ne connaissait rien des pensées du jeune garçon. Il savait seulement quelles visions lui envoyer, ensuite qu’il fallait arrêter les visions et attendre ; c’était tout ce qu’il devait faire, attendre, attendre, pour brusquement projeter un puissant trait de feu vers l’enfant et l’enfouir dans son cœur.

Et après ? Par deux fois déjà, il avait fermé l’œil et était apparu à Alvin. En avait-il terminé ? Il savait que non.

Pour la troisième fois, Lolla-Wossiky ferma son œil. Il s’aperçut alors que le jeune garçon brillait beaucoup plus qu’il ne brillait lui-même ; que la lumière était passée de son corps à celui de l’enfant. Et puis il comprit : il était le totem d’Alvin, oui, mais Alvin était aussi le sien. L’heure était à présent venue de se réveiller de sa vie de rêve.

Il fit trois pas et s’agenouilla près du lit, son visage à courte distance de celui, menu et craintif, du gamin, dont la tête brillait d’un tel éclat que Lolla-Wossiky avait du mal à voir qu’il s’agissait d’un enfant, non d’un homme, qui le regardait. Qu’est-ce que je veux de lui ? Pourquoi suis-je ici ? Qu’est-ce qu’il peut me donner, cet enfant aux grands pouvoirs ?

« Guéris tout », chuchota Lolla-Wossiky. Il avait parlé, non pas en anglais mais en shaw-nee.

Est-ce qu’Alvin avait compris ? Il leva sa petite main, l’avança doucement et toucha la joue du Rouge, sous l’orbite vide. Puis il redressa un doigt jusqu’à ce qu’il entre en contact avec la paupière flasque.

L’air crépita et la lumière se chargea d’étincelles. Le garçon sursauta et retira la main. Pourtant Lolla-Wossiky ne le vit pas car Alvin était soudain devenu invisible. Mais Lolla-Wossiky se moquait de ce qu’il voyait ou non, parce qu’il sentait quelque chose d’incroyable : le silence. Le silence vert. Le bruit noir était entièrement, totalement parti. Il avait recouvré son sens de la terre, et l’ancienne blessure était guérie.

Lolla-Wossiky, à genoux, cherchait son souffle, tandis que la terre revenait vers lui, comme au temps jadis. Tant d’années étaient passées ; il avait oublié la sensation intense que procurait le fait de voir dans toutes les directions, d’entendre respirer le moindre animal, de sentir le parfum de chaque plante. Quand un homme est desséché, sur le point de mourir de soif, et qu’on lui déverse brusquement un torrent d’eau froide dans le gosier, il ne peut rien avaler, il manque d’air ; cette eau, il l’a désirée, mais elle arrive trop vite, en trop grande quantité, il ne peut pas la contenir, il ne peut pas la supporter…

« Ç’a pas marché, murmura Alvin. J’m’excuse. »

Lolla-Wossiky ouvrit son œil valide et vit alors pour la première fois l’enfant comme une personne ordinaire. Alvin fixait l’autre œil. Lolla-Wossiky se demanda pourquoi ; il y porta la main. La paupière pendait toujours sur l’orbite vide. Puis il comprit. Le jeune garçon croyait que c’était cette blessure qu’il aurait dû guérir. Non, non, ne sois pas déçu, petit, tu m’as guéri d’une blessure plus profonde ; que m’importe cette mutilation de rien du tout ? Je n’ai jamais perdu la vue : c’est mon sens de la terre que je n’avais plus, et tu me l’as redonné.

Il voulait le crier à l’enfant, clamer et chanter sa joie. Mais la sensation était trop forte pour lui. Les mots n’arrivèrent jamais à ses lèvres. Il ne pouvait même plus lui envoyer des visions désormais, parce qu’ils s’étaient tous deux réveillés. Le rêve était terminé. Chacun avait été le totem de l’autre.

Lolla-Wossiky prit le jeune garçon entre ses mains pour l’attirer à lui et lui planter sur le front un gros baiser appuyé, comme un père embrasse son fils, comme deux frères, comme de véritables amis à la veille de leur mort. Puis il s’élança vers la fenêtre, se suspendit au rebord et se laissa tomber sur le sol. La terre fléchit sous ses pieds, comme elle le faisait pour les autres hommes rouges, comme elle ne l’avait pas fait pour lui depuis tant d’années ; l’herbe se redressa plus vigoureuse sous ses pas ; les buissons s’ouvrirent sur son passage ; les feuilles s’assouplirent et s’écartèrent quand il courut parmi les arbres ; et alors il cria, clama, chanta, sans se soucier d’être entendu. Les animaux ne le fuyaient pas comme ils le faisaient d’ordinaire ; à présent ils venaient l’écouter ; des oiseaux chanteurs se réveillèrent pour chanter avec lui ; un cerf bondit de la forêt et courut à son côté pour traverser une prairie, et lui avait la main posée sur le flanc de l’animal.

Il courut jusqu’à perdre haleine, et pas une seule fois il ne rencontra d’ennemi, il n’éprouva de douleur ; il était à nouveau entier, rien d’essentiel ne lui manquait plus. Il s’arrêta sur la berge de la Wobbish, en face de l’embouchure de la Tippy-Canoe, à bout de souffle, riant, cherchant sa respiration.

À ce moment-là seulement il s’aperçut que sa main perdait toujours du sang, là où il s’était entaillé pour faire mal au garçon blanc. Sa chemise et son pantalon en étaient tout poisseux. Des vêtements d’homme blanc ! Je n’en ai jamais eu besoin. Il les quitta et les jeta dans la rivière.

Une drôle de chose se produisit. Les vêtements ne bougeaient pas. Ils restaient à la surface de l’eau, sans couler, sans dériver vers la gauche au fil du courant.

Comment était-ce possible ? Le rêve n’était pas achevé ? Il n’était pas encore complètement réveillé ?

Lolla-Wossiky ferma son œil.

Aussitôt, il vit quelque chose d’horrible et cria de peur. Dès qu’il fermait l’œil, il revoyait le bruit noir, comme une grande nappe, dure et gelée. C’était la rivière. C’était l’eau. Elle était faite de mort.

Il ouvrit l’œil, et ce ne fut à nouveau que de l’eau, mais ses habits ne bougeaient toujours pas.

Il referma l’œil et nota qu’à remplacement des vêtements, de la lumière miroitait à la surface de la nappe noire. Elle faisait tache, elle scintillait, elle éblouissait. C’était son sang qui brillait ainsi.

Il s’aperçut alors que le bruit noir n’était pas une chose. C’était « rien ». Le vide. L’endroit où finissait la terre, où commençait le vide ; c’était le bord du monde. Mais là où son sang miroitait, il y avait comme un pont qui enjambait le néant. Lolla-Wossiky s’agenouilla, l’œil toujours fermé, tendit sa main entaillée qui continuait de saigner et toucha l’eau.

Elle était solide, chaude et solide. Il barbouilla son sang à la surface de la rivière et obtint une plateforme. Il passa dessus à quatre pattes. Elle était lisse et dure comme de la glace, mais chaude, accueillante.

Il ouvrit l’œil. C’était à nouveau une rivière, mais solide sous lui. Au contact de son sang, l’eau devenait dure et lisse.

Toujours à quatre pattes, il rejoignit ses vêtements et les poussa devant lui. Il gagna de cette manière le milieu de la rivière, passa au-delà, établissant un pont de sang, étroit et luisant, jusqu’à l’autre rive.

Ce qu’il accomplissait était impossible. Le jeune garçon avait fait beaucoup plus que le guérir. Il avait changé l’ordre des choses. C’était à la fois effrayant et merveilleux. Lolla-Wossiky regarda entre ses mains l’eau sous lui. Son reflet borgne le contemplait. Puis il ferma l’œil, et une nouvelle vision jaillit soudain.

Il se vit dans une clairière, parlant à une centaine, un millier d’hommes rouges de toutes tribus. Il les vit bâtir une ville de loges, mille, cinq mille, duc mille Rouges, tous forts et entiers, affranchis de l’alcool de l’homme blanc, de la haine de l’homme blanc. Dans sa vision, on l’appelait le Prophète, mais lui insistait qu’il n’en était pas un. Il n’était qu’une porte, une porte ouverte. Passez-la, disait-il, et soyez forts, un peuple, une terre…

La porte. Tenskwa-Tawa.

Dans sa vision, le visage de sa mère apparut, et elle lui dit ce mot-là : Tenskwa-Tawa. C’est ton nom désormais, car le rêveur est éveillé.

Et il vit bien davantage encore cette même nuit, le regard plongé dans l’eau solide de la Wobbish, tant de choses qu’il ne pourrait jamais les raconter toutes ; en l’espace d’une heure il vit défiler sous lui toute l’histoire de sa terre, la vie de chaque homme et de chaque femme, blanc, rouge ou noir, qui l’avait foulée. Il vit le commencement et il vit la fin. Les grandes guerres et les chicanes, tous les meurtres des hommes, toutes les fautes ; mais aussi tous les bienfaits, toutes les beautés.

Et surtout, il eut la vision de la Cité de Cristal. La ville faite d’eau solide et transparente comme du verre, d’eau qui ne se liquéfierait jamais, façonnée en tours de cristal si hautes qu’elles auraient dû projeter leur ombre à sept milles à la ronde. Mais parce qu’elles étaient si pures et transparentes, les rayons du soleil traversaient sans rencontrer d’obstacle chaque pouce, chaque yard et chaque mille de la cité. Partout où ils se trouvaient, les habitants, hommes et femmes, pouvaient plonger le regard dans le cristal et connaître les mêmes visions qu’avait en ce moment Lolla-Wossiky. Ils comprenaient absolument tout ; ils voyaient avec des yeux de pure lumière du soleil et parlaient avec la voix de l’éclair.

Lolla-Wossiky, qui désormais allait porter le nom de Tenskwa-Tawa, ne savait pas s’il bâtirait la Cité de Cristal, s’il y vivrait, ou même s’il la contemplerait avant de mourir. Il avait suffisamment à faire, pour commencer, avec ce qu’il voyait dans l’eau solidifiée de la rivière Wobbish. Il regarda, longtemps, longtemps, jusqu’à ce que son esprit en soit saturé. Puis il gagna à quatre pattes la rive opposée, grimpa sur la berge et marcha jusqu’à la prairie qu’il avait vue dans sa vision.

C’était ici qu’il appellerait les Rouges à se rassembler, qu’il leur apprendrait ce que sa vision lui avait montré et qu’il les aiderait à être, non pas les plus forts, mais forts ; non pas les plus nombreux, mais nombreux ; non pas les plus libres, mais libres.


* * *

Un certain baril dans la fourche d’un certain arbre. Tout l’été il demeura invisible. Mais la pluie le découvrit quand même, et la chaleur du plein été, et les insectes, et les dents des écureuils avides de sel. Humidité, sécheresse, chaleur, fraîcheur ; aucun baril ne peut résister éternellement dans de telles conditions. Il se fissura, un tout petit peu, mais suffisamment ; le liquide qu’il contenait s’échappa, goutte à goutte ; en l’espace de quelques heures le baril était vide.

Ça n’avait aucune importance. Personne ne l’avait jamais cherché. Personne n’en avait jamais eu besoin. Personne ne se désola lorsque la glace le fit éclater et que ses morceaux dégringolèrent de l’arbre dans la neige.

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